Mercredi 15 mars 2023
- Présidence de M. Jean-François Rapin -
La réunion est ouverte à 13h50.
Voisinage et élargissement - Audition de Mme Maka Botchorishvili, présidente de la commission de l'intégration européenne du Parlement géorgien
M. Jean-François Rapin, président. - Bienvenue au Sénat, dont vous êtes familière pour y être venue déjà plusieurs fois, dans le cadre des échanges qu'organisent nos groupes d'amitié, France-Caucase et France-Géorgie, dont je salue les présidents respectifs, nos collègues Alain Houpert et Philippe Tabarot. Nous nous connaissons bien, car vous avez participé aux réunions de la Cosac, mais aussi aux sessions des assemblées parlementaires de la grande Europe, celles du Conseil de l'Europe et de l'OSCE, auxquelles participent des membres de notre commission.
Je suis très heureux de vous revoir aujourd'hui, pour cette audition exceptionnelle, au tout début de votre séjour à Paris, et alors que la situation politique de votre pays a été particulièrement mise au-devant de la scène ces derniers jours. Votre visite intervient dans un moment fort des relations bilatérales anciennes et solides qui unissent la France et la Géorgie, puisque la présidente Zourabichvili vient d'être reçue par la ministre de l'Europe et des Affaires étrangères, Mme Catherine Colonna.
Vous venez, m'a-t-on dit, de vous entretenir avec la secrétaire d'État chargée de l'Europe, Mme Laurence Boone, qui sera ce soir dans notre hémicycle pour le débat préalable à la prochaine réunion du Conseil européen, et avec le Secrétaire général des Affaires européennes, M. Emmanuel Puisais-Jauvin.
Nous sommes sensibles au fait que, venant d'un parlement monocaméral, vous rendiez hommage à notre bicamérisme en vous rendant au Sénat avant de voir demain nos collègues députés. Notre commission suit en effet de près les relations de votre pays avec l'Union européenne, notamment dans le cadre du Partenariat oriental, format qui demeure extrêmement pertinent, comme notre rapporteure Mme Gisèle Jourda, qui en est une fervente défenseure, aura l'occasion de le rappeler dans un instant, et qui doit continuer d'être exploité, parallèlement au processus d'examen de la candidature de la Géorgie à l'adhésion à l'Union européenne.
Je rappelle que ce processus est toujours en cours, à la suite du Conseil européen de juin dernier qui a réaffirmé la perspective européenne de votre pays et précisé les attentes de l'Union européenne à son égard en vue de reconnaître à votre pays le statut de candidat à l'intégration dans l'Union. Le rapport de la Commission européenne paru le mois dernier sur la Géorgie évalue positivement sa dynamique de rapprochement de l'acquis de l'Union, ainsi que sa capacité à progresser de manière à satisfaire les critères et conditions énoncées dans l'avis rendu par la Commission en juin dernier.
Diplomate chevronnée et praticienne des institutions de l'Union européenne, vous savez que, même si la question intéresse au premier chef notre commission, l'intégration européenne de votre pays, et en particulier l'octroi du statut de candidat à l'Union européenne, ne relèvent pas des parlements nationaux, mais bien de la décision finale des chefs d'État ou de gouvernement.
Cette décision, quelle qu'elle soit, portera d'abord sur le partage de valeurs communes et fondatrices de l'Union européenne. Ces valeurs sont inscrites à l'article 2 du traité sur l'Union européenne, qu'il n'est pas inutile de citer : « L'Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l'égalité entre les femmes et les hommes. »
Je ne doute pas que ces valeurs soient largement partagées aujourd'hui en Géorgie. Mais elles impliquent un engagement fort dans la durée. À cet égard, vous pouvez compter sur le soutien continu de notre commission au long du processus d'intégration de la Géorgie à l'Union européenne. C'est pourquoi nous saluons la récente décision du parlement géorgien de retirer le projet de loi sur les « agents de l'étranger », qui a provoqué de vives oppositions et manifestations la semaine dernière : c'est une décision de nature à renforcer la cohésion de la société géorgienne autour du projet européen.
