Mardi 14 décembre 2021
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes -
La réunion est ouverte à 17 h 30.
Audition de Mme Catherine Colonna, Ambassadrice de France au Royaume-Uni
M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, je suis ravi que nous puissions entendre aujourd'hui Madame Catherine Colonna, ambassadrice de France au Royaume-Uni, que notre groupe de suivi sur la nouvelle relation euro-britannique avait eu le plaisir d'auditionner en janvier 2020.
Il était alors question des négociations concernant le futur accord entre le Royaume-Uni et l'Union européenne, l'accord de retrait venant d'être signé en octobre 2019. Après cette audition, nous avions ainsi déposé une proposition de résolution européenne visant à peser sur le mandat de négociation en vue de ce nouveau partenariat.
Depuis lors, l'accord de commerce et de partenariat entre l'Union européenne et le Royaume-Uni est intervenu en décembre 2020, et le temps est désormais celui de sa mise en oeuvre.
Malheureusement, comme vous le savez tous, la mise en oeuvre de cet accord est loin d'être un long fleuve tranquille. Sur un certain nombre de dossiers, le Royaume-Uni se montre, en effet, peu-coopératif, et c'est une litote ! La question du protocole nord-irlandais en est l'exemple, tout comme celle des licences de pêches, qui concerne en premier lieu notre pays. En dehors de l'accord, des questions restent également en suspens, concernant les sujets migratoires par exemple, ou encore le spatial.
Le groupe de suivi sur la nouvelle relation euro-britannique est demeuré attentif à tous ces sujets, en se rendant notamment, en janvier dernier, à Calais et Boulogne-sur-Mer sur le port de Calais et sur le site d'Eurotunnel, avec notre regrettée collègue Catherine Fournier, et en allant à la rencontre des représentants de la filière pêche. Nous avions également déposé une proposition de résolution européenne concernant la réserve d'ajustement au Brexit en réaction à la proposition de la Commission européenne que nous jugions défavorable à la France. Nos demandes, endossées au Conseil par le Gouvernement français et au Parlement européen par certains de ses membres, ont été entendues, et le texte adopté avalise une augmentation de l'enveloppe française de 420,7 millions d'euros à 735,5 millions d'euros.
Nous avions prévu de nous déplacer aujourd'hui même à Londres et à Dublin pour appréhender concrètement la mise en oeuvre de ces accords et les dossiers encore en suspens. Nous aurions dû, Madame l'ambassadrice, vous rencontrer à cette occasion. Malheureusement, la situation sanitaire nous a contraints d'annuler ce déplacement - qui j'espère pourra être conduit l'année prochaine - aussi je vous remercie d'avoir accepté notre invitation aujourd'hui.
Nous aimerions pouvoir vous entendre sur les trois sujets principaux qui cristallisent aujourd'hui la relation euro-britannique, à savoir la mise en oeuvre du protocole nord-irlandais, la question des licences de pêches et celle des migrants. Sur tous ces sujets, nous aimerions avoir votre analyse concernant la position du Royaume-Uni, et celle du Gouvernement français, bien sûr, voire celle de la Commission si vous la percevez différemment de nous.
Je vous laisse sans plus tarder la parole et vous renouvelle mes remerciements.
Mme Catherine Colonna, Ambassadrice de France au Royaume-Uni. - Merci beaucoup Monsieur le Président. Je regrette de ne pas pouvoir vous recevoir à Londres : les rencontres en personne et à distance n'ont en effet pas la même qualité. Néanmoins, comme vous l'avez rappelé, les conditions sanitaires et les règles de prudence ne nous permettent pas de nous voir pour le moment.
Je vous remercie également de votre intérêt continu concernant les sujets que nous allons évoquer ensemble. Nous avons besoin, à l'ambassade, du soutien du Parlement pour être forts dans les négociations, ainsi que dans la mise en oeuvre des accords qui ont été trouvés et signés.
Le Brexit et ses suites constituent un sujet inépuisable. Comme vous l'avez souligné, M. le Président, une fois le Brexit acté, il reste à le mettre en oeuvre, et ce processus peut durer des années, voire des décennies.
Je reviendrai volontiers sur chacun des trois points que vous avez mentionnés. Cependant, avant tout développement plus approfondi, j'aimerais dire un mot sur le contexte actuel au Royaume-Uni.
Le Premier ministre du Royaume-Uni, M. Boris Johnson, doit son accession au pouvoir, ainsi que le succès de sa majorité aux élections qui ont suivi, au Brexit.
