Jeudi 16 décembre 2021
- Présidence de Mme Françoise Gatel, présidente -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Table ronde sur la démocratie locale : « Comment les collectivités territoriales redynamisent-elles l'engagement citoyen au niveau local ? », avec la participation de M. Yvan Lubraneski, maire de Les Molières, vice-président de l'Association des maires ruraux de France (AMRF) et président des Maires ruraux de France en Essonne, M. Hervé Charnalet, maire d'Orgeval, et M. Éric Berdoati, maire de Saint-Cloud, représentants de l'Association des maires d'Île-de-France (AMIF), et M. Gilles Mentré, co-fondateur de l'association Electis.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Depuis plusieurs semaines, notre délégation se penche sur les enjeux de la démocratie locale et les moyens de la revivifier. Cette mission sur la revitalisation de l'engagement citoyen, que Jean-Michel Houllegatte et moi-même avons l'honneur de conduire, nous tient particulièrement à coeur, alors que nous constatons une dégradation de cette envie de participation. Nos collègues Stéphane Piednoir et Henri Cabanel y travaillent aussi, sur l'initiative du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen (RDSE), en leurs qualités de président et rapporteur de la mission d'information récemment créée : « Comment redynamiser la culture citoyenne ? »
L'Assemblée nationale a également examiné « les ressorts de l'abstention et les mesures permettant de renforcer la participation électorale ». Cette mission a rendu ses conclusions la semaine dernière, et il nous paraît intéressant de vous en livrer les grandes lignes directrices. Nos collègues députés identifient une série de facteurs de démobilisation des électeurs : le mécontentement et la défiance par rapport à la classe politique, la perte d'adhésion à un système de valeurs fondé sur la confiance dans les institutions, l'absence de prise en compte du vote blanc, le désaccord avec un mode de scrutin ne permettant pas la représentation de toutes les sensibilités, l'absence d'enjeux perceptibles, le sentiment d'un vote impuissant à changer le cours des choses, les contraintes matérielles liées à la participation au scrutin, enfin, l'impression de l'inefficacité de l'action publique.
Face à ce constat, la mission d'information de l'Assemblée nationale a formulé 28 recommandations. S'agissant des rigidités d'inscription sur les listes électorales lors des élections locales pendant la crise sanitaire, nous avons autorisé la détention de deux procurations. Le développement des référendums d'initiative locale et des consultations citoyennes soulèvent aussi de nombreuses réflexions.
L'objectif de nos collègues députés a été de constituer une boîte à outils en vue d'améliorer la participation aux prochains scrutins. Notre ambition est d'éviter toute redondance par rapport à des propositions préexistantes. Au-delà des moyens qui peuvent paraître miraculeux, c'est un état d'esprit qui rend plus difficile la manifestation d'une forte participation. Un effort important doit être consenti à long terme sur l'éducation, le partage et l'envie de s'investir, afin que chacun considère qu'il est indispensable d'aller voter. Nous voudrions aboutir à la valorisation des bonnes pratiques qui peuvent être prises par les collectivités ou des associations, afin de favoriser l'engagement citoyen. Pour ce faire, nous souhaiterions instituer un trophée annuel de ces actions. Chacun de nous fait preuve d'invention dans son champ de compétences, mais la valorisation est aussi une contribution essentielle.
C'est la raison pour laquelle nous accueillons ce matin, avec grand plaisir, M. Yvan Lubraneski, maire de Les Molières, vice-président de l'Association des maires ruraux de France (AMRF) et président des Maires ruraux de France en Essonne - il porte avec ferveur et conviction cet objectif d'engagement citoyen -, M. Éric Berdoati, maire de Saint-Cloud, et M. Hervé Charnallet, maire d'Orgeval, représentants de l'Association des maires d'Île-de-France (AMIF). Il est en effet intéressant de recueillir l'avis d'élus de communes urbaines et rurales de tailles très différentes -, et M. Gilles Mentré, co-fondateur de l'association Electis, dont l'objet est de renforcer le système démocratique par l'usage des technologies.
Nous attendons de vous des exemples aussi concrets et précis que possible des initiatives et des expérimentations lancées par les collectivités territoriales qui puissent venir alimenter le futur rapport de la délégation en bonnes pratiques et en sources d'inspiration méritant d'être diffusées.
M. Jean-Michel Houllegatte. - Il est vrai que l'abstention aux dernières élections locales a été un fléau et un traumatisme. Contrer ce phénomène suppose des mesures techniques pour fluidifier le vote, comme l'ont proposé nos collègues députés. Toutefois, il ne peut y avoir de réelle participation sans adhésion. La commune est, par définition, le lieu où bat le coeur de la démocratie, où une communauté de destins se constitue.
Nous sommes curieux de voir comment, à travers vos expérimentations, vos initiatives, vous renforcez l'adhésion de nos concitoyens à cette communauté de destin et favorisez leur implication par une meilleure participation.
Les maires sont les racines qui tiennent le terrain. Au-delà de cette fonction, ils ont le pouvoir de mobiliser leurs habitants au service du bien commun. Nous attendons le partage de vos initiatives sur les dispositifs qui fonctionnent et sur ceux qu'il faudrait améliorer, éventuellement en les gravant dans le marbre de la loi.
M. Yvan Lubraneski, maire de Les Molières, vice-président de l'AMRF et président des Maires ruraux de France en Essonne. - Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis maire d'une commune d'un peu moins de 2 000 habitants près de Saint-Rémy-lès-Chevreuse, mais qui se trouve en Essonne. J'assure effectivement la présidence des Maires ruraux de France en Essonne et la vice-présidence de l'AMRF. Trois tâches me sont prioritairement assignées : la communication, mais surtout la culture et la démocratie, qui a été propulsée sur le devant de la scène depuis la crise des « gilets jaunes ». L'AMRF a pris l'initiative de cahiers de doléances, encouragés par le Gouvernement, qui ont débouché sur le grand débat national.
