Mercredi 2 novembre 2022
- Présidence de M. Christian Cambon, président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Leçons de la guerre en Ukraine - Audition du colonel Michel Goya, historien spécialisé dans l'histoire militaire et l'analyse des conflits
M. Christian Cambon, président. - Nous sommes heureux de vous retrouver, mon colonel, après de précédentes auditions au Sénat, notamment une devant notre commission il y a quelques temps à l'époque où nous nous interrogions pour savoir comment évoluait l'opération Barkhane. Je rappelle que vous êtes ancien officier des troupes de marine, ayant servi notamment au 21ème RIMa et au 2ème RIMa, régiment que notre commission a eu l'occasion de visiter il y a tout juste un an. Au cours de votre carrière, vous avez été déployé plusieurs fois à l'étranger, et notamment deux fois à Sarajevo. Vous êtes également docteur en histoire et enseignant en histoire militaire. Vous êtes enfin l'auteur de plusieurs ouvrages reconnus, le dernier étant Le temps des guépards, qui retrace et analyse les 60 dernières années d'opérations militaires de la France.
Mon colonel, c'est donc à tous ces titres que nous avons souhaité vous entendre sur un sujet qui retient particulièrement notre attention : les leçons à tirer de la guerre d'Ukraine. Naturellement, cette guerre est loin d'être achevée, et il faut aborder ce sujet avec toute la prudence nécessaire. Toutefois, à l'approche de la prochaine loi de programmation militaire (LPM), nous nous devons bien sûr de prendre en compte les caractéristiques de ce conflit de haute intensité sur le sol européen, qui redessine les équilibres géopolitiques.
Mon colonel, je vous propose de présenter ce que sont, selon vous, les principaux enseignements que l'on peut tirer de ces 9 mois de guerre. En plus des enseignements généraux qui vous apparaissent, il nous intéressera de savoir quelles conséquences devraient, selon vous, en être tirées en France, au vu de la situation actuelle de nos armées. Notre commission, quant à elle, s'inquiète depuis plusieurs années du niveau des munitions et de l'impossibilité d'atteindre les normes d'entraînement ou de MCO qui sont fixées. Nous avons également une vive préoccupation sur le retard accumulé en matière de drones, et sur la rareté de notre défense sol-air, même si sa qualité est reconnue. Enfin, il nous semble que la guerre d'Ukraine amène à porter un regard nouveau sur les aspects logistiques et de soutien des opérations, qui ont trop souvent été un peu négligés, notamment en moyens financiers.
Enfin, peut-être pourrez-vous nous livrer aussi votre analyse de la situation actuelle sur le terrain. On comprend que la pression ukrainienne se poursuit sur la poche de Kherson. Selon vous, les Ukrainiens peuvent-ils espérer reprendre cette ville prochainement, et dans quel état ? Pensez-vous que la campagne russe de destruction des infrastructures civiles, en particulier les centrales électriques, ait un sens sur le plan militaire ? Les civils ukrainiens s'apprêtent à vivre un hiver extrêmement difficile, mais ils semblent pour l'instant disposer de grandes forces morales. Auront-ils aussi les ressources militaires pour poursuivre la libération de leur territoire ?
Je vous propose d'aborder ces questions dans un propos liminaire d'une quinzaine de minutes, après quoi je donnerai la parole à mes collègues pour un échange de questions-réponses. Je vous rappelle que cette audition est captée et diffusée sur le site Internet du Sénat. Mon colonel, vous avez la parole !
Colonel Michel Goya. - Monsieur le président, je vous remercie pour votre invitation. C'est toujours un honneur et un plaisir de m'exprimer devant votre commission. Je commencerai par des considérations générales, avant de revenir sur la situation en Ukraine.
Depuis 1815, les armées françaises changent de mission prioritaire tous les 10 à 30 ans. J'ai expliqué dans mon ouvrage Le temps des guépards - que vous m'avez fait l'honneur de citer - que nous étions rentrés depuis quelques années dans une nouvelle période stratégique où la mission première des armées sera la confrontation. Tout en continuant à lutter contre les organisations salafo-djihadistes, notre mission première consistera dans la confrontation, terme qui fait référence à la confrontation de Bornéo entre le Royaume-Uni et l'Indonésie de 1963 à 1966. Elle désigne une situation où des puissances politiques s'affrontent de toutes les manières possibles et imaginables (sanctions, embargos, boycotts, sabotages, jeux d'influence, actions diplomatiques...) mais où les affrontements ne sont ni ouverts ni à grande échelle. Il n'y a pas de combat : on ne verse pas le sang à grande échelle et de manière ouverte. Lors de la confrontation de Bornéo, les Britanniques et les Indonésiens se sont affrontés militairement, tout en le niant de part et d'autre malgré les centaines de morts que ces combats ont pu faire. Cette situation peut aussi être désignée par l'expression de guerre hybride. À mon sens, cette expression est totalement impropre et confuse : il faut distinguer le niveau de la confrontation de celui de la guerre.
Nous nous trouvons actuellement dans une situation de confrontation entre la Russie et les pays occidentaux. Nous ne nous faisons pas la guerre. Le premier niveau est celui de la confrontation. Le deuxième est celui de la guerre, où se déroulent des combats violents et de grande importance (c'est la situation actuelle entre la Russie et l'Ukraine). Il y a enfin un dernier échelon, qui est la guerre nucléaire. Le conflit en Ukraine aura eu le mérite de remettre en lumière ces différents niveaux d'affrontements que nous avions oubliés et qui ont leur logique propre. La confrontation avec la Russie n'a pas commencé en février 2022 mais elle a bien sûr pris un tour particulièrement aigu à cette date. Il fallait effectivement s'y attendre, tout comme nous aurions pu nous attendre à des situations semblables avec la Turquie ou encore avec la Chine. Si nous avions été cohérents, nous aurions remodelé en conséquence notre système de forces. Le modèle de confrontation n'est pas nouveau. La France s'est ainsi trouvée en situation de confrontation en 1903 contre le Brésil, contre l'Iran dans les années 1980, contre la Syrie à la même période, qui était alliée de l'Iran, mais aussi contre la Libye. Ce dernier exemple est d'ailleurs un modèle de confrontation plutôt réussie.
Il aurait été extrêmement utile de développer, comme pendant la guerre froide, une stratégie du « piéton imprudent ». Ceci consiste à occuper le terrain soudainement, par surprise, pour bloquer la situation. La Russie a utilisé cette méthode en 2014 quand elle a occupé la Crimée, plaçant la communauté internationale devant le fait accompli. La France a procédé de même au Tchad lors de l'opération Manta en 1983. Nous avons déployé très vite des forces au milieu du pays, plaçant la Libye devant ses responsabilités.
Nous devons aussi être capables de combattre dans des espaces « gris », avec des soldats fantômes et des capacités d'action clandestine. L'emploi de sociétés privées peut présenter énormément d'avantages pour « agir sans agir », comme le dit la Chine. Il nous faut aussi une capacité à combattre à plus grande échelle s'il le faut. Cette situation de confrontation entre puissances - et notamment entre puissances nucléaires - n'exclut en effet pas la possibilité de conflit majeur. Le contexte stratégique mondial peut changer brutalement. Je rappelle combien nous avons été pris de court en 1990 lorsque qu'il a fallu faire la guerre à l'Irak, cas qui n'avait absolument pas été anticipé.