M. Johnson est-il fondamentalement pro-Brexit ? Sur ce point, il nous a été loisible de lire de nombreux articles partagés sur le sujet. En tout état de cause, ce dernier a su prendre parti en faveur du Brexit au moment opportun et écarter la Première Ministre, Mme Theresa May. Ces événements continuent d'influencer la manière dont M. Johnson gouverne le pays et gère les relations du Royaume-Uni avec ses voisins, dont la France. Jusqu'à ce jour, on peut parler de « martingale gagnante ».
L'idée selon laquelle le Royaume-Uni est capable de s'affirmer seul contre tous a toujours été extrêmement prégnante dans la mentalité britannique, bien au-delà des « brexiters ». C'est d'ailleurs ce que l'on appelle communément « l'exceptionnalisme britannique ». Cette dimension confère une véritable capacité de résilience au peuple britannique, et joue bien au-delà des clivages relatifs au retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne, ou plus largement relatifs aux questions européennes.
De façon plus politique, cette « exceptionnalisme » permet à Boris Johnson d'unir la base eurosceptique du parti conservateur et son électorat plus populaire du Nord industriel de l'Angleterre. Cette région de l'île britannique a en effet durement subi les crises économiques successives, vectrice d'inégalités dans le pays. Majoritairement en faveur du « Brexit » en 2016, cet électorat a changé de vote partisan pour se tourner en 2019 vers le parti conservateur. Le principal objectif politique du Premier ministre est donc de conserver cette majorité, permise grâce à ce nouveau vivier d'électeurs, anciennement travaillistes, devenu « brexiters » et peut être désormais conservateurs.
Aujourd'hui, toutes les décisions sont prises ou du moins présentées sous l'angle du Brexit. Le cas de la lutte contre la pandémie constitue un exemple emblématique de ce phénomène. Au printemps, au moment des hésitations concernant les politiques à suivre en matière vaccinale, le Brexit a été présenté - à tort évidemment - comme un élément ayant permis au Royaume-Uni de trouver plus rapidement un vaccin.
Néanmoins, le pays se trouve récemment confronté à de nouveaux défis. Au mois de septembre, le Royaume-Uni a été victime d'une pénurie importante d'essence. En réalité, ce n'est pas le seul secteur affecté : des pénuries ont émergé dans l'ensemble des chaînes de distribution. La plupart d'entre elles résultent d'un manque sérieux de main d'oeuvre, qui s'est développé consécutivement au retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne. En effet, le constat est sans appel : plusieurs centaines de milliers d'Européens sont partis. L'addition du Brexit et de la nouvelle loi britannique sur l'immigration - durcissant sensiblement les règles en la matière - a découragé de nombreux Européens qui étaient partis de revenir. De multiples secteurs tels que le secteur de l'hôtellerie et de la restauration, celui de la santé mais également certains secteurs hautement qualifiés, sont sous tension.
Le pays est aussi victime d'une hausse des prix - notamment d'une hausse des prix de l'énergie - et les tendances inflationnistes semblent plus fortes ici que sur le continent. On constate en outre une moins grande fluidité des échanges internationaux. Si l'on regarde les chiffres des importations/exportations du pays, on remarque une baisse à la fois des exportations mais aussi des importations. Enfin, des procédures de contrôle aux frontières ont été mises en place et affectent les échanges internationaux du pays avec le reste du monde. Le Royaume-Uni, traditionnellement réputé pour la fluidité de son commerce, est aujourd'hui confronté à des coûts administratifs importants qui entravent ses échanges.
À la suite du Brexit, le Gouvernement avait le choix entre deux attitudes possibles : tenter de tempérer l'impact du Brexit et se rapprocher de ses voisins européens ou continuer de jouer une politique agressive en identifiant les Européens comme la principale source de difficultés. Le Royaume-Uni ne se targue pas de cette deuxième attitude et pourtant, c'est plutôt cette voie qui semble avoir été privilégiée. Un accord entre l'Union européenne et le Royaume-Uni a toutefois été trouvé : les Britanniques seraient donc bien avisés de le mettre en oeuvre, plutôt que de le remettre en cause régulièrement. Je suis devenue sévère, certes, mais nous rencontrons depuis deux ans des difficultés avec le gouvernement actuel pour l'inciter à appliquer ce qu'il a signé et ratifié.
