Mercredi 8 novembre 2023

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 13 h 30.

Institutions européennes - Conseil européen des 26 et 27 octobre 2023 - Audition de Mme Laurence Boone, secrétaire d'État auprès de la ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée de l'Europe

M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui la secrétaire d'État auprès de la ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes qui va nous rendre compte du Conseil européen des 26-27 octobre dernier, en amont duquel nous avions débattu très précocement en plénière : c'était il y a déjà presque un mois !... Sur l'organisation de ces débats en séance, j'espère que nous trouverons moyen de les tenir au plus près des dates de réunion du Conseil européen et de les rendre plus dynamiques. Nous avons fait des propositions en ce sens. Je vais échanger cet après-midi à ce sujet avec M. Franck Riester, ministre chargé des relations avec le Parlement.

Je rappelle donc les sujets majeurs qui étaient à l'ordre du jour du Conseil européen : l'Ukraine, la révision du cadre financier pluriannuel, l'économie et les migrations. À ces sujets déjà difficiles, s'est ajouté celui du Proche-Orient, trois semaines après le terrible assaut terroriste du Hamas sur Israël. C'est finalement lui qui aura mobilisé le plus les chefs d'État ou de gouvernement et mis à rude épreuve leur unité. Pourriez-vous à ce propos nous confirmer que le Premier ministre espagnol, malgré sa position théoriquement neutre de président du Conseil, a plaidé pour que l'Union demande un cessez-le-feu, et finalement obtenu que les 27 États membres appellent à l'organisation d'une prochaine conférence internationale sur la paix ? Deux semaines plus tard, les belligérants semblent sourds à cet appel et l'organisation, demain en France, d'une conférence humanitaire brouille un peu plus le message : le Conseil européen est-il finalement en mesure, d'une part, de définir le rôle que devrait jouer l'Union européenne dans le drame qui se joue à Gaza et, d'autre part, de préciser qui est légitime à déployer ce rôle, alors que la présidente de la Commission européenne ne cesse de prendre des initiatives diplomatiques au nom de l'Union, encore une fois il y a 48 heures ? Par ailleurs, sur ce même sujet, j'ai pu lire ce matin un tweet du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, réagissant à l'arrachage d'affiches des otages par une ancienne collaboratrice du ministère. Ces faits sont inquiétants. Une procédure a-t-elle été lancée ?

Concernant la révision du cadre financier pluriannuel, les 27 n'ont pu se mettre d'accord : nombre d'entre eux sont réticents à l'égard de la rallonge budgétaire que la Commission européenne réclame pour elle-même, et deux États, la Hongrie et la Slovaquie, refusent d'accorder à l'Ukraine une nouvelle enveloppe de 50 milliards d'euros. Comment sortir de cette impasse budgétaire d'ici le prochain Conseil européen, dernière échéance envisageable puisque l'aide à l'Ukraine expire à la fin de l'année ? De même, sur la révision des règles de gouvernance économique, les divergences persistantes rendent peu probable un accord avant la fin de l'année, ce qui signifierait un retour dès le 1er janvier prochain aux règles du pacte suspendues depuis la pandémie...

Sur le sujet migratoire, le Conseil européen n'a pas non plus permis de percée décisive. L'Union parviendra-t-elle, selon vous, à conclure le nouveau pacte sur la migration et l'asile avant l'interruption des trilogues dès février prochain ?

Je souhaiterais enfin vous poser deux questions sur l'actualité des deux semaines écoulées depuis la réunion du Conseil européen. J'aimerais d'abord vous entendre sur l'initiative qu'a prise la France d'assigner la Commission européenne devant la Cour de justice pour avoir recruté des fonctionnaires sur des épreuves exclusivement en langue anglaise. Notre commission, qui a déjà réclamé haut et fort un meilleur respect du multilinguisme par la Commission européenne, se félicite de cette démarche qui vise à faire sanctionner une telle discrimination qui favorise les anglophones, en violation des traités. Est-ce à dire que le Gouvernement estime désormais que la pression politique ne suffit plus et que seule la voie contentieuse peut permettre d'enrayer le recul de l'usage du français dans les institutions européennes ?

Enfin, un mot du paquet élargissement qu'a publié ce matin la Commission et sur lequel se fondera le Conseil européen de mi-décembre pour répondre aux attentes des Balkans occidentaux, de l'Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie : quelle appréciation portez-vous sur ce rapport de la Commission, et notamment sur ses préconisations concernant la Géorgie et la Bosnie-Herzégovine ? Par ailleurs, pouvez-vous nous rendre compte des échanges que vous avez eus jeudi dernier avec vos homologues, conviés à Berlin pour envisager les réformes internes de l'Union qui s'imposent, en parallèle du processus d'élargissement ?

Mme Laurence Boone, secrétaire d'État auprès de la ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée de l'Europe. - Monsieur le président, Mesdames les sénatrices, Messieurs les sénateurs, c'est un grand plaisir de retrouver la commission des affaires européennes. C'est aussi un honneur d'être ici comme de coutume, après chaque Conseil européen, afin de vous en narrer les principaux développements. Depuis l'année écoulée, j'ai pu revoir certains d'entre vous, mais je voudrais aussi saluer les nouveaux membres de cette commission que je rencontre avec plaisir et vous dire à toutes et à tous, ma disponibilité et celle de mon équipe.

Lors de la rencontre avec les membres du Bureau de votre commission, Monsieur le président, que vous m'avez permis de faire, vous aviez également insisté sur le fait qu'il fallait essayer autant que possible d'organiser des auditions plus rapprochées de la date des réunions du Conseil européen. Nous pouvons donc nous réjouir que le prochain débat de ce type en séance soit prévu au Sénat le 13 décembre, juste après la réunion du Conseil des affaires générales et avant celle du Conseil européen des 14 et 15 décembre 2023.

Vous avez évoqué les questions qui étaient à l'ordre du jour du dernier Conseil européen, qui a évidemment été marqué par les deux crises géopolitiques majeures auxquelles nous devons faire face. Ainsi que vous l'avez relevé, une grande partie du premier après-midi a été dédiée au conflit au Proche-Orient. Ont été traités également le dossier de la guerre en Ukraine ainsi que d'autres dossiers internationaux tels que celui de la Serbie et du Kosovo, l'élargissement, la guerre entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan et le Sahel.

Les échanges ont également porté sur les migrations. Le Conseil est en voie de trouver un accord sur le nouveau pacte portant sur la migration et l'asile, ce qui est positif. Le sort de ce dernier se joue désormais avec le Parlement européen.

Le Conseil européen a également traité des dossiers suivants : les questions économiques sous l'angle de la compétitivité, avec la réponse à l'Inflation Reduction Act (IRA) et son évaluation par la Commission, la politique industrielle et l'énergie, et enfin la politique budgétaire, c'est-à-dire, le cadre financier pluriannuel et la révision des règles de gouvernance économique. À cet égard, puisque vous le mentionnez, se dérouleront cette semaine une réunion de l'Eurogroupe ainsi que du Conseil affaires économiques et financières (ECOFIN). Nous attendons la réalisation d'avancées importantes car les chefs d'État ou de gouvernement ont mandaté leurs ministres afin de conclure un accord avant la fin de l'année pour éviter l'application de règles anciennes qui n'ont plus beaucoup de sens.

En ce qui concerne la situation au Proche-Orient que vous avez évoquée, la priorité était d'afficher une convergence européenne. Nous pouvons nous féliciter d'y être parvenus puisque le Conseil européen a condamné sans équivoque les attaques terroristes du Hamas contre Israël, exigé la libération des otages et demandé le respect par tous du droit international humanitaire, au titre duquel Israël a le droit de se défendre, en appelant à des pauses humanitaires ainsi qu'à l'ouverture urgente d'un accès humanitaire complet, sûr et sans entraves pour les civils de Gaza. Nous allons maintenir notre aide et notre lien avec l'autorité palestinienne et continuons d'oeuvrer pour restaurer un horizon politique qui préserve la solution à deux États. Vous l'avez mentionné, demain à l'initiative du Président de la République, et dans le cadre du forum pour la paix, la France accueille une conférence internationale humanitaire qui permettra de se concentrer sur l'aide humanitaire pour les civils de Gaza.

S'agissant de l'Ukraine qui craint que les événements au Proche-Orient n'occultent ceux qui se déroulent à l'Est de notre continent, le Conseil européen a rappelé que nous la soutiendrions aussi longtemps que nécessaire, en démentant l'effet de fatigue escompté par la Russie. Le Conseil a donc renouvelé son appel à renforcer l'aide à l'Ukraine, dans toutes ses dimensions, économique, politique, militaire, humanitaire ainsi qu'en matière de sécurité alimentaire. Par ailleurs, le ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire, M. Marc Fesneau, se rendra dans une semaine au sommet « Céréales d'Ukraine ». En lien avec le G7, la Commission européenne et les États membres sont en train de préparer un douzième paquet de sanctions qui sera discuté au Conseil des affaires étrangères, lundi prochain. Celui-ci vise à lutter beaucoup plus efficacement contre le contournement des sanctions, en particulier pour les biens à haut risque ainsi qu'à réduire les recettes que la Russie tire des exportations, notamment de diamants. En outre, ainsi que nous l'avons évoqué de nombreuses fois devant votre commission, le Conseil étudie également les voies et moyens d'utiliser les profits tirés des avoirs russes gelés et immobilisés afin de les mettre à la disposition de l'Ukraine, dans un cadre juridique sécurisé.

Parmi les autres sujets, le Conseil européen poursuit ses efforts visant à promouvoir la paix entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, tout en explorant les pistes d'un renforcement des relations entre l'Union européenne et l'Arménie. Nous plaidons toujours pour la reconnaissance des fondamentaux du droit international, c'est-à-dire la reconnaissance de la souveraineté, l'inviolabilité des frontières, et l'intégrité territoriale. Il est crucial de garantir les droits à la sécurité des Arméniens du Haut Karabakh. La France tient réellement le rôle de pays leader sur ce sujet, en parvenant à mobiliser l'ensemble des acteurs ainsi qu'en travaillant, s'il le faut, à des sanctions contre l'Azerbaïdjan. Je rappelle également que la France n'importe pas de gaz d'Azerbaïdjan.

Quant à la situation entre la Serbie et le Kosovo, le Conseil européen se heurte à l'absence d'efforts de la part des deux parties pour réduire les tensions. Cela aura naturellement des conséquences, notamment dans le cadre de l'élargissement puisque le Conseil a rappelé que la normalisation des relations demeure la priorité. Pour mémoire, cela devrait passer par la création de l'Association des municipalités à majorité serbe au Kosovo, la reconnaissance de facto par la Serbie du Kosovo ainsi que par l'organisation de nouvelles élections dans le Nord du Kosovo, avec la participation des Serbes et leur retour dans les institutions kosovares.