C'est au nom de ce projet que nous encourageons votre pays à mener les réformes nécessaires pour consolider l'État de droit, conformément aux 12 recommandations formulées par la Commission européenne en juin 2022, et pouvoir ainsi envisager l'obtention du statut de candidat à l'adhésion qui reviendra sans doute à l'ordre du jour dans les prochains mois.
Le contexte géopolitique né de la guerre menée par la Russie en Ukraine conduit certainement à accélérer l'association politique et à approfondir l'intégration économique entre l'Union européenne et votre pays, situé au carrefour de plusieurs routes commerciales historiques et qui peut jouer un rôle encore plus décisif pour connecter l'Union européenne à son environnement oriental.
Le Partenariat oriental, né de la guerre de 2008 ou plutôt du cessez-le-feu qui a suivi sous Présidence française de l'Union européenne, a conduit à l'adoption, en 2014, de l'accord d'association, entré en vigueur en 2016, qui structure les relations commerciales, économiques et politiques entre l'Union européenne et la Géorgie. Cet accord comprend un accord de libre-échange approfondi et complet avec l'Union européenne, qui est votre premier partenaire économique. Le soutien financier et technique européen s'est accru depuis le début de la guerre en Ukraine, notamment dans le cadre de la Facilité européenne pour la paix, l'Union européenne fournissant des équipements de défense.
Dès le déclenchement du conflit, la société civile géorgienne s'est pleinement mobilisée pour accueillir de très nombreux réfugiés. Cela doit être souligné. Mais les risques de déstabilisation provenant du voisinage immédiat de la Géorgie nous préoccupent. Votre pays a besoin de partenaires sûrs et fiables pour y faire face : la France et l'Union européenne sont à vos côtés.
Il est un dernier point qui me tient à coeur, au-delà même du seul cadre européen, et je suis certain, vous qui parlez parfaitement notre langue, que vous y serez également sensible : c'est le statut d'observateur de la Géorgie au sein de l'organisation internationale de la francophonie. Car l'appartenance à l'Europe se fait aussi par la langue et la culture, et cette diversité des langues et des cultures est une richesse que nous avons en partage.
Mme Maka Botchorishvili, Présidente de la Commission de l'intégration européenne du Parlement géorgien. - Je vous remercie d'avoir organisé cette audition et de nous recevoir dans cette enceinte. Il est très important d'entretenir le dialogue et d'échanger sur les évolutions en Géorgie, tout particulièrement aujourd'hui alors que nous faisons face à de nombreux enjeux de voisinage.
Vous avez rappelé de nombreux éléments historiques : la crise de 2008, le Partenariat oriental, puis l'accord d'association. Avec l'accord d'association, la Géorgie a dit haut et fort qu'elle voulait faire partie à terme de l'Union européenne, après un processus d'association permettant de se rapprocher de l'intégration économique. Des réformes ont ensuite été menées pour remplir les conditions fixées par la Commission européenne. Dans son rapport, la Commission a reconnu que des progrès importants avaient été accomplis par la Géorgie.
En 2022, l'invasion russe en Ukraine a été une manifestation de plus de l'agression russe dans notre voisinage. En 2008, nous avions connu une agression similaire, conduisant à l'occupation de 20 % de notre territoire par la Russie. À la suite du conflit en Ukraine, des discussions ont été ouvertes sur de futurs élargissements de l'Union européenne. Nous avons considéré ce moment comme une opportunité pour la Géorgie.
En 2020, la demande d'accession de la Géorgie à l'Union européenne pour 2024 figurait très clairement dans notre programme électoral. Ce calendrier nous paraissait raisonnable, compte tenu des conditions à remplir et des obstacles à franchir. L'année dernière, la situation a cependant radicalement changé, l'agression russe précipitant les discussions. La réponse que nous avons obtenue en juin de la Commission européenne a été claire. Si la Géorgie a bien des perspectives d'avenir européen, une approche différenciée est prévue entre l'Ukraine, la Moldavie et la Géorgie. Cela a créé pour nous une certaine frustration. 85 % de notre population soutient l'accession de notre pays à l'Union européenne.
