Mercredi 21 juin 2023
- Présidence de M. Christian Cambon, président -
La séance est ouverte à 9 h 30.
Rôle du CEA et avenir de la dissuasion nucléaire - Audition de M. Vincenzo Salvetti, directeur des applications militaires du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives(CEA)
M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir d'accueillir ce matin devant notre commission M. Vincenzo Salvetti, directeur des applications militaires (DAM) du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).
Monsieur le directeur, vous avez fait carrière au sein de la direction générale de l'armement (DGA), puis du CEA. Nous allons parler de sujets majeurs pour l'avenir de notre politique de défense. Je rappelle que le CEA a été créé en 1945 pour développer les applications issues des sciences de l'atome. Dans le domaine de la défense, ces applications concernent tant les armes nucléaires que la propulsion nucléaire navale. Il s'agit fondamentalement de préserver, de développer et de garantir l'avenir de ce qui constitue la clé de voûte de notre système de défense.
Vous nous préciserez le rôle du CEA dans le pilotage du nucléaire français et, plus particulièrement, le rôle de la DAM. Vous nous direz quels moyens sont mis en oeuvre dans le cadre de la nouvelle loi de programmation militaire (LPM) et comment vous travaillez avec la DGA et l'état-major des armées sur l'ensemble de ces sujets.
Comme vous le savez, le Sénat travaille depuis plusieurs semaines sur le projet de loi de programmation militaire 2024-2030, que la commission a adopté mercredi dernier avec 171 amendements. Nous l'examinerons en séance publique à partir du 27 juin. Dans ce contexte, la question de la dissuasion nucléaire est évidemment particulièrement importante. Des moyens conséquents sont consacrés au renouvellement des deux composantes, la composante maritime et la composante aéroportée. Il en va en effet de notre crédibilité technologique et stratégique, dans une période de grande tension et de réactivation du discours nucléaire de la part de la Russie, mais aussi de montée en puissance rapide des capacités nucléaires de la Chine.
Vous pourrez nous apporter quelques précisions sur les enjeux financiers, car nous disposons en effet d'assez peu d'informations sur ce sujet - c'est peu de dire -, mais il semble qu'environ 12 % des crédits de la LPM 2002-2030 soient consacrés à la dissuasion. Comment cet effort sera-t-il ventilé et comment montera-t-il en puissance ?
La dissuasion nucléaire a connu un tournant en 1996 avec l'abandon de la composante terrestre et l'arrêt des essais nucléaires. Pour tester les matériels, vous avez donc recours à la simulation. Pouvez-vous nous indiquer quels sont vos moyens dans ce domaine, comment fonctionnent ces simulations et quelles sont les évolutions technologiques à venir ? Les moyens programmés sont-ils suffisants pour rester à la pointe de la technologie ?
Enfin, nous souhaiterions connaître votre stratégie en matière de ressources humaines pour préserver les savoir-faire de pointe. Le cadencement des programmes doit permettre de moderniser nos outils en tenant compte de l'évolution des technologies, mais il doit aussi permettre de maintenir les compétences de la filière nucléaire française. Alors que l'on constate des difficultés dans la filière nucléaire civile, avez-vous des inquiétudes à ce sujet ?
Je vais vous laisser vous exprimer dans un propos liminaire, puis je donnerai la parole à mes collègues pour un échange de questions et de réponses. Je vous rappelle que cette audition est captée et diffusée en direct sur le site du Sénat. Vous avez la parole.
M. Vincenzo Salvetti, directeur des applications militaires du CEA. - Mesdames et messieurs les sénateurs, j'articulerai ma présentation autour de différents points. Je rappellerai tout d'abord les missions de la direction des applications militaires du CEA. Ces missions étant assez nombreuses, j'ai préféré focaliser mon intervention sur les armes nucléaires, qui restent la mission historique de la DAM depuis sa naissance. Je finirai par la stratégie de la DAM et ferai figurer dans mon propos différentes réponses à vos interrogations, Monsieur le Président. J'ajouterai enfin quelques mots à propos des moyens financiers et des ressources humaines.
La DAM a 65 ans cette année. Nous sommes là pour piloter et réussir des programmes qui nous sont confiés par l'État. La DAM assume une responsabilité de maîtrise d'ouvrage sur trois programmes fondamentaux pour la dissuasion française, le premier d'entre eux étant les armes nucléaires, dont la DAM est responsable de la conception, du développement et de la fabrication, avant de les mettre à disposition des armées. La DAM garantit la sûreté et la fiabilité du fonctionnement de ces armes pendant toute leur durée de vie jusqu'à leur retrait du service. Une fois retirées du service, les armes sont démontées sur un site militaire : la base opérationnelle de l'Île Longue pour les têtes océaniques ou le Centre spécial militaire de Valduc pour les têtes aéroportées.
Les sous-ensembles qui résultent des démontages sont ensuite démantelés dans nos centres. La doctrine française ne prévoyant pas de conserver les armes retirées du service, elles sont systématiquement démontées et démantelées.
La deuxième mission fondamentale pour laquelle nous exerçons une mission de maîtrise d'ouvrage est la propulsion nucléaire. Vous en avez parlé. La DAM pilote la conception et la fabrication des chaufferies nucléaires embarquées, y compris leur coeur nucléaire, en s'appuyant principalement sur deux maîtres d'oeuvre industriels, TechnicAtome et Naval Group, sans oublier bien sûr Framatome, qui réalise des ébauches forgées pour les grosses capacités des chaufferies nucléaires embarquées. Je veux parler ici de la cuve du réacteur et du générateur de vapeur. Framatome assure aussi la réalisation des pompes primaires de ces réacteurs. Il ne faut pas oublier Orano, qui nous fournit le combustible sous forme de poudre d'uranium faiblement enrichi. Le même taux est utilisé dans les centrales EDF, la différence fondamentale entre les deux étant que le minerai dont est issu l'uranium faiblement enrichi pour la propulsion nucléaire est libre d'emploi, ce qui n'est pas le cas du côté d'EDF.
Tout au long de la durée de service des chaufferies, la DAM apporte une assistance technique à la défense.
La troisième mission de maîtrise d'ouvrage qu'exerce la DAM porte sur l'approvisionnement en matières stratégiques nécessaires aux armes nucléaires. Cette mission a pour objectif d'en garantir la disponibilité pour les armes et la propulsion nucléaire. Je veux parler du plutonium et de l'uranium hautement enrichi pour les armes, du tritium pour le fonctionnement de nos armes modernes, ainsi que, pour les chaufferies nucléaires - je viens d'en parler - de l'uranium faiblement enrichi. S'agissant des matières nécessaires au fonctionnement des armes nucléaires, depuis l'arrêt des usines de la vallée du Rhône - Pierrelatte pour l'uranium hautement enrichi en 1996 et Marcoule pour le plutonium, en 1992 -, ces deux matières stratégiques sont issues du recyclage, la France ne fabriquant plus de matière fissile.
