Jeudi 1er février 2024
- Présidence de Mme Françoise Gatel, présidente -
Réunion de sensibilisation relative aux conséquences de l'inflation normative sur le « pouvoir d'agir » des collectivités
Mme Françoise Gatel, présidente. - Chers collègues, je vous salue tous en vos grades et qualités très nombreuses. Nous savons qu'il s'agit d'une semaine particulière : de nombreux collègues Sénateurs sont sur leur territoire compte tenu de l'activité agricole particulière qui s'y déroule en cette saison. Je vous remercie de votre compréhension.
Je suis très heureuse que nous nous retrouvions aujourd'hui. Le Président du Sénat devrait d'ailleurs nous rejoindre vers 10 heures 30.
Dès sa création, notre délégation s'est vu confier une mission de simplification des normes applicables aux collectivités territoriales, mission qui s'apparente à une sorte de Graal. En effet, quelque 400 000 normes seraient applicables aux collectivités mais le compteur semble bloqué car ce nombre n'a plus évolué depuis un certain temps. Notre mission consiste à rendre les normes plus intelligibles, pertinentes et efficaces. Sur ces deux derniers points, nous noterons la référence à la proportion et à l'utilité des normes.
Notre délégation a souhaité se positionner en tant que force de proposition. Depuis des années, elle mène de nombreux travaux. Ainsi, en 2016, des travaux ont notamment été conduits par Rémy Pointereau, notre Premier Vice-Président, sur la simplification de l'urbanisme. La proposition de loi sur l'urbanisme, adoptée au Sénat à l'unanimité, n'a pas prospéré toutefois. Le chantier s'avère immense et, en matière d'urbanisme, beaucoup de promoteurs nous affirment que le code de l'urbanisme a très souvent évolué deux ou trois fois entre le moment où un projet est esquissé et la fin de la construction. La simplification des normes reste en tête des priorités des élus. Cet aspect a été mis en exergue lors d'une consultation réalisée en 2020. Il semble que cette exaspération des acteurs locaux est un peu dans l'air du temps, de même que cette prise de conscience que la norme contrevient parfois à l'action. Les agriculteurs, tout comme les entreprises, en parlent beaucoup.
En 2023, avec notre Premier Vice-Président Rémy Pointereau, nous avons pris une initiative forte, en publiant dans un rapport de solutions structurelles portant sur la fabrique même de la norme. Nous ne nous sommes pas intéressés au stock. Nous avons considéré qu'à partir de cette prise de conscience, nous pouvions sans doute réfléchir et nous impliquer tous à une fabrique de la loi plus efficiente, plus légère et moins chargée en inflation normative, tout en veillant aux dimensions de qualité et d'efficacité.
Le 16 mars 2023, nous avons organisé les États généraux de la simplification. Certains de nos invités présents aujourd'hui y participaient. Ces États généraux ont été clôturés par la signature, entre le Sénat et le Gouvernement, d'une charte d'engagements communs pour la simplification des normes applicables aux collectivités territoriales - puisque c'est le champ de notre délégation.
Il nous semblait intéressant, conformément aux engagements du Sénat, de sensibiliser les législateurs aux conséquences de l'inflation normative sur le pouvoir d'agir. Au Sénat, nous considérons que la loi doit permettre, plutôt que d'imposer et de normer, sans jamais oublier le principe de Portalis : « La loi est faite pour les hommes, et non pas les hommes pour la loi. »
Ainsi, nous avons souhaité ouvrir cette séance largement à tous les membres du Sénat. L'objectif est de réfléchir aux conséquences directes et indirectes de l'inflation normative pour les collectivités territoriales. Nous pouvons rappeler ici qu'entre 2017 et 2022, les nouvelles normes ont généré un coût de 2,5 milliards d'euros de dépenses supplémentaires pour les collectivités. Or nous parlons d'argent rare et de difficultés de financement, d'où la nécessité d'envisager de toiletter les normes, ce qui nous permettrait de diminuer nos dépenses.
Je vous annonce que le 4 avril 2024, date qui marquera le premier anniversaire de la charte, un moment solennel sera organisé. Il est notamment proposé au gouvernement de présenter une évaluation des actions correspondant à nos engagements. La présente séance sera dédiée au constat tandis que la séance du 4 avril permettra d'aborder les solutions.
Je vous propose d'articuler cette matinée autour des présentations des différents intervenants. Auparavant, Rémy Pointereau procédera au rappel des travaux qui ont d'ores et déjà été menés
Je suis très heureuse d'accueillir pour la première fois Monsieur Gilles Carrez, qui succède à Monsieur Alain Lambert en tant que nouveau président du Conseil national d'évaluation des normes (CNEN). Toute notre délégation, je le sais, s'associe à l'hommage reconnaissant que j'adresse ici à Alain Lambert qui a été un « hussard de la norme ». Gilles Carrez assumera certainement très dignement cet héritage exigeant. Nous écouterons ensuite une vidéo tournée par Monsieur David Lisnard, président de l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF). Il nous y présentera le rôle du comité législatif et réglementaire que l'AMF a créé en 2022. Nous donnerons ensuite la parole à Monsieur Yannis Wendling, président de la Conférence des inspecteurs et auditeurs territoriaux (CIAT), qui nous expliquera en quoi consiste la « cartographie des risques », la norme pouvant également être considérée comme un risque. Nous avons déjà eu l'occasion d'entamer un travail très fructueux avec Monsieur Patrick Gérard, président adjoint de la section de l'administration du Conseil d'État, qui partage nos préoccupations et abordera le sujet des injonctions paradoxales. Il présentera également le dernier rapport annuel du Conseil d'État, dont le titre « Les politiques publiques jusqu'au dernier kilomètre » est très sénatorial. Nous terminerons avec Madame Claire Demunck, rédactrice en chef de la revue de l'Actualité Juridique des Collectivités Territoriales (Éditions Lefebvre-Dalloz) qui nous présentera le point de vue des juristes des collectivités sur l'inflation des normes.