Le premier enseignement à tirer de la guerre en Ukraine est bien la nécessité d'être capable de remonter en puissance très vite. Ce qui a sauvé l'Ukraine, c'est qu'elle disposait de réserves : des réserves matérielles avec des stocks hérités de l'armée soviétique mais aussi des réserves humaines. Ces réserves humaines ont véritablement sauvé la situation, en permettant de compléter très rapidement les forces d'active. Elles ont permis de constituer des unités de combat en créant quatre brigades complètes constituées de réservistes. Surtout, elles ont permis d'encadrer et de structurer plus de 25 brigades territoriales constituées à partir de réservistes puis de volontaires, ainsi que des unités de garde nationale sous la direction du ministère de l'intérieur. Ces réservistes ont une réelle expérience militaire : beaucoup ont combattu sur la ligne de front du Donbass dans les années précédant la guerre. A l'inverse, si les Russes disposent de stocks de matériels considérables hérités de l'armée soviétique (chars, véhicules blindés, obus, munitions...), ils ne disposent pas de stocks d'hommes. C'est une surprise et cela constitue une de leur grande faiblesse.
De manière inédite, il s'agit de la première guerre majeure entre États européens où le pays agresseur ne mobilise pas la nation pour mener la guerre. Le pouvoir russe la décrit même comme une « opération spéciale », c'est-à-dire comme une lointaine opération extérieure menée uniquement par des soldats professionnels. La société russe est maintenue autant que possible à l'écart. Les Russes ont engagé toute leur armée professionnelle pratiquement d'un coup d'emblée en Ukraine, sans avoir prévu de plan B et de capacité de reconstitution de cette armée. Or celle-ci est malgré tout relativement réduite, avec environ 120 000 Russes auxquels s'ajoutent les armées des républiques séparatistes engagées. 40 000 hommes ont ensuite été envoyés en renfort. L'Ukraine fait sensiblement la superficie de la France. Par comparaison, l'offensive contre l'Ukraine a été conduite comme si la France de 1940 avait été attaquée uniquement par les 10 divisions Panzer de l'armée allemande.
Non seulement le corps expéditionnaire russe est relativement réduit, mais il est également finalement assez fragile. Le premier mois de la guerre a été très meurtrier pour les Russes et ceux-ci ont été incapables de reconstituer leurs forces. Les capacités de l'armée russe n'ont cessé de se réduire au fur et à mesure de la guerre. Si au début du conflit, des opérations sophistiquées pouvaient être menées, à partir du mois de mars les Russes n'ont plus été capables que de livrer des combats violents mais extrêmement simples, très proches de ceux de la Première Guerre mondiale. Depuis le mois de juillet, les Russes ne sont même plus capables de monter des attaques de grande ampleur. On assiste à une régression permanente de l'armée russe, en particulier de ses forces terrestres.
Les Ukrainiens sont à l'inverse montés en puissance et ont mobilisé toute la nation. Petit à petit, ils ont formé de vrais soldats. À partir du mois d'août, les courbes se sont croisées et l'armée ukrainienne est devenue incontestablement l'armée la plus puissante d'Europe. Les brigades territoriales, brigades d'infanterie légère destinées à tenir le terrain et à se livrer à des opérations d'harcèlement, sont devenues de véritables unités professionnelles. Récupérant de l'armement plus lourd, elles sont devenues des brigades de manoeuvre et ses unités ont permis de doubler la capacité de l'armée ukrainienne. À partir d'août, l'armée ukrainienne a été à la fois supérieure en nombre d'unités de combat et supérieure en qualité tactique. Les Ukrainiens ont alors pris l'initiative.
Le deuxième enseignement général que je tire est la difficulté de la Russie, dont le PIB est équivalent à celui de l'Italie, à se doter d'une armée capable de rivaliser avec celle des États-Unis. En voulant intervenir dans tous les domaines, les Russes ne sont très bons nulle part. L'armée russe dispose d'un arsenal nucléaire absolument pléthorique, avec plus de 6 000 têtes nucléaires dont plus de 2000 sont opérationnels. Le budget réel de la défense (je ne parle même pas du budget officiel) doit représenter entre 2 à 3 fois celui de de la France, ce qui est colossal et en réalité beaucoup trop. Les Russes ont fait beaucoup d'efforts pour moderniser leur flotte de marine - en particulier leur flotte de haute mer - et pour renforcer leur aviation. Cette dernière dispose d'un arsenal anti-antiaérien extrêmement puissant. Les forces aéroportées ont été constituées en une armée à part. Malgré ces efforts, l'armée russe combattant en Ukraine est constituée à 80 % par les forces terrestres. La Russie a voulu se doter d'un modèle d'armée de pays très riches sans en avoir les moyens. Ce modèle s'est révélé inadapté à la guerre réelle qu'elle a dû mener.
Un autre enseignement tient au combat dans le ciel. Dans cette guerre, il y a très peu d'avions pilotés impliqués. Cela n'est pas complètement nouveau. Cela avait ainsi déjà été le cas il y a deux ans lors de la guerre entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan. Lors de la guerre de 2014-2015 en Crimée, les combats extrêmement violents ayant eu lieu dans le Donbass n'ont également impliqué que très marginalement des avions et des hélicoptères. Les Russes utilisent leur aviation de manière extrêmement prudente, au plus près du front, pour appuyer les forces terrestres sans avoir la souplesse de nos moyens.
Cette sous-utilisation des forces aériennes s'explique par deux raisons fondamentales. Tout d'abord, le ciel est devenu trop dangereux. Le système de défense anti-aérien de l'armée ukrainienne est si dense qu'il devient extrêmement risqué d'y envoyer des engins à plusieurs dizaines de milliers d'euros, avec des hommes à l'intérieur. Si les Russes utilisaient leur aviation pour bombarder les villes et les infrastructures, ils auraient déjà probablement perdu plusieurs centaines d'aéronefs. En utilisant de manière extrêmement prudente leurs outils de combat aérien, les Russes ont déjà perdu - en pertes prouvées - une soixantaine d'avions et une cinquantaine d'hélicoptères. Ces chiffres sont sûrement inférieurs à la réalité. Il faut imaginer ce que cela représenterait pour nous si nous perdions autant d'aéronefs !
Dès lors, des moyens de substitution à l'aviation pilotée, via les drones et les missiles, sont utilisés de part de et d'autre. La quasi-totalité des missions de l'aviation pilotée, comme la reconnaissance et les frappes, peuvent être assurées par ces moyens. Il n'y a que le transport d'individus qui ne peut être assuré par ce moyen. Je souligne d'ailleurs qu'il n'y a eu qu'une opération héliportée d'hommes au tout début de la guerre. Elle ne s'est pas bien déroulée et il n'y en a donc plus. Ces instruments de substitution permettent d'économiser des vies et de l'argent. La campagne aérienne russe de frappe contre les infrastructures civiles ukrainiennes est la première menée uniquement par des robots ou des missiles depuis la campagne des V1/V2 conduite par les Allemands en 1944-1945. Les motivations russes sont comparables à celles des Allemands : il s'agit d'attaques de dernier recours pour agir de manière offensive.
Cet usage du ciel, qui n'est pas une surprise, indique une tendance profonde et nous invite à changer notre modèle. Nous l'avions fondé sur la suprématie aérienne, ce qui nous a permis de réduire à la portion congrue notre artillerie, et tout particulièrement notre artillerie sol-air. Ce conflit nous apprend que notre modèle de force n'est finalement pas adapté à cette nouvelle ère stratégique. Nous avons sacrifié nos réserves matérielles et humaines. Les Américains fournissent 70 % de l'aide militaire à l'Ukraine parce qu'ils s'en sont donnés les moyens. Si nous faisions le même effort que les Américains en matière de défense en pourcentage du PIB, notre budget serait de 92 milliards d'euros. Les Américains consacrent des ressources très importantes pour leurs réserves et leur garde nationale. Si nous faisions le même effort que les Américains en la matière, nous dépenserions, toutes proportions gardées, 2,8 milliards d'euros chaque année uniquement pour nos réserves. En utilisant ces forces de réserves et leurs moyens, ce serait déjà suffisant pour aider n'importe quel autre pays de manière efficace.