Tant pour les armes nucléaires que pour la propulsion nucléaire, la DAM travaille en interface directe avec la défense, plus particulièrement l'état-major des armées dans sa division forces nucléaires (FN), et avec les unités de management en charge des programmes nucléaires de la direction générale de l'armement.
Enfin, la DAM apporte son expertise à l'État dans trois autres domaines, sans en être pour autant maître d'ouvrage : la sécurité et la non-prolifération nucléaire, la défense conventionnelle et la valorisation de nos compétences et de nos moyens au profit de la défense et de l'industrie. Cette sixième mission a été ajoutée par la ministre de la défense Michèle Alliot-Marie, afin de faire profiter le reste de la communauté de ce que nous avons développé au titre de la dissuasion.
J'en viens au deuxième point pour exposer brièvement ce qu'est une arme nucléaire, en restant bien entendu dans un domaine non confidentiel.
Schématiquement, une arme nucléaire - on parle aussi de tête nucléaire - est composée d'une enveloppe externe dans laquelle se trouve une charge nucléaire. Un bloc équipements gère le séquentiel de fonctionnement de l'arme. Il est bien entendu situé à proximité immédiate de la charge, au sein de l'enveloppe.
L'enveloppe permet de garantir la pénétration de la tête nucléaire. Une tête océanique, pour garantir sa pénétration, doit être furtive en cas de présence de défense antibalistique (ABM) et durcie en cas de choc ABM. Bien entendu, il faut assurer sa rentrée atmosphérique.
La charge nucléaire elle-même est constituée de deux grands sous-ensembles, une amorce et un étage de puissance thermonucléaire. Le fonctionnement de cette charge nucléaire conduit au dégagement de l'énergie nucléaire qui est spécifiée par la défense. Une arme nucléaire est un formidable amplificateur d'énergie. Si on compare l'énergie délivrée par l'arme par rapport à celle délivrée au détonateur, qui permet de mettre l'arme en oeuvre, on constate un facteur d'amplification de l'ordre de 1015, soit un million de milliards de fois, tout cela dans une durée extrêmement courte, de l'ordre de quelques dizaines de millionièmes de secondes.
Au sein d'une arme nucléaire, on a des réactions de fission, des réactions de fusion nucléaire. Ces réactions, compte tenu de leur complexité et de leur brièveté, sont des phénomènes à seuils. Par exemple, l'amorce ne délivrera pas l'énergie requise si la densité critique du plutonium n'est pas atteinte au cours de son implosion. Il faut donc prendre des marges de conception pour s'éloigner suffisamment des seuils de fonctionnement, ce qui se traduit par le besoin, dans cet exemple, d'une masse de plutonium suffisante.
Je voudrais à présent évoquer l'optimisation d'une tête nucléaire, pour en venir ensuite au programme de simulation.
L'optimisation d'une tête nucléaire consiste, notamment pour délivrer l'énergie requise qui est en lien direct avec l'effet des armes recherché, en un dimensionnement qui vise à réduire son volume et sa masse.
Naturellement, il faut in fine que cette tête nucléaire soit garantissable, désormais sans essai nucléaire nouveau. Je reviendrai sur ce propos pour vous expliquer ce que l'on a fait depuis l'arrêt des essais nucléaires.
Dans un système d'armes, les armées et le CEA DAM s'accordent - et c'est l'une des premières discussions que l'on doit avoir ensemble - sur les masses allouées à la tête nucléaire et au vecteur, ceux-ci formant ce qu'on appelle le missile, qu'il soit aéroporté ou balistique.
Pour la tête nucléaire, l'optimisation de la charge donne plus de latitude dans la définition de l'enveloppe, tout particulièrement dans les matériaux puisqu'ils portent les performances de pénétration de la tête dont je parlais auparavant.
Les défenses des pays que la France veut dissuader sont de plus en plus performantes. Cela conduit naturellement à un besoin d'accroissement des performances de l'enveloppe. In fine, l'optimisation des charges nucléaires facilite l'obtention des performances de pénétration de la tête. De manière plus globale, l'optimisation d'une tête nucléaire donne des marges de conception pour le système d'armes global, donc pour les autres composantes du système, en particulier le vecteur.
J'en viens maintenant à ce que l'on appelle les charges robustes, qui sont tout sauf rustiques.
L'optimisation de la tête nucléaire a été poussée à son maximum depuis que la DAM existe avec la TN 75, qui est toujours en service, associée au M-51.1, l'une des composantes majeures de la Force océanique stratégique (FOST).
Cette tête nucléaire a nécessité 26 essais nucléaires pour la mettre au point et la garantir, avec des marges de fonctionnement réduites, faibles, puisqu'elle est optimisée. Avec l'arrêt définitif des essais nucléaires s'est posée la question de savoir comment apporter la garantie de fonctionnement d'une charge nucléaire par la simulation sans recourir, je le répète, à un nouvel essai nucléaire.
L'idée de base que la DAM a développée a été de concevoir une charge dont les marges de fonctionnement seraient suffisantes pour couvrir en particulier les incertitudes de l'outil numérique, donc des codes de simulation.
Cette démarche a consisté à désoptimiser la charge nucléaire. Ce nouveau type de charges conçu par la DAM a été dénommé charge robuste, par rapport à la robustesse du seuil de fonctionnement.
Ce concept a été testé avec succès lors de la dernière campagne d'essais nucléaires étalée entre 1995 et 1996. L'une des raisons pour lesquelles nous avons eu besoin de cette dernière campagne était la qualification de ces charges robustes, que nous n'avions jamais testées. Je rappelle que le Président Chirac, à l'époque, a ensuite définitivement arrêté ces tirs.
J'en viens au programme Simulation. Avant 1996, la garantie de sûreté et de fiabilité des armes était démontrée par des essais. La France a mené au total 210 essais nucléaires. Le domaine dans lequel la DAM peut garantir des charges nucléaires sans avoir recours à un nouvel essai est celui dans lequel le code de calcul sera prédictif.
Je prends l'exemple de la tête nucléaire aéroportée (TNA), la première tête que nous avons conçue et garantie sans essai nucléaire nouveau. Pour concevoir et garantir cette tête, le domaine était relativement restreint autour des engins dits robustes, testés en janvier 1996. Intuitivement, au cours des six derniers essais, nous avons alloué trois essais pour qualifier la charge robuste. La réalisation de la TNA remontant au début des années 2000, peu de temps après la fin des essais nucléaires, la conception de la TNA s'est bien entendu appuyée sur les trois charges robustes testées dans le Pacifique.
Les charges qui répondent désormais aux besoins des futurs systèmes d'armes doivent et devront être plus optimisées. Pour les raisons que je disais tout à l'heure, si on veut un système d'armes global optimisé qui réponde aux besoins militaires, il faut que nous-mêmes, en tant que concepteurs d'armes nucléaires, fassions des têtes nucléaires optimisées.
Il faut donc étendre le domaine de conception par rapport au domaine qu'on a utilisé pour la TNA et améliorer la prédiction de notre code de calcul en réduisant en particulier toutes les incertitudes de simulation. C'est l'objet du programme Simulation.