Cette décision d'approche différenciée intervient au moment où de nombreuses spéculations existent sur la situation politique de notre pays et sur certaines de nos politiques publiques. Or, si l'on compare les trois pays, la Géorgie est le pays le plus avancé sur la voie des réformes. La décision d'accorder en juin à l'Ukraine le statut de candidat pour entrer dans l'Union s'explique par l'agression russe. Mais la Géorgie elle aussi est une victime, depuis des décennies, de l'agression russe. Nous subissons encore aujourd'hui une présence militaire et une agression russes. Nous souhaitons donc obtenir le plus tôt possible le statut de candidat pour la Géorgie. Il faut éclaircir toutes les questions relatives à l'avenir de la Géorgie au sein de l'Union européenne. Nous savons bien que ce sera un long chemin, jonché de difficultés.
La situation ukrainienne démontre bien que la sécurité et la paix européennes ne sont pas possibles sans s'assurer de la paix dans le voisinage immédiat de l'Union. Or, la Géorgie se trouve dans ce voisinage immédiat. Il est donc très important de soutenir le développement de ces pays du voisinage pour qu'ils puissent faire partie de ce projet de paix et de sécurité.
Par ailleurs, il convient d'apprécier ce que la Géorgie peut apporter à l'Union européenne. Nous comprenons bien que ce ne sont pas seulement les besoins de la Géorgie qui comptent mais aussi ceux de l'Union européenne. Actuellement, de nombreuses discussions se concentrent sur le rôle géopolitique que devrait jouer l'Union européenne dans le monde. De nouveaux horizons peuvent s'ouvrir pour elle grâce à l'intégration de la Géorgie. Je songe non seulement aux ressources énergétiques mais aussi aux opportunités liées à l'ouverture vers de nouvelles régions. Notre voisin l'Arménie a poussé pour que nous obtenions le statut de candidat. Cela montre bien le rôle que la Géorgie peut jouer dans la région, pour inciter les autres pays à nous suivre.
La vulnérabilité de la zone plaide aussi en faveur de notre accession au statut de candidat. Deux de nos régions sont occupées par la Russie, sans soutien direct de l'OTAN ni de l'Union européenne. Nous avons besoin de visibilité et de clarté sur notre avenir européen.
Vous avez évoqué l'importance des valeurs. L'Europe est une idée et une identité, qui rejoignent le sentiment de chaque Géorgienne et Géorgien. Nous partageons les valeurs de l'Union européenne. Nous savons que les réformes prendront du temps et de l'énergie. Mais nous sommes prêts à consentir ces efforts pour transformer notre société. J'insiste sur le parcours déjà effectué par la Géorgie ainsi que sur tout ce que notre pays apportera à l'Union européenne.
En 2008, au sommet de Bucarest, une promesse d'adhésion à l'OTAN a été faite à l'Ukraine et à la Géorgie. Mais il n'y a pas eu d'outils pour concrétiser cette promesse. De mauvaises interprétations de cette annonce ont été faites, notamment par Moscou. Dès lors, nous ne savons pas comment cette approche différenciée entre l'Ukraine, la Moldavie et la Géorgie sera interprétée par le Kremlin. La clarté dans les déclarations sur l'avenir européen de la Géorgie est indispensable.
Mme Gisèle Jourda. - Madame la présidente, je voudrais vous faire part de mon émotion à prendre la parole devant vous. Élue sénatrice en 2014, j'ai été rapporteure des accords d'association de l'Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie. Au nom de la commission des affaires européennes, avec mes collègues René Danesi et Pascal Allizard, nous nous sommes rendus à différentes reprises en Géorgie pour exercer le contrôle amical des accords d'association et apprécier leur progression.
Vous avez évoqué votre frustration lors de l'annonce en juin de l'obtention du statut de candidat par l'Ukraine et la Moldavie mais pas par la Géorgie. J'ai été quant à moi très surprise. Notre commission titrait en 2018 son rapport « La Géorgie, bon élève du partenariat oriental ». Nous avions reçu avec le président Larcher l'ambassadeur de Géorgie en France pour lui faire part de toute notre confiance dans les capacités de la Géorgie à remplir les différents critères. Nous avions constaté lors de nos visites le point noir constitué par la situation de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud. Cet élément a selon moi pesé énormément lors de l'examen des statuts des pays candidats.