Je tiens à votre disposition quelques références bibliographiques figurant dans deux ouvrages. L'un, collectif, a été élaboré par plusieurs maires et révèle des initiatives concrètes. L'autre, plus récent, comporte trente propositions pour pratiquer la démocratie ; elles sont parfois un peu radicales, mais présentent le mérite d'initier un débat. Tel est aussi l'objet de vos travaux.
Des auditions qui se sont tenues à l'Assemblée nationale, auxquelles je n'ai pu participer, je vous avoue sincèrement qu'il ne ressort pas grand-chose, hormis le vote à partir de l'âge de 16 ans. Nombre de lieux communs ont été répétés, comme le fait d'ancrer la citoyenneté dans les habitudes de nos concitoyens. La difficulté concernant les procurations est un problème récurrent sur le terrain. Sur ces points, des avancées pourraient être réalisées par le législateur.
Je tenterai une définition de la démocratie qui est issue de la pratique. Elle s'appuie sur trois éléments consécutifs : le nombre, le temps et la confiance. Le dernier résonne pour vous, car nous vivons une forme de crise de la démocratie représentative. Toute formule de démocratie participative, ou plutôt coopérative, implique d'être écouté, associé, impliqué en amont des décisions d'une commune ou de toute autre collectivité.
Avec des citoyens beaucoup plus impliqués, la confiance réactivera les autres éléments, à savoir le nombre et le temps. Ce n'est pas la même chose de définir un projet et d'y travailler avec les usagers et les acteurs concernés - un maire, un architecte, etc. - que de décider sans eux. Plus les participants autour de la table seront nombreux, plus le travail sera fructueux ; nous en avons souvent fait l'expérience dans ma commune. La présence des opposants est très importante, car ils soulèvent les difficultés les plus sensibles et finissent par consentir au projet à l'issue du processus. Et le consentement évite le contentieux. Lors de mon élection en 2014, j'ai trouvé cinq à six contentieux dans ma commune ; aujourd'hui, il n'y en a plus.
Le temps est aussi très important. Sur les rythmes scolaires, nous aurions pu faire comme beaucoup de communes, un simple sondage. Nous avons au contraire souhaité organiser un groupe de travail avec les parents, représentants ou non de parents d'élèves. Ce collectif intelligent a vécu dix-huit mois de concertation, avec des rebondissements, parfois « le couteau dans le dos » de la part des enseignants, qui voulaient - à 90 % - revenir à la semaine des quatre jours. Or aujourd'hui, ils sont tout à fait satisfaits de leur emploi du temps - validé à 68 %.
Les matinées ont été rallongées au-delà des trois heures originelles destinées à respecter les Vêpres. Nous avons dérogé à cette règle en nous appuyant sur une expertise d'une chronobiologiste, un jeudi après-midi étant totalement consacré à des activités de découverte et des ateliers divers, par exemple sur la citoyenneté et la place de la femme dans le monde. Les professeurs ont choisi le jour de ces activités, eux qui étaient très hostiles au projet initial en invoquant le manque d'égalité républicaine.
Le résultat obtenu en dix-huit mois est à l'inverse de l'instantanéité d'un simple sondage. C'est en toute confiance que la décision a été prise, grâce à un travail auprès des parents, des enseignants et du personnel périscolaire.
Voilà un cas pratique d'un processus démocratique. Cela a demandé du travail, mais il faut se méfier de la paresse !
Deuxième point important : le retour à une organisation politique beaucoup plus fédératrice. La loi portant nouvelle organisation territoriale de la République du 7 août 2015 est le terme d'un processus, d'où l'on s'écarte avec raison, s'appuyant essentiellement sur les critères démographiques peu pertinents et obligeant les communes à mutualiser leurs compétences. Cette loi a illustré un dérapage vers toujours plus d'agrandissement, y compris celui des régions. Un rapport de la Cour des comptes a évoqué les prétendues économies attendues, qui n'ont jamais été réalisées. Napoléon disait que la politique, c'était de la géographie.
En outre, il faut avoir envie de s'impliquer dans un territoire. Pour cela, l'échelle de la commune est excellente, car les citoyens auront un regard différent sur les autres collectivités. Pour que cette étape soit réussie, la souveraineté de la commune doit être respectée, et l'implication des citoyens effective au sein de mutualisations ayant du sens. Tous les processus qui échappent à une construction démocratique risquent de s'éloigner du bon sens.
Le meilleur exemple est la gestion des déchets : dans notre commune, la plateforme de broyage située à 3 kilomètres n'a pas été retenue par le syndicat, qui a envoyé les végétaux à 40 kilomètres ; cette décision absurde a été prise sous l'influence extrêmement forte de trois opérateurs.
Je vois plusieurs perspectives du point de vue de l'organisation territoriale. Il faut tout d'abord responsabiliser le bloc communal en prenant notamment les compétences au rythme qui est décidé par les élus locaux. Il faut ensuite que le bloc régional - que, pour ma part, je propose de fusionner avec le bloc départemental afin de retrouver des périmètres plus intelligents - travaille dans le sens d'une implication des citoyens. À l'heure des réseaux sociaux, on ne peut pas s'étonner que les jeunes ne donnent pas leur blanc-seing à des élus pour administrer une collectivité qu'ils méconnaissent totalement car elle ne les convoque qu'au moment de l'élection. La démocratie ne se résume pas à l'élection - il y a des élections dans de nombreuses dictatures.
En dehors des dossiers très techniques qui sont souvent abordés en son sein, il me semble que la Commission nationale du débat public (CNDP) pourrait contribuer à renforcer l'engagement citoyen.
Il faut donc multiplier les possibilités de consultations des électeurs - l'Assemblée nationale le mentionne dans son rapport.