En résumé, je crois que notre modèle n'est plus forcément adapté à un contexte de confrontation générale. Je pense que notre armée devrait ressembler à celle de l'opération Monta Épervier au Tchad, en puissance 10. Il nous faut disposer d'une capacité de projection de forces et de présence très rapide, pour placer notre adversaire devant le fait accompli. Si le monde occidental avait été un peu plus courageux, nous aurions déployé avant la crise des forces extrêmement rapidement en Ukraine. Si nous avions placé en quelques jours des brigades à Kiev ou le long de la frontière - ce que nous avons fait en Roumaine et dans les pays baltes plus tard - nous aurions placé les Russes devant la situation du tout ou rien. C'était là une décision politique. Encore faut-il avoir cette capacité de projection rapide dont nous ne disposons plus réellement. Nous devons être capables de combattre dans les espaces gris, beaucoup plus que nous sommes capables de le faire actuellement. Nous devons aussi repenser notre rapport au ciel. Nous avons accumulé un retard important en matière d'aviation dronique. Les Ukrainiens ont désormais l'armée la plus équipée en drones au monde. Ils dépassent de très loin tout ce dont nous pouvons disposer. La France s'est faite dépassée par la Turquie dans ce domaine alors même que nous disposons de compétences importantes en matière aéronautique.
Il faut repenser notre outil pour être capable de mener, très vite, une guerre, au loin, de haute intensité. Il nous faut aussi être capable d'agir beaucoup plus efficacement en périphérie de la guerre. Il nous faut enfin garder à l'esprit que le contexte changera probablement dans une quinzaine d'années. Il faudra alors encore repenser complètement ce modèle alors même que nos procédures et nos équipements sont conçus pour la longue durée. Je rappelle ainsi que le premier vol de l'avion Rafale, conçu pour combattre les avions soviétiques au-dessus de l'Allemagne de l'Ouest, date de 1988. Il sera toujours en service dans les années 2040 et 2060 alors que le contexte géostratégique aura probablement changé pour une troisième fois. Quand nous lançons des équipements, savoir comment ils seront utilisés au bout de quelques dizaines d'années relève de la voyance beaucoup plus que de l'anticipation stratégique.
M. Christian Cambon, président. - Avant les questions, pouvez-vous nous faire un point sur la situation militaire actuelle, notamment à Kherson ?
Colonel Michel Goya. - Pour l'historien de la Première Guerre mondiale que je suis, la situation ressemble beaucoup à celle de 1918. Les Ukrainiens, comme les alliés à partir de l'été 1918, disposent d'une supériorité incontestable de leurs forces terrestres et peuvent marteler le front pour essayer d'ébranler le dispositif russe, devenu extrêmement passif.
Les Ukrainiens ont lancé deux grandes opérations, une du coté de Kherson complètement au sud, et l'autre complètement dans le nord. Ils conservent peut être la possibilité de lancer une troisième bataille. Le lancement d'une offensive ukrainienne au centre du front en direction de Melitopol aurait des conséquences considérables. Les Russes, certainement sur décision politique, ont décidé de tenir à tour prix la région autour de la ville de Kherson. Sur la rive droite, il y a environ 20 000 soldats russes et à peu près autant sur la rive gauche, soit au total à peu près un quart de toutes les forces russes. Cela montre bien qu'il s'agit d'une priorité incontestable pour eux. Le combat est extrêmement difficile pour les Ukrainiens mais ils progressent petit à petit. Les Russes vont très certainement se replier de l'autre côté du fleuve pour éviter de se retrouver piégé. Ce repli devrait servir à préparer une bataille urbaine de grande ampleur dans Kherson, pour en faire un « Stalingrad sur le Dniepr ». Les services ukrainiens prévoient cette bataille pour le mois de novembre, ce qui me paraît assez optimiste.
L'offensive ukrainienne dans le nord marque quant à elle un peu le pas, après les succès spectaculaires du mois de septembre. Nous ne sommes cependant pas à l'abri d'une accélération des opérations militaires. Les Ukrainiens s'approchent petit à petit de Svatove, noeud de communication dans le nord. La prise de ce point clé permettrait d'avancer beaucoup plus loin dans la province de Louhansk.
Dans tous les cas de figure, la reconquête complète de tous les territoires conquis par les Russes, y compris la Crimée, n'est pas concevable avant l'an prochain. Le processus sera relativement long. Il y a eu un croisement de courbes cet été en faveur de l'Ukraine. En matière militaire comme en politique, les courbes se croisent rarement deux fois ; les Ukrainiens ont donc aujourd'hui l'initiative militaire. Il n'est donc pas question pour eux d'arrêter et de se mettre à négocier. Les deux adversaires ont toujours l'espoir de pouvoir l'emporter ou d'obtenir de nouvelles conquêtes à court terme. La guerre devrait donc durer au moins jusqu'à l'an prochain.
M. Christian Cambon, président. - Que pouvez-vous nous dire sur l'option nucléaire ?
Colonel Michel Goya. - L'option nucléaire est en effet revenue sur le devant de la scène. Je constate cependant que les Russes sont d'une grande orthodoxie en la matière. Certes, ils rappellent très fréquemment qu'ils disposent de l'arme nucléaire. Mais cette déclaration est toujours suivie d'une deuxième précisant qu'elle ne serait utilisée que pour protéger l'existence de la Russie, ce qui est très proche de notre doctrine. Il s'agit donc bien d'une doctrine de dissuasion visant à protéger les intérêts vitaux du pays. La véritable question est de savoir si la Crimée fait partie des intérêts vitaux du pays. Ce serait à mon sens très discutable.
On insiste souvent sur la distinction entre armes nucléaires tactiques et stratégiques. Cela n'a en réalité pas beaucoup de sens. On a cessé d'utiliser le terme d'armes nucléaires tactiques dans les années 1970, y compris en France où elles sont devenues préstratégiques. Une arme tactique implique que sa décision d'emploi est décentralisée au niveau de généraux qui décident, sur le champ de bataille, de l'utiliser comme de la grosse artillerie. On s'est ensuite aperçu que cela n'avait militairement pas beaucoup de sens et restait très difficile à mettre en oeuvre. Surtout, on ne peut pas distinguer véritablement les emplois. La seule distinction est celle de l'usage ou non du nucléaire.
L'arme nucléaire est une arme taboue, dont l'utilisation conduit à se mettre au ban des nations. Ce prix politique est bien connu. La Chine ne tolérera jamais que la Russie utilise l'arme nucléaire. Cette utilisation ne serait sûrement pas tolérée à l'intérieur de la société russe et des cercles de pouvoir. La réaction occidentale serait par ailleurs immédiate, l'emploi de cette arme ne pouvant être banalisé. Les États-Unis ont les moyens matériels de punir de manière conventionnelle ce premier emploi. Les pays occidentaux entreraient alors en guerre, avec des dégâts considérables portés à l'armée russe. Pour toutes ces raisons, je ne crois pas à l'emploi de l'arme nucléaire par la Russie. On ne peut pas l'exclure mais je ne le pense pas probable.
M. François Bonneau. - Merci mon colonel pour votre brillant exposé. Je souhaitais vous interroger sur la capacité russe à reconstituer, en interne et en externe, son potentiel militaire.