Le Conseil européen a également examiné la situation au Sahel. Il a souligné la nécessité de revoir notre approche en Afrique de l'Ouest, en particulier dans cette région. Le haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité devrait proposer des axes d'action concrets, en accord avec la Commission européenne, tels que le renforcement de la coopération avec les États partenaires dans la lutte contre le terrorisme, que sont la Mauritanie, le Tchad, les États du Golfe de Guinée et, bien évidemment, la lutte contre l'influence russe dans la région.

Outre les dossiers relevant de la situation internationale, les échanges ont également porté sur la question des migrations, selon toujours les mêmes principes : des partenariats stratégiques globaux et mutuellement bénéfiques, un dialogue équilibré et exigeant à l'égard des pays partenaires, des contreparties claires ainsi que des objectifs précis mesurables. Le Conseil européen, a appelé, dans ce cadre, à mettre en oeuvre rapidement le partenariat conclu avec la Tunisie ainsi qu'à élargir cette méthode à d'autres pays tiers d'origine et de transit. La Commission européenne travaille ainsi à l'élaboration d'un partenariat global avec l'Égypte, particulièrement nécessaire dans le contexte actuel. D'une manière générale, un vrai consensus se dégage sur la nécessité de lutter contre les entrées irrégulières et de renforcer la politique des retours, en agissant ensemble.

Ces objectifs nécessitent que nous révisions, en parallèle notre cadre législatif en matière d'asile et de gestion des migrations, d'où l'importance des trilogues que vous souligniez, Monsieur le président et dont l'objectif est évidemment de parvenir à un accord global sur le nouveau pacte sur la migration et l'asile d'ici à la fin de la mandature. Je souhaite rappeler que ce dernier concerne la sécurité des frontières extérieures, compétence de l'Union européenne avec les visas de touristes de moins de 90 jours, le reste relevant des politiques nationales.

Le Conseil européen a également abordé un certain nombre de sujets économiques et industriels, dont l'énergie. Nous pouvons saluer l'accord du Conseil Énergie sur la réforme du marché européen de l'électricité puisque celui-ci vise à assurer à la fois la transition, les investissements pour la transition ainsi que des prix prévisibles, stables et compétitifs.

Le Conseil européen a ensuite rappelé la nécessité d'adopter les textes législatifs en cours de négociation sur l'industrie zéro émission ainsi que sur les matières premières critiques. Dans un contexte géopolitique tendu, il est absolument crucial que nous parvenions à conclure un accord à la fin de l'année.

S'agissant de la réponse européenne à l'IRA, en particulier par la réduction des charges qui pèsent sur nos entreprises, le Conseil européen a étudié ce dossier, mais son évaluation par la Commission européenne ne répond pas à nos attentes. Nous oeuvrons à une amélioration, puisque notre intérêt est de soutenir de matière durable la compétitivité de nos économies.

Enfin, en ce qui concerne la révision du cadre financier pluriannuel, un consensus très clair s'est dégagé au Conseil européen sur la poursuite du soutien à l'Ukraine. Quant aux autres aspects de ce cadre, nous cherchons en priorité des redéploiements. L'enveloppe totale que demande la Commission européenne est trop élevée, notamment les frais administratifs, incluant sa masse salariale. Je crois que votre commission a auditionné deux représentants de la direction du budget et évoqué ces enjeux. J'espère ne pas trop m'avancer sur la convergence de nos vues sur ce sujet.

En matière de révision des règles de gouvernance économique, la France est pleinement engagée dans la recherche d'un compromis, notamment avec l'Allemagne. Le Conseil européen lui a rappelé la nécessité de « conclure le travail législatif en 2023 ». Il est impossible de revenir aux règles qui datent d'avant le Covid, d'avant la guerre en Ukraine, ou d'avant la transition énergétique accélérée.

Je conclurai mon propos par les préparatifs de la Conférence des Parties, COP 28. L'Union européenne a confirmé qu'elle sera le premier continent à atteindre la neutralité climatique d'ici 2050. On peut affirmer que nous sommes un des acteurs les plus ambitieux de toute la COP. Nous reviendrons certainement en détail sur un grand nombre de ces points.

M. Jean-François Rapin, président. - Un mot, Madame la ministre, sur la question du tweet du ministère ?

Mme Laurence Boone, secrétaire d'État. - Absolument. En ce qui concerne l'affaire de l'arrachage des portraits d'otages israéliens, le ministre de l'Europe et des affaires européennes a lancé dès hier après-midi une procédure d'enquête sur la personne, auteur de cet arrachage, avec les possibles responsabilités que vous imaginez. Puis un communiqué de presse très ferme a été publié hier vers 17 heures.

Vous m'avez également interrogée sur l'utilisation de la langue française dans les concours. Nous avions alerté plusieurs commissaires au printemps de l'année dernière et rédigé une lettre demandant que le français soit rétabli dans les concours, conformément aux traités. Devant l'absence de résultat, nous avons effectivement poursuivi la procédure en justice. Une première audience se déroulera au tribunal de l'Union européenne le 23 novembre prochain, dans le cadre d'un recours de la France en annulation d'un avis de concours de l'Office européen de sélection du personnel (EPSO) qui visait à recruter par des épreuves exclusivement an langue anglaise des administrateurs dans les domaines de l'industrie, de la défense et de l'espace, alors même que la France ne manque pas d'experts et de professionnels dans ces domaines. Comme je vous le disais, ce recours en annulation répond à l'ambition de la France de promouvoir le multilinguisme au sein des institutions européennes. Il impossible que nous laissions s'installer, de manière irréversible, un fonctionnement totalement décorrélé des réalités linguistiques de l'Union européenne, par le biais des recrutements de fonctionnaires. Cela serait dommageable pour le sentiment d'appartenance à l'Union européenne.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci pour cette fermeté d'action sur la langue française. Notre commission a déjà eu l'occasion d'exprimer cette même position de fermeté dans un avis politique qu'elle a adressé à la Commission européenne en janvier 2020. Toutefois, je suis très surpris, Madame la ministre, qu'on ne puisse imposer les dispositions des traités par la voie diplomatique, et qu'il faille en arriver à un traitement contentieux.

Mme Laurence Boone, secrétaire d'État. - Je trouve également cela dommage. Néanmoins, en appeler aux tribunaux rend la pression diplomatique d'autant plus crédible. Il ne s'agit pas que de mots. Nous montrons que nous pouvons agir s'il le faut. Cet effort était nécessaire pour que cela ne se reproduise plus.

M. Jean-François Rapin, président. - Faut-il en déduire qu'à force, nos fonctionnaires dans les institutions européennes ne sont plus français, et deviennent complètement européens et de là anglicisés ?

Mme Laurence Boone, secrétaire d'État. - Si vous posez cette question aux différents fonctionnaires des institutions européennes, tous vous répondront que les fonctionnaires français sont toujours aisés à reconnaître.

M. Jacques Fernique. - Monsieur le Président, Madame la ministre, ma question porte sur la capacité de l'Union européenne à agir pour la paix, dans le cadre de cette guerre effroyable, provoquée par les crimes terroristes d'ampleur abominable du Hamas. Force est de constater que l'Union européenne, et globalement les pays occidentaux, semblent de plus en plus incompris, voire déconsidérés par les pays du Sud, en raison notamment de traitements différenciés des violations du droit international. Je fais référence à la condamnation de la violation du droit international par la Russie, comparée à notre attitude face aux violations de ce même droit dont sont victimes des milliers de civils et d'enfants à Gaza. Certes, le haut représentant de l'Union a adopté une position équilibrée, en rappelant l'obligation pour Israël de respecter le droit humanitaire. Néanmoins quelle en a été la portée effective après le signal désastreux donné par le commissaire à l'élargissement et à la politique européenne de voisinage, M. Olivér Várhelyi, qui a annoncé trop vite une suspension de l'aide européenne aux Palestiniens, ainsi que par l'attitude de la présidente de la Commission européenne, Mme Ursula von der Leyen, lors de son déplacement en Israël, semblant donner carte blanche à M. Benyamin Netanyahou, premier ministre d'Israël. Certains appuis inconditionnels soutiennent Israël comme la corde soutient le pendu. Les vrais amis d'Israël ne peuvent l'encourager à reproduire les erreurs dramatiques des États-Unis, au lendemain du 11 septembre. Par ailleurs, la difficulté du Conseil européen à adopter des termes communs sur ce point tend à fragiliser la ligne finalement adoptée.

Madame la ministre, l'Europe peut agir pour le droit humanitaire et au-delà, afin de contribuer à dessiner un horizon politique, tant pour les droits des Palestiniens et la paix que pour la sécurité des Israéliens. Comment consolider les capacités de l'Union européenne à agir pleinement en ce sens et être comprise comme telle, au-delà du périmètre occidental ?

Mme Audrey Linkenheld. -Madame la ministre, ma question se situe dans le prolongement de la précédente. Tout d'abord, j'émettrais des réserves sur la position de l'Union européenne dans le conflit du Proche-Orient. Une position convergente ne constitue pas une position commune, comme en témoigne le vote de la résolution du 27 octobre dernier aux Nations-Unies. En appui à mon propos, je citerai M. Josep Borrell, haut représentant de l'Union européenne, qui reconnaissait que pour avoir une politique étrangère commune, il fallait avoir une vision du monde commune. Or selon lui, nous ne l'avons pas. Le Moyen-Orient illustre nos divisions.

L'un des enjeux que nous défendons, me semble-t-il, collectivement en France consiste à affirmer nos positions dans ce conflit au Proche-Orient, tout en évitant que ce dernier ne soit importé en France et en Europe. Malheureusement, nous avons connu, dans ma région à Arras, l'assassinat épouvantable de M. Dominique Bernard ainsi que d'autres drames, notamment à Bruxelles, qui démontrent que la complexité de ce défi.

Ma question est la suivante : que pensez-vous de la manière dont l'Europe juge la recrudescence des actes antisémites, forme d'importation du conflit actuel, dans notre pays, comme en Allemagne, et dans le monde entier ?

Mme Brigitte Devésa. - À la suite des attaques du 7 octobre dernier en Israël et de l'exportation du conflit dans nos démocraties, la régulation des plateformes par le règlement européen sur les services numériques ou Digital Services Act a-t-elle atteint un niveau de performance et d'efficacité suffisant ? Nous savons que les moyens financiers et humains ne suffisent pas à lutter contre l'apologie du terrorisme et à censurer les propos haineux sur les plateformes et les réseaux sociaux.

