Jeudi 13 janvier 2022
- Présidence de M. Mathieu Darnaud, président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Audition de M. Jérôme Fourquet, directeur du département opinion et stratégies d'entreprise du Groupe IFOP, co-auteur de « La France sous nos yeux »
M. Mathieu Darnaud. - Nous avons le plaisir d'accueillir Jérôme Fourquet à l'occasion de la sortie de son dernier ouvrage, « La France sous nos yeux ». En ce début d'année 2022, ce livre pourrait utilement constituer une base de réflexion et de données pour nos propres travaux. J'en retiens deux messages principaux : d'une part, les transformations auxquelles nous assistons dans notre pays sont très rapides, ce qui impose aux politiques de s'extraire des raisonnements habituels et de faire preuve de lucidité et d'imagination pour mieux répondre aux attentes de nos concitoyens. D'autre part, l'accent est mis sur la disparition de la notion de « culture commune », car les différences sont devenues grandes entre les milieux, les territoires, les générations, etc. Là aussi, ce constat requiert des politiques un travail très exigeant pour recréer un socle de valeurs communes et éviter, notamment, que des territoires ne soient de plus en plus relégués aux marges de notre pays.
Ces tendances sont-elles spécifiques à la France et sont-elles appelées à durer ?
Avant de vous laisser la parole, je voudrais saluer la présence de notre collègue Daniel Gueret qui rejoint notre délégation à la prospective, à la suite du départ de Cyril Pellevat.
M. Jérôme Fourquet. - Je vous remercie de l'intérêt porté au livre que j'ai co-écrit avec Jean-Laurent Cassely. M'adressant à des sénatrices et à des sénateurs, j'insisterai dans ma présentation sur un certain nombre d'aspects économiques et sociologiques, plutôt que culturels, qui sont notamment en résonance avec la question de l'aménagement du territoire. Ce livre avait deux objectifs : tout d'abord retracer ce que nous avons appelé « la grande métamorphose » avec une évolution riche en mutations structurelles très rapides qui a caractérisé la société française depuis le milieu des années 1980. Le second objectif était de dresser un panorama aussi complet que possible du pays tel que nous l'avons actuellement « sous les yeux », et que nous avons appelé « la France d'après », pour signifier que le papillon sorti de sa chrysalide avait profondément changé.
Deux phénomènes nous semblent particulièrement structurants.
Le premier est le passage d'un modèle économique organisé autour de la production - industrie, agriculture, pêche - à une économie centrée sur la consommation, les services, le tourisme et les loisirs. C'est un processus au long cours mais nous avons identifié un moment emblématique de ce grand basculement au printemps 1992. Le 31 mars 1992, l'usine Renault Billancourt, c'est-à-dire le symbole même de l'identité ouvrière française, aux portes de Paris, ferme définitivement. Quelques jours plus tard, le 12 avril 1992, était inauguré le parc Euro Disney, qui va devenir une nouvelle locomotive économique et un foyer culturel diffusant tout un imaginaire. Avec 15 à 16 000 employés, Disneyland Paris, son nom actuel, est aujourd'hui le premier employeur « monosite » en France. C'est aussi la première destination touristique européenne et française, et, selon l'Ifop, 75 % des 18-35 ans vivant en France, la jeunesse « d'après », celle qui est née à partir de 1992, ont visité au moins une fois Euro Disney. L'identité nationale, ce sont des références partagées, des moments, des rituels. De ce point de vue, les trois quarts de la jeunesse française ont effectué leur « pèlerinage » chez Disney.
Lorsqu'on évoque le déclin de la production, on pense bien évidemment à la question de la désindustrialisation. Sur ce sujet, nous sommes collectivement prisonniers d'un certain nombre d'images « rétiniennes » qui nous « collent au cerveau ». On fait référence d'abord aux fermetures des mines et des usines de textile dans le Nord-Pas-de-Calais dans les années 1970, à la fin de la sidérurgie lorraine ou encore à la fermeture des chantiers navals au tout début des années 1980. Or, la désindustrialisation ne s'est jamais arrêtée. Selon une métaphore métallurgique, on pourrait la qualifier de phénomène de coulée en continu. De 2008, date de la dernière grande crise économique, à nos jours, ce ne sont pas moins de 940 sites industriels de plus de 50 salariés qui ont fermé leurs portes, n'épargnant aucune filière ni aucune région. En réalité, la désindustrialisation qui a commencé dans les années 1970 s'est donc poursuivie et amplifiée jusqu'à atteindre l'os, réduisant la part de l'industrie à 10 à 12 % du PIB aujourd'hui, contre 25 % en 1980.
Les conséquences de la désindustrialisation sont dramatiques et profondes pour les territoires qui n'ont pas d'atouts touristiques - bord de mer, ensoleillement, proximité d'une métropole... Dans ces territoires, la grande surface et l'hôpital deviennent les principaux employeurs. Mais surtout, l'identité sociale qui s'était forgée avec l'histoire industrielle du site et qui s'exprimait au travers d'un tissu associatif souvent adossé aux grands groupes - clubs de sport par exemple - a périclité avec la disparition des entreprises.