M. Rémy Pointereau, Premier Vice-Président. - La simplification des normes applicables aux collectivités figure parmi les priorités des élus. Ces derniers regrettent que les tentatives opérées jusqu'alors, pour maîtriser les flux mais aussi pour travailler sur le stock, n'aient pas produit des résultats à la hauteur des enjeux. Je le constate sur le terrain dès lors que le sujet de la simplification est abordé. Les élus ont d'ailleurs le sentiment que plus on simplifie, plus on complexifie. Le découragement des élus s'ajoute à la difficulté de la tâche. Or leur confiance en nous s'avère primordiale.
Voilà un an, nous avons signé, avec Françoise Gatel, un rapport au titre volontairement provocateur : « Face à l'addiction aux normes, osons une thérapie de choc ». Nous aurions pu aller plus loin en retenant la formule du « harcèlement textuel » utilisée par de nombreux élus, mais nous n'avons pas souhaité retenir cette option pour des raisons que vous comprendrez. Mais comment casser cette machine infernale de production de normes ? Nous proposons des pistes pour améliorer le « processus de production » des normes imposées aux collectivités territoriales.
Ainsi, nous estimons qu'il s'avère essentiel d'agir de manière préventive plutôt que de s'épuiser à simplifier a posteriori des normes déjà produites. Cela s'avère d'ailleurs beaucoup plus compliqué.
Le rapport contient six recommandations visant à corriger les défauts qui affectent les mécanismes de production des lois et des décrets. Il privilégie des solutions simples qui peuvent être mises en oeuvre pour l'essentiel à droit constant, par simple engagement des acteurs. Nous reviendrons sur le sujet le 4 avril, mais chacun d'entre nous doit d'ores et déjà être sensibilisé aux conséquences de ce que nous votons en termes de complexité du droit applicable aux collectivités. C'est la raison pour laquelle j'avais proposé que nous ayons un référent ou deux de notre délégation dans chaque commission pour assurer une veille sur les textes qui défilaient dans chaque commission. Pour le moment, la démarche est restée un voeu pieux, les présidents de commission redoutant vraisemblablement une sorte d'ingérence au sein de leur commission.
Les conséquences sont importantes. L'inflation normative complexifie les projets locaux, en retarde la réalisation et en augmente le coût, parfois de façon disproportionnée. Les petites communes qui ont des ressources humaines et financières moindres se voient appliquer les mêmes normes que celles des communes de très grande taille.
Par ailleurs, la multiplication des normes constitue indéniablement un frein au développement des territoires, dans un contexte budgétaire contraint. Il s'avère difficile d'objectiver la situation. À l'heure actuelle, nous ne disposons pas de thermomètre permettant de mesurer la fièvre normative et son évolution dans le temps. Cela fait plus d'une dizaine d'années que nous entendons parler d'un total de 400 000 normes mais cette affirmation ne repose sur aucun recensement. J'ai le sentiment qu'aujourd'hui, ce nombre doit être nettement supérieur.
Une telle inflation normative produit des répercussions financières directes et indirectes sur la conduite des grandes politiques publiques locales. Lors de la consultation menée par le Sénat en 2023, quatre élus sur cinq déploraient les conséquences financières négatives du poids des normes. Cela se traduit par une augmentation directe des coûts de la collectivité pour 30 % des élus répondants. Selon le rapport d'activité du CNEN, les normes réglementaires représentaient en 2022 un coût net de 2,5 milliards d'euros pour les collectivités. 70 % des répondants ont également constaté une augmentation indirecte des coûts, avec des modifications, des reports ou des abandons de projets locaux.
Les élus nous mettent en garde en affirmant que, plus les normes sont nombreuses, plus elles risquent de générer des contradictions. Il est ici fait référence aux injonctions paradoxales ou contradictoires. Plus les normes sont complexes, plus elles risquent d'être interprétées différemment. Force est de constater que la lecture de certains décrets varie d'un département à l'autre, ce qui pose un véritable problème pour les élus.
Par ailleurs, les élus s'interrogent sur les causes de la multiplication et de la complexification des normes. Les raisons sont multiples. Premièrement, notre droit intègre beaucoup de politiques publiques, dont chacune poursuit des objectifs aussi légitimes que potentiellement divergents. Nous pouvons évoquer par exemple les objectifs environnementaux qui illustrent bien la folie normative à laquelle les agriculteurs sont confrontés et qui créent nécessairement de la norme. Deuxièmement, nous poursuivons un objectif de précision normative. Nous générons de la norme pour répondre à la judiciarisation de notre société car nous avons le sentiment que, plus les normes sont précises, plus les problèmes juridiques pourront être écartés, ce qui ne se vérifie pas nécessairement dans la réalité. En effet, pour se prémunir d'une mise en jeu de la responsabilité, il ne suffit pas de réclamer des normes toujours plus détaillées. Il faudrait peut-être privilégier un droit souple, plus facile à gérer. Troisièmement, l'emballement normatif tient aussi à une croyance quasi mystique dans la capacité de la norme à améliorer l'intérêt général. Il s'agit d'une spécificité française : lorsque les moyens financiers font défaut ou lorsque les pouvoirs publics ne savent pas répondre à une question, ces derniers cèdent volontiers à la création de la norme magique. Malheureusement, la norme ne règle pas toujours le problème.
Force est d'admettre que les parlementaires ont également une grande responsabilité. La France est le pays où le plus grand nombre de lois est voté. Entre 45 et 50 textes de loi sont votés chaque année, hors conventions internationales, ce qui est nettement supérieur à nos collègues européens (un peu plus d'une quinzaine pour l'Allemagne et une vingtaine pour l'Angleterre). Comme nous votons plus de lois, nous produisons nécessairement plus de normes. De la même manière, lors de la dernière législature (2017-2022), nous avons recensé plus de 46 000 amendements déposés en séance au Sénat et plus de 200 000 amendements déposés à l'Assemblée nationale.
Je forme le voeu que cette matinée permette une prise de conscience collective des conséquences de l'inflation normative sur le pouvoir d'agir des collectivités, mais je suis convaincu que seules une forte volonté politique commune et une autodiscipline de nos collègues permettront un profond changement de culture et de pratique.