L'arsenal juridique doit-il être renforcé ? Quel bilan, Madame la ministre, dressez-vous en matière de protection de nos démocraties et des valeurs européennes dans cette guerre de la communication, sur ces trente derniers jours, écoulés depuis le 7 octobre ? ?

Mme Laurence Boone, secrétaire d'État. - Je répondrai tout d'abord à M. le sénateur Jacques Fernique et à Mme la sénatrice Audrey Linkenheld, dont les questions se rejoignent. Il existe une parfaite convergence de vues ou un parfait accord de l'ensemble des Européens, sur trois piliers. Le premier pilier traite de la sécurité et de la lutte contre le terrorisme et corrélativement du droit d'Israël à se défendre dans le respect du droit humanitaire international. Le deuxième pilier concerne la question de la protection des populations civiles et de l'aide humanitaire. Sur ce point, nous voulons une trêve humanitaire et à terme un cessez-le-feu. Le Conseil européen en est d'accord. Quant au troisième pilier, il porte sur la reprise d'un processus politique.

S'agissant des Nations Unies, chacun a pu comprendre que les votes n'étaient pas tous les mêmes. Ces votes reflètent profondément l'histoire et les origines des votants. Ce qui demeure essentiel est de continuer à s'entendre sur les fondamentaux relevant des trois piliers, au Conseil européen, et au G7.

Toutefois, vous semblez soulever, à moyen terme, la question de la réforme de l'Union européenne et des actions à mener en matière d'affaires étrangères. En effet, nous disposons aujourd'hui, d'une part, d'un Conseil des affaires étrangères qui a pour objet la coordination et d'autre part, d'une boussole stratégique qui n'est pas encore opérationnelle. Lors du prochain élargissement de l'Union européenne, se dérouleront parallèlement la réforme de l'Union et celle de ses politiques. Dans cette perspective, la mise en oeuvre de la boussole stratégique ainsi que la détermination de ce que nous voulons faire ensemble en matière d'affaires étrangères, au-delà de la coordination, constitueront des sujets importants de la prochaine mandature de la Commission et du Parlement. Si vous avez des suggestions en ce domaine, je me tiens à votre disposition pour en discuter.

Je complèterai mon propos par deux autres points en réponse à vos questions. Je préciserais d'abord que Mme Ursula von der Leyen s'est exprimée en son nom propre. Quant aux propos du commissaire M. Olivér Várhelyi, je tiens à souligner que, malgré cela, nous avons augmenté l'aide humanitaire au profit des civils de Gaza tant au niveau français qu'européen, tout en nous assurant que cette aide parvienne à ses véritables destinataires.

En matière d'antisémitisme, la stratégie de l'Union européenne date de 2021. Nous tentons de peser diplomatiquement sur la Commission européenne afin de faire progresser l'état d'avancement de cette stratégie dont un des volets consiste à recenser les actes antisémites dans chaque État. Sauf élément contraire, 13 États n'ont pas fourni de données sur ce point. Or résoudre un problème requiert de le nommer et de le documenter. Vous pouvez donc compter sur nous pour suivre ce dossier et je suis à votre disposition pour échanger à ce sujet également.

En réponse à votre question complexe, Madame la sénatrice Brigitte Devésa, je tiens à préciser que nous disposons d'un arsenal assez complet permettant de lutter effectivement contre les discours de haine en ligne et sur les réseaux sociaux ainsi que contre les incitations à des actes terribles, en particulier depuis la Présidence française de l'Union européenne et l'entrée en vigueur du Digital Markets Act (DMA) et du Digital Services Act (DSA). Avant de procéder à tout renforcement de cet arsenal, il convient de le mettre en oeuvre. J'illustrerai mon propos par l'obligation faite à chaque État membre de désigner au plus tard dans les trois mois, un coordinateur pour les services numériques, qui doit recenser et superviser les entités relevant du champ d'application de la législation sur les services numériques, notamment les grandes plateformes en ligne. Or l'ensemble des États n'a pas encore procédé à cette nomination. Dans l'attente de ces désignations au plus tard le 17 février 2024, la Commission européenne, le commissaire européen au marché intérieur, M. Thierry Breton, ainsi que la France, demeurent extrêmement vigilants et poursuivent leurs dialogues avec les plateformes.

M. Cyril Pellevat. - Madame la ministre, lors du Conseil européen, il a été rappelé la volonté de parvenir à une autonomie stratégique, tout en préservant une économie ouverte et respectueuse des principes de libre concurrence. Le Conseil européen a insisté sur la nécessité d'accélérer les travaux portant notamment sur la réduction des principales dépendances critiques ainsi que sur la diversification des chaînes d'approvisionnement dans le cadre de partenariats stratégiques.

Ces derniers, conclus avec des pays tiers pour la fourniture de ressources stratégiques, présentent, en effet, un double enjeu diplomatique et économique. D'une part, la dépendance de l'Union européenne envers un pays tiers tend à affaiblir sa politique étrangère. D'autre part, les différences de politiques entre nos partenaires de l'Union engendrent des répercussions directes sur toute l'économie européenne comme nous l'avons vu lors de l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Bien que la rupture des relations commerciales concernant le gaz ait été effectuée, cette décision fut beaucoup plus difficile à prendre pour certains pays européens, fortement dépendants du gaz russe. Les conséquences économiques de l'embargo sur le gaz russe, jusqu'ici la principale source d'approvisionnement de l'Union européenne, ont été massives. Afin de pallier la rupture des relations énergétiques avec la Russie, l'Union s'est tournée vers d'autres partenaires comme l'Azerbaïdjan pour se fournir en gaz. Or, cela a fortement limité la réponse diplomatique de l'Union lors de l'offensive de l'Azerbaïdjan contre l'Arménie en septembre dernier.

Il apparaît donc nécessaire que soient instaurées des mesures de sélection de nos partenaires stratégiques afin d'éviter toute aliénation et tous contre-coûts économiques dus à un partenariat mal choisi. Aussi je souhaiterais savoir si le Conseil européen envisage des mesures qui pourraient être mises en place lors du processus de sélection des partenaires économiques étrangers des États membres afin de s'assurer de leur fiabilité ?

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Mme Florence Blatrix Contat. -Madame la ministre, je souhaiterais vous poser deux questions dont la première n'est qu'indirectement en lien avec le Conseil européen car portant sur notre souveraineté économique et plus précisément sur notre souveraineté numérique. Amazon Web Services (AWS) a annoncé une nouvelle offre de cloud souverain dédiée à ses clients européens, promettant une séparation physique d'avec les autres régions. L'Office fédéral de la sécurité des technologies de l'information allemand ou BSI (Bundesamt für Sicherheit in der Informationstechnik) a adoubé cette offre. Or force est de craindre que les Allemands n'exercent une pression sur la France, dirigée contre la certification française SecNumCloud, qui est la plus aboutie au niveau européen. Nous avions déjà eu des divergences avec l'Allemagne sur la définition d'un cloud souverain. L'absence de vision commune du cloud souverain avait pénalisé le projet Gaia-X.

À la suite de l'annonce de AWS sur ce cloud souverain qui suscite des interrogations quant à l'extraterritorialité des lois américaines, FISA (Foreign Intelligence Surveillance Act) et Cloud Act (Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act), comment le gouvernement prévoit-il de réagir à la position unilatérale de l'Allemagne, qui cherche à prendre l'initiative en ce domaine ? Comment envisagez-vous de préserver la souveraineté numérique française et notamment la certification SecNumCloud ?

Ma seconde question concerne la révision du cadre financier pluriannuel. Les 27 États membres ont réaffirmé leur opposition au projet d'augmentation de 66 milliards d'euros du budget européen pluriannuel. Nous avons entendu les déclarations de la directrice générale du budget sur de potentiels redéploiements qui pourraient conduire à des réductions budgétaires drastiques pouvant atteindre 30 % dans des domaines cruciaux, tels qu'Horizon Europe, Erasmus, et Digital Europe. Quelle est la position du gouvernement sur ces éventuels redéploiements qui pourraient pénaliser des politiques européennes importantes ?

M. André Reichardt. - À titre liminaire, je souhaite saluer l'action contentieuse engagée par la France concernant le plurilinguisme, indispensable au bon fonctionnement de l'Union européenne. J'illustrerai mon propos par ma récente expérience lors d'une réunion en Moldavie, organisée par le gouvernement moldave, afin de présenter aux différentes délégations des parlements européens, les progrès réalisés par ce pays depuis son accession au statut de candidat à l'entrée à l'Union européenne. J'ai été choqué par le fait que la seule langue de travail utilisée pour cette rencontre était l'anglais, avec l'accord des participants, à l'exception des italiens qui se sont exprimés dans leur langue et sont venus accompagnés de deux interprètes italiens. Le recours à la langue anglaise constitue, selon moi, un mauvais signal donné à la fois par la Moldavie qui aspire à devenir un État membre mais également par les délégations autres que celle italienne, qui y ont consenti. Un pays candidat, surtout aussi francophone que la Moldavie, devrait fournir un effort particulier en ce domaine, d'autant plus que l'Union européenne, vous le savez bien, procure des financements importants aux pays candidats pour les accompagner vers l'adhésion. Ce n'était qu'une observation, importante toutefois.

Ma première question reviendra sur le nouveau pacte sur la migration et l'asile. Si les résultats des négociations vous semblent plutôt positifs, j'émets quelques doutes. Rappelez-vous, nous vous avions déjà interrogée en séance, avant ce Conseil européen, sur la probabilité d'aboutir à un consensus. Je vous pose aujourd'hui la question suivante : existe-t-il un véritable consensus ou est-ce un consensus de façade, venant notamment des pays que certains qualifient de « seconde ligne » ? Ce dossier progresse-t-il réellement ou n'est-il question que d'efforts pour faire valoir une avancée en vue des élections européennes prochaines ? L'Union européenne a une compétence très forte sur la maîtrise de ses frontières extérieures : mes chers collègues, toutes nos actions franco-françaises seront sans portée si, d'une part, il n'existe pas de frontières à l'extérieur aussi étanches que possible et si, d'autre part, ceux qui méritent véritablement d'invoquer le droit d'asile ne l'obtiennent pas. Où en sommes-nous ?

Concernant le Sahel, vous avez mentionné que des actions concrètes étaient à l'étude. Peut-on en savoir un peu plus ? Le silence sur ce dossier m'inquiète beaucoup. En qualité de président du groupe d'amitié France-Afrique de l'Ouest, j'observe que l'entreprise de démolition de l'Afrique de l'Ouest se poursuit. L'Union européenne se sent-elle concernée ?

S'agissant du conflit Arménie-Azerbaïdjan, ces deux pays sont partie prenante du Partenariat oriental avec l'Union européenne. Cet accord, qui comporte un volet financier, représente, en réalité, un sas d'entrée dans l'Union européenne, et facilite la préparation pour déposer un dossier de candidature. L'Union européenne ne pourrait-elle pas utiliser cet instrument comme levier afin d'obtenir des avancées concrètes, notamment de la part de l'Azerbaïdjan ?

