- Mardi 4 juillet 2023
- Mercredi 5 juillet 2023
- Menaces et agressions subies par les élus locaux - Audition de Mme Dominique Faure, ministre déléguée auprès du ministre de l'intérieur et des outre-mer et du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, chargée des collectivités territoriales
- Rapport d'activité pour 2022 - Audition de M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique
- Émeutes survenues depuis le 27 juin 2023 - Audition de M. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur et des outre-mer
- Mission d'information sur l'application de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République - Audition de Mme Sonia Backès, secrétaire d'État auprès du ministre de l'intérieur et des outre-mer, chargée de la citoyenneté
Mardi 4 juillet 2023
- Présidence de M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois et de M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, -
La réunion est ouverte à 17 h 30.
Mission conjointe de contrôle sur le signalement et le traitement des pressions, menaces et agressions dont les enseignants sont victimes - Audition de M. Pap Ndiaye, ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse
M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Monsieur le ministre, Monsieur le président de la commission des lois, mes chers collègues, le 16 octobre 2020, Samuel Paty était assassiné pour avoir accompli son métier d'enseignant. Cet attentat, qui a choqué la France, a tragiquement mis en lumière les pressions, menaces et agressions dont peuvent être victimes les enseignants au quotidien. Quelques jours après ce drame, nos deux commissions avaient interrogé Gérald Darmanin et Jean-Michel Blanquer sur les circonstances ayant conduit à ce meurtre et sur les réponses mises en place par le ministère de l'éducation nationale, les forces de sécurité et l'institution judiciaire pour y faire face. Plus de deux ans après les faits, l'émotion reste vive ; les pressions et les menaces exercées sur les enseignants demeurent plus que jamais d'actualité.
Afin de faire toute la lumière sur cette situation, nos deux commissions ont souhaité créer une mission conjointe de contrôle consacrée aux modalités de signalement et de traitement, par les pouvoirs publics, des pressions, menaces et agressions subies par les enseignants et les personnels de direction des établissements.
Pour notre première audition, il nous semblait important de vous entendre, Monsieur le ministre, pour évoquer plusieurs sujets relevant de vos compétences.
D'abord, nous souhaitons objectiver les pressions, menaces et violences recensées dans l'éducation nationale et comptons sur vous et vos services, non seulement pour connaître le nombre et la nature des actes commis chaque année à l'encontre des personnels enseignants et administratifs, mais aussi pour comprendre leur évolution.
Nous souhaitons également savoir comment sont pris en charge les personnels victimes d'intimidation, de menace ou d'agressionQuelles mesures concrètes ont-elles été mises en place à cet égard depuis octobre 2020 ?
Par ailleurs, des sondages réguliers soulignent le développement alarmant de l'autocensure chez les enseignants, en particulier du secondaire, dans le cadre de leur enseignement.
Enfin, nous souhaitons connaître les mesures qui ont été prises depuis deux ans et demi pour aider nos professeurs à faire face aux pressions auxquelles ils sont confrontés, que ce soit de la part d'élèves ou de parents d'élèves, à l'énoncé de simples connaissances, historiques, biologiques ou philosophiques.
Telles sont quelques-unes des questions que nous aurons l'occasion d'aborder au cours de cette audition, qui est ouverte à la presse et diffusée en direct sur le site internet du Sénat.
Nos travaux ayant obtenu du Sénat de bénéficier des prérogatives des commissions d'enquête, je vous rappelle qu'un faux témoignage serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Aussi, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pap Ndiaye prête serment.
M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois, rapporteur. - La mission conjointe de contrôle que nous menons avec le président Laurent Lafon, munis des pouvoirs d'enquête qui nous ont été accordés par le Bureau du Sénat, a pour objectif de travailler sur les conséquences de l'assassinat dont a été victime Samuel Paty, notamment en matière de protection et d'organisation des services de l'État pour accompagner et aider dans leur mission les professeurs de l'enseignement secondaire et universitaire.
On demande beaucoup aux enseignants et aux chefs d'établissement, notamment de former notre jeunesse à l'esprit critique et à la citoyenneté. Cela n'a jamais été facile et cela l'est encore moins aujourd'hui. Dès lors, le soutien de leur hiérarchie, mais aussi de tout l'appareil d'État, nous paraît absolument essentiel.
En complément des questions du président Lafon, je souhaite vous interroger sur les relations entre l'institution scolaire, les services de sécurité intérieure et ceux de la justice. Dans le cadre de la loi confortant le respect des principes de la République, une infraction spécifique d'entrave à la fonction d'enseignant a été créée ;elle figure à l'article 431-1 du code pénal. Par ailleurs, les menaces sont réprimées par l'article 433-5 du même code. Enfin, la diffusion malveillante d'informations personnelles est désormais réprimée par l'article 223-1-1 du code pénal. Disposez-vous d'éléments sur le nombre de plaintes déposées et de poursuites engagées pour ces motifs ?
Plus largement, les échanges avec, d'une part, les services de police et de gendarmerie et, d'autre part, les renseignements territoriaux, permettent-ils un suivi des situations à risque ? Comment se passent l'accompagnement vers le dépôt de plainte et la prise en compte des menaces en cas d'incident ? Enfin, comment jugez-vous la prise en charge de ces questions par la justice ?
La question se pose au niveau des établissements comme au niveau des rectorats, et l'articulation des services est essentielle pour définir des priorités communes et échanger des informations. À l'inverse, en l'absence de ces échanges, l'enseignant risque de se retrouver seul, renvoyé d'un service à un autre, chacun ayant son objectif propre.
Nous espérons donc que des progrès ont été accomplis sur ces points.
En outre, les modalités de signalement des agressions et des formes de pression par des collègues qui en auraient été témoins méritent également notre attention. En théorie, la visée de l'article 40 du code de procédure pénale est claire et devrait conduire tout fonctionnaire témoin d'une agression dans l'exercice de ses fonctions à saisir directement le procureur de la République. En pratique, toutefois, il semble que le recours à ce mécanisme soit finalement marginal. Pouvez-vous nous apporter des précisions à ce sujet ? Comment garantir l'effectivité de cette disposition ?
Enfin, permettez-moi de rappeler à nos collègues que le ministre ne peut pas répondre sur les faits qui font l'objet d'une enquête en cours, c'est-à-dire sur l'organisation de la protection à laquelle Samuel Paty avait droit. Notre objectif est ici de voir quelles conséquences pratiques ont été tirées de ce drame pour protéger les enseignants.
M. Pap Ndiaye, ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse. - Messieurs les présidents, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie tout d'abord pour la création de cette mission d'information sur un sujet crucial pour les personnels de l'éducation nationale. Ce sont eux qui font notre école : nous leur devons reconnaissance, respect et protection. Garantir la protection de nos personnels est la condition sine qua non de l'exercice de leurs fonctions. Vous le savez - et l'actualité récente nous le démontre encore -, notre époque connaît de graves menaces sur nos institutions, les empêchant parfois de mener à bien leur mission. Qu'elles touchent des professeurs, des élus locaux ou des forces de l'ordre, les menaces et les pressions dont ils peuvent être l'objet sont des atteintes directes à notre République et à nos valeurs.
Certains drames nous le rappellent douloureusement, et même si la mission ne porte pas, comme vous l'avez rappelé, monsieur le président, sur l'assassinat de Samuel Paty et que je ne pourrai pas évoquer directement cette affaire dans la mesure où des procédures judiciaires sont en cours, j'aimerais néanmoins en préambule lui rendre hommage. Vous l'avez dit, Monsieur le président, l'émotion reste vive.
L'éducation nationale et ses personnels ne sont malheureusement pas épargnés par les multiples formes de violences - terrorisme, cyberharcèlement, délinquance, mais aussi violences liées à une pathologie mentale - qui traversent la société et qui dépassent le seul lieu de l'école. C'est pour cette raison que l'éducation nationale ne peut agir seule en ces domaines et que des coopérations renforcées existent, principalement avec le ministère de l'intérieur et le ministère de la justice. Je crois savoir que vous auditionnerez mes deux collègues ministres. Ils pourront également revenir sur le travail que nous menons en coordination.
Si vous me le permettez, j'organiserai mon propos liminaire en trois grandes parties : premièrement, les constats et les chiffres ; deuxièmement, une rapide présentation des procédures de signalement ; et troisièmement, quelques pistes de consolidation de nos procédures.
Je commencerai par le constat : quelles sont les menaces, pressions et agressions qui s'exercent à l'encontre des professeurs et des agents de l'éducation nationale ? Les personnels de l'éducation nationale sont exposés depuis toujours à la violence que nous pourrions qualifier d'ordinaire. Par exemple, les professeurs des écoles subissent parfois des agressions lorsqu'ils jouent leur rôle en matière de protection de l'enfance et signalent des situations d'enfants en danger. Je pense aussi aux pressions que subissent certains professeurs de lycée au sujet des notes et de leurs conséquences plus ou moins avérées sur Parcoursup.
Avec le phénomène du harcèlement entre élèves, qui a pris une ampleur préoccupante dans sa version cyber et qui dépasse désormais largement le cadre de l'école, les équipes peuvent être régulièrement menacées ou accusées de situations de souffrance d'enfants ou d'adolescents, que ces situations relèvent réellement de harcèlement ou non. Récemment, nous avons connu un emballement médiatique et des propos d'une grande violence, notamment à l'encontre de chefs d'établissement.
Nous voyons également émerger des menaces émanant de l'extrême droite. Le collectif « Parents vigilants » n'hésite pas à dénoncer sur les réseaux sociaux et les médias la propagande LGBT ou encore « l'étude de textes immigrationnistes » dont certains professeurs seraient les responsables.
Parmi les phénomènes nouveaux, il faut ajouter les violences des élèves - parfois gravissimes et parfois en lien avec des troubles mentaux -, comme l'assassinat d'Agnès Lassalle, il y a quelques mois.
Il faut aussi évoquer les violences que des parents font subir aux enseignants par leurs menaces, de plus en plus fréquentes et décomplexées. Par exemple, le 22 juin 2023, en maternelle, une mère a menacé de mort une enseignante pour un pull oublié. L'enseignante a déposé plainte et demandé la protection fonctionnelle.
Enfin, il y a les atteintes aux principes de laïcité, qui se traduisent notamment par le port de tenues manifestant une appartenance religieuse ou par des contestations d'enseignement. Ces atteintes ont objectivement augmenté, comme en attestent les chiffres publiés tous les mois par le ministère de l'éducation nationale. Elles conduisent à des situations de tension dans les établissements, parfois à des menaces ou à des agressions qui s'exercent à l'encontre des personnels.
Comment mesurons-nous ces phénomènes ?
La direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) a mis en place deux outils statistiques pour mesurer et caractériser les atteintes envers les personnels : d'une part, l'enquête Sivis - système d'information et de vigilance sur la sécurité scolaire - et, d'autre part, les enquêtes de victimation.
L'enquête Sivis est centrée sur les faits graves portés à la connaissance des inspecteurs de l'éducation nationale (IEN) chargés des circonscriptions du premier degré et des chefs d'établissement dans le second degré.
Toute atteinte portée à l'encontre d'un personnel est considérée comme un fait grave. C'est une mesure mensuelle qui porte sur un échantillon représentatif de chefs d'établissement et d'inspecteurs de l'éducation nationale. Ce dispositif mesure l'évolution de la violence en milieu scolaire, en ramenant le nombre d'atteintes graves à 1 000 élèves.
Le nombre d'atteintes déclarées est stable dans les écoles publiques et les établissements scolaires privés sous contrat. Nous ne connaissons pas encore les chiffres pour l'année scolaire 2022-2023. Ceux que nous avons portent sur l'année scolaire 2021-2022, avec 3 %o de signalements dans le premier degré, 13,5 %o de signalements dans les collèges, 5,1 %o de signalements dans les lycées d'enseignement général et technologique et 20,1 de %o signalements dans les lycées professionnels.
Dans le premier degré, 54 % des faits de violence déclarés sont commis à l'encontre d'un enseignant, 5 % le sont envers d'autres personnels. Les autres faits déclarés concernent les violences entre élèves.
Dans le second degré, 25 % des faits de violence déclarés sont commis à l'encontre d'un enseignant ; 14 % à l'encontre des autres personnels.
Dans le premier degré, les principaux auteurs de violences sont les familles. Dans, le second degré, ce sont les élèves.
Les violences signalées sont majoritairement des violences verbales : 61 % dans le premier degré, contre 78 % dans le second degré. Les violences physiques représentent 32 % des signalements dans le premier degré, 12 % dans le second degré.
En complément de ces données fournies par Sivis, qui se fondent uniquement sur des faits déclarés aux chefs d'établissement et aux inspecteurs de l'éducation nationale, nous avons des enquêtes de victimation, menées directement auprès des personnels. Elles permettent d'évaluer le climat scolaire et de mesurer les atteintes subies par les personnels, qu'elles aient été ou non signalées aux autorités académiques et/ou policières.
Le non-signalement ne doit pas être interprété systématiquement comme la crainte d'un chef d'établissement de voir la situation empirer. En fait, 65 % des cas non signalés le sont parce que l'agent de l'éducation nationale a traité lui-même la situation.
La DEPP a constitué un échantillon de 45 000 personnels du second degré, soit à peu près 10 % de la population concernée, et un échantillon de 21 000 personnes dans le premier degré. Ces enquêtes existent depuis 2011. Étendues à partir de 2019, elles montrent, à titre d'enseignement principal, que les violences les plus graves - agressions sexuelles et agressions avec arme - représentent 0,5 % de l'ensemble des déclarations, soit environ 500 faits par an.
Nous observons une augmentation des atteintes à la laïcité. Comme je le soulignais, cette augmentation s'explique en partie par un développement de la culture du signalement, que nous encourageons, qui s'installe auprès des établissements, auprès des écoles, et que nous diffusons auprès des recteurs, des chefs d'établissement et de tous les personnels.
Cependant, tous les acteurs de terrain en conviennent, il existe des entreprises locales d'entrisme religieux dans nos écoles et dans nos établissements. Depuis 2017, le ministère a renforcé ses moyens afin de soutenir ses personnels confrontés à des atteintes à la laïcité.
Premièrement, il a créé les équipes académiques « Valeurs de la République et laïcité », soit 600 personnes désignées pour répondre à tout signalement d'atteinte aux principes de laïcité et à toute demande de conseil, sur place ou par téléphone.
Deuxièmement, il a conçu « Faits Établissement », une application de signalement pour smartphone créée en 2015, accessible aux directeurs d'école et aux chefs d'établissement.
Troisièmement, enfin, il a rendu accessible sur le site officiel du ministère de l'éducation nationale un formulaire qui permet à des personnels de signaler toute difficulté directement à l'administration centrale, sans passer par la voie hiérarchique.
À partir des signalements, un état des lieux national des atteintes à la laïcité est réalisé afin d'identifier les phénomènes, de regarder les évolutions et d'adapter les réponses.
Depuis la rentrée 2022, j'ai décidé de publier mensuellement, et non plus trimestriellement, les données chiffrées relatives aux atteintes aux principes de laïcité. Cet outil de suivi et de pilotage a permis de quantifier l'augmentation des atteintes aux principes de laïcité, notamment la part croissante des ports de tenues non conformes au regard de la loi de 2004. Les signalements d'atteintes aux principes de laïcité ont progressé depuis la création de l'application, passant de 235 en mars 2018 à 625 en mai 2023.
Pour faire face à la hausse des signalements, j'ai lancé en novembre 2022 un plan de soutien aux personnels directeurs d'école et chefs d'établissement. Il trace plusieurs axes : la sanction systématique et graduée du comportement des élèves qui portent atteinte à la laïcité lorsque ce comportement persiste et après une phase de dialogue avec l'élève et la famille ; le renforcement de la protection et du soutien aux personnels ; l'appui aux chefs d'établissement en cas d'atteinte à la laïcité ; le renforcement de la formation des personnels et, en premier lieu, celle des chefs d'établissement. Sur ce point, je précise que nous aurons formé près de 10 000 chefs d'établissement à la fin de cette année scolaire ; l'année prochaine, ce sera le tour des IEN et des conseillers principaux d'éducation (CPE).
En ce qui concerne le pilotage national et déconcentré, ainsi que l'évaluation des risques, nous avons des instances à tous les échelons et une organisation des processus pour améliorer la sécurité des personnels.
Tout d'abord, au niveau national, depuis 2012, la prise en charge des phénomènes de violence au sein de l'institution scolaire s'est structurée autour du haut fonctionnaire de défense et de sécurité, placé sous l'autorité du secrétaire général, toujours issu de l'encadrement supérieur du ministère de l'intérieur.
Cette organisation est ensuite déclinée dans les académies au travers des directeurs de cabinet et des conseillers à la sécurité des recteurs, ainsi que des équipes mobiles de sécurité.
Depuis la rentrée 2021, les directions des services départementaux de l'éducation nationale (DSDEN) ont désigné à leur niveau un référent violence. Ce service de défense et de sécurité du ministère est en lien constant avec le ministère de l'intérieur. Après les attentats de 2015, la coopération a été renforcée avec les ministères de l'intérieur et de la justice grâce à des circulaires et à la mise en place de plans particuliers de mise en sûreté (PPMS). Depuis 2002, un premier PPMS concernait les événements naturels ou technologiques ; depuis 2015, un deuxième PPMS concerne les événements d'intrusion ou d'attentats. Par ailleurs, chaque rectorat dispose de son référent justice, chaque magistrature de son magistrat référent de l'éducation nationale.
Enfin, le ministère de l'éducation nationale siège à la cellule de lutte contre l'islamisme et le repli communautaire (Clir).
Au niveau local, des services déconcentrés sont également parties prenantes du pilotage de la lutte contre la violence et de la lutte contre le séparatisme. Dans chaque département, le directeur académique des services de l'éducation nationale (Dasen) siège dans différentes commissions. À l'échelon local, nous avons également une Clir, une cellule de prévention de la radicalisation et d'accompagnement des familles (CPRAF) et un état-major de sécurité placé sous l'autorité du préfet de département. À l'échelle des communes, c'est le chef d'établissement qui siège dans les conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance.
Concernant la procédure, que fait-on quand un professeur ou un personnel de l'éducation nationale est victime de pressions, de menaces ou d'agressions ?
J'ai mentionné l'application « Faits Établissement » créée en 2015 et généralisée à partir de 2017. Cette application permet aux chefs d'établissement et aux directeurs d'école de signaler des faits graves survenus dans l'espace scolaire, qu'il s'agisse de violences entre élèves, de violences envers un personnel ou d'atteinte aux valeurs de la République.
Il existe plusieurs niveaux de signalements, qui peuvent se doubler, selon l'urgence et la gravité, d'une prise de contact du chef d'établissement avec la police, la gendarmerie et la hiérarchie académique. En 2017, le ministère de l'éducation nationale a créé la cellule ministérielle de veille opérationnelle et d'alerte (CMVOA), qui reçoit les signalements pour l'enseignement scolaire et supérieur. Elle en produit une synthèse qui est communiquée chaque soir à mon directeur de cabinet, lui-même étant en lien constant avec les autorités académiques - il m'arrive également de lire ces signalements quotidiens. Dans chaque académie et en fonction de leur taille, entre quatre et dix personnes assurent la fonction de signalement et de réaction face aux faits de violence.
Pour mémoire, la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République crée trois nouvelles infractions : la menace pour obtenir une dérogation aux règles de service ; l'entrave à la fonction d'enseignant par des menaces ; la diffusion d'informations à caractère privé susceptibles d'exposer un agent.
La consigne est claire : face à un fait de violence ou une atteinte aux valeurs de la République dans une école ou dans un établissement, le chef d'établissement, le directeur d'école ou l'inspecteur de circonscription est tenu de faire un signalement. Les outils conçus à cette fin sont accessibles et parfaitement connus.
De récentes enquêtes, réalisées notamment par l'Institut français d'opinion publique (Ifop), ont révélé un phénomène d'autocensure de la part des professeurs et des personnels de direction. Un professeur n'a pas à baisser la tête ni à courber l'échine. Il est le visage de la République, l'incarnation du service public d'éducation. Il est légitime par son savoir, par sa mission, par l'institution à laquelle il appartient et qui lui doit protection. J'ai eu l'occasion de l'affirmer à de nombreuses reprises, il ne saurait y avoir d'omerta dans l'éducation nationale et je serai intraitable sur cette règle.
Enfin, pour être plus forte, l'institution doit à tout prix porter un seul et même message. C'est dans cet objectif que nous avons créé, en novembre 2022, un plan de formation « Valeurs de la République et laïcité » inédit pour les personnels de direction, les proviseurs, les proviseurs adjoints les principaux et les principaux adjoints. Comme je vous le disais, près de 10 000 personnels de direction sur 14 000 ont bénéficié de ces sessions de formation. Le message est très clair : signaler, traiter et sanctionner.
Les procédures disciplinaires pour toute atteinte aux personnels sont engagées lorsqu'un personnel est victime de pressions, de menaces ou d'agressions, y compris verbales, de la part d'un élève. Le chef d'établissement est tenu d'engager une procédure disciplinaire à l'encontre de l'élève et, en fonction de la gravité des faits, il dispose d'un pouvoir de sanction pouvant aller jusqu'à huit jours d'exclusion. Il peut également réunir le conseil de discipline et l'échelle de sanctions permet d'aller jusqu'à l'exclusion définitive.
Concernant la protection fonctionnelle, la circulaire ministérielle du 14 août 2020 rappelle les principes de cette garantie que l'administration doit accorder dès lors qu'un agent est victime, dans l'exercice de ses fonctions, d'agissements pouvant être qualifiés d'atteinte à l'intégrité de la personne, de violence, d'injures ou de diffamation. En novembre 2022, cette circulaire a été complétée par le plan « Laïcité dans les écoles et les établissements scolaires », qui rappelle sous forme de fiches, d'une part, la marche à suivre en cas de menace sur un personnel, et d'autre part, la nécessité de proposer la protection fonctionnelle. Celle-ci consiste en la prise en charge financière des frais de justice. Elle donne la possibilité de saisir la justice et, le cas échéant, d'accompagner l'agent pour déposer plainte, de lui proposer un soutien psychologique, d'autoriser une absence en cas de besoin. Lors du dernier séminaire sur le harcèlement la semaine dernière, le porte-parole du ministère de la justice a confirmé la nécessité de ces signalements et du rapprochement entre les services de l'éducation nationale et les parquets pour faciliter le traitement de ces signalements.
Beaucoup d'étapes ont donc été franchies. Beaucoup a été fait depuis 2015, et je veux rendre hommage à mes prédécesseurs dont je poursuis le travail en adaptant l'action du ministère de l'éducation nationale aux évolutions que nous observons. J'ai demandé aux recteurs de s'assurer de la mise en oeuvre effective, dans chaque école et dans chaque établissement, des instructions relatives à la lutte contre la violence et aux atteintes aux personnels. Une instruction le précisera à la rentrée scolaire. Je ne le répéterai jamais assez : toute violence, toute atteinte aux valeurs de la République, doit être signalée et, le cas échéant, sanctionnée.
J'ai évoqué le projet de décret actuellement soumis au Conseil d'État, qui rendra obligatoire la mise en place d'une procédure disciplinaire en cas d'atteinte aux valeurs de la République. Ce décret vise à renforcer la légitimité des équipes et à montrer la détermination de l'institution. Je crois beaucoup dans la formation des personnels. Comme le montre la récente enquête de l'Ifop, il y a encore à faire dans ce domaine. Elle montre aussi, cependant, que les professeurs formés se sentent plus légitimes et plus outillés pour aborder les parties des programmes susceptibles d'être contestées. C'est pourquoi - sans vouloir aucunement relativiser des phénomènes réellement inquiétants - l'augmentation des signalements d'atteintes aux principes de laïcité manifeste sans doute aussi la prise de conscience des chefs d'établissement que le signalement n'est pas un aveu de faiblesse.
Voilà donc les étapes que nous suivons. Du point de vue de la mise en oeuvre des mesures, de la formation, de la protection des personnels, beaucoup a été fait. Nous avons certainement encore à faire.
M. Jacques Grosperrin. - Monsieur le ministre, au moment du drame du 16 octobre 2020, vous n'étiez pas en poste, mais vous avez dit depuis qu'il est de votre devoir d'assurer la protection de vos personnels. Vous avez cité des chiffres du ministère auxquels je voudrais répondre par un sondage de l'Ifop concernant les atteintes à la laïcité dues à l'expression du fait religieux à l'école, entre 2018 et 2022. Durant cette période, le nombre de professeurs qui affirment s'être autocensurés, pour éviter tout incident, est passé de 36 % à 56 %. Ces éléments font naître en moi le sentiment qu'il y a un problème de ligne au sein du ministère de l'éducation nationale : en règle générale, il s'agit de ne pas blesser quiconque. D'ailleurs, depuis le rapport que j'avais produit en 2015, intitulé Faire revenir la République à l'école, jusqu'au drame du 16 octobre 2020, rien n'a changé.
L'institution scolaire est encore et toujours sous l'emprise des préceptes de Jules Ferry. En effet, feriez-vous encore vôtre la recommandation qu'il a adressée aux instituteurs dans sa lettre du 27 novembre 1883 ? « Avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s'il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu'il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment, car ce que vous allez communiquer à l'enfant, ce n'est pas votre sagesse, c'est la sagesse du genre humain. »
En faisant, bien sûr, la part des changements qui se sont produits depuis lors, j'ai le sentiment que les services du ministère suivent cette philosophie de Jules Ferry. Or tant que l'on n'arrivera pas à la dépasser, on n'arrivera pas non plus à éviter ces drames.
M. François Bonhomme. - Monsieur le ministre, je vous ai écouté avec beaucoup d'intérêt. Vous avez évoqué les moyens de développer une culture du signalement. Cet ensemble de mesures va au moins permettre de mesurer le phénomène nouveau qui concerne l'enregistrement des atteintes à la laïcité. En revanche, ce que j'attends de vous, monsieur le ministre, c'est que vous preniez des décisions claires.
À la rentrée 2022, à Montauban, des élèves de plus en plus nombreuses sont venues vêtues d'une abaya. Nous avons engagé une médiation, laquelle n'a pas abouti. Une professeure qui avait fait une remontrance à l'une des élèves portant une abaya a été menacée de mort et a été mise sous protection policière. Je vous ai interrogé en novembre dernier sur la directive claire que vous entendiez donner quant à l'appréciation du caractère religieux du port d'un vêtement spécifique. Vous aviez alors répondu que cette appréciation relevait du chef d'établissement. Cela signifie que la pression s'est déplacée sur le chef d'établissement. Or, depuis 1989, avec l'affaire du collège de Creil, les signes et manifestations religieux sont de plus en plus prégnants. La loi de 2004 sur le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse ne concerne que l'école pour la protéger contre ce type d'influence de la société.
Vous dites vouloir défendre l'école publique et ses principes. Malheureusement, vous ne prenez pas de décisions. Cet atermoiement, ce refus de trancher, donne lieu à une situation de confusion qui ne fait qu'aggraver les choses. Vous vous abritez derrière une question juridique, Monsieur le ministre - l'abaya est-elle un signe religieux ? -, au motif qu'une interdiction serait susceptible d'entraîner des recours, et donc une annulation de la décision. Mais, en attendant, les chefs d'établissement ne peuvent plus supporter la pression extérieure.
Nous avions déposé une proposition de loi pour rendre obligatoire le port d'une tenue commune. C'est un facteur de cohésion, une cohésion qui fait actuellement défaut, et qui permet de résoudre le problème des signes religieux à l'école. Cela permet, surtout, de relégitimer l'autorité du professeur en sanctuarisant, si j'ose dire, ce lieu tout à fait particulier que nous devons protéger.
Monsieur le ministre, j'aimerais que vous preniez des décisions claires pour rompre cette ambiguïté et rendre ainsi concret le principe de laïcité. C'est ce que l'on attend d'un ministre !
Mme Sylvie Robert. - Monsieur le ministre, je vous remercie pour la présentation des diverses mesures qui ont été prises depuis ce drame : des préconisations intéressantes dans le rapport de 2020, la circulaire de novembre de la même année, ainsi que la loi du 24 août 2021. J'aimerais ainsi vous poser trois questions.
Premièrement, à propos de la protection fonctionnelle, disposez-vous d'éléments statistiques sur le recours à ce dispositif pour les enseignants ? Connaissez-vous le nombre de demandes, la proportion des mécanismes mis en oeuvre, le pourcentage de refus et, surtout, le délai moyen de réponse ? Il importe de mesurer leur efficacité.