Le déclin de l'agriculture connait les mêmes erreurs d'appréciation « rétiniennes ». On lui associe l'exode rural des années 1950, 1960 et 1970, et on pense qu'en 1980, la messe était dite. Or, les chiffres sont têtus. En 1988, la France comptait encore un million d'exploitations agricoles ! Le dernier recensement agricole vient de paraître et montre que les exploitations agricoles ne sont plus que 380 000. En trente ans, deux tiers des exploitations ont été perdues : aucun autre secteur économique n'a connu une chute aussi brutale. Le plus vaste plan social de ces trente dernières années s'est effectué dans le silence, à peine troublé par les 500 suicides annuels d'agriculteurs par an, à rapporter aux 380 000 agriculteurs encore en activité pour mesurer toute la violence de cette transformation. À la fin des années 1980 et au début des années 1990, les agriculteurs représentaient encore 15 à 30 % de la population locale dans un certain nombre de territoires. Trente ans après, les agriculteurs représentent une part marginale de la population, y compris dans les espaces ruraux. Leur part dans la population totale n'est significative que sur les territoires les plus éloignés des grandes villes, dans certaines zones de moyenne montagne ou à l'écart des flux de circulation. Une anecdote professionnelle est significative à cet égard : il y a vingt-cinq ans, lorsque l'Ifop constituait un échantillon représentatif de la population française de 1 000 personnes, on sondait quarante-cinq individus appartenant au milieu agricole. Aujourd'hui, leur part dans ce même échantillon n'est plus que de onze à douze personnes. Il n'est donc même plus possible d'isoler une ligne « agriculteurs » dans nos études.
Troisième pilier productif mais moins connu, la pêche a suivi la même tendance : de 11 600 bateaux de pêche en 1983, on est descendu à 4 500, soit presque trois fois moins. En trente ans, dans les ports français, la pêche a été supplantée par les activités de plaisance et de nautisme : il suffit de contempler quelques cartes postales anciennes pour voir se dérouler le film de cette mutation. Ces évolutions ont des conséquences en cascade, tant sur les métiers, les rapports sociaux que sur la physionomie des territoires.
Avec la disparition de nos bassins industriels, de nos zones agricoles et de nos ports de pêche, avec la fermeture des dernières mines entre 1990 et 2000, suivies par celle de très nombreuses carrières d'extraction, parfois transformées en bases nautiques ou zones de plein air, on assiste au passage d'une économie de la production à une économie du divertissement, des loisirs et de la consommation.
La mise à l'arrêt du moteur productif s'est accompagnée, en parallèle, de la montée en puissance d'autres secteurs, dont deux sont absolument centraux aujourd'hui dans notre économie : la grande distribution, devenue le temple même d'exercice de la société de consommation, et le secteur de la logistique, qui en est la conséquence. Le développement de ces deux secteurs, distribution et logistique, a transformé la France en une gigantesque zone de chalandise.
Prenons l'exemple de la grande distribution. Toujours prisonniers d'images « rétiniennes », nous pensons qu'elle n'a rien de nouveau : dans les années 1970, Mammouth écrasait déjà les prix. Seulement, le phénomène s'est considérablement accéléré depuis les années 1980. Nous avons étudié le cas d'Intermarché, qui n'est pourtant pas l'acteur leader de la grande distribution : en 1980, le groupe possède 310 magasins. Aujourd'hui, il en possède 1 832. Intermarché indique être présent environ tous les 17 km sur l'ensemble du territoire français. Entre 1980 et 1990, décennie la plus active de son développement, on assistait en moyenne à l'ouverture de deux nouveaux magasins par semaine.
Nous nous sommes inspirés de la célèbre carte des foires et des marchés au Moyen Âge de Fernand Braudel et de l'école des Annales pour dresser à notre tour une carte de la grande distribution en France, avec, comme clé d'entrée, l'aspect paysager de ce nouveau maillage.
Quand on se promène en France et quand on regarde nos paysages, on s'aperçoit que l'ensemble de l'armature urbaine est désormais « équipé » en supermarchés. Les zones commerciales ont poussé comme des champignons, à l'entrée ou à la sortie de toutes les villes de France avec, comme navire amiral, le super ou l'hypermarché, qui, dans son sillage, a entraîné la prolifération d'enseignes de franchisés. Ces zones commerciales ont complètement reconfiguré notre économie, notre société et notre façon de vivre. Dans les villes les plus importantes, on a adjoint au navire amiral qu'est l'hyper ou le supermarché un moteur tout à fait important pour le développement de ces zones : le multiplexe, ces fameux cinémas de dix ou quinze salles, qui étaient au nombre de deux seulement en 1993 et sont plus de deux cents aujourd'hui. Certains sont implantés dans le coeur des villes, mais beaucoup ont choisi la périphérie commerciale et lui ont donné une nouvelle identité. Si historiquement, on venait dans ces zones pour acheter et consommer, désormais, on vient aussi pour se divertir, voir un film, faire un bowling voire un laser game avec les enfants, puis manger un hamburger ou une pizza. C'est ainsi que les zones commerciales de périphérie sont devenues le coeur battant de nos sociétés et de nos imaginaires, et ce n'est pas le hasard si le grand mouvement social des gilets jaunes a eu comme point de ralliement et lieu de mobilisation les ronds-points qui desservent ces zones commerciales ou les parkings de certaines enseignes.