Enfin, et j'en aurai complètement terminé, en matière d'élargissement, la Commission européenne publie, ce jour, un rapport sur la suite à donner en la matière. Êtes-vous informée de ses recommandations et plus précisément de la progression des processus d'adhésion des candidats qui ont été reconnus comme tels ainsi que du sort de la Géorgie ?

M. Claude Kern. - Je vais aller, Madame la ministre, dans le même sens que mon collègue, M. André Reichardt, sur l'élargissement, puisque j'ai pu consulter le rapport - en anglais - que la Commission européenne a présenté ce matin et qui concerne notamment l'élargissement de l'Union à la Géorgie. Ce rapport mentionne que cette dernière déploie de réels efforts pour satisfaire les douze priorités qui avaient été fixées en juin 2022. De nombreux progrès sont relevés, notamment en matière de réforme de l'administration publique, de lutte contre la corruption et le crime organisé, de droits fondamentaux, de libertés d'expression et de liberté de la presse, d'égalité des genres, de protection de la femme, etc.

Néanmoins, une question très sensible et essentielle demeure qui a été vaguement évoquée dans ce rapport : celle de la réforme globale du système judiciaire. En ma qualité de rapporteur pour la commission de suivi du Conseil de l'Europe sur la Géorgie, j'ai noté de nombreuses failles dans le système judiciaire géorgien. Mon constat a été corroboré par la Commission de Venise qui a émis exactement les mêmes réserves.

Au-delà du dossier géorgien, certaines questions demeurent non résolues, par exemple dans les Balkans, notamment entre le Kosovo et la Serbie, véritable « poudrière ». Comment se positionne la France source sujet?

Mme Laurence Boone, secrétaire d'État. - S'agissant de l'autonomie stratégique et des principes de libre concurrence, Monsieur le sénateur Pellevat, l'enjeu consiste à assurer la compétitivité de l'économie européenne pour ses 440 millions de citoyens. Pour y parvenir, nous ne pouvons pas vivre en autarcie ainsi que vous l'avez souligné. C'est pourquoi nous avons conclu des accords commerciaux stratégiques avec notamment le Chili, pour nous fournir en lithium, élément nécessaire pour la transition énergétique. Si la dépendance au gaz, qu'il soit russe ou azerbaïdjanais, varie d'un pays à l'autre, on ne peut que saluer les efforts de l'ensemble des États membres qui ont réduit leur dépendance au gaz russe de 50 % cette année. Il existe également un processus pour que les pays échangent entre eux à ce sujet et identifient ensemble leurs dépendances.

En outre, la présidente de la Commission européenne, Mme Ursula von der Leyen, a demandé à l'ancien président du Conseil des ministres italien, M. Mario Draghi, de regarder effectivement comment rendre l'Union européenne plus compétitive et d'identifier ses dépendances critiques ainsi que les voies pour s'en détacher et diversifier ses intrants. Le rapport de M. Mario Draghi est prévu pour le mois de juin.

En ce qui concerne le cloud, Madame la sénatrice Blatrix Contat, soyez assurée que nous agissons pour que les données européennes soient hébergées dans un cloud localisé en Europe et que le transfert de données avec les États-Unis soit encadré. Nous l'avions évoqué avant le Conseil européen. Deux de nos priorités les plus importantes consistent à assurer la compétitivité du marché européen des données, tout en protégeant la souveraineté de l'Union européenne, en particulier les données des citoyens. Nous souhaitons donc faire émerger un service européen en ce domaine. À ce stade, aucune offre n'a été certifiée SecNumCloud par l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI). Cela signifie que l'exigence française en la matière reste forte et que nous allons être très vigilants sur ce point. J'ai de nombreuses fois abordé ce sujet avec le ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé du numérique, M. Jean-Noël Barrot.

Chaque État dispose aujourd'hui d'un cloud. Notre objectif est de converger vers la notion française de cloud souverain qui apparaît être la plus protectrice de toutes celles qui existent. J'aimerais également ajouter que nous discutons de manière continuelle avec l'Allemagne sur ce sujet. Le numérique et l'intelligence artificielle étaient au programme du séminaire gouvernemental franco-allemand qui s'est tenu à Hambourg, début octobre. Ces sujets ont aussi été abordés la semaine dernière lors du premier sommet britannique, sur les risques associés à l'intelligence artificielle. Il convient de souligner qu'en matière de développement numérique et de cloud, la France se situe en tête des États de l'Union européenne et donc, notamment, devant l'Allemagne.

En réponse à vos interrogations sur le cadre financier pluriannuel, plusieurs observations doivent être rappelées. Tout d'abord, certains fonds n'ont pas été utilisés, notamment, ceux qui étaient dédiés à la migration. Ensuite, la hausse demandée par la Commission européenne n'était qu'imparfaitement documentée. Enfin, nous pensons qu'à l'heure où les fonctionnaires nationaux ne connaissent que des hausses de traitement restreintes, compte tenu de la situation actuelle, il n'est pas envisageable de permettre à la Commission européenne d'augmenter beaucoup plus ses employés qui bénéficient déjà d'un niveau de rémunération plus élevé que celui des fonctionnaires nationaux. Les 27 États membres étaient unanimes sur ce constat. En conséquence, ce que nous demandons, comme l'ensemble des États membres, c'est d'identifier les montants qui n'ont pas été utilisés et de les redéployer quand cela est possible et nécessaire. Bien évidemment il existe des programmes et dossiers prioritaires, tels que l'Ukraine, la migration, Erasmus, le programme Horizon Europe, ou encore le numérique. Plus nous serons sélectifs, plus nous devrons être stratégiques. Les trois programmes que vous avez cités figurent parmi les plus stratégiques pour l'Europe, notamment en matière de souveraineté et d'autonomie. C'est pourquoi nous sommes dans l'exercice de l'analyse afin de formuler des propositions de redéploiement comme les autres États membres.

Monsieur le sénateur Reichardt, je partage votre constat sur la nécessité de mettre en oeuvre le multilinguisme. En conséquence, la publication de postes prévoyant l'usage de seulement deux langues, la langue maternelle et en toute probabilité l'anglais, n'était absolument pas acceptable. À la suite de discussions informelles, puis formelles, puis d'une lettre, nous poursuivons nos efforts pour faire appliquer le multilinguisme, en utilisant toutes les procédures à notre disposition, et nous sommes largement soutenus par les États membres. À titre d'illustration, mon collègue irlandais s'exprime parfois en gaélique. Il serait ironique qu'au moment où les Espagnols demandent l'usage de leurs langues régionales, non prévues par les traités, le multilinguisme soit délaissé.

En matière de migration et d'asile, le nouveau pacte devrait être conclu avant la fin de l'année, tant pour des raisons politiques que de fond. Nous ne ménagerons pas nos efforts afin d'aboutir à sa conclusion avant la fin de la mandature européenne car il est extrêmement important de montrer effectivement que l'Union est efficace et agit pour la protection des frontières extérieures.

Au plan politique, force est de constater qu'un large consensus existe au Conseil européen sur le fait que la protection des frontières de l'Union européenne passe par l'Union. J'en prendrai pour preuve le revirement de position de Mme Giorgia Meloni, présidente du Conseil des ministres italien, qui, pendant six mois, a déclaré vouloir faire un blocus naval, et qui, finalement, a demandé à Mme Ursula von der Leyen ainsi qu'à l'ensemble des États membres, de faire pression sur certains pays, considérés comme des pays dit de transit, ou d'origine. Je le répète donc, quelle que soit la couleur politique, tous s'accordent sur le fait que la protection des frontières de l'Union passe par l'Union. Le changement de stratégie de l'Italie a envoyé un signal très fort à l'ensemble du spectre politique. Il est de l'intérêt du Parlement européen de parvenir à un accord avec le Conseil. Tout échec serait perçu comme un terrible signal de faiblesse, sept mois avant les élections européennes.

S'agissant des raisons de fond, ce pacte constituerait une véritable avancée en matière de maîtrise des flux. Concrètement, sans le pacte, les migrants arrivant par le pays de première entrée se font enregistrer dans ce pays, puisqu'on ne connaît pas leur statut. Or tout pays de première entrée, doté de côtes méditerranéennes, accueille un plus grand nombre de demandeurs que tout autre État de l'Union. En l'absence de solidarité, grande est la tentation de ne pas traiter l'ensemble des demandeurs. Les flux ne sont donc pas totalement maîtrisés. Désormais, le pacte prévoit un mécanisme de solidarité impliquant tous les autres États puisque chacun traitera des demandes ou aidera à la réalisation des tests sanitaires et sécuritaires. Dans ces conditions, les États faisant face à une pression migratoire auront intérêt à enregistrer les demandes. Quant à l'ensemble des États, ils sont favorables à ces nouvelles procédures qui améliorent l'efficacité du traitement des demandeurs d'asile. Bref, la maîtrise des flux migratoires devrait être considérablement accrue par ce pacte sur la migration et l'asile. C'est pourquoi, il serait incompréhensible que l'on ne parvienne pas à un accord.

En réponse à vos questions d'ordre international, notamment sur le Sahel, sur notre insistance, le Conseil européen a mis ce sujet à son ordre du jour. La France y tenait particulièrement. L'ensemble des États membres ont conscience de l'importance de cette région, ne serait-ce que pour la stabilité du continent mais aussi pour celle de nos nations. Le Président de la République française fait figure de leader sur le sujet et tient un langage de fermeté. En conséquence, le Haut représentant de l'Union a été mandaté afin d'élaborer une position commune.

Vous m'avez interrogée sur le partenariat oriental. Malgré les multiples réunions entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, ce dernier a manqué à sa parole. Près de 100 000 personnes ont été déplacées du fait de son agression au Haut Karabagh, 25 000 avaient déjà quitté cette région où elles habitaient. Cette agression porte atteinte à la souveraineté et à la protection territoriale. Force est de constater qu'il n'y avait pas de représentant de l'Azerbaïdjan lors de la réunion de Communauté politique européenne qui s'est tenue début octobre. De nombreuses discussions ont eu lieu. La France qui a pris le leadership en la matière, demande à faire pression sur l'Azerbaïdjan, au cas où ce dernier poursuivrait ses opérations militaires, et à préparer des sanctions ainsi qu'un soutien militaire. Ces différents points seront abordés lors du Conseil des affaires étrangères, la semaine prochaine.