Deuxièmement, l'article 431-1 du code pénal prévoit, depuis la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, de sanctionner, comme vous l'avez mentionné, le fait d'entraver l'exercice de la fonction d'enseignant. À votre connaissance, cet article a-t-il déjà donné lieu à des condamnations ?
Troisièmement, dans le domaine du numérique, l'ensemble des services académiques est-il désormais pourvu de cellules de veille des réseaux sociaux ?
M. Henri Leroy. - Monsieur le ministre, selon L'Autonome de solidarité laïque, sur 50 000 professeurs sondés, 55 % affirment qu'il est porté atteinte à la laïcité à l'intérieur de l'école, et 51 % veulent quitter leur métier. Que prévoit le ministère de l'éducation nationale pour protéger un professeur et son établissement face à des menaces proférées par des parents d'élèves motivées par des considérations religieuses ?
Près de trois ans après l'assassinat de Samuel Paty, les professeurs disposent-ils d'un kit pédagogique sur les éléments de langage à tenir, sur les attitudes de solidarité à avoir, sur la manière de s'opposer à une menace extérieure et sur les procédures spécifiques à suivre pour accéder rapidement à un service interne ou externe de protection ?
Avons-nous renforcé, en période de crise, l'accompagnement des chefs d'établissement et du corps enseignant ?
Au collège du Bois d'Aulne à Conflans-Sainte-Honorine, un signalement pour fait d'établissement est remonté à l'académie de Versailles et au ministère. Aujourd'hui, près de 50 faits d'établissement sont relayés au ministère, semble-t-il. Comment et par qui sont-ils traités ?
Enfin, pouvez-vous nous parler des actions et des résultats du Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République dont vous avez considérablement étendu les missions ?
M. Pap Ndiaye, ministre. - Je commence par cette belle citation de Jules Ferry : « Parlez hardiment de la sagesse du genre humain. » Je ne vois pas en quoi cette citation serait aujourd'hui dépassée. Au contraire, c'est une manière de dire aux professeurs : n'ayez crainte, adressez-vous directement aux élèves, ne reculez pas devant les menaces ni les contestations pédagogiques.
À cet égard, je souligne que les contestations pédagogiques tendent à passer dans l'ombre, si j'ose dire, par rapport aux signalements de tenues religieuses. Nous y prêtons pourtant une très grande attention, compte tenu du fait qu'elles se logent dans des disciplines et des questions parfois inattendues, telle la contestation de la préhistoire.
Je peux donc reprendre à mon compte le propos de Jules Ferry. En revanche, nous disposons désormais de services déconcentrés de l'éducation nationale et nous sommes aux antipodes d'une politique qui nous dicterait de ne pas faire de vagues. Si c'était le cas, nous ne publierions pas chaque mois les chiffres relatifs aux atteintes à la laïcité ni ceux qui concernent les violences subies par les agents de l'éducation nationale. Il est évident qu'il faut procéder à ces signalements, ces faits doivent être connus parce que la connaissance est la première étape pour combattre et faire reculer les forces hostiles au savoir et à l'école de la République.
Monsieur Bonhomme, au lycée Bourdelle à Montauban, au moment des vacances de la Toussaint, il y avait de mémoire une vingtaine de cas de jeunes filles portant des abayas, contre deux à la rentrée de novembre, puis un seul cas, qui a donné lieu à un conseil de discipline en novembre. L'académie de Toulouse s'est penchée avec beaucoup de vigueur sur le cas du lycée Bourdelle.
C'est pour moi l'occasion de dire que nous avons besoin d'une cartographie nationale sur ce sujet. Il ne concerne d'ailleurs qu'un certain nombre d'établissements, peu nombreux, mais qui concentrent un nombre élevé de signalements.
La circulaire de novembre 2022 visait à répondre à la hausse des signalements pour tenue religieuse. Depuis la loi de 2004 et a fortiori depuis le début des années 2000, les tenues ou les signes religieux à l'intérieur de l'école ont évolué. À l'époque, il s'agissait du voile, dont le port est devenu aujourd'hui anecdotique. Nous rencontrons à l'heure actuelle des tenues qui manifestent une intention religieuse. C'est sur ce point que nous nous heurtons à des difficultés d'interprétation.
La règle, pourtant, à laquelle je suis très attaché, doit rester l'application stricte de la loi de 2004.
Quant à votre proposition d'une tenue commune, si vous avez la curiosité de regarder ce qui se passe à l'étranger, vous observerez que les élèves parviennent à contourner la contrainte en agrémentant leur tenue de signes. D'ailleurs, libres aux établissements, par modification du règlement intérieur, de proposer le port d'une tenue commune !
M. François Bonhomme. - La loi peut le faire aussi.
M. Pap Ndiaye, ministre. - Comme je vous le disais, je n'y suis pas favorable dans la mesure où elle ne résout pas le problème.
Madame Sylvie Robert, nous avons recensé, pour l'année 2022, 2 739 demandes de protection fonctionnelle pour les personnels enseignants des premier et second degrés et 994 demandes pour les autres personnels ; 77 % de ces demandes ont été approuvées. Les situations de refus sont notamment liées au fait que la protection fonctionnelle doit être accordée à un agent se trouvant dans l'exercice de ses fonctions, non pas en dehors de celles-ci.
En outre, et c'est très net depuis l'assassinat de Samuel Paty, la protection fonctionnelle peut être accordée directement par l'administration de l'éducation nationale sans que l'agent ait à en formuler la demande.
À propos des cas d'entrave à la fonction d'enseignant, une première condamnation a été prononcée le 13 septembre 2022 par le tribunal correctionnel du Puy-en-Velay contre un parent d'élève. La peine était de douze mois d'emprisonnement avec sursis pour des faits commis à l'encontre de l'institution et d'un principal de collège - il s'agit là d'un cas d'entrave à la fonction de personnel de direction. D'autres affaires sont peut-être en cours d'instruction à l'heure actuelle.
À propos des cellules de veille des réseaux sociaux, une cellule de veille existe à l'échelle du ministère et dans chaque académie, ce travail étant confié au service de communication. Toutefois, il faut rappeler avec modestie que l'intégralité des violences et du cyber-harcèlement n'est pas facile à détecter sur les réseaux sociaux. J'ai rencontré les responsables des grands réseaux sociaux il y a quelques semaines pour voir comment nous pourrions avancer ensemble sur ces questions, car, même avec l'entrée en vigueur du règlement européen sur les services numériques (DSA) le 25 août prochain, nous avons besoin de leur aide pour identifier les menaces susceptibles de peser sur les agents de l'éducation nationale ou sur les élèves.
Monsieur Henri Leroy, la protection des professeurs passe par la formation de nos personnels : entre 250 000 et 300 000 personnels sont aujourd'hui formés. Elle passe aussi par le travail des équipes du plan Valeurs de la République et laïcité, auxquelles je voudrais rendre hommage : elles se déplacent fréquemment sur le terrain pour assister les personnels.
L'application « Faits Établissement » permet aussi d'avoir une photographie de la situation, avec plusieurs niveaux d'alerte, y compris un niveau maximal, le niveau 4, qui déclenche l'attention de notre cellule nationale. Le niveau 3 alerte le rectorat ; le niveau 2 alerte la direction académique ; le niveau 1 concerne des faits moins importants et appelle des réponses au niveau de l'établissement.
Monsieur le sénateur, je ne dis pas que tout est parfait. Je vous présente nos actions en vous disant que nous allons aussi loin que possible, et je salue la fluidité des liens de coopération qui fonctionne de manière satisfaisante avec les ministères de l'intérieur et de la justice, au niveau tant national que départemental. Nous devons certes continuer d'avancer, mais nous avons déjà beaucoup progressé.
- Co-présidence de Mme Agnès Canayer, secrétaire de la commission des lois -
Mme Alexandra Borchio Fontimp. - Monsieur le ministre, face à la recrudescence des actes de violence envers les enseignants, qui se dévouent chaque jour pour transmettre le savoir à nos enfants, il est crucial que des mesures soient mises en oeuvre pour garantir leur sécurité. Il est inconcevable, dans notre République, que certains d'entre eux vivent dans la peur, subissent des intimidations et des violences verbales et parfois physiques. Les politiques publiques doivent être adaptées à un climat social devenu imprévisible, plus instable, plus violent.
Ainsi, j'aimerais connaître les actions entreprises par votre ministère pour détecter les signaux faibles en vue d'agir rapidement en cas de situations à risque. J'entends par là les premiers signes de contestation d'un élève ou d'un parent. En effet, il ne faut pas attendre un geste physique pour caractériser une agression. Quelles sont les directives transmises aux enseignants ? Dans la mesure où chaque enseignant - en particulier quand il débute - peut avoir sa propre analyse de ce type de signaux, proposez-vous un référentiel ?
Il est urgent que le Gouvernement mette en place une politique de tolérance zéro pour que les auteurs de pressions, menaces et agressions soient poursuivis et condamnés avec la plus grande fermeté.
Mme Monique de Marco. - Monsieur le ministre, vous avez dit croire en la formation du personnel de l'éducation nationale. Quelque 10 000 chefs d'établissements ont déjà été formés, nous dites-vous, ainsi que 250 000 professionnels de l'éducation. De quel type de formation s'agit-il ? Cette formation est-elle volontaire ? Se déroule-t-elle sur le temps d'exercice ou le temps libre des personnes concernées ?
Les résultats de l'enquête Sivis sur les atteintes graves, notamment au collège, inquiètent l'ancienne enseignante que je suis. Vous avez évoqué les sanctions infligées aux élèves, soit une procédure disciplinaire graduée pouvant aller jusqu'à l'exclusion. Or, un collégien exclu est transféré vers un autre établissement, ce qui déplace le problème sans le résoudre. Ne faudrait-il pas plutôt repenser la question des sanctions ? Pourrait-on imaginer une sanction qui lui soit profitable sans recourir à l'exclusion ?
Mme Céline Brulin. - Ma question fait écho à celle du président Buffet, puisqu'elle porte sur les liens avec les renseignements territoriaux. Comment l'éducation nationale peut-elle aider ces derniers à prendre la mesure des menaces ? Pouvez-vous nous partager des exemples concrets d'interventions de référents laïcité auprès des enseignants ? Quelle est la nature des aides et des conseils qu'ils sont à même de leur prodiguer ?
Vous avez expliqué que la veille effectuée sur les réseaux sociaux était menée par une cellule spécifique à l'échelle nationale, puis par les services de la communication des rectorats. Quels sont les effectifs dédiés à cette mission ? Vous paraissent-ils suffisants ? Je n'ai pas l'impression que ce soit le cas.
Enfin, ma dernière question pourra sembler un peu provocante : le fait que le Président de République soit amené à faire des annonces qui ne relèvent pas de sa fonction ne participe-t-il pas à l'affaiblissement de l'autorité de l'éducation nationale ?
Mme Marie Mercier. - Monsieur le ministre, j'aimerais avoir des éclaircissements sur un cas pratique.
Un élève a fait preuve d'un comportement inadéquat envers un professeur ; une sanction est décidée et appliquée. La semaine suivante, il récidive. Cependant, lorsque le professeur réclame une sanction, le chef d'établissement refuse sous prétexte que l'élève a déjà été sanctionné. En résumé, il a appliqué la règle du droit commun du non bis in idem. Mais un collège n'est pas un tribunal ! Est-il vrai qu'une directive interdit de sanctionner deux fois un élève pour la même chose ? Sinon, je vous prie de rétablir la vérité auprès des chefs d'établissement qui, peut-être, opèrent des transpositions du droit sans fondements, sans quoi certains comportements inacceptables seront de plus en plus difficiles à sanctionner.
Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Monsieur le ministre, vous avez affirmé que l'école n'est pas épargnée par les courants qui traversent la société. En effet, j'estime que l'école n'est pas en marge de la société, elle en est le fondement. Or, vos prises de position sont catégoriques sur certains sujets, mais hésitantes sur d'autres. Certes, il n'est pas demandé aux ministres d'être omnipotents, mais lorsque la situation l'exige, leur main doit faire preuve de fermeté.
Vous avez dit à plusieurs reprises que l'abaya était un « vêtement religieux par destination », d'où la difficulté de trancher sur le fait qu'il puisse ou non être porté dans les établissements scolaires. Or, en 2004 notamment, le Parlement a été en mesure de légiférer sur le port du voile. Bien que vous hésitiez au sujet de l'abaya, votre position semble tranchée sur le port d'un vêtement commun aux établissements scolaires. J'ai aussi beaucoup défendu cette idée, qui n'est sans doute pas la panacée, mais qui permet néanmoins de renforcer le sentiment d'appartenance et constitue un outil pour la communauté éducative. Les établissements auraient la souplesse nécessaire dans le choix de la tenue réglementaire. Il reste que, sans loi, la tenue commune ne va pas s'imposer. En effet, des expérimentations ont montré que cette mesure n'est pas suivie d'effets. Nous souhaitons qu'un débat soit mené sur cette question, et sommes soutenus sur ce point par des députés de votre majorité. Or, vous le refusez catégoriquement, au prétexte que la question pourrait être détournée. Si chaque fois qu'il nous fallait légiférer, nous nous abstenions face au risque de « détournement », aucune loi ne serait jamais adoptée. Je vous demande donc, monsieur de ministre, de revenir sur votre position et de dire si vous êtes disposé à ouvrir un dialogue sur ce sujet, qui me paraît important et peut s'avérer un outil efficace dans les situations difficiles que nous connaissons.
Mme Toine Bourrat. - Les enseignants éprouvent de plus en plus de difficultés à faire respecter leurs décisions, notamment en raison des parents qui, s'ils remettent rarement en cause la parole de leurs enfants, contestent celle de l'enseignant, ses remarques, ses sanctions, le contenu de ses cours, les notes qu'il attribue. Ce phénomène s'est amplifié depuis la réforme du baccalauréat et l'instauration du contrôle continu, puisque les enseignants subissent désormais des pressions des parents, voire de leur hiérarchie, pour améliorer les notes.
Cette remise en cause de l'autorité de l'enseignant est nouvelle. Pourquoi, selon vous, se développe-t-elle aujourd'hui ? Comme l'impunité entraîne la récidive, je souhaite également connaître vos propositions pour restaurer le respect envers les enseignants et mettre fin à la dérive actuelle.
M. Stéphane Piednoir. - À l'évidence, sur le papier du moins, de nombreux dispositifs et structures existent pour écouter et recueillir la parole des enseignants. Moi aussi, j'ai été enseignant et je sais donc qu'à la source des remontées de terrain et des sanctions éventuelles à l'encontre des élèves se trouvent les conseils de discipline. Or les chefs d'établissement essaient parfois de les étouffer afin de ne pas nuire à leur réputation ou à celle de leur établissement.
Comme l'indiquait M. Bonhomme précédemment, peut-être manque-t-il une volonté politique qui efface les hésitations entourant la tenue de conseils de discipline lorsque des dérives sont constatées, qui mette fin à l'omerta et la résignation.
Quelles directives claires donnez-vous aux enseignants et aux chefs d'établissement pour enclencher les procédures dès l'apparition des premiers troubles et se confronter le plus tôt possible aux agressions dont ils sont victimes ?
Mme Sonia de La Provôté. - Monsieur le ministre, vous avez parlé d'un taux de signalement de 3 %o, ce qui, concrètement, représente tout de même près de 21 000 signalements. Il faut afficher les chiffres tels qu'ils sont, non pas pour faire peur, mais pour nous faire prendre conscience de la situation telle qu'elle est.
Une étude est-elle réalisée au sujet de ces signalements ? Elle pourrait porter, par exemple, sur l'âge des élèves mis en cause, sur la mise en évidence d'une sectorisation géographique, sur des différences de taux selon que les établissements concernés se situent dans un quartier en difficulté ou privilégié, ou, à l'inverse, pourrait pointer le caractère systémique de ce phénomène, observable dans des établissements de tout type. Lorsque le diagnostic est précis, le traitement choisi est le bon.
La commission de la culture a organisé de nombreuses auditions, notamment lors de l'émergence du hashtag #PasDeVague, encore très utilisé sur Twitter. J'ai en mémoire une audition difficile à vivre, un témoignage à huis clos, au cours duquel fut formulée la proposition de ne pas affecter les enseignants novices dans les établissements repérés comme les plus violents ou les plus exposés aux risques d'entrisme religieux et d'atteintes à la laïcité, où l'enseignement de certains éléments de notre histoire commune, comme la Shoah, est rendu difficile. Est-il envisagé d'affecter les enseignants les plus expérimentés à ces établissements, par exemple par des postes à profil ?
Je souhaite également évoquer la question des écoles hors contrat. Ces dernières signalent-elles également des incidents, des accidents, voire des délits ? Entre-t-il dans les attributions de votre ministère d'opérer une surveillance particulière de ces établissements sur ces sujets ?
M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Un communiqué du Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République daté du 14 janvier 2022 relatait un incident au cours d'une formation sur les valeurs de la République, qui illustrait un problème d'entrisme au sein des enseignants dans un établissement de l'académie de Créteil. Les enseignants ont dénoncé un contenu qu'ils estimaient islamophobe. Les formateurs ont par la suite déposé plainte et l'affaire s'est propagée sur internet. Ces faits sont-ils marginaux ou vous en a-t-on signalé d'autres faits similaires ? Quelles sont les réponses déployées par le ministère lorsque de telles dérives sont constatées ?
Je souhaite également aborder la question des programmes, non pas de leur application, mais de leur rédaction, notamment de vos liens avec le Conseil supérieur des programmes. Au cours de vos échanges, a-t-il été question de sujets à éviter pour ne pas mettre les enseignants en difficulté lors de leurs cours ? Le Conseil souhaitait-il supprimer des thématiques pourtant nécessaires ?
Enfin, le Conseil des sages de la laïcité avait demandé qu'une journée du temps scolaire, au cours de la semaine du 16 octobre, soit consacrée à la commémoration de l'attentat contre Samuel Paty ainsi qu'à la transmission des valeurs de la République. Quel est votre point de vue sur cette proposition ?
M. Pap Ndiaye, ministre. - Madame Borchio Fontimp, nous avons en effet une grille d'indicateurs de la violence, qui prend en compte les signaux faibles. Par exemple, elle comprend une rubrique pour les « moqueries ou insultes », mais aussi une qui concerne les refus ou contestations d'enseignement. Nous sommes très attentifs à ce que les chefs d'établissement signalent des altercations, même les plus mineures, notamment avec des parents inhabituellement agressifs venus contester une note ou une appréciation de fin de trimestre. Nous répertorions ces signes, même en l'absence de réponse immédiate. En effet, je pense qu'il est important d'être attentif aux signaux faibles, sans pour autant réagir de manière exagérée dans des établissements scolaires qui connaissent des tensions, des éclats de voix, à l'instar de n'importe quelle autre communauté humaine. Notre niveau d'attention reste néanmoins élevé à l'égard de tout ce qui pourrait être perçu comme un début de menace.
Madame de Marco, la formation est obligatoire pour le personnel enseignant et le personnel de direction. Sauf erreur de ma part, elle est d'une journée pour les chefs d'établissement et de deux jours pour les professeurs - je vous le confirmerai.
Vous avez souligné que le niveau de signalements dans les collèges était préoccupant. En effet, les résultats de nos enquêtes indiquent que les collèges présentent des phénomènes de violences et des atteintes à la laïcité bien plus nombreux que les autres établissements, primaires et lycées.
Au cours de l'année scolaire 2021-2022, nous avons enregistré 19 178 exclusions définitives en collège, 3 724 en lycées généraux et technologiques et 4 688 en lycées professionnels, soit un total de 27 590 exclusions définitives. Ces chiffres n'incluent pas les exclusions temporaires ni les autres sanctions, mais ils montrent, monsieur Piednoir, que les conseils de discipline se réunissent bel et bien de manière fréquente.
Lorsque les élèves exclus sont encore soumis à l'obligation de scolarisation, ils sont transférés vers un autre établissement, avec suivi. Ainsi, depuis quelques années, émerge le phénomène d'élèves polyexclus, qui ne restent jamais longtemps dans un établissement précis compte tenu de leur comportement. Pour eux, l'éducation nationale a développé des « classes relais », dont j'ai pu découvrir le fonctionnement lors d'une visite dans l'académie de Besançon, afin de tenter de mettre fin à ce cycle infernal d'exclusions à répétition. Nous devons porter une attention particulière à ces élèves polyexclus dont le comportement perturbe les communautés éducatives dans lesquelles ils s'inscrivent, et qui cumulent souvent les difficultés : enfants placés, situations sociales précaires...
Madame Brulin, les liens avec les renseignements territoriaux, notamment les services de police et de gendarmerie, s'établissent au niveau des Dasen. Des demandes d'habilitation « défense » ont d'ailleurs été faites et accordées. Tous les Dasen et leurs adjoints, ainsi que les recteurs et leur directeur de cabinet - je suppose -, peuvent donc accéder à des informations très confidentielles.
L'organisation de la veille sur les réseaux sociaux dépend de la taille des académies. Au ministère, nous avons des équipes dédiées, aussi bien au sein de la délégation à la communication (Delcom) que de la CMVOA. Je pourrai vous transmettre des précisions écrites avec les effectifs détaillés par académie.
Madame Mercier, un même acte ne peut pas être jugé deux fois. Néanmoins, si l'acte se répète deux fois, il sera sanctionné deux fois. J'échangerai avec vous sur l'exemple spécifique que vous mentionnez, mais il est évident qu'un acte répréhensible, lorsqu'il est réitéré, peut faire l'objet de sanctions répétées, y compris s'il est strictement identique.
Madame Boulay-Espéronnier, vous m'invitez à un débat sur la tenue commune d'établissement. Sachez que je suis un homme de dialogue. J'ai d'ailleurs pu échanger avec des députés, qui ont constitué un groupe de travail sur cette question, et je serai heureux d'échanger également avec vous. Je ne suis pas réticent au débat, y compris sur la question des uniformes. Vous avez mentionné, avec pertinence, la notion de sentiment d'appartenance. Les études internationales dont nous disposons soulignent l'importance de cette notion.
Madame de La Provôté, votre question concernant une lecture géographique et sociologique est très intéressante, mais je ne suis pas certain d'être en mesure d'y répondre. Je vais me pencher sur la question, car je n'ai pas à l'esprit des données qui permettraient d'établir des profils particuliers des responsables de violences ou de menaces. Je reviendrai vers vous par écrit.
Si nous ne comptions que sur les volontaires pour enseigner dans les établissements difficiles, nous aurions bien du mal à réunir les effectifs nécessaires. Pour pallier cette situation, nous proposons des incitations, par exemple des primes, qui peuvent être élevées : plus de 5 000 euros par an pour les enseignants en réseau d'éducation prioritaire renforcé (REP+). J'en profite pour présenter un dispositif récemment développé en Seine-Saint-Denis : une prime de 10 000 euros versée à tous les agents publics ayant exercé cinq ans dans le département. Cette dernière a pour objectif de stabiliser les effectifs, notamment dans les établissements scolaires. Néanmoins, parce que le dispositif est nouveau, nous ne disposons pas encore d'étude sur ses effets.
Les écoles hors contrat font l'objet d'une surveillance de notre part, car, depuis l'instauration de la loi pour une école de la confiance, elles doivent obéir à un socle minimal de valeurs et d'enseignements. Une infraction peut justifier une mise en demeure, voire la fermeture de l'établissement concerné. Par exemple, s'il est permis de séparer les élèves filles et garçons, il est interdit de proposer un enseignement différent selon le sexe. Ce contrôle des établissements hors contrat se fait en lien avec les préfectures. Dans chaque département, à l'échelle des Dasen, un inspecteur est spécifiquement dédié à ce profil d'établissements, dont les effectifs sont encore marginaux, mais en croissance légère. Ils ne sont donc pas hors de nos radars, mais font l'objet d'un travail conjoint des équipes de l'éducation nationale et des préfectures, qui nous ont d'ailleurs remonté certaines alertes.
Madame Bourrat, votre question sur le rôle des parents m'invite à une remarque plus générale sur la contestation de l'autorité du savoir. Un certain nombre de professions font actuellement face à des contestations nouvelles. Je pense notamment aux médecins, à l'hôpital ou en cabinets libéraux, qui font état de relations dégradées avec leurs patients. Cette contestation va donc bien au-delà de la seule éducation nationale. Nous avons en effet besoin de réaffirmer l'autorité du professeur. J'aime à dire que la finalité de l'école, c'est l'éducation et la réussite des élèves. Cependant, ce sont moins les élèves qui sont au coeur de l'école, que les savoirs et ceux qui les transmettent. J'accorde donc une place centrale aux professeurs. Par conséquent, la question que notre société doit se poser est la suivante : quelle place souhaitons-nous donner collectivement aux enseignants ? De la réponse apportée dépend l'avenir de l'éducation nationale. Revaloriser cette profession est nécessaire, et nous le ferons dès la rentrée prochaine par des augmentations de rémunération, mais nous ne pourrons faire l'économie d'une revalorisation morale et symbolique des professeurs et des savoirs qu'ils transmettent aux élèves, savoirs qui ne sauraient faire l'objet de contestation, de moquerie ou de remise en cause. Nous avons à revaloriser la place qui est due aux professeurs.
Monsieur Piednoir, j'ajoute aux chiffres mentionnés au sujet des conseils de discipline la circulaire de novembre 2022, qui indique qu'en cas de pressions exercées sur les enseignants ou le chef d'établissement un conseil de discipline peut être délocalisé dans un autre établissement ou un service départemental de l'éducation nationale, afin d'échapper à une situation entravant la sérénité et les libertés des échanges. Nous sommes donc attentifs aux conditions dans lesquelles se tiennent ces conseils de discipline et les chiffres montrent que, malheureusement, ces derniers se réunissent fréquemment.
Monsieur le président, je n'ai pas connaissance des faits que vous évoquez et vous répondrai donc à l'écrit sur ce sujet.
Le conseil supérieur des programmes établit les programmes en toute liberté, et heureusement ! Il compte d'ailleurs des parlementaires parmi ses membres, qui permettent d'attester de sa liberté. Une autocensure de ce conseil serait parfaitement inadmissible. Malgré tout, au-delà de la rédaction, il faut faire preuve de vigilance sur l'application des programmes, une mission confiée à l'inspection générale.
J'en profite pour préciser que j'ai saisi le président du conseil supérieur des programmes à propos de la réforme de l'enseignement moral et civique. Les heures consacrées à cet enseignement seront doublées au collège, passant de 18 heures à 36 heures par an, et son contenu sera entièrement repensé. Le conseil s'est donc saisi de cette réforme indispensable.
Je n'avais pas souvenir de cette proposition du Conseil des sages au sujet d'une possible commémoration de l'assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre. Dans tous les établissements, cette date fait déjà l'objet d'une commémoration, dont le déroulé est laissé au libre soin de chaque établissement. J'indique également la date du 9 décembre, qui marque la journée annuelle de la laïcité et offre donc l'occasion d'insister sur ce principe fondateur.
M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Je vous remercie, monsieur le ministre.
Cette réunion a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La séance est close à 19 h 10.
Mercredi 5 juillet 2023
- Présidence de M. François-Noël Buffet, président -
La réunion est ouverte à 8 h 30.
Menaces et agressions subies par les élus locaux - Audition de Mme Dominique Faure, ministre déléguée auprès du ministre de l'intérieur et des outre-mer et du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, chargée des collectivités territoriales
M. François-Noël Buffet, président. - Mes chers collègues, nous auditionnons aujourd'hui Dominique Faure, ministre déléguée chargée des collectivités territoriales. Nous poursuivons notre cycle d'auditions sur les violences subies par les maires, initié après les événements qui ont conduit Yannick Morez, maire de Saint-Brevin-les-Pins, à démissionner de son mandat. Devant la commission, Yannick Morez a indiqué qu'il n'avait pas été suffisamment soutenu par les services de l'État, y compris par les services de la justice. Malheureusement, d'autres cas se sont produits depuis lors, dont celui de la maire de Plougrescant, et encore plus récemment celui de Vincent Jeanbrun, maire de L'Haÿ-les-Roses, qui a été victime non d'une agression, mais d'un acte criminel. Les violences que subissent les élus sont d'une telle gravité que notre commission souhaite apporter des réponses sur ce sujet primordial pour la démocratie locale.