Enfin, plutôt que de reconnaître le vote blanc, ce qui serait à mes yeux une capitulation de l'offre politique, il faudrait peut-être travailler sur les modes de scrutin, notamment sur le jugement majoritaire.
Les résultats d'un récent sondage réalisé par OpinionWay sont à ce titre très intéressants et prouvent que les Français sont toujours intéressés par la vie politique lorsqu'elle est constructive, et qu'ils n'ont pas envie de renverser la table. En revanche, les institutions sont décalées par rapport aux besoins de démocratie des Français.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Nous reviendrons sur le sujet de la démocratie au sein des intercommunalités.
M. Hervé Charnalet, maire d'Orgeval, représentant de l'AMIF. - Je remercie votre délégation pour cette table ronde sur ce sujet largement abordé, important et complexe.
Largement abordé, puisque le Sénat et l'Assemblée nationale ont déjà travaillé sur le sujet, que le Gouvernement a lancé très récemment un accélérateur des initiatives citoyennes et que le département des Yvelines travaille sur les initiatives citoyennes pour les projets de territoire, l'extension des compétences des commissions participatives, le conseil participatif, le journal municipal, le jury citoyen. Au travers, entre autres, du conseil municipal des jeunes ou des comités de quartier, nos communes ne sont pas en reste, de même que les associations de maires, qui se sont également saisies de ces sujets.
C'est ensuite un sujet important, car il emporte des enjeux : l'abstention électorale, qui est analysée comme un défaut d'engagement ; le populisme, qui est un engagement citoyen dévoyé ; et l'extrémisme, qui est un engagement également, mais mortifère, un engagement contre lequel nous devons lutter de façon méthodique et professionnelle puisque l'indignation outrée ne suffit plus. Comment susciter un bon engagement, et comment combattre les engagements nuisibles à notre démocratie ?
Le sujet est enfin complexe puisque nous n'avons pas de solution évidente à l'abstention. Il faut donc monter des concertations, mais il faut l'aborder de manière professionnelle car cela ne s'improvise pas.
À l'AMIF, nous avons voulu tenter d'aller au-delà de ce constat. Les réunions régulières que nous menons sur ce thème sont un succès. En témoignent le nombre de participants, la variété des thèmes abordés ou encore la qualité des intervenants. Nous avons notamment des groupes de travail sur la haine en ligne et les fake news, sur la gestion des outils numériques par les communes, sur les pistes pour lutter contre l'abstention et sur la mobilisation des citoyens dans le cadre d'une enquête publique. Nous travaillons toute l'année pour produire des guides qui sont à la disposition de tous les élus.
Nous avons récemment centré nos travaux sur l'analyse des phénomènes d'abstention et de non-participation et sur la construction de propositions concrètes pour ramener ou amener nos citoyens aux urnes. Il faut que nous reconnaissions une part de responsabilité dans ces phénomènes afin de les analyser.
Au risque de surprendre, voire de choquer, une façon d'y réfléchir est peut-être de considérer que dans le cadre des élections, nous proposons un menu à la carte à des clients citoyens qui boudent les plats et qui ne se déplacent même plus au restaurant. Nous pouvons retravailler la carte à la marge, en faisant un effort de pédagogie sur les candidats qui se présentent. Les citoyens méconnaissent largement les candidats aux élections régionales et départementales. Nous devons nous efforcer de mieux présenter l'offre électorale afin de la rendre attractive.
À Orgeval, nous lançons un groupe de travail pilote qui va proposer la mise en place d'actions concrètes avant les élections du printemps 2022. Chaque élu sera invité à commenter son expérience de citoyen, son parcours et son engagement jusqu'à sa candidature. Nous travaillons également sur les inscriptions et la « mal-inscription ». Nous ouvrons la mairie aux électeurs, comme j'invite le conseil départemental à le faire - je sais que le Sénat le fait déjà beaucoup. Enfin, nous voulons faire des journées électorales des événements empreints de la même énergie, de la même passion qu'une journée de manifestations festives. Il faut que les journées électorales soient l'occasion d'entretenir le dialogue. Nous voulons aussi utiliser les réseaux sociaux pour inciter nos concitoyens à aller voter.
Nous allons mettre en place des indicateurs sur cette expérience que nous mènerons au printemps et nous en ferons le bilan, en comparant notre taux d'abstention avec celui des communes voisines et avec celui des élections précédentes.
Éric Berdoati, maire de Saint-Cloud, représentant de l'AMIF. - Nous ne pouvons pas avoir d'adhésion sans compréhension et compte tenu de l'évolution de notre société, il faut y ajouter l'intérêt, car qu'on le veuille ou non, nos compatriotes ne perçoivent pas toujours l'intérêt de s'engager et d'aller voter.
Aux dernières élections il y a eu une abstention terrible, mais on ne peut pas prendre de décision à l'aune d'une situation qui est par définition exceptionnelle. Je crois beaucoup dans la puissance de nos institutions : notre défi est de répondre à l'inadéquation entre les aspirations de notre société et cette puissance de nos institutions.
À Saint-Cloud, nous avons essayé d'attirer nos administrés dans une concertation autour du budget. Le vote du budget est l'acte politique essentiel, et pourtant, tout le monde s'en moque pertinemment. Un de mes prédécesseurs, Jean-Pierre Fourcade, avait mis en place chaque année une réunion publique au cours de laquelle il présentait le budget aux habitants a posteriori. Or depuis que je suis maire - cela fait 16 ans -, j'observe que quasiment plus personne ne vient à cette réunion.