Mme Nicole Duranton. - Quels indicateurs l'historien et le spécialiste en analyse des conflits que vous êtes peut-il établir pour déterminer le moral de l'armée russe ? Ce moral des troupes dépend-il plus du facteur terrain ou du facteur information et contre-information ? J'ai également une question sur le groupe Wagner qui sévit en Ukraine, en parallèle de l'armée officielle russe. Ce groupe prend de plus en plus d'importance sur le terrain et dans les médias. Pensez-vous que son chef pourrait devenir un danger pour Vladimir Poutine ?
M. Cédric Perrin. - Mon colonel, votre intervention était une fois encore très intéressante. Je lis avec beaucoup d'attention votre blog et j'ai quelques questions.
Vous avez beaucoup parlé de la guerre de haute intensité, qui a été théorisé mais dont nous ne nous sommes pas donné les moyens. Vous avez insisté sur la nécessité de gagner la guerre avant la guerre, en montrant à nos ennemis que nous sommes en capacité de les dissuader de nous attaquer. Pensez-vous que le fait d'avoir laissé le groupe Wagner prospérer au Mali a renforcé les intentions de Poutine s'agissant de l'Ukraine ? De même, le départ des troupes américaines d'Afghanistan a-t-il incité Poutine à intervenir en Ukraine ?
S'agissant de l'action autour de Kharkov, vous évoquez dans votre blog cinq brigades blindées passées inaperçues des Russes. Alors que ceux-ci disposent de moyens considérables d'informations, comment expliquer ce raté ?
Mme Isabelle Raimond-Pavero. - Colonel, au cours des dernières années, des puissances militaires se sont dotés d'équipements de plus en plus sophistiqués. Ce conflit militaire de la Russie contre l'Ukraine démontre cependant qu'il ne faut surtout pas négliger les batailles terrestres caractérisées par l'usage, entre autres, de matériel beaucoup plus classique. L'ex-ministre des armées Florence Parly avait elle-même déclaré qu'il nous faudrait s'interroger sur le juste équilibre entre la très haute technologie et des équipements un peu plus rustiques. Il ne faut évidemment pas renoncer à la haute technologie ; il s'agit d'une question de dosage. Dans le contexte actuel de contraintes de stocks d'armes que nous connaissons, quelle leçon tirez-vous de ce constat ?
M. Joël Guerriau. - Merci pour votre brillante intervention. Nous sommes à neuf jours de fêter la commémoration de l'armistice de la Première Guerre mondiale. Comme en 1914-1918, on retrouve un schéma avec un front séparant deux belligérants. 20 millions de personnes, civils et militaires, avaient été tuées pendant la Première Guerre mondiale et autant de personnes blessés. Pour le conflit en Ukraine, on évoque les militaires tués mais moins les blessés et les civils.
Connaît-on le nombre de blessés en Ukraine ? Comment cette question est-elle traitée ? S'agissant de la population civile, on sait que celle-ci dans le Donbass est pour une partie d'entre elle pro-russe. Qu'en est-il aujourd'hui pour ces populations ? Sait-on s'il y a des exactions sur les civils dans le Donbass ?
M. Christian Cambon, président. - En parlant de statistiques, dispose-t-on d'estimations sur le nombre de soldats russes et ukrainiens morts en Ukraine ?
Colonel Michel Goya. - Il est toujours extrêmement difficile de disposer de chiffres en la matière. Nous avons des indices via les informations sur les destructions de matériels et de véhicules. Le site néerlandais de source ouverte Oryx comptabilise tous les véhicules détruits grâce au recensement de photos. Ces données nous donnent des indices sur la violence des combats et sur les pertes possibles. Selon moi, les Russes doivent avoir perdu environ 80 000 hommes (tués, blessés ou prisonniers), dont à peu près 20 à 30 000 morts. Ces pertes sont donc considérables. C'est un élément fondamental : à partir d'un certain taux de perte, une armée ne progresse plus et commence à se dissoudre. Les unités perdent leur cohésion. Probablement quasiment 1/3 des pertes russes ont eu lieu dans le premier mois de la guerre. L'offensive autour de Kiev a été une catastrophe pour la Russie.
Coté ukrainien, on estime que les pertes sont sensiblement inférieures. On a néanmoins globalement moins d'informations sur les Ukrainiens que sur les Russes. Ces pertes doivent être de l'ordre de 40 à 50 000 personnes. À la différence de l'armée russe, l'armée ukrainienne est plus volumineuse et elle est davantage capable d'absorber ces pertes. Celles-ci n'ont pas cassé sa dynamique de montée en puissance : 700 000 Ukrainiens ont été mobilisés depuis le début du conflit. A l'inverse, le ratio russe est très défavorable : 80 000 pertes pour des effectifs d'environ 170 000 soldats sous commandement russe. Les Russes ont perdu dans le premier mois de la guerre en Ukraine autant qu'en Afghanistan en 8 ans.
M. Yannick Vaugrenard. - Merci mon colonel pour toutes ces informations et pour vos réflexions. Les nouveaux moyens de communication dans le domaine du renseignement, notamment par voie spatiale, semblent constituer la grande nouveauté de cette guerre depuis le mois de février. Il semblerait que les renseignements américains aient été absolument déterminants, notamment en donnant aux Ukrainiens les informations nécessaires pour cibler précisément la localisation des états-majors russes. Les Russes semblent aujourd'hui s'attaquer davantage aux civils, par l'intermédiaire des destructions des infrastructures des réseaux d'électricité ou de l'eau. S'attaquer de manière privilégiée aux civils ukrainiens n'est-il pas un signe de l'extrême faiblesse de l'armée russe ?
Au début de votre intervention, vous avez appelé à un changement de stratégie tous les 10, 20 ou 30 ans. La démonstration n'est-elle pas faire que notre stratégie de dissuasion nucléaire, si elle est nécessaire, n'est pas suffisante ? La loi de programmation militaire semble s'orienter vers 2 à 3 milliards d'euros par an. Pensez-vous que ce budget est véritablement à la hauteur des enjeux que nous traversons aujourd'hui ?
M. Olivier Cadic. - Lors de l'invasion en Ukraine, beaucoup d'observateurs de terrain m'avaient confié qu'ils étaient surpris par la vétusté des équipements militaires russes utilisés. Ils imaginaient que l'armement russe moderne serait réservé pour une attaque envisagée ensuite plutôt vers la Lituanie ou la Pologne. Pensez-vous que l'armée russe dispose effectivement d'équipements plus modernes en réserve, pour une attaque éventuellement ultérieure ? Les drones iraniens utilisées par les Russes sont-ils les mêmes que ceux ayant frappé les intérêts émirien ou saoudiens ?
Les Russes semblent développer une stratégie de l'escalade, développant un discours de victimisation pour justifier leur agression. Des menaces ont été dirigées contre le Royaume-Uni et l'expression de guerre sale a été employée. Pensez-vous que les Russes soient véritablement en capacité d'engager un nouveau front pour développer cette escalade ?
M. Ludovic Haye. - Mon colonel, je tenais à vous remercier pour la qualité des propos que vous avez pu tenir, dans un contexte de désinformation que nous n'avons peut-être pas assez souligné. On sait tout et on ne sait rien sur ce conflit. On entend ainsi tout et n'importe quoi sur la destruction du pont de Crimée. Les Russes manient la désinformation comme peu de de pays le font. Cette désinformation est permise notamment grâce à la multiplication des outils numérique sur le front mais aussi dans les deux pays. Les cyberattaques - que l'on pourrait inclure dans l'expression guerre hybride - sont nombreuses en Ukraine depuis 2014, visant les hôpitaux, les écoles et les organismes publics. La nécessaire résilience face aux attaques numériques est-elle aussi un enseignement à tirer du conflit en Ukraine ?