Le développement du secteur de la logistique a été en partie concomitant de celui de la grande distribution. On produit de moins en moins en France, mais on consomme de plus en plus : il faut donc acheminer toutes ces marchandises, soit sur les lieux d'achat, soit, avec l'essor du e-commerce et de ce que nous avons appelé « la France Amazon », directement chez le consommateur. En 2015, le ministère de l'équipement comptait 4 500 plateformes et entrepôts logistiques de plus de 5 000 m2.
Ces entrepôts logistiques se situent en général à proximité des zones commerciales. Ils sont reliés à une bretelle d'accès à l'autoroute et répartis de façon plus ou moins parsemée, parfois en grappes, formant alors des noeuds logistiques très importants, comme en périphérie lyonnaise à Satolas, ou dans la région lilloise autour de Lesquin, où les autoroutes se croisent pour aller vers la Belgique ou les Pays-Bas. Autant la carte de la France industrielle s'était structurée autour de la présence des matières premières (fer, charbon), ou à proximité d'une ligne de chemin de fer ou d'une voie navigable, autant la carte de « la France d'après » est totalement structurée par les autoroutes, beaucoup plus rapides et plus adaptées aux standards d'Amazon : le fameux J+1 et la livraison « peer-to-peer », c'est-à-dire d'un point A à un point B, directement chez le consommateur. Le fret ferroviaire, qui représentait 45 % du transport de marchandises en 1945 et 20 % en 1995, en achemine aujourd'hui à peine 10 % : la plateforme logistique a bel et bien remplacé la gare de triage, contribuant à la dévitalisation de nos vieilles cités cheminotes.
Un autre secteur a tiré son épingle du jeu dans l'économie : celui, en pleine croissance, du tourisme et des loisirs. J'ai parlé de Disney, je vais prendre un autre exemple : pendant longtemps, le Loir-et-Cher avait comme principale vitrine touristique le château de Chambord. Depuis quelques années, celui-ci a été supplanté, en nombre d'entrées, par le ZooParc de Beauval, avec 1,5 million d'entrées par an contre 1 million pour Chambord. Le croisement des courbes peut être daté très précisément de l'année où le gouvernement chinois a prêté à la France un couple de pandas qui ont eu la bonne idée d'avoir des bébés, dont l'épouse du président de la République est la marraine. Aujourd'hui, ces pandas constituent une force de frappe économique majeure et l'on réfléchit même à la création d'une bretelle d'accès pour que les Franciliens arrivent plus vite au zoo de Beauval. Depuis la fermeture de l'usine Matra de Romorantin, le ZooParc de Beauval est sans doute, avec ses 850 salariés, le premier employeur privé du sud du département du Loir-et-Cher. Il est aussi l'emblème parfait de la reconfiguration de notre modèle économique en faveur de la consommation, du tourisme et des loisirs, mais également de l'évolution de nos imaginaires, de nos vies et de nos représentations.
Ce secteur des loisirs et du divertissement a été pensé dans les années 1980 et 1990 par un certain nombre de nos décideurs, publics, privés, locaux comme nationaux, comme une planche de salut, ou comme modèle économique alternatif à l'industrie. C'est de manière saisissante une illustration quasi parfaite du modèle Schumpetérien de la destruction créatrice, l'équipement de loisirs s'implantant parfois sur les lieux mêmes où existait jadis une emprise industrielle.
C'est le cas en Île-de-France, à La Plaine-Saint-Denis, où le Stade de France a été construit, sur ce qui était jusqu'au début des années 1980, la deuxième plus grosse concentration d'industries lourdes en Europe, après la Ruhr. Le Stade de France a littéralement pris la place de l'industrie et s'est installé comme nouvelle vitrine et nouvelle locomotive économique. En Lorraine, le parc d'attractions Walygator, initialement dénommé « Big Bang Schtroumpf » a été imaginé par les élus lorrains et la Datar en 1985, l'année de la fermeture d'une des plus grosses unités sidérurgiques françaises, le laminoir d'Hagondange. Là encore, le parc a été construit sur un terrain qui appartenait à Usinor Sacilor, c'est-à-dire sur les ruines de l'industrie. Dans le sud de la France, à Carmaux, une grande mine de charbon à ciel ouvert, dite « La Découverte », a laissé un cratère béant après sa fermeture. Ce cratère a été reconverti en base de loisirs dénommée « Cap Découverte ».
Ces exemples illustrent les conséquences du changement de modèle économique que nous avons observé.
J'en viens à un deuxième phénomène que nous avons considéré structurant et que nous avons appelé la « démoyennisation », en référence aux travaux du sociologue Henri Mendras, qui, dans son livre de 1988, « La Seconde Révolution française », avait évoqué la « moyennisation » de la société française. Il y expliquait qu'au cours des années 1950, 1960 et 1970, une partie des milieux populaires s'était arrimée à la classe moyenne, notamment grâce à l'avènement du modèle fordiste, dont on connaît la formule : « Pour que les ouvriers achètent mes voitures, il faut que je les paye correctement ». Le développement de ce modèle s'est conjugué avec l'essor de l'Etat-providence, dans un contexte d'exode rural et de développement des villes. Les niveaux de vie, les références culturelles et les imaginaires se sont progressivement « moyennisés ».