Les difficultés politiques que nous observons depuis quelques semaines vont-elles infléchir la manière de gouverner de M. Johnson ? À Londres, la question est récurrente. Est-ce que les nouvelles difficultés politiques intérieures auxquelles le gouvernement Johnson est confronté vont le conduire à ne pas multiplier les fronts ou a contrario, vont l'inciter à « jouer la surenchère » ? Aucune réponse définitive à ces interrogations ne peut être apportée pour le moment. On observe cependant une relative modération depuis une dizaine de jours.
Veuillez m'excuser de m'être attardée aussi longtemps sur le contexte mais la compréhension de ce dernier est essentielle à la juste appréhension de tous les dossiers que nous allons aborder. On ne peut pas séparer les sujets proprement européens de leur impact sur les relations internationales, et notamment sur la relation bilatérale de la Grande-Bretagne avec notre pays.
Aujourd'hui, et nous le regrettons, les relations franco-britanniques sont profondément affectées, moins par le Brexit que par la façon dont le Gouvernement britannique met en oeuvre ce dernier.
Les Britanniques, et parfois quelques médias français, ont tendance à considérer que les deux pays sont responsables de cette situation. Pourtant, je vous assure que si l'on étudie cette dernière attentivement, tous les « coups de canif » portés aux contrats - c'est-à-dire l'accord de retrait avec le protocole nord-irlandais d'octobre 2019 et l'accord de commerce et de coopération de décembre 2020 - l'ont été par le Royaume-Uni. Les décisions unilatérales prises en violation du protocole nord-irlandais, l'adoption de la loi sur le marché intérieur contrevenant à l'accord de retrait ratifié par le Gouvernement britannique ou encore les « épisodes » vécus récemment en matière migratoire sont autant d'éléments prouvant le faible investissement du Royaume-Uni dans la bonne conduite des relations entre nos deux pays.
Pour autant, nous souhaitons de bonnes relations avec le Royaume-Uni. Nous regrettons même de constater que cette situation affecte la capacité qu'ont nos deux pays à être de véritables moteurs sur un certain nombre de sujets internationaux. C'est dommageable pour notre politique étrangère et l'ensemble des pays européens, ainsi que pour le Royaume-Uni lui-même.
Je le répète, les responsabilités doivent être endossées du côté britannique. Pour le moment, le choix du gouvernement Johnson de mener une politique antagoniste aux Européens fonctionne sous l'angle de la politique intérieure du pays, et nous le constatons dans les trois dossiers que nous allons désormais aborder plus avant.
En premier lieu, le protocole nord-irlandais tente d'apporter une solution aux problèmes sérieux que crée le Brexit sur la question des frontières extérieures du Royaume-Uni. Il convient de rappeler que la frontière entre le Royaume-Uni et l'Union européenne ne peut pas être située physiquement là où elle est définie juridiquement en droit international, c'est-à-dire entre le territoire de la République d'Irlande, membre de l'Union européenne, et l'Irlande du Nord, partie du Royaume-Uni. Elle se situe donc quelque part entre la Grande Île et l'Irlande du Nord.
Des contrôles souples sont opérés par les Britanniques et non par les Européens. Ceci en dit long sur notre bonne volonté : l'Union européenne a confié le contrôle de sa frontière extérieure à un pays tiers, le Royaume-Uni. Nous avons tous un intérêt objectif à faire en sorte que ce système frontalier fonctionne et que l'Irlande du Nord puisse bénéficier de ce statut double lui permettant à la fois de participer au marché commun et de continuer à faire partie du Royaume-Uni.
Nous entretenons de bons rapports avec l'Irlande du Nord, grâce à de nombreux contacts tant avec les partis politiques qu'avec les organisations professionnelles ou la société civile de ce territoire. L'équivalent de l'INSEE britannique vient d'ailleurs de publier une étude préliminaire montrant que notre coopération avec l'Irlande du Nord est à la hauteur de ce que nous espérions : l'Irlande du Nord présente une économie plus prospère que le reste du Royaume-Uni, grâce à son accès direct au marché européen. Il s'agit là de faits objectifs. Nous devons combattre la vision selon laquelle l'Irlande du Nord se trouverait dans une situation totalement désordonnée, comme tente de le diffuser le gouvernement britannique. Cette stratégie vise en réalité à renégocier le protocole nord-irlandais ou à provoquer le déclenchement de l'article 16.