Je vous remercie de votre attention et j'espère que cette matinée sera fructueuse.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Je vous remercie et salue votre détermination à chasser les normes inutiles et coûteuses.
Comme l'a souligné Rémy Pointereau, le combat doit être collectif car plusieurs acteurs contribuent à la production normative. Celle-ci a enflé en raison de l'évolution de la société et de sa judiciarisation. Ainsi, même les élus locaux, qui ne sont pas particulièrement addicts aux normes, finissent par demander des normes pour être protégés et sécurisés dans l'exercice de leur fonction. Nous pouvons citer l'exemple de la mesure de diminution de l'éclairage public dans les communes après la crise de l'augmentation des coûts de l'énergie. Dans ce contexte, trois maires ont écrit à la ministre pour demander la définition d'une norme sur les horaires d'éclairage de la voie publique, afin d'alléger le risque de responsabilité pesant sur les maires.
Cher Gilles Carrez, vous êtes un acteur important puisque vous êtes le président du Conseil national d'évaluation des normes. Vous avez d'ailleurs une longue expérience d'élu local et national et je suis heureuse que vous ayez consenti à prendre la succession d'Alain Lambert, qui était pour nous un partenaire remarquable et un « vrai soldat de la norme ».
M. Gilles Carrez, président du Conseil national d'évaluation des normes (CNEN). - Je vous remercie.
Je tiens avant tout à saluer le travail d'Alain Lambert. Je rappelle qu'à l'origine, le CNEN était une simple commission créée en 2009 au sein du comité des finances locales que je présidais à l'époque, et Alain Lambert avait accepté d'en prendre la responsabilité. La première préoccupation liée au sujet des normes était une préoccupation financière. L'objectif était de déterminer le coût des normes et leur impact sur les finances locales. Rapidement, le sujet s'est imposé dans d'autres dimensions, et notamment celle du souci de simplification et de la complexité technique et administrative.
En 2013, une autonomie complète a été donnée par une loi à cette structure qui est alors devenue le Conseil national d'évaluation des normes. Le CNEN est composé de 36 membres, soit 27 élus, dont 4 parlementaires, 2 Sénateurs et 2 députés, 4 représentants des conseils départementaux et des conseils régionaux, 15 maires ou présidents d'intercommunalité et 9 représentants de l'État.
La saisine de ce Conseil est obligatoire pour tous les projets de loi - et non les propositions de loi - ainsi que pour les décrets et textes qui comportent de la norme, au plan réglementaire. Nous n'intervenons pas sur le droit souple (circulaires, guides de bonnes pratiques).
Intéressons-nous à la manière dont le CNEN intervient. En amont, le texte doit faire l'objet d'une concertation avec les associations d'élus locaux (AMF, ADF, RF). Nous commençons par vérifier que cette concertation a été opérée en amont, y compris pour les textes de loi. Le texte est ensuite présenté devant le Conseil. S'il s'agit d'un texte de loi, la capacité d'intervention du Conseil s'avère réduite car la légitimité du Parlement ne peut pas être remise en cause. Nous pouvons toutefois émettre des réserves si la situation le nécessite. L'avis du Conseil peut être précieux et intégré car il intervient en amont, avant même que le Conseil d'État ne soit saisi du texte. L'avis figurera donc dans les éléments soumis à l'examen du Conseil d'État.
Le travail du CNEN se concentre surtout sur les textes réglementaires, et plus particulièrement sur les projets de décret. Nous nous assurons qu'une concertation a bien été privilégiée en amont et, au vu de l'examen du texte, nous pouvons émettre une décision de report ou rendre un avis favorable ou défavorable. Le cas échéant, en cas d'avis défavorable, le texte devra obligatoirement repasser devant le Conseil : le Gouvernement devra alors avoir modifié son texte ou devra présenter les raisons pour lesquelles il ne peut pas le faire.
Je souhaite insister sur l'importance de la qualité des études d'impact. Ces études sont obligatoires, depuis la réforme constitutionnelle de 2008, sur les projets de loi. Même s'il n'existe pas de fondement constitutionnel, l'évaluation préalable est obligatoire sur les textes réglementaires. L'étude d'impact doit commencer par examiner la situation du droit. Les premières questions qui doivent se poser sont les suivantes : avons-nous besoin de légiférer ? Avons-nous besoin de réglementer ? Le droit existant est-il totalement utilisé et appliqué ? Force est de constater que de nombreuses études d'impact sont des justifications a posteriori alors que ces questions fondamentales ne sont pas sincèrement examinées.
Ensuite, il convient de procéder à l'analyse des charges supplémentaires. Sur les 2,5 milliards d'euros recensés au titre de 2022 et tirés de l'analyse des études d'impact sur tous les textes réglementaires, 1,7 milliard d'euros provient exclusivement des décrets qui portent sur la mise en oeuvre de la régulation thermique dans les bâtiments publics. Le coût s'avère très important les premières années et il faut espérer que ces investissements se traduiront par des économies par la suite. En 2020, les normes ont représenté un coût de 1,3 milliard d'euros. Les coûts supplémentaires à la charge des départements étaient notamment liés à l'amélioration de la prestation de compensation du handicap. Des mesures de toutes sortes doivent être prises en considération : des mesures liées à la fonction publique, des mesures catégorielles (comme la prime exceptionnelle pour les traitements modestes dans la fonction publique par exemple), etc. Aujourd'hui, nous constatons toutefois que la transition écologique est un foyer de production de normes qui doit être surveillé de très près. Au vu des coûts engendrés et de l'infinie complexité de ces normes, la proportionnalité de ces mesures pose question. L'objectif nécessite-t-il la mise en place d'autant de moyens et de complexité au vu du résultat qu'il sera possible d'obtenir ?
Pour terminer, je souhaite souligner qu'en matière de normes, nous sommes tous responsables. Le CNEN est d'ailleurs victime du flux particulièrement élevé des textes - qui représente près d'un texte par jour en moyenne. Il s'avère très difficile de déterminer le stock et j'espère que nous prendrons le temps d'effectuer un travail d'analyse. Nous pourrions identifier un secteur précis (urbanisme, logement par exemple) en vue de le décortiquer.