Il y a un peu plus d'un mois, plusieurs d'entre nous ont déposé une proposition de loi visant à renforcer la sécurité des élus locaux et la protection des maires ; nous espérons qu'elle sera examinée par le Parlement à la rentrée. La Première ministre a annoncé un grand plan, dont, madame la ministre déléguée, vous avez la charge. Pourriez-vous indiquer comment le Gouvernement compte assurer une meilleure protection des élus en général et des maires en particulier, mais également de tous ceux qui représentent l'autorité ? Dans notre pays, cette dernière fait l'objet de fortes contestations, qui ne sont pas que verbales : la violence physique s'est complètement libérée. Il semble ne plus y avoir de limites, et le passage à l'acte est non plus une question, mais une réalité. De surcroît, ces actes sont parfois criminels, puisque certains en viennent à demander la disparition d'élus - je pense notamment au témoignage de la maire de Pontoise. Ces faits sont inacceptables, et en tant que législateurs, notre travail est de tenter d'y apporter une réponse.
Mme Dominique Faure, ministre déléguée chargée des collectivités territoriales et de la ruralité. - Le sujet de la menace et des agressions subies par les élus est grave. Lors de cette audition, je vous indiquerai brièvement ce que nous avons fait et ce que nous allons faire, pour que nous puissions échanger de manière très directe.
Le phénomène des violences envers les élus monte depuis quelques années, dans le quotidien des maires, et les statistiques montrent qu'il s'accentue. Les causes de ces violences sont nombreuses, mais si l'on s'en prend aux élus, c'est qu'ils incarnent et défendent l'autorité de l'État : ils sont les premiers maillons par lesquels toute la société tient : pour cette raison, nous devons faire preuve d'une très forte détermination face aux violences.
Contrairement à ce que j'ai entendu, l'État n'a pas abandonné les élus. Les forces de sécurité, présentes, enquêtent et protègent ; contrairement aux idées reçues, les magistrats condamnent plus durement, comme le Garde des Sceaux vous l'a indiqué. En revanche, les événements de Saint-Brevin-les-Pins l'ont montré, nous avons encore beaucoup à accomplir pour toujours mieux assurer la sécurité de nos élus.
La Première ministre m'a demandé de tout mettre en oeuvre pour assurer la sécurité des élus, avec une seule boussole : évaluer, protéger, sanctionner. Il est absolument nécessaire que les maires signalent systématiquement les violences, afin d'évaluer ces dernières, de mieux protéger les maires et de mieux sanctionner.
Le 17 mai dernier, sur le perron de l'hôtel de Matignon, à la sortie de notre rencontre avec le maire de Saint-Brevin-les-Pins, la Première ministre et moi-même avons annoncé le « pack sécurité ». Nous déployons ces mesures : j'ai réalisé jusqu'à présent 81 visites de terrain, dont pas moins de dix visites en onze jours au cours des deux dernières semaines. Nos actions sont opérationnelles : nous demandons aux 3 400 policiers et gendarmes déployés de faire du « aller vers » pour qu'ils soient identifiés comme les « référents violence » des élus. Nous tenons à ce que tous les élus connaissent bien leurs interlocuteurs privilégiés, non seulement en cas de crise, mais aussi s'ils souhaitent améliorer la protection des bâtiments publics, de leur personne ou de leur famille.
Le « pack sécurité » n'est pas un gadget, même si son nom vous avait fait sourire ; il contient des éléments essentiels pour assurer la sécurité des élus. La plateforme Pharos, entre les mains de la police nationale, recense tous les faits de cyberviolence, sur les signalements de n'importe quel citoyen, et un certain nombre de plateformes et de sites sont déréférencés.
Avec ce pack, 3 400 policiers et gendarmes accompagnent la protection des élus et sont formés pour passer de « référents élus » à « référents violences » faites aux élus. Le numéro d'urgence 17 est fondamental : s'il arrive quelque chose, c'est désormais lui qu'il faut appeler, et non les numéros de portables des gendarmes dont l'élu peut disposer. Pour ce faire, le règlement général sur la protection des données (RGPD) oblige le préfet et le gendarme à obtenir une autorisation expresse pour enregistrer le numéro du maire ; depuis que je le dis, pas moins de 1 800 maires se sont enregistrés pour être protégés comme il se doit.
La perception et le sentiment de sécurité sont importants : après avoir rencontré la première adjointe devenue maire de Saint-Brevin-les-Pins, il me semble que les maires ont l'impression d'être bien protégés.
M. Darmanin, le Garde des Sceaux et moi-même avons également cosigné une circulaire qui vise à rappeler aux préfets et aux procureurs qu'il n'y a pas de petite menace. Nous n'avons pas envie qu'un élu entende qu'il ne doit pas porter plainte, car sa plainte serait classée sans suite.
Les évaluations sont systématiques : il ne faut ni sur-protection ni sous-protection des élus, car quand elle voit des forces de police ou de gendarmerie très importantes, la population peut rejeter des mesures qui lui semblent disproportionnées.
De plus, les préfets et les procureurs doivent assurer une présence continue auprès des maires. Cet élément s'est nourri des observations faites par le maire de Saint-Brevin-les-Pins. Nous prenons des mesures concrètes pour assurer la sécurité des maires : le ministre de l'intérieur a demandé aux préfets de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité des élus qui en ont besoin, et tous nos policiers et gendarmes sont mobilisés.
Ce train de mesures ne laisse pas de côté le point essentiel de la réponse judiciaire, dont le Garde des Sceaux a eu l'occasion de vous parler. Nous sommes ouverts à l'adoption des dispositions proposées par Marc-Philippe Daubresse pour renforcer les sanctions pénales applicables, qui n'ont pas pu passer dans la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi) ; il nous faut trouver le temps de faire passer un texte les reprenant. Dans la circulaire que j'ai mentionnée, nous demandons aux parquets de créer des filières d'urgence pour traiter plus rapidement les affaires de violences faites aux élus. Par ailleurs, nous sommes ouverts à l'idée de compléter le code pénal, pour que tous les outils répressifs utiles pour sanctionner les auteurs des violences faites aux élus soient disponibles.
Il faut aller plus loin, nous en sommes conscients. Dès le lendemain du 17 mai dernier, la Première ministre nous a demandé de travailler à un plan national de prévention et de lutte contre les violences faites aux élus. Ce plan, aujourd'hui quasiment finalisé, tente de rassembler toutes les propositions faites par les associations d'élus, l'Assemblée nationale et le Sénat. Il recoupe assez largement, par ailleurs, les propositions contenues dans la proposition de loi déposée entre autres par François-Noël Buffet.
Ce plan cherche à agir sur quatre axes : la protection juridique et psychologique, la sécurité physique des élus, la réponse judiciaire, ainsi que les relations entre les maires et les parquets. Ces dernières sont déjà une réalité : lors de mes 70 premières visites de terrain, aucun procureur n'était venu à ma rencontre, mais les procureurs sont désormais présents depuis quelque temps, et le message semble bien passé.
Sans entrer dans le détail de ce plan, voici quelques exemples de ce que nous cherchons à faire. Nous renforçons la protection fonctionnelle en la rendant automatique, en améliorant sa prise en charge et en l'étendant aux communes de plus de 10 000 habitants. Nous travaillons à un dispositif d'aide et d'appui psychologique pour les élus victimes de violence, qui est absolument nécessaire, comme je l'ai constaté encore hier en échangeant avec certains maires reçus par le Président de la République. Nous trouvons de nouveaux moyens d'assurer la sécurité physique des élus, notamment en encourageant le déploiement de solutions de vidéosurveillance, qui permettent d'identifier les auteurs et de faire rapidement avancer les enquêtes. Nous proposons également de renforcer les relations entre les maires et les parquets en rendant obligatoire la conclusion de protocoles. Sur tous ces points, je souhaite que le travail avec le Sénat soit le plus dense possible : vous avez déjà beaucoup travaillé sur le sujet, et nous avons sans nul doute à enrichir ce plan à partir de vos réflexions.
M. Alain Marc. - La semaine dernière, lorsque nous avons reçu le directeur général de la gendarmerie nationale, j'indiquais qu'un élu de l'Aveyron avait dû porter plainte six fois avant que sa dernière plainte ne soit prise en compte par le parquet ! La formation des procureurs doit être revue, et l'exercice quotidien de leurs fonctions doit être facilité. La présence des procureurs lors de vos visites va dans le bon sens, mais il faut également traiter le problème en aval, repenser plus globalement la place du maire dans la société, et se poser de nouveau la question du statut de l'élu.
Le problème est aujourd'hui prégnant en raison des incidents dans la société et des nombreuses démissions d'élus, ce qui nous conduit à nous interroger avant les prochaines élections municipales de 2026. Il faut retravailler autour du statut de l'élu et du maire dans la société, sans doute au moyen d'un projet de loi, pour donner aux maires la possibilité d'exercer leurs fonctions. Dans les petites communes, ils sont juges de paix et décident de projets. Il ne faut pas traiter uniquement de l'aval et des problèmes rencontrés avec certains administrés.
Mme Françoise Gatel. - Il faut dissocier cette situation de crise de la situation de temps calme, récurrente, lors de laquelle le lien entre élu et citoyens se distend de plus en plus. Il faut travailler à des réponses de long terme, par l'éducation et par un changement de culture de tous les acteurs, y compris de la justice. Il faut prévenir, protéger et sanctionner.
L'évaluation est extrêmement importante. En ces temps de surchauffe, on a tendance à surréagir et à afficher des propositions très fortes et très puissantes, mais ensuite, l'actualité passant, la vigilance diminuera et nous retrouverons des difficultés de même nature.
Nous avons été frappés par la situation de Saint-Brevin-les-Pins, où, depuis la décision de construction du centre d'accueil pour demandeurs d'asile (Cada) jusqu'à la démission du maire, l'indifférence et une série de dysfonctionnements n'ont pas permis une prise de conscience et une évaluation des risques. Or le principe de précaution est inscrit dans la Constitution. Il faut en tirer des enseignements, travailler sur la formation des magistrats, des policiers comme des gendarmes. Il y a d'ailleurs une distinction à faire entre les zones de gendarmerie et les zones de police : de manière générale, dans les zones de gendarmerie, les gendarmes vivent au milieu de la population, et comme la relation avec la population est plus naturelle, le risque de dérapage est moindre.
Madame la ministre, je suis ravie de la circulaire dont vous nous avez parlé, mais il y a déjà des lois ! Les lois dites « Engagement et proximité » et « 3DS » ont très bien défini l'obligation d'une relation efficace entre maires et procureurs. Lors de son audition, le Garde des Sceaux a indiqué que cette relation fonctionnait très bien dans certains endroits, mais moins bien dans d'autres, en raison de la masse de travail ou de la moindre sensibilité des procureurs. Il faut une approche systématique pour faire un rempart ou un filet de sécurité autour des élus.
M. Henri Leroy. - Le nombre de violences verbales et physiques contre les élus est passé de 1 720 en 2021 à 2 265 en 2022, selon les chiffres que le ministre de l'intérieur a dévoilés le 15 mars dernier. Il y a quelques semaines, vous annonciez la création d'une cellule d'analyse spécifiquement dédiée à la lutte contre les atteintes aux élus, et les mesures législatives visant à renforcer les sanctions devraient être présentées avant l'été. Les agressions envers les élus locaux se multiplient, avec un pic de violence inouï ces derniers jours en raison des émeutes. Depuis des mois, vous multipliez les rencontres avec les élus, mais les résultats sont encore peu visibles. Quelles mesures concrètes le Gouvernement envisage-t-il de prendre rapidement pour garantir la sécurité des élus locaux et prévenir les menaces et agressions qu'ils subissent ?
M. Patrick Kanner. - Madame la ministre, ne considérez pas que mes propos vous visent directement, ils visent ce que vous représentez.
Cela fait soixante-quinze mois que vous êtes au pouvoir, et la situation n'a jamais été aussi difficile pour les élus locaux. Vous portez une part de responsabilité évidente : vous avez affaibli l'autonomie financière et fiscale des collectivités locales, liquidé les emplois aidés au secteur associatif, diminué les moyens de l'éducation populaire, supprimé de fait les clubs de prévention spécialisés. Et on s'étonne aujourd'hui ? Je suis en colère : dans le Nord, 20 villes ont été massacrées. Le centre-ville de Denain n'existe plus : les travaux coûteront des centaines de millions d'euros. J'ai entendu Olivia Grégoire exposer le plan d'urgence du Gouvernement, mais vous avez toujours un temps de retard, et vous êtes, en quelque sorte, l'arroseur arrosé : d'agression d'élu en agression d'élu, de violence urbaine en violence urbaine, vous courrez après les événements que vous avez provoqués par une politique considérée comme injuste.
Vous connaissez notre position : les violences sont inexcusables, il ne s'agit pas de les comprendre, mais il s'agit de les condamner. Néanmoins, à notre place, nous devons regarder votre bilan. J'ai été ministre de la ville, comme Marc-Philippe Daubresse, mais jamais je n'ai vu une telle situation, même en pleine période d'attentats.
Vous ne pouvez pas « balader » la représentation nationale de petit texte en petit texte, après avoir coupé la branche de l'autonomie globale politique des maires. Je suis en colère, car j'ai vu des maires en larmes, comme celui de Mons-en-Baroeul, 25 000 habitants : il porte une politique d'aménagement extraordinaire, et on a brûlé sa mairie. Nous sommes tous responsables, mais vous êtes aux responsabilités centrales. Entendez cette colère profonde : les maires ne peuvent pas être les variables d'ajustement de l'incurie politique de ce gouvernement.
M. Éric Kerrouche. - M. Kanner a dit l'essentiel. Après le hashtag #BalanceTonMaire, nous n'allons pas créer #BalanceTonMinistre, ce serait malvenu...
Les événements qui se sont déroulés ont traumatisé une grande partie du pays. Rien n'est excusable dans ces débordements, qui sont plus que des débordements, car ils remettent en péril l'ensemble du pacte républicain. Les conséquences sont très graves. Le recul n'est pas que ponctuel, il est systémique. En 2018, j'avais commis un ouvrage intitulé Le Blues des maires qui traitait de ces sujets. La difficulté pour les maires d'assumer une partie de leurs fonctions apparaissait déjà : comme ils disposent de moins de moyens, et que le volant des emplois aidés était un élément essentiel du fonctionnement local, le système ne peut plus se stabiliser.
On parle sans cesse du statut de l'élu, mais une loi était censée promouvoir ce statut : la loi dite « Engagement et proximité ». Or il s'avère que le statut n'a été modifié qu'à la marge. Prenons-en notre part : nous autres parlementaires craignons de légiférer en faveur des élus, peut-être en partie parce que nous craignons, peut-être à tort, la réaction des citoyens. Mais c'est aussi le rôle de ceux qui sont aux responsabilités que de redéfinir ce statut, ce qui n'a pas été fait depuis des années. Si l'on veut redonner de la confiance aux élus et si l'on veut démocratiser l'accès aux fonctions, il faut transformer radicalement le statut de l'élu.
J'ai lu une partie de vos réponses dans la presse, mais elles ne sont pas à la hauteur. Avec le groupe socialiste, écologiste et république du Sénat, nous venons de déposer une proposition de loi sur le statut des élus, qui change radicalement la manière d'aborder celui-ci. À repousser sans cesse les solutions, nous resterons des spectateurs, et nous serons sans cesse condamnés pour ne pas avoir anticipé ce qui est en train de se passer.
Madame la ministre, nous vous demandons simplement de répondre à cette crise profonde. Un certain nombre de sénateurs dans cette salle sont renouvelables, et rencontrent de nombreux élus. Je suis frappé par le changement de tonalité depuis six ans : les interrogations et les doutes des élus sont plus forts, et leurs craintes sont effectives. On ne peut rester spectateur. Quand y aura-t-il un projet de loi qui redéfinisse le statut des élus, non pas pour en faire une caste à part, mais simplement pour respecter l'organisation de la République, et faire en sorte que cette dernière perdure ?
M. André Reichardt. - Ceux qui ont été maires savent que des rencontres avec les administrés peuvent toujours mal se passer, pour des raisons liées au vivre-ensemble. Cela existe, cela existera toujours, et nous ne pourrons empêcher ni les discours enflammés ni certaines agressions. Mais nous pouvons prévenir certains conflits, qui sont évitables.
Je prendrai un exemple : nul doute que, sans amélioration des modalités du « zéro artificialisation nette » (ZAN), les maires se retrouveront de nouveau en première ligne face au mécontentement de leurs administrés voulant construire. Il faut prendre en compte cet élément. Je ne sais pas où en est le texte à l'Assemblée nationale, mais celui que nous avons voté nous convient plutôt. Il ne faudrait pas que nos négociations achoppent ou que le texte soit durci.
Autre exemple : au Sénat, nous avons voté une proposition de loi visant à assurer un meilleur accueil des gens du voyage, mais ce texte est enkysté à l'Assemblée nationale. Si les choses continuent ainsi, les maires vont s'en prendre plein la tête, et il va y avoir de nouvelles agressions.
Je souhaite que le Gouvernement examine toutes les situations structurelles qui sont susceptibles d'être irritantes pour nos concitoyens. Si vous le souhaitez, je suis sûr que la délégation aux collectivités territoriales pourrait en établir une liste. Il faut prévenir certains conflits pour éviter que la situation ne s'envenime.
M. Mathieu Darnaud. - Malheureusement, les événements se succèdent. Nombreuses sont les situations lors desquelles les maires sont placés en première ligne : conflits sociaux, comme à Saint-Brevin-les-Pins, situations de violence. À chaque fois, la situation se répète : à la hâte, on sort un projet de loi ou des mesures ponctuelles d'accompagnement.
Nous aimerions enfin que le Gouvernement réponde de ses actes. Le Parlement prendra toute sa place : je regrette d'ailleurs que la ministre déléguée chargée des collectivités territoriales n'ait pas répondu à l'invitation de notre mission d'information sur l'avenir de la commune et du maire, alors que nous avons voulu y faire des propositions pragmatiques.
Certaines choses fonctionnent, mais malheureusement elles ne sont pas dupliquées. Dans la Somme, nous avons rencontré le procureur de la République, qui suit directement une boîte mail spécifiquement consacrée au suivi des violences envers les élus : la réactivité est immédiate. Mais quand les solutions sont opérantes, excusez-moi de le dire, elles ne sont jamais répliquées.
Madame la ministre, à deux reprises en séance publique, face à cette crise que traversent les maires, le sujet a été celui du pouvoir réglementaire local. Vous l'avez vous-même rappelé, mais vous n'avez pas donné d'exemple de ce pouvoir qui s'applique et se décline sur les territoires, que Françoise Gatel et moi-même souhaitions introduire dans la loi dite « 3DS ». Pourriez-vous donner un seul exemple d'un pouvoir réglementaire local que les maires peuvent actionner sur leurs territoires ?
M. Didier Marie. - Madame la ministre, vous n'êtes pas ministre de l'intérieur ou de la politique de la ville, mais vous représentez le Gouvernement. J'insisterai donc sur quelques points relatifs à mon territoire, autour de la métropole de Rouen, en particulier dans la ville d'Elbeuf.
Cela fait des mois que les 71 maires de ce territoire réclament des moyens de police supplémentaires pour compenser les départs en retraite et les mutations. Résultat : pendant les émeutes, les moyens ont essentiellement été concentrés à Rouen, ce qui était compréhensible, et pendant deux nuits, la ville d'Elbeuf a été livrée aux pillages, les policiers présents ne pouvant que protéger leur commissariat. On parle beaucoup de l'augmentation des effectifs de la police nationale, mais la réalité, c'est qu'ils ne sont pas suffisamment présents sur le terrain.
Ces dernières années, les crédits de la politique de la ville ont diminué, en particulier ceux qui sont versés au bénéfice des associations ; les emplois-jeunes et les emplois aidés, majoritairement destinés aux jeunes des quartiers, pour permettre leur insertion et créer du lien social, ont été supprimés. Les crédits de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) ont certes augmenté, mais ils ont été dilués par l'augmentation du nombre de sites, les délais traînent et aucune réponse n'est apportée. Nous reparlons aujourd'hui, à la suite de ces émeutes, de l'abandon du plan Borloo. Je me souviens que le Président de la République avait qualifié Jean-Louis Borloo de « mâle blanc » qui ne pouvait pas comprendre ce qu'il fallait faire dans les quartiers. Que de temps gâché ! Les événements récents doivent remettre ce chantier sur la table.
À qui profite tout cela ? C'est notre pacte républicain qui est en danger. Regardez les études d'opinion : le champ républicain est balayé. Les conséquences politiques sont dramatiques. Ce n'est pas en accueillant 220 maires à l'Élysée et en promettant une augmentation de leurs indemnités que l'on réglera la situation. Les maires, en première ligne, sont en difficulté ; ils attendent du Gouvernement de la reconnaissance. En raison de leur responsabilité et de la complexification de leur mission, alors que la moitié d'entre eux et un tiers des adjoints considèrent passer plus de 35 heures par semaine à exercer leur mandat, il faut mettre sur la table un nouveau paradigme, celui de la professionnalisation de la fonction pendant la durée du mandat.
M. François Bonhomme. - Depuis quelques années, les maires et leurs adjoints sont la seule catégorie d'élus véritablement exposés en permanence, du fait de leur situation de proximité. Ils sont souvent les porteurs de mauvaises nouvelles, de règles qu'ils sont forcés d'imposer et de faire respecter. Les médiations entre personnes sont de plus en plus délicates, et le ZAN va sans doute encore aggraver les choses en matière d'urbanisme.
La réponse est multifactorielle, comme les causes. La réponse judiciaire est importante : l'État doit indiquer à la société que la figure du maire est intouchable. Les sanctions doivent être rapides, fortes et importantes. Je ne crois pas aux explications sociales. J'ai entendu dire que le défaut d'investissements publics serait une des causes de ces événements. Mais des dépenses considérables ont été engagées par différentes politiques de la ville, et les dégradations de biens publics parfois neufs ne viennent pas de là. On doit s'interroger sur la part éducative : il ne me semble pas que les bibliothèques aient été attaquées en raison d'un ardent désir de lecture.
Concernant le désengagement de l'État, Patrick Kanner parlait de l'affaiblissement de l'autonomie fiscale des collectivités. Je fais partie de ceux qui ne souhaitaient pas la suppression de la taxe d'habitation, qui a coupé le lien civique, mais les collectivités n'ont jamais été autant frappées que par ce qu'on appelait pudiquement à l'époque le « plan de contribution de réduction » de la dette publique des collectivités locales, qui s'est traduit par une baisse de 11 milliards d'euros de la dotation globale de fonctionnement (DGF). En matière de coup mortel pour l'équipement local, on n'a pas fait mieux depuis !
Madame la ministre, veillez à ne pas faire trop de communication : le terme de « pack sécurité » me fait penser à une mesure d'un opérateur téléphonique ! Mais ce ne sont que de petits pas. Il faut créer un continuum, et un écosystème de sécurité du maire, sur le long terme, avec la police, la justice et l'éducation. Prudence !
M. François-Noël Buffet, président. - J'attire votre attention sur les événements qui se sont déroulés hier au tribunal judiciaire de Lyon, où l'audience lors de laquelle des personnes ayant commis des actes de délinquance, voire des actes criminels, étaient jugées a été perturbée par des manifestants contre la police et la justice, qui ont tenu des propos invraisemblables. De manière générale, c'est l'autorité qui est contestée.
Mme Dominique Faure, ministre déléguée. - Je tiens à dire que le Président de la République, la Première ministre et l'ensemble du Gouvernement partagent votre analyse, monsieur le président : l'autorité est partout contestée. S'il y a bien un enseignement que nous tirons et une réflexion que nous conduisons, ils tiennent à l'autorité et au respect d'autrui.
Monsieur Marc, vous avez élargi le sujet qui nous occupe aujourd'hui en vous plaçant sur le terrain des conditions d'exercice du mandat d'élu et du statut de l'élu local. Voici près de deux mois, au cours d'une importante séance de travail avec David Lisnard, président de l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF), je lui ai indiqué souhaiter me saisir de la question après que la Première ministre m'a mandatée en ce sens, tout en la décorrélant du problème des violences que nous connaissons et qui fait spécifiquement l'objet du plan national de prévention. Je veux vous dire que ce plan n'est pas parfait et nous allons l'amender ensemble. Le lien entre violences et démissions d'élus ne m'apparaît pas évident. Je pense qu'environ 15 % de ces démissions trouvent leur origine dans des faits de violence et que cette dernière n'est donc que l'une des causes du phénomène.
Je prends néanmoins à bras-le-corps le sujet du statut d'élu local, et je vous accorde que nous en entendons parler sans véritable changement depuis de trop nombreuses années. J'ai sollicité le président de l'AMF pour que nous y travaillions de concert. À ce stade, nous identifions 80 irritants, que nos élus rencontrent dans l'exercice de leur mandat. Nous voulons inventorier de manière exhaustive ces difficultés afin de leur apporter les solutions, réglementaires ou législatives, qui s'imposent.
Le statut de l'élu occupe une place centrale dans les conditions d'exercice du mandat. Il réunit trois composantes : l'indemnisation et le remboursement des frais, les droits sociaux de l'élu, enfin son droit à la formation. Pour l'heure, les dispositions relatives au statut de l'élu restent éparses, une approche équivalente à celle qui prévaut en matière de fonction publique territoriale fait défaut.
Dès que nous aurons dressé de premières ébauches de solutions en la matière, nous ouvrirons immédiatement nos travaux au Parlement, ainsi qu'aux autres associations d'élus. Nous organiserons au mois de septembre prochain un colloque pour coconstuire ensemble les solutions aux problèmes que nos maires rencontrent avec, je l'espère, une proposition de statut de l'élu à soumettre lors du prochain congrès des maires et présidents d'intercommunalité de France qui se tiendra en novembre prochain. Les récentes émeutes que nous avons connues nous invitent à conclure avant la fin de l'année sur la question du statut de l'élu.
Sur la nécessité de repenser la place du maire dans la société, nombre d'entre vous abordent le volet éducatif ; je souscris à vos propos.
Madame Gatel, vous insistez sur l'importance d'une évaluation précise et juste, afin d'éviter toute forme de sur-réaction. Nous disposons à présent d'une doctrine clairement formulée qui aide nos préfets dans leur travail d'évaluation des situations, afin d'offrir aux élus une protection aussi pertinente que possible. Certes, comme l'a reconnu le Garde des Sceaux, notre circulaire qui demande expressément aux procureurs d'assister à toutes les assemblées générales des maires obtient des résultats nuancés.
Vous relevez un sentiment de sécurité plus fort en zone de gendarmerie lié au fait que les gendarmes résident dans les territoires où ils interviennent. C'est une évidence, mon expérience de maire m'a appris que cette proximité était plus qu'utile. Je ne suis cependant pas fondée à vous dire si nous pourrions en envisager une transposition à l'organisation de la police.
Monsieur Leroy, vous évoquez les chiffres des violences verbales ou physiques contre les élus en 2021 et 2022. Je précise que les données consolidées de la gendarmerie et de l'AMF relatives aux récentes émeutes font état de douze situations d'atteinte aux élus, si nous incluons les atteintes mineures. Pour autant, et quoique nous n'en déplorions pas moins la gravité de certaines d'entre elles lors des récents événements, les seules atteintes aux maires sont en baisse de 4 % au cours du premier semestre de 2023.
Parmi les mesures concrètes que nous prenons, le nombre des patrouilles des forces de l'ordre a été significativement augmenté. Sur le plan de la surveillance, les gendarmeries sont désormais équipées de caméras qu'elles peuvent, à la demande du procureur de la République, installer devant les mairies ou les domiciles des élus. Évidemment, nous pouvons encore renforcer ces mesures, mais elles existent déjà. S'il reste trop tôt pour évaluer l'efficacité des mesures que nous avons annoncées le 17 mai dernier, je constate au fil de mes rencontres avec les maires qu'ils les perçoivent comme utiles.
Monsieur Kanner, je ne partage pas votre point de vue, à plus forte raison après avoir entendu les maires qui ont été reçus hier à l'Élysée : il ne faut pas tirer d'enseignement définitif à court terme sur ce qui s'est déroulé au cours des six derniers jours. Aucun consensus n'émerge sur le fait qu'il faille réinventer la politique de la ville ou en renforcer les budgets. Presque unanimement, les associations d'élus que nous avons reçues la semaine dernière autour de la Première ministre ont mis en cause la responsabilité de groupuscules d'individus des quartiers visés par la politique de la ville dans les récents actes incendiaires et de pillages. À Toulouse par exemple, dans quatre quartiers relevant de la politique de la ville, c'est un maximum de 80 individus qui ont été impliqués, avec une baisse progressive de cet effectif au fur et à mesure que nous nous remettions de l'effet de surprise initial et que nous jugulions les déprédations liées à des attaques aux formes inhabituelles. Nombre de maires ont ajouté hier qu'ils avaient au contraire pu s'appuyer sur les habitants de ces quartiers pour combattre cette violence et ont souligné le caractère remarquable du travail qu'y réalisent les travailleurs sociaux et les médiateurs.