Reprenant, très modestement, le flambeau, nous avons observé, dans la période suivante, soit, des années 1980 à nos jours, un processus de « démoyennisation ». La classe moyenne n'a pas disparu, elle est encore très présente, en particulier grâce à l'importance de la redistribution dans le modèle social français et à ses cinq millions de fonctionnaires. Cependant, on pourrait comparer la classe moyenne à la pâte d'un gâteau qui serait étirée dans tous les sens : ainsi, on a une démoyennisation par le haut, par le bas et par les côtés. Nous avons voulu illustrer ce phénomène par une étude de la consommation et des modes de vie, plutôt que par des études statistiques sur les revenus. L'approche par les modes de vie est plus concrète, plus palpable.
Un bon exemple de la démoyennisation par le haut est la notion marketing de « premiumisation » : certains produits et certaines enseignes sont positionnés sur le haut de gamme et visent une niche de consommateurs aisés. Dans la grande distribution, on peut citer Monoprix. Avant de se spécialiser sur la clientèle aisée des grands centres urbains, Monoprix avait pourtant fusionné avec Prisunic, une enseigne éloignée de toute « premiumisation ».
Plus massive, la démoyennisation par le bas se traduit par le désarrimage du bas de la classe moyenne en termes de consommation et se manifeste à travers deux nouveaux phénomènes : le développement d'un marché dit « secondaire », d'une part, et l'essor d'une sorte d' « économie de la débrouille », d'autre part.
En 1988, l'année où Henri Mendras publie son livre et donne naissance au concept de « moyennisation », le premier magasin hard discount de France ouvre ses portes. C'est un Aldi et les marketeurs ne s'y trompent pas, puisqu'il est installé sur un territoire désindustrialisé où la démoyennisation a été précoce, la Moselle. Cette première offre sur le marché « secondaire » va bientôt être complétée par l'arrivée d'opérateurs comme Lidl, Gifi et ses « idées de génie à bas prix », puis par les déstockeurs Stokomani, Noz, Action, etc. Gifi comptait neuf magasins en 1989, il en compte 430 aujourd'hui, c'est dire le succès de ce marché.
Autre illustration de la démoyennisation par le bas, le succès phénoménal de la marque Dacia sur le marché automobile. À l'origine marque roumaine, Dacia est rachetée par Renault, dont les stratèges souhaitent fabriquer, en Roumanie, une voiture low cost sans options, qui servira de fer de lance pour conquérir les marchés émergents. Vendue 7 500 euros, la Logan rencontre effectivement un succès commercial sur ces marchés. En 2005, malgré des réticences internes, Renault décide de tester la Logan en France. Là encore, on ne fait pas les choses au hasard, le marché test est un concessionnaire de Dunkerque qui propose les premières Logan au consommateur. Le succès immédiat va inciter Renault à dupliquer l'opération, en complétant la gamme avec la Sandero, puis le Duster, sorte de « SUV des gilets jaunes ». Avec un million de véhicules écoulés, Dacia est aujourd'hui la troisième marque la plus vendue sur le marché des particuliers en France. Voilà un signe avéré de démoyennisation de la société française. En 2020, le slogan du quinzième anniversaire de la marque « depuis 15 ans nous rendons le plaisir du neuf accessible », constitue la quintessence même de la définition du second marché. Autrement dit : « Vous n'avez plus forcément les moyens d'acheter les produits mainstream, mais vous n'êtes plus cantonnés à acheter de l'occasion : grâce à cette offre, vous pouvez acheter du neuf ».
À côté du marché secondaire, les stratégies de consommation ont provoqué l'essor de ce que l'on peut appeler « l'économie de la débrouille », autre forme de la démoyennisation par le bas. Il ne s'agit pas forcément d'une paupérisation, mais d'une conséquence du rythme accéléré de la société de consommation : pour rester dans le jeu, une partie de la population utilise des astuces, des pratiques, pour continuer à cocher les cases qui lui donnent le sentiment d'appartenir à la grande classe moyenne.
Dans cette économie de la débrouille, figurent les grands succès des bourses d'échange comme la plateforme Le Bon Coin, des applications comme Vinted, les vide-greniers, etc. L'essor du fameux crédit revolving qui donne du carburant, celui du statut d'autoentrepreneur créé en 2002, en font également partie. Le succès de ce statut assez souple ne doit pas faire oublier que les revenus moyens dégagés tournent autour de 1 000 euros par mois, soit le montant d'une activité d'appoint pour compléter la petite retraite ou un temps partiel, plus que celui d'un véritable emploi. On pourrait aussi mentionner le grand succès de la Française des Jeux, dont le chiffre d'affaires est passé de 6,5 milliards d'euros en 2000 à 17,5 milliards en 2019. Au-delà du génie marketing des équipes de l'entreprise, ces chiffres sont à porter au crédit de cette économie de la débrouille. Les gens ne pensent pas qu'ils vont décrocher la timbale, mais une grande part des publics qui jouent à ces jeux appartiennent à ces milieux démoyennisés qui espèrent se maintenir à flot, ou mettre un peu de beurre dans les épinards. Cette démoyennisation par le bas constitue le terreau psychologique et sociologique qui a présidé au déclenchement de la crise des gilets jaunes.