Avec mon co-rapporteur André Reichardt, nous avions présenté l'an dernier un bilan du Partenariat oriental devant notre commission, bilan qui demeure tout à fait actuel. En dépit de la guerre livrée par la Russie en Ukraine, les objectifs de ce partenariat, réaffirmés lors du dernier sommet, il y a un an et demi, paraissent toujours pertinents. Votre pays tient une place toute particulière dans ce partenariat, facteur d'équilibre puissant, puisqu'il est voisin de l'Iran, proche de la Turquie, de l'Azerbaïdjan et de la Russie, qui occupe une partie de son territoire. Je garderai toujours en mémoire la démonstration, lors de l'une de nos visites, faite carte à l'appui, de l'imminence de la menace russe. En une demi-heure de temps, le pays peut en effet être envahi.
Jusqu'à l'an dernier, la Géorgie était considérée comme le pays du « trio » (Ukraine, Géorgie, Moldavie) le plus avancé sur la voie des réformes. Il est vrai que le projet européen est porté par votre pays depuis déjà vingt ans, avec la « Révolution des roses » de 2003. La Géorgie a conclu dès 2016 un accord d'association. Elle a bénéficié d'une aide de quelque 20 millions d'euros dans le cadre de la Facilité européenne pour la paix, l'Union lui fournissant des équipements de défense.
Nous pensons que le partenariat oriental doit perdurer et prospérer et qu'il n'est pas soluble dans l'élargissement. Tous les efforts que vous avez fournis, tant en matière institutionnel, démocratique ou de justice, doivent être valorisés pour défendre votre demande de candidature à l'adhésion.
Votre candidature, si elle est approuvée, ouvrira un long processus d'acquisition de toute la réglementation communautaire. Au terme de ce processus, l'accès aux fonds structurels et à l'ensemble des fonds européens multipliera les moyens mis à la disposition de votre pays par l'Union. Mais cela suppose un long apprentissage, dans de nombreux domaines.
Pendant ce temps, le Partenariat oriental demeurera, avec l'accord d'association déjà évoqué, l'instrument clé de l'adaptation et de la transition de votre pays vers l'Union, en complément des projets concrets qui pourraient être développés dans le cadre de la « communauté politique européenne », nouvel instrument de résilience et de souveraineté proposé pour faire face aux influences de certains de vos puissants voisins.
La perspective européenne de la Géorgie paraît prometteuse, si elle entreprend résolument les progrès que nous espérons vers l'acquis communautaire, en matière d'État de droit notamment, d'indépendance de la justice, de sauvegarde et de protection des droits et libertés, de lutte contre la corruption et la criminalité organisée.
Nous souhaiterions connaître votre appréciation de la situation politique intérieure actuelle de votre pays et de la région et de la situation de sécurité de votre pays. Dans les territoires occupés par la Russie, y a-t-il eu un durcissement des positions, du fait du conflit en Ukraine ?
Comment avancent les réformes législatives importantes lancées et prévues par votre gouvernement ? Quel est l'impact de la guerre en Ukraine sur votre économie ? Les sanctions de l'Union à l'égard de la Russie ont-elles eu des répercussions sur votre pays ?
Quelle est la situation actuelle du flux des réfugiés ukrainiens en Géorgie ? Que deviennent les nombreux Russes entrés en Géorgie depuis l'annonce de la mobilisation générale dans ce pays ?
Pouvez-vous nous présenter brièvement vos projets de « connectivité » énergétique ? En particulier le couloir du milieu (middle corridor) après la dévitalisation du couloir Nord passant par la Russie ?
Qu'attendez-vous, concrètement, de la « communauté politique européenne », dont la prochaine réunion aura lieu à Chisinau ?
Comment souhaitez-vous, au-delà même de la réponse à votre demande de candidature, qu'évolue votre partenariat avec l'Union européenne ?
Quelles relations entretenez-vous avec la Moldavie et l'Ukraine depuis que le statut de candidat leur a été reconnu ? Quelles relations entretenez-vous avec la Russie ? La Turquie ? La Chine ? Les autres pays de votre voisinage ?
Madame la présidente, nous sommes sensibles dans cette commission à la situation de la Géorgie et nous sommes prêts à vous accompagner dans votre démarche.