Le commissaire européen Maro efèoviè, expérimenté et modéré, a déjà fait de nombreuses concessions avec le gouvernement britannique. Des limites claires ont été posées : il n'est pas imaginable de renégocier le protocole. En revanche, des aménagements aux problèmes pratiques posés peuvent être envisagés. On ne peut pas non plus renoncer à la compétence de la Cour de justice de l'Union européenne dans la mesure où, sur le territoire nord-irlandais, le droit européen s'applique et donc, de fait, la Cour de justice de l'Union européenne est compétente. Toutefois, après bon nombre de demandes excessives, le Royaume-Uni vient de « baisser le ton ».
Le sujet relatif à l'Irlande du Nord, certes complexe et symptomatique de la politique britannique, pourrait pour autant être traité calmement et raisonnablement en appliquant les mécanismes prévus par le protocole. Nous essayons de contrôler collectivement les risques afférents à cette situation afin d'éviter la résurgence d'un Brexit dur et d'un « no deal ».
Je dois ajouter que notre partenaire américain partage nos inquiétudes concernant la situation en Irlande du Nord et donc, à ce titre, nous le tenons informé en temps réel de la situation. Les Etats-Unis jouent d'ailleurs un rôle positif pour transmettre à Londres un certain nombre de messages de prudence et de modération. Jusqu'ici, nous avons évité le basculement vers une situation plus complexe. Tous les milieux économiques et politiques - à l'exception du Democratic Unionist Party - souhaitent l'application du protocole et la résolution des problèmes qui pourraient se présenter sur le plan pratique et refusent le déclenchement de l'article 16.
Je rappellerai enfin que l'Irlande du Nord avait voté pour le maintien dans l'Union européenne et non en faveur du Brexit.
La pêche constitue un autre exemple de tension entre le Royaume-Uni et l'Union européenne. La sensibilité de ce sujet tient à des raisons d'origine plus politique qu'économique. Néanmoins, il pourrait être un terrain de coopération relativement aisée, dans la mesure où nous avons en la matière des intérêts liés. Les pêcheurs européens ont en effet besoin d'exercer leur activité dans les eaux britanniques - qui représentent environ 80 % des eaux qu'ils fréquentent - et les Britanniques ont besoin de vendre leurs poissons sur le continent européen - qui reçoit quant à lui environ 80 % du poisson pêché par ces derniers. Si la rhétorique du Brexit, utilisée par Boris Johnson, n'était pas au coeur des discussions en matière de pêche, nous pourrions trouver un terrain d'entente. Toutefois, la volonté du gouvernement Johnson d'afficher un « take back control » complet de ses frontières et de ses eaux, empêche un tel accord d'aboutir.
Le Brexit est acté depuis le 31 décembre 2020. Pourtant, des difficultés persistent. Depuis onze mois et demi, nous essayons d'obtenir des autorités britanniques, ainsi que des autorités des îles anglo-normandes de Jersey et de Guernesey, la reconnaissance de licences de pêche que ces mêmes autorités délivraient précédemment. Ces mêmes autorités britanniques savent parfaitement qui est détenteur de telles licences et qui ne l'est pas. A force de persévérance, nous sommes parvenus à obtenir près de 90% des licences de pêches, qui selon nous, devaient être délivrées.
Sur ce sujet, il ne fallait pas tomber dans le piège tendu par les Britanniques. Ceux-ci ont tenté - et je le dis avec beaucoup de précaution - d'utiliser la pêche pour diviser l'Union européenne. Cette stratégie n'a toutefois pas porté ses fruits. La pêche était pourtant un excellent sujet de dissensions : tous les États membres n'ont pas d'industrie de pêche, de tradition liée à la pêche ni d'eau territoriale. Mais l'Union européenne a su rester soudée : nous sommes parvenus à « réeuropéaniser » ce sujet pour empêcher le Royaume-Uni de nous isoler.
Ce dossier n'est pas achevé : toutes les licences auxquelles nous avons droit n'ont pas été délivrées. Le gouvernement français doit ainsi s'entretenir demain avec les pêcheurs. Le gouvernement de Boris Johnson n'a de cesse de nous demander des moyens de preuve, à l'instar de la géolocalisation de bateaux qui n'ont jamais eu de tels systèmes ; c'est un non-sens. Ces résistances sont d'autant plus inutiles que les droits de pêches sont assortis de quotas. Ainsi, que l'on soit 10, 20 ou 100 pêcheurs, les quotas demeurent inchangés. Il n'y a donc pas lieu pour les Britanniques de se quereller avec les Européens, qui sont détenteurs de licences historiques de pêches, reconnues et validées année après année par les autorités compétentes.
