- Mardi 20 juin 2023
- Audition de M. Jean-Philippe Lecouffe, directeur exécutif adjoint des opérations d'Europol
- Protection de l'enfance - Audition de MM. Arthur Melon, délégué général du Conseil français des associations pour les droits de l'enfant (Cofrade), Olivier Gérard, coordonnateur du pôle « médias - usages numériques » de l'Union nationale des associations familiales (Unaf), et Mme Angélique Gozlan, membre du comité d'experts de l'Observatoire de la parentalité et de l'éducation numérique (Open)
Mardi 20 juin 2023
- Présidence de Mme Catherine Morin-Desailly, présidente -
La réunion est ouverte à 14 h 30.
Audition de M. Jean-Philippe Lecouffe, directeur exécutif adjoint des opérations d'Europol
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui M. Jean-Philippe Lecouffe, directeur exécutif adjoint des opérations d'Europol.
Europol est l'Agence européenne de police criminelle, chargée de la coordination de la lutte contre les stupéfiants, la pédocriminalité ou encore le terrorisme.
Si nous avons souhaité vous entendre dans le cadre des travaux de notre commission spéciale, monsieur le directeur, c'est pour bien marquer la dimension internationale de ces délits et l'indispensable coordination qui doit être réalisée à l'échelon européen pour les contenir.
Le texte qui nous occupera dans l'hémicycle au mois de juillet est la traduction du règlement européen sur les services numériques (RSN, ou Digital Services Act, DSA), qui établit Europol comme un signaleur de confiance, dont le statut est prévu à l'article 22 de ce règlement. Il contraint les plateformes à traiter par priorité vos signalements. Dans le cas de la prévention d'une infraction pénale, l'article 18 indique par ailleurs que, si le fournisseur d'accès auprès duquel un signalement est opéré ne peut pas identifier avec certitude le pays concerné, il en informe immédiatement Europol.
Au-delà de ces ajouts utiles, nous serons très attentifs à votre analyse de ce que l'on pourrait qualifier de « criminalité numérique ». Dans quelle mesure les plateformes, avec lesquelles vous travaillez au quotidien, vous semblent-elles coopératives ? Pensez-vous que les nouvelles obligations que le règlement leur imposera seront de nature à mieux appréhender les comportements délictueux qui peuvent commencer en ligne, avant de déborder dans la « vie réelle » ?
Je vous donne la parole pour une dizaine de minutes, puis je passerai la parole à nos rapporteurs.
M. Jean-Philippe Lecouffe, directeur exécutif adjoint des opérations d'Europol. - Je suis très honoré de pouvoir m'exprimer aujourd'hui devant vous et de vous livrer, au nom d'Europol, un point de vue sur le travail législatif en cours.
Nous savons à quel point les évolutions technologiques, dans leur majorité, sont sources d'opportunités. Nous savons aussi, cependant, combien la numérisation peut être un puissant catalyseur pour les criminels. C'est la raison pour laquelle le traitement des preuves électroniques et des contenus criminels en ligne est devenu une tâche quotidienne et essentielle pour l'ensemble des services répressifs de l'Union européenne et pour Europol. La criminalité en ligne évolue régulièrement ; les services d'investigation se heurtent régulièrement à des défis nouveaux et le législateur peine à suivre le rythme effréné de ces changements technologiques. Le règlement sur les services numériques, ou DSA, ainsi que le travail de votre commission, sont donc bienvenus pour nous aider à faire face à ces défis.
En outre, il est important de souligner que le caractère international des services et des crimes numériques limite les approches nationales et nous impose de privilégier une approche européenne, voire internationale, pour plus de puissance et d'impact.
Je commencerai par un état des lieux des menaces numériques aujourd'hui. Au sein de l'Union européenne, la menace qui arrive en tête est celle des abus et de l'exploitation sexuelle des enfants, préoccupation majeure et priorité essentielle des services répressifs, parce que cette menace concerne des personnes vulnérables. Depuis la pandémie de covid-19, ce type d'affaires connaît une véritable explosion, en particulier sous la forme de contenus autoproduits, des personnes mineures étant amenées, par des discussions, à dévoiler une partie de leur intimité en ligne.
Sur ce point, je précise que les équipes d'Europol sont soucieuses de ne pas utiliser le terme de pédopornographie, dans la mesure où, bien qu'elle puisse être moralement condamnable, la pornographie ne constitue pas en soi une infraction. En revanche, les attentats à la pudeur et le viol sur mineur relèvent du crime. L'emploi de ce terme affaiblit le crime en créant une confusion entre, d'une part, la pornographie et, d'autre part, les abus et les exploitations sexuelles des enfants, qui sont des crimes. Vous m'entendrez donc parler non pas de pornographie mais d'abus ou d'exploitation sexuelle sur les enfants. Ce point de vocabulaire nous paraît crucial.
Il existe pour ce type de contenus un vaste marché, en pleine expansion. La gravité des infractions augmente également, puisque le développement des moyens technologiques donne naissance à des infractions nouvelles et particulièrement abjectes, comme le live streaming de viols d'enfants, dont les délinquants font preuve, en la matière, de connaissances techniques poussées, pour se dissimuler. À cela s'ajoute une augmentation de la monétisation de ces contenus, y compris en direct, et certaines plateformes ne parviennent pas à empêcher l'accès des mineurs, capables d'utiliser soit des virtual private networks (VPN), soit de fausses cartes d'identité, pour poster eux-mêmes des vidéos explicites.
Les cyberattaques constituent le deuxième type de menaces liées au monde numérique. Même si elles ne concernent pas directement votre sujet, elles augmentent elles aussi de manière prononcée : attaques d'hôpitaux, d'administrations ou d'entreprises, attaques par logiciels malveillants, rançongiciels, piratages, attaques par déni de service, etc. Pour la première fois cette année, deux cybercriminels ont été inscrits sur la liste des personnes les plus recherchées dans l'Union Européenne, une liste que détient aussi Europol, preuve que nous sommes face à une menace qui monte.
La fraude en ligne est également massive : fraude au paiement en ligne et cyber-escroqueries figurent parmi les infractions criminelles les plus établies.
Enfin, les contenus terroristes en ligne constituent une menace particulièrement importante. La semaine dernière, Europol a publié son rapport annuel sur le terrorisme et l'extrémisme dans l'Union européenne (TE-SAT 2023), qui montre que la menace terroriste ne faiblit pas et qu'Internet reste un outil essentiel d'échange de contenus à caractère terroriste et de diffusion d'idéologies extrémistes pouvant conduire au terrorisme : radicalisation en ligne ou recrutement de jeunes vulnérables, jusque sur des plateformes de jeux, sont des exemples de formes que peut prendre cette menace.
Devant ce panorama des menaces, Europol se félicite de voir émerger des textes législatifs novateurs - le règlement sur les contenus terroristes en ligne, ou terrorist content online regulation (TCO), le règlement sur les services numériques (RSN ou DSA) -, qui sont les premières tentatives mises en place au niveau européen de lutte contre les contenus illicites en ligne à grande échelle. Dans la mesure où les services et les délits numériques se propagent dans le monde entier, faire peser des obligations sur les diffuseurs peut avoir un impact réel à l'échelle mondiale.
Je vais évoquer à présent le soutien qu'apporte Europol aux États membres de l'UE dans la lutte contre ces menaces numériques, avec une attention particulière sur les domaines qui sont au coeur du travail de votre commission : les contenus illégaux en ligne.
Ce soutien prend d'abord la forme de signalements et de retrait des contenus terroristes en ligne. En effet, en 2015, Europol a créé une unité de signalement sur Internet, Internet Referral Unit (EU-IRU), qui collabore étroitement, d'une part, avec les autorités compétentes des États membres de l'UE et, d'autre part, avec les fournisseurs de services d'hébergement, afin d'entraver la diffusion de contenus terroristes. La Plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (Pharos) est l'un de nos grands partenaires dans ce domaine. De façon conjointe, nous signalons les contenus terroristes aux fournisseurs de services en ligne qui prendront ou non la décision de les supprimer.