Cette démarche scientifique repose sur une amélioration de l'outil de simulation et consiste à développer des modèles physiques de plus en plus complexes, à résoudre de plus en plus finement les équations qui régissent le fonctionnement des têtes nucléaires, grâce à des calculateurs de plus en plus puissants.
Le programme Simulation s'appuie donc sur des supercalculateurs au meilleur niveau mondial, que nous co-concevons avec la société Atos.
Le programme Simulation s'appuie aussi sur la réalisation d'expériences discriminantes, dites de laboratoire, pour valider ces simulations. Ce sont des mesures expérimentales obtenues sur de grandes installations, comme l'installation franco-britannique de radiographie X, située dans le centre de Valduc, sur le plateau de Langres, ou sur le laser Mégajoule (LMJ), situé dans le Centre d'études scientifiques et techniques d'Aquitaine (CESTA) CEA DAM, au sud de Bordeaux.
Bien entendu, les expériences qui sont réalisées dans ces deux grandes installations sont totalement cohérentes avec la parole de la France, qui a signé le traité de non-prolifération et d'interdiction complète des essais nucléaires, option zéro. Nous réalisons les expériences sans aucun dégagement d'énergie nucléaire dans ces installations.
Le code des simulations ainsi amélioré est ensuite confronté aux résultats des essais nucléaires passés. Je vous parlais des 210 essais nucléaires que la France a réalisés : environ 40 % d'entre eux étaient fortement instrumentés.
Confronter nos résultats numériques aux résultats des essais nucléaires passés nous permet d'évaluer la précision globale de l'outil numérique. En améliorant la précision de cet outil, le programme de simulation offre un domaine de conception plus large pour les charges nucléaires futures, permettant de garantir des charges de plus en plus optimisées et de faciliter ainsi la conception de têtes nucléaires plus performantes, comme nous le demande le ministère des armées.
C'est ainsi que le programme Simulation a d'ores et déjà permis de concevoir et de garantir la tête nucléaire aéroportée, associée au missile air-sol moyenne portée améliorée (ASMP-A) et la tête nucléaire océanique associée au missile M-51.2, qui équipe la Force océanique stratégique en complément des M-51.1 équipés de TN 75.
Le programme Simulation ayant été couronné de succès par le renouvellement des composantes aéroportées océaniques, respectivement en 2009 et 2016, on a étendu ce programme à l'ensemble des performances de la tête depuis janvier 2010. Aujourd'hui, toutes les performances des têtes nucléaires conçues et garanties par la DAM le sont grâce à la simulation.
Volontairement, je ne parlerai pas d'EPURE ni du LMJ dans mon discours introductif. J'y reviendrai si vous avez des questions particulières sur le sujet.
La troisième partie de mon exposé porte sur la stratégie et les enjeux de la DAM. La réussite de nos missions repose sur une stratégie centrée autour de cinq enjeux majeurs. Le premier est d'honorer et de préserver la confiance de l'autorité politique. À chaque fois que la Cour des comptes réalise un audit de la DAM - c'est le cas environ tous les quatre à cinq ans -, elle souligne la clarté de la gouvernance des programmes nucléaires de défense. Cette gouvernance remonte au plus haut niveau de l'État, puisque le Conseil des armements nucléaires, auquel je participe, est présidé par le Président de la République.
L'OEuvre commune, qui est une directive relevant du Premier ministre, décrit en particulier le périmètre des missions confiées à la DAM et les responsabilités correspondantes.
La DAM réalise un reporting annuel pour chacun des programmes qu'elle pilote devant le comité mixte armée-CEA, tel que précisé dans l'OEuvre commune. La DAM a été créée en 1958. Nous avons réalisé le premier essai nucléaire en 1960. La première OEuvre commune - cette directive du Premier ministre - a été signée en 1961. Tout cela forme donc un tout cohérent.
L'État peut ainsi mesurer à chaque étape l'apport de la DAM à notre système de dissuasion. La trajectoire financière de la DAM s'exprime à travers un plan moyen-long terme (PMLT) de quinze ans, présenté en comité mixte une fois l'an, au mois de mars. Bien entendu, ce document est en totale cohérence avec la trajectoire à 30 ans qui figure dans les dossiers du Conseil des armements nucléaires et avec la loi de programmation militaire, dont vous venez de parler.
Le PMLT est un document physico-financier qui exprime, pour chaque programme, les besoins en ressources incluant les effectifs de la DAM nécessaires à la réalisation de ces programmes. Au fil des années les missions confiées au CEA DAM se sont élargies. Je vous ai rappelé les six missions dont nous sommes aujourd'hui responsables, alors qu'à sa création, la DAM avait une seule mission : concevoir, développer et mettre à disposition des armes nucléaires pour la force de dissuasion.
Cet élargissement de nos missions témoigne de la confiance de l'État dans le CEA DAM, ce qui nous honore et, bien entendu, nous engage.
Le deuxième enjeu est de disposer d'une organisation optimisée pour maîtriser le pilotage des programmes. Notre organisation est matricielle, avec une articulation entre des directeurs d'objectifs, qui sont de grands directeurs de programmes : directeur des armes nucléaires, directeur de la propulsion nucléaire, directeur des matières stratégique, directeur de la non-prolifération, soit un directeur d'objectifs ou un directeur de programme à la tête de chacune des missions - au moins les quatre premières.
Ces directeurs d'objectifs portent la responsabilité de maîtrise d'ouvrage des programmes. Les cinq directeurs de centre de la DAM sont responsables de leur maîtrise d'oeuvre.
La DAM comprend cinq centres, comme je viens de vous le dire, plus un site particulier, l'Installation nucléaire de base secrète - Propulsion nucléaire, qui se trouve au coeur du centre du CEA de Cadarache.
Le besoin de souveraineté consubstantiel à la dissuasion nucléaire nous a conduits à conserver en interne la maîtrise d'oeuvre de nos programmes d'armes nucléaires. Ainsi, 75 % des 5 000 personnes employées en contrat à durée indéterminée à la DAM travaillent au profit des armes nucléaires de la France, sous pilotage direct du directeur des armes nucléaires.
Comment la mission « armes nucléaires » se répartit-elle sur l'ensemble des centres ? Le CESTA, qui héberge le laser Mégajoule, comme je viens de le dire, est responsable de l'architecture de la tête nucléaire et apporte sa garantie.
Le centre de Bruyères-le-Châtel, en Île de France, est chargé de la conception et de la garantie de la charge nucléaire elle-même. Le centre de Valduc, situé sur le plateau de Langres, qui héberge la station EPURE, est chargé de la fabrication des éléments de l'arme qui contiennent de la matière nucléaire - amorce, étage de puissance.
Le Centre du Ripault, enfin, à côté de Tours, est chargé de la fabrication des éléments non-nucléaires et non-métalliques de l'arme, donc les parties explosives et les matériaux composites des corps de rentrée, plus les couches fonctionnelles, que j'ai brièvement abordées dans mon exposé.
Chaque système d'armes fait l'objet d'une véritable discussion entre le directeur des armes nucléaires et le directeur des applications militaires pour que, in fine, nous décidions où placer le curseur entre ce que la DAM conserve en interne et ce qu'elle consent à sous-traiter.