Quant à l'élargissement, avant de répondre précisément à vos questions, je pense qu'il est important de déterminer si l'on veut que les pays des Balkans, l'Ukraine, la Moldavie et la Géorgie soient avec nous, du côté des pays démocratiques, en mettant en oeuvre le respect de l'État de droit, des valeurs communes, notamment humanitaires, de la protection des minorités, de l'anticorruption, de l'impartialité et de l'indépendance de la justice, de l'indépendance et de la pluralité des médias, ou si on les laisse dériver vers la Russie et la Chine.

Notre réponse politique est qu'il est de notre intérêt sécuritaire que ces pays soient avec nous et que nous n'ayons pas, à nos frontières, des pays risquant d'être déstabilisés à tout moment par une ingérence russe ou chinoise. Bien évidemment, il convient de pouvoir les aider sur le chemin d'adhésion à l'Union européenne, pas à n'importe quel prix car ils doivent disposer d'institutions qui garantissent un État de droit. C'est pourquoi nous avons demandé un processus d'intégration graduel, qui accompagne les efforts et progrès en matière d'État de droit d'une aide financière et administrative pour avancer plus vite. En revanche, tout recul implique une régression sur le chemin de l'adhésion. L'enjeu est d'être suffisamment incitatif et de faire rêver ces pays pour les ancrer dans nos systèmes démocratiques. C'est bien tout l'objet de ce paquet Élargissement.

Si on regarde la situation précisément, tout d'abord, la résolution des conflits doit être une condition de l'adhésion. À titre d'illustration, la Serbie et le Kosovo disposent des moyens pour résoudre leur conflit. C'est vraiment entre leurs mains. Ils sont aidés de toutes parts pour le faire. Si nous y constatons un recul de l'État de droit, nous en prendrons acte.

Quant à la Géorgie, n'ayant satisfait que trois priorités sur douze, elle obtiendra le statut de candidat dès que les neuf autres conditions seront satisfaites. Nous avons procédé de la même façon pour l'Albanie et la Macédoine du Nord, en ouvrant automatiquement ce statut, dès lors que les conditions étaient remplies. On lance ainsi un signal politique, tout en restant très ferme sur la conditionnalité en termes d'État de droit.

Mme Mathilde Ollivier. - Madame la ministre, je souhaiterais revenir sur le sujet des négociations du cadre financier pluriannuel. Un certain nombre de priorités ont été évoquées lors du dernier Conseil européen. Vous en avez mentionnées, aujourd'hui, quelques-unes françaises. Or, nous vous avons peu entendu parler du pacte vert ou Green deal, et il est plutôt évoqué la gestion de la crise climatique que sa prévention.

Le Président de la République a envoyé un signal assez négatif, il y a quelques mois, en parlant de pause dans la réglementation européenne en matière environnementale. Quelles sont les priorités de la France dans le cadre financier pluriannuel, en matière de lutte contre le changement climatique et contre la perte de la biodiversité?

Mme Laurence Boone, secrétaire d'État. - En ce qui concerne la lutte contre le changement climatique, au risque de vous surprendre, je rappelle que l'Europe est la région la plus avancée au monde en matière de transition écologique. J'ose même dire que c'est le Président de la République qui est le plus audacieux et ambitieux de tous les leaders au Conseil européen. Ceci est un fait. Nous serons probablement le premier pays à être le plus décarboné. Je vous rappelle que l'Allemagne est loin derrière nous en matière de décarbonation et de transition écologique.

Vous mentionnez une pause réglementaire. L'idée n'est pas du tout d'interrompre la démarche de transition énergétique et de biodiversité, mais plutôt de regarder tout ce qui a été réalisé, d'en évaluer l'impact afin d'ajuster dans un sens ou dans un autre, en fonction des résultats attendus de ces politiques. Être très ambitieux et afficher des cibles, tout le monde peut le faire. Il est aisé de parler, et beaucoup plus difficile, en revanche, de le faire. La prochaine étape concernera les interconnexions énergétiques, notamment pour pouvoir optimiser la production et la consommation d'énergie, objectif qui sera probablement intégré dans le mandat de la Banque européenne d'investissement et de son ou sa prochaine présidente. Il en sera de même sur les autres volets écologiques, avant d'ajuster éventuellement certaines normes si besoin. Comme vous le savez, le commissaire européen aux relations interinstitutionnelles, M. Maro efèoviè, se déplace dans les capitales européennes afin de discuter avec les entreprises et la société civile pour déterminer comment ajuster ce qui a été fait, de manière à ce que ces dernières puissent effectivement mettre en oeuvre les normes de la façon la plus efficace et la moins coûteuse possible.

M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie Madame la ministre. Nous nous reverrons donc au prochain débat préalable au Conseil européen de décembre, dans l'hémicycle.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 14 h 40

Jeudi 9 novembre 2023

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 9 h 40.

Voisinage et élargissement - Audition de M. Olivér Várhelyi, Commissaire européen en charge de l'élargissement et de la politique de voisinage

M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur le Commissaire européen, nous sommes très heureux de vous recevoir au Palais du Luxembourg. Je vous remercie d'avoir accepté notre invitation.

Votre audition intervient à point nommé, au lendemain de la publication du dernier « paquet élargissement » de la Commission européenne, c'est-à-dire des rapports de progrès sur chacun des pays candidats ou candidats potentiels à l'adhésion à l'Union européenne.

Après la décision historique de reconnaître le statut de pays candidat à l'Ukraine et à la Moldavie, prise par le Conseil européen de juin 2022, la Commission européenne vient de recommander hier d'ouvrir les négociations d'adhésion avec ces deux pays et de reconnaître à la Géorgie le statut de pays candidat.

Si la décision finale appartient aux chefs d'État ou de gouvernement, qui en débattront lors du Conseil européen des 14 et 15 décembre prochain, il s'agit là d'une nouvelle étape essentielle et d'un changement géopolitique majeur pour le projet européen, en conséquence directe de l'invasion de l'Ukraine par la Russie.

Alors que l'Ukraine subit sur son territoire une guerre meurtrière et défend avec courage nos valeurs communes de démocratie et de droits de l'homme, la reconnaissance du statut de pays candidat  à l'Ukraine et à la Moldavie constitue un signal fort de soutien et de solidarité de la part de l'Union européenne et répond aux aspirations profondes de ces pays.

Comme le disait Robert Schuman : « Nous devons faire l'Europe non seulement dans l'intérêt des peuples libres, mais aussi pour pouvoir y accueillir les peuples de l'Est qui, délivrés des sujétions qu'ils ont subies jusqu'à présent, nous demanderaient leur adhésion et notre appui moral. »

Pour autant, quelle appréciation portez-vous sur l'état de préparation de ces pays ? Qu'en est-il du respect des critères de Copenhague, en matière de démocratie, de respect de l'État de droit et de lutte contre la corruption ou encore en matière économique ou de capacités administratives ?

Alors que la capacité d'absorption de l'Union a été reconnue comme un critère à part entière, l'Union européenne est-elle prête à accueillir de nouveaux États membres ? Les institutions européennes peuvent-elles fonctionner à 30 ou 35 pays ? Quelles seraient les conséquences d'un tel élargissement sur le budget européen et les politiques communes, comme la PAC ou la politique de cohésion ?

Récemment, un article du Financial Times évoquait l'impact potentiel de l'adhésion de neuf nouveaux pays dont l'Ukraine sur le budget européen et les politiques communes, en indiquant qu'elle pourrait entraîner une diminution de 20 % des crédits de la PAC et de la politique de cohésion pour les actuels pays membres.

Alors que la perspective d'adhésion à l'Union européenne des pays des Balkans occidentaux a été reconnue depuis plus de vingt ans, vous nous présenterez également l'état d'avancement des négociations d'adhésion de ces pays à l'Union européenne.

Quelle appréciation portez-vous sur les progrès réalisés par chacun de ces pays sur la voie de l'adhésion ? Qu'en est-il des tensions régionales, de l'influence de puissances étrangères, comme la Chine, la Russie ou la Turquie, et comment éviter le sentiment de lassitude des populations, en particulier de la jeunesse, qui attendent depuis vingt ans l'entrée de leur pays dans l'Union européenne ?

Je pense au cas de la Bosnie-Herzégovine ou encore au Kosovo, mais aussi au Monténégro, à la Serbie, à l'Albanie ou à la Macédoine du Nord.

Plus généralement, la nouvelle méthodologie de l'élargissement, adoptée à l'initiative de la France, a-t-elle permis, d'après vous, de renforcer le processus, avec un examen plus rigoureux des critères de Copenhague ? Pouvons-nous réellement parler d'un processus plus politique et quid du principe de réversibilité ?

Enfin, n'oublions pas d'évoquer le cas de la Turquie, dont les négociations d'adhésion sont bloquées depuis plusieurs années et qui semble s'éloigner de plus en plus des valeurs européennes et prendre un autre chemin que celui menant à l'adhésion.

Je vous laisse la parole, Monsieur le Commissaire européen, avant que nous poursuivions notre dialogue en vous posant quelques questions.

M. Olivér Várhelyi, Commissaire européen chargé de l'élargissement et de la politique de voisinage. - Merci Monsieur le Président. Chers Sénateurs, je suis toujours ravi de vous rendre visite ici à Paris, parce que je suis convaincu que la démocratie européenne commence et perdure avec les parlements nationaux. Par conséquent, pour moi, la visite des parlements est toujours très importante. Elle me permet aussi d'apprécier la manière dont notre politique est reçue et comment elle est vue par les parlements nationaux, parce que vous êtes les plus proches des citoyens européens. Pour moi, m'entretenir avec les parlements est une grande occasion. Comme vous l'avez précisé, Monsieur le Président, nous avons adopté hier notre paquet d'élargissement. Il s'agit donc d'une affaire courante qui peut d'ores et déjà faire l'objet d'une discussion avec vous aujourd'hui. Vous avez déjà dressé une liste importante de questions auxquelles nous pourrons tenter de répondre. Cette année, nous présentons un vaste train de mesures sur l'élargissement, avec des rapports couvrant pour la première fois dix pays, incluant maintenant l'Ukraine, la Moldavie, la Géorgie et le plan de croissance pour les Balkans occidentaux.

La Commission a donc recommandé au Conseil d'ouvrir des négociations d'adhésion avec l'Ukraine et la Moldavie. Nous avons recommandé également d'ouvrir les négociations d'adhésion avec la Bosnie-Herzégovine une fois que le degré nécessaire de conformité avec les critères d'adhésion sera atteint. En outre, nous recommandons d'accorder le statut de pays candidat à la Géorgie, étant entendu que cet État a pris certaines mesures. En ce qui concerne l'Ukraine et la Moldavie, nous recommandons au Conseil d'ouvrir les négociations une fois que l'Ukraine et la Moldavie auront progressé sur les lois relatives à la lutte contre la corruption et la vérification des avoirs et adopté de nouvelles mesures contre l'oligarchisation. Ces deux pays devront particulièrementcontinuer à lutter contre la corruption, en obtenant des résultats supplémentaires en matière d'enquêtes et de condamnations.