La ville de Saint-Cloud compte 30 000 habitants et 20 000 électeurs. Nous avons tiré au sort 7 000 électeurs. La concertation n'étant pas notre métier, nous avons fait appel à un cabinet privé pour nous accompagner. Chaque réunion avait un objectif, et en fonction de cet objectif, nous n'étions pas dans la même configuration, y compris physique. Quelque 600 personnes sont venues à la première réunion. On a expliqué en toute transparence le fonctionnement d'un budget. Nous avons par exemple rappelé, car peu de gens le savent, que la restauration scolaire et les crèches ne sont pas des compétences obligatoires.
Nous avons placé les administrés en situation de faire eux-mêmes des choix. L'administration a chiffré chacune des propositions, et les participants se sont prononcés sur leur financement : une augmentation de fiscalité, la suppression d'un autre service public ou le retrait de la proposition. Au final, il y avait plus de 400 participants pour la soirée de restitution.
Lors de la première réunion, un administré m'a dit qu'il n'avait pas voté pour moi mais qu'il répondait présent à mon invitation. À la fin de la concertation, il m'a confié qu'il regrettait de ne pas avoir voté pour moi.
Mme Françoise Gatel, présidente. - En résumé, la participation ne saurait être un leurre : l'adhésion suppose également des efforts d'explication et de compréhension. À cet égard, la manière dont vous avez abordé le budget est extrêmement intéressante.
M. Gilles Mentré, président de l'association Electis. - Je suis non seulement élu local - maire adjoint du XVIe arrondissement de Paris et conseiller métropolitain du Grand Paris, où je suis vice-président de la commission de la transition écologique et énergétique -, mais aussi cofondateur et président de l'association Electis, qui entend mettre la technologie au service de la démocratie. Nous traitons en particulier de la question du vote, qui se trouve au coeur de nos débats d'aujourd'hui.
Il ne s'agit pas simplement de redynamiser l'engagement citoyen, mais, comme l'écrit le magazine Challenges cette semaine, de « sauver la démocratie ». Les chiffres sont effrayants : 61 % des Français estiment que la démocratie est en danger dans notre pays et 30 % d'entre eux pensent que les élections sont toujours ou la plupart du temps truquées. En outre, ce qui est encore plus inquiétant, 40 % des moins de 35 ans considèrent que la démocratie n'est pas nécessairement le meilleur système.
Face à ce constat, quelles sont les lueurs d'espoir ? Selon Challenges, la balle est dans le camp, non des citoyens, mais des élus. Or les citoyens demandent davantage de participation. Parmi les instruments qu'ils plébiscitent, il y a le référendum d'initiative citoyenne. Mieux, deux tiers des Français pensent que les grandes orientations du pays doivent être soumises au référendum. Certains collectifs citoyens passent leurs samedis après-midi à réfléchir à la démocratie, sur des ronds-points ou ailleurs. Cette volonté d'engagement est somme toute porteuse d'espoir. Un système fondé sur des blancs-seings ne peut plus fonctionner.
Le terme « démocratie participative » est galvaudé. Pour Jacques Rancière, c'est même une idée bâtarde : le mot est juste. Le budget participatif consiste à soumettre au vote de la population une part très réduite des crédits - à Paris, c'est 5 % de la section d'investissement saupoudrés en 500 projets - et la participation est très faible : lors de la dernière consultation, elle a encore baissé, pour s'établir à 5 %.
Il en est de même des référendums locaux, créés par la révision de 2003. Si les enjeux sont faiblement identifiés ou peu intéressants, la participation est décevante et le dispositif semble disproportionné ; on l'a vu récemment à La Courneuve, au Kremlin-Bicêtre, à Charleville-Mézières ou ailleurs. En revanche, quand l'enjeu mobilise toute une collectivité, les citoyens sont au rendez-vous : on a enregistré 50 % de participation à Grignan au sujet de l'emplacement des fermes photovoltaïques. Le maire estimait que son mandat ne lui donnait pas la légitimité pour trancher ce point.
Le vote électronique change la donne - pour ma part, je préfère parler de vote technologique. Au niveau local, les instruments de vote à distance sont suffisamment sûrs, confidentiels et flexibles pour être mis en oeuvre. Ils sont inclusifs, car ils permettent de consulter les personnes qui ne peuvent pas se déplacer ou n'en ont pas le temps. En parallèle, il est tout à fait possible de conserver le vote direct.
Ainsi, Electis noue des partenariats avec un certain nombre de collectivités territoriales. La première en date est la ville de Neuilly-sur-Seine, qui, en septembre dernier, a lancé la plateforme « Neuilly vote » pour organiser des scrutins sur des sujets très locaux, notamment culturels. Le cinéma a été repris en régie municipale et les citoyens votent pour fixer la programmation. Le maire, Jean-Christophe Fromentin, entend aller vers des sujets plus larges, mais au préalable il faut développer la culture du vote électronique. Pour ceux qui ne savent pas utiliser un téléphone portable ou un ordinateur, la médiathèque propose un espace où l'on vous aide à voter sur une tablette, comme dans un isoloir.
Il faut multiplier les expérimentations et ouvrir les vannes de la démocratie : pourquoi serions-nous si peu créatifs dans ce domaine quand on l'est tant dans les autres secteurs de la société ? La ville de New York organise désormais des votes par classement, formes de vote préférentiel. Avec des bulletins en papier, une telle consultation est très difficile à mettre en oeuvre : avec le vote électronique, c'est infiniment plus simple.
Enfin, beaucoup de citoyens se demandent pourquoi aller voter : avec ces dispositifs, le sentiment d'utilité du vote revient.
Quelques questions restent à traiter, notamment juridiques. Un certain nombre de contraintes légales pourraient être assouplies : les référendums locaux, tels qu'ils ont été prévus en 2003, ne peuvent pas être organisés sous forme électronique.