Pour autant, ne faut-il pas aller plus loin et nous interroger sur l'efficacité des dispositifs existants ? Oui, à l'évidence : peut-être, ainsi que vous le signalez, constaterons-nous que des mesures ont été supprimées qui n'auraient pas dû l'être. Qui ne se trompe pas ?
Au terme de sa rencontre avec les maires, le Président de la République a ouvert huit chantiers et a demandé aux ministres présents de communiquer des chiffres précis. Je peux, par exemple, vous dire ici que 3,5 milliards d'euros seront affectés au plan « Quartiers 2030 » et qu'ils ne se dédieront pas exclusivement à l'action de l'Anru. Le Président a reconnu qu'il avait peut-être rejeté un peu trop rapidement des mesures intéressantes contenues dans le rapport dit « Borloo ». Il a demandé aux ministres Christophe Béchu et Olivier Klein de dresser un bilan des montants engagés et des actions conduites. Mais je crois qu'avec une augmentation d'environ 20 %, les moyens budgétaires ne sont pas en cause, pas davantage que la politique de la ville que les gouvernements précédents ont également portée. Nombre de maires considèrent que la situation eût été bien pire sans elle. Assurément, des actions positives ont été menées, tel le dédoublement des classes.
Nous avons vu de très jeunes mineurs s'attaquer aux symboles de la République. Qu'est-ce qui les y incite, se laissent-ils entraîner ? Portent-ils en eux-mêmes une volonté de mépriser la République, dont ils méconnaissent les valeurs ? À ce stade, en tout cas, n'accusons pas le Gouvernement de ne pas avoir consacré assez de moyens. Pour conclure, je vous dirais que « la critique est aisée, mais l'art est difficile. »
M. Patrick Kanner. - Permettez-moi de vous donner un exemple d'une mesure qui ne coûte rien que le président Larcher a évoqué hier devant les sénateurs : avoir une véritable politique de peuplement dans ces quartiers, car il ne s'agit là que de volonté politique. Il n'est pas acceptable que, dans les mêmes barres d'immeuble, on retrouve toujours les mêmes appartenances ethniques.
Mme Dominique Faure, ministre déléguée. - C'est précisément l'un des sujets sur lesquels le Président de la République nous demande une note.
Monsieur Kerrouche, vous nous appelez à anticiper, ce à quoi je ne peux que souscrire. Un travail en profondeur sur le statut de l'élu, je viens de le dire, me paraît indispensable. Nous allons prendre connaissance de votre proposition de loi sur le sujet ; et je vais prendre attache auprès de vous pour en parler. Nous attendons en outre les recommandations du groupe de travail sur la décentralisation présidé par Gérard Larcher.
M. François-Noël Buffet, président. - Le rapport du groupe de travail du Sénat sur la décentralisation sera présenté demain par le président Larcher lors d'une conférence de presse. Il contribuera utilement à la réflexion générale, en particulier pour ce qui touche à la liberté des élus locaux et leur capacité d'agir. Par ailleurs, la mission d'information sur l'avenir de la commune et du maire en France, présidée par Maryse Carrère et rapportée Mathieu Darnaud, s'attache plus précisément au rôle des maires ; elle examinera son rapport cet après-midi.
Mme Dominique Faure, ministre déléguée. - Monsieur Reichardt, vous nous invitez à inventorier les irritants et leurs causes structurelles les plus récurrentes. Vous avez raison, le ZAN compte parmi elles. Le ministre Christophe Béchu a entendu la position du Sénat sur ce point et recherche une solution consensuelle entre les deux chambres du Parlement. Au-delà, je veillerai à ce que nous traitions l'intégralité de ces irritants.
Par ailleurs, je m'engage à voir pour quelles raisons le texte relatif aux gens du voyage ne progresse pas à l'Assemblée nationale.
Monsieur Darnaud, vous considérez que je n'ai pas répondu à vos sollicitations, je crois qu'il y a eu là un loupé regrettable.
Vous avez pris un exemple et considérez que cette situation unique est exemplaire. Pas du tout !
M. Mathieu Darnaud. - Je ne parlais pas des boîtes mail, mais des moyens qui assurent la réplication d'une solution efficace.
Mme Dominique Faure, ministre déléguée. - Les parquets mettent l'accent sur la pédagogie pour que ces boîtes mail soient connues, et s'efforcent d'apporter une réponse sous vingt-quatre heures. Nous ne contestons cependant pas, avec le garde des Sceaux, l'existence de dysfonctionnements.
M. Mathieu Darnaud. - Vous auriez constaté qu'ils prévalent dans tous les départements si vous aviez répondu favorablement à l'invitation que la mission d'information sur l'avenir de la commune et du maire vous a adressée.
Mme Dominique Faure, ministre déléguée. - Je vous invite à nous rencontrer dans les locaux de mon ministère. Il n'y a pas de mauvaise volonté de ma part, je souhaite que nous progressions ensemble. Vous me demandez un exemple de ce qui existe déjà en matière de pouvoir réglementaire local. Il n'est qu'à citer celui de la composition des centres communaux d'action sociale (CCAS) que les maires peuvent fixer eux-mêmes.
Monsieur Marie, je pense vous avoir répondu en évoquant la complexité de la violence à laquelle nous avons dû faire face, celle d'individus extrêmement jeunes, qui se coordonnaient entre eux via les réseaux sociaux, d'individus aux origines et aux motivations plurielles. Dans une ville comme Rouen, ou dans les communes avoisinantes, on a ainsi peu vu les policiers nationaux qui devaient concentrer leurs efforts ailleurs ; et c'est effectivement les polices municipales qui sont alors intervenues. Hier, le Président de la République a bien entendu les maires sur la question fondamentale de la continuité de l'action des services de sécurité : police nationale, gendarmerie nationale et polices municipales.
Sous l'angle des sanctions, j'indique que quelque 3 600 interpellations ont eu lieu, avec 346 défèrements et 115 comparutions immédiates.
Vous regrettez le temps perdu depuis la parution du rapport Borloo. Je suis d'accord sur le fait que le pacte républicain est en danger, qu'il nous faut travailler à très court terme sur la protection de nos élus locaux et sur la sanction. Nous y mettons les moyens, qu'il conviendra ensuite d'évaluer. Il nous faut également travailler sur le moyen terme, avec des sujets comme l'éducation ou l'action sociale de proximité.
Monsieur Bonhomme, vous utilisez l'expression de « causes multifactorielles ». Elle sied exactement à la situation.
Par ailleurs, vous déplorez l'intitulé de « pack de sécurité ». Il serait dommage que ce nom suscite un effet de rejet, indépendamment de la qualité même des mesures du dispositif. Les actions se déploient et me paraissent efficaces.
En matière judiciaire, les mesures qui s'appliquent ont trait à une procédure d'urgence devant les tribunaux et aux sanctions, avec une circonstance aggravante pour les cas de harcèlement. Vous les retrouverez dans le plan national de prévention et de lutte contre les violences faites aux élus sur lequel je travaille actuellement.
Enfin, le ministre de l'intérieur a indiqué que nous débloquerions sans délai un budget de 20 millions d'euros afin de remplacer l'intégralité des caméras de surveillance détruites pendant les émeutes. Nous constituons de plus un fonds destiné aux réparations après les dégradations intervenues, en complément des indemnités versées par les compagnies d'assurance.
Mme Françoise Dumont. - Permettez-moi d'illustrer nos échanges par un exemple qui me concerne personnellement.
Voici quelques mois, à la suite d'un amendement que j'avais déposé, j'ai été insultée, salie pendant plusieurs jours sur les réseaux sociaux. Au terme de cet épisode, durant lequel on m'a quand même suggéré de ne plus quitter mon domicile, un soi-disant humoriste de France Inter - une radio du service public -, m'a consacré à l'antenne un long éditorial en me traitant de « fond de chiotte de la République » ! Cet éditorial est toujours disponible en podcast. J'ai évidemment déposé une plainte. Si le procureur de la République m'a assuré de sa diligence, le commissaire de police a reconnu manquer de moyens pour assurer ma protection. Surtout, l'audience devant le tribunal, d'abord fixée au 23 juin 2023, a été reportée au 30 septembre 2024 !
L'engagement des élus n'est pas un engagement comme les autres. On attend de nous une conduite exemplaire au quotidien, ce qui est normal. Cet engagement nous mobilise en permanence, il empiète sur notre vie privée et notre vie professionnelle. En retour, j'estime que nous sommes fondés à exiger une même exemplarité dans la célérité à traiter la sanction. Dans mon département du Var, nombre de maires expriment leur lassitude et envisagent de renoncer à leur mandat en 2026. Sur l'instant, les difficultés suscitent l'émotion dans l'opinion, mais rapidement plus personne ne s'en préoccupe.
Mme Cécile Cukierman. - Certes, il nous faut tirer avec beaucoup d'humilité les enseignements de la période que nous venons de traverser. Nous ne saurions cependant en rester en l'état et nous ne nous satisferons pas d'un statut de l'élu, ni d'un crédit de 20 millions d'euros pour remplacer des caméras détériorées, la première réponse que les maires concernés ont pourtant reçue du ministre lundi 3 juillet au matin ! D'autres mesures d'urgence s'imposent après les pillages que nous avons connus, quand les mairies ou d'autres bâtiments publics ont été dégradés et que les feux de circulation ne fonctionnent plus !
Un sondage Odoxa du 3 juillet nous apprend que 66 % des Français pourraient renoncer à se présenter à une élection parce qu'ils craindraient pour leur sécurité et celle de leur famille. Comme en 2020, nous pourrions dans trois ans déplorer dans certaines communes un cruel manque de candidatures aux élections municipales. Sauf à souhaiter voir disparaître des communes, comment garantir en 2026 un nombre suffisant de candidatures qui garantisse le pluralisme des élections, le pouvoir des élus locaux en vue de refaire vivre la démocratie à l'échelon communal...
Mme Dominique Faure, ministre déléguée. - Je comprends, madame Dumont, votre vive déception quant à l'exemplarité que vous appelez de vos voeux dans la protection des élus locaux. Le projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 est en cours d'adoption. Je remercie le Sénat de l'avoir voté, car nous aurons besoin de moyens supplémentaires. Les politiques publiques doivent répondre à plusieurs demandes : nous désendetter, mais également renforcer nos forces de police ou de gendarmerie. Mais je doute que personne - juge, procureur ou préfet - ne se préoccupe sérieusement de vos difficultés. Gardons-nous des expressions d'une colère qui, bien que légitimes, risquent de nous conduire à ne plus croire à notre République.
Mme Françoise Dumont. - Des situations comme celle que je décris motivent le désengagement d'élus.
Mme Dominique Faure, ministre déléguée. - Madame Cukierman, je respecte votre point de vue. Vous dites que ce n'est pas le moment de remplacer les caméras, ni la mesure à prendre. Sur le remplacement des caméras, je n'en reste pas moins solidaire du ministre de l'intérieur. L'une des priorités du moment consiste à redonner des moyens matériels à la justice dans le travail qu'elle mène, ce qui peut se faire rapidement. Cela ne nous a nullement conduits à ignorer les aspects humains de la situation. J'ai pris contact avec les maires de Pontoise et de L'Haÿ-les-Roses, ainsi qu'avec leurs équipes municipales. L'« humain » demeure fondamental et se place au coeur de notre action ministérielle.
Par ailleurs, je ne prétends pas qu'un statut de l'élu changera tout à la situation présente. Vous dites, à juste titre, craindre que nous manquions de candidats dans certaines communes. À aucun moment, je n'ai dit le contraire.
Je travaille avec Françoise Gatel sur le sujet des communes nouvelles, parce que je pense qu'il nous faut progresser ensemble, avec ceux qui le souhaitent, sur ces sujets dont nous traitons. Pour ma part, je ne m'inquiète pas outre mesure : je constate que, dans de toutes petites communes, des maires renoncent à démissionner pour ne pas laisser le champ libre à l'opposition. Pour ma part, je ne crois pas que nous verrons beaucoup plus en 2026 qu'en 2020 de communes sans candidats. J'espère ne pas me tromper et j'ai bien entendu, madame la sénatrice, votre appel à la vigilance.
M. François-Noël Buffet, président. - Pour prolonger l'intervention du président Patrick Kanner, je considère de longue date que la question du logement social n'est pas un problème. Nous avons besoin de logements sociaux. La question de fond tient plutôt en effet à notre capacité à permettre aux maires d'en gérer le peuplement pour ne pas ajouter de la misère à la misère. Si nous pouvions nous rassembler largement sur cette idée, cela nous permettrait d'avancer utilement. Ce sujet fait depuis trop longtemps l'objet de polémiques dont il faudrait se sortir rapidement. C'est la piste majeure à suivre si l'on veut des effets rapides.
M. Patrick Kanner. - Absolument.
M. François-Noël Buffet, président. - Nous vous remercions de votre participation, madame la ministre.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion, suspendue à 9 heures 50, est reprise à 11 heures 05.
Rapport d'activité pour 2022 - Audition de M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique
M. François-Noël Buffet, président. - Nous recevons maintenant M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), qui va nous en présenter le rapport annuel.
Je rappelle que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo et qu'elle est retransmise en direct sur le site du Sénat.
Monsieur le président, l'année 2022 aura été dense en échéances politiques et électorales, et vous nous en indiquerez probablement les conséquences sur l'activité de la Haute Autorité. Je pense en particulier au contrôle des déclarations de situation patrimoniale et des déclarations d'intérêts et d'activités des députés de la XVIe législature, ainsi que des membres du deuxième gouvernement de Mme la Première ministre.
En ce qui concerne le contrôle du patrimoine et des intérêts des responsables publics, vous nous disiez l'an dernier que le taux de non-dépôt des déclarations en 2021 restait significatif. Qu'en a-t-il été en 2022 ?
Votre institution compte également au nombre de ses missions le contrôle des mobilités professionnelles entre les secteurs public et privé. Il semble que le contrôle en particulier de la reconversion des agents et responsables publics vers le secteur privé ait pris une importance accrue, notamment dans le contexte du changement de gouvernement. Dans quelle mesure les agents et les responsables publics concernés se sont-ils approprié les règles portant sur les mobilités ? Comment la Haute Autorité s'organise-t-elle pour veiller au respect des réserves qu'elle peut être conduite à prononcer dans ce cadre ?
Le dispositif d'encadrement de la représentation d'intérêts est assurément complexe, et l'est peut-être encore plus avec l'extension, depuis le 1er juillet 2022, du répertoire des représentants d'intérêts à certaines fonctions exécutives locales et à de nouveaux agents publics. Vous est-il déjà possible de dresser un premier bilan de cette extension ? Plus généralement, quelles mesures de simplification concernant les règles d'inscription au répertoire devraient-elles être envisagées selon vous, et comment garantir l'effectivité des attributions de la Haute Autorité en matière de contrôle et de vérification ?
Il faut également mentionner, en plus des missions qu'on pourrait qualifier de traditionnelles, le rôle croissant de la Haute Autorité dans l'accompagnement et le conseil des responsables et agents publics. De quels moyens dispose-t-elle à cette fin ?
Dans les collectivités territoriales, les élus locaux peuvent, depuis le 1er juin 2023, bénéficier de l'appui d'un référent déontologue. Comment le rôle de cet acteur s'articule-t-il avec celui de la Haute Autorité ?
Monsieur le président, dix ans après sa création, la Haute Autorité semble aujourd'hui bien ancrée dans le paysage institutionnel français. Ses missions ne cessent de croître et les élus ont acquis les réflexes qui leur permettent de remplir leurs obligations déontologiques.
Pouvez-vous, enfin, nous préciser quelles bonnes pratiques font d'ores et déjà l'objet d'un échange au niveau international, notamment dans le cadre du réseau européen d'éthique publique, que votre institution préside ?
M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. - L'année 2022 a en effet été une année dense, exceptionnelle, pour les responsables publics et la Haute Autorité. Vous le savez, le socle de sa mission consiste à accompagner et à contrôler 18 000 responsables publics, élus comme non élus, afin de s'assurer de l'absence de conflit d'intérêts ou d'enrichissement personnel, et de contribuer à garantir leur probité. La Haute Autorité contrôle également les mobilités professionnelles entre les secteurs privé et public des 15 000 responsables et agents publics qui exercent les fonctions les plus stratégiques.
L'enjeu était d'autant plus marqué en 2022 que cette année se caractérisait, d'un double point de vue politique et électoral, par l'organisation des élections présidentielle et législatives, ainsi que par deux remaniements gouvernementaux. L'année 2022 a donc donné lieu à une intense activité d'accompagnement et de conseil de la Haute Autorité. Nous avons renforcé nos activités d'accompagnement dès la fin de 2021. Pour chacune des échéances électorales, nous avons procédé à de nombreuses relances, afin que le taux de non-dépôt soit le plus faible possible.
Au cours de l'année 2022, l'activité déclarative des responsables et agents publics a elle-même été soutenue : 5 245 d'entre eux ont déposé 10 659 déclarations de patrimoine ou d'intérêts auprès de la Haute Autorité. Celle-ci a transmis au procureur de la République 41 dossiers, relatifs principalement à des élus locaux, pour non-dépôt de déclaration, soit une proportion très faible. Néanmoins, toute absence de suite donnée au non-dépôt aurait été susceptible de rejaillir défavorablement sur l'image de l'ensemble des élus.
La Haute Autorité a donc mené une intense activité de contrôle de la situation des responsables publics : 4 170 déclarations patrimoniales et d'intérêts ont donné lieu à un contrôle, notamment les plus importantes d'entre elles, déposées en début et en fin de mandat électif. La part des déclarations initiales entièrement conformes aux exigences d'exhaustivité, d'exactitude et de sincérité demeure stable, à 32 %. Plus de 60 % des déclarations contrôlées ont fait l'objet de demandes de modifications, dans l'objectif de rendre ces déclarations plus claires et plus exactes pour le citoyen ; dix dossiers ont été transmis à la justice pour des manquements déclaratifs ou des manquements à la probité.
Les taux de dépôts dans les délais impartis avant relance restent inégaux, mais s'améliorent. En témoigne celui des députés élus en 2022, nettement meilleur qu'en 2017. On observe néanmoins des divergences entre le dépôt des déclarations initiales et le dépôt des déclarations de fin de mandat. Pour l'ensemble des déclarants, le taux de dépôt dans les délais des déclarations de situation patrimoniale de fin de mandat atteint seulement 49 %, contre 74 % quand il s'agit des déclarations initiales. D'indéniables marges de progrès ont motivé un important travail de relance : 545 relances pour non-dépôt dans le délai, 193 injonctions après relance, et 41 dossiers transmis au procureur de la République. Je précise que l'ensemble des sénateurs ont respecté les délais relatifs aux déclarations de fin de mandat.
L'activité de contrôle des déclarations et d'accompagnement des députés, ainsi que des membres du Gouvernement, a été particulièrement soutenue tout au long de l'année 2022. Les contrôles approfondis ont contribué à améliorer significativement la qualité des déclarations mises à la disposition des citoyens. La prévention des conflits d'intérêts reste un objectif majeur. Ainsi, plusieurs membres du Gouvernement se sont vu imposer un décret de déport destiné à prévenir les risques de conflit d'intérêts ou de prise illégale d'intérêts.
Au niveau local, sept contrôles de déclaration d'intérêts sur dix ont conduit la Haute Autorité à demander des mesures de prévention d'une situation de conflit d'intérêts impliquant un élu. Cette proportion importante tient à ce que les élus locaux mènent souvent des activités professionnelles en parallèle de l'exercice de leur mandat.
Lors de la publication des déclarations d'intérêts et d'activités des députés, la Haute Autorité a diffusé une analyse des données qu'elles contiennent. On s'aperçoit qu'un député sur deux détient un autre mandat électif et que, dans près de 40 % des cas, il s'agit d'un mandat de conseiller municipal.
Vous le savez, seules les déclarations de patrimoine des membres du Gouvernement et des membres du collège de la HATVP sont rendues publiques sur le site de la Haute Autorité. Pour les parlementaires, les déclarations sont consultables auprès des préfectures ; ces dernières font l'objet d'un nombre très restreint de demandes de consultation.
Les déclarations d'intérêts sont quant à elles rendues publiques sur le site de la Haute Autorité pour les membres du Gouvernement, les parlementaires et les élus locaux ; elles ne le sont pas en revanche pour les hauts fonctionnaires, en raison de la différence que le Conseil constitutionnel établit dans l'exigence de transparence selon l'exercice, ou non, d'un mandat électif.
Une année politique et électorale exceptionnelle supposait également une année exceptionnelle en matière de contrôle des mobilités entre les secteurs public et privé. La Haute Autorité joue ici un rôle de régulation. Elle cherche le meilleur équilibre entre les différents intérêts à concilier : permettre des mobilités entre secteurs public et privé, tout en veillant à défendre l'impartialité de l'action publique, et à protéger les responsables et agents publics contre les risques de nature pénale ou déontologique associés à leurs projets de mobilité. L'année 2022 a été marquée par un nombre de saisines record, 639, en augmentation de 93 % par rapport à 2021. Nous nous sommes organisés pour les traiter intégralement dans des délais raisonnables, particulièrement en ce qui concerne les avis préalables à la nomination de collaborateurs du Président de la République ou de membres du Gouvernement ayant exercé dans le secteur privé. S'agissant plus précisément des mobilités vers le secteur privé, qui mettent davantage en jeu la nécessité de protéger l'intérêt public, près de 80 % des avis expriment un avis de compatibilité avec réserves, ces dernières étant destinées à prévenir les risques d'ordre pénal ou déontologique. Adoptés lorsqu'aucune mesure de précaution ne permet de prévenir les risques associés aux projets de reconversion professionnelle, les avis d'incompatibilité représentent 6,3 % des cas de figure. Cette faible proportion dément les assertions selon lesquelles la HATVP empêcherait les projets de reconversion professionnelle. Enfin, les avis d'irrecevabilité et d'incompétence s'en tiennent désormais à un nombre très limité, à moins de 4 %, ce qui montre l'appropriation toujours plus grande du dispositif mis en place par le législateur. Quatre dossiers ont été transmis à la justice dans le cadre du contrôle des mobilités entre les secteurs public et privé.
L'année 2022 s'est révélée charnière pour les représentants d'intérêts. Le contrôle que cette dernière a exercé à leur égard a été marqué par la très forte augmentation du nombre des mises en demeure pour défaut de déclaration, avec un total de 76, contre une seule en 2021 ; 19 d'entre elles ont été rendues publiques sur le site de la Haute Autorité qui, pour la première fois, a transmis huit dossiers au parquet.
Lorsqu'elles déposent leurs informations, les entités inscrites doivent bien entendu convenablement déclarer leurs actions de représentants d'intérêts : 55 contrôles ont conduit à des modifications. Les contrôles de la Haute Autorité à l'égard des non-inscrits ont conduit à l'inscription de 38 organismes. Essentielle, l'inscription permet aux citoyens de mesurer l'influence de la société civile sur la décision publique.
À compter du 1er juillet 2022, le dispositif d'encadrement de la représentation d'intérêts s'est étendu aux collectivités territoriales, ainsi qu'à certains agents publics. Constitutive d'un enjeu majeur de régulation, cette extension inquiétait beaucoup, tant les représentants d'intérêts que les élus locaux. C'est pourquoi nous avons mis à leur disposition plusieurs ressources documentaires et organisé des webinaires visant à faciliter leur appropriation du dispositif. L'extension a entraîné un peu plus de 400 nouvelles inscriptions, lesquelles représentent près du quart de l'ensemble des activités déclarées pour l'année 2022.
La question de la régulation du lobbying à l'échelon local constitue un enjeu majeur des années à venir. Il est important que les acteurs s'approprient le dispositif en vigueur. À cette fin, nous venons de publier, au début de la semaine, de nouvelles lignes directrices. Nous invitons aussi le législateur à préciser le dispositif existant, afin d'éviter tout contournement de la loi et de mieux définir le champ de la décision publique concernée, exercice toujours plus difficile à réaliser au niveau local. Le comité de déontologie du Sénat a d'ailleurs repris un certain nombre de nos propositions.
Qu'il s'agisse de régulation du lobbying, des mobilités entre secteurs public et privé ou des contenus des déclarations d'intérêts et de patrimoine, un autre enjeu en matière d'influence se rapporte à la question de l'ingérence étrangère. Une révision du dispositif d'encadrement du lobbying est souhaitable.
Dix ans après leur entrée en vigueur, je crois que nous pouvons dresser un bilan positif des lois de 2013 sur la transparence de la vie publique, même si des évolutions apparaissent à la fois possibles et souhaitables. Aujourd'hui, la HATVP est bien ancrée dans le paysage institutionnel français. Au fil des ans, preuve de la confiance que le législateur lui accorde, son champ d'intervention s'est accru. Nous organiserons d'ailleurs, dans les locaux de l'Assemblée nationale, un colloque qui portera sur le bilan de ces dix années d'existence.
Les principaux responsables ou agents publics sont désormais accompagnés et contrôlés tout au long de l'exercice de leurs fonctions. La période de dix ans offre un recul intéressant pour savoir comment le dispositif français d'intégrité pourrait encore évoluer, notamment en référence à ce qui existe dans d'autres pays ou à l'initiative d'institutions ou organes tels que l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ou le Groupe d'États contre la corruption (Greco). Conscients de l'importance de cette dimension internationale, nous avons créé avec douze autres pays le réseau européen d'éthique publique, chargé de porter des propositions auprès des institutions de l'Union européenne. Je pense que la Haute Autorité jouit d'ailleurs d'un certain crédit auprès de ces institutions, en particulier de la Commission européenne et du Parlement européen qui ne manquent pas de la consulter.
Nous promouvons une dynamique globale, il importe d'engager une réflexion sur notre bilan en coordination avec les différents acteurs de la probité. Le législateur nous a notamment confié l'animation des réseaux de référents déontologues. Nous les réunissons chaque année dans les locaux du Sénat. Nos rencontres et échanges avec eux leur permettent de mieux connaître la doctrine du collège de la Haute Autorité, utile aux conseils qu'ils prodiguent aux administrations et aux élus locaux. Il s'agit parfois d'éviter que certains d'entre eux ne versent dans une forme d'excès. Je me souviens d'un référent déontologue qui, en contradiction avec l'obligation de rendre des comptes, conseillait aux élus locaux représentant leur collectivité dans un certain nombre d'entités de refuser de prendre part à tout débat, y compris devant leurs pairs sur les rapports d'activité de ces entités. Il est bien sûr entendu que ces élus ne doivent pas participer au vote de la délibération de leur collectivité mais c'est là un autre sujet. Des conditions de déport existent, que la loi de 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale (3DS) a clarifiées.
Les propositions que nous formulons en 2022 ne sont pas nouvelles par rapport à celles que nous avons déjà exprimées. Dans des circonstances bien définies, nous souhaiterions disposer d'un pouvoir de sanction propre, comme d'autres autorités administratives indépendantes (AAI). Je pense à ceux qui ne remplissent pas leurs obligations déclaratives, en dépit de nos relances et de nos injonctions : leur infliger une amende administrative serait beaucoup efficace qu'une décision pénale qui, souvent, tarde à venir. Au non-respect de la loi s'ajoute alors l'absence de contrôle, et les citoyens nous interpellent à ce sujet ; l'absence de sanction concrète d'un nombre limité de comportements cause du tort à l'ensemble des élus.
Nous observons que la procédure de dépôt des déclarations d'intérêts dans un délai de deux mois n'est pas satisfaisante au regard des risques de conflits d'intérêts qui peuvent se manifester durant les premiers jours d'exercice de fonctions publiques, notamment ministérielles. C'est d'autant plus vrai que s'ajoute à ce délai une période supplémentaire de deux mois correspondant au contrôle effectif des déclarations par la HATVP. Pendant quatre mois, un ministre peut ainsi se retrouver en situation de conflit d'intérêts, voire de prise illégale d'intérêts. Nous avons suggéré au Président de la République et à la Première ministre qu'un échange intervienne avec la Haute Autorité dès la première semaine de prise de fonctions, afin d'identifier les éventuels conflits d'intérêts, voire les éventuelles prises illégales d'intérêts.