En ce qui concerne les minorités nationales, l'Ukraine doit répondre aux recommandations des instances de la commission de Venise de juin et octobre derniers, liées à la loi sur les minorités nationales. L'Ukraine doit également donner suite à la recommandation de la commission de Venise relative aux lois sur les langues d'État, les médias et l'éducation. Dans le cas de l'Ukraine et de la Moldavie, la Commission suivra de manière continue les progrès et la conformité dans tous les domaines liés à l'ouverture des négociations et fera un rapport au Conseil d'ici mars 2024. La Commission est prête à entamer les travaux préparatoires, en particulier le criblage de l'acquis, c'est-à-dire le screening, et la préparation du cadre de négociation.

En Géorgie, nous avons assisté à une nouvelle dynamique positive de dialogue avec l'Union européenne au cours des derniers mois, en particulier en ce qui concerne les douze priorités que nous avons identifiées. Par conséquent, la Commission recommande au Conseil d'accorder à la Géorgie le statut de pays candidat, étant entendu que de nouvelles mesures seront à prendre à propos de la lutte contre la désinformation, l'alignement sur la PESC, l'amélioration de la mise en oeuvre du contrôle parlementaire et la résolution du problème de polarisation politique et, encore une fois, la question de la désoligarchisation et de la lutte contre la corruption.

S'agissant de la Bosnie-Herzégovine, l'année dernière, le statut de candidat a apporté une dynamique indispensable. Un nouveau gouvernement a rapidement été mis en place après les élections et a commencé à mettre en oeuvre les réformes du pays à tous les niveaux. L'engagement public des partis politiques en faveur de l'objectif stratégique de l'intégration européenne a donné des résultats positifs. Le Conseil des ministres a approuvé un ensemble de projets de loi, notamment sur l'intégrité du système judiciaire, la prévention de la torture, la désignation de médiateurs comme mécanisme national de prévention, les étrangers et la liberté d'accès à l'information. Ces textes ont tous déjà été adoptés par le Parlement. Le point de contact pour Europol a commencé à fonctionner, ce qui était un progrès très attendu.Des progrès modestes ont, par ailleurs, été accomplis à propos de l'alignement de la Bosnie-Herzégovine sur la PESC. Je pourrais continuer avec une longue liste d'évolutions positives au cours de l'année écoulée. D'importantes stratégies ont été adoptées en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux, de même que des plans d'action en matière d'immigration, de terrorisme ou de mise en oeuvre de stratégies nationales de traitement des crimes de guerre. Le budget de l'État pour cette année-ci a été adopté en mars. La base juridique pour la conduite de négociation sur les interconnexions gazières du Sud et de l'Est a été adoptée. L'accord de coopération avec Eurojust a également été adopté. De plus, deux autres accords de mobilité régionale inscrits dans la procédure de Berlin ont été ratifiés. La Commission encourage les dirigeants politiques et toutes les autorités à prolonger ce bilan positif et à redoubler d'efforts pour répondre à toutes les priorités essentielles qui subsistent. La Commission recommande donc l'ouverture de négociations d'adhésion avec la Bosnie-Herzégovine dès que les données attestant de la conformité avec les critères d'adhésion seront recueillies. Nous rendrons donc compte au Conseil des progrès accomplis d'ici mars prochain.

Avant de me tourner vers l'Albanie, permettez-moi de dire quelques mots sur la procédure de criblage en cours avec l'Albanie et la Macédoine du Nord. Le processus progresse et les autorités de ces pays ont fait preuve d'un niveau élevé d'engagement. Notre objectif est d'ouvrir le premier pôle sur les fondamentaux d'ici la fin de l'année avec l'Albanie. En Albanie, la mise en oeuvre de la réforme globale de la justice se poursuit et les procédures de vérification progressent à un rythme satisfaisant. La structure spéciale contre la corruption et la criminalité organisée, dénommée « SPAC », a obtenu de nouveaux résultats concrets. L'alignement complet sur la politique étrangère et de sécurité commune a été un signal fort du choix stratégique du pays d'adhérer à l'Union européenne. Des efforts supplémentaires sont nécessaires dans des domaines clés de l'État de droit au sujet de la liberté d'expression, des questions relatives aux minorités et du droit de propriété.

En Macédoine du Nord, les autorités ont continué à démontrer et déclarer politiquement leur engagement à progresser sur les voies de l'adhésion à l'Union européenne. Maintenant que le processus de négociation d'adhésion a commencé, le rythme des réformes liées à l'Union européenne doit s'accélérer. Certaines modifications apportées au code pénal, qui concernent un grand nombre d'affaires de corruption à haut niveau, ont suscité des inquiétudes. Il est essentiel de renforcer la confiance dans le système judiciaire et de lutter contre la corruption, grâce à des résultats solides en matière d'enquête, de poursuites et de condamnations définitives dans les affaires de corruption de haut niveau. Le Parlement et le Gouvernement se sont engagés à démarrer et à réaliser en priorité les modifications constitutionnelles pertinentes. J'espère que tous les partis soutiendront cette proposition pour aller de l'avant. Il s'agit d'une décision souveraine de la Macédoine du Nord et d'un engagement qui renforcera encore les droits fondamentaux.

Concernant le Monténégro, si les progrès en matière de réforme d'adhésion à l'Union européenne sont en grande partie au point mort, le gouvernement nouvellement nommé doit désormais se concentrer sur les réformes liées à l'Union européenne et veiller à ce que les institutions démocratiques et le pouvoir judiciaire du pays deviennent pleinement opérationnels. Le respect des critères provisoires fixés dans les chapitres 23 et 24 relatifs à l'État de droit sera essentiel pour réaliser de nouveaux progrès dans l'ensemble des négociations. Aucun autre chapitre ne sera provisoirement clôturé avant que cette étape ne soit franchie.

Le Kosovo a, quant à lui, progressé dans ses travaux législatifs et adopté une réforme électorale importante. Ce pays s'est aligné sur la position de l'Union européenne sur la condamnation de la guerre d'agression menée par la Russie contre l'Ukraine et a adopté des mesures restrictives à l'encontre de la Russie. La situation dans le nord du Kosovo a été affectée par plusieurs crises, la dernière en date étant l'attaque contre la police kosovare le 24 septembre. Nous notons que bien qu'un accord ait été conclu en février et mars cette année, dans le cadre du dialogue sur un accord de normalisation et son annexe, ni le Kosovo ni la Serbie n'ont commencé à mettre en oeuvre leurs obligations respectives, qui sont contraignantes pour les parties et participent de leurs trajectoires européennes. En raison de l'absence, depuis juin, de mesures décisives pour apaiser la situation, l'Union européenne met en oeuvre des mesures à l'égard du Kosovo, ce qui a une incidence sur son soutien financier. Ces mesures sont temporaires et dépendent des décisions prises pour apaiser les tensions dans le nord du Kosovo. Enfin, nous attendons le 1er janvier 2024 avec intérêt, date à laquelle la libéralisation du régime des visas pour le Kosovo entrera en vigueur.

La Serbie a commencé à mettre en oeuvre les amendements constitutionnels de 2022 visant à renforcer l'indépendance des pouvoirs judiciaires. Elle a également adopté en octobre 2023 d'importantes lois sur les médias avant la dissolution du Parlement. Notre évaluation figurant dans les deux derniers rapports selon laquelle la Serbie remplit les critères d'ouverture pour le pôle 3 « compétitivité et croissance inclusive » reste valable. La Commission soutient l'ambition de la Serbie d'ouvrir de nouveaux pôles d'adhésion sur le fondement de la poursuite des progrès en matière de réforme. Nous reconnaissons également la bonne coopération en matière de prévention de contournement des sanctions, mais la question essentielle de l'alignement sur la PESC, y compris sur les sanctions à l'encontre de la Russie, demeure préoccupante.

Passons maintenant au plan de croissance pour les Balkans occidentaux. Ce nouveau plan consiste en une nouvelle approche audacieuse visant à accélérer une véritable intégration, c'est-à-dire une intégration sur le terrain de nos économies, de nos sociétés et à combler le fossé qui nous sépare. Ce plan apportera des avantages tangibles pour chacun d'entre nous au moment de l'adhésion. Les États membres ont demandé cette intégration accélérée et progressive. Nous avons pour notre part présenté un projet en ce sens en application de la nouvelle méthodologie de 2020. L'objectif de ce plan est de stimuler l'économie des Balkans occidentaux au cours des prochaines années afin de combler le fossé socio-économique existant entre l'Union et ses partenaires d'ici la fin de cette décennie.

Il repose sur quatre piliers.

Premièrement, nous voulons intégrer progressivement les Balkans occidentaux dans le marché unique de l'Union européenne, avant même leur adhésion pleine et entière à l'Union européenne.

Deuxièmement, nous nous efforcerons également de stimuler de l'intérieur l'économie dans la région des Balkans occidentaux, par l'intermédiaire du marché régional commun fondé sur les normes et les règles de l'Union européenne.

Troisièmement, le plan de croissance aidera nos partenaires des Balkans occidentaux à accélérer les réformes fondamentales, y compris celles relatives à l'État de droit et à la démocratie. Ces réformes sont nécessaires au déploiement rapide du plan de croissance lui-même, afin d'attirer les investissements privés, de favoriser une croissance économique durable et de réduire la pollution.

Enfin, nous voulons augmenter l'assistance financière afin d'aider nos partenaires à accélérer les réformes au moyen d'un mécanisme pour la réforme et la croissance des Balkans occidentaux. Nous disposons, dans ce but, d'une enveloppe de 6 milliards d'euros qui comprend 2 milliards d'euros de soutien non remboursable - il s'agit donc de subventions - et de 4 milliards d'euros sous forme de prêts favorables. L'ajout de mécanismes pour l'aide à la croissance relevant de l'instrument d'aide de préadhésion dit « IAP III » offrira aux Balkans occidentaux un niveau d'aide par habitant à peu près identique à celui de la politique de cohésion dans l'Union européenne. L'objectif à plus long terme est d'inciter la région à exploiter pleinement son potentiel de développement économique et social par rapport aux États membres de l'Union européenne d'ici 2030. Les fonds seront débloqués dès la mise en oeuvre des programmes de réforme que nos partenaires des Balkans occidentaux devraient élaborer. Ces programmes devront faire l'objet d'un accord avec nous et être mis en oeuvre au cours de la période de 2024 à 2027. Ils devront porter sur les réformes socio-économiques fondamentales.