Depuis sa création, l'IRU a détecté des comptes terroristes sur plus de 430 plateformes en ligne. Bien qu'elle ait produit des résultats satisfaisants, cette approche volontaire laisse apparaître de grandes différences dans la manière dont les entreprises répondent à nos signalements et modèrent leurs contenus ; cela conduit les réseaux terroristes à privilégier, pour diffuser leurs contenus, les plateformes ayant des politiques internes de modération moins contraignantes. C'est la raison pour laquelle l'UE a adopté le règlement sur les contenus terroristes en ligne, en 2021, à la suite de l'attentat terroriste sur la personne de Samuel Paty en France. En effet, l'assassinat de cet enseignant avait donné lieu à la diffusion de contenus particulièrement intolérables sur les réseaux sociaux. Le règlement va permettre de rendre les demandes de retraits obligatoires et non plus seulement volontaires.
Ce règlement permet aussi de coordonner les actions de demande de retrait entre les différentes autorités compétentes des États membres : si Pharos et l'unité équivalente italienne ou allemande passent par un point d'accès unique comme Europol, nous limitons le risque de duplication qui existe quand ces organismes travaillent en même temps sur les mêmes dossiers. Dans l'heure qui suit la réception d'un ordre de retrait, les fournisseurs de services d'hébergement doivent s'exécuter ; en outre, on requiert de la part des plateformes une vigilance active en matière de détection des contenus terroristes. Enfin, le règlement établit que les autorités nationales, et non les fournisseurs de services en ligne, auront le dernier mot dans la modération de ces contenus.
Toutefois, l'approche partenariale avec les plateformes doit perdurer ; l'ordre de retrait doit rester une arme de dissuasion à utiliser quand le dialogue a échoué.
Le règlement sur les contenus terroristes en ligne désigne Europol comme interface entre les autorités nationales et les plateformes. À ce titre, nous lancerons dans quelques jours la Plateforme européenne des retraits des contenus illégaux sur Internet (Persil), un système unique et collaboratif de transmission des signalements et des ordres de retrait par les autorités compétentes de tous les États membres vers l'ensemble des fournisseurs de services, qui ont l'obligation de s'immatriculer auprès de l'un des pays de l'UE, l'Irlande dans un grand nombre de cas. Persil favorisera les échanges d'information avec ces fournisseurs de service d'hébergement et facilitera la coopération et la coordination des efforts entre les autorités compétentes pour lutter contre les contenus terroristes en ligne et éviter les duplications. Cette plateforme permet ainsi une application harmonisée du règlement dans les 27 États membres.
J'en profite pour souligner que les relations que nous avons établies avec Pharos sont excellentes ; la plateforme est l'un de nos plus anciens et solides partenaires et nous l'avons consultée, de même que ses homologues, dans la création et le développement de Persil.
Le règlement sur les services numériques (DSA), adopté en 2022, prévoit de manière plus générale la modération de tous les contenus en ligne et pas seulement des contenus à caractère terroriste, comme le TCO. Comme avec celui-ci, Europol pourrait aider les États à appliquer ses dispositions pour optimiser son impact sur les mesures répressives ; des discussions avec la DG Connect de la Commission, qui sera chargée de sa mise en oeuvre, ont déjà eu lieu à ce sujet, afin d'offrir notre expertise et notre infrastructure. Persil, qui n'a pas été conçu uniquement pour des contenus terroristes, pourrait être là aussi très utile. Notre but principal est d'éviter les doublons au sein des Vingt-Sept.
Concernant les abus et l'exploitation sexuelle des enfants, Europol dispose depuis plus de vingt ans d'une équipe spécialisée dans la lutte contre les contenus illégaux de cette nature. Une équipe d'experts, l'Analysis Project Twins (APT), soutient les forces de l'ordre des États membres de l'UE vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans la lutte contre l'exploitation et les abus sexuels des enfants. En 2022, par exemple, elle a coordonné 93 enquêtes internationales portant sur ces contenus. Au cours d'une seule opération, qui impliquait une dizaine de milliers de comptes et 13 pays sur 3 continents, 146 enfants ont pu être identifiés à travers le monde et les informations transmises aux services de police. C'est la coordination internationale des activités d'enquête qui a permis d'identifier ce grand nombre de victimes et de suspects.
En ce qui concerne plus spécifiquement la modération des contenus, notre équipe APT facilite la réception puis la diffusion des signalements d'exploitation sexuelle des enfants en ligne. Aux États-Unis, les plateformes signalent tous les contenus suspects à l'organisme américain National Center for Missing and Exploited Children (NCMEC). Un accord conclu avec le NCMEC permet à Europol d'être un point d'entrée unique pour 20 pays européens pour le partage des informations, les autres fonctionnant par transmission directe du NCMEC. Cela permet de déclencher des enquêtes dans les États membres. En 2022, nous avons ainsi reçu, analysé et diffusé plus de 290 000 signalements du NCMEC, environ 5 600 par semaine. Europol dispose aujourd'hui de la deuxième plus grande base de données au monde de ces contenus.
J'espère que cet état des lieux aura permis de rendre plus claires trois choses principales : premièrement, la criminalité numérique évolue rapidement et les criminels agissent plus vite en détournant les plateformes et services présents sur le marché ; deuxièmement, l'efficacité de la réglementation, comme les règlements TCO et DSA, repose sur des règles communes à l'échelle de l'Union et sur la coordination et la coopération des services répressifs au niveau européen, la dimension européenne étant de nature à améliorer l'impact auprès de partenaires privés de taille mondiale ; troisièmement, Europol joue un rôle central en aidant les États membres dans la lutte contre la criminalité numérique et la clef du succès se trouve dans la coopération des États membres pour éviter les duplications.
M. Loïc Hervé, rapporteur. - Vous avez évoqué vos relations avec les plateformes : quelle est leur qualité ? Les plateformes sont-elles, selon vous, à la hauteur des enjeux ? Comment peut-on améliorer ces relations ?
Concernant le DSA, y a-t-il selon vous des manques, des éléments à préciser ? Bien sûr, nous ne pouvons pas compléter le règlement européen, qui est d'application directe en droit interne, mais son application française peut nous donner l'occasion de faire passer des messages ou d'inscrire directement dans la loi des évolutions importantes. J'ajoute que le DSA prévoit des contraintes importantes pour les très grandes plateformes, qui sont au nombre de 19, dont aucune n'est française. Comment faire pour que le règlement concerne davantage les plateformes au-delà de celles qui revendiquent 49 millions de connexions ?
Lors de son audition, madame Augereau, cheffe de l'office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication (OCLCTIC) qui a la charge de Pharos, s'est inquiétée de l'alourdissement que pourraient engendrer les procédures européennes, notamment au moment de procéder à des blocages massifs. Que pensez-vous de ce risque ?
Pouvez-vous détailler les conséquences de l'adoption à brève échéance d'un nouveau règlement visant à prévenir et à lutter contre les abus sexuels sur les enfants ? Pouvez-vous revenir sur son calendrier d'adoption ?
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Pensez-vous que le projet de loi qui nous est soumis pourrait être complété par quelques dispositions qui y seraient insérées par anticipation du projet de règlement de lutte contre les abus sexuels des enfants ?
M. Loïc Hervé, rapporteur. - Les auditions que nous avons menées ont permis de mettre en lumière un problème d'équilibre entre la protection des données personnelles, d'une part, et les nécessités de la lutte contre la criminalité en ligne, d'autre part. Comment Europol procède-t-il pour identifier les auteurs des infractions ? Dans quelle mesure les outils actuels pour mener ces investigations dépendent-ils des plateformes et non des informations collectées par les services d'enquête des États ?
Concernant votre réflexion sur le terme de pédopornographie, d'autres personnes auditionnées ont également souligné son caractère ambigu. Il a toutefois un seul mérite, même s'il pose un problème conceptuel : on sait de quoi on parle. On peut le contourner avec une périphrase, mais celle-ci posera d'autres difficultés.
Enfin, le projet de loi, s'il est adopté, prévoit une sanction pénale en cas de défaut d'exécution d'une demande de retrait d'un contenu mettant en scène des enfants victimes d'abus sexuels. Que pensez-vous de cette disposition ? Pouvez-vous dresser un premier bilan d'une procédure analogue créée pour les comptes terroristes par le règlement TCO ?
M. Jean-Philippe Lecouffe. - Les relations avec les plateformes sont globalement de bonne qualité, mais cela s'explique par le fait que le retrait des contenus se fait, comme je vous le disais, de manière volontaire. Le plus souvent, nous intervenons en réaction, c'est-à-dire après qu'un contenu illicite nous a été signalé. Jusqu'à présent, sur le fondement du TCO, nous n'avons adressé qu'une douzaine d'ordres de retrait, parce que Persil n'est pas encore complètement opérationnel.