Au regard de la part que représentent aujourd'hui les nouvelles technologies dans nos armées et compte tenu de ces attaques d'un nouveau genre, faut-il changer de paradigme ? L'avenir de nos armées ne passe-t-il pas une armée plus résiliente où la mécanique est privilégiée sur le numérique ?
M. Rachid Temal. - Je m'associe aux remerciements de mes différents collègues. J'ai trois questions. Jusqu'à quand et dans quelles conditions Poutine peut-il tenir ? Dans votre réflexion sur notre armée de demain, je note deux absents : l'OTAN et les alliés européens. Pouvez-vous revenir sur ces sujets ? Enfin, ma dernière question est un peu provocatrice : si vous étiez demain ministre des armées, quelle serait votre première mesure ?
M. Jacques Le Nay. - Mon colonel, vous nous avez expliqué que les troupes ukrainiennes étaient en état de supériorité. Quelle erreur stratégique les Ukrainiens doivent-ils absolument éviter pour rester dans cette dynamique de victoire ? Les formations menées par des Occidentaux pourraient-ils aider ?
M. Alain Joyandet. - Mon colonel, j'aurai d'abord une remarque. Il est très difficile au fond de savoir ce qui se passe. Vous faites des supputations, vous donnez des chiffres mais nous ne savons rien de manière certaine. Il est très difficile de savoir si les courbes ne se recroiseront pas. À vous entendre, la guerre serait en passe d'être perdue par les Russes, cette défaite n'étant qu'une question de temps. Disposez-vous d'éléments pour appuyer cette conviction ? Du fait de la désinformation, nous n'avons aucune preuve sérieuse de la dégradation de la situation pour les Russes.
Par ailleurs, si vous aviez devant vous quelqu'un - comme c'est mon cas - qui n'est pas convaincu du bien-fondé de notre action contre la Russie, quels arguments avanceriez-vous ? En quoi est-ce dans la défense de ses intérêts que la France se mobilise contre la Russie ? Personne, pas même le chef de l'État, ne nous a véritablement expliqué quel était l'intérêt stratégique majeur de la France d'intervenir contre la Russie ?
Vous avez avancé la nécessité de reconstituer nos forces pour être en mesure de nous projeter, ce que nous ne sommes plus en capacité de faire. Nous nous sommes projetés dans des pays africains car nous avions des accords de défense avec ces pays. Jusqu'à preuve du contraire, nous ne sommes pas alliés avec l'Ukraine. La reconstitution des forces est nécessaire pour protéger notre nation en cas d'agression. Justifier cette reconstitution par la nécessité de se projeter en Ukraine ne me paraît cependant pas opportun. Même le président Biden a indiqué qu'il n'y aurait pas un seul soldat américain sur le sol ukrainien. Tout en soulignant la qualité de vos propos, je reste donc dubitatif.
Mme Gisèle Jourda. - Merci colonel de tous les éléments que vous avez portés à notre connaissance. Je souhaiterais revenir sur les fortes interrogations concernant la sécurisation des corridors maritimes. Les effets de cette guerre se traduisent par la rupture de l'apport et de l'envoi de céréales. On assiste à une véritable guerre alimentaire. L'Europe apparaît tout à fait impuissante sur le sujet. D'après le centre de coordination conjointe de l'Onu chargé de l'accord international sur les exportations de céréales ukrainiennes en mer Noire, tout serait aujourd'hui suspendu. Disposez-vous d'éléments sur ce sujet ?
M. Hugues Saury. - Mon colonel, nous le savons, la LPM aura une considération particulière pour la réserve. Vous avez mentionné la faiblesse de la réserve française et vous avez insisté sur le différentiel entre les réserves russe et ukrainienne, ce qui place aujourd'hui l'Ukraine en situation favorable. Au-delà du seul nombre de réservistes, quels sont selon vous les clés de la mobilisation ?
M. Christian Cambon, président. - J'aurai une dernière question à l'historien que vous êtes. Au-delà de l'idée d'une reconstitution de l'empire soviétique après l'humiliation de 1991, quelle est selon vous la motivation de Vladimir Poutine à se livrer à cette intervention ? Voilà un dirigeant qui va mettre son pays au ban des nations pendant 30 ans - peut-être plus - pour disposer du Donbass, qui ne présente pourtant pas d'intérêt stratégique essentiel.
Colonel Michel Goya. - En termes d'équipement, la Russie est plutôt abondamment pourvue. Les missiles sont les seuls équipements critiques qui pourraient lui manquer. Nous avons beaucoup d'interrogations sur la capacité de la Russie à maintenir sa campagne de frappes sur la longue durée, celle-ci leur coutant d'ailleurs très chère. Depuis le début de la guerre, les Russes ont lancé entre 1500 à 2000 missiles, à plusieurs millions d'euros pièce. Ils ont ainsi dilapidé un de leur atout stratégique, qui consistait dans cette capacité de frappes de missiles conventionnels dont tous peuvent porter l'arme nucléaire. Les Russes semblent utiliser d'anciens stocks de missiles anti-navires afin de frapper - sans grande précision - des bâtiments. Ils utilisent également des missiles anti-aériens pour détruire des bâtiments, ce qui constitue un emploi assez luxueux.
L'Iran dispose en effet d'un arsenal de frappes conventionnelles qui pourrait être utile à la Russie. Si les drones Shahed ont beaucoup d'avantages, ils présentent l'inconvénient de porter une charge utile relativement faible. Les Shahed 136 utilisés par les Russes sont des obus lancés à très grande distance, qui n'ont pas la puissance d'un missile. Ils ne peuvent pas être un substitut à la frappe de missiles. La fourniture par l'Iran de missiles balistiques à la Russie lui permettrait de prolonger sa campagne aérienne, avec toutes les conséquences imaginables pour les populations civiles ukrainiennes. Cette fourniture n'est néanmoins pas certaine car elle conduirait l'Iran à se priver d'un atout stratégique contre Israël. La Corée du Nord pourrait de même apporter un soutien, avec des moyens plus vétustes.
La quantité d'obus dont dispose la Russie reste une inconnue. L'atout principal de l'armée russe est son artillerie. Or cette artillerie consomme énormément d'obus et de munitions et leur production ne peut pas compenser ce qui est utilisé. Beaucoup de pays disposent d'anciens matériels soviétiques, qui pourraient venir en renfort de l'armée russe. La Russie récupère également des équipements chez son voisin biélorusse.
J'ai eu l'impression que l'armée russe qui a attaqué l'Ukraine était la même que celle contre laquelle je m'entraînais au début des années 1980, lorsque nous nous préparions à des scénarios d'invasion de l'Allemagne de l'Ouest. Les équipements, les structures, l'organisation sont sensiblement les mêmes. À l'époque, nous n'imaginions pas que cette guerre puisse durer des mois ; nous étions plutôt sur des scénarios de quelques jours voire quelques semaines. Les forces étaient alors taillées en conséquence. Une des surprises du conflit en Ukraine est sa durée et sa violence, ce qui montre que les stocks de matériels et de munitions étaient suffisants pour permettre de durer.