En résumé, le plan de croissance créera les conditions propices à l'adhésion de ces partenaires régionaux à l'Union. Permettez-moi de solliciter votre soutien, en particulier pour faire en sorte que la proposition de règlement établissant cette facilité de croissance soit adoptée avec une efficacité accélérée.

J'aimerais terminer ce long discours en évoquant la Turquie qui est un pays candidat, comme M. le Président l'a indiqué. J'ajoute que la Turquie est un partenaire essentiel pour l'Union européenne. Conformément aux décisions du Conseil européen, les négociations d'adhésion avec ce pays sont au point mort depuis 2018. La Turquie continue, aujourd'hui, de s'éloigner de l'Union européenne. Notre rapport conclut que le pays n'a pas inversé cette tendance négative, consistant à s'éloigner davantage de l'Union européenne et que nos préoccupations persistent à propos de reculs dans le domaine de la démocratie, de l'État de droit, des droits fondamentaux et de l'indépendance du pouvoir judiciaire. Le dialogue sur l'État de droit et les droits fondamentaux continue de faire partie intégrante de la relation entre l'Union européenne et la Turquie. Le refus de mettre en oeuvre certains arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme reste également un sujet de préoccupation. Les relations bilatérales entre la Grèce et la Turquie se sont, par ailleurs, améliorées après le tremblement de terre de février en Turquie. Toutefois, la Turquie s'est engagée dans des activités de forage non autorisées en mer Méditerranée orientale. Il est de la plus haute importance que la Turquie soutienne activement les négociations en vue d'un règlement équitable, global et viable de la question chypriote dans le cadre des Nations unies, conformément aux résolutions pertinentes du Conseil de sécurité de l'ONU et conformément, bien sûr, aux conditions d'adhésion. La coopération avec la Turquie dans les domaines d'intérêt commun s'est poursuivie dans des domaines essentiels tels que la lutte contre le terrorisme, l'économie, l'énergie, la sécurité alimentaire, les migrations et le transport.Un environnement stable et sûr en Méditerranée orientale est dans notre intérêt. Un développement des relations avec la Turquie fondé sur la coopération est mutuellement avantageux et relève de l'intérêt stratégique de l'Union européenne. Comme vous le savez, la Commission et le Haut Représentant soumettront un rapport au Conseil européen de ce mois-ci, dans lequel nous exposerons d'autres options pour développer cette relation. Je conclus ainsi mon discours et suis prêt à répondre à toutes les questions.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci Monsieur le Commissaire. Vous avez répondu partiellement aux nombreuses questions que je vous ai posées, mais vous avez ouvert aussi, je le constate, d'autres sujets intéressants de discussion. Vous avez été beaucoup plus loquace que moi sur la Turquie et je vous en remercie, considérant que la situation avance, ou régresse selon les points, notamment celui de l'immigration. Je laisse la parole aux rapporteurs de notre commission spécialistes de l'élargissement, Didier Marie et Claude Kern.

M. Didier Marie. -Nous avons bien compris que la Commission avait pris acte de la situation géopolitique et de la nécessité d'accélérer le processus d'élargissement aux Balkans occidentaux et à l'Ukraine, à la Moldavie et maintenant à la Géorgie, ce qui est un élément nouveau sur lequel je vais revenir dans un instant. Bon nombre des États candidats, vous l'avez rappelé, ont encore de très importants progrès à consentir en matière de réforme pour respecter l'État de droit qui, à mes yeux, doit être un préalable à toute nouvelle intégration. Ma première question est la suivante : la Commission adoptera-t-elle et conservera-t-elle une ligne stricte en matière de respect de l'État de droit ? Sinon, est-elle prête à réaliser certains aménagements au regard des impératifs géopolitiques ?

Je souhaite, par ailleurs, vous poser une question subsidiaire au sujet des migrations, sur l'accord qui vient d'être conclu entre l'Italie et l'Albanie. Ce texte est-il bien conforme à l'État de droit tel que nous le concevons aujourd'hui entre nous ?

De plus, pouvez-vous nous dire quelles évolutions seraient à vos yeux nécessaires pour s'assurer, chemin faisant et à terme, du respect de l'État de droit, alors que nous connaissons aujourd'hui les limites de l'application de l'article 7 du traité sur l'Union européenne ? Je fais référence aux difficultés que nous avons rencontrées avec la Pologne ou la Hongrie à ce sujet et qui pourraient poser problème par la suite en cas d'élargissement. Restent, en outre, en suspens les questions sur le fonctionnement d'une Union européenne élargie. À cet égard, pourriez-vous nous donner votre sentiment sur le rapport des 12 experts franco-allemands qui ont été mandatés par nos ministres respectifs notamment pour envisager la possibilité de votes à l'unanimité en cas d'élargissement et d'une conditionnalité des aides au fur et à mesure de l'ouverture des nouveaux chapitres ? La question est de savoir si nous pouvons faire ou non l'économie d'une révision systémique de nos politiques et d'une révision des traités.

Sur la question spécifique de la Géorgie, nous avons été à la fois surpris et en même temps satisfaits de la proposition de la Commission de lui reconnaître officiellement le statut de pays candidat. Toutefois, la situation politique en Géorgie est particulière, ce pays ayant connu il y a encore très peu de temps une tentative de destitution de sa présidente pro-occidentale et pro-européenne. De plus, après la décision du Conseil, le Premier ministre de Géorgie a semblé l'accueillir positivement, malgré une pratique discordante, tant en termes de respect de l'État de droit que de ligne diplomatique très favorable à l'égard de la Russie. Je souhaiterais donc que vous puissiez nous détailler les éléments qui ont fait changer la position de la Commission à l'égard de la Géorgie en si peu de temps.

De même, s'agissant de la Bosnie-Herzégovine, la formulation un peu ambiguë qui a été reprise par la Commission laisse entendre que cet État n'est pas prêt à rentrer dans le processus d'élargissement. Pouvez-vous à ce sujet également nous dire à quel moment et sous quelles conditions vous pensez que les négociations pourraient reprendre ? Enfin, le président du Conseil européen, Charles Michel, a annoncé que l'élargissement devait aboutir à l'horizon 2030. Que pensez-vous de cette date ? Je vous remercie.

M. Claude Kern. - Merci Monsieur le Président, merci Monsieur le Commissaire pour vos propos liminaires qui ont déjà apporté une réponse à de nombreuses questions. Je voudrais compléter un peu les propos de Didier Marie. L'ouverture du processus d'élargissement de l'Union à l'Ukraine et à la Moldavie est une bonne chose. Je suis, personnellement, particulièrement satisfait que la Commission propose également le statut de candidat à la Géorgie puisque je suis, en tant que membre de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE), rapporteur pour le monitoring sur la Géorgie. J'ai donc pu suivre les évolutions des réformes et les progrès qui ont été accomplis dans ce pays. De nombreux efforts doivent être encore consentis, notamment en matière d'État de droit, mais ce pays a déjà parcouru un chemin considérable. L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe et la Commission de Venise ont émis plusieurs recommandations à l'égard de la Géorgie soulignant la nécessité de réformer globalement son système judiciaire et de ne pas se contenter de mesures portant sur des points mineurs. Comment a été interprétée cette recommandation par la Commission européenne ?

S'agissant de la Bosnie-Herzégovine, je voudrais vous demander si le nouveau plan de croissance pour les Balkans occidentaux est destiné à compenser l'absence de progrès réellement tangible en Bosnie-Herzégovine notamment. Cette absence a d'ailleurs été attestée par le paquet élargissement publié hier.

Pour terminer, je voudrais insister sur une question qu'a abordée notre président, à savoir les conflits gelés en Transnistrie, Abkhazie, Ossétie du Sud, le premier concernant la Moldavie et les deux autres, la Géorgie. Comment l'Union européenne peut-elle contribuer à la résolution de ces conflits ? En tant que président, à l'APCE, de la sous-commission sur les conflits concernant les pays membres du Conseil de l'Europe, je sais que nous ne disposons aujourd'hui d'aucun moyen pour les faire dialoguer entre eux à ce niveau. Je souhaiterais donc savoir si l'Union européenne disposerait de plus de moyens au titre de la PESC et surtout comment elle compte les utiliser.

M. Olivér Várhelyi. - Concernant votre question sur le choix d'une ligne stricte ou d'une ligne géopolitique sur l'appréciation de l'État de droit, je vais commencer par rappeler que notre Commission s'est d'emblée qualifiée de Commission « géopolitique » et qu'elle a remis à l'ordre du jour la question de l'adhésion, alors que ce sujet avait été mis en suspens par la précédente Commission. Au début de notre mandat, nous avons mené une analyse qui nous a conduits à constater l'affaiblissement de la crédibilité de la politique d'élargissement depuis quelques années. Cette crédibilité a d'ailleurs été affaiblie non seulement dans les Balkans mais aussi dans les États membres, notamment en raison des questions d'État de droit. Dans la méthodologie que nous avons mise au point, l'État de droit demeure un point essentiel et les pays candidats à l'adhésion doivent toujours remplir des conditions sur ce sujet. Sur le plan géopolitique, la question se pose de savoir comment nous pouvons accélérer l'adhésion en stimulant les réformes. Nous avons donc élaboré le plan de croissance pour les Balkans occidentaux, qui peut aussi contribuer à faire accélérer les réformes liées à l'État de droit.

S'agissant de la coopération renforcée de sécurité entre l'Italie et l'Albanie, une députée italienne m'a posé la même question hier au Parlement européen. À mon avis, tous les accords entre les pays candidats et les États membres contribuent à un renforcement de notre sécurité mutuelle. Nous analysons actuellement l'accord entre l'Italie et l'Albanie sous cet angle. Pour nous, il est important que de tels accords contribuent à renforcer la sécurité européenne. Si tel est le cas, nous pouvons tout à fait le soutenir. Toutefois, avant de lui apporter notre soutien, nous devons examiner ce texte.

J'ai eu, ensuite, quelques difficultés à comprendre votre troisième question. Il s'agirait de savoir si l'article 7 serait applicable ou pourrait être appliqué aux pays candidats. Pour notre part, l'adhésion est conditionnée directement au respect des critères relatifs à l'État de droit. Á mon avis, la conditionnalité directe que nous avons établie est comparable à l'article 7. En cas de recul, nous pouvons tout à fait agirde façon importante sur cette base. Nous l'avons d'ailleurs fait en République serbe de Bosnie en décidant de suspendre les fonds. Nous disposons donc de moyens et nous les utilisons en cas de nécessité et proportionnellement à l'objectif visé.

Concernant le rapport des 12 experts, son sujet ne relève pas de mon portefeuille et, il est plutôt pris en charge par les États membres.