Nous proposons en outre d'étendre le contrôle des mobilités vers le secteur privé à un nombre accru de responsables publics. Nous visons notamment les responsables de certains établissements publics industriels et commerciaux de l'État, tels que l'Union des groupements d'achats publics (UGAP) ou la Société de livraison des ouvrages olympiques (SOLIDEO), qui aujourd'hui ne relèvent pas du contrôle de la Haute Autorité.
Nous proposons aussi de réviser le dispositif tant législatif que réglementaire d'encadrement du lobbying. Un consensus semble exister pour apporter certaines modifications. Différentes missions parlementaires m'ont auditionné à huit reprises au cours des trois dernières années sur le sujet, sans que leurs propres propositions n'aient à ce jour abouti. Il faut reconnaître qu'une partie de la haute administration demeure assez réservée sur la définition même des représentants d'intérêts.
Nous pensons que ces évolutions contribueraient à restaurer la confiance des citoyens dans leurs représentants. La Haute Autorité est parfois accusée d'accentuer une forme de suspicion à l'égard des responsables publics. Si les comportements contraires à la loi sont désormais mieux identifiés et sanctionnés que par le passé - et il importe que nous en convainquions nos concitoyens -,l'ensemble de nos contrôles démontre que l'immense majorité des responsables publics exercent leur mission avec probité et remplissent leurs obligations déclaratives dans les délais.
Malgré tout, un fort sentiment de défiance persiste. Bien que les critères d'exemplarité et de probité ne soient pas les seuls en cause, nous devons sensibiliser davantage les citoyens sur les dispositifs mis en place et qui vont dans le bon sens. Au cours des conférences que je donne, je constate en effet que nombre de nos compatriotes méconnaissent ces dispositifs.
Les responsables publics ont sûrement eux-mêmes un rôle à jouer. Les contrôles doivent être perçus non pas comme une contrainte, mais comme des outils leur permettant de donner des gages de leur probité aux citoyens, aux électeurs, aux usagers du service public.
Je plaide pour que le Parlement identifie mieux la politique de lutte contre la corruption et les atteintes à la probité et en apprécie les résultats comme dans d'autres domaines de l'action publique. Vous n'avez guère l'occasion d'en débattre régulièrement. Lorsque vous légiférez en la matière, c'est « à chaud », après la survenue d'un scandale. Ne pas mettre en avant les aspects positifs d'une politique laisse le champ libre aux médias qui ne relaient que les seuls manquements à cette politique.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Merci pour cette présentation. Je ne sais pas si l'on mesure bien la qualité des mécanismes de prévention des difficultés d'ordre éthique sur les plans financier et professionnel qui se sont installés en France, certes à l'occasion de scandales publics. Le progrès est majeur et, quoiqu'une institution jeune encore, la HATVP semble avoir trouvé toute sa place.
Néanmoins, notre connaissance du suivi de vos transmissions au parquet reste imprécise. Je pense que nous y perdons d'un point de vue pédagogique.
En ce qui concerne les transferts entre secteurs public et privé, on vous perçoit par ailleurs plutôt comme une institution complaisante, si je puis dire, vos avis s'accompagnant souvent de réserves.
À la suite de la perte par l'association Anticor de son agrément, on a évoqué la possibilité que vous deveniez, sous réserve d'une modification législative, l'autorité compétente qui délivre les agréments aux associations luttant contre la corruption. Nous sommes favorables à ce qu'une structure non gouvernementale joue ce rôle. J'ai cru comprendre que vous vous disiez prêt à assumer cette mission si le législateur vous le confie. Pourriez-vous nous préciser votre position sur ce point ?
Vous avez évoqué les déontologues référents. Quel lien entretenez-vous avec le comité de déontologie du Sénat, qui assure auprès de nous une précieuse fonction d'information et de conseil ?
Adressez-vous aux nouveaux élus un vade-mecum ?
Vous avez évoqué des préconisations que vous aviez émises à différentes occasions, pour progresser encore. En existe-t-il une synthèse ? Au sein de mon groupe politique, sur la question des lobbies, nous jugeons notamment des plus limitées la solution unique d'un registre des représentants d'intérêts.
M. François Bonhomme. - Dans votre rapport comme dans votre propos, vous mettez l'accent sur des cas de non-dépôt de déclarations, en indiquant que vous aviez transmis 41 cas au procureur de la République. S'agit-il de situations où il existe un doute sérieux quant à l'exactitude ou à l'exhaustivité des déclarations ?
M. Didier Migaud. - Non, la seule absence de toute déclaration justifie la procédure que nous engageons.
M. François Bonhomme. - Vous appelez par ailleurs de vos voeux la possibilité de prononcer des sanctions administratives. En quoi considérez-vous qu'une telle sanction revêtirait un caractère plus dissuasif qu'une sanction judiciaire ?
Quelle est votre politique de publicité dans les cas de non-transmission des déclarations, quand vos relances, vos efforts d'accompagnement et d'échanges, vos injonctions restent lettre morte ? Dans certains cas, l'intéressé n'a toujours pas transmis sa déclaration deux ans après sa prise de fonctions, ce qui pose problème.
M. Didier Migaud. - Dans le rapport d'activité, nous faisons le point sur les suites données par les parquets. Le temps d'instruction par les parquets peut être long, bien qu'il varie selon les dossiers et les situations. Une transmission au parquet concernant la situation d'un ministre en exercice, par exemple celle d'Alain Griset, peut donner lieu à une citation directe et à un jugement rapide. Il est d'ailleurs important pour le citoyen que la décision soit rendue rapidement et que la sanction soit prononcée dans des délais assez rapides, tout en préservant à l'intéressé la possibilité de se défendre et le principe du contradictoire. Si nous demandons une amende administrative, c'est précisément pour ces raisons de temporalité, car elle contribuerait à raccourcir les délais. À l'heure actuelle, une personne qui n'a pas déposé sa déclaration de patrimoine ou d'intérêts peut échapper à une sanction pendant deux ou trois ans. Beaucoup plus dissuasive, une amende administrative pourrait, à l'inverse, être réclamée dans les six mois. En outre, si l'amende administrative ne suffisait pas, il serait possible de saisir le juge pénal.
Nous faisons preuve d'une certaine souplesse, car le non-respect des délais s'explique parfois par de bonnes raisons. C'est pourquoi nous adressons des relances avant d'envoyer une injonction, pour que la personne concernée prenne conscience qu'elle ne remplit pas ses obligations déclaratives. Avec l'instruction, tout cela prend du temps.
La souplesse n'est pas de mise en cas de non-respect des délais légaux pour la déclaration de patrimoine dans le cadre d'une demande de remboursement des frais de campagne. Un député, qui se trouve actuellement dans cette situation, intente un recours devant le tribunal administratif.
Il peut arriver que des déclarations d'intérêts ou de situation patrimoniale modificative ne soient pas déposées à temps. Dans ce cas, nous prenons le temps de sensibiliser les parlementaires. Nous avons des relations suivies et fluides avec votre comité de déontologie et le cabinet du président Gérard Larcher.
Notre rôle auprès de vous, parlementaires, consiste à vérifier l'exhaustivité, l'exactitude et la sincérité de vos déclarations d'intérêts. Ensuite, votre déclaration d'intérêts est placée sous votre responsabilité, celle du Bureau du Sénat et du comité de déontologie. Il ne nous appartient pas d'attirer votre attention sur le non-suivi d'un certain nombre de dispositions.
Exprimer des réserves sans suivre leur exécution n'aurait pas de sens. C'est pourquoi nous y apportons un soin particulier. Régulièrement, nous interrogeons la personne concernée sur les suites qu'elle a données aux réserves émises ; nous effectuons des vérifications, par exemple auprès des entreprises visées ou grâce aux informations qui nous sont fournies.
Pour toutes ces missions, nos moyens demeurent limités puisque le budget alloué à la HATVP est modeste, de l'ordre de 9 millions d'euros. Il mériterait, d'ailleurs, d'être renforcé au regard des missions nouvelles qui lui ont été conférées. Si, au départ, elle avait pour seule mission le contrôle des déclarations de patrimoine et d'intérêts, elle est chargée désormais du contrôle des mobilités et de la régulation du lobbying. Selon le principe de subsidiarité, le contrôle des mobilités concerne environ 15 000 responsables publics, ce qui s'est traduit en 2022 par l'explosion du nombre de saisines, qui ont augmenté de 93 %. Cette situation n'est pas surprenante dans la mesure où un tiers des membres des cabinets ministériels vient du secteur privé. J'observe, en outre, que les mouvements dans les cabinets ministériels sont aujourd'hui plus nombreux : il est fréquent à l'heure actuelle de voir les membres de cabinet partir au bout d'un an, contre deux ou trois ans auparavant. Ces éléments contribuent à la forte activité de la Haute Autorité.
Nous avons un guide du déclarant, et nous répondons à toute demande de conseil, que ce soit au sujet de la déclaration ou d'un projet de reconversion professionnelle. Les avis que nous exprimons peuvent l'être à titre confidentiel. D'ailleurs, nous sommes de plus en plus saisis par des responsables d'exécutifs locaux, qui nous interrogent sur des questions de déontologie ou d'éthique liées aux responsabilités de leurs adjoints ou de leur vice-président. Nous sommes également consultés sur les chartes de déontologie qui peuvent être mises en place dans les collectivités territoriales.
Ce surcroît d'activité va dans le bon sens. J'écris beaucoup aux élus locaux : sept déclarations sur dix nécessitent que nous suggérions des mesures de précaution ou de prévention. Nous voyons que les élus s'approprient plus aujourd'hui nos dispositifs, un élément qui doit être porté au bilan positif que nous pouvons dresser.
Concernant le terme « complaisance » que vous avez utilisé, Madame de La Gontrie...
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Je n'ai pas trouvé le terme adéquat.
M. Didier Migaud. - La Haute Autorité n'est pas complaisante du tout. Les mobilités entre le secteur public et le secteur privé sont autorisées par la loi, et les gouvernements successifs les ont encouragées.
Premièrement, notre rôle est d'apprécier le risque pénal, qui est réel dans un certain nombre de cas. Je fais référence aux articles 432-12 et 432-13 du code pénal. Des dispositions de la loi pour la confiance dans l'institution judiciaire et de la loi « 3DS » ont apporté des précisions. Pour autant, ces articles mériteraient encore quelques ajustements. La chambre criminelle de la Cour de cassation en fait une interprétation stricte. C'est la raison pour laquelle la Haute Autorité protège les élus d'un risque pénal possible.
À titre d'exemple, lorsque nous disons à Mme Roselyne Bachelot qu'elle ne peut pas signer un contrat de salariée avec Radio France parce qu'elle a été ministre de la culture et qu'elle en a eu la tutelle, nous la protégeons. En qualité de ministre, elle avait signé des subventions pour les stations Radio France et France Musique. Aussi, en cas de contentieux, aurait-elle été vraisemblablement condamnée pour prise illégale d'intérêts.
Deuxièmement, notre rôle est d'apprécier le risque déontologique. En France, la définition du conflit d'intérêts est large ; nous disposons, par conséquent, d'une marge d'interprétation plus grande, ce qui nous place dans le droit souple. À cet égard, le fait d'avoir un collège composé de personnes venant d'horizons divers est une véritable valeur ajoutée. À cet égard, nos décisions n'ont jamais été infirmées par le Conseil d'État. Nous nous efforçons donc de trouver le bon équilibre.
Notre responsabilité, néanmoins, est de préserver l'indépendance et la neutralité de l'administration, en empêchant, par exemple, qu'un ancien responsable public argue de ses anciennes fonctions pour remettre en cause cette indépendance et cette neutralité. C'est pourquoi nous exprimons parfois des réserves, qui ne signifient pas que nous interdisons tout contact ou toute relation. À ce propos, nous n'avons jamais interdit à Jean Castex lorsqu'il a été nommé président de la Régie autonome des transports parisiens (RATP) toute relation avec les autorités gouvernementales, même avec les ministres qui faisaient partie de son gouvernement. Nous lui avons simplement demandé de ne pas engager des démarches susceptibles de remettre en cause l'impartialité et la neutralité de l'administration, particulièrement en raison du statut de la RATP au regard de ses activités concurrentielles.
Nous perdons parfois le sens des mots dans notre pays. Il nous revient donc d'expliciter ceux que nous employons. Cela rend d'autant plus nécessaire le fait de motiver nos décisions et nos avis afin d'éviter tout malentendu.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Vous ne m'avez pas répondu à propos d'Anticor.
M. Didier Migaud. - C'est au législateur de préciser la procédure à suivre pour donner un agrément qui, d'ailleurs, n'est pas un agrément ordinaire dans la mesure où il permet à une association de se constituer partie civile, c'est-à-dire, d'une certaine façon, de se substituer au parquet dans une procédure. Cet agrément n'a strictement rien à voir avec celui que délivre la Haute Autorité. Si le législateur estime qu'il faut modifier la procédure, nous assumerons évidemment la mission qu'il nous confiera.
Dès lors que ces associations font appel à la générosité publique, j'ai suggéré de les faire entrer dans le champ de contrôle de la Cour des comptes afin qu'elle exprime un avis préalablement à la procédure d'agrément. D'ailleurs, cet agrément pourrait être valable pendant cinq ans, au lieu de trois mais, là encore, cette décision appartient au législateur.
Les deux ne sont pas corrélés : nous avons renouvelé l'agrément après l'agrément délivré par le Premier ministre de l'époque. Nous avons fait référence à l'agrément déposé, car qui peut le plus peut le moins.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Sans nécessairement le retirer ?
M. Didier Migaud. - Nous ne mettons absolument pas en cause l'agrément que nous avons donné à Anticor, car les critères sur lesquels nous nous fondons ne sont pas du tout les mêmes.
M. François Bonhomme. - J'aimerais une précision concernant votre politique en matière de communication sur les cas de non-dépôt des déclarations.
M. Didier Migaud. - Les internautes qui consultent notre site internet peuvent voir si tel élu d'une collectivité territoriale a rempli ou non ses obligations déclaratives. C'est d'ailleurs souvent par ce biais que nous recevons des signalements. Mais nous ne communiquons pas obligatoirement sur les cas personnels qui peuvent être transférés au parquet.
Mme Marie Mercier. - Permettez-moi de transmettre la question d'un sénateur : où peut-on consulter les déclarations d'un sénateur représentant les Français de l'étranger ?
M. Didier Migaud. - Elles sont consultables à la préfecture de Paris.
M. François-Noël Buffet, président. - Nous vous remercions de votre venue.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion, suspendue à 12 h 05, est reprise à 16 h 40.
Émeutes survenues depuis le 27 juin 2023 - Audition de M. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur et des outre-mer
M. François-Noël Buffet, président. - Monsieur le ministre, je vous remercie de votre présence cet après-midi.
Je vous informe, monsieur le ministre, mes chers collègues, que cette audition est filmée et retransmise en direct sur le site internet du Sénat.
Monsieur le ministre, vous avez accepté d'évoquer devant notre commission la situation que le pays vit depuis plusieurs jours, ou plutôt plusieurs nuits. À l'origine de ce que nous allons décrire, il y a bien sûr un événement dramatique. Cependant, en aucun cas cet événement dramatique ne peut justifier les émeutes qui ont eu lieu ensuite et la déferlante de violences qui a envahi le pays. Un grand nombre de villes et de villages, parfois paisibles, ont été la cible d'incendies d'automobiles ou de bâtiments et de tirs de mortier. Les images de la télévision ont montré cette violence. Vous avez mobilisé beaucoup de fonctionnaires de police et de pompiers. Des magistrats ont également été appelés pour apporter une réponse pénale rapide.
Aujourd'hui, la situation est apaisée et nous devons sans doute vous en féliciter. Cependant, sur le fond, les questions demeurent. Pour combien de temps ? Quels remèdes seront nécessaires ? Le constat que nous partageons et sur lequel nous souhaiterions vous entendre, c'est que, au travers des mairies, des espaces publics, des lieux communaux ou d'État, mais également des tribunaux et de la maison d'arrêt de Fresnes qui ont été attaqués et incendiés, c'est la République et l'autorité en général qui sont attaquées.
Hier, au tribunal judiciaire de Lyon, l'audience qui devait permettre de juger les personnes arrêtées et renvoyées devant le tribunal a été suspendue en raison de la présence de militants d'ultragauche, qui ont d'ailleurs insulté la police dans ce lieu de justice. Tous ces éléments nous inquiètent sur la suite des événements et sur les motivations réelles de ces voyous, délinquants ou criminels. Et je ne parle même pas des violences commises à l'encontre des élus, telles que l'agression du maire de la commune de L'Haÿ-les-Roses ou, avant elle, du maire de Saint-Brevin-les-Pins, de la maire de Plougrescant et de beaucoup d'autres. Dans mon département, le Rhône, un maire a également été attaqué à son domicile.
Bref, la situation est dramatique. La réponse policière et le rétablissement de l'ordre sont en cours ; vous avez notre soutien à ce sujet. La question de fond, cependant, est de savoir comment les choses évolueront demain et comment nous réagirons aux attaques contre la République.
Au-delà de ces questions, monsieur le ministre, nous voulons des explications, nous voulons comprendre qui a fait quoi. En effet, nous sommes tous convaincus que l'ensemble des populations des quartiers dits de banlieue ou difficiles veulent vivre tranquillement, éduquer leurs enfants, s'inscrire dans la République. Nous ne voulons pas faire masse de tout. Au contraire, nous nous interrogeons sur les causes précises et c'est vous, monsieur le ministre, qui pouvez nous en livrer une analyse.
M. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur et des outre-mer. - Chaque fois qu'une commission des lois du Parlement m'invite à expliquer l'action du Gouvernement, j'y réponds bien sûr favorablement. Je vous prie toutefois de m'excuser si, vers 18 heures, je vous demande l'autorisation de vous quitter, car je préside d'autres réunions de sécurité. En effet, si la situation est calme, elle reste à surveiller...
Le mardi 27 juin 2023, à 8 heures 16, sur le boulevard Frédéric et Irène Joliot-Curie à Nanterre, des effectifs de la direction de l'ordre public et de la circulation (DOPC) de la préfecture de police de Paris ont voulu procéder au contrôle d'un véhicule ayant trois individus à son bord, qui circulait manifestement sur une voie de bus. La voiture était immatriculée en Pologne mais n'était pas signalée comme volée. D'après le rapport de la police nationale, le conducteur de la voiture a refusé d'obtempérer aux injonctions des policiers. Il a fini par couper le contact au niveau du passage François-Arago, à Nanterre, avant de redémarrer subitement. Comme tout le monde a pu le voir sur la vidéo de l'événement, le fonctionnaire de police a fait usage à une reprise de son arme administrative.
Il s'agissait d'un policier expérimenté, de 38 ans, qui ne connaissait aucune difficulté dans son parcours de policier. Il avait été décoré à plusieurs reprises. Il était accompagné d'un autre policier expérimenté, de 40 ans, qui ne connaissait pas non plus de difficultés particulières avec son administration.
Le véhicule a fini sa course en s'encastrant dans une barrière et un poteau. Le conducteur, qui avait manifestement été blessé au thorax, était en arrêt cardio-respiratoire. Les effectifs de police arrivés sur place ont prodigué un premier massage cardiaque avant l'arrivée des sapeurs-pompiers et du service d'aide médicale urgente (Samu), qui ont pris le relais, mais le conducteur blessé a été déclaré décédé à 9 heures 15.
Le premier passager arrière, toujours dans le véhicule, a été immédiatement interpellé, tandis que le deuxième passager, non identifié au moment des faits, a pris la fuite. Comme chacun l'a vu, il a depuis lors été identifié. Il s'est d'ailleurs exprimé dans les médias. Dans la nuit du samedi 1er juillet, il a été contrôlé en situation de violation d'un contrôle judiciaire sur ses horaires de sortie et placé en rétention judiciaire. À l'issue de cette mesure, il a été remis aux personnes qui en sont civilement responsables, puisqu'il était, comme le conducteur, mineur au moment des faits.
Le procureur de la République a saisi l'inspection générale de la police nationale (IGPN). Nous avons fait de même au niveau de l'administration. Une enquête a été menée et le policier qui a utilisé son arme administrative a été placé en garde à vue. Ce policier a été présenté devant les magistrats instructeurs au bout de quarante-huit heures. Une information judiciaire a été ouverte. Il a été mis en examen et placé en détention provisoire. Il ne m'appartient pas de discuter de l'enquête ni des suites judiciaires. Ce sera au parquet ou à la chancellerie de communiquer.
Le Gouvernement a fait preuve de transparence très rapidement sur cet événement absolument dramatique et a utilisé, me semble-t-il, les mots qui convenaient, tout en rappelant que ce policier avait le droit, comme toute personne, à la présomption d'innocence tant qu'il n'était pas condamné définitivement.
La nuit qui a suivi aurait pu être une nuit de désordre public et le ministère de l'intérieur s'est préparé immédiatement à d'éventuelles manifestations en mettant en place un dispositif de maintien de l'ordre. Or ces manifestations n'ont pas eu lieu, elles ont été remplacées par des violences urbaines, à Nanterre, c'est vrai, mais également dans d'autres villes de France, sans doute par effet de mimétisme.
La position du ministère de l'intérieur était évidemment d'éviter qu'un autre drame ne se produise. Aussi sommes-nous passés, à ma demande, d'une position d'ordre public à une position de lutte contre les violences urbaines. C'est ce qui explique à la fois la mobilisation de moyens différents mais aussi la stratégie mise en place par les préfets, sous mon autorité, et singulièrement par le préfet de police de Paris, même si, bien sûr, ce dernier n'a pas été le seul au rendez-vous de cette action. Je veux remercier ici les préfets, les équipes de la direction générale de la police nationale, de la gendarmerie nationale, de la préfecture de police, de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), qui a également été mobilisée, et l'ensemble des forces de l'ordre, y compris les sapeurs-pompiers et les polices municipales. Tous ont contribué à ce travail.
Nous avons connu des moments très difficiles entre le 27 juin et aujourd'hui, même si les deux dernières nuits ont été relativement calmes. Durant cette période, nous avons compté 23 878 feux de voie publique, de poubelles en particulier, 12 031 véhicules incendiés, 2 508 bâtiments incendiés ou dégradés, dont 273 bâtiments appartenant aux forces de l'ordre - à la police nationale, à la gendarmerie ou à la police municipale, qui a d'ailleurs payé un lourd tribut à ces attaques inacceptables -, 105 mairies incendiées ou dégradées, 168 écoles attaquées. Sur la même période, 17 atteintes aux élus ont été recensées par le ministère de l'intérieur, parmi lesquelles, bien sûr, le cas du maire de la ville de L'Haÿ-les-Roses.
Face à cette violence extrêmement forte et dans le cadre de l'exigence d'interpellations que j'avais formulée, les services de la police nationale et de la gendarmerie nationale ont procédé à 3 505 interpellations, dont 1 373 dans la seule zone d'intervention de la préfecture de police, c'est-à-dire à Paris et dans sa petite couronne. Cela est dû au fait que nous avons demandé, dès le deuxième jour, comme chacun l'a vu, que les brigades d'intervention d'habitude utilisées dans le domaine judiciaire - RAID, groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), brigade de recherche et d'intervention (BRI), pelotons de la garde républicaine - soient mobilisées dans toutes les villes de France.
Elles ont procédé à ces très nombreuses interpellations selon des modalités conformes, je crois, à la loi, à la déontologie et au principe de proportionnalité, ainsi que je le leur avais demandé. Même s'il peut y avoir des moments dramatiques - évidemment, on entend ici ou là que cela peut exister -, il n'y a eu pour l'instant, à ma connaissance, que dix saisines de l'IGPN ou de l'inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), pour des cas particuliers, au sujet desquels je n'ai que très peu d'informations et qui ont donné lieu à l'ouverture d'enquêtes judiciaires.
Je remercie donc les policiers et les gendarmes, car ils ont agi dans des conditions difficiles : ils ont été rappelés de leurs congés, leurs formations ont été annulées, certaines de leurs missions, comme celles des CRS des plages, ont été annulées pour leur permettre de répondre à cette situation et nous avons dû organiser la continuité du service au-delà des horaires, etc. En tant que chef de l'administration du ministère de l'intérieur, je saurai les remercier, symboliquement mais pas seulement, pour cette mobilisation, car ce sont leur mobilisation et leur professionnalisme qui ont permis de rassurer les élus, de limiter les attaques - même si celles-ci ont été extrêmement nombreuses - et d'augmenter le nombre d'interpellations jusqu'à un niveau jamais atteint auparavant, permettant une réponse pénale forte, même si je ne dispose pas de tous les chiffres et que, vous le savez, cette réponse prend du temps.
Le travail de police judiciaire se poursuit, afin d'interpeller dans la journée ceux qui commettent des méfaits la nuit, ce qui a d'ailleurs largement contribué au retour au calme. Je vous le dis avec quelque facétie, monsieur Durain, en confiant ce travail à la police judiciaire, c'est-à-dire en préfigurant la réforme de la police nationale, nous avons su retrouver beaucoup de personnes et donc calmer les ardeurs des émeutiers et des délinquants. Nous avons aussi su protéger quelques symboles extrêmement forts de la République : écoles, commissariats, mairies, brigades de gendarmerie, postes de police municipale, centres sociaux. Puis, nous avons vu se transformer ces mouvements d'attaque - le terme est un peu caricatural, il faudra, en effet, regarder territoire par territoire - en pillages de commerces. C'était, si j'ose dire, la seconde phase de ces nuits extrêmement difficiles.
Quelque 45 000 membres des forces de l'ordre ont été mobilisés chaque nuit, ainsi que l'intégralité des forces du ministère de l'intérieur, avec un travail très important des services de renseignement, et nous avons eu une très bonne collaboration, non seulement avec le ministère de la justice, mais encore avec les procureurs de la République, qui ont su être au rendez-vous, aux côtés de la police et de la gendarmerie.
La sociologie des délinquants et des émeutiers suscite des interrogations. La moyenne d'âge des 3 500 personnes interpellées se situe entre 17 et 18 ans. Elle a tendance à augmenter un tout petit peu, puisque des personnes un peu plus âgées ont été interpellées ultérieurement, grâce notamment à des travaux d'enquête technologiques, mais, selon le dernier comptage dont je dispose, la plus jeune personne interpellée a 11 ans, la plus âgée a 59 ans. Ainsi, si la moyenne d'âge des personnes arrêtées se situe entre 17 et 18 ans et qu'un tiers d'entre elles sont mineures, les mineurs interpellés sont extrêmement jeunes.
Comme je l'ai dit lors de la dernière séance de questions d'actualité au Gouvernement, seuls 10 % des personnes interpellées sont de nationalité non française. D'ailleurs, il y a eu 40 placements en centre de rétention administrative, ce qui est peu, avouons-le, sur 3 500 personnes interpellées. Par ailleurs, à ma connaissance, 60 % des personnes que nous avons interpellées n'ont pas de casier judiciaire et ne sont pas connues des services de police.
Il est évidemment difficile d'aller plus loin dans l'étude de la sociologie de ces personnes. Après leurs interpellations, ces personnes sont inscrites dans un fichier judiciaire dénommé « Chaîne applicative supportant le système d'information oriente procédure pénale et enfants », ou Cassiopee, et il appartiendra sans doute au garde des Sceaux de donner davantage d'informations dans quelques jours - il est sans doute encore trop pour qu'il puisse le faire - sur les personnes concernées, afin que nous comprenions leur origine géographique et leurs motivations à commettre ces méfaits.
Le ministère de l'intérieur reste extrêmement attentif. Cette posture repose sur trois grands piliers.
Premièrement, nous maintenons une présence très forte des forces de l'ordre sur le territoire national. Je constate avec vous que ne sont concernés ni la Corse ni les outre-mer, hormis la Guyane et La Réunion mais de manière beaucoup moins marquée qu'en métropole. Il s'agit donc d'un sujet exclusivement ou presque exclusivement métropolitain. Nous restons donc très « éveillés » par rapport aux présences sur la voie publique, notamment la nuit.