Nous sommes tous responsables. J'ai longtemps été parlementaire et j'ai vu l'évolution des textes sur les trente dernières années. Les textes deviennent de plus en plus longs et le nombre d'amendements s'avère disproportionné. Prenons un exemple concret. Auparavant, sur la première partie de la loi de finances annuelle, nous étudiions 300 amendements à la commission des finances, puis 500 amendements maximum en séance. Aujourd'hui, leur nombre atteint les 10 000. Comment est-il possible de travailler dans de telles conditions ?
Nous voulons tout prévoir dans la loi, pour avoir une réponse juridique à tout ce qui pourrait se présenter. C'est une maladie française, comme s'il y avait une défiance vis-à-vis des acteurs. Une telle attitude conduit à produire des textes d'application qui ne permettent plus aucune marge de manoeuvre. Laissez-moi vous donner un exemple avec la loi dite « climat et résilience » de 2021. Récemment, un décret d'application sur la bonne manière de faire des parcs de stationnement ouverts nous a été soumis. Ces parcs doivent désormais absolument comporter des dispositifs permettant d'éviter les anneaux de chaleur. La loi évoque ainsi les ombrières et elle décrit avec détail la manière dont une ombrière doit fonctionner. Le décret d'application va même jusqu'à décrire les caractéristiques de la canopée, ce qui relève de l'absurde.
Nous sommes confrontés à un problème de confiance. La norme est synonyme d'ambivalence. Elle remonte aussi du terrain. Nous l'avons constaté pendant la crise sanitaire : les parents, les EHPAD, les maires, etc. sont de plus en plus demandeurs de normes.
Pour alléger et simplifier, il faut accepter une certaine prise de risques, mais celle-ci ne doit pas déboucher sur des risques démesurés au pénal. La loi Fauchon a d'ailleurs contribué à cadrer la situation. Une corrélation existe entre le degré de risque et la nécessité de procéder à des simplifications.
Pour que la démarche porte ses fruits, nous devons pouvoir compter sur un État déconcentré, avec des préfets de département qui soient des dirigeants à part entière de toutes les administrations et des agences. Ces préfets doivent avoir la possibilité d'adapter, de déroger et de prendre des risques sur la base d'un dialogue avec des exécutifs locaux.
Je vous remercie encore de votre invitation. Nous essayerons de faire au mieux pour que la situation progresse. Nous sommes confrontés à un paradoxe et nous avons tous ici le sentiment d'être schizophrènes car nous sommes tous d'accord sur le constat mais nous contribuons aussi à la production normative.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Je vous remercie et je vous propose d'ouvrir un temps d'échange. Dans le rapport que nous avons produit, nous avons préconisé la réalisation d'une étude d'options avant tout dépôt d'un projet de loi. L'État doit ainsi prouver la nécessité de prévoir des dispositions législatives supplémentaires.
Cher Gilles, vous avez également évoqué les services déconcentrés de l'État. Nos collègues Éric Kerrouche et Agnès Canayer ont produit un mode d'emploi qui est disponible immédiatement et opérationnel. L'État devrait s'en inspirer car je pense que des réalités locales nécessitent une adaptation de la norme. La norme doit être intelligente et il convient de laisser une capacité d'adaptation aux préfets, tout en sécurisant le process.
Mme Muriel Jourda. - Je vous remercie pour ce diagnostic qui est partagé par tout le monde, et depuis longtemps. Nous avons perdu de vue ce qu'est le droit ; en effet, le droit n'est qu'un outil au service de nos projets et de nos politiques. Nous avons le sentiment que le droit est détourné de son objet aujourd'hui. Chacun s'en sert à son profit : les gouvernements veulent montrer qu'ils ne sont pas impuissants, les parlementaires veulent montrer qu'ils travaillent et tout le monde produit des textes autant qu'il peut.
Nous nourrissons un amour de la norme hors du commun en France. Un espace de liberté y est considéré comme un vide juridique. Dès que nous n'avons pas de Droit, nous sommes malades et cela peut même aller jusqu'au syndrome de Stockholm. En effet, j'ai déjà vu des entrepreneurs hésiter à se lancer faute de textes, par peur de se faire rattraper par la « patrouille » législative ou judiciaire. C'est une nouvelle culture qu'il faudrait insuffler. Nous sommes dans une forme de dédoublement de la personnalité puisque tous les Sénateurs ont vraisemblablement déjà piloté un exécutif. Ainsi, nous savons à quel point cela s'avère pénible, et pourtant c'est bien nous, et pas notre jumeau maléfique, qui déposons des amendements. Nous contribuons très largement à cette inflation normative.
S'agissant des études d'impact, leur portée a été affaiblie par le Conseil constitutionnel qui a validé des études vides de sens. Les gouvernements ont également coutume de faire déposer, par leurs parlementaires, des propositions de loi qui sont dispensées d'études d'impact. En outre, nous étudions les impacts mais nous n'étudions jamais la réalité des impacts. Une fois les textes votés, il conviendrait de faire une évaluation des impacts de ces textes. L'évaluation, qui relève du rôle du Parlement et qui devrait s'appuyer sur des faits concrets, est opérée dans le cadre de débats qui n'apportent pas grand-chose à la réalité de l'évaluation.
Comment peut-on insuffler une véritable culture de « dénormisation » ? Nous avons besoin d'une culture qui nous rappelle que le droit n'est qu'un outil et qu'il ne devrait pas entrer dans les détails de la vie de chacun. La règle doit être générale et c'est sur le terrain qu'elle doit être appliquée dans les détails. Comment changer de culture ?
M. Cédric Chevalier. - Je partage les propos qui ont été tenus dans le cadre de ces premières interventions. Nous constatons l'émergence d'une notion de déresponsabilisation. Au travers de la production de normes, nous cherchons à nous protéger, voire à nous surprotéger, en faisant porter le singe sur l'épaule du voisin.
S'agissant de la notion d'impact, existe-t-il une notion de transversalité ? Le président du CNEN a pris l'exemple de l'urbanisme. Or, lorsque des éléments sont modifiés dans le code de l'urbanisme, cela produit nécessairement des impacts sur d'autres textes. Au-delà des sujets financiers, l'étude d'impact permet-elle de s'interroger sur l'éventuel impact sur les autres réglementations ?