S'agissant du moral de l'armée russe, je rappelle que le métier militaire est très particulier. Pour assurer que des soldats continuent de combattre, deux conditions sont nécessaires. Il faut d'abord qu'ils aient de bonnes raisons pour combattre (défendre la patrie, faire partie d'une unité prestigieuse, pression des camarades...). Il faut également qu'ils soient confiants dans leur capacité à mener le combat (capacités techniques, tactiques, équipements reçus, confiance dans ses camarades et dans ses chefs...). Seule cette alchimie complexe garantit que les soldats se livrent effectivement au combat. Quand les pertes et les défaites se multiplient, la cohésion des troupes se dissout. Des nouveaux venus, qui ne sont pas forcément bien formés, rejoignent les rangs. La qualité de l'armée se dégrade alors progressivement et elle devient alors passive. C'est la situation à laquelle pourrait être confrontée la Russie. Il n'y a pas aujourd'hui de débandade mais le moral des troupes russes est relativement bas.
J'ai rappelé tout à l'heure que la situation pouvait évoluer rapidement. Les Russes pourraient changer le cours de la guerre s'ils prenaient le temps, plutôt que d'envoyer des quantités de soldats mal formés, de reconstituer une armée solide, avec des unités de combat forts de leur cohésion. Un des points faibles de l'armée russe est son encadrement, notamment celui assuré par les sous-officiers. L'armée russe est une armée un peu hybride, qui a voulu copier le modèle occidental en se professionnalisant mais sans avoir suffisamment de volontaires pour le faire complètement. Ces volontaires ne restent pas très longtemps et la Russie n'a jamais pu bénéficier d'un vivier permettant de disposer d'un véritable corps de sous-officiers, constituant l'armature d'une armée. Si les soldats russes sont malgré tout globalement résilients, la cohésion des unités s'est très largement dissoute. Les attaques ne sont d'ailleurs souvent plus portées que par certaines unités d'élite, comme les troupes parachutistes, l'infanterie de marine, les forces Wagner ou encore des unités périphériques comme les forces tchétchènes. Ce modèle ressemble un peu à celui de l'Allemagne du IIIème Reich, avec plusieurs petites armées à part qui coopèrent très peu entre elles. Il faudrait également mentionner la garde nationale, dirigée par Viktor Zolotov, l'ancien garde du corps de Vladimir Poutine. Le FSB et le GRU disposent eux aussi de leurs propres armées régulières.
L'intérêt de Wagner est en principe d'agir là où l'armée régulière n'intervient pas. Ce groupe agit là où la Russie ne veut pas apparaitre officiellement, dans des zones sensibles politiquement ou même militairement. Un soldat Wagner qui meurt n'est comptabilisé nulle part. La nouveauté est que cette armée de mercenaires est désormais utilisée aux cotés de l'armée régulière et parfois en substitut de celle-ci. Il semble même que les mercenaires de Wagner soient bientôt retirés du Mali pour être engagés en Ukraine. L'historien arabe Ibn Khaldoun rappelait qu'une des particularités des empires est de démilitariser la société pour la pacifier et d'assurer la défense de l'empire par des mercenaires. La situation russe s'en approche. La Russie a engagé la guerre sans impliquer la société ou, du moins, en la maintenant le plus possible à distance. Vladimir Poutine n'a pas confiance dans la société et connaissait les risques de l'impliquer dans ce conflit. C'est la raison pour laquelle la mobilisation partielle a été retardée autant que possible.
La mobilisation constituait une boîte de Pandore, qui pouvait conduire à de nombreux mécontentements, amenant potentiellement à un changement de régime. L'histoire de la Russie montre que les régimes sont très vulnérables aux échecs militaires. Il fallait donc confier la guerre à des soldats professionnels, souvent issus des minorités périphériques. Des Syriens et des Afghans (formés d'ailleurs en partie par la France) ont pu être recrutés. Evgueni Prigojine, le responsable des forces Wagner, fait partie de ces petits seigneurs de la guerre qui se sont révélés en périphérie du pouvoir et qui contestent directement l'armée. Il y a ainsi une guerre de clans, appelé « guerre des tours » en référence aux tours du Kremlin. Le pouvoir vacille bien qu'il n'y aura probablement pas de révolution du peuple. La participation ou non de Vladimir Poutine au G20 à Bali le 20 novembre sera éclairante. V. Poutine sera certainement tenté de ne pas y assister par crainte de s'éloigner dangereusement du Kremlin.
La guerre a été déclenchée parce que la Russie a misé sur la faiblesse de la réaction internationale. Comme beaucoup, je pensais que Vladimir Poutine ne se lancerait pas dans cette guerre car ce n'était pas conforme à l'histoire de l'emploi brutal mais relativement prudent de la force en Russie. La Russie et l'Union soviétique n'ont engagé la force que lorsqu'elles estimaient qu'il n'y aurait pas ou peu de réaction de l'étranger. En 2014, la révolution de Maïdan a certes précipité les choses mais l'intervention russe s'explique surtout par le sentiment dominant que les États-Unis ne bougeraient et que le Président Obama était faible et non interventionniste. Le non-respect de l'engagement sur la ligne rouge constituée par l'usage d'armes chimiques en Syrie avait marqué les esprits. Cet aveu de faiblesse a été exploité et a entrainé la série d'interventions russes en Crimée, dans le Donbass et en Syrie en 2015.
L'engagement à refuser d'envoyer tout soldat américain en Ukraine formulé par Joe Biden est à mon sens une erreur stratégique. Il faut toujours maintenir une certaine ambiguïté sur la possibilité de l'emploi de la force. Cette déclaration est, d'une certaine façon, un feu vert donné aux Russes. En dehors des sanctions économiques, il n'y aurait ainsi pas de réaction forte.
En février 2022, Poutine a sous-estimé les réactions du monde occidental et a surestimé les capacités de son armée. Rétrospectivement, s'il avait eu ces éléments, il est probable qu'il n'aurait pas lancé cette guerre, qui lui coûte très chère, pour un gain qui est effectivement assez limité pour l'instant. Si la guerre s'arrêtait aujourd'hui, cela constituerait une petite victoire, mais à un prix absolument colossal !
S'agissant de la surprise de Balaklya, je rappelle les faits. Au tout début du mois de septembre, dans la province de Kharkiv, les Ukrainiens réussissent pour la première fois dans cette guerre une percée du front spectaculaire. Tout le front russe est disloqué. Pour ce faire, l'armée ukrainienne a concentré un certain nombre de forces à proximité de la ligne de front, avec au moins six brigades constituées chacune de 3 à 4000 hommes. Les Russes n'ont soit rien vu, soit rien fait pour parer cette attaque. J'ai été moi aussi surpris : je ne pensais pas qu'une attaque de cette importance puisse être organisée sans être repérée. Cela est très surprenant compte tenu des moyens dont les Russes disposent, depuis les satellites et les drones jusqu'à la brigade Spetsnaz infiltrée dans chaque unité pour observer la situation sur le front. Les moyens de renseignement russes ont-ils été défaillants ou ont-ils été mal exploités ? La chaîne de commandement russe a en tout cas était très mauvaise dans son estimation de la situation. Je suis encore sous le coup de l'étonnement !
Les Russes sont souvent étonnants. L'épisode du croiseur russe Moskva, où les Russes n'ont pas été capables de parer une attaque de missiles, en est une autre illustration. Je m'interroge aussi sur les raisons qui poussent les Russes, à travers le groupe Wagner, à s'obstiner à attaquer depuis trois mois la ville de Bakhmout, alors que cette attaque n'a plus vraiment de sens d'un point de vue militaire.
Concernant le modèle d'armée pour la France, je rappelle que chaque programme d'équipement majeur coûte en moyenne entre 2 à 4 fois le prix de la génération précédente qu'il remplace. Sur la longue durée, on constate que le coût des équipements militaires majeurs augmente d'environ 7 % par an (les chars de bataille américains coûtent en moyenne 10 % de plus chaque année). Or, les budgets d'équipements ne croissent pas dans la même proportion. Il y a donc obligatoirement une contraction des moyens. En France, nous avons connu une grande crise budgétaire de la fin de la guerre froide jusqu'en 2015. Dans les années 1980, nous avions lancé de nombreux programmes d'armement (avions Rafale, porte-avions Charles de Gaulle, hélicoptères Tigre, véhicules blindés de combat d'infanterie, chars Leclerc...). Ces programmes ont été conçus à une époque où le budget de la défense approchait des 3 % du PIB.