Ce que les plateformes apprécient également est le fait que nous sommes pour elles un point d'entrée unique, ce qui leur évite de discuter avec plusieurs autorités nationales. Néanmoins, je le disais, nous nous heurtons aux politiques internes de chaque plateforme, auxquelles elles se réfèrent pour supprimer ou non les contenus signalés. Par conséquent, nous sommes preneurs d'un instrument coercitif pour l'exécution des ordres de retrait, afin de faire de la pédagogie.
Le RSN présente-t-il des lacunes ? L'enjeu nous semble être de faire des textes technologiquement neutres, autrement dit qui restent pertinents alors même que les technologies évoluent. Le règlement y réussit en partie, je pense, mais il restera sûrement des choses à adapter pour couvrir toutes les situations.
Ensuite, notre approche ne doit pas être exclusivement répressive ; au contraire, nous avons besoin d'entretenir nos partenariats avec les plateformes pour qu'elles continuent, de leur propre chef, à réguler leurs contenus. Elon Musk déclarait d'ailleurs ce matin dans les médias, en parlant de Twitter, vouloir se conformer à la réglementation en vigueur.
L'Union européenne concentrera son action sur les 19 plateformes les plus importantes - sur les 430 identifiées -, qui regroupent environ 45 millions d'utilisateurs, donc la législation des États membres est elle aussi pertinente, notamment pour les plateformes plus petites, surtout si elles s'inspirent du règlement sur les services numériques. Encore faut-il que les plateformes soient hébergées sur le territoire du pays concerné : le RSN vise justement à éviter ce nomadisme juridique, en partant du principe que les plateformes ne peuvent se priver du marché européen.
Je comprends l'argument sur l'alourdissement des procédures. Celles-ci ont toutefois un gros avantage : elles évitent les doublons. Pourquoi la plateforme Pharos ouvrirait-elle un dossier sur des faits déjà signalés par des collègues d'autres États membres ? La mutualisation des informations à l'échelon européen est la contrepartie de l'alourdissement des procédures. En outre, l'ordre de retrait doit être utilisé en dernier recours : il faut d'abord privilégier le dialogue avec les plateformes.
Europol ne participe évidemment pas aux discussions sur le règlement européen en cours de préparation ; cette tâche incombe au Conseil, au Parlement et à la Commission. Je ne sais pas quelle sera l'issue des discussions. Il est toutefois impossible que l'Union européenne n'adopte pas de position commune sur le sujet. La transmission de contenus par nos collègues américains repose sur une exception à la réglementation européenne. Or celle-ci s'achèvera en août 2024 : il nous faut donc un texte efficace pour continuer à disposer de signalements volontaires. Anticiper les conséquences du futur règlement me semble difficile à l'heure actuelle, tant les discussions entre les États membres sont encore nombreuses sur ce texte nécessaire à la poursuite de notre action. Cela dit, la saisie de nombreux contenus lors de nos enquêtes nous permet aussi de récolter des informations encore inconnues des plateformes.
Mener à bien notre travail tout en respectant le règlement général sur la protection des données (RGPD) est un défi quotidien. L'action d'Europol est soumise au Contrôleur européen de la protection des données (CEPD). Nous plaidons en faveur d'un équilibre entre protection des données et sécurité de nos concitoyens. En tout état de cause, nous avons besoin de moyens pour assumer au mieux nos missions.
M. Loïc Hervé, rapporteur. - Une sanction pénale en cas de défaut d'exécution de la demande de retrait vous semble-t-elle pertinente ? Cette possibilité existe déjà pour les affaires de terrorisme, entre autres.
M. Jean-Philippe Lecouffe. - Une telle sanction serait utile, en complément des amendes déjà prévues ; un tel point de vue ne vous étonnera pas de la part d'un gendarme. En outre, les entreprises souffriraient d'un préjudice réputationnel en cas de poursuites pénales, ce qui constitue parfois un moyen d'action efficace.
M. Patrick Chaize, rapporteur. - Le projet de loi prévoit la création d'un filtre anti-arnaques. Qu'en pensez-vous ?
M. Jean-Philippe Lecouffe. - Cette initiative est bienvenue. Les fraudes en ligne se multiplient, même si les montants extorqués ne sont pas très importants. Le travail de prévention est crucial.
Le filtre protégera nos concitoyens les plus vulnérables. Cela dit, je ne connais pas encore les détails de son fonctionnement : il faut que les dispositions légales résistent aux évolutions technologiques futures.
Mme Laurence Rossignol. - Vous avez indiqué que vous préfériez retenir la notion d'abus sexuels sur les enfants plutôt que le terme de pédopornographie, qui, selon vous, minore l'ampleur du crime. Je comprends le fondement de votre raisonnement, mais je m'interroge sur ses conséquences. Certes, la pornographie n'est pas en tant que telle une infraction pénale, comme vous venez de le rappeler, mais certains contenus constituent des incitations à la haine, à la violence ou à l'inceste. En ne retenant que les abus sexuels sur les enfants, je crains que cela ne limite le champ de votre intervention. Les enquêteurs examinent chaque image d'un contenu pornographique - j'en profite pour saluer leur travail. Lors de leur audition par notre commission spéciale, les représentants de Pharos ont indiqué qu'ils retenaient les critères d'Europol pour déterminer si les victimes étaient des mineurs. Par ailleurs, j'ai lu que Pharos avait reconnu à mots couverts qu'elle s'en tenait uniquement aux critères d'apparence, c'est-à-dire les signes extérieurs de puberté tels que les poils ou les seins. Mais ces derniers apparaissent bien avant 18 ans ! Que pensez-vous du critère retenu pour les infractions commises sur les mineurs déjà pubères ?
En outre, à préférer le terme de pédocriminalité à celui de pédopornographie, vous ne cherchez pas à faire retirer les images représentant la sexualité enfantine. Finalement, que la personne filmée ait ou non 18 ans importe peu : avec de telles images, les rapports sexuels entre des enfants et des adultes sont banalisés. Ne pensez-vous pas que la distinction que vous opérez limite votre champ d'action ?
M. Jean-Philippe Lecouffe. - Nous n'établissons pas de critères formels. Dans de nombreux contenus que nous visionnons, il ne fait aucun doute que les victimes sont des enfants. Ces images sont ensuite transmises aux autorités nationales, car les poursuites sont décidées non pas par Europol, mais par des magistrats, sur le fondement du travail des enquêteurs. Il en va de même lorsque nous avons un doute sur l'âge des protagonistes : nous transmettons l'affaire aux autorités nationales, sous réserve que nous disposions de suffisamment d'éléments pour alimenter l'enquête.
Les critères utilisés par Europol sont les mêmes que ceux qui sont retenus par Interpol et, plus largement, par toute la communauté d'enquêteurs et de magistrats de l'Union européenne. Nous adoptons la même vigilance pour les faits de violence commis contre des adultes, mais ces poursuites relèvent d'un autre champ du droit.
Nous adoptons une vision multidirectionnelle en matière d'infraction. Nous ne fixons pas les limites, mais nous en référons toujours aux autorités nationales, dont les réglementations diffèrent selon chaque État membre.
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Merci pour ces informations et pour l'ensemble de vos actions. Lors de ma visite au siège d'Europol, j'ai été frappée par la très bonne coordination entre les États membres, et même avec des États ne faisant pas partie de l'Union européenne. Je me souviens ainsi du rôle essentiel joué par Europol dans le démantèlement du réseau Boystown. Nous vous souhaitons toute la réussite possible pour votre entreprise de longue haleine.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 15 h 30.
- Présidence de Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. -
La réunion est ouverte à 17 h 00.
Protection de l'enfance - Audition de MM. Arthur Melon, délégué général du Conseil français des associations pour les droits de l'enfant (Cofrade), Olivier Gérard, coordonnateur du pôle « médias - usages numériques » de l'Union nationale des associations familiales (Unaf), et Mme Angélique Gozlan, membre du comité d'experts de l'Observatoire de la parentalité et de l'éducation numérique (Open)
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Nous sommes réunis pour notre huitième et dernière audition en commission spéciale. Nous avons décidé avec les rapporteurs de la consacrer à un sujet au coeur des préoccupations du Sénat, sur lequel portent notamment les premiers articles du projet de loi, à savoir la protection de l'enfance face aux contenus pornographiques et au cyberharcèlement - la commission de la culture, de l'éducation et de la communication a travaillé sur ce dernier sujet.