En résumé, je vous propose la métaphore sportive suivante : la société française serait représentée par le peloton du Tour de France, mais une règle particulière de la compétition voudrait que chaque année, la vitesse moyenne du Tour soit augmentée d'un ou deux kilomètres heure. Les premières années, on ne constaterait rien, mais, au bout de cinq, dix ou quinze ans, on observerait sans doute que le peloton s'est scindé en deux, entre une première partie qui continue de suivre la cadence, et une deuxième partie, qui, toujours sur son vélo, pédale et n'a pas démérité mais qui voit inexorablement le reste du peloton s'éloigner et qui ressent un très profond sentiment de frustration et d'injustice. Pour paraphraser Jacques Séguéla qui disait il y a quelques années « Si à 50 ans, tu n'as pas ta Rolex, tu as raté ta vie », la France des gilets jaunes et des ronds-points pense aujourd'hui que « Si, à 40 ans, tu ne peux pas payer des Nike ou du Nutella à tes gamins, t'es un cas soc' », autant dire en voie de déclassement.
Le « cas soc' » est le public le plus repoussoir, celui qui est tout en bas de l'échelle. Quelques mois avant le déclenchement de la crise des gilets jaunes, Intermarché avait lancé une opération promotionnelle sur le pot de Nutella de 850g : son prix avait été réduit de 70 %, descendant à 1,40 euros. S'en était suivie une ruée dans les rayons provoquant même des pugilats, au point qu'avaient été évoquées « les émeutes du Nutella ». On était le 20 du mois et à cette période du mois, toute une partie de cette France est sous arbitrage, ne peut plus payer de la marque à ses enfants et se rabat sur les premiers prix.
Ces incidents illustrent le poids extraordinaire pris par la consommation et la capacité à cocher certaines cases ou à se payer certaines marques comme éléments statutaires, signant l'appartenance à la grande classe moyenne. Avec la dislocation de la vieille matrice catholique (35 % des Français allaient à la messe en 1960, à peine 4 ou 5 % aujourd'hui) et l'effondrement quasi concomitant de la matrice communiste (le parti communiste connaissait des scores d'environ 20 % jusqu'à la fin des années 1970), dans une société qui globalement ne croit plus en Dieu ni au grand soir, le bonheur, c'est ici et maintenant et c'est ce que je peux mettre dans mon caddie. La France devient ainsi une gigantesque zone de chalandise où la messe dominicale a été remplacée par la virée chez Ikea.
Cela pose des problèmes majeurs en termes d'aménagement du territoire, mais aussi en termes de discours politique et de récits. La question de la nécessaire transition écologique vient se heurter de plein fouet à cette société de consommation. Quand la ministre du Logement explique que la maison avec jardin « dont on peut faire le tour », c'est-à-dire non mitoyenne, est un non-sens écologique, social et économique, cela peut s'entendre intellectuellement, mais c'est le rêve de 75 % des Français ! Et encore : notre ministre est sans doute victime d'une image « rétinienne » puisque, réchauffement climatique oblige, la France est aujourd'hui le deuxième pays au monde en termes de nombre de piscines individuelles, avec trois millions de piscines. Dans le package de ce que nous appelons de manière un peu humoristique, « l'idéal Plaza majoritaire », en hommage à un célèbre agent immobilier, figure aujourd'hui la maison avec jardin et piscine, et si ce n'est pas possible, jacuzzi ou spa, qui se vendent comme des petits pains depuis les dernières périodes de confinement. Un certain nombre de débats assez rugueux sont donc à prévoir puisqu'encore une fois, ces imaginaires sont très fortement ancrés dans toute une très large partie de la population française.
M. Mathieu Darnaud, président. - Merci beaucoup, cher Jérôme Fourquet, pour ces propos aussi passionnants qu'éclairants.
Mme Cécile Cukierman. - Vous avez montré dans votre ouvrage et dans un article récent comment nous serions passés d'une société d'ordre à une société des cultures. Nous avons aujourd'hui beaucoup de questionnements sur la crise du travail, peut-être avec une image très « rétinienne » comme vous le dites. Il semble que le lien du revenu à un effort individuel a été rompu, le salaire devenant un simple instrument de consommation. Enfin, pour illustrer la démoyennisation, vous avez pris l'exemple de la voiture, mais n'y-a-t-il pas une recomposition des priorités de dépense des individus ? Le « cas soc' » n'est-il pas plutôt celui qui n'a pas d'iPhone ? Il me semble que la voiture ne représente plus autant qu'auparavant un signe de réussite sociale, et qu'elle a été supplantée par de nouveaux outils comme le téléphone.