Par ailleurs, je considère qu'il s'avère nécessaire de donner plus d'agilité aux territoires. Une norme applicable dans un territoire n'est pas forcément applicable dans un autre territoire. Au travers de l'exemple de la loi climat-résilience qui a été donné, nous pouvons constater que nous en arrivons à un point de précision qui est tel qu'une application généralisée n'est pas envisageable.
M. Gilles Carrez. - Ma réponse sera courte car je partage complètement ce qui a été dit.
Comment s'y prendre ? Un travail de sensibilisation général s'avère nécessaire. Chacun de nous doit avoir conscience de la nécessité de simplifier et d'utiliser les outils existants.
Je n'ai pas parlé de l'importance des études ex post. Dès l'étude d'impact, il conviendrait de disposer d'indicateurs qui nous obligent à vérifier si les objectifs poursuivis ont bien été atteints sur le terrain. Avec le rapport du Conseil d'État sur le dernier kilomètre, nous nous trouvons au coeur du sujet. Les analyses ex post permettent de constater si l'arsenal législatif et réglementaire se traduit par un réel effet sur le terrain et si les inconvénients ne l'emportent pas sur les avantages. Nous disposons en outre de moyens pour mener à bien ces études ex post puisque nous pouvons compter sur de nombreux corps d'inspection. Sans être systématiques, ces analyses pourraient s'avérer pertinentes dans de nombreux cas, notamment en matière d'urbanisme car un point critique a été atteint dans ce domaine.
Intéressons-nous au modèle de fiche d'impact pour les textes réglementaires, qui est établi par le secrétariat général du gouvernement. Nous pouvons relever que la première rubrique porte sur l'état des lieux et vise à déterminer comment le dispositif s'insère dans les législations existantes, avec une approche transversale. Malheureusement, force est de reconnaître que, parfois, l'étude d'impact s'avère très difficile à accomplir. Nous pouvons citer l'exemple du décret qui réglemente la proportion de déchets verts qu'il est dorénavant possible d'incorporer dans les boues issues d'épuration pour permettre le compostage desdites boues. Ces sujets s'avèrent très techniques et des points de vue très différents sont exprimés en la matière. Tous ces éléments ressortent bien de l'étude d'impact mais, nous pouvons nous demander, in fine, à qui revient la décision finale. En l'espèce, il aurait été plus judicieux d'écouter les retours des élus locaux, plutôt que les avis des techniciens ou des entreprises spécialisées dans l'assainissement.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Je vous remercie, monsieur le Président. Je vous propose d'écouter à présent le président David Lisnard sur le comité législatif réglementaire qui a été créé à l'AMF.
Une vidéo est diffusée dont le contenu est reproduit ci-dessous.
M. David Lisnard, président de l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF). - Je salue et remercie la présidente de la délégation ainsi que son vice-président pour cette invitation. Je ne peux pas être présent physiquement parmi vous, mais je le suis par la pensée et je soutiens totalement la démarche qui vise à lutter contre l'inflation de normes, synonyme de complexification administrative, sujet sur lequel l'AMF comme le Sénat interviennent depuis longtemps. Quel que soit le secteur d'activité, la bureaucratie excessive est une réelle contrainte.
Le Sénat, sous l'impulsion du président Larcher que je salue respectueusement et amicalement, porte le combat avec l'AMF pour lutter contre ce phénomène. Lorsque j'ai eu la chance et la charge de devenir président de l'Association des Maires de France en novembre 2021, l'une de mes premières dispositions a été de nommer un Comité législatif et réglementaire local, co-présidé par Monsieur Guy Geoffroy, qui jouit d'une grande expérience de législateur, et par Monsieur Jean-Pierre Bouquet. Ce comité législatif local s'est réuni de manière régulière pour prendre acte des effets négatifs de l'interdiction du cumul des mandats et pour faire en sorte que les préoccupations du bloc communal soient prises en compte dans l'élaboration de la loi. Ce travail est mené en coordination avec le Comité national d'évaluation des normes. Je tiens d'ailleurs à adresser un salut amical à Monsieur Gilles Carrez, son président, l'objectif étant de disposer de moins de textes hors sol entre la loi et la réglementation.
Malheureusement, le combat est toujours devant nous. Outre le travail qui est mené et au-delà de toutes les propositions que nous avons faites - notamment avec Monsieur Jean-François Debat qui s'est investi dans le Comité législatif -, une approche totalement différente au sommet de l'État s'avère indispensable, de la formation des élites jusqu'à la manière dont l'action publique est envisagée. Il convient de mettre en exergue le principe de subsidiarité - principe qu'il faut redécouvrir en France alors qu'il revêt une valeur constitutionnelle.
La vie est parfois de l'ordre spontané. Il faut accepter le risque. La puissance publique, et notamment l'État, doit cesser d'intervenir a priori pour délivrer des autorisations sur tout. L'État doit intervenir a posteriori. Il faut accepter le fait que les lois se mettent en oeuvre de façon pragmatique. Pour cela, plutôt que d'inventer des concepts fumeux et compliqués, comme la différenciation, nous devons faire valoir la liberté réglementaire. Il convient donc de transférer le pouvoir réglementaire d'application des lois - hormis sur la dimension régalienne - aux collectivités territoriales. Cela constituerait une grande réforme de la décentralisation et de la simplification qui ne coûterait pas cher et qui nous permettrait de concilier efficacité et liberté, par la responsabilité.
Je vous remercie pour vos travaux. L'AMF sera toujours à vos côtés.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Je vous propose de laisser la parole au président Yannis Wendling sur le sujet de la cartographie des risques.
En complément de l'intervention de Monsieur Gilles Carrez et des questions qui ont été posées, sur le fait de réaliser des évaluations au plus près du terrain, je tiens à souligner que le Président du Sénat souhaite lancer une mission de contrôle territorialisé pour voir, dans les territoires, comment se met en oeuvre la loi. Cette approche s'avère extrêmement intéressante selon moi.