Certes, la transparence n'est pas une valeur en soi, mais la confiance dans l'instrument de vote est fondamentale : c'est pourquoi le vote électronique doit reposer sur des logiciels libres, afin que chacun se rende compte de ce sur quoi l'on vote. Cette question ne saurait être l'affaire de quelques collectivités maîtrisant les civic techs. Chaque étape du processus doit être transparente et vérifiable.
Voter, c'est une chose, mais avant il faut discuter. À titre personnel, je demeure réservé au sujet du tirage au sort, car cette logique me semble entrer en contradiction avec le vote. Mais le tirage au sort peut être hybridé avec la libre participation. C'est ce que font les Danois : ce système est très ouvert et ne donne pas l'impression que la désignation repose sur le hasard.
Nous n'aurons pas une seule solution de vote, un seul type de consultation. Au contraire, cette effervescence est la bienvenue. Laissons les territoires expérimenter les dispositifs qui retiennent leur attention et faisons remonter les meilleures idées.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Merci encore de vos interventions et des constats que vous dressez. Les élus sont là, sinon pour conduire le changement, du moins pour s'adapter. Face à des situations si complexes, il n'y a pas de solution miraculeuse. Je passe la parole à mes collègues.
Mme Agnès Canayer. - Il n'y a effectivement pas une, mais plusieurs solutions, et l'essentiel reste le dialogue entre les citoyens et les élus locaux.
Ma ville du Havre pratique la concertation depuis longtemps. Bien sûr, il faut encadrer ces démarches pour garantir la confiance des citoyens. Cela étant, quel sera l'effet sur l'abstention ? Il y a un décalage entre la participation régulière aux prises de décision et la désignation des représentants.
De plus, je suis convaincue de l'utilité de la machine à voter ; mais, s'il facilite le vote, ce mode de désignation ne semble pas non plus avoir d'impact sur l'abstention.
M. Charles Guené. - J'ai été sur le terrain pendant une quarantaine d'années, notamment comme maire d'une petite commune. J'ai constaté, comme d'autres, l'évolution de nos concitoyens vers une forme de consumérisme. Il faut bien l'accepter. Bien souvent, il faut aussi savoir susciter leur intérêt.
Au Sénat, la démocratie participative est a priori assez suspecte. On le sait d'expérience : ce sont souvent les mêmes qui la réclament et la pratiquent, à savoir les membres de l'opposition. Toutefois, dans le cas de Saint-Cloud, les dés ne semblent pas pipés. Avez-vous pu tirer des conclusions de cette expérience et observer une hausse de la participation aux élections ?
M. Éric Berdoati. - À l'issue de cette opération de concertation, des décisions ont été prises et elles ont été suivies d'effet dans le budget de l'année suivante. Le bulletin communal et les actions quotidiennes en ont donné la traduction. Ainsi, l'initiative a été bénéfique sur le plan local.
Aujourd'hui, nos concitoyens ont l'impression que plus rien n'a de sens ; qu'ils agissent au quotidien par automatisme et par contrainte. Ils ont le sentiment que la vie est terriblement compliquée et qu'il n'est pas facile de prendre son destin en main. Là est le problème crucial de notre société. Le vote lui-même s'est banalisé, et c'est une catastrophe. On réfléchit aux moyens de le moderniser sans réfléchir aux causes de son déclin.
Je suis maire, j'ai été député : je suis le témoin de cette déliquescence. Si nos concitoyens ne vont pas aux urnes, ce n'est pas parce qu'ils rechignent à perdre dix minutes le dimanche. Si l'on en croit un sondage datant d'il y a quinze jours, seuls 12 % des Français considèrent que l'éducation est la priorité : ce domaine figure en dernière position des préoccupations exprimées, alors qu'il constitue le problème majeur de notre pays. Nous sommes face à un échec collectif.
Nous ne sommes plus audibles et les médias ne nous aident pas. Si nous faisons une proposition de fond, elle n'intéresse personne. Je connais bien le monde journalistique pour avoir été longtemps secrétaire général du centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ). Ces derniers sont tous dans la course à l'audience. Il y a même une émission qui s'appelle Punchline : on est loin des grands enjeux de la Ve République. Si je dis du mal de Mme la présidente, je serai au 20 heures. (Sourires.)
Mme Françoise Gatel, présidente. - Vous ne sortirez pas vivant d'ici ! (Nouveaux sourires.)
M. Éric Berdoati. - Rassurez-vous, ce n'est pas mon intention !
Les médias donnent l'humeur du moment et l'on a perdu le sens même des élections. Je ne crois pas du tout à la disparition de l'ancien monde et de l'opposition politique.
Mme Catherine Di Folco. - Nous non plus.
M. Éric Berdoati. - Il faut restaurer le fonctionnement démocratique de notre pays - pardonnez-moi ces digressions.
Pour revenir à votre question, notre initiative locale a fonctionné, mais elle n'a pas entraîné un regain de participation aux élections.
M. Gilles Mentré. - Je suis d'accord avec Mme Canayer au sujet des machines à voter ; c'est justement pourquoi nous concentrons notre action sur le vote à distance. Cela étant, elles ont fait avancer la sécurisation du vote. Le Havre continue à les défendre ; si elles étaient plus nombreuses, nous aurions des instruments de vote à distance plus efficaces.
Bien sûr, la possibilité de voter depuis son canapé ne va pas accroître la participation, mais elle va nous faire sortir de la logique de blanc-seing. La première cause de l'abstention, c'est le sentiment que le vote est inutile. Voilà pourquoi il faut une hybridation des dispositifs et des votes plus fréquents.
M. Hervé Charnallet. - Le vote est clairement l'engagement citoyen de base. Les réunions de concertation auprès de la population sont un autre moyen de dynamiser la démocratie. Entre les deux, il y a un point commun : il s'agit de « taper sur l'épaule », pour faire venir les uns et les autres.