Une réforme institutionnelle aura-t-elle lieu ? J'aimerais partager avec vous mes vues personnelles. Je pense, tout d'abord, qu'il convient de séparer le discours sur l'adhésion du discours sur les réformes institutionnelles. En lisant le rapport du service juridique du Conseil, il apparaît que l'élargissement est possible sans grande révolution institutionnelle et sans changement de traité. Nous avons donc les moyens d'accueillir de nouveaux États membres. Pour nous, les deux débats peuvent être simultanés et non pas conditionnés l'un à l'autre. À mon avis, il faut toujours observer ce parallélisme plutôt que de lier les deux débats.

En ce qui concerne le vote à la majorité qualifiée, je travaille sur les sujets de l'Union européenne depuis 26 ou 27 ans. J'ai commencé comme juriste hongrois à préparer la Hongrie et le système juridique de la Hongrie à l'adhésion. J'ai, ensuite, travaillé plus de 20 ans à Bruxelles, au Conseil, au sein des Commissions, etc. La première fois que j'ai assisté au Conseil réunissant les États membres, j'ai vécu une grande journée, un grand événement et un grand apprentissage. A cette occasion, j'ai côtoyé un diplomate français qui m'a appris beaucoup. Il m'a notamment expliqué que lorsqu'un vote est organisé à la majorité qualifiée, il convient de faire en sorte que chacun rentre fier chez soi, même si le vote ne lui a pas été favorable. Par conséquent, je pense que si le vote à la majorité qualifiée est utilisé comme moyen de rétorsion, il s'agira d'un grand échec de l'Union européenne. En revanche, si ce vote est utilisé pour créer du consensus, même si tout le monde n'est pas d'accord, il pourra être mis en oeuvre avec succès.

Concernant la Géorgie, nous avons très mal perçu la destitution de la Présidente. Nous avons fait le point plusieurs fois avec nos partenaires géorgiens et je sais maintenant que cette page politique est tournée. Pourquoi avons-nous proposé d'octroyer le statut de pays candidat à la Géorgie ? Nous l'avons fait parce que nous avons constaté que la Géorgie respectait déjà une grande partie des 12 priorités définies par le Conseil européen en 2022. Par ailleurs, quand nous avons analysé, en février, le rapport sur les acquis de la Géorgie, nous avons noté que les fondamentaux d'un marché compétitif étaient bons. Nous avons aussi constaté que, depuis des années voire des dizaines d'années, le peuple géorgien apportait un grand soutien à la cause européenne. La Géorgie s'est positionnée de manière très claire à ce sujet tout de suite après avoir acquis son indépendance vis-à-vis de la Russie. En outre, ce positionnement est partagé par tous les responsables politiques, qu'ils soient au gouvernement ou dans l'opposition. Ce positionnement a toujours été stable, clair et fort. Pour toutes ces raisons, nous proposons donc à la Géorgie le statut de candidat. Toutefois, d'autres conditions doivent être remplies et la Géorgie doit changer quelques lignes disruptives que nous avons identifiées. Ainsi l'interférence de la désinformation doit-elle être diminuée.

Pour la Bosnie-Herzégovine, nous sommes convaincus que la construction politique à l'oeuvre dans ce pays pourrait apporter des résultats importants. Nous avons noté que la Bosnie-Herzégovine dispose de capacités et qu'elle a déjà mis en place des réformes au fil des années. Ces réformes difficiles rencontrent un consensus politique inédit dans le pays. À notre avis, le pays devrait pouvoir atteindre un niveau de préparation permettant de proposer son adhésion. Pour nous, il était très important de présenter cette proposition et de tout préparer pour que le dossier soit prêt d'ici mars 2024. Si la Bosnie-Herzégovine est prête, nous le serons également. Avec le plan de croissance, nous mettons en oeuvre toutes les possibilités pour y arriver, peut-être en 2027 ou 2030. Les conditions restent les mêmes.

Les recommandations de la Commission de Venise sur le système judiciaire sont prises en compte dans notre travail pour la Géorgie. Le document mentionne : « complete the implementation of holistic and effective Judiciary form, including comprehensive reform of high Council of Justice, Prosecutor's office and so on, fully implementing Venice Commission recommendations and following a transparent and inclusive process. » Nous travaillons étroitement avec la Commission de Venise car cette organisation est reconnue par nos partenaires. Pour nous, toutes les conditions formulées par la Commission de Venise doivent être remplies pour l'obtention du« passeport » européen.

Quant aux conflits gelés, ils répondent, effectivement, à une stratégie russe, qui utilise d'ailleurs de nombreux autres leviers. L'Union européenne peutdoit soutenir l'intégrité territoriale complète de ses partenaires. L'Union européenne pourraitdéfendre cette position sur le plan diplomatique externe.

M. Olivier Cadic. - Je suis, pour ma part, un fervent partisan de l'adhésion des pays des Balkans occidentaux à l'Union européenne. Il s'agit d'ailleurs pour moi plus d'une intégration que d'un élargissement puisque ces pays sont effectivement sur le continent. Dans un quart d'heure, je vais recevoir Mme Zeljka Cvijanoviæ, représentante bosno-serbe de la présidence collégiale de Bosnie-Herzégovine. Cette rencontre m'offrira l'opportunité de lui exprimer ma difficulté face aux mesures déstabilisatrices prises par Monsieur Dodik dans l'entité bosnienne de Republika Srpska, ainsi que face à son discours sécessionniste nationaliste et prorusse, qui est inacceptable pour ceux qui sont attachés à l'Union européenne. Cette position menace gravement la stabilité de la Bosnie-Herzégovine et donc son unité. Quelle question poseriez-vous à Mme Cvijanoviæ pour stimuler son action en faveur de l'adhésion afin de convaincre le Conseil d'ici mars 2024 ?

Mme Karine Daniel. - Tout d'abord, j'aimerais me réjouir du signal positif qui est donné à la Géorgie. Ma question sera, toutefois, plus centrée sur l'Ukraine. Je souhaite souligner les propos du président Zelensky quant à sa volonté de pouvoir contribuer au modèle européen. Aujourd'hui, la situation en Ukraine n'est malheureusement pas réglée. Elle a tendance à se prolonger de manière trop douloureuse pour toutes celles et tous ceux qui en Ukraine veulent rejoindre le projet européen. Quels sont les prochaines étapes et les prochains éléments de dialogue avec l'Ukraine dans ce contexte de conflit armé ? Toujours à propos de l'Ukraine, vous avez évoqué l'équilibre que nous devons sans cesse tenir entre les questions d'ouverture et de stabilisation des marchés, et le processus d'intégration plus large impliquant les questions d'État de droit et de réformes structurelles. Quid des marchés agricoles, et notamment des exportations en provenance d'Ukraine ? Ce sujet a beaucoup été évoqué au début du conflit. Qu'en est-il actuellement ?

M. Olivér Várhelyi. - Comme vous, nous suivons l'évolution en République serbe de Bosnie et jugeons la tendance que vous avez observée complètement contraire à l'intérêt du pays et à la volonté du peuple. Nous pensons que ces discours séparatistes et déstabilisants doivent cesser. Toutefois, une autre question se cache derrière cette situation et concerne le pays lui-même. Il ne faut, en effet, pas sacrifier le progrès d'un pays à cause d'un homme. Cet homme n'est pas la Bosnie-Herzégovine. Il ne faut jamais l'oublier. Ma question à Mme Cvijanoviæ serait : « Que faites-vous pour que la Bosnie-Herzégovine puisse obtenir en mars une décision positive du Conseil pour ouvrir les négociations d'adhésion ? » De notre côté, nous formulons une recommandation au Conseil. J'espère que les États membres la suivront. S'ils le font, nous préparerons un cadre de négociationet la décision pour l'adopter. Ces aspects sont purement techniques. Le plus important est que les quatre priorités soient remplies. J'ajoute qu'après la décision du Conseil européen, le processus s'arrêtera si les conditions prévues ne sont pas remplies.

Concernant les marchés agricoles, il convient de trouver une solution pour débloquer la situation dans la Mer Noire afin que les exportations puissent reprendre. Il faut aussi travailler avec les États membres sur les liaisons ferroviaires afin d'assurer le transit avec les marchés traditionnels de l'Ukraine. Les pays du Sud connaissent, quant à eux, une rupture énorme de fourniture de blé. Dans notre marché, nous constatons une congestion. Nous devons organiser les livraisons de blé qui sont nécessaires, notamment pour les pays du Sud.

M. Jean-François Rapin, président- Le plan de croissance pour les Balkans occidentaux reposerait sur une enveloppe de 6 milliards d'euros : font-ils partie du complément de 80 milliards d'euros qui est sollicité dans le cadre de la révision du cadre financier pluriannuel en cours?

Vous êtes, par vos fonctions, en charge des politiques de voisinage. Nous avons noté une forme de flottement sur le fonds d'aide à la Palestine après le choc de l'acte terroriste perpétré par le Hamas le 7 octobre. Où en est la réflexion à ce sujet ? Vous aviez pris une position immédiate sous le coup de la colère et de l'effroi. Certains chefs d'Etat ont ensuite apporté une rectification.

M. Olivér Várhelyi. - La révision du cadre financier pluriannuel à mi-parcours prévoit 2 milliards d'euros de subventions pour les Balkans. Nous devons maintenant trouver une solution pour obtenir les 4 milliards d'euros de crédits. Nous avons besoin d'une base financière totale de 36 milliards d'euros pour garantir cette somme.

Concernant les fonds d'aide aux palestiniens, la réaction a été immédiate pour deux raisons. D'abord, comme nous sommes Européens, la Shoah fait partie de notre histoire. Quand une organisation terroriste a pour but de tuer des Juifs en masse et d'éradiquer Israël, nous ne pouvons pas rester indifférents. Les événements qui se sont produits le 7 octobre ont aussi soulevé des questions. Nous nous demandons notamment comment le Hamas a pu devenir aussi fort. Dans nos dispositifs, de nombreuses conditionnalités ont été émises en 2020 afin de nous assurer que nos fonds ne sont pas utilisés, même indirectement, par des personnes associées au Hamas ou à d'autres organisations terroristes. Après les événements du 7 octobre, nous devions nous assurer qu'aucune personne qui y a participé n'a bénéficié de nos fonds. Une revue est en cours à ce sujet et sera bientôt finalisée. Nous présenterons nos conclusions et nous aurons des suggestions à formuler sur la manière dont nous pouvons continuer à soutenir les Palestiniens. Nous maintiendrons notre soutien aux Palestiniens, mais pas sous la même forme qu'auparavant. Les événements qui se sont produits ne sont pas juste un nouveau chapitre des hostilités au Moyen-Orient. Ils sont beaucoup plus que cela. Après avoir connu la Shoah, nous ne pouvons pas rester indifférents.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci, Monsieur le Commissaire, de nous avoir apporté des réponses franches et précises.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 11 heures.