Nous accueillons M. Olivier Gérard, coordonnateur du pôle « médias - usages numériques » de l'Union nationale des associations familiales (Unaf), M. Arthur Melon, délégué général du Conseil français des associations pour les droits de l'enfant (Cofrade), et Mme Angélique Gozlan, membre du comité d'experts de l'Observatoire de la parentalité et de l'éducation numérique (Open).
Le sujet de la protection de l'enfance est au coeur de nos préoccupations et vous avez tous été plusieurs fois entendus sur les différents textes que nous avons portés dans cette assemblée, ainsi que sur les rapports d'information que nous avons produits. Je veux citer bien entendu le travail pionnier de la délégation aux droits des femmes sur l'industrie pornographique, qui a souligné les ravages d'un accès totalement libre à des contenus plus qu'inappropriés pour les mineurs. Selon la dernière enquête de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), 2,3 millions de mineurs visitent chaque mois des sites pornographiques. Dès 12 ans, la moitié des garçons se rendent en moyenne au moins une fois par mois sur l'un de ces sites. Ce chiffre est révélateur et notre assemblée s'honore, sur l'initiative de notre collègue Marie Mercier, d'avoir voulu y mettre un terme dès 2020. De l'autre côté du spectre, l'actualité dramatique, avec le suicide de la jeune Lindsay et plus récemment du jeune Thibault, nous a rappelé à tous l'urgence d'agir contre le cyberharcèlement, facilité par les réseaux sociaux, pour que le monde numérique ne se transforme pas en un monde totalement dénué de règles.
Les mineurs sont donc les premières victimes du développement des outils numériques. Récemment, nous avons adopté une proposition de loi dont notre collègue Alexandra Borchio Fontimp était rapporteure, sur la majorité numérique à 15 ans pour l'accès aux réseaux sociaux. La commission mixte paritaire a abouti aujourd'hui même.
Le 12 juin dernier, le Sénat a adopté la résolution européenne que nous avions déposée avec Ludovic Haye et André Reichardt sur la proposition de règlement européen établissant des règles en vue de prévenir et de combattre les abus sexuels sur enfants. Ce texte est en cours de négociation à l'échelle européenne.
Nous souhaitons donc vous entendre, tout d'abord sur le constat et plus encore sur votre appréciation des dispositions qui seront prises dans le cadre de ce texte d'application de règlements européens.
M. Olivier Gérard, coordonnateur du pôle « médias - usages numériques » de l'Union nationale des associations familiales. - Nous échangeons aujourd'hui sur un texte qui s'inscrit dans un foisonnement d'initiatives parlementaires et réglementaires, ce qui manifeste une volonté forte des pouvoirs publics d'agir en vue d'apaiser la situation dans l'espace numérique. C'est une priorité pour les familles que nous représentons. Cette impulsion politique est nécessaire pour que nous puissions collectivement faire bouger les lignes. En effet, les modifications législatives ne suffiront pas, et il faudra que l'ensemble des parties prenantes unissent leur action.
L'étude de l'Arcom a conforté les données figurant dans le rapport d'information sur l'industrie de la pornographie que le Sénat a publié l'an dernier. Les chiffres concernant l'accès des mineurs aux sites pornographiques sont édifiants et il faut garder à l'esprit que cet accès passe en premier lieu par le smartphone. L'étude montre en effet que dans 95 % des cas, l'accès aux sites pornographiques se fait par ce biais et dans 75 % des cas exclusivement par le smartphone.
Quant au cyberharcèlement, la situation est également inquiétante. Le rapport du Sénat sur le sujet citait un ordre de grandeur : entre 800 000 et 1 million d'enfants sont victimes de harcèlement scolaire chaque année. En outre, les violences en ligne et les propos haineux s'inscrivent aussi dans le champ du cyberharcèlement.
Selon la dernière étude que nous avons menée, les parents considèrent le harcèlement comme le principal sujet d'inquiétude en matière de santé des enfants. Ils souhaitent que l'on prévoie un accompagnement et un soutien et que des mesures soient prises pour lutter contre ce phénomène. Au-delà des mesures législatives, ils attendent aussi davantage d'information sur ce sujet.
Les mesures sur la protection de l'enfance que le projet de loi prévoit dans ses premiers articles étaient nécessaires. Toutefois, un certain nombre de dispositions qui s'inscrivent dans le champ du numérique souffrent du délai nécessaire à leur mise en oeuvre opérationnelle. Par exemple, les articles relatifs à la protection des mineurs du règlement général sur la protection des données (RGPD), qui prévoyaient notamment le consentement des parents dans le cas des enfants âgés de 13 à 15 ans, n'ont pas été mis en oeuvre, cinq ans après la mise en place du règlement. De plus, la loi de mars 2022 visant à renforcer le contrôle parental sur les moyens d'accès à Internet n'entrera en vigueur qu'à la fin du premier semestre 2024.
Pourtant, les attentes sont fortes de la part des familles, et l'enjeu est de santé publique. Dans l'univers numérique, les évolutions sont très rapides et il est difficile de justifier de tels délais auprès des parents.
Les articles 1er et 2 relatifs à l'accès à la pornographie prévoient le renforcement du rôle confié à l'Arcom pour réduire les délais d'intervention. Avec l'Open, nous avions saisi l'Arcom dès la fin de 2020. Or les décisions judiciaires n'ont toujours pas été rendues, ce qui montre la nécessité de repenser le dispositif pour le rendre plus réactif et plus utile compte tenu de l'urgence du problème. L'Arcom pourra donc prendre des décisions administratives, qu'il s'agisse de bloquer les sites, de les déréférencer, voire de prononcer des sanctions pécuniaires, dans le respect de la procédure contradictoire. Nous espérons que cela permettra de lever l'incompréhension dont nous font part les parents sur la lenteur des interventions.
Le texte est plutôt positif à nos yeux. Toutefois, il met l'accent sur les sites de communication en ligne, notamment pornographiques. Or l'accès des mineurs aux contenus pornographiques passe aussi par les réseaux sociaux, par les messageries privées ou par la transmission de contenus via les téléphones portables. La mesure prévue dans le texte ne suffira donc pas à résoudre toutes les questions.
L'article 1er porte sur les recommandations techniques, notamment les dispositifs de vérification d'âge, ce qui représente pour nous une avancée importante. En effet, durant ces derniers mois, les débats ont essentiellement porté sur l'absence d'un cadre référentiel, même si un certain nombre de solutions techniques sont déjà proposées sur le marché pour faire en sorte de respecter des principes comme l'anonymat. La proposition de mettre en place rapidement des recommandations techniques est une belle avancée, d'autant que le référentiel sera contraignant.
Toutefois, le texte ne fixe pas de délai pour la mise en oeuvre de ce référentiel, de sorte que celui-ci ne semble pas avoir d'obligation de résultat.
Sur la lutte contre le cyberharcèlement, l'article 5 vise à sanctionner ceux qui l'exercent par une peine complémentaire de suspension des comptes. Il s'agit là d'une avancée positive dans la protection des victimes, qui permettra d'éviter que les pratiques ne se poursuivent au-delà des décisions rendues. La mesure vise ainsi à lutter contre tout sentiment d'impunité, ce qui est, selon nous, tout à fait nécessaire.
Le texte prévoit de bloquer l'utilisation de la plateforme incriminée et éventuellement l'ensemble des comptes de la personne mise en cause. Toutefois, le cyberharcèlement peut passer par plusieurs plateformes et il faudrait sans doute prévoir des mesures de suspension en cascade pour que la sanction concerne l'ensemble des canaux auxquels le harceleur a eu recours.
Même si ce n'est pas l'objet de la loi, il faut rappeler que la lutte contre le cyberharcèlement passe par la sanction des auteurs, par la sensibilisation de l'ensemble des parties prenantes et par l'accompagnement des victimes et de leur famille. Or les moyens alloués pour cela restent insuffisants. Nous menons des actions en ce sens sur notre réseau et nos services sont saturés, ce qui nous empêche d'accompagner les familles de manière satisfaisante.
Qu'il s'agisse de la lutte contre l'accès à la pornographie, de celle contre le cyberharcèlement ou de la protection des enfants en ligne, les enjeux éducatifs pèsent lourd. Il convient de renforcer les dispositifs de prévention et d'éducation auprès des jeunes, de manière qu'ils adoptent de nouveaux réflexes quant aux comportements acceptables ou non en ligne. Il faut aussi continuer d'accompagner les parents et la famille, qui jouent un rôle essentiel. Nous venons ainsi de lancer un dispositif de labellisation des actions de parentalité numérique et nous considérons qu'il faut continuer de développer ce type d'initiative. En effet, c'est en développant une approche complémentaire que nous pourrons faire face à ce fléau.