Les critères liés à cette décision majeure ne sont pas infinis. Ils reposent sur des impératifs de souveraineté et de confidentialité des travaux que nous menons et, bien entendu, de considérations liées à la non-prolifération nucléaire.
Dès lors, nous conservons toute la partie amont des programmes d'armes, notamment la conception, et notre politique industrielle est basée sur un partenariat étroit et direct avec plusieurs milliers d'entreprises, du grand groupe à la PME.
Cette organisation évite des sous-traitances en cascade et permet ainsi un pilotage direct des entreprises ainsi qu'une meilleure maîtrise des projets.
Le budget 2023 de la DAM s'élève à 2,7 milliards d'euros en crédits de paiement, dont environ 15 % représentent la masse salariale et les charges sociales (RCS).
Le troisième enjeu de la DAM est de maintenir notre capacité à adapter les armes de la dissuasion à l'évolution du contexte stratégique. Les défenses des pays que la France veut dissuader évoluent plus rapidement que par le passé. Ces évolutions portent sur les systèmes de détection avancée, radars et satellites et sur les intercepteurs ABM dont j'ai brièvement rappelé l'existence.
Pour sécuriser le contrat de pénétration de ces défenses, ce qui signifie pour nous furtivité, durcissement, multiplicité et hypervélocité des têtes, nos armes nucléaires doivent avoir une capacité d'adaptation plus rapide qu'auparavant. C'est l'esprit de la démarche incrémentale de la composante océanique, également en cohérence avec une approche au plus juste besoin, dans un contexte budgétaire contraint.
Dans ce cas, la DAM doit maximiser les performances des têtes nucléaires associées aux systèmes d'armes air-sol nucléaire de quatrième génération - ASN4G et au missile M-51.4, qui va succéder au M-51.3 à l'horizon 2035.
Nous devons en parallèle explorer des solutions de rupture à plus long terme. Le planeur hypersonique peut en être une. Cela passe par exemple par le développement technologique de nouveaux matériaux. Les têtes nucléaires futures s'écarteront significativement des références passées et nécessiteront un niveau d'optimisation plus important.
Le programme Simulation est essentiel, car il permet cette optimisation en améliorant les outils utilisés - modèles, calculateurs, moyens expérimentaux - et en maintenant les compétences de nos concepteurs d'armes nucléaires.
Cela me permet de faire naturellement la transition avec le quatrième enjeu, qui est la maîtrise du maintien et de la souveraineté des compétences nécessaires à nos programmes.
La DAM conserve depuis l'origine une maîtrise d'oeuvre interne pour les armes nucléaires. C'est notre mission historique et notre coeur de métier. Les compétences requises sont spécifiques et longues à acquérir : le temps de formation d'un concepteur d'armes est d'environ dix ans pour en faire un concepteur chevronné. Une gestion précise des emplois et des compétences est menée à la DAM sur ces métiers spécifiques.
La DAM contribue également à soutenir un tissu industriel français au meilleur niveau nécessaire à la réussite de ses programmes.
Nous avons engagé et poursuivons un plan d'attractivité pour attirer, valoriser, fidéliser les talents et les compétences clés. Je veille, avec mon comité exécutif (comex), à ce que nos pratiques managériales soient également en accord avec les valeurs de la DAM. Je veux parler de l'engagement, de l'intégrité, de l'ambition, de l'accomplissement et de l'esprit d'équipe. Ces cinq valeurs résultent d'un sondage réalisé il y a à peu près cinq ans pour savoir pourquoi nos salariés étaient entrés à la DAM et pourquoi ils y restaient. Les personnes viennent chez nous parce qu'elles sont engagées au service de la Nation. L'intégrité morale fait partie de nos valeurs. Si on se ment, on ne sait plus où on est, et il faut de l'ambition pour relever les défis qui sont face à nous.
L'importance du maintien des compétences pour pérenniser la dissuasion nucléaire française est également majeure dans le domaine de la propulsion nucléaire. Dans le choix présidentiel, fin 2020, d'une propulsion nucléaire pour le futur porte-avions, la nécessité du maintien des compétences très spécifiques à la filière propulsion nucléaire a fortement pesé. Je pourrai revenir sur le sujet si vous avez des questions.
C'est la propulsion nucléaire, je le rappelle, qui permet l'invulnérabilité et la dilution des sous-marins nucléaires lanceurs d'engin (SNLE) dans l'océan.
La continuité des projets de conception et de fabrication des chaufferies nucléaires embarquées est indispensable pour entretenir et renouveler un vivier d'architectes et pérenniser les compétences d'intégration d'une chaufferie embarquée, à la fois au niveau de l'ingénierie et de la conception et de la conduite d'un chantier de bâtiments à propulsion nucléaire.
Depuis 50 ans, cette continuité de projet est indispensable pour maintenir les compétences des deux gros maîtres d'oeuvre industriels, Naval Group et TechnicAtome, qui s'appuient sur 200 PME-PMI, pour lesquelles on a fait cet exercice en 2020, lorsque nous avons discuté du mode de propulsion du porte-avions de nouvelle génération. Nous le refaisons périodiquement.
Nous ne représentons, pour les 200 PME-PMI qui accompagnent ces grands maîtres d'oeuvre industriels, qu'un faible pourcentage du chiffre d'affaires. On pourrait de ce fait qualifier le tissu industriel de la propulsion nucléaire de fragile.
Le cinquième et dernier enjeu de la DAM est d'assurer sa crédibilité scientifique et technique, surtout depuis l'arrêt des essais nucléaires. À l'époque des essais nucléaires, la crédibilité était assez simple à démontrer. Nous réalisions cinq à six essais par an qui étaient naturellement vus et analysés par tout le monde. Dès lors, la crédibilité était démontrée.
Aujourd'hui, notre crédibilité scientifique et technique, sur les armes nucléaires en particulier, reste un enjeu fort.
Comme je disais précédemment, la démarche continue de simulation nous permet de maintenir notre capacité d'anticipation et d'innovation scientifique et technologique afin de garantir l'adaptation de nos armes nucléaires à l'évolution du contexte stratégique. Le programme Simulation contribue aussi au maintien de la crédibilité de la dissuasion grâce à des publications et des collaborations scientifiques dans le domaine non classifié, sur des modèles théoriques, des expériences de physique, comme le laser Mégajoule, pour lequel nous réalisons des expériences pour la communauté académique.
Nous publions environ 4 000 articles scientifiques par an dans le domaine ouvert, non classifié. À peu près 10 % sont soumis à des comités de lecture dans de grandes revues anglo-saxonnes, comme Nature ou Science.
Nous disposons de 100 salariés en interne habilités à diriger des recherches et hébergeons en permanence 200 doctorants et post-doctorants. Nous avons bien entendu des coopérations internationales dans le domaine ouvert non classifié, en particulier avec les États-Unis.
En raison du partage de ces moyens expérimentaux, comme le LMJ, dans le cadre de la politique d'ouverture scientifique voulue par Michèle Alliot-Marie, nous consacrons 25 % du temps laser à la communauté académique.