L'exemplarité des élus est également essentielle : nous sommes à la fois « à portée de baffe » et à portée de communication. En ce sens, nous pouvons assurer une synthèse entre démocratie participative et démocratie représentative locale.
M. Laurent Burgoa. - Nos concitoyens participent peu aux enquêtes publiques : même ceux qui s'opposent aux projets d'aménagement n'y prennent pas part. Or c'est l'acte administratif et juridique le plus important en la matière. Avez-vous des propositions à cet égard ? Faut-il alléger le formalisme en vigueur ? Aujourd'hui, le commissaire enquêteur reçoit dans son bureau : un simple courriel pourrait-il suffire pour participer ? Faut-il supprimer le titre de commissaire enquêteur, qui peut faire peur à certains ?
M. Guy Benarroche. - Je le confirme : pour nos concitoyens, les enquêtes publiques sont encore plus absconses que le vote.
Je salue le caractère tout à fait transpartisan d'un certain nombre d'initiatives prises par les maires : tirage au sort et participation ouverte, consultation citoyenne, budget concerté, référendum d'initiative citoyenne, vote électronique local à distance : autant de mesures que nous devons adopter à l'échelle nationale. Face à la prudence du législateur, il est indispensable que ces initiatives viennent du terrain. Ce n'est qu'ainsi que nous pourrons sauver la démocratie participative.
La solution ne résultera que d'un « mix électoral », comme on parle du mix énergétique. Quelles mesures législatives permettraient d'ouvrir les vannes de la démocratie ? Comment restaurer la confiance pour assurer, de l'élaboration au contrôle, une co-construction démocratique des projets ?
M. Éric Berdoati. - Pour le citoyen lambda, qui n'est pas familier de la chose publique, l'enquête publique est bel et bien une procédure incompréhensible, voire anxiogène, d'autant que les documents soumis sont souvent longs de plusieurs centaines de pages.
Comme beaucoup de communes, nous avons adopté, puis révisé notre plan local d'urbanisme (PLU). Mais nous avons mené un grand travail de communication en amont. Avant l'enquête publique, nous avons monté une explication en six panneaux expliquant le rôle et les grands enjeux du PLU. Nous avons fait tourner cette exposition dans les six quartiers de notre ville, pendant deux semaines, en présence des élus. Ainsi, l'enquête publique a bénéficié d'une participation non négligeable. Surtout, des demandes précises ont été formulées, car les habitants ont pu s'approprier le sujet. Ce travail de pédagogie est indispensable.
En outre, je ne souscris pas du tout à la vision intellectuelle du blanc-seing. Il s'agit, à mon sens, d'une théorie de salon. Nos concitoyens s'expriment après avoir pris connaissance des tenants et aboutissants du scrutin. En tout cas, les candidats ont fourni leur programme et organisé des réunions publiques : il n'y a pas de blanc-seing.
Si un citoyen vient voter sans s'être intéressé à l'élection, c'est son problème. Bien sûr, une crise peut survenir, de nature financière, comme en 2008, ou sanitaire, comme aujourd'hui. Le mouvement des gilets jaunes est d'une autre nature : c'est la conséquence d'une politique menée.
J'y insiste, il n'y a pas de blanc-seing : si les électeurs sont mécontents, les élus sont remerciés au scrutin suivant. Pour un détenu, ce qui compte, c'est le temps carcéral ; pour un élu, ce qui compte, c'est le temps du mandat.
M. Gilles Mentré. - Dans le cas de Grignan, l'enquête publique s'est révélée indispensable au débat, mais ce n'est pas elle qui a permis d'obtenir 43 % de participation au référendum local : tout dépend de l'importance de l'enjeu. Ces deux instruments sont d'essences différentes.
J'aime beaucoup le terme de coconstruction, qui peut s'appliquer à l'élaboration des outils eux-mêmes. Les logiciels de vote électronique doivent être, non pas imposés, mais co-construits.
Quant à l'expression « blanc-seing », elle ne met absolument pas en cause les élus. La réalité, c'est qu'une partie de nos concitoyens ne considèrent pas que l'élection accorde une légitimité suffisante. On peut le déplorer ; on peut les inviter à relire la Constitution ; toujours est-il qu'ils veulent s'exprimer entre deux scrutins. Chacun le sait : rares sont ceux qui lisent les programmes électoraux. Il faut répondre au désir, positif, de participer davantage.
Mme Muriel Jourda. - Premièrement, vous insistez sur le fait que la concertation ne s'improvise pas et qu'elle exige le recours à des cabinets spécialisés. Or les communes modestes n'ont pas les moyens de les rémunérer. Comment faire pour que, dans ces réunions, ce ne soit pas celui qui parle le plus fort qui ait raison ?
Deuxièmement, je crois beaucoup au binôme pouvoir-responsabilité : si l'on a du pouvoir, on doit en répondre. Comment faire pour accroître la participation des citoyens sans affaiblir ce binôme essentiel à la démocratie ?
M. Stéphane Piednoir. - Je vous remercie de m'avoir invité, en tant que président de la mission d'information « Comment redynamiser la culture citoyenne ? » qui inclut donc les opérations de vote et la jeunesse. J'ai pu ainsi mesurer la complexité et l'étendue du sujet, et les pistes parfois contradictoires qui ont été avancées.
Dans le cadre de notre mission d'information, nous avons auditionné Mme Dominique Schnapper, sociologue, qui insiste sur un fait dont nous ne devons pas avoir honte : la démocratie représentative ne correspond pas à un effet miroir de la société. Cela n'a jamais été le cas. Le sens d'une assemblée représentative, c'était de confier à des personnes élues - dans le sens d'avoir confiance en elles - le soin de porter notre voix tout au long d'un mandat. Cela suppose d'être à l'écoute, et n'implique pas de dire : « tu me dis cela, donc je vais exécuter cela. » Ce serait une inversion des rôles très dangereuse.