Enfin, le cyberharcèlement passe beaucoup par le smartphone, qui reste le grand absent de ce projet de loi. Les jeunes sont pourtant équipés de manière très précoce, avec les mêmes outils que les adultes, alors qu'ils n'ont pas forcément la maturité suffisante pour les utiliser. Nous devrions nous interroger sur la place du smartphone dans notre société. Si nous voulons lutter contre les dérives et mieux protéger les enfants, c'est une réflexion qu'il nous faudra mener.
M. Arthur Melon, délégué général du Conseil français des associations pour les droits de l'enfant. - Le Cofrade se félicite du fait que les pouvoirs publics se saisissent du sujet de l'exposition des mineurs à la pornographie.
Toutefois, à la lecture des articles du texte, j'ai ressenti davantage de colère que de soulagement. En effet, le Parlement vote des lois qui sont bien faites, mais ne sont pas appliquées : on ajoute de nouvelles lois pour trouver prétexte à ne pas appliquer des dispositions législatives qui existent bel et bien et qui sont parfaitement suffisantes. Ainsi, l'article 227-24 du code pénal prévoit une sanction à l'encontre des personnes mettant à disposition des contenus pornographiques susceptibles d'être vus par des mineurs. De plus, il est déjà prévu dans la loi que l'Arcom et la justice ont la possibilité de déréférencer et de bloquer les sites qui contreviendraient à ces dispositions.
L'arsenal législatif en vigueur est donc suffisant pour s'attaquer au coeur du problème, que l'enquête de l'Arcom a bien identifié : 60 % des contenus pornographiques consommés par les mineurs proviennent de cinq plateformes. Une section entière de ce projet de loi leur est consacrée, les autres plateformes pornographiques qui font payer leurs contenus ne posant pas de problème particulier en matière d'exposition des mineurs à la pornographie. Par conséquent, est-il bien nécessaire de prévoir un chapitre dans un nouveau projet de loi pour contraindre cinq plateformes à se conformer à la loi, alors même qu'elles font l'objet de deux procédures judiciaires, l'une au pénal et l'autre au civil, par l'intermédiaire des fournisseurs d'accès Internet.
La plainte au pénal a été engagée en 2018 sur le fondement de l'article 227-24 du code pénal, à la suite de la plainte déposée par le Cofrade et par l'Open. Au bout de cinq ans, nous n'avons reçu aucune nouvelle de cette plainte déposée devant le ministère public.
Quant à l'autre procédure, elle a été lancée auprès de l'Arcom, à la fin de l'année 2020. Or, à force de manoeuvres dilatoires, on constate toujours en 2023 des millions de visites de mineurs sur des sites pornographiques, dont les responsables n'ont visiblement pas l'intention de prendre la moindre mesure pour respecter la loi et protéger les mineurs.
Pourtant, la Cour de cassation a rappelé dans un arrêt récent que la loi était claire et constitutionnelle. Rien ne s'oppose donc à ce que le tribunal prenne la décision de demander aux fournisseurs d'Internet de couper l'accès à ces sites.
À l'article 1er, l'alinéa 2 prévoit que l'Arcom veillera à ce que les contenus pornographiques mis à disposition par un service de communication au public en ligne ne puissent pas être accessibles aux mineurs. L'Arcom deviendrait ainsi l'autorité de référence dans la protection des mineurs. Toutefois, n'est-ce pas plutôt aux fournisseurs de veiller à ce que les contenus pornographiques qu'ils diffusent sur Internet ne soient pas accessibles aux mineurs ? Ne faudrait-il pas plutôt préciser que le rôle de l'Arcom est de veiller à ce que les fournisseurs de contenus pornographiques s'assurent de leurs obligations légales ?
Le troisième alinéa prévoit l'élaboration par l'Arcom de lignes directrices pour que les plateformes pornographiques puissent savoir comment protéger les mineurs de leurs contenus.
Cet alinéa s'inscrit en fait dans la ligne stratégique de défense de ces plateformes, lesquelles expliquent depuis plusieurs mois ne pas pouvoir se conformer à la loi parce que celle-ci n'est pas claire et que ni l'Arcom ni la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) ne leur indiquent comment assurer la protection des mineurs. Dès lors, elles considèrent que la loi est anticonstitutionnelle, ne respectant pas le principe de légalité des délits et des peines. Or, je le rappelle, pour la Cour de cassation, elle est parfaitement claire, et les plateformes doivent prendre elles-mêmes les mesures qui s'imposent pour rendre leurs contenus inaccessibles aux mineurs. J'attire donc votre attention sur le fait que cette mesure, en suggérant que les pouvoirs publics doivent un certain nombre d'explications, donne raison aux plateformes.
Par ailleurs, l'article 227-24 et la loi prévoyant le déférencement des sites Internet par le biais de l'Arcom et du tribunal judiciaire posent une obligation de résultat : si une plateforme est dans l'incapacité de s'assurer que ses contenus pornographiques ne sont pas accessibles aux mineurs, elle n'a pas le droit d'en faire trafic. Ce que je crains avec ce troisième alinéa, c'est que l'on passe d'une obligation de résultat à une obligation de moyens. Les plateformes pornographiques allégueront s'être conformées aux lignes directrices de l'Arcom et, en cas de problème avec leurs solutions techniques, demanderont que l'on se retourne vers l'autorité indépendante. Or les technologies du numérique évoluent très vite, et l'on ne sait pas comment, demain, l'âge des mineurs sera vérifié ou comment ceux-ci pourront dissimuler leur âge véritable. Autrement dit, on demande à l'Arcom d'entrer dans une course sans fin d'adaptation de lignes directrices à des évolutions extrêmement rapides.
Les plateformes pornographiques essaient aujourd'hui de nous faire croire que, si les contenus sont accessibles aux mineurs, c'est du fait de la législation et du manque de technologies adéquates. Il faut inverser la réflexion et considérer que, si la technologie ne permet pas de contrôler l'âge des mineurs, la plateforme ne peut pas faire commerce de ses contenus. On ne peut sacrifier l'intérêt de l'enfant sur l'autel de solutions techniques qui se font toujours attendre !
Par ailleurs, je ne vois pas, au regard des chiffres d'affaires des plateformes, comment l'amende prévue au sixième alinéa pourrait être dissuasive. S'agissant de plateformes qui ne sont pas domiciliées fiscalement en France, quelles procédures seront engagées pour recouvrir 75 000 euros à l'étranger ? Cela vaudra-t-il le coup pour le contribuable français ?
Enfin, même si, comme Olivier Gérard l'a rappelé, les procédures judiciaires sont beaucoup trop longues par rapport à l'urgence de la situation et que je comprends parfaitement l'idée de permettre à l'Arcom de prendre seule la décision de suspension des sites, je pose la question de la constitutionnalité d'une telle mesure. Les plateformes ne se gêneront pas pour lancer une nouvelle question prioritaire de constitutionnalité (QPC) et bloquer une décision de l'Arcom dans ce sens.
À l'article 3, relatif à la pénalisation en cas de non-retrait de contenus à caractère pédopornographique, il est indiqué le cas d'une plateforme ne pouvant se conformer à une demande de retrait « pour des motifs tenant à la force majeure ou à une impossibilité de fait qui ne lui sont pas imputables ». J'aimerais bien avoir un exemple de tels cas... Pour quelles raisons une plateforme, sommée par l'Arcom de retirer un contenu à caractère pédopornographique, pourrait justifier d'une impossibilité de le faire ?
En outre, le projet de loi s'en tient au seul retrait des contenus à caractère pédopornographique, comme s'il n'y avait pas, derrière, des auteurs de pédocriminalité et des victimes. Nulle part il n'est fait mention d'enquêtes qui devraient être automatiquement lancées pour les identifier et s'assurer que les victimes reçoivent l'assistance dont elles ont besoin et que les auteurs soient traduits devant la justice.
Mme Angélique Gozlan, membre du comité d'experts de l'Observatoire de la parentalité et de l'éducation numérique. - Je précise qu'outre ma qualité d'expert de l'Open je suis également docteur en psychopathologie et psychologue clinicienne, ce qui inscrit mes propos dans un courant de pensée particulier par rapport aux enfants et aux adolescents.