M. Jérôme Fourquet. - Des travaux sont en cours à l'Ifop sur le sujet du travail : la crise du Covid aurait accéléré une tendance déjà bien en place qui relativiserait la centralité du travail dans nos vies. « Le hors travail structure de plus en plus le travail», écrivait le sociologue Jean Viard. Ainsi, la semaine serait devenue « ce qui se trouve entre les week-ends et les RTT » : les DRH sourient jaune quand j'évoque cette formule... et le télétravail n'a pas arrangé les choses.
Deuxième point, le « cas soc' » n'a pas une Dacia, il est en dessous. Dans une économie sous arbitrage, certains postes de dépenses sont sanctuarisés parce qu'ils sont statutaires, d'autres font l'objet d'arbitrages, de sacrifices, et l'automobile est devenue un poste arbitrable pour de nombreux Français qui considèrent qu'une Sandero fera l'affaire. En outre, dans une société de la consommation, pour que le moteur tourne, il faut qu'en permanence, il y ait de nouveaux besoins, de nouveaux désirs. Sauf que nous avons des pans entiers du salariat, notamment dans les secteurs de la logistique, de l'aide à la personne, de la grande distribution, des services externalisés (bien décrits dans le livre de Florence Aubenas « Le Quai de Ouistreham »), qui n'ont pas les moyens de suivre la cadence. Ce n'est pas une paupérisation de la société française mais une élévation permanente du seuil moyen. Les iPhone sont des exemples emblématiques, mais il y en aurait mille autres. Quand on parle de la question du pouvoir d'achat, ce n'est pas uniquement le fait que les gens n'arrivent pas à remplir leur frigidaire, c'est aussi beaucoup plus profond : « Si je ne peux pas me payer ça alors que je bosse, c'est profondément injuste et je ressens une immense frustration ».
M. Julien Bargeton. - Vos travaux sont très instructifs. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur les pratiques culturelles ? Quelle place tient le numérique dans ces mutations ? Et quelles sont les conséquences de l'emplacement des entrepôts, notamment en termes d'aménagement du territoire et de transformation de la chaîne économique ?
M. Jérôme Fourquet. - Concernant la consommation culturelle, le numérique s'est effectivement énormément développé avec Amazon prime vidéo, Netflix et autres. Tout cela participe au renforcement de ce que Vincent Cocquebert a appelé « la civilisation du cocon », déjà largement préexistante au Covid mais qui a été renforcée depuis, avec des conséquences politiques majeures, notamment sur le retrait démocratique, le fait qu'on aille moins voter, etc. Pour plein de raisons, l'individu se retranche dans sa bulle individuelle, personnelle et familiale, il y investit beaucoup pour augmenter le niveau de confort (ce que nous avons appelé le « modèle Plaza »), et on peut y inclure la livraison à domicile. La consommation de biens culturels depuis chez soi a été fortement amplifiée et il n'y aura pas de retour en arrière. Les multiplexes ont encore de beaux jours devant eux mais ils vont être de plus en plus concurrencés par cette vidéo à la demande qui déferle avec une offre culturelle sans précédent. Avant, sur Netflix, on avait essentiellement les blockbusters américains alors que maintenant on a des séries israéliennes, scandinaves, argentines, brésiliennes, etc. Certes, une partie de la population, de sensibilité écologiste ou gauche-de-la-gauche se mobilise contre Amazon, mais c'est un rouleau compresseur que nous avons en face de nous : Jeff Bezos est dans nos cerveaux et nous propose ce dont nous avons besoin. 30 % de la population française consomme au moins une fois par mois chez Amazon.
Le mouvement va s'accélérer. Avec la situation post-Covid, se joue dans le coeur des grandes villes, à Paris notamment, une bataille au couteau sur la livraison à domicile avec ses nouveaux standards que sont une livraison en quinze minutes pour la consommation alimentaire et, pour le reste, le J+1. Cela va avoir des conséquences majeures en termes d'aménagement du territoire, car il faudra bien implanter ces entrepôts. Les urbanistes réfléchissent beaucoup autour du concept de la ville du quart d'heure, où l'on pourrait tout faire à pied en quinze minutes, mais ce beau modèle va se heurter de plein fouet avec un autre modèle, celui de la livraison en dix minutes, et j'ai mon idée sur le modèle qui risque de l'emporter en termes de degré de séduction auprès du consommateur...
M. René-Paul Savary. - Cette recomposition sociétale, la démoyennisation, peut-elle se transformer en décomposition ? Est-elle en cours également dans d'autres pays européens ?
M. Jérôme Fourquet. - Ces phénomènes sont assez communs à d'autres pays qui nous entourent, mais la France a forcé le trait. D'abord, nous sommes un des pays d'Europe les plus désindustrialisés. Inutile de se comparer avec l'industrie allemande : de ce côté, la messe est dite. Mais pendant des années, nous avons pris de haut les Britanniques, que nous critiquions pour avoir abandonné toute leur industrie, notamment automobile, afin de tout miser sur la City. Aujourd'hui, l'industrie britannique pèse plus lourd dans le PIB britannique que chez nous, et c'est la même chose en Espagne et en Italie.