Selon Dominique Schnapper, « l'aspiration démocratique n'a pas de limites », et si l'on met le doigt dedans, cela peut aller très loin. La démocratie participative doit avoir des limites : si un conseil citoyen préconise de prendre des décisions contraires aux engagements de campagne d'une équipe élue, à quel moment dire non ?
Rien n'est moins naturel que la démocratie. La tentation de prendre des décisions de manière autoritaire est ce qu'il y a de plus naturel. Clemenceau le disait : « Pour prendre une décision, il faut être un nombre impair de personnes, et trois c'est déjà trop. »
En revanche, nous pouvons nous interroger sur les outils et sur les causes. Les outils numériques sont utiles. Plusieurs d'entre nous ont participé à une élection en format numérique le 4 décembre dernier, avec 83 % de participation. Cela peut donc fonctionner.
Quel est le sens des représentants qui sont là pour prendre des décisions ? On ne leur donne pas un blanc-seing. Certains évoquent la possibilité de révoquer des élus à tout moment de leur mandat. C'est une horreur absolue. On pourrait démettre un élu à tout moment de son action car untel ou un nombre important de personnes l'aurait décidé ainsi ? Ce serait contredire totalement la démocratie.
Faut-il envisager des solutions disruptives ? Monsieur Bennaroche, aller chercher des jeunes de 16 à 18 ans, qui votent moins en moyenne, va encore faire baisser la participation électorale. Faut-il lier l'obtention d'aides à la participation au vote, par exemple quand il s'agit d'aides facultatives de la commune, comme celles octroyées par les centres communaux d'action sociale (CCAS) ? Cela permettrait une certaine réciprocité.
M. Jean-Michel Houllegatte. - Je vous invite à relire les débats de l'Assemblée constituante : l'Assemblée nationale devait-elle être « représentative » des Français, et donc désignée par tirage au sort ? Sieyès a tranché en considérant que nous étions dans une démocratie d'opinion, et que nous élisions donc des personnes représentant des opinions, et non la sociologie de la population.
Il faut de la concertation. J'approuve ce qui a été fait lors de la Convention citoyenne pour le climat : les personnes étaient élues par tirage au sort, mais on leur a apporté de l'information et de l'expertise. Elles ont ensuite recherché un consensus.
Il faut du consentement. Le « jugement majoritaire » est un concept nouveau. Ce sont les projets les moins clivants qui pourraient sortir. Un sondage avait été réalisé pour l'élection présidentielle, et éliminait ainsi les extrêmes. Certes, il faut faire attention à ne pas « organiser » ce jugement en faussant les résultats : si 1 000 personnes classent un projet comme rédhibitoire, cela change la donne...
M. Yvan Lubraneski. - Ce système de jugement majoritaire a l'avantage d'instaurer une culture de la nuance, ce qui est important dans notre société. Souvent, les visions sont binaires, et nous ne sommes pas forcément aidés par les médias... Nous devons essayer d'éduquer le citoyen à sortir de ces visions.
C'est un des bénéfices du travail réalisé autour d'un budget global à Saint-Cloud, et non juste autour d'un budget participatif. Ce n'est pas en montrant un petit morceau du budget qu'on explique qu'un budget est complexe et qu'il doit équilibrer dépenses et recettes... Le citoyen doit comprendre que tout ce qu'il y a dans le budget concerne le citoyen. Le budget participatif est peut-être plus un gadget pour détourner l'attention de la totalité du budget.
Dans notre commune, le citoyen participant à cet exercice se frotte aux difficultés des élus, et comprend quels sont les freins et les accélérateurs. Cela crée une sorte de cohésion, où chacun reste dans son rôle. On ne remet pas en cause la démocratie participative, si tant est que le citoyen est écouté et a été pris en compte - et pas seulement comme lors d'une concertation dans une enquête publique, où le projet est déjà ficelé. On peut ainsi construire des ateliers pour créer des propositions ensuite soumises au processus habituel. Nous le ferons pour la révision du PLU. Il faut un mélange entre la représentation, l'élection et le principe d'une démocratie continue, avec des processus qui impliquent le citoyen.
Concrètement, nous avons constaté qu'à chaque fois que nous créons un groupe de travail sur un sujet, deux tiers des personnes qui viennent sont politisées ou ont des idées et une envie globale de participer, et un tiers sont des personnes nouvelles qui ne viennent que pour le sujet en question. Au fur et à mesure, nous élargissons donc le cercle des personnes qui contribuent. Certes, comment une petite commune peut-elle mobiliser ? On ne peut pas faire appel à un cabinet extérieur pour des raisons budgétaires. Par contre, les réunions publiques n'existent plus : tout le monde est placé en cercle - même si l'on reconnaît le maire et les élus - et la parole est passée à tour de rôle. Si une idée est bonne, quelle que soit son origine - élu ou citoyen - elle va suivre toutes les étapes dans un cadre institutionnel. Sinon, elle s'arrête là.
Mme Muriel Jourda. - Qui décide si une idée est bonne ou mauvaise ?
M. Yvan Lubraneski. - C'est le collectif. Je vous ai donné l'exemple des rythmes scolaires, qui ne se règlent pas en une soirée. Nous avons aussi des échecs. Cela a duré dix-huit mois, car c'était très difficile à faire passer.
La démocratie coopérative et participative renforce la démocratie représentative car les représentants convoquent le citoyen.
Ma commune réalise cet exercice depuis 2014 ; celui-ci a été validé dans le cadre d'une constitution municipale. C'est peut-être un hasard, mais nous avons remporté toutes les Mariannes d'or de participation aux élections - régionales, législatives... - dans notre strate au sein de notre département.