Saluant le travail engagé, qui marque un tournant symbolique et législatif quant à la protection des mineurs sur Internet, l'Open tient néanmoins à souligner plusieurs points.
Je ne serai pas longue sur la question de la pornographie, car nous rejoignons totalement les remarques qui viennent d'être exposées par Arthur Melon. Se posent, d'une part, la question de l'effectivité des pouvoirs accordés à l'Arcom et, d'autre part, celle de l'application des mesures en matière de sanctions pénales et administratives des sites donnant accès à des contenus pornographiques à des mineurs, dont beaucoup dépendent d'entreprises opacifiées, hébergées dans des paradis fiscaux.
S'agissant des exigences de contrôle d'âge soumises au respect de la vie privée, il est absolument nécessaire de veiller à ne pas sacrifier la protection de l'enfant à la protection des données : on procède bien au contrôle des cartes d'identité des mineurs lorsqu'ils veulent acheter de l'alcool dans un supermarché. En l'absence de solutions techniques permettant d'opérer une corrélation entre le contrôle de l'âge et la protection des données, l'Open propose d'appliquer le système de la carte bleue, facile et rapide à mettre en place.
Nous soutenons bien évidemment la volonté de régulation des sites pornographiques, mais nous insistons pour que cette régulation se fasse au nom de la cohérence éducative. Or, il n'y a rien dans ce projet de loi sur l'éducation des mineurs et des adultes !
Il faut promouvoir l'obligation d'une éducation aux médias et au numérique auprès des enfants et des adolescents, ainsi qu'une éducation sexuelle abordant, non pas uniquement la santé sexuelle et la prévention des risques, mais aussi les questions du consentement, du plaisir sexuel, de la connaissance de son corps au regard du corps de l'autre, de la relation sexuelle, de la condition de l'homme et de la femme. Ainsi, on leur offrira la possibilité de se construire un regard critique et d'aller vers une vie sexuelle dans le respect d'autrui.
Il faut par ailleurs impliquer et soutenir les adultes pour qu'ils puissent accompagner les enfants et les adolescents dans l'utilisation des espaces numériques, en prenant en considération le risque d'exposition aux images pornographiques. Nous sommes, je le rappelle, la première génération de parents à devoir construire une éducation numérique.
Raisonner seulement par le prisme de l'évitement des risques n'est donc pas suffisant ; il est absolument nécessaire de penser prévention, éducation et accompagnement.
Sur le cyberharcèlement, l'option retenue dans le texte - une peine complémentaire de suspension du compte sur la plateforme pour les utilisateurs condamnés pour une durée maximale de six mois - pose plusieurs questions.
Sachant que tout utilisateur peut créer maints comptes et changer d'adresse IP, comment une telle mesure sera-t-elle techniquement possible ?
Il est par ailleurs précisé dans l'étude d'impact que « la peine de suspension des comptes ne concerne que les services de plateforme en ligne ayant été utilisés pour commettre l'infraction ». Or, comme le montrent les études sur le cyberharcèlement, un cyberharceleur n'opère pas à partir d'un réseau social unique ; il utilise divers canaux. En imaginant qu'après une suspension de compte sur un site donné, il poursuive son harcèlement à partir d'un compte ouvert ailleurs, que prévoit le projet de loi pour faciliter le parcours juridique de la victime ?
Les « témoins en ligne » sont les grands absents de ce texte. Comment définit-on la notion de témoins en ligne du cyberharcèlement, dont la particularité est d'être présents en masse ? Comment qualifie-t-on des actes comme liker ou repartager une publication harcelante ? Que prévoit le texte pour ces témoins en ligne ?
Toujours dans l'étude d'impact, on peut lire que « cette peine complémentaire de suspension de compte dissuade les utilisateurs dont les comptes ont déjà été suspendus à récidiver et également d'autres utilisateurs qui pourraient être tentés de se livrer à des comportements similaires ». Cet effet de dissuasion est relatif au profil psychologique de la personne et ne peut pas être généralisé.
Enfin, « l'obligation pour les plateformes d'empêcher la création de nouveaux comptes par ces utilisateurs récidivistes prévient d'autant plus de tels comportements et protège les utilisateurs de contenus néfastes et préjudiciables ». J'attire votre attention sur le fait qu'on ne peut penser la prévention des comportements de cyberharcèlement et la protection des utilisateurs par la seule voie législative - une interdiction n'empêche pas la transgression - et que l'usage fait des réseaux sociaux constitue juste une mise en lumière de comportements préexistants. Or - question fondamentalement absente du projet de loi -, que prévoit-on pour l'accompagnement des personnes condamnées ? Les harceleurs sont en souffrance et en difficulté - ce sont, soit d'anciens harcelés, soit des personnes se construisant en leaders négatifs pour réparer une faille narcissique - et, dans le cas de mineurs, ils manifestent en outre une banalisation de leurs actes et une déréalisation. « Ce n'est pas la vraie vie, on est sur numérique », vont-ils dire... Un suivi doit donc impérativement être associé à ces mesures et l'on pourrait s'inspirer, ici, de pratiques déjà existantes, notamment les injonctions de soins à destination des acteurs de violences sexuelles.
On pourrait donc imaginer une injonction de soins en aval de l'acte commis - avec prise en charge individuelle ou en groupe - et, en amont, une sensibilisation plus forte des enfants et des adolescents à l'être ensemble et au collectif. Cela implique d'intégrer aux programmes scolaires, avec une progression de la maternelle au secondaire, des modules d'éducation aux médias et au numérique, comprenant notamment une sensibilisation à l'impact émotionnel des images, l'intégration progressive d'une notion de « citoyen en ligne », une déculpabilisation à l'acte de signalement, une sensibilisation aux phénomènes de groupe et une information associée à la responsabilisation de leurs actes.
Cela me permet de rebondir sur un point de l'étude d'impact qui m'a particulièrement interloquée : les impacts sur la jeunesse y sont qualifiés par le terme « néant ». Je n'ai pas les codes pour savoir ce que sous-tend, dans le cadre d'un projet de loi, la notion d'impacts sur la jeunesse, mais pour la psychologue que je suis, ce terme m'apparaît comme un non-sens. L'article 5 du projet de loi doit évidemment avoir un impact sur la jeunesse ! La sanction qu'il porte doit avoir valeur d'apprentissage ; elle doit affirmer la centralité de la loi et des règles, que ce soit dans l'espace public réel ou dans l'espace numérique, ce qui favorisera le vivre ensemble et la société ; elle doit permettre de rendre un sujet responsable, à même d'assumer les conséquences de ses actes. Il doit donc y avoir un « après la sanction », c'est-à-dire un accompagnement qui n'oublie personne : harceleurs, témoins et victimes.
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - La question éducative est effectivement essentielle, mais il faut distinguer ce qui relève de la loi et ce qui relève de son application par décret, puis au travers de l'élaboration des programmes éducatifs. Aujourd'hui, ces sujets sont déjà inscrits au coeur du code de l'éducation. De longue date, le Sénat a légiféré en ce sens. Ainsi, en 2011, nous avons instauré une obligation de formation et de sensibilisation des élèves aux risques et aux menaces de l'Internet. Puis nous avons de nouveau amendé la loi du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance afin de spécifier ce que doit être la formation des formateurs dans ce domaine très précis. Maintenant, nous devons contrôler l'application de la loi. Aidez-nous à le faire !
M. Loïc Hervé, rapporteur. - Les interventions ayant été très complètes et fouillées, je souhaiterais plutôt livrer une réflexion.
Nous sommes bien conscients de la période dans laquelle s'inscrit notre travail : un accord vient d'être trouvé en commission mixte paritaire (CMP) sur la majorité numérique ; nous attendons une décision de justice ; le Digital Markets Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA) entreront sous peu dans l'ordre juridique français ; de nouveaux textes européens sont en cours de négociation ; certains textes de loi entrent à peine en vigueur, avec des effets juridiques qui pourront seulement être mesurés après quelques mois ou quelques années.
À vous entendre, si je schématise, il faudrait se contenter d'appliquer les dispositions existantes, attendre et voir si cela fonctionne... Il me semble au contraire qu'il faut accélérer et « massifier » le dispositif, car, en réalité - toutes les auditions le montrent -, rien n'est réglé. Non seulement les affaires portées devant l'autorité judiciaire tardent à obtenir un jugement, mais elles sont également très peu nombreuses. Cela me fait penser à l'excision : des milliers de jeunes filles vivant en France sont concernées, mais aucune affaire n'est portée devant les tribunaux !