De plus, depuis l'arrêt des essais nucléaires, la DAM a créé un conseil scientifique extérieur composé d'éminentes personnalités reconnues dans le monde académique, dont des membres de l'Académie des sciences. Ce conseil est chargé d'évaluer le niveau scientifique des travaux que nous menons dans chacune des thématiques qui concernent notre coeur de métier : physique nucléaire, physique des plasmas, hydrodynamique, furtivité, etc. Chacune de ces thématiques est ainsi expertisée environ une fois tous les quatre ans.
Cette dynamique a été renforcée en 2021, lors de la rédaction d'un plan d'orientation scientifique garantissant l'adéquation des programmes de recherches scientifiques que nous menons pour répondre aux besoins du programme Simulation.
La valorisation de nos compétences dans d'autres domaines concourt également à notre crédibilité scientifique. Nous réalisons ces travaux avec le même degré d'excellence que dans notre coeur de métier ce qui, par effet miroir, conforte la crédibilité scientifique de ce que l'on fait dans le domaine de la dissuasion.
Environ 12,5 % des moyens de la LPM sont alloués à l'agrégat nucléaire. Suivant les annuités, la DAM dispose de 30 % à 35 % de ces crédits pour conduire ses programmes, ce qui est suffisant pour réaliser les missions que l'on nous confie.
M. Christian Cambon, président. - Merci, Monsieur le directeur. Je suis surpris de la quantité d'informations non classifiées que vous nous donnez.
M. Vincenzo Salvetti. - Je vous garantis qu'elles sont non classifiées.
M. Christian Cambon, président. - Quand nous interrogeons le ministre ou les états-majors sur ces sujets, nous avons droit à trois phrases. Je vous remercie de nous avoir apporté ces précisions.
La parole est aux membres de la commission.
M. Olivier Cigolotti. - Monsieur le directeur, la notion de dissuasion demeure régulièrement associée celle de puissance d'un État. Cette notion a toujours structuré les relations internationales, même si elle a souvent contribué à une mondialisation des risques majeurs.
Des États comme le Pakistan ou la Corée du Nord annoncent le développement d'armes de faible puissance, toujours dans une logique de dissuasion. Quelle est l'approche du CEA sur cette question ? Très concrètement, pouvez-vous nous dire à quoi correspond la notion de faible puissance ?
M. Vincent Salvetti. - La notion de faible puissance est totalement relative. À Hiroshima, on avait une vingtaine de kilotonnes d'équivalent TNT - 20 000 tonnes. L'essai nucléaire le plus puissant qu'a réalisé la Russie était de 50 mégatonnes d'équivalent TNT - 50 millions de tonnes. La France a eu des armes tactiques dont les puissances étaient comprises entre un peu moins de 18 kilotonnes et 23 kilotonnes. S'agissait-il pour autant d'armes de faible énergie ? On ne peut parler de faible énergie, quand on développe une telle énergie.
La notion d'arme tactique n'est pas directement liée à la puissance de l'arme, mais plutôt à son emploi.
Mme Michelle Gréaume. - Monsieur le directeur, selon un rapport de l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), publié il y a un an, « les arsenaux nucléaires devraient augmenter au cours de la prochaine décennie, rompant ainsi avec le mouvement de réduction des armes nucléaires post-guerre froide ». Parmi vos missions, celle qui m'interpelle est celle consistant à contribuer à la lutte contre la prolifération nucléaire. Pourriez-vous me décrire les mesures prises sur ce point ?
En ce qui concerne l'énergie nucléaire, il semblerait que l'uranium pourrait, demain, être remplacé par le thorium, métal argenté peu radioactif, trois à quatre fois plus présent dans notre environnement, et qui offre plusieurs avantages par rapport au nucléaire classique.
La Chine a achevé la construction d'un réacteur expérimental au thorium à la périphérie du désert de Gobi. D'autres types de réacteurs nucléaires, dans des pays comme les États-Unis, l'Allemagne, les Pays-Bas et le Royaume-Uni ont été testés. En Inde, le thorium fait également partie d'un programme nucléaire. Où en est la France à ce sujet ?
Les études menées par le CNRS pour développer le projet Molten Salt Fast Reactor sont-elles terminées ?
M. Vincenzo Salvetti. - Savoir si le nombre d'armes nucléaires va augmenter ou non dans les prochaines décennies n'est pas de mon ressort.
Concernant la lutte contre la prolifération nucléaire, la France a fait partie de la troïka de négociation avec l'Iran en 2015. À l'époque, Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, était accompagné par le directeur de la non-prolifération de la DAM. Les Américains voulaient un accord à tout prix. La position de la France a été sensiblement différente. La France savait dire quelles mesures seraient susceptibles de retarder l'Iran dans sa course au nucléaire, et pour combien de mois. La DAM a uniquement un rôle d'expert technique.
Quant à remplacer de l'uranium par du thorium, dans un réacteur de chaufferie nucléaire embarquée, c'est la compacité de la chaudière qui prime. Il s'agit d'obtenir la quantité suffisante pour que le bateau puisse naviguer une dizaine d'années si possible et catapulter des avions. Le thorium, dans une chaufferie compacte, ne développera pas l'énergie suffisante pour remplir cette mission.
S'agissant des réacteurs civils, je ne peux pas me prononcer.
M. François Bonneau. - Monsieur le directeur, en février 2022, le CEA, Framatome et Naval Group ont signé une convention de recherche et de développement pour une durée de six ans, relative à la propulsion nucléaire.
Le développement de connaissances dans les domaines de la simulation des procédés, de la composition chimique des ébauches et des traitements thermiques doit contribuer à une meilleure maîtrise du cycle au profit notamment des SNA et du porte-avions de nouvelle génération. Les recherches ont-elles déjà débuté ? Quel est votre retour d'expérience ?
M. Vincenzo Salvetti. - Les travaux relatifs à cette convention tripartite ont débuté. L'objectif est d'avoir la meilleure connaissance possible des matériaux impliqués dans la conception et la fabrication d'une chaufferie nucléaire embarquée, en particulier des cuves de réacteurs.
M. Joël Guerriau. - Comment peut-on arriver à générer tous les cas possibles en matière de simulation alors qu'on est sur du software ? Quelle est la place d'outils comme le Monge, navire de la marine nationale qui avait vocation à mesurer les essais ? Dans la mesure où il n'y a plus d'essais, à quoi sert-il ?
Par ailleurs, aujourd'hui, l'arme nucléaire sert la dissuasion, qui ne peut fonctionner que sur ordre du Président de la République. Imaginons qu'un pays qui dispose de l'arme nucléaire retienne le Président de la République, qui ne serait alors plus en capacité de déclencher l'ordre. Quelles capacités avons-nous de nous protéger ?
M. Vincenzo Salvetti. - Je ne répondrai pas à cette dernière question, qui n'est pas dans le périmètre de responsabilité de la DAM. L'emploi n'est pas du ressort de la DAM, mais du Président de la République et du chef d'état-major des armées.