La question migratoire constitue un troisième exemple de tension entre l'Union européenne et le Royaume-Uni. C'est évidemment un sujet complexe, qui existe depuis longtemps.
Les migrations par la Manche sont anciennes. Cela fait bientôt vingt ans que les accords du Touquet ont été conclus. Nous connaissons certes des difficultés : les arrivées sur la côte entre la France et le Royaume-Uni sont massives, et une partie d'entre elles sont le fait de réfugiés gagnant le Royaume-Uni pour fuir leur pays d'origine. Je crois profondément que nous faisons - et c'est à l'honneur de la France - ce que nous pouvons pour aider le Royaume-Uni à contrôler sa frontière. Nous recevons en retour de la part de ce dernier des investissements nous permettant de sécuriser le tunnel et la côte. La France consacre des moyens humains, financiers et matériels considérables par rapport au Royaume-Uni.
Oui, une coopération existe et c'est le principe même des accords du Touquet. Oui, nous avons un intérêt commun à traiter le mieux possible ce phénomène. Cependant, la France fait beaucoup plus d'efforts en la matière que le Royaume-Uni, qui a tendance à l'oublier. J'en veux pour preuve cette fameuse lettre - récente - du Premier ministre britannique au Président de la République, répétant des demandes impossibles, soulevant un certain nombre de difficultés sur le plan de la souveraineté.
Par ailleurs, le Royaume-Uni - sur ce sujet certes complexe - cherche à instrumentaliser cette problématique pour isoler chacun des partenaires européens, en particulier la France. Je crois que c'est une bonne chose que nous ayons réussi à ne pas nous laisser enfermer et à « réeuropéaniser » cette question migratoire avec la proposition faite par notre ministre de l'Intérieur d'organiser des réunions avec les pays concernés, riverains de la Manche. Ce n'est pas un sujet bilatéral.
En outre, les Britanniques ont récemment commis une erreur d'appréciation concernant l'alliance AUKUS dans l'IndoPacifique. L'Australie a tout à fait le droit de changer sa politique et le Royaume Uni peut librement s'y joindre. Je ne remets pas cela en cause. Cependant, cela pose un problème fondamental : celui de la confiance d'un partenaire proche, en l'occurrence le Royaume-Uni, sur des questions importantes d'ordre international, de défense et de sécurité ainsi que sur la posture commune que l'on adopte face à la Chine. Sur le fond, cela n'était pas une bonne idée de contrarier ce que nous avions entrepris, conformément à la ligne de tous les pays européens et de toutes les démocraties occidentales, à savoir nous engager davantage dans la région. Sur la forme, cela a été fait maladroitement.
Sur ce point, les États-Unis et le Royaume-Uni se sont comportés de manière fondamentalement différente. En effet, l'administration Biden a tout de suite compris qu'elle aurait pu agir différemment ; elle fait désormais de réels efforts pour permettre une meilleure transmission de l'information et la construction de projets communs. A contrario, nous ne constatons rien de tel du côté du Royaume-Uni : aucune feuille de route ne nous a été communiquée et l'expression du Premier ministre britannique a été fort différente de celle du Président des États-Unis. De surcroit, notre Président de la République, dans le cadre d'une conversation avec Boris Johnson, a demandé en septembre à ce dernier de faire des propositions pour améliorer les relations entre nos deux pays. Nous n'avons pour le moment rien reçu.
Ces événements sont de nature à handicaper les relations entre nos deux pays. Elles ne les mettent certes pas en péril sur le plan de la proximité de nos peuples, de nos cultures ou de nos économies. Cependant, l'atmosphère politique n'est pas bonne : aucune impulsion n'est l'oeuvre du côté britannique, alors même que nos deux pays partagent, sur la plupart des dossiers internationaux, les mêmes intérêts, les mêmes valeurs, la même capacité d'engagement ; en somme, une même vision. C'est regrettable.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci Madame l'ambassadrice pour cette mise en contexte qui conforte notre impression de nous trouver face à une pure et simple provocation de la part du premier ministre Boris Johnson. C'est un constat que nous faisons dans différentes matières, en premier lieu, en ce qui concerne l'accord relatif à l'Irlande du Nord mais aussi en matière de pêche. J'étais en déplacement hier dans le port de Boulogne-sur-Mer et il se trouve qu'aujourd'hui même, les bateaux qui ont obtenu leur licence sont empêchés de pêcher en eaux anglaises par les Britanniques qui imposent des restrictions techniques qui relèvent d'une logique de surenchère. Cette logique est également à l'oeuvre en matière migratoire. Au-delà du drame humain récemment mis en évidence, les décès qui ont été médiatisés ne sauraient masquer les décès qui surviennent en permanence sans que nous en ayons connaissance. Ma question est de savoir comment sortir de cette logique de provocation.