M. Hervé Charnalet. - L'AMIF a travaillé récemment sur les enquêtes publiques. Personnellement, j'ai trouvé cela un peu désespérant : le cadre juridique de l'enquête publique date de 1807. Cela a peu évolué. Nous avions un vice-président de la Compagnie nationale des commissaires enquêteurs et un intervenant du Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema). Les recettes d'amélioration de l'enquête publique sont assez basiques : publier des annonces, développer l'information locale, les bulletins mensuels, le boîtage, les panneaux lumineux... Des solutions très classiques ! Nous avons une marge d'inventivité sur ces sujets.
Un bon fonctionnement démocratique risque-t-il d'être perturbé par le vote digital, la concertation ou la consultation ? Où est la frontière ? Ne nions pas cette éventualité, elle existe. Mais ce risque est identifié. Tout consultant spécialisé en concertation vous présentera les risques et les pièges dans lesquels il ne faut pas tomber.
Une bonne concertation donne, in fine, la parole au maire pour décider après avoir écouté et coconstruit. Le choix reste aux élus, qui sont là pour cela. C'est valable pour tous les processus de démocratie participative. Il ne s'agit pas de réinventer la cogestion.
Le recours à un cabinet privé a un coût. On pourrait envisager des solutions pour les petites communes avec des professionnels de la concertation qui donneraient un cadre minimum permettant un dialogue construit.
Le problème est complexe, nous en parlons à tous les niveaux, mais l'abstention continue à être importante. Nous n'avons donc pas encore trouvé de solutions. Il faut de l'imagination, du travail, et que les élus soient exemplaires sur le terrain.
M. Gilles Mentré. - Bien sûr, certains cabinets, très professionnels, aident beaucoup les élus. Mais vous avez fait à Saint-Cloud ce que Porto Alegre a fait, au Brésil, il y a déjà vingt ans : c'est transpartisan ! Ne sacralisons pas le professionnalisme de ces entreprises, sous peine de standardiser les procédures.
Je trouvais la phrase de Dominique Schnapper intéressante : la démocratie n'a pas de limites. C'est le seul régime qui se réinvente en permanence. Cette créativité a des liens avec la créativité économique, la révolution industrielle et les Lumières... Des régimes autoritaires ont du mal à faire de la véritable création technologique. N'ayons pas peur de cette créativité, à condition qu'elle ne soit pas idéologique. Comme Joe Biden à son discours d'investiture, soyons pragmatiques, et montrons que notre démocratie fonctionne.
La révocation est très idéologique. Mais pourquoi le conseil municipal ne peut-il pas révoquer le maire, ou le remettre en question ?
M. Stéphane Piednoir. - Cela existe, c'est possible !
Mme Françoise Gatel, présidente. - Cela se fait ; on peut être très imaginatif...
M. Gilles Mentré. - Il faut développer des approches pragmatiques. Il est dangereux de coller des adjectifs à la démocratie. J'aime beaucoup le terme « démocratie coopérative », qui « désidéologise » le débat. Mais c'est en réalité la démocratie - c'est ainsi que j'ai intitulé mon livre. La démocratie est en réinvention.
M. Éric Berdoati. - Pourquoi avons-nous réalisé cette concertation sur le budget ? En 2014, lors des élections municipales, l'environnement institutionnel et financier des communes n'était pas le même que celui ultérieur avec l'explosion de la péréquation. Si nous devions prendre des décisions avec des conséquences budgétaires - soit de fiscalité nouvelle, soit de services différents - contraires aux engagements de notre programme, j'ai estimé qu'il fallait le faire en le validant avec l'ensemble de la population. J'aurais aimé le faire seul comme Clemenceau, mais j'ai eu un moment de faiblesse... Il n'y avait pas de conflit de légitimité, car cela n'avait pas été prévu dans le programme ; ce n'était pas quelque chose contre le programme. Nous déroulons le contrat de départ, et lorsqu'un événement imprévu au moment de l'élection arrive, et impacte la vie quotidienne, nous avons à valider une nouvelle décision - sans pour autant refaire une élection.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Merci beaucoup de ces interventions passionnantes.
Comme le disait Stéphane Piednoir, n'oublions jamais de dire à nos concitoyens que la démocratie, qui ne doit pas forcément être accompagnée d'adjectifs, mais de substantiels, est une exigence. Elle l'est pour les élus, mais surtout pour les citoyens.
Il faut oser dire qu'on ne peut pas avoir des citoyens refusant de voter et qui demandent la parole soit pour critiquer, soit pour défendre un intérêt catégoriel. Ce n'est pas la manière dont la commune a été conçue.
La démocratie participative n'est pas que de la parole, mais aussi de l'action. Dans de nombreuses communes, il y a du « jardinons citoyens » où les voisins d'une rue font ensemble de l'entretien. C'est aussi cela. Comme le disait Kennedy : « Demande-toi ce que tu peux faire pour ton pays. »
Il faut savoir faire de la démocratie participative, et conduire sur un diagnostic partagé ; mais la décision appartient à la démocratie représentative. Pour ce faire, les associations d'élus locaux doivent échanger et accompagner les élus.
La démocratie n'est pas le miroir de la société, disait M. Piednoir. Nous devons oser dire cela. Je suis politiquement très incorrecte. Certains veulent des représentations catégorielles : on ne pourrait pas parler des noirs si l'on est blanc, par manque de reconnaissance et de confiance, ou bien il faudrait une parité absolue avec les femmes. Qu'allons-nous faire avec les jeunes ? Allons-nous construire des structures catégorielles, où l'on parle uniquement pour ceux qui nous ressemblent, ou pouvons-nous reconstruire un tissu où l'on a confiance dans quelqu'un que nous désignons mais qui doit nous rendre des comptes ?
J'espère ne pas avoir gâché l'enthousiasme des uns et des autres pour reconquérir l'adhésion et la confiance de nos concitoyens.
La réunion est close à 11 h 35.