Deuxièmement, nous menons un travail de police judiciaire. Des personnes sont, au moment où je vous parle, confondues par la police technique et scientifique, particulièrement mobilisée, et par les services de la police judiciaire. Ce travail explique l'augmentation des chiffres des interpellations, qui correspondent non pas à des nuits d'émeutes supplémentaires, mais au travail de la police judiciaire. Je me suis ainsi rendu à la mairie de Mons-en-Baroeul où neuf personnes, majoritairement mineures, ont été arrêtées. Cela pose des questions d'ordres sociologique et politique, sur lesquelles nous reviendrons plus tard. Nous avons vu que, en quarante-huit heures, les services de police étaient capables de mener des interpellations alors même qu'un feu avait ravagé une mairie. Je veux donc saluer la grande mobilisation des policiers qui font un travail de police judiciaire.
Troisièmement, enfin, nous luttons contre tout ce qui contribue à armer les émeutiers, dans le cadre d'une réponse conjoncturelle. Il y a eu peu de tirs contre les policiers et les gendarmes, mais à Nîmes un policier a trouvé dans son gilet pare-balles une balle de 9 millimètres qui, en l'absence de cet équipement, aurait pu lui coûter la vie. Aux alentours de Lyon, des tirs à la chevrotine ont blessé plusieurs policiers. Ici ou là, il y a eu des signalements de personnes avec des armes longues, qu'elles utilisaient pour détruire des bâtiments publics ou des caméras de vidéosurveillance avant d'intervenir. En effet, il apparaît après coup que le travail des émeutiers était très organisé. À ma connaissance, nous n'avons pas vu de tirs d'armes dites de type Kalachnikov sur les forces de l'ordre, même si le risque est très important.
En revanche, les mortiers ont été particulièrement utilisés. Aussi ai-je demandé aux préfets, dès le lendemain des émeutes, d'empêcher sur tout le territoire national la constitution de cocktails Molotov, autrement dit d'interdire la vente d'essence en bidon. L'essence pouvant être récupérée dans les réservoirs des voitures, cette mesure a une portée limitée, mais elle est malgré tout relativement efficace. Il faut y ajouter les fermetures administratives de magasins dans les territoires, pour interdire la vente de ces produits. J'ai également demandé des contrôles des douanes, d'une part des retours de l'étranger, notamment d'Allemagne et de Belgique, où il est plus facile d'acheter des mortiers, et d'autre part des relais postaux et de colis, puisque des commandes sont faites illégalement sur internet, et du transport de mortier. Je remercie le ministère de l'action et des comptes publics pour cette aide aux contrôles.
La police judiciaire suit particulièrement ces filières, il n'y a pas d'autre mot, et elle a encore montré son efficacité en saisissant 300 kilogrammes de mortier, porte de Clignancourt, ce matin ou hier soir. À l'évidence, une partie de ces mortiers était stockée en vue de la nuit du 13 au 14 juillet et leur usage a peut-être été anticipé pour en faire une arme par destination. D'ailleurs, des élus en ont été la cible : la mairie de la ville de Pontoise, par exemple, a été brûlée à l'occasion d'un tir de mortier.
Voilà, monsieur le président, quelques mots sur le fait déclenchant, sur la manière dont le ministère a géré les choses et dont il envisage de les gérer demain ou après-demain. Bien que le calme soit globalement revenu sur le territoire national, il est difficile de savoir ce qui va se passer dans les jours qui viennent. C'est pourquoi nous demeurerons extrêmement attentifs au cours des heures et des jours à venir.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Je veux d'abord rendre hommage à la police, aux gendarmes et aux pompiers du Val-d'Oise. La plupart des Français les soutiennent et certains s'expriment sur les événements actuels d'une manière parfois effrayante, parce qu'ils sont exaspérés. Ce qui s'est passé, indéniablement, est un drame. Pour autant, est-ce que cela justifie ce que nous avons vécu ? Pour moi, en aucun cas. Je fais partie de ces élus qui se posent donc des questions concernant l'emploi de l'argent public dépensé depuis des années pour certains quartiers, dans le cadre de la politique de la ville, pour laquelle je me suis pourtant beaucoup battue.
Je veux aujourd'hui vous poser des questions sur des sujets dont on ne veut pas parler.
Vous nous dites que la plupart des gens qui ont été arrêtés à l'occasion des derniers événements sont français. D'accord, mais cela ne veut plus rien dire. Je voudrais savoir si nous pourrons enfin savoir un jour qui sont ces enfants issus de l'immigration pour lesquels les choses ont été ratées : ils ne se considèrent pas comme français et ils ont une haine de la France que je n'avais jamais ressentie. On entend dire à des personnes d'origine africaine et intégrées des choses telles que : « Toi, tu es noir dehors mais tu es blanc dedans. » Cette phrase n'est pas neutre, elle indique que quelque chose a été collectivement raté. Aurons-nous l'honnêteté de dire que la plupart des jeunes qui ont commis des exactions depuis quatre ou cinq jours sont issus de l'immigration ? C'est une réalité factuelle. La nier ne nous permettra pas d'avancer.
Alors, je m'interroge : qui est responsable de cette haine de la France, alors que notre pays a accueilli sans réserve les parents et les grands-parents de ces enfants ? Deux ou trois générations après, nous en sommes là. Ne pas vouloir nous donner les chiffres sur les enfants issus de l'immigration qui ont pillé, cassé, ne nous permettra pas d'avancer. Ces enfants n'ont pas bénéficié au sein de leur famille d'une transmission de leur propre histoire. Or l'histoire familiale se transmet et se défend. Si nous ne parlons pas de cette réalité, nous n'avancerons pas.
M. Jérôme Durain. - Je crois pour ma part qu'il n'y a qu'une seule catégorie de Français, les Français, et il y a les 10 % de personnes interpellées qui n'ont pas la nationalité française, comme l'indiquait le ministre. Vouloir aller plus loin dans le détail génétique des populations concernées me paraît un peu choquant.
Je dois d'abord vous dire, monsieur le ministre, que nous sommes satisfaits du dispositif de sécurité qui a été mis en oeuvre. Dans ces situations difficiles, les forces de l'ordre ont fait preuve d'efforts et de coordination, toutes catégories confondues, pour que la situation s'apaise. Nous espérons tous que cet apaisement sera durable. J'ai à l'esprit, dans mon propre département, à Mâcon, l'excellent travail mené sous l'autorité du préfet par les différentes catégories des forces de l'ordre : gendarmes mobiles, GIGN, commissariat local, brigades anticriminalité. Il faut leur rendre hommage.
Je souhaite vous poser trois questions.
La première porte sur la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi) et l'article L. 435-1 du code de sécurité intérieure, dont on a beaucoup débattu concernant le refus d'obtempérer. Le garde des sceaux indique ne pas être hostile à un réexamen des dispositions applicables. Notre proposition en la matière est toujours sur la table. Avez-vous des chiffres comparés concernant les refus d'obtempérer du côté de la police et du côté de la gendarmerie ? Ces chiffres pourraient nous éclairer sur la façon dont ces événements se produisent sur le territoire national.
Deuxièmement, je souhaite vous interroger sur les déclarations d'un bloc syndical majoritaire dans la police, qui nous ont beaucoup choqués. Je voudrais que l'on s'inquiète de ce qui a été écrit dans un tract dans lequel des syndicats policiers veulent s'en prendre aux nuisibles et se déclarent en guerre, voire en résistance.
Troisièmement, j'aimerais savoir ce que vous pensez des milices de citoyens, notamment de quelques militaires à Lorient, qui se sont organisés spontanément pour venir en aide aux forces de l'ordre. C'est aussi pour nous un motif d'inquiétude.
Mme Brigitte Lherbier. - Monsieur le ministre, vous avez évoqué un nombre important de mineurs interpellés au cours des émeutes. Le Président Macron a insisté sur la nécessité d'une reprise en main de l'autorité parentale sur ces enfants délinquants. Je suis absolument d'accord. Mais j'aimerais que vous soyez mon messager auprès du Président pour évoquer le besoin d'entendre aussi les enfants en bas âge en souffrance dans leur foyer. Dans le Nord, 270 enfants sont sous ordonnance judiciaire de placement depuis plusieurs mois, mais, bien qu'ils soient considérés en grand danger, ces ordonnances ne sont pas suivies d'effet, faute de places dans les foyers, largement occupés par les mineurs étrangers isolés, et faute d'assistants familiaux compétents. Il s'agit d'enrayer le cycle de la violence dès le plus jeune âge. Rien n'excuse les dégâts occasionnés au cours des derniers jours et rien ne justifierait de ne pas appliquer des peines exemplaires aux mineurs violents et à leurs familles indifférentes. Nous allons devoir travailler ensemble pour prendre nos responsabilités et sauver notre République, mais, en amont, un travail de reprise en main de l'enfance en danger est inévitable ; les départements font de leur mieux, mais l'État doit les soutenir. Les enfants en danger appellent au secours, le nombre des violences familiales explose. Ne laissons pas les enfants évoluer dans ces violences. Je vous conjure de transmettre ce message au Président de la République, monsieur le ministre.
M. François Bonhomme. - Monsieur le ministre, comme beaucoup de nos concitoyens, je me suis demandé face à ces images comment un fait divers tragique avait pu mettre à feu et à sang tant de villes dans notre pays. Je partage avec la très grande majorité des Français un mélange de sidération, de stupeur, de tristesse et de solidarité totale à l'égard de nos forces de sécurité, policiers, gendarmes et sapeurs-pompiers. Les dégâts occasionnés sont considérables et entraîneront des dépenses colossales pour remettre en état les bâtiments publics et indemniser les commerçants touchés.
De nombreuses questions de fond méritent d'être posées et seront traitées dans les semaines et les mois qui viennent. La colère ne peut en rien justifier l'usage de la violence. Vous avez donc, monsieur le ministre, tout notre soutien. Ce n'est pas votre ministère qui est en cause, la question première concerne évidemment l'école et le rapport spécifique que l'on observe en France à l'égard de l'autorité et de tout ce qui est vertical. Aucune figure de l'autorité - juge, professeur, maire, forces de l'ordre - n'échappe à la contestation.
J'en profite pour dénoncer ici un discours de complaisance entendu ici ou là, qui consiste à imputer la responsabilité de cet embrasement à d'autres facteurs, qui, en l'espèce, n'ont pas joué : le racisme, l'insuffisance de la politique de la ville, le mépris social ou la discrimination dont l'État serait l'agent. Tout cela relève du déni et mène à l'irresponsabilité. Je rappelle qu'il y a une France tranquille, silencieuse, sidérée par cette explosion de violence et qui aspire avant tout à un retour à la paix, à l'ordre et à la sécurité. C'est, je vous le rappelle, la première des libertés.
Je veux maintenant aborder deux points particuliers, qui me semblent être nouveaux.
Le premier concerne l'âge des émeutiers : un grand nombre de personnes interpellées ont moins de 16 ou 17 ans. C'est une jeunesse hyperconnectée mais aussi complètement déculturée, socialement déstructurée, totalement dépourvue de retenue. C'est vraiment un marqueur du renoncement d'un certain nombre de nos institutions, notamment de l'école, qui ont été très affaiblies.
Le deuxième concerne l'usage détourné qui a été fait des mortiers d'artifice. Comment se fait-il qu'aujourd'hui, en France, l'on puisse s'en procurer aussi facilement, sur internet notamment, alors que cela ne sert qu'à cibler nos forces de l'ordre ?
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Monsieur le ministre, depuis le début des troubles et après la mort du jeune Nahel, vous avez tenu des propos que nous estimons responsables et tenté de faire revenir la paix civile. Dans le contexte qui est le nôtre, un tel pari n'est jamais gagné d'avance.
Bien heureux celui qui pense avoir la solution, avez-vous dit. En effet, nous devons nous garder de tout simplisme. Cependant, deux types de questions se posent déjà, auxquelles nous, parlementaires, devons répondre.
La première vous a été posée par Jérôme Durain lors de la séance de questions d'actualité au Gouvernement : comment réconcilier la police et la population ? Comment faire face à des situations qui peuvent être perçues comme des pratiques discriminatoires, sans les nier ni les caricaturer ?
Par ailleurs, je souhaite vous entendre au sujet des modalités d'intervention des forces de l'ordre. Ne pensez-vous pas qu'il soit nécessaire de recadrer ou de préciser les conditions d'usage des armes ? Trois séances de tir par an sont sans doute insuffisantes pour permettre aux effectifs de réagir convenablement. Toute la formation des policiers est sans doute à prendre en compte dans notre réflexion et je lui ajoute la question de la rémunération et de la considération que nous devons apporter aux forces de l'ordre. Il convient ici de mentionner le véritable serpent de mer que représentent les millions d'heures supplémentaires non payées et qui expliquent que nos forces de l'ordre sont aujourd'hui exténuées, peu à même d'accomplir leur mission sereinement.
Mme Catherine Di Folco. - L'écoute d'un reportage radio m'a inquiétée. Le journaliste se trouvait sur la place Bellecour, à Lyon, et tendait son micro à de jeunes émeutiers. Ces derniers disaient vouloir renoncer à leurs actions du soir, en raison des nombreux effectifs des forces de l'ordre déployés. « Mais ne t'inquiète pas », disaient-ils au journaliste, « nous reviendrons quand ce sera le moment ». Je suis inquiète, monsieur le ministre, car vous ne pourrez pas disposer indéfiniment des effectifs et dispositifs mis en place par la préfecture. Que pensez-vous faire pour éviter une nouvelle flambée de violence une fois les forces de l'ordre redéployées ?
M. Alain Marc. - Je souhaite tout d'abord rendre hommage aux forces de l'ordre et aux sapeurs-pompiers, et vous apporter tout notre soutien, monsieur le ministre, dans vos actions de protection des biens et des personnes.
Nous, sénateurs, sommes les représentants institutionnels et constitutionnels des communes. Nous savons tous le rôle essentiel joué par les maires, dans le mieux-vivre des populations mais également dans la résolution de nombreux litiges. Monsieur le ministre, il me semble que vous avez donné aux forces de l'ordre des consignes pour protéger les élus, qui sont pris pour cible par ceux qui ne supportent pas notre démocratie. Quelle forme prendra désormais cette coopération ? Comptez-vous travailler avec le ministre de l'éducation nationale, afin que le rôle et la portée symbolique de nos institutions soient de nouveau enseignés dans les établissements scolaires ?
M. Patrick Kanner. - « Nous pensons que l'immigration fait partie de la France et des Français, depuis toujours. L'immigration est un fait qui fait aussi la France, qui a fait son passé et qui fera sans doute son avenir. Il ne sert à rien d'être contre. Que veut dire être contre le mouvement des hommes sur la terre ? » Cette phrase fut prononcée à l'Assemblée nationale par Gérald Darmanin, en décembre 2022 et j'aurais pu la signer. Je pense, madame Eustache-Brinio, qu'il ne faut pas avoir des propos caricaturaux, qui mettent de l'huile sur le feu. Je vous invite d'ailleurs à lire l'excellent ouvrage de François Héran, professeur au Collège de France, intitulé Immigration : le grand déni.
Monsieur le ministre, nous chercherons à comprendre les causes, à les analyser et à formuler des propositions. Au nom de mon groupe politique, j'ai demandé l'organisation d'un débat parlementaire dans le cadre de l'article 50-1 de la Constitution ; j'espère que Mme Borne répondra favorablement à cette sollicitation, qui relève de sa seule autorité. Les présidents de groupes ont été conviés à Matignon il y a deux jours pour une rencontre de travail, au cours de laquelle j'ai pu interroger Mme Borne sur la formation des policiers ainsi que sur l'interprétation et l'évaluation de l'article L. 435-1 du code de la sécurité intérieure.
J'ai cependant une question complémentaire à vous adresser sur un sujet précis, qui prend tout son sens dans le débat actuel : la généralisation des caméras-piéton. Je ne vous cache pas ma surprise face à la réponse de la Première ministre à ce sujet : celle-ci m'a indiqué que les caméras-piéton, auxquelles je suis très favorable, étaient généralisées et opérationnelles, tout en précisant que les deux motards incriminés à Nanterre n'en portaient pas ! Certes, les caméras-piéton ne constituent pas une solution miracle, mais elles permettent sûrement d'apaiser un contrôle entre une personne interpellée et un agent des forces de l'ordre. Mme Borne a affirmé que les motards ne portaient jamais de caméras-piéton car cela était impossible techniquement. Qu'est-ce qui, pour les motards, constitue un empêchement technique au port de telles caméras ? J'estime que l'enquête judiciaire ne doit pas s'appuyer uniquement sur la vidéosurveillance ou sur des vidéos enregistrées par des témoins de la scène. Sans cette vidéosurveillance et sans ces témoins, qu'aurions-nous pu comprendre de la situation ?
Mme Éliane Assassi. - D'autres collègues l'ont dit avant moi, mais je le répète : rien ne justifie les violences, mais rien ne justifie non plus la mort d'un enfant de 17 ans, que les choses soient claires.
J'étais également présente à la réunion convoquée par la Première ministre, à laquelle j'ai expliqué que nous avions traversé deux phases : celle de l'émotion, puis celle des violences, que je condamne très fortement. Je ne reviendrai pas sur tout ce qui a été saccagé sur le territoire ni sur les scandaleuses attaques à l'encontre de certains élus. Certes, la situation est moins tendue aujourd'hui, mais nous ne sommes pas à l'abri d'une possible troisième phase. C'est pourquoi j'estime que les réponses à apporter doivent être à court, à moyen et à long terme.
Je me limiterai au sujet de la sécurité et du maintien de l'ordre ; j'ai conscience que l'équation entre prévention, accompagnement et protection est un véritable défi, que les policiers doivent relever au quotidien. C'est un métier difficile. La situation actuelle est d'autant plus inquiétante que certaines personnes dans la classe politique donnent dans la surenchère, font des amalgames douteux, établissent des liens entre sécurité et immigration. Lorsqu'un enfant de 8 ans, dans une cour d'école, a le teint foncé, il est immédiatement perçu comme immigré, alors que c'est peut-être son arrière-grand-père qui a le premier émigré en France. Cet enfant est Français !
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Ce n'est pas le sujet !
Mme Éliane Assassi. - Si, c'est la question ! J'alerte donc sur le risque, avec de tels propos, de mettre de l'huile sur le feu.
J'estime que, en tant qu'hommes et femmes politiques, et surtout en tant que parlementaires, nous ne pouvons pas nous exonérer d'un certain nombre de responsabilités. Certes, le Gouvernement propose des lois, mais il nous revient de les voter. Nous sommes donc, nous aussi, responsables de la présente situation. Puisque nous votons les lois, nous avons conféré leurs missions aux policiers.
Monsieur le ministre, plusieurs sujets me tiennent à coeur, lorsqu'il est question de la police : celui de la formation des policiers et celui du retour à une police de proximité. Depuis que cette dernière n'est plus implantée sur tout le territoire, les liens se sont délités entre les forces de police et la jeunesse. Je ne blâme pas Nicolas Sarkozy ; je dresse simplement un constat. Je souhaite que vous puissiez nous indiquer si vous avez l'intention de redonner des missions de proximité à nos policiers.
Mme Françoise Gatel. - Monsieur le ministre, je vous remercie très sincèrement pour votre engagement total et votre transparence. Je remercie également les forces de l'ordre, si sollicitées, si éprouvées, parfois même accablées.
Mes collègues ont exposé différents versants de la problématique, ce qui prouve que nous devons nous inscrire dans une approche systémique. Je pense en effet que les causes et les réponses sont multiples et que, au-delà même de la crise que nous traversons actuellement, le mal est profond. La révolte couve, y compris dans nos campagnes, puisque cette révolte urbaine fait suite à celle des milieux ruraux. Nous connaissons tous des personnes, d'ordinaire modérées, qui disent vouloir changer de vote lors des prochaines échéances, qui s'affranchissent de tous les tabous sur certains sujets et témoignent d'une attente très forte de retour à l'ordre, au vivre-ensemble. Vous l'avez dit vous-même, monsieur le ministre : l'ordre et la sécurité sont la meilleure protection des plus faibles.
En Afrique, on estime qu'il faut tout un village pour éduquer un enfant. Je suis parfaitement d'accord. Monsieur le ministre, vous êtes chargé des questions de sécurité, mais nous ne pouvons faire l'économie d'une réflexion sur la prévention. La famille est le premier lieu d'éducation et personne ne remet en cause le principe de responsabilité individuelle. Je suis ainsi très sensible aux propos de Mme Lherbier sur la nécessité de protéger les enfants, de leur donner une chance de s'émanciper et de s'éduquer, parfois en leur faisant, hélas, quitter leur famille pour être pris en charge par des lieux d'éducation positive.
Je suis d'accord avec le point de vue de Mme Assassi. Dans les zones de gendarmerie, les gendarmes exercent au milieu de la population. J'ai été maire, j'ai vu le commandant de la gendarmerie jouer au football avec des jeunes, qui allaient dans la même école que ses enfants. Je ne souhaite pas transformer le policier en coach sportif, mais le fait d'être au contact direct et quotidien de la population permet de porter sur elle un regard différent. Les moments de tension ne sont alors plus des face-à-face. Je pense qu'une police « de proximité » serait un bon outil de prévention.
J'estime qu'il nous faut réfléchir aux conditions de vie et aux assignations à résidence de certaines personnes, à la campagne comme à la ville. Si nous confions aux élus locaux la gestion du logement social, la mixité sociale serait renforcée, tandis que les tensions et les ghettos se réduiraient. Qu'en pensez-vous, monsieur le ministre ?
Mme Dominique Vérien. - Je souhaite tout d'abord saluer les nombreux habitants des quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) qui se sont engagés pour sauver des bâtiments et essayer d'empêcher toutes ces détériorations, dont ils avaient conscience d'être les premières victimes.
Une véritable organisation semble exister derrière ces émeutes. D'ailleurs, le fait que les personnes interpellées soient de moins en moins jeunes au fil de vos investigations le prouve. Quelle est cette organisation ? Est-elle liée au trafic de drogue, comme on le pense souvent ? Qui profite du chaos ?
Vous avez dit que les forces de sûreté intérieure ont saisi 300 kilogrammes de mortier. Doit-on craindre un réarmement des émeutiers ? Que faire pour réduire leur pouvoir ?
Enfin, je souhaite aborder le sujet des mères célibataires. Je crois en l'autorité parentale et me refuse à dire qu'une femme serait forcément plus faible qu'un homme. Malgré tout, le maire de L'Haÿ-les-Roses a partagé la détresse de certaines mères, dépassées ou elles-mêmes victimes de leurs enfants, qui sont souvent tombés sous l'influence des organisateurs que je mentionnais à l'instant. Où sont les pères ? Je veux exprimer ma colère : quand je vois le père de Nahel se porter partie civile, je me dis qu'il faut avoir bien peu de fierté pour ne pas avoir été présent pour élever son fils mais tenter de profiter de sa mort.
M. Gérald Darmanin, ministre. - Il a souvent été fait mention, dans les médias notamment, des émeutes dites de 2005, mais les choses sont très différentes aujourd'hui. En 2005, la France a connu vingt et un jours d'émeutes et c'est après le dixième jour que le Gouvernement, sur décision du Président de la République, a instauré l'état d'urgence. Les troubles ont persisté malgré cette décision, et seule une vague de froid a réussi à calmer les ardeurs des délinquants et émeutiers. Ceux-ci étaient alors bien plus âgés que les interpellés d'aujourd'hui. J'ai demandé un comparatif sur ce sujet, qui ne m'a pas encore été remis. De plus, moins de villes avaient été frappées. Marseille, par exemple, n'avait pas été touchée, protégée, disait-on, par les trafiquants de drogue. Enfin, les réseaux sociaux n'existaient pas encore et les chaînes d'information en continu étaient encore marginales. Les décideurs politiques avaient fait preuve d'un défaut de jugement sur l'affaire initiale, ce qui a contribué à attiser les tensions, et les émeutes ont fait émerger des revendications sociales, qui ont donné lieu à des plans, comme le « plan Borloo ».
Aujourd'hui, la situation est bien différente : quatre jours d'émeutes et pas de recours à l'état d'urgence, du moins jusqu'à présent. À ce propos, certains nous reprochent de ne pas avoir recouru à l'état d'urgence, mais je ne pense pas que cette procédure nous aurait beaucoup aidés. Je n'ai pas proposé le recours à l'état d'urgence au Président de la République et à la Première ministre, parce que son principal avantage réside dans la faculté de procéder à des perquisitions administratives, c'est-à-dire de donner au ministère de l'intérieur les pouvoirs des procureurs de la République et des juges. Or, dans la présente situation, nous ne faisons pas face à une organisation criminelle au sens strict, donc le recours aux perquisitions administratives serait inefficace. J'ai plutôt fait le pari que la démonstration de force et d'interpellations serait de nature à calmer une partie des émeutiers.
D'après les chiffres du ministère de l'intérieur, ces derniers étaient entre 8 000 et 12 000, une donnée nécessairement approximative, s'agissant de groupes mobiles et cagoulés, mais qui montre bien que ce ne sont pas des centaines de milliers de personnes issues de quartiers dans lesquels vivent des millions de personnes qui se sont rebellées contre la République. Bien que les images soient extrêmement choquantes, que les dégradations soient très importantes, que 800 policiers et gendarmes soient blessés - aucun n'a, fort heureusement, de pronostic vital engagé -, ces troubles ont été causés par quelques milliers de personnes tout au plus. Le problème est très important, bien sûr, mais il ne nous permet pas pour autant de généraliser sur l'attitude des habitants des quartiers populaires.
Je souhaite ensuite évoquer le sujet de la police, ce qui me permettra de répondre à la question de Mme de La Gontrie ; je prie en passant le sénateur Durain, dont je respecte profondément le travail, de bien vouloir m'excuser si je n'ai pas été complet dans ma réponse à sa question lors de la séance de questions d'actualité au Gouvernement. J'estime que l'opposition entre police nationale et gendarmerie nationale est sans fondement. D'abord, les zones de gendarmerie concentrent 25 % des actes de délinquance, contre 75 % pour les zones police, et ces deux types de délinquance ne sont pas comparables. Ensuite, le Parlement et le ministre de l'intérieur réfléchissaient déjà, voilà quelques années, à une réforme de la gendarmerie nationale, puisque le débat faisant suite à l'affaire dite « Traoré » tournait déjà autour des mêmes problématiques : racisme supposé, mauvaises conditions d'interpellation... J'estime que police et gendarmerie ont chacune leurs forces, mais qu'elles ne font pas le même métier. Je constate cependant que 80 % des interventions des gendarmes mobiles s'effectuent en zone de police.
Je souhaite faire une parenthèse sur le rapport entre police et population. Je n'apprécie pas beaucoup cette expression parce que, à mes yeux, policiers et gendarmes sont dans la population, ils ne sont pas à part. Ils ont des enfants, qui vont à l'école, ils ont des logements, ils se marient, changent de métier, discutent avec leur boulanger ou leur voisin... Ils ont une vie en dehors de la caserne ou du commissariat. Je trouve insultant qu'on puisse les distinguer de la population, même si je comprends l'idée derrière de tels propos.
Pour revenir à la distinction entre police et gendarmerie, je ne crois pas qu'il y ait, dans le statut et dans la formation de la gendarmerie nationale, quoi que ce soit qui puisse faciliter les rapports avec la population. D'ailleurs, dans les villes en zone de gendarmerie qui ont connu une croissance récente, comme Libourne ou Persan, les difficultés sont similaires. Je ne pense pas qu'il y ait une martingale. L'objectif de mon ministère consiste à prendre le meilleur de chacune de ces forces. C'est pourquoi il faut faire attention aux oppositions.
Les forces de l'ordre sont le réceptacle de tous les échecs de la société. Les policiers et gendarmes sont les urgentistes de la société, si j'ose dire. Chez un individu qui fume et boit toute la journée, qui est stressé et en surcharge pondérale, et qui ne respecte pas son corps, un AVC ou une crise cardiaque n'est guère surprenant. Les pompiers ou le Samu interviendront le plus rapidement et le plus efficacement possible, avec les technologies les plus modernes possible, et sauveront ou non la vie de cette personne. Si cette dernière décède, personne n'ira penser que l'urgentiste est à blâmer et qu'il faudrait mieux le former. Sans doute pourrait-on encore améliorer sa prise en charge, par une meilleure formation ou plus de moyens, mais cet urgentiste n'est pas personnellement responsable de cette mort. De même, si le patient survit, ce ne sont pas les préconisations de l'urgentiste qui le pousseront à réformer son hygiène de vie. De la même façon, des faits médiatiques complexes se cristallisent autour des forces de l'ordre. Chaque jour, le ministère de l'intérieur est confronté à des horreurs qui, fort heureusement, ne sont pas toujours portées à la connaissance du public. Police et justice marquent le bout d'une chaîne de difficultés auxquelles la société n'a pas apporté de solution.