Sur la question migratoire, je pense que les accords du Touquet actuellement en vigueur sont obsolètes. Ils correspondaient à une situation effective il y a vingt ans qui n'est plus la situation actuelle. Ces accords concernaient l'immigration légale, ils avaient pour objectif de régler une situation qui se concentrait sur le territoire de Calais uniquement. Aujourd'hui, la situation concerne une zone élargie et des phénomènes d'immigration illégale qui ont pour conséquence de rendre obsolètes ces accords. La question est de savoir si la France - voire l'Union - est en capacité de négocier un accord avec le Royaume-Uni étant donné la confiance que l'on peut accorder au gouvernement britannique et en particulier à Boris Johnson. Les difficultés d'exécution de l'accord relatif au Brexit soulèvent une interrogation quant à la possibilité de négocier un accord sur l'immigration.
Dans ces conditions, que pensez-vous de notre capacité à renégocier l'accord actuellement en vigueur ? Depuis le territoire français, nous avons l'impression d'une forme de faiblesse par rapport au Royaume-Uni et d'une réticence à recourir à des mesures de rétorsion en cas de violation de l'accord. Sommes-nous aujourd'hui en capacité d'appliquer effectivement des mesures de rétorsion et d'engager la renégociation des accords du Touquet ?
Mme Catherine Colonna. - Monsieur le Président, il est possible d'adapter les accords du Touquet et de demander aux Britanniques de réformer leurs voies d'immigration légale. Néanmoins l'abandon des accords du Touquet aurait des conséquences négatives pour la France. En cas d'abandon, les facteurs explicatifs de l'immigration n'évolueront pas et les demandeurs d'asile qui passent par la Manche risqueraient de provoquer une situation analogue à celle que nous avons connue il y a plusieurs années avec le camp de Sangatte et les troubles à l'ordre public qui en découlaient. Ces migrants veulent rejoindre le Royaume-Uni parce que ce pays est attractif : une partie de ces migrants parlent anglais et veulent rejoindre une communauté qui existe déjà au Royaume-Uni. La situation de l'emploi y est en outre plus favorable qu'en France. Il faut également souligner le rôle des réseaux criminels à l'oeuvre. Enfin, au Royaume-Uni le travail non déclaré est plus facile à pratiquer par un individu en situation irrégulière qu'en France.
Nous ne devrions pas dénoncer les accords du Touquet, mais nous pouvons en revanche demander davantage aux Britanniques pour traiter les causes qui amènent les migrants chez eux. Ceci soulève le débat compliqué de l'introduction au Royaume-Uni de documents d'identité, qui n'est pas dans la tradition du pays. Il faut aussi accroître notre travail en commun pour lutter contre les réseaux, arrêter les passeurs et renforcer notre coopération en matière de renseignement en incluant d'autres pays de transit notamment européens. De même, la coopération judiciaire peut être renforcée car elle a été réduite par le départ du Royaume-Uni de l'Union européenne.
Il y a des clés pour résoudre ce problème : refuser des discussions bilatérales sur un sujet qui n'est pas bilatéral, souligner davantage la responsabilité du Royaume-Uni, renforcer les coopérations policières et judiciaires et en matière de renseignement, traiter au niveau politique avec nos voisins (Belgique, Pays-Bas et Allemagne) certains sujets difficiles comme celui du contrôle et du marquage des dinghys.
M. Didier Marie. - J'aurai deux questions. En premier lieu, on comprend bien que Boris Johnson instrumentalise la question des relations avec l'Union européenne à des fins électorales. Toutefois Boris Johnson est actuellement en difficulté y compris au sein du parti conservateur. Existe-t-il au sein du parti conservateur des forces susceptibles de respecter l'accord ou d'amener Boris Johnson à le respecter ?