M. Yannis Wendling, président de la Conférence des inspecteurs et auditeurs territoriaux (CIAT). - Je vous remercie pour votre invitation. Je représente la Conférence des inspecteurs et auditeurs territoriaux. Il s'agit du regroupement des personnes en charge, dans les collectivités, de conduire les inspections. Toutefois, toutes les collectivités ne sont pas dotées de tels spécialistes. Nous nous efforçons donc de partager et de mutualiser nos travaux, de sorte à aider nos exécutifs à assumer leurs fonctions.
Ces dernières années, nous sommes passés d'une situation où le vide juridique pouvait présenter un risque, à la situation inverse, puisque c'est la profusion de textes et de normes juridiques qui est plutôt un facteur de risques aujourd'hui pour les collectivités.
Dans le cadre de notre mission, nous nous efforçons de cartographier les risques dans les collectivités. Or nous nous apercevons que, concrètement, de nombreuses collectivités se trouvent en situation de non-conformité. Ainsi, les normes ne sont pas appliquées ou sont appliquées partiellement, soit car elles ne sont pas connues, soit parce que les collectivités n'ont pas la capacité de les appliquer. Les exécutifs peuvent donc se retrouver dans des situations délicates.
Je vais vous donner un exemple concret. Le département a la responsabilité de l'aide sociale à l'enfance. Les enfants placés se trouvent sous la responsabilité du président du Conseil départemental, qui a une responsabilité civile, mais aussi pénale. Son administration a la charge de vérifier la partie B2 du casier judiciaire des personnes travaillant dans les établissements et les foyers qui accueillent les enfants. Encore faut-il que les demandes de tous les établissements, y compris de ceux situés en dehors du territoire, aient bien été transmises à l'administration. Aujourd'hui, je peux vous assurer que bon nombre de départements ne disposent pas des informations complètes qui sont nécessaires et n'ont pas mis en place l'organisation adéquate du fait de sa complexité. Cet exemple concret révèle qu'une norme, malgré sa pertinence, peut être de nature à placer certains exécutifs dans une situation délicate.
Nous pourrions également évoquer l'impact financier mais je ne souhaite pas m'attarder sur ce sujet. En effet, l'application de certaines normes peut nécessiter un investissement lourd (urbanisme, voirie) et certains aménagements impliquent un coût de fonctionnement pérenne, de nature à aggraver la contrainte financière.
Je souhaite évoquer avec vous l'impact sur les ressources humaines des collectivités. Pour mettre en application les normes, des recrutements s'avèrent nécessaires dans les collectivités. Tel est notamment le cas dans le domaine de l'urbanisme, de l'ingénierie et des systèmes d'information. Or, compte tenu de l'état actuel du marché de l'emploi, les collectivités peinent à attirer certains profils très techniques (ingénieur de travaux publics, ingénieur des systèmes d'information, etc.). La norme s'avère particulièrement abondante mais il s'avère malgré tout nécessaire de réaliser des études au niveau local pour l'ajuster. La profusion des normes met en difficulté les collectivités sur ce plan également.
Les impacts sur les systèmes d'information méritent une attention particulière. Il s'avère indispensable, pour la collectivité, de disposer d'un système d'information permettant de suivre l'application de la norme. Nous pouvons reprendre l'exemple des placements d'enfants qui doivent pouvoir être gérés via une interface partagée avec les établissements médicosociaux (parfois situés en Belgique faute de place en France).
Le service rendu à l'usager peut parfois être de moindre qualité avec la norme que celui qui serait rendu sans la norme. S'agissant de la prestation de compensation du handicap, une récente évolution a été prescrite par la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA) en matière de système d'information, de manière à mieux harmoniser au niveau national le traitement des demandes des personnes en situation de handicap. Toutefois, l'intégration de ce nouveau cahier des charges national des systèmes d'information dans nos départements n'a pas été sans conséquence : les personnes qui avaient bénéficié de ces droits par le passé n'ont pas pu être transférées dans le nouveau système. En conséquence, le traitement du dossier de ces personnes s'avère aujourd'hui plus long que par le passé.
L'enjeu est de mieux cartographier - et plus en amont possible - les conséquences des différentes normes pour identifier les freins à leur application, mais aussi les effets, parfois préjudiciables, de ces différentes normes.
Une autre difficulté se présente en matière de cartographie des risques : il appartient en effet à chaque exécutif local de réaliser des arbitrages pour déterminer sur quel sujet agir en premier. Compte tenu de la profusion des normes, les exécutifs locaux ne peuvent qu'accepter le risque car ils devront prendre des décisions pour savoir quelles sont les priorités en matière d'investissement, de recrutement, etc. Notre rôle est de les éclairer et de les aider à prendre des décisions par le biais de la cartographie des risques - étant entendu que nombre de collectivités ne disposent pas d'experts pour les appuyer sur ces sujets.
Plusieurs pistes ont déjà été esquissées sur l'origine de cette situation complexe. La profusion des acteurs qui émettent des normes a notamment été évoquée : législateur, pouvoir réglementaire, autorités administratives (agences). Le préfet a un rôle important à jouer dans la coordination de ces différents acteurs au niveau déconcentré. S'agissant des acteurs nationaux que sont les agences, force est de constater que la CNSA, par exemple, émet beaucoup de référentiels et de normes qui s'appliquent aux départements mais qui ont un impact direct sur l'organisation de l'accueil, la gestion des dossiers, etc. Toutes ces règles sont prescrites par une agence nationale et les acteurs ne sont pas toujours bien repérés au moment de la production des textes mais ont un impact direct sur leur application. Ces acteurs ont énormément de responsabilités vis-à-vis du risque qui doit être assumé par les collectivités.
Ce sujet est important car il impacte la capacité à faire des collectivités, mais aussi les moyens financiers et la qualité du service rendu aux usagers.
Je souhaite que nous nous arrêtions sur deux exemples concrets. Je n'ai pas retenu l'exemple de l'urbanisme car je me doutais bien qu'il serait évoqué dans le cadre d'autres interventions.