L'idée de confier à l'Arcom la définition d'un cahier des charges précis des techniques par lesquelles on pourrait tenter de contrôler l'âge des personnes consultant des sites pornographiques est donc une tentative et, dans un contexte où il faut « massifier », essayons de rendre la rédaction plus opérationnelle, mais ne tournons pas le dos à cette nouvelle tentative. Je le dis sans méconnaître les difficultés techniques posées, ni aucune des difficultés liées aux messageries instantanées, à la double anonymisation ou encore au simple fait que, dans certaines familles, les enfants ont accès aux cartes bancaires.
Notre commission spéciale ne fait que saisir une occasion. Ce texte aurait pu ne pas exister - les règlements européens ne l'exigent pas forcément -, mais certains points devaient être précisés et le Gouvernement a tenu à insérer les premiers articles du texte. Je vois difficilement comment le Parlement, en particulier le Sénat, ne pourrait pas saisir cette occasion pour progresser sur ce sujet, fondamental pour la jeunesse de notre pays.
Mme Laurence Rossignol. - Je pense, comme vous, monsieur Melon, que l'efficacité des trois premiers articles du texte est sujette à caution. Vous dites même que le dispositif envisagé pourrait s'avérer contreproductif. Cependant, quel autre dispositif pourrions-nous mettre en oeuvre ? À mon sens, la pornographie est toxique pour tous, non pour les seuls mineurs. Idéalement, nous devrions être capables d'imposer la fermeture d'un site Internet en cas de non-respect de la disposition de la loi du 30 juillet 2020 concernant l'accès de ses contenus aux mineurs. Nous ne devrions pas avoir à nous engager dans des séries de référentiels ou de procédures comme celles que prévoit le texte. Vous avez raison par ailleurs de souligner que l'on n'entend dire par aucune autre entité, comme on l'entend de la part des grandes entreprises de l'industrie pornographique, qu'elle ne respecte pas la loi parce que l'État ne lui donne pas les moyens de le faire.
Nous butons toujours sur le même sujet : le postulat du nécessaire respect de l'anonymat et de la vie privée des consommateurs de pornographie. En réalité, il existe des continuums entre la pornographie, la pédocriminalité et le viol. Un article paru aujourd'hui dans Le Monde fait ainsi état d'une affaire criminelle survenue dans le Vaucluse, au cours de laquelle cinquante personnes ont été mises en examen pour viol, dans les ordinateurs desquelles des milliers d'images de viols et d'images pédopornographiques ont été retrouvées. Ces continuums ne sont, bien sûr, pas systématiques, mais il faut les avoir à l'esprit.
Or nous butons toujours sur la même question : qu'est-ce qui justifie que les consommateurs de pornographie aient droit à l'anonymat qu'aucun autre usager d'Internet ne revendique par ailleurs ? Pourquoi ce qui fonctionne pour les sites de jeux en ligne ne peut-il pas s'appliquer aux sites pornographiques ? Je n'ai toujours pas compris cela. Nous pourrons poser cette question au Conseil constitutionnel à l'occasion d'une QPC.
En l'état, le texte suscite une grande frustration, car nous avons l'impression de vider la mer à l'aide d'une petite cuillère.
Mme Marie Mercier. - Je partage ce qui a été dit : au travers de ce texte, nous avons l'impression de radoter. Une loi impose le contrôle de l'âge pour le visionnage de sites pornographiques. Nous savons contrôler l'âge dans l'univers numérique. Or cela ne fonctionne pas ! Certes, l'anonymat est demandé par les usagers sur les sites gratuits, mais qu'en est-il des sites pornographiques payants ? Pourquoi butons-nous sur le problème du contrôle de l'âge, alors qu'il ne se présente pas pour le cas des sites de jeux en ligne ? Il y a là des raisons qui nous échappent.
Un nouveau texte vient donc s'ajouter aux lois existantes. Il est déjà obligatoire de s'assurer que des contenus réservés aux adultes ne tombent pas sous les yeux des enfants. Or nous n'arrivons pas à effectuer ce contrôle, et ce texte ne nous permettra pas d'y arriver davantage.
L'article 15 du texte m'a par ailleurs beaucoup ennuyée : on ne voit pas pourquoi le Gouvernement réussirait davantage avec des ordonnances là où la loi échoue, concernant le contrôle des jeux comportant l'achat, l'usage ou le gain d'objets numériques monétisables.
M. Patrick Chaize, rapporteur. - Il est hors de question que nous laissions cet article en l'état.
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Nous l'avons dit d'emblée au ministre délégué chargé de la transition numérique et des télécommunications.
M. Loïc Hervé, rapporteur. - Les contenus payants font l'objet d'un contrat. C'est l'existence de ce dernier et du paiement associé qui crée l'identification de la personne qui y accède. L'enjeu du texte est de fournir une réglementation et une régulation en l'absence de contrat, pour des contenus non soumis à une identification préalable.
Mme Annick Billon. - Lorsqu'Alexandra Borchio Fontimp, Laurence Cohen, Laurence Rossignol et moi-même avons démarré les travaux relatifs à notre rapport d'information intitulé Porno : l'enfer du décor, en janvier 2022, le regard porté sur l'industrie pornographique était assez édulcoré. Depuis, la situation a évolué. Nous avons mis en avant le fait que ces images étaient consultées par de très nombreux mineurs, et l'existence d'une porosité entre la pornographie, le proxénétisme, et la prostitution. Nos travaux ont suscité des réactions.
Le texte qui nous occupe ne va peut-être pas assez loin, mais il a l'avantage de présenter quelques propositions. Nous devons tout mettre en oeuvre pour rendre la vie impossible aux entreprises de ce secteur, qui ne respectent pas la loi quand elle existe. Une véritable éducation au corps est par ailleurs nécessaire, car les enfants sont exposés à des images pornographiques dès l'âge de 8 ou 9 ans.
Il faut que vous nous aidiez à améliorer ce texte pour rendre la vie impossible à ces entreprises, souvent hébergées dans des paradis fiscaux et qui génèrent beaucoup d'argent, en leur imposant de lourdes sanctions.
Vous avez tous mentionné l'importance de mobiliser des moyens pour faire respecter la loi. Il revient aux entreprises de l'industrie pornographique de se mettre en conformité avec la loi. Ce n'est pas à un organisme extérieur, a fortiori à l'État, de les aider à le faire. Il incombe à ces entreprises de faire en sorte que les images qu'elles véhiculent ne soient pas accessibles aux mineurs, et que toutes les images qui contreviennent à la loi - images de viols, à caractère raciste, ou relevant de la pédocriminalité - soient bloquées.
Nous sommes intéressés par toutes les pistes que vous pourriez proposer pour renforcer en la matière la protection des mineurs et de toute la société, car ces images ne sont pas nuisibles seulement pour les mineurs.
Mme Toine Bourrat. - Quelle est votre position sur la levée de l'anonymat et du pseudonymat sur Internet, sachant que le second permet de multiplier les comptes à l'infini ?
Mme Alexandra Borchio Fontimp. - Que pensez-vous de la possibilité de fusionner les plateformes d'appel 3018 et 3020, évoquée dans le cadre de la proposition de loi visant à instaurer une majorité numérique et à lutter contre la haine en ligne, dont j'étais rapporteure ? Cette possibilité avait été envisagée pour améliorer leur visibilité.
Quel est votre point de vue concernant l'idée, portée par cette proposition de loi, de replacer l'autorité parentale au coeur de la famille pour responsabiliser les enfants, et la création d'un « permis d'Internet » ? Une meilleure éducation à la sexualité est en effet indispensable.
Enfin, j'envisage de présenter un amendement visant à responsabiliser les boutiques d'applications et les systèmes d'exploitation, qui concourent également à l'accès aux contenus pornographiques. Ces sociétés doivent se montrer vigilantes en ce domaine, car elles disposent des données permettant de le faire.
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Cet amendement, sur lequel j'avais travaillé avec Annick Billon et vous-même pour un texte antérieur, trouvera toute sa place dans le projet de loi dont nous discutons.
M. Reichardt a été co-rapporteur de la proposition de résolution européenne visant à prévenir et combattre les abus sexuels sur les enfants. Le sujet est pris très au sérieux en Europe, où l'on s'interroge sur une législation ad hoc.
M. André Reichardt. - À titre informatif, outre les données chiffrées relatives aux consultations des sites pornographiques gratuits, connaissons-nous les chiffres des consultations des sites pornographiques payants ?