Nous avons par la suite conservé tous ces grands programmes tout en diminuant l'effort de défense. En 2015, le budget de la défense était ainsi en euros constants équivalent à celui de 1984. Certains programmes ont dû alors être réduits, d'autres ont été retardés. Des programmes comme le véhicule blindé de combat d'infanterie ou les frégates multi-missions auront au bout du compte coûté plus chers qu'initialement prévu avec au final moins d'équipements qu'originellement envisagé. Des équipements anciens ont dû également être conservés, qui ont couté très chers du fait de leur maintenance. Pour financer ces grands programmes, des économies sur le budget de fonctionnement ont aussi été décidés via la suppression de dizaines de milliers de postes. Cette contraction du budget des armées a conduit à réduire sérieusement notre capacité de projection. Le contrat opérationnel majeur de nos armées impose de pouvoir déployer 15 000 hommes et femmes complétement équipés. En 1990, nous étions capables en l'espace de quelques jours de déployer aux frontières 120 régiments de combat, dans l'armée de terre uniquement (blindés, infanterie, hélicoptères de combat, active, appelés, réserve). Actuellement, l'armée de terre ne pourrait déployer aux frontières dans l'immédiat qu'entre 10 à 15 régimes complétement équipés, au grand maximum.
Dès lors, se concentrer uniquement sur des grands programmes d'équipement toujours plus sophistiqués et toujours plus chers aboutit mécaniquement à une contraction de nos armées car nous n'avons tout simplement pas les moyens de les financer. Disposer d'engins très sophistiqués dans certains domaines clés est essentiel mais il faut avoir un système mixte, comprenant aussi des éléments plus « low cost ». Les drones TB2 Bayrakdar turcs en sont un exemple parfait. Ces drones ne sont pas à la pointe de la technologie mais ils ont l'avantage d'exister et d'être relativement peu coûteux, quand la France attend quant à elle toujours son propre drone armé. Ces drones TB2 ont eu un rôle déterminant lors des combats d'Idlib en Syrie, en Arménie, en Libye, en Éthiopie mais également en Ukraine au début de la guerre. La France n'a malheureusement pas développé d'engins similaires. La faute en revient en partie à nos industriels, qui ne considèrent pas la production de tels engins comme suffisamment rentable ou prestigieuse.
Des choix politiques entrent également en jeu. Il y a dix ans, la société française Panhard avait mis au point le CRAB, engin blindé de reconnaissance relativement rustique, peu coûteux et très efficace. L'armée de terre l'a refusé, considérant qu'il n'était pas assez coûteux ! L'adoption de ce système aurait permis de justifier une réduction du budget des armées. Pour défendre ce budget, il fallait donc proposer des programmes plus chers ! De même, il a fallu attendre 10 ans pour changer les fusils d'assaut de notre armée, alors même que nos soldats étaient engagés en Afghanistan. Je citerai également l'exemple du système FELIN pour le fantassin, qui de l'aveu de tous les régiments d'infanterie ne fonctionne pas. Nous avons mis 20 ans pour développer ce système qui est devenu une véritable usine à gaz portable. Beaucoup de progrès doivent être faits sur la manière dont nous gérons nos programmes d'équipement.
J'ai peu d'éléments sur la gestion des blessés en Ukraine. Cette guerre nous rappelle en tout cas la possibilité de la mort à grande échelle.
Le renseignement américain a en effet été capital, via les moyens satellitaires, les avions, les radars ou les drones de surveillance volant à proximité de la frontière ou dans les eaux de la mer Noire. Ces actions sont fondamentales car elles permettent de déceler les tirs de missiles. Les missiles balistiques ou les missiles de croisière dirigés contre l'Ukraine ne sont pas lancés depuis l'Ukraine mais depuis les zones périphériques, de la Biélorussie à la mer Noire. Les missiles balistiques mettent 5 à 10 minutes pour atteindre leur objectif ; il faut donc réagir très vite. Les radars aériens américains ou les satellites permettent de déceler ces tirs. Quand ils le peuvent, les Américains communiquent ces éléments qui permettent à la défense anti-aérienne ukrainienne de s'organiser efficacement. Le renseignement peut également être tactique via les émissions radio, les Russes n'étant pas très discrets en la matière. La dislocation du dispositif russe après la victoire de Kharkiv a d'ailleurs permis de récupérer énormément de matériel russe dont des équipements de guerre électronique. Des renseignements importants au profit des Ukrainiens ont alors pu être obtenus sur les systèmes de communication, de transmission et de détection russes.
Les Ukrainiens bénéficient d'une supériorité incontestable de l'information d'un point de vue tactique, grâce aux États-Unis mais également de leur propre mérite. L'armée ukrainienne est désormais la plus connectée au monde. La population civile communique par ailleurs grâce au réseau Starlink d'Elon Musk, ce qui constitue un véritable atout stratégique Les Russes n'ont pas été capables de couper les communications, alors que ces actions de sabotage sont rituelles en début de conflit pour paralyser les commandements. Ces nombreuses informations tactiques, couplées à une capacité de frappe précise à longue distance, ont des effets considérables.
Les lance-roquettes multiples à grande distance sont aussi un atout majeur pour les Ukrainiens. L'infanterie ukrainienne est désormais celle qui est la mieux dotée au monde en armements antichars. Ces armements présentent l'avantage de pouvoir frapper par le haut permettant d'atteindre les points les plus vulnérables des chars ou des véhicules blindés russes. Dans le premier mois de guerre, environ un millier de véhicules de combat majeurs ont été perdus par les Russes, dont au moins 400 chars de bataille (la France en possède 250). Ceux qui ont été détruits l'ont été en grande partie par le haut.
La stratégie russe d'attaque des villes est clairement une stratégie par défaut. Les Russes y ont recours car ils n'ont pas d'autres marges de manoeuvre et espèrent que cela fera céder la population. Historiquement, ce type de stratégie ne fonctionne pas. Jamais une population n'a cédé sous la pression des bombardements. Vous avez rappelé que j'ai été engagé à Sarajevo. Une moyenne de 253 obus tombait chaque jour sur la ville. La population n'a pas pour autant flanché. Les seuls cas où la population a cédé sous la pression sont ceux de la population russe en 1917 et de la population allemande en 1918. Cette pression s'accompagnait cependant de défaites militaires. Les Ukrainiens ont connu la période de crise des années 1990, où ils subissaient des coupures d'électricité. Même si cela est difficile, ils résisteront à la campagne russe actuelle de déstabilisation.
Les drones iraniens sont en effet sensiblement les mêmes que ceux utilisés en Arabie Saoudite.
La couche spatiale fait partie des vulnérabilités potentielles. L'espace est régi par le traité de 1967 qui dispose qu'il s'agit d'un territoire n'appartenant à personne, comme pour la haute mer. Si la zone n'appartient à personne, les objets qui s'y trouvent appartiennent bien à des nations. Attaquer ces objets revient à attaquer directement ces nations. Compte tenu de notre grande dépendance à l'espace, il faut y concevoir des possibilités de combat. Surtout il faut se préparer à la situation où il n'y aurait plus de liaisons Internet. Les conséquences pour les armées et la société doivent être anticipées. Le roman de science-fiction Spin imagine une telle situation, avec la formation d'une bulle autour de la Terre coupant toutes les liaisons satellites.