Mme Christine Lavarde. - Vous avez évoqué la situation intérieure de votre pays, qui est récemment revenu sur le devant de la scène. La Géorgie avait fait l'objet d'articles de la presse française à l'occasion de l'élection de Salomé Zourabichvili à sa présidence, en raison de ses liens avec la France.
Le fort désir de la population géorgienne de rejoindre l'Union européenne est-il partagé sur l'ensemble du territoire ? Observe-t-on au contraire une grande disparité entre les différentes zones du pays ?
Comment expliquer cette envie d'Europe de la population géorgienne alors qu'il n'y a pas - à la différence de l'Ukraine et de la Moldavie - de continuité territoriale avec l'Union européenne ? Pourquoi vos habitants se tournent-ils vers l'Union européenne alors même qu'il existe d'autres zones de coopération économique plus proches ?
M. Claude Kern. - En tant que rapporteur, au sein de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, de la commission de suivi sur la Géorgie, nous nous verrons dans 15 jours à Tbilissi. Je suis également, dans cette même assemblé, président de la sous-commission en charge des conflits des États membres.
J'ai noté très positivement le retrait de la loi sur l'ingérence étrangère, à la suite des nombreuses manifestations. Je ne cache pas que cette loi nous avait inquiétés. Avec ma collègue portugaise, nous viendrons donc à votre rencontre prochainement avec un esprit plus serein.
Où en êtes-vous concernant la politique à l'égard des minorités ? Cet élément constituait un obstacle dans votre demande de candidature à l'Union européenne.
M. Jean-Yves Leconte. - Permettez-moi de vous poser quatre questions.
La première concerne les implications politiques du retrait de la loi sur les ingérences étrangères. Quelles sont les conséquences pour le parti Le Rêve géorgien, aujourd'hui au pouvoir, et pour la présidente Zourabichvili ?
Quelle est la position de la Géorgie sur les sanctions émises par l'Union européenne à l'égard de la Russie ? Votre commerce transfrontalier est-il affecté ?
Compte tenu des difficultés actuelles de l'armée russe en Ukraine, constatez-vous un changement d'état d'esprit au sein des troupes d'occupation en Abkhazie et en Ossétie du Sud ?
Alors que vos relations commerciales avec la Turquie sont très étroites, comment analysez-vous l'évolution de la situation politique de ce pays, l'élection présidentielle devant se tenir en mai ?
Mme Maka Botchorishvili. - Je vous remercie pour vos questions et pour vos commentaires.
Je commencerais par les questions sur la situation intérieure. Deux sujets majeurs comptent dans la politique géorgienne : l'Union européenne et la Russie. Les forces politiques au sein du pays essaient d'utiliser ces deux sujets à leur propre fin. Le projet de loi sur les ingérences - qualifié de loi alors qu'il ne s'agissait que d'un projet - n'avait en réalité que peu de similitudes avec la loi russe relative au même sujet. Une fois ce qualificatif de russe accolé au projet de loi, il a été très difficile d'expliquer à la population ce qu'il contenait précisément. De la confusion a été entretenue à dessein.
Plusieurs enseignements sont à tirer. Le parti au pouvoir, que je représente, est à l'écoute du public et lorsque le peuple s'exprime, le gouvernement répond. Dans ce cas précis, la réaction du gouvernement a été de retirer le projet de loi. Ce projet avait été envoyé à la commission de Venise du Conseil de l'Europe pour que cessent les spéculations sur sa compatibilité avec les normes européennes. Il était ensuite prévu que le Parlement suive les recommandations de cette commission. Néanmoins, les réactions de la population nous ont obligés à retirer le projet de loi. Il faut parfois reconnaitre ses erreurs. Le défaut de communication est bien réel : nous n'avons pas pu expliquer au grand public ce dont il s'agissait.
La Géorgie a une position très claire s'agissant des sanctions prises par l'Union européenne à l'encontre de la Russie. Deux de nos régions sont occupées par la Russie. Nous ne sommes membres ni de l'OTAN ni de l'Union européenne. Nous n'avons donc pas de garantie en matière de sécurité dans ces régions. Notre vulnérabilité y est complète. Néanmoins, nous avons annoncé que nous ferions notre mieux pour empêcher que l'on utilise la Géorgie pour contourner les sanctions contre la Russie. Nous l'avons fait savoir dès l'annonce des sanctions. La Géorgie n'a à ce jour jamais été utilisée pour contourner ces sanctions. Cela démontre la force de nos institutions et prouve l'intensité de la coopération avec nos partenaires stratégiques que sont les États-Unis et l'Union européenne. Les banques en Géorgie ont notamment mis en place des actions pour répondre aux sanctions européennes. Nous nous mettons en conformité dès que nous le pouvons.