Alors oui, les policiers sont parfois dans des situations de tensions, personnelles ou managériales, mais il nous faut garder à l'esprit la surcharge physique et psychologique qui est la leur. Quand l'éducation marche, quand l'intégration est réussie, quand la politique du logement est efficace, le travail des policiers est allégé.
Madame de La Gontrie, je vous remercie, vous et l'ensemble du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, de vos propos. C'est un policier, et non pas la police dans son intégralité, qui a été mis en examen. Un policier peut-il commettre des erreurs ? Bien sûr. Faut-il améliorer la formation ? Sans aucun doute, et je vous remercie d'avoir adopté l'allongement de quatre mois de la formation initiale des gardiens de la paix. Faut-il faire davantage ? Sans doute. Faut-il mieux sélectionner les policiers ? Très certainement.
Je vous rappelle toutefois que je suis à la tête d'un ministère où, mis à part les commissaires de police, les nouvelles recrues sont généralement des enfants, âgés de 18 à 20 ans, qui n'ont pas fait de longues études et qui choisissent le service de la Nation. Au ministère de la justice, la situation est tout autre, puisque les postes sont accessibles par concours, au niveau bac+5. De même, dans l'éducation nationale, les fonctionnaires sont tout aussi mal payés que les policiers mais disposent d'un capital social bien plus élevé. Mon ministère doit lui-même former ces jeunes, qui font le choix de la police ou de la gendarmerie, ce qui suppose un effort supplémentaire, d'autant qu'existent en plus l'exercice de la contrainte légitime et donc la responsabilité des armes. C'est pourquoi ma première question aux jeunes policiers porte toujours sur leurs motivations.
Oui, le travail des policiers et gendarmes doit sans cesse être amélioré et ce travail ne sera jamais terminé. Je suis le premier à condamner, par exemple, le tutoiement. Que la personne contrôlée ait 15 ans, soit en situation irrégulière ou directeur d'une grande entreprise, elle doit être vouvoyée. C'est sans doute plus facile à dire dans un fauteuil du Sénat que sur le terrain, mais c'est dans les valeurs de la police nationale. Police et population ne sont pas deux bandes rivales qui s'affrontent. C'est la raison pour laquelle, monsieur Durain, j'ai pris des dispositions après des manifestations de policiers cagoulés.
Je vous rejoins également, madame de La Gontrie, sur l'insuffisance des trois tirs administratifs, notamment des tirs « en mouvement ». Lors de mon arrivée au ministère de l'intérieur, seuls 60 % des policiers avaient validé leurs trois tirs administratifs. Or leur administration est responsable de leur sécurité. C'est donc la réalisation de ces trois tirs que vérifie en premier l'IGPN ou l'IGGN lors de leurs enquêtes. Un policier qui n'a pas réalisé ces tirs peut être sanctionné, alors même qu'il n'est pas lui-même responsable de cette situation : les stands de tir sont insuffisants et les temps de formation trop courts. C'est nous, formateurs des policiers, qui sommes responsables. Vous avez donc raison, il nous faut largement améliorer cela.
Vous avez également raison, il nous faut faire un effort de compréhension du monde dans lequel vivent les policiers et gendarmes. Peut-être ces derniers ne s'interrogent-ils pas assez sur leur pratique, par manque de temps, de formation, d'actions de la part de leur administration, d'encadrement managérial...
Malgré tout, abroger la loi du 28 février 2017 relative à la sécurité publique n'est pas la solution. Ce n'est pas parce qu'un policier enfreint la loi que celle-ci doit être changée. Je constate d'ailleurs que certaines personnes m'invitent désormais à légiférer sous le coup de l'émotion.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Ce n'est pas ce que l'on dit.
M. Gérald Darmanin, ministre. - Ce policier, qui a le droit à la présomption d'innocence, n'a manifestement, de mon point de vue - je ne suis pas spécialiste de la question -, pas respecté la loi de 2017. Changer une loi sous prétexte qu'un individu l'enfreint est absurde ! Si un automobiliste roule à 180 kilomètres par heure sur l'autoroute, baisser la limitation de vitesse de 130 à 120 kilomètres par heure ne résoudra rien, puisque la vitesse autorisée n'est déjà pas respectée ! Je ne dis pas qu'il ne faut pas réfléchir aux conditions d'emploi des forces, mais cette réponse me paraît simpliste et précipitée.
Par ailleurs, l'intervention de la police et de la gendarmerie nationales est la conséquence de dix ans de difficultés dans notre pays, qui ont commencé avec les attentats : attentats terroristes, violences inexcusables qui relèvent des violences urbaines ou de forcenés qui ouvrent le feu, refus d'obtempérer...
À ce sujet, en 2022, les forces de l'ordre ont consigné 25 800 refus d'obtempérer, soit un refus d'obtempérer toutes les vingt minutes. Parmi eux, 5 329 ont eu lieu dans des circonstances exposant directement autrui à un risque de mort. Entre 2016 et 2022, les refus d'obtempérer ont augmenté de 5,8 %, mais de 27,3 % dans des circonstances exposant directement autrui à un risque de mort. Dans le cas de refus d'obtempérer après demande de l'arrêt du véhicule par le policier ayant constaté l'infraction, l'augmentation est de 126 %. La récidive par le même conducteur au volant d'un même véhicule a augmenté quant à elle de 155 %.
Dans ce contexte, constate-t-on un recours accru aux armes et une augmentation des tirs ? La réponse est non. Il n'y a pas, comme j'ai pu le lire, de multiplication par cinq des tirs, en zone de police comme en zone de gendarmerie. Les chiffres de 2013 font mention de 226 déclarations de tirs, opérationnels et accidentels, dont 133 tirs sur des véhicules en mouvement. En 2016, année au cours de laquelle M. Cazeneuve a sans doute lancé la réflexion autour de son projet de loi, on a recensé 255 tirs administratifs, 313 usages de l'arme volontaires opérationnels, 181 sur véhicules en mouvement. En 2017, année de la loi initiée par M. Cazeneuve, on recensait 394 tirs opérationnels, 429 usages de l'arme volontaires opérationnels, 255 tirs sur véhicules en mouvement. En 2021, on a enregistré 290 tirs opérationnels, 341 usages de l'arme volontaires opérationnels, 201 tirs sur véhicules en mouvement. En 2022, première année pleine après la crise du covid-19, on a enregistré 285 déclarations de tirs opérationnels, 317 usages de l'arme volontaires opérationnels, 168 tirs sur des véhicules en mouvement. Autrement dit, contrairement à ce que l'on raconte, la police et la gendarmerie font face à de plus en plus de refus d'obtempérer, mais utilisent de moins en moins leurs armes. C'est la vérité des chiffres. J'ai le détail entre police et gendarmerie et cette baisse s'observe dans les deux forces ; je pourrai vous les fournir.
Le ministre de l'intérieur peut se poser des questions face à l'immense force dont disposent les forces de l'ordre et au pouvoir de contrainte légitime que leur consent le Parlement. Reconnaissons toutefois que la loi qui vient d'être adoptée, augmentant de quatre mois, c'est-à-dire d'un tiers, la durée de la formation initiale et de 50 % celle de la formation continue, n'a pas encore produit ses effets, puisque nous sommes encore dans la première année budgétaire de son application. Je le répète, néanmoins : non, contrairement à ce que j'ai entendu, les policiers et gendarmes ne tirent pas plus qu'avant, mais, oui, les refus d'obtempérer augmentent. Ces refus d'obtempérer ont de nombreuses causes : conduite sans permis, tentative de fuite après cambriolage, consommation de drogue ou d'alcool, dégradation du respect de l'autorité... Mais il est faux de parler d'une augmentation des consignes de tirs et des tirs en cas de refus d'obtempérer.
Madame Eustache-Brinio, vous posez une question difficile. Je ne puis vous fournir de données scientifiques, puisque nous n'avons pas encore établi de liste précise des personnes interpellées. Le Président de la République a demandé au garde des sceaux et à moi-même de conduire une étude sociologique pour établir le profil de ces personnes, et je suis certain que celle-ci sera rendue publique. Pour ma part, j'ai visité une quinzaine de commissariats en quatre jours, la nuit. La première chose que je fais quand je visite le poste de garde, c'est de demander la liste des personnes gardées à vue et ce qu'elles ont fait. Jusqu'à présent, nombre d'entre elles avaient été interpellées pour violences intrafamiliales. Oui, il y a des gens qui, apparemment, pourraient être issus de l'immigration, mais il y a aussi beaucoup de Kévin et de Mattéo, si je peux me permettre. Aussi, une explication uniquement identitaire me paraîtrait erronée. Surtout, une telle lecture constituerait une critique assez forte de ce qu'il s'est passé auparavant car, si je fais un rapide calcul, les émeutiers, qui ont 17 ans en moyenne, sont nés sous la présidence de Jacques Chirac.
Autrement dit, légiférer immédiatement sur une question migratoire me semble déjà trop tard, madame la sénatrice. En revanche, la question de l'intégration et de la réussite de l'assimilation est intéressante, mais la poser en termes uniquement identitaires serait trop simpliste. L'explication sociale est-elle plus satisfaisante ? Je ne le crois pas non plus, car elle constitue une insulte envers toutes les familles modestes qui travaillent et respectent l'ordre. La précarité ne pousse pas toujours à attaquer des bibliothèques, des centres communaux d'action sociale (CCAS) ou des bureaux de poste. Dans ma ville, ou dans les quartiers populaires de Reims que j'ai visités, les bureaux de poste ont été attaqués, rendant difficile la réception des aides sociales par les familles des émeutiers eux-mêmes.
Je suis moi-même issu de l'immigration et d'une famille modeste, et j'estime qu'il revient à chaque individu de s'extraire de son déterminisme, avec l'aide de la République. Des réflexes identitaires ou communautaires peuvent exister, tout comme des réflexes de classe sociale, mais la République, elle, ne discrimine pas les individus sur des critères sociaux ou ethniques. Je ne suis pas naïf, mais je ne veux pas tout confondre. J'ai toujours combattu les discours qui consistaient à dire que certains individus étaient intrinsèquement, dans leur essence même, prédéterminés, discours qui rendent difficile à comprendre l'engagement de certains de ces individus dans l'armée ou la police françaises. Je rencontre beaucoup d'enfants issus de l'immigration au sein de la police nationale, de la BRI, de la gendarmerie nationale, des forces armées. La réponse à nos questions s'appuient sur plus d'intégration, plus d'action de la République pour les aider à s'intégrer, plus de responsabilisation individuelle, et non pas sur un déterminisme ethnique et social.
Monsieur Durain, j'ai désapprouvé le communiqué du syndicat Alliance. J'ai d'ailleurs précisé sur une chaîne de grande écoute, au journal télévisé de TF1, que ces mots n'étaient pas les miens. Cela étant dit, la liberté syndicale s'applique à tous. Je ne corrige aucun communiqué d'aucun syndicat ; je ne suis pas membre du syndicat Alliance, ni d'aucun syndicat, et je n'ai pas à exercer de police de la pensée. Le syndicat Alliance a publié son communiqué, qui a provoqué des discussions politiques, auxquelles il s'attendait sans doute, d'ailleurs. J'ai exprimé ma désapprobation, surtout dans un tel contexte, aux responsables du syndicat, pour qui j'ai par ailleurs le plus grand respect, comme pour tous les syndicats de policiers, qui font un travail difficile et défendent l'intérêt des fonctionnaires de police.
Cela étant dit, peut-être que beaucoup de policiers et gendarmes approuvent ce communiqué ou considèrent que l'État n'en fait pas assez ou estiment que leur rémunération est insuffisante, mais ils ont tous répondu à l'appel de la République. Je n'ai pas connu un mouvement de grève ou de désapprobation. Je le répète, malgré les dix enquêtes de l'IGPN ou de l'IGGN, si l'on a pu mener les dizaines de milliers d'interventions qui ont permis d'interpeller 4 000 personnes, alors que les maisons brûlaient, que le RAID était envoyé pour libérer des élus coincés dans leur mairie, que le GIGN était envoyé pour arrêter des émeutiers - à Torcy, de jeunes recrues du GIGN m'ont expliqué n'avoir été que quatre pour faire face à cinquante émeutiers mais avoir procédé aux arrestations -, c'est que les forces de l'ordre ont été au rendez-vous quand la République avait besoin d'elles.
Cela étant dit, les syndicats sont libres d'écrire ce qu'ils veulent et vous êtes libre, monsieur le sénateur, de critiquer leurs propos.
L'existence des milices, à Angers et à Chambéry notamment, a été documentée par le ministère de l'intérieur. Nous avons procédé à des interpellations et les personnes concernées ont été présentées devant la justice. Comme l'a souligné le président Buffet, des militants d'ultragauche ont pris part à des attaques, de manière marginale, certes, mais réelle, notamment dans le quartier du Mirail, à Toulouse. Leur objectif était de réaliser une « convergence des luttes », mais ils n'y ont pas réussi. Parmi les personnes interpellées, moins de 2 % étaient connues des services de renseignement et, à ma connaissance, une seule était fichée S. La convergence des luttes souhaitée n'a donc pas eu lieu. Oui, les milices d'extrême droite doivent être absolument combattues - nous travaillons d'ailleurs en ce moment même à d'éventuelles dissolutions -, tout comme doit être combattue l'ultragauche, qui profite de la situation et veut abattre notre système républicain.
Par ailleurs, une manifestation de certains militaires a eu lieu à Lorient en dehors de tout cadre. Je remercie le ministère des armées d'avoir ouvert une enquête sur ces évènements.
Je ne peux qu'être d'accord avec votre intervention, madame Lherbier. Moi aussi, je serais curieux de savoir le nombre d'adolescents ou jeunes adultes interpellés qui étaient suivis par l'aide sociale à l'enfance (ASE) ou qui ont connu une histoire familiale dégradée ; peut-être l'étude commandée par le Président de la République nous apportera-t-elle des réponses à ce sujet. Peut-être qu'il n'existe aucun lien, mais peut-être aussi qu'un enfant qui a traversé des situations difficiles a tendance à les reproduire. À ce propos, Philippe Seguin avait un jour prononcé cette jolie phrase : « l'adulte est toujours l'enfant qu'il était. » Je suis d'accord, d'où l'importance des parents et du cadre familial.
Monsieur Bonhomme, il est indispensable de changer la législation sur les mortiers, afin de réglementer notre travail de poursuites et d'action. Nous aurons l'occasion d'en reparler.
Vous m'interrogez sur la situation précise de Lyon, madame Di Folco. J'ai passé cinq nuits dans des centres opérationnels, ce qui m'a permis de constater que les villes qui étaient équipées de caméras de vidéosurveillance et qui permettaient aux policiers d'intervenir sur ces vidéos - Lyon ne le permet pas, madame la sénatrice - ont apporté une réponse plus efficace que les autres. C'est un fait. J'ai donc demandé à ce que soient étudiés les liens entre arrêt des émeutes, travail de la police judiciaire et présence de caméras de vidéoprotection.
Monsieur Kanner, vous avez soulevé la question des caméras-piéton et vous avez mille fois raison. Je salue la loi portée par M. Cazeneuve, qui a permis l'installation de ces caméras. À mon arrivée à ministère de l'intérieur, ces dernières étaient au nombre de 11 000, elles sont aujourd'hui 53 000 et seront encore plus nombreuses à l'avenir. Les anciens modèles étaient peu performants, mais les caméras actuelles sont individualisées et identifiées, et leur contenu pourra, grâce à la loi du 25 mars 2021 pour une sécurité globale préservant les libertés, être obtenu en direct dans les centres opérationnels. La consigne de mon ministère est donc, comme pour le relevé d'identité opérateur (RIO), de porter ces caméras-piéton.
Comme vous, monsieur Kanner, j'ai été surpris que les motards de la DOPC ne les portent pas. Je pensai tout d'abord à une faute de la hiérarchie, mais ce n'est pas le cas. En réalité, l'équipement des motards est tel qu'il ne permet pas d'enfiler le harnais de la caméra. Le problème est technique et peut être résolu. En tant que ministre, j'en porte la responsabilité et vous annonce que la situation va changer. J'ai en effet donné la consigne que tous les motards, de la police comme de la gendarmerie, puissent porter les caméras-piéton d'ici à la fin de l'année.
Madame Assassi, je n'ai pas d'idéologie fixe au sujet de la police. Je souhaite juste que tout fonctionne, dans les meilleures conditions possible. J'ai été maire d'une commune qui connaît des difficultés et a été durement touchée, et j'ai toujours considéré les policiers de mon commissariat comme une police de proximité. Les brigades spécialisées de terrain (BST) font un travail de proximité, elles connaissent les noms des médiateurs et des habitants, elles sont présentes dans leur territoire. Néanmoins, le travail des policiers n'est pas celui de médiateur social. D'ailleurs, il n'est pas demandé au médiateur social de remplir les missions du policier. À mes yeux, la police municipale est une forme de police de proximité. Je suis toujours étonné d'entendre des maires réclamer plus de police de proximité alors même qu'ils disposent de 100, 200, 300 policiers municipaux sur leur territoire.
Cela étant dit, oui, nous souhaitons augmenter les effectifs pour qu'ils soient plus « en présence » et moins en intervention. Nous créons des postes dans la police nationale pour que les policiers puissent procéder à des interpellations mais aussi renforcer leur présence sur la voie publique. Ce qui empêche les policiers d'être présents pour dire bonjour aux commerçants, d'aller en bas des tours des quartiers ou de discuter avec les élus, ce ne sont pas les consignes du ministre de l'intérieur ou des préfets, c'est notre manque structurel d'effectifs, qui nous empêche même de répondre à tous les appels passés au 17. Je pourrais d'ailleurs vous fournir les statistiques qui démontrent la croissance des appels passés à ce numéro, notamment pour les violences intrafamiliales. Nous avons un problème de ressources humaines, auquel nous essayons d'apporter une solution.
Je suis étonné par « deux petits faits », comme dirait Stendhal. D'une part, j'ai vu un reportage télévisé sur une chaîne d'information en continu. Un monsieur cagoulé disait : « Les policiers n'arrêtent pas de nous contrôler. Pourtant, on ne fait rien, on ne fait que vendre du shit. » La police de proximité ne peut pas ne pas contrôler ce type de comportements ! Deuxièmement, lors de ma visite au commissariat de Dreux, tandis que je saluais le procureur de la République, une policière entendait en audition un jeune de 14 ou 15 ans, accompagné de son avocate et de sa mère. Cette dernière m'interpelle : « Monsieur le ministre, c'est incroyable, pourquoi sommes-nous ici ? Mon fils n'a rien fait ! » L'autorité judiciaire lui rappelle alors que son fils était dans les rues à trois heures du matin et se servait dans des commerces pillés. La mère a alors répondu : « Il n'a rien fait ! Il venait juste se servir, ce n'est pas lui qui avait cassé la vitre ! »
Ainsi, sans doute le ministère de l'intérieur peut-il toujours améliorer le travail des forces de l'ordre, je ne sous-estime pas cette question, mais il existe aussi une part de la population qui ne reconnaît plus du tout l'autorité et il y a aussi une part de la population qui est complice de sa progéniture. Certains parents se servent pendant les émeutes. Il y a deux jours, j'ai reçu un témoignage de la police de Paris, qui avait interpellé un jeune responsable d'avoir cassé un magasin. L'interpellation a eu lieu chez lui, et son père est resté dans son fauteuil, devant la télévision, durant toute l'opération. Lorsque les policiers lui ont expliqué les agissements de son fils, celui-ci a répondu : « Lequel ? Qu'est-ce qu'il a encore fait ? », sans jamais se lever ni éteindre la télévision. Par conséquent, s'il est toujours possible d'améliorer la formation de la police nationale, la société a peut-être également un travail à faire...
Pour vous répondre, Mme Vérien, le travail judiciaire me donnera peut-être tort, mais je ne crois pas en l'existence d'une organisation, c'est-à-dire d'une structure avec une hiérarchie, des financements, une préparation spécifique... Les violences étaient sans doute spontanées. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il ne m'a pas paru opportun de recourir aux perquisitions administratives, dans le cadre de l'état d'urgence ; elles auraient constitué une atteinte aux libertés publiques sans accroître l'efficacité du travail de la police. Je ne dis pas qu'il ne faut jamais y recourir, je dis simplement que, dans ce cas précis, j'estimais ne pas en avoir besoin pour rétablir l'ordre.
En revanche, il y a bien eu une organisation sur les réseaux. Les réseaux sociaux ont joué un rôle dans le mimétisme et dans la compétition entre territoires, ce qui explique sans doute les mobilisations dans certaines villes de taille moyenne, mais il y a aussi l'échange de messages. Je tiens à rappeler que, si le garde des sceaux est le ministre des libertés individuelles, je suis le ministre des libertés publiques. Les écoutes à l'ancienne sont peu efficaces, de nos jours. Tout le monde discute sur Telegram, WhatsApp ou Signal, sur les messageries dites cryptées ou sur les réseaux sociaux comme Facebook, Snapchat ou Instagram.
Or le ministre de l'intérieur n'a pas les moyens légaux de surveiller les échanges d'informations sur ces plateformes. Il ne peut le faire que dans le cas très précis, que vous lui avez accordé, de la menace terroriste. Aux Français qui me demandent pourquoi je n'interviens pas, je réponds donc : j'appartiens au pouvoir exécutif, je suis un ministre qui applique les lois de la République. Je peux faire de la captation à distance et mettre sur écoute des téléphones pour des menaces de type terroriste. Je suis d'ailleurs très contrôlé : les mises sur écoute et les surveillances de réseaux sociaux que je demande doivent être signées par trois autres personnes et par une autorité administrative indépendante, que vous entendez périodiquement en audition. Elles ne sont donc pas décidées à la légère. Je ne peux pas surveiller les réseaux sociaux, les messageries ou les téléphones pour des cas de grande violence urbaine, de délinquance ou de trafic de drogue.
Une question vous est donc posée, mesdames et messieurs les sénateurs : si vous voulez que police ait les moyens, sous le contrôle du juge et des autorités administratives indépendantes, de casser les réseaux de trafic, notamment de drogue, il faudra étudier la possibilité que les forces de l'ordre aient des yeux pour voir et des oreilles pour entendre, dans le cadre de la législation, comme ce fut le cas pour les écoutes téléphoniques. Sans cela, la situation d'aujourd'hui va se répéter, sans être en mesure de l'anticiper. Dans le contexte actuel, ce n'est que deux jours après l'interpellation des individus et l'ouverture d'enquêtes judiciaires que l'on a pu, selon les mots du garde des sceaux, « péter les comptes ». Tant que nous resterons dans ce type de fonctionnement, nos résultats judiciaires viendront toujours après les faits. Si vous souhaitez installer une écoute téléphonique en amont, il faudra donner à la police et à la gendarmerie les pouvoirs, encadrés, de le faire. La question est très compliquée et je n'ai pas d'annonce particulière à faire ici. J'ai déjà eu plusieurs fois l'occasion de faire cette demande depuis trois ans que j'ai l'honneur de m'adresser à votre commission.
Si organisation il y a eu, ce fut donc au sens « réseau moderne » du terme, par des échanges de messages. C'est une organisation « en volée de moineaux » et non pas une organisation criminelle. La situation sera peut-être différente à l'avenir, je ne sais pas. Mais cette organisation actuelle pose des difficultés aux forces de l'ordre, qui ne peuvent pas surveiller ce qui se passe sur ces réseaux que nous utilisons tous. Je soumets donc à votre sagacité cette réflexion.
M. François-Noël Buffet, président. - Merci pour toutes ces explications et vos réponses à nos questions. Sans doute aurons-nous l'occasion d'en débattre encore, notamment lorsque vous aurez des éléments complémentaires à nous fournir. Je souhaite vous exprimer de nouveau notre entier soutien, ainsi que notre volonté d'aller plus loin dans l'analyse de fond et la vérité des situations, pour apporter une réponse pérenne et adaptée.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
Mission d'information sur l'application de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République - Audition de Mme Sonia Backès, secrétaire d'État auprès du ministre de l'intérieur et des outre-mer, chargée de la citoyenneté
M. François-Noël Buffet, président. - Madame la Ministre, nous nous situons dans le cadre d'une mission que la commission des lois a créée pour évaluer l'application de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République (CRPR). Les rapporteurs de ce texte étaient Jacqueline Eustache-Brinio et Dominique Vérien. Dans le cadre de leurs prérogatives de contrôle, elles sont aujourd'hui chargées du travail d'évaluation pour les besoins duquel nous vous entendons aujourd'hui.
- Présidence de Catherine Di Folco, vice-président -
Mme Sonia Backès, secrétaire d'État chargée de la citoyenneté. - Mesdames les rapporteurs, mesdames et messieurs les sénateurs, j'adresse mes remerciements sincères à la commission des lois pour me permettre de présenter ce point d'étape de la mise en oeuvre de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République et pour avoir maintenu cette réunion de commission malgré l'actualité chargée.
Au cours de ces vingt dernières années, nous avons été confrontés en France à des pratiques séparatistes de plus en plus affirmées. Ce travail de sape se déploie le plus souvent de façon insidieuse et dans toutes les sphères de la société : dans nos quartiers populaires, dans les services publics, dans le tissu associatif, dans les pratiques sportives et au sein même de l'école de la République.
Le principe de laïcité, qui est au coeur de notre pacte républicain, subit de plus en plus d'entorses, de contestations et d'attaques. Ce fait est aujourd'hui appuyé par des éléments tangibles.
Lutter contre le séparatisme revient à lutter contre un mouvement qui considère qu'au nom de convictions religieuses ou politiques, au nom d'une cause dont on considère qu'elle transcende toutes les autres, certaines règles deviennent supérieures à celles de la République et doivent prévaloir sur ces dernières. Le séparatisme correspond à la volonté de sortir, y compris par la violence, de la communauté de valeurs qui nous réunit autour de la liberté, de l'égalité, de la fraternité et de la laïcité.
Il faut avoir conscience de ce qui se joue aujourd'hui et le regarder en face. De tels comportements mettent profondément en danger le fonctionnement d'une démocratie et peuvent mener, à terme, à la désintégration de l'idée même de communauté nationale. Le Président de la République a évoqué récemment la lutte contre un processus de « décivilisation », et c'est bien de cela dont nous parlons.
Dans le même temps, des groupuscules se radicalisent de plus en plus et décident que la défense de leur cause justifie la violence, parfois extrême.
L'ex-mouvement « Les Soulèvements de la Terre » a été dissous en Conseil des ministres le 21 juin dernier. Notre position est qu'aucune cause, aussi légitime soit-elle, ne justifie une telle violence dans un pays démocratique comme la France, où la liberté d'expression est la règle.
Notre pays a subi ces derniers jours une vague de violence inacceptable. Nous n'avons pas encore le recul nécessaire pour comprendre et qualifier ces événements de la manière la plus juste. Mais ce travail d'analyse sera indispensable pour déterminer s'il s'agit d'une nouvelle forme de séparatisme et si les outils dont nous disposons sont adaptés ou doivent évoluer.
Ce rappel nous ramène très naturellement vers l'objet de nos échanges : pourquoi cette loi et quels en sont les premiers résultats ?
Lors de son discours aux Mureaux du 2 octobre 2020, le Président de la République a appelé à défendre avec force les valeurs de la République et à nous opposer au développement du repli communautaire et du séparatisme sous toutes ses formes. Une stratégie globale de lutte contre le séparatisme en a découlé, qui poursuivait trois objectifs : entraver toutes les initiatives contraires aux fondements de notre République, amplifier l'ensemble des actions permettant de donner corps à l'égalité des chances sur notre territoire et accompagner la structuration d'un islam de France face aux dérives des extrémistes de l'islamisme.
Jusqu'alors, dans le triangle séparatisme-radicalisation-terrorisme, nos forces étaient principalement concentrées sur le haut du spectre : la lutte contre le terrorisme et la radicalisation.
Avec la loi du 24 août 2021, l'État s'est donné les moyens de s'attaquer au bas du spectre et à la racine du problème : le séparatisme, lequel nourrit les individus radicalisés, qui eux-mêmes nourrissent le terrorisme, sans qu'évidemment tous les individus séparatistes ne deviennent des terroristes. Mais tous ceux qui arrivent en haut de la pyramide sont souvent issus du bas du spectre.