Premièrement, je vous propose de nous pencher sur le sujet des conflits d'intérêts. Certaines situations concrètes peuvent impacter le fonctionnement de nos collectivités. Si la loi récente 3DS a essayé de simplifier et de donner un cadre à ce sujet, force est de constater que certaines collectivités désignent des membres au sein de différentes structures de nature privée (associations par exemple). Ainsi, dans les collectivités, certains élus siègent dans des mouvements sportifs, dans des mouvements associatifs à caractère social, etc. Or ces personnes qui sont vos collègues au sein des conseils locaux vont représenter la collectivité. Une fois de retour dans leur collectivité, elles devront veiller à ne pas participer aux débats en amont d'une décision locale ou d'une délibération, ce qui peut nuire à la qualité des travaux au sein des conseils locaux. De la même manière, il peut s'avérer compliqué pour les conseils locaux de se protéger des prises illégales d'intérêt suscitées par les désignations de membres du conseil au sein de structures externes. Dans mon département, 150 dossiers sont soumis lors de chaque commission permanente. Or, pour se prémunir de tous les conflits d'intérêts potentiels, il faut d'abord pouvoir les recenser, puis avoir une capacité à identifier les éventuels conflits en amont de la commission permanente, alors que les dossiers sont parfois déposés dans un délai très réduit. Ce fonctionnement est une source de fragilité, d'autant que certaines personnes siègent ponctuellement et qu'elles ne pensent pas nécessairement à indiquer l'ensemble de leurs mandats. Cette situation peut produire un impact important, allant jusqu'à l'annulation d'une délibération, et peut également détériorer la qualité du débat au sein du conseil pour recueillir les avis les plus éclairés.
Ainsi, cet exemple révèle que nous sommes confrontés à un sujet opérationnel : comment organiser le processus délibératif au sein de l'exécutif local ? Une problématique politique se pose également pour pouvoir agir au niveau local avec les meilleures compétences.
Deuxièmement, je vous propose de nous pencher sur un autre exemple concret lié à la gestion de la prestation de compensation du handicap. Un nombre conséquent d'acteurs interviennent sur ce sujet : le législateur, l'autorité réglementaire et, au niveau local, une MDPH (maison départementale des personnes handicapées) et le département. Il appartient à la MDPH d'instruire les droits en amont tandis qu'il revient au conseil départemental de payer in fine. S'agissant de la CNSA, elle a pour mission d'informer les personnes en situation de handicap sur leurs droits et de prescrire des orientations au niveau des départements dans le cadre de sa mission de recherche. Au travers de ses statuts, la CNSA prescrit également un règlement en matière de contrôle interne. Concrètement, ce processus décrit le processus d'instruction du dossier des personnes. En conséquence, nous observons des impacts sur le département qui doit faire évoluer son système d'information. En effet, pour mettre en oeuvre les différentes dispositions et mettre en conformité les départements et les MDPH, un temps humain particulièrement conséquent a dû être consacré au développement du système d'information, dans un contexte assez lourd où les départements peinent à recruter des ingénieurs informatiques.
Une telle situation s'est traduite par des délais rallongés en matière d'instruction d'aides pour les personnes handicapées car le système d'information n'a pas pu évoluer en fonction des orientations définies. En outre, les outils adéquats n'ont pas pu être mis en place pour maîtriser des sujets tels que le paiement indu. Enfin, une situation d'inégalité de traitement peut être observée sur le territoire entre les différents départements.
Pour conclure, j'insiste sur l'utilité, le plus en amont possible mais aussi en analyse ex post, de bien étudier les risques auxquels nos exécutifs sont confrontés en matière d'application des normes, alors qu'elles sont plus complexes, plus détaillées et plus nombreuses. En parallèle, l'impact sur l'usager ne doit pas être négligé, le service dont celui-ci bénéficie au niveau local n'étant pas toujours amélioré par la profusion de normes.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Votre intervention soulève la problématique de l'autonomie et de l'indépendance de nombreuses agences de l'État qui viennent imposer un certain nombre de règles additionnelles. Nous proposons qu'il y ait un chef d'orchestre unique : la parole de l'État doit être celle du préfet.
Ici, nous chérissons le slogan suivant qui s'avère très simple : « qui décide paie ». Nous savons que la dimension des locaux accueillant la petite enfance est fixée au niveau national. En parallèle, la MDPH fixe, de manière très humaine, un certain nombre de prescriptions dans l'accompagnement des enfants handicapés à l'école. La MDPH fixe la norme mais c'est l'éducation nationale (ou la collectivité pour le périscolaire) qui finance, ce qui pose un problème de cohérence.
J'invite à présent le président Patrick Gérard à prendre la parole.
M. Patrick Gérard, président adjoint de la section de l'administration du Conseil d'État. - Force est de constater que le sujet que nous abordons aujourd'hui est particulièrement français. Dans un de ses poèmes, Joachim du Bellay parlait de « la France, mère des arts et des lois ». Sous la Renaissance déjà, la France était perçue comme le pays des lois. Cet attachement à la loi et cette complexité étaient dénoncés sous l'ancien régime - et notamment sous Louis XV. Les États généraux, avec les cahiers de doléances, découlent également de cette complexité. Le Directoire a d'ailleurs créé le bicamérisme pour modérer la passion de la première assemblée en matière législative. Le Sénat se retrouve donc parfaitement dans son rôle.
Le Conseil d'État a récemment réalisé deux études sur ce sujet. En 2016, l'étude a porté sur le thème de la simplification et de la qualité du droit et a révélé que la norme correspondait aussi à la complexité d'un monde plus ouvert, qui va de pair avec la complexité des individus (évolution de la famille) et la volonté de répondre à tout, surtout en l'absence de ressources budgétaires. Ce constat me rappelle un échange avec le Sénateur Jean-Claude Boulard qui affirmait : « en France, lorsqu'on n'a pas d'argent, on se paie de mots ».
La loi est aussi un enjeu de débats publics. Imaginez une campagne présidentielle au cours de laquelle un candidat affirmerait : « votez pour moi, je ne ferai aucune loi ! ». Il ne serait pas élu. Nous savons bien que tout ce qui est annoncé doit être suivi d'effet.