La Géorgie n'est pas en mesure de pouvoir imposer des sanctions bilatérales à l'encontre de la Russie. Cela ne ferait que détériorer davantage notre situation économique et, au regard de notre poids économique, nous n'avons que peu d'influence sur l'économie russe. Depuis les années 1990, la Géorgie est soumise à des sanctions très dures de la part de la Russie. Nous sommes soumis à un embargo économique, nous subissons des sanctions sur le plan énergétique, certains vols sont interdits...Nous devons donc apporter, là où cela est possible, notre soutien aux sanctions de l'Union mais nous ne pouvons pas contribuer aux sanctions sur le plan bilatéral.
Les réfugiés russes accueillis dans notre pays n'y restent pas très longtemps. Nous assurons un suivi des personnes entrant et quittant le pays. Des minorités ethniques géorgiennes vivent en Russie depuis longtemps. Il y a ainsi environ 800 000 Géorgiens ethniques ayant des attaches familiales en Russie. Autour de 60 000 Russes auraient rejoint la Géorgie en septembre 2022. Ce chiffre aurait ensuite doublé. Les institutions géorgiennes assurent un contrôle des frontières. Sur le plan sécuritaire, cet afflux de réfugiés ne constitue pas encore un problème, la situation étant sous contrôle.
Environ 30 000 réfugiés ukrainiens ont été accueillis en Géorgie. Certains possèdent des propriétés en Géorgie. Nous leur proposons les mêmes prestations sociales que pour le reste de la population. Nous leur permettons de vivre dignement en Géorgie.
Les régions d'Abkhazie et d'Ossétie du Sud sont toujours occupées par les forces russes, qui tentent d'annexer ces deux territoires. En Ossétie du Sud, des structures étatiques sont développées et des politiques publiques sont mises en oeuvre pour permettre l'annexion. En Abkhazie, la situation est différente : nous essayons de garder des contacts avec la population mais le territoire est entièrement contrôlé par la Russie. La situation dépend de la volonté russe. Sur le plan politique, l'intégrité territoriale de la Géorgie ne peut être garantie que par la voie pacifique. Nous n'envisageons pas de solution militaire. Nous continuerons d'emprunter la voie pacifique pour rétablir un dialogue avec ces régions et restaurer l'intégrité territoriale de la Géorgie.
S'agissant du middle corridor, la Géorgie a toujours été consciente du rôle qu'elle pouvait jouer sur le plan commercial. Grâce à notre situation géographique, nous bénéficions de retombées économiques positives. Ce « couloir du milieu », qui connecte l'est et l'ouest, doit continuer à se développer. Plusieurs projets sont en préparation. L'Azerbaïdjan, l'Arménie et la Hongrie ont signé un protocole d'entente sur le transit de ressources énergétiques. Des projets avec l'Union européenne sont aussi à l'étude non seulement pour assurer le transit mais aussi pour contribuer à la sécurité énergétique.
Il faut rappeler que la mer Noire est bien une mer européenne. Si la Turquie et la Russie la bordent à l'est, c'est bien l'Union européenne qui la borde à l'ouest. Il faut assurer une meilleure connectivité autour de cette mer, pour que ce ne soit pas une zone géographique clivante. Il faut apporter un soutien aux projets de connectivité se développant autour de la mer Noire.
Vous avez rappelé le rôle joué par la France et par l'Union européenne lors de la crise de 2008. La mission d'observation de l'Union européenne (EUMM Georgia) continue son travail. Son mandat n'a cependant pas pu s'exercer en Ossétie du Sud et en Abkhazie. Il s'agit du seul mécanisme de sécurité dont nous disposons et de la seule présence internationale sur le terrain. Elle est donc vitale.