S'agissant des essais, le programme Simulation a été défini à partir de 1992 et du moratoire sur les essais nucléaires. Il a vraiment pris corps en 1996, à l'arrêt des essais nucléaires. Nous avons eu quatre à cinq ans pour nous y préparer. Le programme Simulation était uniquement destiné à garantir la fonction énergie et sûreté nucléaire de l'arme.
C'est la seule performance qu'on ne saura plus réaliser en grandeur nature. Je n'ai aucun regret, au contraire. Le programme Simulation nous permettra, dans la durée, d'optimiser nos armes. Avec des installations comme le laser Mégajoule et EPURE, on réalise des expériences extrêmement discriminantes pour nos codes de simulation, qui nous permettent en particulier de faire la chasse à des compensations d'erreurs entre tous les phénomènes qui s'imbriquent dans le fonctionnement d'une arme.
Lorsqu'on faisait des essais nucléaires, il s'agissait d'essais globaux. Quand on fait un essai global, on ne sait pas discriminer chacune des phases de fonctionnement. Des compensations d'erreurs peuvent se nicher dans le fonctionnement global qui donne le bon résultat.
À partir de 2010, j'ai dit qu'on avait étendu la démarche de simulation à toutes les performances de l'arme, dont la fonction pénétration ou portée. Nous continuons bien entendu à réaliser des essais en vol, mais nous ne réalisons pas d'essais spécifiques pour les têtes nucléaires. On profite des essais de développement missiles balistiques ou aéroportés, ou des tirs d'acceptation lorsqu'un sous-marin sort d'arrêt technique majeur, pour positionner en partie haute un objet représentatif d'une tête, mais qui est une maquette. Cela nous permet de recueillir des données supplémentaires sur les performances de rentrée, de précision ou autres.
Nous conservons la possibilité de faire des essais en vol, ou d'ailleurs en laboratoire, afin d'avoir des données supplémentaires, sans aller jusqu'au dégagement d'énergie nucléaire.
M. Christian Cambon, président. - Évitons de poser des questions auxquelles vous ne pouvez pas répondre. La dimension politique, extrêmement sensible, ne relève pas de la DAM.
M. Alain Houpert. - Monsieur le directeur, je connais bien le CEA puisque j'ai été maire de Salives pendant dix-huit ans. Où en est l'accord franco-britannique signé par le Président Nicolas Sarkozy en 2008 ? Le CEA de Valduc est sur la commune de Salives, une commune de 250 habitants où travaillent 1 300 personnes. Beaucoup d'infrastructures ont été créées et sont en devenir. Où en est-on ? Valduc est intéressé, comme Le Barp, près de Bordeaux.
Par ailleurs, une entreprise doit s'intéresser à son emprise territoriale. Or le CEA de Valduc - 800 hectares sur ma commune - vit un peu dans un camp retranché, avec un manque d'implication vis-à-vis de l'extérieur, très ressenti sur ce territoire défavorisé qui compte six habitants au kilomètre carré. C'est le désert de la Côte d'Or ! La moitié des travailleurs habitent à Dijon, à 50 kilomètres, et 30 % résident à 25 kilomètres, à Is-sur-Tille. Très peu de gens vivent sur le territoire, qui intéresse de plus en plus les ressortissants britanniques.
Le centre de Valduc a changé de directeur : je n'ai même pas été tenu au courant ! J'ai été président de la SEIVA (structure d'échange et d'information de Valduc) en tant que radiologue compétent en radioprotection. J'ai rassuré les gens sur l'impact environnemental d'un centre qui produit du tritium. J'aimerais que le CEA s'implique beaucoup plus sur le territoire.
M. Vincenzo Salvetti. - Traditionnellement, lorsqu'on change de directeur, au moins à la DAM, une cérémonie est organisée, en présence de tous les maires et élus locaux. Le changement de directeur s'est effectué durant le Covid, et je n'ai donc pas organisé de cérémonie. En revanche, je prends pour moi le fait qu'on ne vous ait pas informé. J'aurais parfaitement pu écrire un courrier à tous les élus des environs. C'est un oubli ou une erreur de ma part.
Le centre de Valduc applique le principe : « Pour vivre bien, vivons cachés ». On ne peut, dans de tels centres, faire trop de publicité.
Comme vous le dites, environ 50 % de nos salariés vivent à Dijon, essentiellement les cadres. D'autres résident à Is-sur-Tille, le reste étant réparti dans les villages alentour, mais on ne peut inciter, encore moins aujourd'hui qu'hier, nos salariés à habiter à Salives, à Échalot, à Moloy ou autres.
L'accord entre le Président Sarkozy et David Cameron a été signé en novembre 2010, en parallèle du traité de défense de Lancaster House. Il s'agit d'un programme particulier, le programme TEUTATES, qui vise à partager deux installations nucléaires, une au Royaume-Uni, une autre en France.
Celle du Royaume-Uni est une installation mineure. On y fait de la R&D. Il n'y a pas de matière nucléaire engagée. Le coût de l'installation de Valduc s'élève à une somme comprise entre 800 millions et 1 milliard d'euros alors que le coût de revient de l'installation au Royaume-Uni est de l'ordre de 50 millions d'euros. Ce ne sont pas tout à fait les mêmes proportions.
L'installation de Valduc abrite le projet EPURE, lancé par la France dans le cadre du Conseil des armements nucléaires en 2008 par le Président Sarkozy. Au titre du traité TEUTATES, pris en application du traité de Lancaster House, nous partageons dorénavant cette installation avec les Britanniques.
L'installation a été mise en service en 2014, avec une première configuration comprenant un axe radiographique. La première phase de ce projet a été totalement financée par la France. Les Britanniques nous ont rejoints pour la deuxième phase. Aujourd'hui, le projet est quasiment achevé. Le deuxième axe radiographique est en service. Le troisième, qui est de la responsabilité des Britanniques, devrait être mis en service à la fin de l'année. L'installation est cependant aujourd'hui opérationnelle avec un seul axe radiographique. Nous avons réalisé plus dix essais depuis que la station a été mise en service en 2014.
La coopération avec les Britanniques se passe bien, ce qui explique que des Britanniques habitent autour de Valduc.
M. André Guiol. - Monsieur le directeur, lors de nos différentes discussions dans le cadre de la loi de programmation militaire, nous avons évoqué plusieurs fois la possibilité de prolonger la durée de vie du porte-avions Charles de Gaulle, qui dépend, comme vous le savez, de la qualité mécanique de ses cuves.
Quelles sont les études menées dans ce domaine ? Quelles sont les chances d'aboutir et quelles sont les contraintes qui y seraient associées ?
M. Vincenzo Salvetti. - Le porte-avions Charles-de-Gaulle sera normalement retiré du service en 2038. C'est ce qui pilote le calendrier du porte-avions de nouvelle génération : première sortie à la mer en 2036 et mise en service en 2038, en remplacement du porte-avions Charles-de-Gaulle.