En second lieu, de quelles mesures de rétorsion l'Union dispose-t-elle pour faire plier les Britanniques sans briser notre relation avec le Royaume-Uni ? Sommes-nous en capacité d'éviter une division de l'Union européenne sur ces mesures de rétorsion ?
Mme Catherine Colonna. - Sur la première question, j'ai peur de vous décevoir. Il existe bien des forces opposées à Boris Johnson au sein du parti conservateur dont l'ampleur actuelle est de nature à véritablement fragiliser sa position et qui risquent de se renforcer au cours du mandat de Boris Johnson. Toutefois ces forces émanent souvent de conservateurs traditionnels voire de libertariens qui sont en même temps des partisans convaincus du Brexit. S'ils devaient arriver au pouvoir, je ne pense pas que cela amènerait à la modération des Britanniques vis-à-vis de l'Union européenne et de la France.
Sur les mesures de rétorsion, nous devons être prêts à prendre une série de contremesures si l'attitude des Britanniques le nécessitait. Les Vingt-Sept sont unis sur ce point et ont adopté un paquet de mesures qui représente une gamme de contremesures proportionnées. Si nous ne voulons pas être perdants, nous devons impérativement restés unis pour que notre force soit supérieure à celle des Britanniques. Sur le dossier du protocole nord-irlandais, la Commission est allée au-delà de la position française dans les concessions proposées mais nous adhérons à la position de la Commission pour maintenir un front uni face au Royaume-Uni.
M. Jean-François Rapin, président. - Au vu d'un échange que j'ai eu ce matin avec un parlementaire britannique, je souhaitais vous demander si la population britannique est vraiment bien informée de la situation actuelle. Ou pensez-vous qu'il y a une certaine instrumentalisation des médias qui pourrait créer un sentiment anti-français et européen ?
Mme Catherine Colonna. - Il y a, je pense, une instrumentalisation certaine, mais cela ne conduit pas pour autant, il me semble, à un sentiment anti-français ou européen. Le peuple britannique laisse son gouvernement faire ses provocations anti-européennes, c'est certain, mais il est difficile de dire s'il est passif ou enthousiaste à cet égard.
Il y a en tout cas, au Royaume-Uni, un sentiment non pas nationaliste mais plutôt très patriotique, y compris dans la presse, dont le gouvernement joue et qui lui permet de continuer dans ses excès alors que la situation économique et politique interne n'est pas très bonne.
La question est de savoir pourquoi le grand public ne s'intéresse pas à cette question. C'est difficile d'en connaitre les raisons précises, mais il y a peut-être deux facteurs explicatifs : le premier, peut-être, est lié au trop long débat que s'est infligé le Royaume-Uni sur le Brexit, depuis 2016. Le pays en est ressorti divisé et l'est resté depuis, car Boris Johnson ne met rien en oeuvre pour réconcilier ces deux parties. Le second facteur tient à la pandémie de covid 19. Depuis mars 2020, le Royaume-Uni vit une pandémie très difficile, avec un taux de mortalité très important au regard des autres pays comparables. L'état de santé moyen de la population n'est pas très bon, le système de santé est perfectible. Depuis le printemps 2020, les Britanniques sont, en réalité, plutôt préoccupées par le risque de perdre leur travail, le fait de ne pouvoir aller voir leurs parents malades... Il s'agit d'une autre épreuve dans l'épreuve, même si cela n'empêche pas qu'ils puissent être instrumentalisés. Mais encore une fois, je pense que le plus prégnant n'est pas un sentiment anti-français mais plutôt une fierté nationale d'être seul contre tous.
M. Jean-François Rapin, président. - Il semblerait que la situation sanitaire soit assez difficile en ce moment même, avec une flambée du nouveau variant, n'est-ce pas ?
Mme Catherine Colonna. - Effectivement, ce variant est plus présent, avec une contamination plus forte. Mais nous ne connaissons pas vraiment sa dangerosité, ni l'effet du vaccin. Le gouvernement mène, depuis quelques temps, une campagne massive en faveur de la troisième dose. 23 millions de Britanniques environ ont déjà eu cette troisième dose. Dimanche dernier, Boris Johnson a même décidé d'accélérer la campagne de vaccination.
M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie, Madame l'ambassadrice, pour cet échange très complet et éclairant. Nous reviendrons certainement vers vous sur ces sujets, et notamment s'il nous est possible d'organiser le déplacement prévu au Royaume-Uni, en 2022.
La réunion est close à 18 h 30.