Au travers de la réglementation des cultes, de l'éducation, du sport et de la lutte contre la haine en ligne, cette loi nous a permis de changer d'échelle et de donner à l'administration des outils pour nous attaquer à tout ce qui peut donner de l'air au séparatisme : le financement des associations, l'instruction en famille et les écoles privées hors contrat.
Il s'agit néanmoins d'un point d'étape et non d'un bilan. En effet, nous manquons encore de recul sur un certain nombre d'éléments. Les outils mis en place par cette loi sont extrêmement puissants, mais tous n'ont pas encore été mis en oeuvre pour des raisons diverses.
Nous disposons désormais du résultat du contentieux sur le contrat d'engagement républicain (CER). Nous avons obtenu une décision favorable du Conseil d'État pour sa mise en place.
Toute une partie de la loi est déjà en train d'être mise en oeuvre. Les associations avaient jusqu'au 30 juin pour déclarer leur qualité cultuelle. Les déclarations de financements provenant de l'étranger sont en train de monter en puissance.
Le premier acquis de la loi CRPR réside dans l'évolution des mentalités. Nous assumons publiquement de combattre celles et ceux qui veulent s'en prendre à notre bien le plus sacré. Nous les combattons avec les armes du droit, avec détermination et sans naïveté.
À l'issue de cette première année, l'ensemble des textes d'application de la loi ont été publiés. Leur mise en oeuvre est encore inégale entre les territoires, même si la situation s'améliore. Ce ne sont pas forcément les territoires qui ont le plus de problématiques de séparatisme qui sont le plus en avance et ceux qui en ont le moins qui sont le plus en retard.
Dans la sphère éducative, la cible principale des réseaux est notre jeunesse. S'agissant de l'instruction en famille, grâce au passage d'un régime de déclaration à un régime d'autorisation, le nombre total d'enfants instruits en famille sur le plan national a baissé de 30 % par rapport à l'année scolaire précédente. Les instances départementales chargées de la prévention de l'évitement scolaire sont désormais toutes opérationnelles. C'est un élément important qui nous permet de ne plus avoir de trous dans la raquette. Nous sommes capables aujourd'hui, grâce au lien qui est fait dans chaque département entre les caisses d'allocations familiales, les communes et les rectorats, de connaître exactement tous les enfants concernés et de savoir s'ils ne sont pas scolarisés.
La possibilité pour un préfet de fermer administrativement un établissement privé hors contrat porte déjà ses fruits, puisque sur 47 établissements ciblés, cinq ont fermé. De plus, quatre écoles clandestines ont été fermées par arrêté préfectoral grâce à la loi CRPR.
Depuis l'adoption de la loi, onze dissolutions administratives ont été prononcées à l'encontre d'associations ou de groupements de faits adhérents à l'idéologie islamiste radicale ou à une idéologie extrémiste provoquant ou organisant des activités violentes, grâce à la refonte par cette loi des motifs permettant de prononcer une telle mesure de police administrative.
À travers la loi CRPR, nous avons également souhaité accroître la transparence de la vie associative, des cultes et de leur financement. Je citerai ici trois dispositions importantes :
- l'instauration du CER, préalable à toute subvention publique : nous manquons un peu de recul, puisque nous n'avons eu la décision du Conseil d'État qu'il y a quelques jours. Il était difficile d'être pleinement impliqué dans la mise en place de ce dispositif alors que nous étions dans l'attente d'une décision juridictionnelle qui aurait pu le remettre en cause ;
- les préfets disposent désormais d'un pouvoir de contrôle et de dissolution des fonds de dotation qui sont l'un des principaux vecteurs des mouvances islamistes. En 2022, quatre fonds de dotation ont fait l'objet d'une mesure de suspension et quatre procédures de dissolution sont également engagées. Néanmoins, après 18 mois de pratique, nous constatons déjà des axes d'amélioration pour donner aux préfets des moyens d'action renforcés sur les fonds de dotation ;
- l'obligation de déclarer pour toute association exerçant un culte les financements qu'elle reçoit directement ou indirectement de l'étranger. Nous avons aussi commencé à effectuer des contrôles sur les associations qui n'ont pas déclaré de financements étrangers. Cela nous permet de déclencher des procédures et d'obtenir des informations précieuses. Cette mesure est entrée en vigueur le 25 avril 2022.
La loi CRPR a par ailleurs conforté le principe de laïcité, notamment dans les services publics. Le déféré-laïcité nous a permis d'éviter que les piscines municipales de Grenoble deviennent de hauts lieux de la baignade en burkini. Plus de 2 000 référents laïcité ont été nommés dans les différentes administrations. Nous continuons de les déployer dans les trois fonctions publiques. Nous nous sommes donné l'objectif d'arriver à 100 % d'agents publics formés au principe de laïcité d'ici 2025 ; 130 000 agents de l'Éducation nationale ont déjà été formés et 40 000 dans les autres administrations.
Contrairement à ce qui a été souvent dit, la loi CRPR n'est pas un texte contre les cultes, ni contre un culte en particulier ou contre la liberté d'association. C'est avant tout une loi de protection de nos concitoyens, de nos valeurs, de nos principes républicains, de notre cohésion nationale, des cultes contre les ingérences, de l'idéal associatif contre tout dévoiement et de la dignité de la personne humaine.
Le législateur a introduit le déféré-laïcité pour renforcer le principe de laïcité et de neutralité dans les services publics locaux. Il a institué le CER pour éviter que des structures séparatistes ne bénéficient d'argent public. Il a instauré le délit de séparatisme pour protéger les élus et les agents publics contre les menaces ou les violences. L'instruction en famille est mieux encadrée pour éviter les dérives et protéger les enfants. C'est pourquoi, avec le ministre de l'intérieur et des outre-mer, notre objectif est que l'ensemble du territoire se mobilise de manière égale pour donner toute leur effectivité aux nouveaux outils qui ont été mis en place par la loi CRPR et c'est le message que nous avons délivré par circulaire et à l'oral à l'ensemble des préfets.
Du territoire d'où je viens, j'ai craint dans les dernières années de perdre mon appartenance à la République. Nous avons intérêt à continuer à transmettre la fierté d'appartenir à la République et à la défendre. Cette loi nous donne des outils particulièrement précieux pour cela. Quand nous aurons mis en oeuvre l'ensemble de ses dispositions, nous disposerons d'outils extrêmement puissants.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Madame la ministre, je voulais à titre personnel vous remercier pour votre engagement, bien que je sois généralement assez critique envers le gouvernement sur le combat qu'il mène sur ces sujets.
La loi CRPR n'a pas été votée au Sénat car ce texte n'allait pas aussi loin que nous l'aurions souhaité. Nous avons récemment parlé de sujets qui n'auraient pas eu lieu d'être si le gouvernement de l'époque avait retenu un certain nombre d'éléments que nous y avions introduits. Je suis convaincue que cela aurait davantage protégé la République.
Ce texte est venu juste après une commission d'enquête que le Sénat a portée au sujet de l'islamisme et de la manière de le combattre. Nous avions émis une quarantaine de propositions dont certaines ont été reprises. Ce n'est pas un parti pris de dire « il y a les bons et les méchants », nous sommes convaincus que notre République est en danger quand nous ne combattons pas. Je suis élue de banlieue depuis longtemps et j'ai vu la situation tristement évoluer. C'est pourquoi j'essaye de parfois bousculer les lignes sur ce sujet.
Nous sommes assez inquiets de voir ce qu'il se passe depuis quelques mois, dans les écoles notamment. Si nous ne réussissons pas à préserver l'école et le sport, nous ne préserverons pas les enfants de la République. Ces enfants n'ont pas de couleur de peau et n'ont pas de religion à l'école, ce sont les enfants de la République.
Le CER a fait débat. Il ne me posait évidemment pas de souci. La question est de savoir si toutes les associations qui bénéficient d'argent public ont signé ce contrat. Si elles n'ont pas toutes signé le CER, quelle est la proportion des signataires parmi les associations bénéficiant de subventions publiques ? Il faut également savoir si le CER a placé certaines associations, telles que les scouts, en difficulté. De plus, si le CER est juste une case à cocher sur un formulaire CERFA, je m'interroge sur son efficacité. Peut-être faudra-t-il le définir autrement, car cocher une case sur un CERFA engage à peu de chose selon moi.
Combien d'associations ont été dissoutes ? Des procédures sont-elles en cours ? Quels outils ont permis d'aboutir à la dissolution de ces associations ?
Les préfets se sont-ils emparés de l'instrument du déféré préfectoral ? Ils ont un rôle crucial à jouer et pourtant je ne suis pas sûre qu'ils travaillent étroitement avec les élus sur ce sujet. En effet, certains élus sont acteurs de la lutte contre ces phénomènes de séparatisme, et d'autres le sont moins, quelle que soit leur orientation politique. Notre pays doit avoir des exigences envers certains élus et cette loi doit pouvoir le permettre.
Avons-nous une idée de la manière dont sont vraiment contrôlés les lieux de culte ? Nous avons observé que certains lieux de culte étaient fermés trois ou six mois. En effet, ils ne sont pas fermés définitivement, mais de manière temporaire car l'objectif est parfois de faire partir de la mosquée un imam tenant des propos remettant en cause les valeurs de la République. Avons-nous réussi à avoir une analyse objective de ce qui s'y passe ? Les connaissons-nous tous ?
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - L'un des objectifs affichés de la loi du 24 août 2021 était d'amener les associations du culte musulman dans leur diversité à adopter le cadre de la loi de 1905 et de limiter le recours soit aux associations créées sur le fondement de la loi de 1901, soit aux associations mixtes créées sur le fondement de la loi de 1907. Comment la situation a-t-elle évolué au cours des deux dernières années ? Beaucoup de nouveaux cultes se sont-ils inscrits pour pouvoir bénéficier de défiscalisation ?
Pour éviter l'entrisme, la loi a mis en place un contrôle renforcé des associations, tant au niveau de leur financement que de leur activité. Cela avait suscité d'importants débats. Quels résultats ont été obtenus ? Qu'en est-il notamment du dispositif dit « anti-putsch » pour éviter qu'une association éventuellement culturelle, mais en réalité cultuelle, ne puisse être prise d'assaut et voir son objet détourné ?
La loi « Avia » ayant été en partie censurée, le sujet de la lutte contre la haine en ligne était revenu lors de l'examen de la loi de 2021, particulièrement au sujet de la lutte contre la divulgation d'informations personnelles, le harcèlement et les menaces émises pour des motifs notamment religieux. Cette lutte a-t-elle pu être renforcée ? Avez-vous pu mener des actions supplémentaires ?
Existe-t-il pour vous des menaces émergentes en matière d'atteinte aux principes de la République, particulièrement du côté des dérives sectaires ou de nouvelles spiritualités ? Le cadre légal et réglementaire actuel est-il suffisant pour y faire face ?
Mme Sonia Backès, secrétaire d'État - Ce point d'étape permettra le cas échéant au Gouvernement ou aux parlementaires de proposer des évolutions. Nous devons être pragmatiques et humbles sur ces sujets.
Le succès du CER est lié à sa bonne appropriation par les collectivités locales et nous devons entreprendre deux démarches sur cette question. D'une part, les collectivités locales doivent être formées et accompagnées par les services de l'État. D'autre part, nous devons établir un bilan que je m'engage à dresser à la fin de l'année avec les associations d'élus pour étudier la mise en oeuvre du CER et évoquer les problématiques rencontrées.
Nous nous interrogeons sur l'évolution du CERFA que vous avez évoqué. Nous pourrions éventuellement répéter dans le CERFA les sept obligations établies par le CER pour que chacun sache exactement ce qu'il signe. Par ailleurs, toutes les associations qui ont touché de l'argent public ont signé, sinon elles ne pourraient plus bénéficier d'argent public.
La laïcité n'est pas directement en lien avec la loi CRPR. Les jurisprudences sur la question de l'école sont sans ambiguïté. Par exemple, le Conseil d'État a jugé que le port systématique d'une longue jupe noire couvrant son pantalon et d'un large bandeau masquant une grande partie de ses cheveux pouvait justifier la non-réintégration d'une élève. Toutes les jurisprudences vont dans ce sens. Aujourd'hui, les chefs d'établissement concernés sont totalement fondés à exclure ou à ne pas réintégrer les intéressées. C'est l'application de la loi qu'il nous faut améliorer ou renforcer. Il en est de même de l'accompagnement des chefs d'établissement et des enseignants qui parfois ont peur parce qu'ils sont menacés. Un sondage récent prouve que près de 50 % des enseignants ne signalent pas les atteintes à la laïcité.
Pour le sport, la jurisprudence - et je m'en félicite - du Conseil d'État sur les « Hijabeuses » est extrêmement importante. Aujourd'hui, nous avons la possibilité, pour des raisons de vivre ensemble, d'empêcher dans les règlements intérieurs des fédérations sportives le port de signes religieux. Dans l'école et dans le sport, nous disposons d'outils juridiques. La question concerne donc la mise en oeuvre.
Par ailleurs, cinq associations ont été dissoutes en 2021, quatre en 2022 et trois en 2023. Elles ont été dissoutes à l'issue d'une procédure contradictoire.
Légalement, nous pouvons fermer un lieu de culte uniquement pendant six mois pour des raisons de terrorisme ou pour une durée de trois mois lorsque des discours de haine y sont tenus. Cette période de suspension permet d'écarter l'individu auteur des propos haineux ou en lien avec le terrorisme. Par exemple, pour certaines mosquées, la fermeture est liée à un imam qui tient des discours haineux et séparatistes. L'idée n'est donc pas de fermer définitivement le lieu de culte, car ce n'est pas la mosquée dans son ensemble qui pose un problème, mais d'écarter un individu.
De plus en plus d'associations régies par la loi de 1901 basculent vers le régime des associations de la loi de 1905, mais cela reste insuffisant. Nous devrons ainsi davantage accompagner les associations.
Au sujet de la disposition « anti-putsch », toutes les associations qui ont basculé vers une structure régie par la loi de 1905 se satisfont de ce dispositif qui les sécurise. Il s'agit d'un des éléments qui les encourage à basculer vers le régime de la loi de 1905.
En ce qui concerne le renforcement des moyens de lutte contre la haine en ligne, plus de 50 ETP ont été créés. S'ajoute la plateforme Pharos qui présente une efficacité assez remarquable dans le traitement de ces sujets. En outre, le ministre de l'intérieur a donné des consignes très claires au sujet des menaces sur les policiers dans le cadre des événements récents et cela a été réellement utile.
À propos des dérives sectaires, nous sommes parfois à la limite sur ces sujets. Un certain nombre d'organisations, d'ultra-gauche ou d'ultra-droite, finissent parfois par ressembler à des organisations à caractère sectaire. Certaines de ces organisations sont suivies par la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes).
Plusieurs organisations sont concernées par des dérives sectaires, par exemple certaines associations évangéliques. Nous manquons d'outils. Nous avons organisé les assises de lutte contre les dérives sectaires en mars dernier. Le plan global de lutte contre les dérives sectaires sera présenté dans les prochains jours. Il est en cours de finalisation.
Un projet de loi sera présenté dans les prochaines semaines sur la partie pénale, car nous manquons d'outils dans ce domaine en matière de dérives sectaires. Le projet de loi sera assez court, avec sept articles. Néanmoins, il permettra de combler les trous dans la raquette qui subsistent.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - L'État s'est doté d'outils techniques qui à court, moyen et long termes porteront leurs fruits. Cette loi ne règlera probablement pas le problème de fond.
C'est une prise de conscience collective de ce que nous « subissons », nous, républicains. Des outils et des règles sont mis en place, mais ils ne suffiront malheureusement pas, car nous avons observé depuis la parution de ce texte que certaines situations avaient empiré. Ce n'est pas une critique vis-à-vis de vous ou des services. Notre pays doit prendre ce sujet en main sur d'autres volets et avec d'autres outils.
Mme Sonia Backès, secrétaire d'État - En effet, une loi ne règle pas les problèmes de société fondamentaux. J'en discutais avec le ministre de l'intérieur et je l'ai notamment dit lors de mon audition sur le fonds Marianne, nous avons parfois l'impression de vider l'océan à la petite cuillère. Mais si nous nous arrêtons, la situation s'aggravera.
J'ai assisté dans des préfectures à des réunions de cellules locales de lutte contre l'islam radical. Nous avons désormais des outils extrêmement puissants. Nous sommes capables de représenter sur un écran un schéma de l'ensemble des structures, écoles, associations et financements pour brosser un état des lieux. Nous sommes capables d'entraver chacune de ces parties, notamment grâce à cette loi. Quand elle est utilisée pleinement, comme le font certains préfets, elle est d'une efficacité remarquable. Aujourd'hui, nous n'avons pas tout pris en main, et cela demande encore à être à être amélioré.
La loi ne suffit pas. Des actions doivent être engagées à l'école pour encourager l'évolution des mentalités et l'adhésion aux valeurs de la République.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Les associations sont également le coeur du sujet. Sur un écran, il est possible d'étudier tous les réseaux entre les associations qui ont trait au caritatif, au voyage, etc. Une économie parallèle est institutionnalisée par des associations dans certains départements et dans certaines villes. Nous devons traiter cet aspect. En effet, des associations maillent totalement une commune sur tous les secteurs de la vie de la société : école, soutien scolaire, soutien caritatif, voyage, etc. Elles créent un système parallèle au nom d'une religion. Ce constat est très inquiétant.
Nous devrons aussi être très actifs sur la question des écoles hors contrat. Ces établissements forment des enfants qui seront les adultes de demain. Dans certains établissements, les petites filles en école maternelle sont entièrement voilées. Ces écoles sont hors de la République. Je parle du devenir de petites filles et des garçons élevés dans l'idée que la fille est impure ou n'existe pas. S'ils sont dix ou cent, ce seront toujours dix ou cent de trop. Nous sommes responsables collectivement de ce constat et il ne date pas d'hier.
Mme Sonia Backès, secrétaire d'État - La marge de progrès la plus importante concerne certainement les associations, tout en gardant la richesse de notre dispositif associatif et en préservant la liberté d'association. Il s'agit toujours d'un équilibre difficile à trouver.
Les contrôles sont de plus en plus importants dans les écoles hors contrat. L'instruction en famille suscite également de nombreuses polémiques. La très grande majorité des enfants qui suivent une instruction en famille ne pose pas de problème. D'ailleurs, 100 % des enfants qui suivent une instruction en famille ont été contrôlés. Cependant, certains enfants apprennent avec des supports de cours où les enfants sont sans visage ou voilés. Ces supports sont établis par un organisme d'enseignement à distance lui-même lié à un réseau séparatiste. Ces contrôles nous permettent de mettre en place un dispositif d'entrave avec des outils financiers et administratifs. Même s'il ne s'agit que de 1 % des enfants, nous pouvons ainsi les repérer. Les caisses d'allocations familiales (CAF) et les mairies disposent d'une visibilité sur la scolarisation des enfants. Nous sommes aujourd'hui également capables de visualiser des personnes qui sont complètement hors système. Avec le tissu associatif, scolaire et financier, ces personnes sont complètement en dehors de la République. Néanmoins, ces dernières touchent souvent des allocations familiales, ce que nous pouvons savoir grâce au lien avec les CAF.
Mme Françoise Gatel. - J'ai beaucoup travaillé sur les écoles privées hors contrat avec Jean-Michel Blanquer. La loi prévoyait, avant même de nouvelles dispositions sur les écoles privées hors contrat, qu'un deuxième contrôle serait effectué si le premier était considéré comme insuffisant. Comme ces écoles sont souvent sous un statut associatif, l'association concernée devait apporter des réponses argumentées aux remarques effectuées. Si le deuxième contrôle était jugé insatisfaisant, il était possible alors de prendre des mesures « disciplinaires ». J'aimerais que le ministre de l'Éducation nationale nous fournisse le nombre de contrôles effectués dans l'année, le nombre d'avis d'insuffisance émis à l'issue de ce premier contrôle et le nombre de deuxièmes contrôles. Nous avions constaté que si les premiers contrôles étaient réalisés, les deuxièmes n'étaient jamais effectués.
Un problème de formation à ces contrôles est à relever pour les inspecteurs, y compris pour l'éducation en famille. En effet, il existe une appréhension des contrôles très forte de la part de l'école privée hors contrat ou des parents. De fait, elles ont parfois l'impression que le contrôle est à charge, même si ce n'est pas le cas. Dans la mesure où la pédagogie des écoles privées est libre, un corps d'enseignant est-il formé à ce sujet ? L'académie de Versailles avait notamment un guide du contrôle. Les inspecteurs doivent par ailleurs être sécurisés.
La décision sur les « hijabeuses » me réjouit, mais je pense qu'elle est fragile. Son argumentation juridique aboutit à un résultat qui peut souffrir d'une contestation qui ne nous met pas à l'abri d'un jugement qui le contredirait.
L'interprétation de la loi à l'école est soumise à l'appréciation de l'enseignant et du directeur. Nous ne pouvons pas laisser un enseignant, un directeur ou un proviseur seul pour l'apprécier. Il est en contact avec les parents. De même, un maire qui doit gérer une séquence de violence seul se trouve confronté à une situation de domination. Le libre arbitre de l'enseignant ou du directeur, la peur et le politiquement correct les poussent à abandonner l'affaire. Non pas que les gens soient lâches, mais nous ne pouvons pas demander à une personne seule de porter l'application des lois de la République alors qu'elle est déjà dans un contexte de grande faiblesse.
Au Sénat, j'ai longtemps voté pour autoriser des mères de famille à porter le voile lors des sorties scolaires, car c'était une manière de ne pas les éloigner de la République que de considérer qu'elles pouvaient s'intégrer aux activités à l'école.
Aujourd'hui, ma position est totalement différente. En effet, des enseignants me demandent : « Comment expliquer à des enfants qu'une mère de famille, qui est venue sans voile pour un atelier de peinture dans les locaux de l'école, porte le voile une demi-heure plus tard pour aller au musée ? » Il n'y a aucun ostracisme ni aucune condamnation. La loi de la République doit être efficace et, pour cela, elle doit être simple et pas simpliste.
Je réinterroge le gouvernement sur ces deux dispositions. Comment considère-t-on à l'école une tenue religieuse et une tenue qui ne l'est pas ? Nous observons des évolutions, du grand voile aux abayas par exemple. Il y aurait des abayas ou des maillots de bain républicains, mais à connotation fortement religieuse. Nous ne pouvons plus être dans la subtilité ni la finesse, parce que nous mettons en danger des personnes. Ainsi, nous entravons l'application de la loi de la République. J'ai conscience de la gravité de mon propos.
Mme Sonia Backès, secrétaire d'État - Au sujet des établissements privés hors contrat, je n'ai pas les réponses aux questions que vous posez. Je pense qu'une présentation spécifique de l'Éducation nationale pourrait être judicieuse. J'en parlerai à mon collègue pour qu'il fasse un point précis sur les dispositifs et les contrôles mis en oeuvre, à la commission de la culture le cas échéant.
Nous ne laissons pas seuls les enseignants et les chefs d'établissement. Une circulaire a été envoyée par le ministre de l'intérieur et moi-même. Le ministre de l'Éducation nationale en a envoyé une autre en garantissant l'octroi de la protection fonctionnelle à chacun des acteurs concernés. C'est sans doute parfois insuffisant. Nous ne mettrons toutefois pas un policier à côté de chaque enseignant, ce n'est pas non plus la solution.
La loi sur la question de la laïcité à l'école est extrêmement claire en plus des différentes jurisprudences. Aujourd'hui, les chefs d'établissement qui font le choix d'exclure une élève qui porte l'abaya sont dans leur droit. La question n'est pas d'ordre juridique, mais elle relève de la peur et de la manière dont nous accompagnons les chefs d'établissement. C'est donc plus une question d'organisation de l'école et de la manière dont elle évolue.
Les accompagnatrices scolaires sont un sujet. Le gouvernement applique la loi et elle ne prévoit pas aujourd'hui cette obligation pour les accompagnatrices scolaires.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Le parent confie son enfant à l'école de 8 heures 30 à 16 heures 30 hors temps de cantine et, que les activités soient dans les murs ou hors des murs, il s'agit de l'école de la République. Cet argument est simple à utiliser et serait très facilitateur. C'est un sujet dont nous avons débattu deux fois et voté deux fois. Avec ce qui se passe aujourd'hui, le gouvernement ferait bien d'écouter ce que dit le Sénat depuis 2017. Je suis élue de banlieue et j'aime ma banlieue. Il faut cesser de dire que les enfants ne participent plus aux sorties scolaires si les mamans voilées n'y vont pas. Il n'y a aucune école où 100 % des mamans sont voilées. Par ailleurs, les papas peuvent également participer à des sorties scolaires. Lorsque les digues sont ouvertes, trois ou quatre ans après les débats que nous avons eus au Sénat, la situation est pire.
Mme Sonia Backès, secrétaire d'État - Nous sommes tous en phase sur le fait que la situation a évolué et que nous devons nous adapter, imaginer des évolutions à cette loi et à d'autres. Je crois qu'il ne faut fermer aucune porte. Ce n'est pas moi, qui ai mis en place la tenue commune à l'école dans la collectivité que je préside, qui vais vous dire le contraire. Je crois que certains éléments doivent être appréhendés différemment.
Nous sommes dans le cadre d'un combat où ceux qui combattent la laïcité sont en permanence en train de chercher des failles. C'est à nous aussi d'avoir la capacité de nous adapter, voire de prendre les devants sur un certain nombre de sujets.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Ceux qui représentent l'État dans nos départements doivent tenir un discours très clair sur la laïcité. Par exemple, la nouvelle préfète à l'égalité des chances de mon département, qui ne connaît pas les combats que je mène depuis longtemps, m'a dit que dans certaines de nos villes, il faut faire accepter la laïcité par des « moyens détournés ». La laïcité ne s'imposerait donc pas en tant que laïcité. Je n'ai pas osé lui demander ce qu'étaient des « moyens détournés », mais de la part d'un préfet à l'égalité des chances, ce discours me choque.
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Certaines familles craignaient que dans certains départements où l'Éducation nationale n'aurait pas les moyens de procéder à la totalité des contrôles, l'enseignement en famille y soit davantage refusé. Avez-vous eu des remontées ? Disposez-vous des taux d'enseignement en famille ? Cela permettrait de calmer certaines inquiétudes de personnes qui n'étaient pas visées initialement par ce texte.
Des pressions exercées sur les enseignants vous ont-elles été remontées au sujet du contenu des cours ? Je pense notamment au problème de l'éducation sexuelle. Nous savons que pour lutter contre les violences intrafamiliales, il est nécessaire d'expliquer la notion de consentement et d'égalité entre filles et garçons aux enfants. Cet enseignement peut être refusé par un certain nombre de personnes pour des raisons philosophiques ou religieuses. J'inclus cet aspect de façon assez large, puisque je ne m'intéresse pas qu'à la religion musulmane, mais également à des religions évangéliques qui peuvent exercer des pressions tout aussi fortes sur l'éducation. J'ai entendu récemment que certains demandent à ne pas enseigner la préhistoire, en raison du mythe d'Adam et Ève. Pour pouvoir accompagner l'Éducation nationale et sécuriser ces professeurs, avez-vous mis en place des actions ? En effet, certains enseignants ne dispensent pas les cours d'éducation sexuelle, car ils ne se sentent pas à l'aise ou bien ils craignent d'avoir des problèmes avec les parents.
Mme Sonia Backès, secrétaire d'État - Les enfants qui suivaient une instruction en famille étaient auparavant au nombre de 67 000, ils sont aujourd'hui 53 000, soit 27 % de moins. Environ 10 % des demandes ont été refusées sur la base des dispositions de la loi CRPR. Nous vous fournirons des détails plus précis si vous le souhaitez.
L'Éducation nationale dispose de l'ensemble du spectre des atteintes à la laïcité. Toutes les disciplines sont concernées par ces atteintes. La musique peut également être concernée par exemple. Les cours sur les religions ou la philosophie ne sont donc pas les seuls concernés. C'est la raison pour laquelle notre rôle au ministère de l'intérieur concerne la formation et l'accompagnement des enseignants pour faire face au refus d'un élève d'assister à une partie d'un enseignement ou pour déterminer ce qui mérite un signalement. Le reste relève de l'Éducation nationale. Dans le travail que vous mènerez avec la commission de la culture, ce sujet mérite peut-être d'être creusé. Notre rôle s'arrête en effet à la question de la formation et au suivi des atteintes.
Mme Catherine Di Folco, président. - Merci Madame la Ministre pour ce point d'étape.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19h10.