S'agissant des réformes, la Géorgie a été un bon partenaire dans le cadre du Partenariat oriental et de nombreux progrès ont été accomplis. Nous progressons sur le front des recommandations. Des sujets sont encore en attente car certaines ne nous sont arrivées qu'hier. J'espère qu'à la fin de l'automne, nous aurons répondu à toutes les interrogations. La question de la polarisation politique est le sujet le plus difficile. En toute honnêteté, je ne pense pas que les recommandations sur ce point pourront être mises en oeuvre de façon satisfaisante. La polarisation politique caractérise toutes les démocraties modernes et il est très difficile de déterminer le niveau acceptable de polarisation. À l'approche des élections parlementaires - qui auront lieu dans un an -, il y aura d'ailleurs sûrement des tensions. C'est pourquoi je pense que ces mesures seront plutôt mises en oeuvre dans les décennies à venir.
M. Irakli Chikovani, député du Parlement géorgien, membre de la commission des affaires étrangères, de la défense et de la sécurité nationale. - La Géorgie est un bon élève et continuera à l'être. Comme le sait le sénateur Kern, la Géorgie est confrontée à un fort niveau de polarisation politique. Mais cette polarisation ne nous a pas empêchés de réaliser des progrès et d'atteindre nos objectifs. La Géorgie est digne d'éloges en la matière. Je ne voudrais pas me vanter mais je pense que nous sommes comparables à certains pays de l'Union. Notre engagement pour rejoindre l'Union européenne est très fort.
La situation géographique de la Géorgie n'est pas un obstacle mais une chance. Nous avons beaucoup à apporter à l'Union européenne, notamment en matière énergétique. Dans les 3000 ans de son histoire, la Géorgie a toujours fait partie de la culture européenne, que ce soit par sa religion ou son identité. Nous avons combattu côte à côte lors de plusieurs guerres. Nous continuerons à être à vos côtés.
S'agissant des territoires occupés, les difficultés restent en effet nombreuses. Depuis l'accord conclu avec Moscou par le président Sarkozy en 2008, nous avons eu plus de 150 réunions avec nos partenaires. Malheureusement, très peu d'avancées ont été obtenues. Pour ceux qui espèrent un avenir pacifié pour la Géorgie, celui-ci reste à construire, ces territoires constituant toujours un point d'achoppement. Nous leur offrons une intégration pacifique au sein de l'Union européenne, ce qui permettrait de régler les problèmes.
Nous avons de nombreuses politiques publiques en faveur des minorités. Il faut nous assurer que ces politiques soient bien utilisées, tout particulièrement dans le sud du pays. Heureusement, les incidents en la matière sont rares et isolés. L'intégration politique doit être la plus complète possible dans ces régions.
Il y a encore de trop nombreuses spéculations sur le fait que la Géorgie profiterait de la guerre en Ukraine. Je répète que ce n'est pas du tout le cas. Nos bons résultats économiques s'expliquent par notre positionnement géographique. Notre croissance atteint depuis plusieurs années plus de 10 % grâce à nos politiques de soutien aux exportations. Nos exportations vers l'Union et vers les États-Unis ont cru en moyenne de 33 % par an contre en moyenne 7 % vers la Russie. Environ 90 % des biens que nous exportons vers la Russie ne tombent pas sous le coup des sanctions européennes ou américaines.
M. Gocha Javakhishvili, ambassadeur de Géorgie en France. - Je me permets de revenir sur la question des territoires occupés. La Russie a tenté de propager des rumeurs pour faire croire que la Géorgie profiterait de la guerre en Ukraine afin de récupérer par la voie militaire les territoires d'Ossétie du Sud et d'Abkhazie. Nous avons au contraire envoyé un message de paix à ces populations. La Géorgie n'a aucune intention de recourir à la force pour reprendre ces territoires. Nous voulons plutôt tenter de retrouver la confiance de ces populations par les voies du développement et des pourparlers. La Géorgie continue à envoyer des messages de paix et la réintégration de ces territoires doit être pacifique. L'avenir dira comment la situation évoluera.
M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie pour vos réponses précises et détaillées. Si votre chemin pour rejoindre l'Union européenne est encore long, il me paraît néanmoins bien engagé !
La réunion est close à 14h55.