Par ailleurs, l'obligation faite à l'Arcom dans le texte de fournir des lignes directrices pour contrôler la majorité des personnes qui visionnent des contenus pornographiques risque d'avoir peu d'effet. Existe-t-il une autre façon de procéder que l'on pourrait inscrire dans le projet de loi, pour parvenir à un contrôle obligatoire efficace de cette majorité ?
M. Olivier Gérard. - La disposition contenue dans l'article 15 du texte nous a également surpris, la voie d'ordonnance ne nous semblant pas appropriée compte tenu de l'importance des enjeux relatifs à la protection de l'enfance sur Internet.
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Il n'est pas question de laisser cette partie du texte en l'état. Le Sénat aime peu les ordonnances de toute façon.
M. Olivier Gérard. - La simplification des plateformes d'appel est une demande que l'on entend beaucoup sur le terrain. On se perd en effet dans les numéros existants, et l'on renvoie à l'enfant ou au parent concerné la responsabilité de choisir entre l'un ou l'autre. Une simplification est donc nécessaire pour clarifier et faciliter l'accès du grand public aux plateformes d'appel - via un guichet unique, par exemple.
Il est important par ailleurs de redonner une place aux parents, afin qu'ils exercent véritablement leur rôle auprès de leurs enfants. Des dispositifs d'accompagnement et de sensibilisation pourraient être envisagés. Une réflexion est en outre en cours autour d'une certification « Pix parents », reprenant les compétences requises pour accompagner les enfants sur Internet, qui doit aboutir fin 2024 ou début 2025.
Je n'ai pas d'informations par ailleurs sur les chiffres des consultations des sites pornographiques payants.
M. Arthur Melon. - Nous sommes les premiers à déplorer la longueur des délais de justice. Celle-ci tient toutefois à des manoeuvres dilatoires engagées par les plateformes concernées. Une nouvelle procédure a en outre dû être lancée en raison d'un vice de procédure imputable à l'Arcom, qui a entraîné un retard de plusieurs mois pour la citation des fournisseurs d'accès à Internet devant le tribunal judiciaire.
L'injonction de médiation prononcée durant la première audience entre l'Arcom, les fournisseurs d'accès à Internet et les plateformes pornographiques nous a par ailleurs surpris, car elle revenait à demander à un régulateur chargé de faire respecter la loi de négocier avec des structures qui ne la respectent pas.
Un arrêt du Conseil constitutionnel découlant d'une QPC et rendu au printemps explique également la longueur de la procédure judiciaire engagée.
Faire passer les décisions par le juge prend donc du temps. Toutefois, rien ne garantit que l'Arcom fasse le travail plus rapidement que les magistrats, du fait des incertitudes sur les moyens qui lui seraient alloués dans ce cadre.
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - La question des moyens n'est pas neuve. L'Arcom se voyant octroyer plus de missions, des amendements seront déposés lors de l'examen du prochain projet de loi de finances pour augmenter, de manière générale, les moyens alloués aux autorités de régulation.
M. Arthur Melon. - Le Cofrade, l'Open et l'Unaf ont saisi l'Arcom fin août à l'encontre de Twitter, qui laisse des contenus pornographiques, pédopornographiques et zoophiles sur sa plateforme. À ce jour, aucune suite n'a été donnée à cette saisine.
Il est assez curieux par ailleurs de voir combien les plateformes pornographiques bénéficient d'une sorte de régime d'exception concernant le respect de la vie privée. Quand il s'agit de connaître la religion, l'orientation sexuelle ou politique de quelqu'un sur les réseaux sociaux, cela ne pose pas problème. Or dès qu'il est question de pornographie, cela devient très important. Pourquoi un tel régime d'exception ? Je rappelle que la Cour de cassation a estimé que la loi actuelle avait des moyens proportionnés par rapport à l'exigence de protection des mineurs. Nous devrions donc être moins regardants sur la protection des données personnelles lorsqu'il s'agit de protéger des mineurs.
M. Loïc Hervé, rapporteur. - Le texte prévoit la définition d'un cahier des charges technique, qui fera l'objet d'une délibération de l'Arcom après avis de la Cnil. Des opérations de vérification du contrôle de l'âge pour le visionnage d'images pornographiques seront ensuite effectuées, assorties d'un régime de sanctions. Il ne s'agit donc pas simplement d'affirmer une obligation. Confier cette tâche à l'Arcom est un choix politique qui sera posé ou non au travers de ce texte de loi. Il faudra évidemment renforcer les moyens qui lui sont alloués.
Par ailleurs, il n'est pas certain que le fait de passer par une autorité administrative indépendante plutôt que par le juge judiciaire fournisse une réponse plus efficace et plus massive au problème dont nous parlons. Ce choix devra être posé par le législateur. Il reste qu'en l'absence d'un tel choix nous en resterons au droit actuel, dans le cadre duquel très peu d'affaires sont portées devant les tribunaux, et les délais de jugement sont très longs.
L'expression « manoeuvres dilatoires » relève du jugement de valeur. La juridiction judiciaire repose en effet sur la base du contradictoire. Toutefois, l'opération de médiation ordonnée par le juge m'a également surpris, mais cela s'est fait dans le respect du fonctionnement ordinaire des juridictions judiciaires.
M. Arthur Melon. - L'enquête de Médiamétrie commandée par l'Arcom montre que 60 % des contenus pornographiques consommés par les mineurs proviendraient de cinq plateformes gratuites. Je ne sais pas comment se répartissent les 40 % de contenus restants entre les plateformes gratuites et payantes, mais je pense que les premières sont majoritaires.
Si le tribunal demande le 7 juillet prochain aux fournisseurs d'accès de suspendre les plateformes pornographiques, gageons qu'elles trouveront tout de suite une solution technique pour se mettre en conformité avec la loi et pouvoir republier leurs contenus. La question des difficultés techniques relève plutôt du prétexte. Je serais d'ailleurs curieux de voir, une fois qu'une décision de sanction aura été prise à l'encontre de l'une d'entre elles, la créativité que déploieront les autres plateformes pour trouver des solutions permettant de contrôler l'âge des internautes.
Mme Toine Bourrat. - Je rappelle ma question sur le pseudonymat sur Internet ?
Mme Angélique Gozlan. - Il s'agit d'un enjeu important, car l'usage de pseudonymes favorise la levée des inhibitions et augmente le nombre d'inconduites sur les réseaux sociaux. Il participe en outre aux pratiques agressives et aux diffamations en masse comme le trolling et les raids. Cependant, derrière le pseudonyme se trouve toujours une adresse IP. On rejoint ici la question de la protection des données personnelles. Néanmoins, une levée du pseudonymat pourrait être envisagée en cas de cyberharcèlement.
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Le texte qui nous occupe est un texte d'application d'au moins trois règlements européens, auxquels s'ajoute le Data Act, par anticipation. Il a fait l'objet de négociations entre les États membres.
Une solution extrême au problème de l'accès des mineurs aux contenus pornographiques consisterait à responsabiliser les plateformes en leur conférant un troisième statut, entre hébergeur et éditeur, et en remettant en cause leur modèle économique. C'est celui-ci en effet qui rend possibles ces dérives, car elles sont rémunératrices. En l'occurrence, le texte propose un compromis, et constitue à ce titre une étape vers une possible amélioration de la situation.
Les crimes qui ont été évoqués restent condamnables, par une justice qui demeure trop lente. Cependant, le sujet principal reste notre difficulté à avoir prise sur ces plateformes, que l'on a laissé prospérer. Une étape comme celle-ci est nécessaire pour tenter de reprendre la main. Si le texte n'est pas parfait, il a le mérite de construire une prise de conscience collective pour que tout le monde se mette en ordre de marche dans cette direction.
La commission spéciale n'en est encore qu'à l'étape des auditions. Vous entendre aujourd'hui nous a permis de rappeler l'importance de faire valoir les dispositions qui existent déjà dans la loi, et le travail considérable qu'il nous faut mener sur les moyens dédiés à l'évaluation et au contrôle réguliers, par le Parlement, de leur application. Merci de votre éclairage. Nous serons attentifs à tout cela.
Ce texte s'appliquera uniformément dans tous les États membres. Cela est d'autant plus important que les réseaux pédopornographiques sont souvent transfrontaliers. Il faut appréhender cette question de façon transnationale, d'où l'importance d'un socle minimal de législation harmonisé au niveau européen.
Nous vous remercions de votre participation.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 45.