Autre exemple, dans le formidable essor de ces zones commerciales de périphérie que l'on trouve un peu partout en Europe, la France a été la championne. Il faut reconnaître que nous les avons quasiment inventées, avec ces forces économiques très puissantes que constituent les foncières immobilières, l'immobilier commercial des grands groupes, les groupes de la grande distribution et les géants du BTP. C'est tout un univers de la franchise qui a surperformé en France : ces zones commerciales de périphérie drainent 70 % du commerce français, ne laissant que 30 % aux centres-villes, alors qu'en Allemagne le ratio est inverse. Nous en sommes réduits à inventer des programmes « Action coeur de ville » pour redynamiser le coeur de nos villes moyennes.
Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Vous avez évoqué le fait qu'un grand nombre des 18-35 ans s'était rendu à Euro Disney. La culture américaine leur vend-elle plus de rêve que la culture française ? Ont-ils assimilé cette culture américaine à la culture française, ou bien, font-ils la part des choses ?
Le développement des supermarchés moyens voire petits, en plein essor à Paris, par exemple avec la marque Franprix, est étonnant alors que nous avons tous des commerces où nous pourrions nous rendre à pied. Avec le développement des livraisons en dix minutes, n'y a-t-il pas une contradiction entre ces modèles économiques, et ne risquent-ils pas de se percuter ?
M. Jérôme Fourquet. - En ce moment, se développent ce qu'on appelle les dark store, des mini-supermarchés uniquement dédiés à la livraison, à l'image des dark kitchen, restaurants qui ne fabriquent que pour la livraison à domicile. Paris est un laboratoire et un très gros marché, donc je pense qu'il y aura de la place à la fois pour Biocoop, Franprix et la livraison. Mais, dans cette société du cocon, la livraison a un potentiel de séduction absolument gigantesque, avec les questions sociales majeures que cela pose, car si tous les clients sont rois, il faut bien une armée d'esclaves pour servir tout le monde. Dans les jeunes générations, il y a quarante ans, se faire livrer son Mc Do par quelqu'un de son âge, pour un jeune de gauche ou un jeune catholique, cela posait un problème. Aujourd'hui, ces surmois ont disparu et on se permet même d'attribuer une mauvaise note au livreur quand le plat livré est un peu tiède.
Certains politiques réclament de la régulation. Mais ces modèles - j'ai cité Amazon, il y en a bien d'autres - sont extrêmement puissants et répondent à une attente profonde : personne n'a mis le pistolet sur la tempe des consommateurs ! C'est une situation à surveiller de près car le potentiel de déstabilisation est absolument gigantesque.
Pour ce qui est de la culture américaine, nous avons repris une notion qui est celle de l'hybridation. Il y a une accélération de l'exposition aux cultures étrangères. Pour des jeunes Français, Disney est-il encore américain ? En partie, mais cela est inclus dans leur imaginaire au même titre que la culture française. La France est le deuxième marché au monde pour McDonald's, après les Etats-Unis : il y a 2 000 Mac Do en France, n'en déplaise à José Bové, qui n'a pu empêcher le rouleau compresseur. Si je reprends les 75 % de jeunes entre 18-35 ans qui sont allés au moins une fois chez Disney, 50 % d'entre eux vont au moins une fois par mois chez Mac Do et 20 % y vont même plusieurs fois. Alors certes, Mac Do a introduit des salades et des fromages français et on peut dire que le modèle s'est hybridé, mais il y a encore cette influence culturelle anglo-américaine extrêmement puissante, qui s'est renforcée depuis une quarantaine d'années, du haut en bas de l'édifice social. Sans caricature, on pratique la danse country sur les ronds-points, la culture du rap règne dans les banlieues, et dans les grandes métropoles on boit un café chez Starbucks en rêvant de start-up nation... Dans son dernier livre, Arnaud Montebourg raconte une anecdote savoureuse lors d'un voyage de François Hollande à Washington, qui laisse entendre que le pèlerinage à la Maison-Blanche constitue le rêve d'aboutissement de toute carrière politique française. Cette « couche yankee », comme nous l'appelons, est aujourd'hui très épaisse. Dans mon livre précédent, j'avais beaucoup parlé des prénoms : de 1989 à 1996 le prénom numéro un en France pour les garçons était Kevin. On compte aujourd'hui 160 000 Kevin. En 1993, année où l'on libéralise totalement les prénoms, 13 % des garçons avaient déjà reçu un prénom anglo-saxon.
M. Éric Bocquet. - Merci pour vos propos très intéressants. Je m'interrogeais sur les conséquences politiques de ce que vous avez décrit. N'y aurait-il pas un parallèle à faire avec le référendum du Brexit au Royaume-Uni en 2016 ? Il semble y avoir une corrélation étroite entre ce que vous avez évoqué, notamment la désindustrialisation, la paupérisation et la relégation de certaines régions, et la carte des votes : Londres et le sud-est ont voté à 60 % pour rester dans l'Union européenne, et les Midlands, à 60 % pour partir. On pourrait aussi probablement trouver certaines analogies avec le référendum de 2005 en France.