L'aide à l'Ukraine est d'abord une décision politique. Je rappelle que nous avons fait la guerre à l'Irak parce que ce pays avait envahi le Koweït, foulant au pied toutes les règles du droit international. La Russie, qui appartient tout de même au Conseil de sécurité de l'ONU, fait lui aussi complétement fi du droit international, en envahissant sans raisons valables un pays voisin. Je pense que nous avons raison d'aider l'Ukraine. C'est la Russie qui nous a déclaré la confrontation. Je vous renvoie au discours de Vladimir Poutine du 30 septembre ou encore à ces déclarations récentes : cet homme nous déteste. Étant entre puissances nucléaires, il ne peut pas nous déclarer la guerre. Mais nous sommes bien dans une situation ressemblant au contexte de la guerre froide. Le discours de Vladimir Poutine aurait pu être un discours du temps de l'Union soviétique, se plaçant à la tête du camp anti-impérialiste, contre les puissances occidentales décadentes. La différence est que l'Union soviétique pouvait éventuellement proposer un modèle séduisant alors que le modèle russe actuel n'est pas forcément attractif. Le ton est aujourd'hui beaucoup plus réactionnaire et menaçant. C'est la Russie qui, la première, a déclenché depuis plusieurs années les hostilités à notre égard. Nous ne pouvons pas laisser passer cette violation du droit international. Cette décision, très largement politique, aurait probablement méritée d'être expliquée plus clairement devant le Parlement.
M. Christian Cambon, président. - Il y a eu des débats au Parlement sur ce sujet.
Colonel Michel Goya. - Il y a certes eu des débats mais il faut expliquer à la population les raisons de notre engagement.
Les Russes ont pris le prétexte de l'attaque de Sébastopol le 29 octobre pour dénoncer l'accord céréalier. Ce bombardement aérien et naval par drone a été un coup dur porté à la flotte russe. La Russie - qui possède une flotte puissante en mer Noire - se retrouve à subir d'importants revers et à devoir se replier à Novorossiisk dans le Caucase. De la même manière que les missiles anti-aériens rendent le ciel très dangereux pour les avions ou les hélicoptères russes, la mer (au moins aux abords des côtes) devient extrêmement dangereuse pour ces navires russes extrêmement coûteux. D'un point de vue politique, les Ukrainiens amènent la bataille sur le sol de Crimée. Il y a en Crimée un attachement beaucoup plus fort à la Russie que dans les territoires du Donbass récemment annexés. Les attaques sur la Crimée (base de Saki, pont de Kertch) contribuent à l'objectif de banaliser la guerre dans cette région. Pendant la guerre froide, cette méthode était désignée sous l'expression de « stratégie de l'artichaut ». Le but est de faire petit à petit la guerre dans un endroit qui, en principe, doit être sanctuarisé. Un bataillon finira peut être par débarquer en Crimée.
S'agissant de l'accord sur les céréales, je pense que les Russes finiront par revenir à la table des négociations. C'est un des rares sujets où il existait un accord entre Ukrainiens et Russes. La Turquie, qui joue un rôle majeur dans cette crise, devrait dénouer la situation. Cet embargo sur les céréales est un moyen pour la Russie de mondialiser le conflit.
Si j'étais ministre des armées, ma première décision concernerait les réserves. Dans la perspective de la LPM, un des éléments majeurs à intégrer est notre capacité à remonter en puissance. Face à une surprise stratégique qui impose un changement d'échelle, nous devons être capables de monter rapidement en puissance. Cela suppose de faire appel aux ressources de la nation et d'organiser une planification des réserves humaines et matérielles. Celle-ci ne s'improvise pas, comme le prouve l'exemple russe de mobilisation des réserves.
Un deuxième élément majeur concerne la politique d'équipement. Il faut réfléchir à la possibilité de disposer d'équipements plus rapidement accessibles, peut-être plus éphémères, moins coûteux et plus adaptables. Il nous faut gagner en souplesse, en imitant la méthode des États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale. Les Américains étaient alors capables de développer très rapidement des équipements militaires suffisants, efficaces, peu coûteux et produits en grande quantité.
M. Christian Cambon, président. - Nous ne nous orientons pourtant pas dans cette direction. Le programme Scorpion prévoit des engins sophistiqués, coûtant cher. Il en est de même s'agissant des hélicoptères.
Colonel Michel Goya. - Vous avez raison. Il faut cependant selon moi sortir de cette logique de corps expéditionnaire limité. Il faut abandonner le modèle où nous n'étions capables que de mener des petites opérations, appuyé par une industrie qui est en réalité de l'artisanat de luxe. Quand on produit un canon tous les 18 mois, il s'agit bien d'un artisanat de luxe. Cela est peut être très profitable pour les industriels mais ce n'est pas adapté à la situation. L'exemple des drones TB2 turcs est ce vers quoi il faudrait nous diriger. Accessoirement, ces matériels sont beaucoup plus exportables. Au lieu de se contenter de clients riches, nous pourrions également vendre aux pays africains. On retrouve aujourd'hui des équipements russes en Afrique, ce qui contribue à la politique d'influence de la Russie sur ce continent.
Le troisième élément concerne la nécessaire réflexion sur l'emploi de nos forces dans le cas d'une confrontation. Nous devons savoir projeter de l'aide et des forces en agissant dans tous les champs de la confrontation. Nous devons notamment réfléchir à notre emploi de l'action clandestine. Nous avons perdu la confrontation contre l'Iran dans les années 1980 car ce pays nous attaquait dans le champ clandestin, via des attentats ou des enlèvements. Nous avons été incapables de répondre à ces actions. Il ne faut pas reproduire cet échec.
Enfin, le dernier élément à garder à l'esprit est que la situation aura complétement changé en 2035. Il faut anticiper ces bouleversements futurs. Cela impose de garder une certaine souplesse : il faut disposer de réserves importantes d'hommes, d'équipements mais aussi d'idées.
M. Christian Cambon, président. - Merci mon colonel pour ces éléments très riches qui nous éclairent non seulement sur la situation actuelle mais nourrissent également nos réflexions pour l'avenir. Je retiens l'importance de la réserve ainsi que la nécessité d'adaptabilité permanente de nos forces. Les Russes eux aussi s'adapteront et tireront les leçons de ce qui leur arrive aujourd'hui.
J'invite nos collègues à suivre votre blog la Voix de l'épée où on apprend beaucoup sur les sujets que nous avons évoqués ce matin.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Revue nationale stratégique - Échange de vues
M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, j'ai jugé important que nous puissions avoir, comme cela a déjà été le cas quelques fois, un échange de vues sur un sujet d'importance : le projet de Revue nationale stratégique (RNS) qui nous est soumis.
Nous entendrons donc le point de vue de chaque groupe, avant d'avoir un temps de débat.
Pour ma part, je ferai d'ores et déjà une observation de forme. Si nous pouvons bien sûr nous réjouir que le Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) ait tenu l'engagement qu'il avait pris devant moi de nous transmettre le projet avant sa remise au Président de la République, il est certain que le temps qui nous est laissé est bien court : le document a été remis jeudi matin, et nous devons renvoyer nos observations avant la fin de la journée.
Je m'efforcerai de résumer dans ma réponse au SGDSN les principaux points qui seront ressortis de cet échange, et d'y joindre les positions des groupes qui auront souhaité nous communiquer leurs observations par écrit. Vous savez que ce délai très contraint résulte du souhait du Président de la République de s'exprimer sur ce sujet le 9 novembre, à Toulon.
La réunion est close à 12 h 35.