La vie d'un bâtiment à propulsion nucléaire, le porte-avions Charles de Gaulle par exemple, est rythmée par ce qu'on appelle des arrêts techniques majeurs. Le prochain arrêt technique majeur du porte-avions débutera en avril 2027 et durera entre dix-huit et vingt-quatre mois. Le vieillissement des aciers de cuve d'un réacteur comme celui qui équipe le porte-avions Charles de Gaulle ne peut pas être simulé avec la connaissance que l'on a aujourd'hui. Le juge de paix sera le résultat des examens qui vont être réalisés lors de l'arrêt technique majeur. On pourra dire alors si on peut prolonger la durée de vie du porte-avions.
Les coeurs qui équipent le porte-avions sont les coeurs les plus sollicités du fait de l'emploi opérationnel du porte-avions. Si on veut prolonger la vie du porte-avions, à condition que la cuve le permette, cela impliquera que l'on change les deux coeurs, un par chaufferie nucléaire. Il faudra que l'on regarde comment intégrer la fabrication de deux coeurs supplémentaires dans le planning de fabrication.
On a un outil de dissuasion en matière de propulsion nucléaire calé au juste besoin. Il nous faut fabriquer un coeur par an environ. Ces coeurs sont fabriqués à Cadarache, sous commandement de la DAM. S'il faut en fabriquer deux supplémentaires, d'autres programmes seront décalés. Rien n'est impossible, mais il faut attendre le résultat des expertises, fin 2027.
M. Christian Cambon, président. - La même question a été posée à l'amiral Vandier, qui a évoqué un coût de plus d'un milliard pour cette opération. Il faudra peut-être réfléchir.
M. Ludovic Haye. - Monsieur le directeur, vous avez rappelé que la France avait fait le choix de ne plus produire de matières fissiles, notamment le plutonium, en 1992, et l'uranium hautement enrichi, depuis 1996. Elle a également fait le choix de ne pas donner de successeur à Phénix et Superphénix en abandonnant le projet ASTRID, le fameux réacteur de quatrième génération.
Le fait de renoncer au recyclage infini du combustible, couplé au fait que l'uranium bénéficie d'un cours relativement bas qui permet à la France de s'approvisionner facilement, n'entraîne-t-il pas notre pays dans une sorte de dépendance aux matières fissiles, à l'heure où la souveraineté est devenue le maître-mot dans de nombreux domaines, a fortiori dans le domaine stratégique ?
Si un changement de paradigme venait à s'opérer en matière d'approvisionnement dans les années à venir, nous pourrons bien évidemment nous appuyer sur les travaux d'ASTRID et peut-être aussi sur notre coopération avec le Japon en la matière, mais aurons-nous su garder les compétences dans ce domaine extrêmement spécialisé ?
M. Vincenzo Salvetti. - Votre question concerne certes la DAM, mais surtout le CEA civil. On a arrêté la production de matières fissiles pour les armes nucléaires. Les membres de la commission qui visitent nos installations, lorsque l'on réunit une conférence du TNP, peuvent constater que ces installations ont été non seulement arrêtées, mais aussi démantelées. Aujourd'hui, c'est clair et définitif.
Phénix, Superphénix et ASTRID ne relèvent pas de mes compétences.
On s'approvisionne facilement en uranium faiblement enrichi. Pour fixer les ordres de grandeur, le besoin militaire en uranium faiblement enrichi, pour la propulsion nucléaire ou le réacteur d'essai à terre de Cadarache, représente 1 % du besoin total de la France, les 99 % restant concernant EDF.
Un coeur nucléaire dure dix ans pour le porte-avions, dix ans pour un sous-marin nucléaire d'attaque et jusqu'à vingt ans pour un SNLE, qui le sollicite beaucoup moins. Une fois ces coeurs déchargés, ils sont mis à refroidir dans des piscines, dans l'attente d'une solution ultérieure - entreposage à sec ou recyclage.
Pour le reste, je ne peux pas parler de Phénix ni de ce que fait EDF.
Je n'ai pas d'inquiétude en matière de compétences nucléaires militaires. Concernant les compétences nucléaires civiles, il suffit de lire la presse. Un certain nombre de personnes se sont exprimées depuis l'annonce des six EPR2 et des huit éventuels supplémentaires mais, clairement, c'est une filière en difficulté.
M. Cédric Perrin. - Monsieur le directeur, merci pour vos propos, parfois un peu abrupts - mais nous avons l'occasion, avec Hélène Conway-Mouret, d'en parler régulièrement avec vous.
Vous avez parlé du traité de non-prolifération et de l'interdiction des essais. Quelle est la capacité des pays dotés ou non de mener aujourd'hui des tests sans essais pour pouvoir monter en compétence ? Nous avons une longue histoire en matière de dissuasion et avons créé des capacités techniques au fil du temps. Un pays avec moins d'expérience est-il capable de faire des essais simulés ?
Ma deuxième question concerne la délocalisation des moteurs Vinci d'Ariane 6 de Vernon vers l'Allemagne, qui a été annoncée en 2021. En 2035, ne sera-t-on pas obligé de demander aux Allemands l'autorisation de mettre un moteur sur le M-51.4 ? Cette décision de délocalisation n'a-t-elle pas des conséquences dommageables sur notre capacité à mettre demain un moteur sur nos missiles ?
M. Vincenzo Salvetti. - Notre programme Simulation est adossé à la fois sur 210 essais nucléaires passés, qui nous permettent la meilleure évaluation possible de l'incertitude de l'outil numérique, et sur de grands instruments, comme les supercalculateurs, le laser Mégajoule et EPURE.
Les États-Unis ont un laser équivalent au nôtre, le National Ignition Facility (NIF), à Livermore, en Californie. Ils bénéficient d'installations et de machines radiographiques, à Los Alamos, dans le Nevada. Les Britanniques dépendant des Américains, ils n'ont pas à avoir toutes ces installations. On n'a aucun contact avec les Chinois ni avec les Russes depuis 2014. Au moment où nous avons arrêté nos contacts avec les Russes sur décision de l'Élysée, ils avaient un projet de réalisation d'un laser équivalent au laser Mégajoule ou au NIF américain. Ils disposaient également de machines radiographiques.
Les États-Unis ont réalisé 1 051 essais nucléaires, et l'Union soviétique un peu plus de 700. La France a renoncé définitivement aux essais nucléaires. On a démantelé le site du Pacifique. Les trois autres pays ont conservé intacts leurs moyens d'essais nucléaires. Si vous lisez les rapports du Congrès américain, qui sont extrêmement détaillés, vous verrez que le budget américain prévoit chaque année la préparation d'un essai nucléaire « au cas où ». C'est un peu ce qu'a fait la France en 1992 avec le moratoire décidé par le président Mitterrand. On a continué à préparer un essai nucléaire, sans le tirer. Les Américains gardent cette compétence vivante. Selon moi - c'est un avis personnel - le poids politique sera tel qu'ils ne le feront pas. Cela dit, tous les autres pays dotés ont la possibilité de réaliser un essai nucléaire, ce à quoi nous avons définitivement renoncé.
Quant au moteur du M-51, il ne relève pas non plus de mon périmètre. Cela étant, je pense que la France est suffisamment adroite pour avoir prévu les clauses permettant de continuer à faire les moteurs du M-51 en France.