M. Jérôme Fourquet. - Je suis entièrement d'accord avec vous. L'avènement, qui n'est pas terminé, d'un nouveau paysage électoral, doit se lire à l'aune des profondes transformations que connait notre société depuis une quarantaine d'années. Le clivage gauche-droite n'est pas mort, mais de nouveaux clivages sont en train d'apparaître. Le clivage gauche-droite seul ne rend plus compte de la nouvelle configuration de notre société. Le big bang électoral auquel on assiste depuis 2017, avec son imminente « saison 2 », constitue une mise en conformité du paysage électoral avec la réalité profonde du pays. Le terreau ayant été complètement retourné, il est un peu illusoire de penser qu'on peut continuer avec les mêmes forces politiques et les mêmes logiciels. Les jeunes générations le disent bien : « Tout cela ne nous parle plus, nous sommes dans un autre monde ».
M. Bernard Fialaire. - Je m'interroge sur les relations entre la désindustrialisation et l'immigration. Dans les années 1980, l'immigration de travail était forte et certains ont considéré la délocalisation comme presque vertueuse puisqu'elle permettait de réduire l'immigration. On parle aujourd'hui de réindustrialisation, mais on manque déjà de main-d'oeuvre dans certains secteurs : il y a un bassin de fonderie sur mon territoire qui ne pourra faire face à une augmentation de la production qu'avec un afflux de main-d'oeuvre supplémentaire, venant actuellement de Turquie. Quels liens faites-vous entre la délocalisation et la désindustrialisation ?
M. Jérôme Fourquet. - Les liens sont évidents : on va fabriquer les Dacia à l'est parce que cela coûte moins cher et pour que les gens qui ne travaillent plus dans des usines puissent se les payer. Ces délocalisations ont donc tiré tout le monde vers le bas.
L'immigration de travail est massive à partir des années 1960, mais on l'a officiellement arrêtée à la fin des années 1970, au moment où la désindustrialisation commençait, alors même que, de facto, l'immigration n'a jamais été stoppée en France. Aujourd'hui, des secteurs économiques entiers tournent avec cette main-d'oeuvre étrangère ou d'origine étrangère. Classiquement, elle occupe les métiers les plus pénibles, ceux de la restauration, du nettoyage, du bâtiment.
M. Mathieu Darnaud, président. - Je partage l'interrogation de René-Paul Savary. Allons-nous vers une accélération, un renforcement de ce processus de démoyennisation, ou peut-on imaginer un changement, soit de paradigme, soit de tendance ? Peut-on espérer que d'autres influences viennent percuter cette « couche yankee » pour nous faire sortir du tunnel que vous décrivez ?
M. Stéphane Sautarel. - Je reprends certains des éléments que vous avez évoqués : le Fordisme, cette nécessité d'avoir des consommateurs capables d'acheter ce que l'on produit ; le lien, souligné par ma collègue, entre l'effort et le revenu qui semble de plus en plus distendu ; les consommateurs-rois qui ont besoin d'esclaves, et la société du cocon déconnectée du bien commun et du collectif. Dans ces conditions, le revenu universel n'est-il pas inéluctable ?
M. Jérôme Fourquet. - C'est une bonne question, il peut y avoir une certaine logique si on pousse les feux jusqu'au bout. Mais les réticences culturelles sont très fortes, notamment avec un discours anti-assistanat très répandu dans la société française, en particulier chez ceux qui sont juste au niveau de la ligne de flottaison, et dont le leitmotiv résonne autant sur les ronds-points que dans nos enquêtes : « Je suis trop riche pour être aidé, mais pas assez pour bien vivre. Le voisin ne se lève pas le matin mais à la fin du mois, c'est peut-être lui qui a raison ». Ce discours anti-assistanat est monté en puissance dans les années 1990-2000 au moment où la société française prend conscience qu'elle est devenue une société du chômage de masse, notamment du fait de la désindustrialisation. Toute une série d'outils sont alors mis en place : le revenu minimum d'insertion (RMI) en 1988, la couverture maladie universelle (CMU), des primes de Noël pour les chômeurs de longue durée. Des collectifs associatifs se montent : Droit au logement, Les restos du coeur, etc. Pour financer cela, les pouvoirs publics créent la contribution sociale généralisée (CSG) puis la contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS), dont il est facile ensuite d'augmenter les taux. Le discours anti-assistanat monte au fur et à mesure que la charge augmente et que la visibilité de ce public s'accroît.
Le revenu universel pose des questions philosophiques majeures et des questions financières. Nous avons le modèle de protection sociale le plus généreux au monde, des déficits commerciaux records et des déficits publics massifs : la question est donc celle de la soutenabilité de ce modèle de protection sociale sans une base productive digne de ce nom.
Le processus de démoyennisation devrait s'amplifier, c'est-à-dire le développement d'une économie post-industrielle avec, d'un côté, des jobs à très forte valeur ajoutée, concentrés dans les lieux touristiques, les bords de mer et les coeurs des métropoles, et de l'autre, des prestataires de services que nous avons appelés la « nouvelle classe ancillaire » ou le « nouveau larbinat », avec la livraison, l'aide à domicile, etc. Face à cette main invisible du marché et sa pente naturelle, c'est le rôle du politique de tenter de réorienter le paquebot dans un sens qui soit plus soutenable, en termes démocratiques notamment.
M. Mathieu Darnaud, président. - Cette séance de travail était passionnante et nous vous en remercions vivement.