Le Pakistan et l'Inde ont réalisé des essais nucléaires. Ils n'ont pas renoncé définitivement à en faire. Mais le poids politique est à prendre en compte. La Corée du Nord a un site d'essais nucléaires. Ils en ont déjà réalisé six, le dernier, à forte énergie, en septembre 2017. D'après la presse spécialisée, ils seraient en train de préparer un septième essai nucléaire.
La Corée du Nord, d'après ce que l'on a vu des derniers essais, de notre point de vue, a la capacité à concevoir une charge nucléaire. Elle ne le fera probablement pas seule.
L'Iran, pour l'instant, est engagé dans la première étape. Pour un pays proliférant, il s'agit de fabriquer de la matière nucléaire pour réaliser les premiers engins. À un moment donné, cela passera forcément par des phases de tests.
Mme Gisèle Jourda. - Monsieur le directeur, ces dernières années, l'espace s'est militarisé, devenant ainsi un nouveau théâtre de bataille entre objets spatiaux offensifs et défensifs. La Chine n'en est pas un acteur ordinaire, son arsenal s'étant considérablement développé ces dernières années. Elle étudierait la possibilité d'utiliser des bombes nucléaires en orbite basse afin de former un nuage radioactif suffisamment vaste pour endommager voire paralyser ou détruire plusieurs satellites. Les conséquences d'une telle utilisation seraient dramatiques.
A-t-on des programmes à l'étude pour remédier à ces menaces et être dissuasif ?
M. Vincenzo Salvetti. - Selon les évaluations réalisées par des chercheurs indépendants et non classifiées, les Chinois sont passés d'environ 200 têtes il y a quatre à cinq ans à 400, et seraient plutôt aux alentours de 500 aujourd'hui.
Quand Xi Jinping dit qu'il cherche la parité stratégique avec les deux grands, il sous-entend qu'il veut avoir le même nombre d'armes nucléaires que la Russie et les États-Unis. Indépendamment du fait que Poutine s'est retiré de New Start, cela représente 1 550 armes stratégiques. La Chine est plutôt dans cet esprit.
Je ne sais pas ce que fera la Chine avec des bombes nucléaires en basse altitude.
M. Pierre Laurent. - Monsieur le directeur, la LPM prévoit une augmentation importante des crédits de modernisation de la dissuasion. Le ministre annonce une bosse budgétaire. À quoi cette bosse budgétaire est-elle due ? Qu'est-ce qui coûte le plus cher dans l'augmentation ?
Enfin, quelle est la durée de vie d'une arme nucléaire ?
M. Vincenzo Salvetti. - La durée de vie d'une arme nucléaire moderne est d'environ 20 à 25 ans. Cette durée de vie est garantie par la DAM à sa mise en service.
Quant aux crédits de la dissuasion, ils augmentent comme la LPM. S'agissant de la bosse budgétaire, je ne pourrai vous répondre de manière précise. Je vous l'ai dit tout à l'heure, l'agrégat nucléaire est de l'ordre de 12,5 %, la DAM représentant de 30 à 35 % de cette enveloppe. Pour ce qui concerne la DAM, on est plutôt sur une grande stabilité d'une LPM à une autre et d'un PMLT à un autre.
À partir du moment où on est responsable de la conception, de l'architecture, du développement, de la fabrication, etc., ce sont des budgets globalement constants d'une année sur l'autre sur le très long terme.
Concernant la propulsion nucléaire, l'augmentation des budgets de la DAM est périodique, lorsqu'on a à fabriquer de nouveaux coeurs nucléaires, de nouvelles chaufferies nucléaires. Nous sommes impliqués dans trois grands programmes de renouvellement : Barracuda, SNLE de troisième génération et porte-avions de nouvelle génération. La chaufferie nucléaire ne représente pas le coût le plus élevé dans le prix d'un bateau. Je ne vais pas vous donner le montant d'un sous-marin français, mais le programme nucléaire britannique s'élève, pour quatre sous-marins, à 40 milliards de livres. Nous serons en dessous. L'ordre de grandeur sera compris entre 25 et 30 milliards d'euros.
Cela pèse, tout comme le renouvellement des missiles. Nous sommes entrés dans une phase de renouvellement des composantes, en particulier la composante sous-marine. Je ne parle pas du SNA, qui est hors agrégat nucléaire.
M. Bruno Sido. - Les SNLE sont très furtifs et les nouveaux le seront encore davantage. Mais il se dit qu'étant donné leur masse, on pourra demain, grâce aux études sur la gravimétrie et l'informatique quantique, les détecter et éventuellement les détruire.
Pouvez-vous nous apporter des précisions à ce sujet ?
M. Vincenzo Salvetti. - Nous travaillons bien entendu sur les technologies de pointe et les technologies du futur, que ce soit le quantique ou l'intelligence artificielle. Pour l'instant, on est au démarrage du quantique. Nous avons examiné de manière précise la technologie quantique pour faire des calculateurs. Sur nos opérations, on couvre à peu près 95 % des besoins, tant de l'industrie que de la recherche académique.
Je ne sais ce qu'il en sera dans vingt ou trente ans, mais aujourd'hui, pour faire tourner des codes comme les nôtres, le seul intérêt qu'on verrait à un qubit, c'est de le coupler à un microprocesseur généraliste (CPU) qui servirait d'accélérateur. Aujourd'hui, beaucoup de machines hybrides sont des machines accélérées avec des CPU et des cartes graphiques (GPU).
Quant aux détecteurs quantiques, ils nous paraissent prometteurs, mais nous avons plusieurs décennies devant nous. Pour autant, il ne faut pas faire l'autruche : il faut continuer à évaluer ces technologies. Le CEA travaille sur le quantique et l'intelligence artificielle.
Cela étant, on n'arrête pas d'améliorer la discrétion des sous-marins. Un homme averti en valant deux, je pense qu'on trouvera des parades.
M. Christian Cambon, président. - Merci pour cette audition passionnante, qui nous fait mieux comprendre les défis que vous devez relever, mais aussi les avancées qui font que cette force de dissuasion nucléaire française demeure notre ultime ligne de défense et de protection. Je pense qu'il serait utile, à un moment ou à un autre, que la commission se rende sur l'un des sites du CEA. Un budget de 50 milliards d'euros, soit 12,5 % de l'enveloppe de la LPM, n'est pas négligeable. Il est légitime que le Parlement veuille se faire une idée précise de ce volet de la LPM.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Désignation de rapporteurs
M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, Nous avons été saisis, la semaine dernière, du contrat d'objectifs et de performance (COP) de Campus France 2023-2025. Compte tenu du délai pour rendre un avis sur ce COP - qui est de six semaines à compter de la saisine -, le rapport sera examiné le mercredi 5 juillet prochain.
À cet égard, je vous propose de désigner les rapporteurs du programme 185 « Diplomatie culturelle et d'influence », à savoir Ronan Le Gleut et André Vallini.
Il n'y a pas d'opposition ? Il en est ainsi décidé.
La réunion est close à 11 h 20.