Nous pouvons également évoquer la passion française pour le sujet de l'égalité. Chacun étant l'égal de l'autre, les lois doivent être appliquées de manière uniforme.
A tout cela s'ajoutent des phénomènes plus récents tels que les besoins de consultation. Plus vous consultez, plus vous accroissez la norme car il faut tenir compte de l'avis de ceux que vous avez consultés. Nous sommes également confrontés à la multiplication des structures administratives qui sont toutes productrices de normes. La numérisation est aussi un facteur d'accroissement des normes car le traitement de texte est un outil qui permet d'ajouter des mots très facilement. Enfin, les décideurs cherchent de plus en plus à se retrancher derrière des textes, par crainte de voir leur responsabilité pénale engagée.
Subséquemment, nous créons des normes toujours plus compliquées, qui nécessitent une interprétation par des juges. Si cette interprétation ne donne pas satisfaction, cela occasionne de nouvelles corrections. Ce phénomène nous handicape au niveau international : l'Inspection générale des finances estime que le coût des normes françaises représente près de 3 % du PIB.
En 2016, nous avons présenté diverses pistes d'amélioration. Deux propositions ont été retenues : mesurer les statistiques de la norme (au travers de l'indicateur de suivi des normes publié chaque année par le secrétariat général du gouvernement) ; réaliser des études d'impact conformément à la révision constitutionnelle de 2008.
Je vous propose de nous pencher à présent sur les chiffres. Comme vous le savez, nul ne peut ignorer la loi. Mais, pour connaître la loi, il fallait parcourir 5 800 000 mots en 2002, en sachant que ce chiffre est passé à 14 millions en 2023. Le code du travail est passé de 4 986 articles en 2022 à 11 179 articles aujourd'hui. Le code de l'urbanisme, le code de l'environnement et le code de la santé ont connu la même évolution exponentielle. Plus particulièrement, le code de l'environnement est passé de 100 000 mots en 2002 à 1 100 000 mots aujourd'hui.
Dans le second rapport sur « l'usager du premier au dernier kilomètre » que nous avons publié cette année, nous notons que les usagers ont changé dans leur rapport avec l'administration, en particulier au cours des deux dernières décennies. Autrefois, nous nous trouvions face à une approche uniforme avec des administrés considérés comme interchangeables et des services publics hérités du XIXème siècle. Aujourd'hui, les personnes - il ne s'agit plus d'usagers - veulent être des bénéficiaires de nos politiques publiques. L'administration a changé également : décentralisation, ouverture de services publics à la concurrence, organisation administrative plus complexe, émiettement des acteurs (agences, opérateurs privés, associations). En particulier, la numérisation a éloigné certains usagers de l'administration et de l'État. Dans les campagnes notamment, les personnes âgées ne savent pas utiliser les techniques modernes.
Il convient de noter que l'administration a tendance à faire peser la complexité sur les usagers. Les normes sont plus complexes et parfois contradictoires. Nous évoquerons ce point dans un instant au travers de l'affaire de l'abribus.
Notre rapport contient quatre propositions essentielles :
• sortir du 100 % numérique pour éviter d'accroître l'écart entre les personnes capables et les personnes vulnérables qui ne maîtrisent pas ces outils ;
• concevoir l'action publique pour atteindre le dernier kilomètre, c'est-à-dire qu'il revient à l'administration d'absorber la complexité car celle-ci ne doit pas être reportée sur l'usager ;
• assurer autant d'énergie à faire fonctionner les services existants qu'à faire de la nouveauté : la maintenance des réseaux, des trains, des services hospitaliers, etc. ne doit pas être négligée par exemple ;
• écrire les normes différemment, en fixant des principes généraux et en laissant au pouvoir réglementaire ou à la négociation collective le soin de régler les choses.
Pour terminer, je souhaite partager avec vous l'étude que nous avons réalisée sur l'abribus. Le bon usage de cet élément du mobilier urbain implique de prendre en compte sa visibilité, sa lisibilité et son positionnement.
Qui est compétent pour implanter un abribus ? S'il s'agit d'une voie départementale, le conseil départemental est compétent. Si l'arrêt se trouve sur une voirie d'intérêt communautaire, c'est la communauté d'agglomération qui intervient. Enfin, si l'arrêt se trouve sur une voirie communale, la compétence revient à la commune.
Toutefois, quel que soit l'organisme concerné, ce sont les plans de déplacement urbain qui définissent l'emplacement des abribus, lesquels doivent être compatibles avec le volet intermodalité du schéma régional d'aménagement des développements durables et d'égalité du territoire du conseil régional.
À quelles règles d'accessibilité l'abribus doit-il répondre ? Le trottoir doit satisfaire à plusieurs critères. Deux cheminements doivent être prévus : un premier pour l'embarquement entre l'abri et le trottoir qui doit être d'une largeur minimale de 90 centimètres ; un second pour la circulation des piétons, entre l'abri et le bâti, d'une largeur minimale de 1,40 mètre. Mais si le trottoir ne permet pas ces deux largeurs, l'abribus peut être adossé à un bâtiment, à condition de disposer d'une largeur minimale de 1,40 mètre entre le bâti et le nez du trottoir.
Il faut aussi prévoir la circulation des personnes à mobilité réduite (aire de rotation de 1,50 mètre de diamètre) ainsi que des marquages au sol (bande d'éveil de vigilance si l'arrêt de transport est surélevé de plus de 26 centimètres de hauteur de la chaussée et ligne zigzag jaune).
Il existe aussi des normes de signalétique et de système d'information à respecter pour les abribus (informations visuelles lisibles, possible doublage par un signal sonore, etc.).
Enfin, des conditions particulières s'appliquent aux abribus utilisés à des fins publicitaires (contrats de marchés publics, contrat de convention d'occupation du domaine public, contrat de concession).
Par ailleurs, des règles spécifiques sont édictées pour les abribus accueillant des enfants dans le cadre du transport scolaire. Depuis la loi NOTRe, les régions sont les autorités organisatrices de transports. L'intercommunalité peut toutefois assurer l'organisation et le fonctionnement dans les conditions définies par convention avec la région. S'il s'agit d'élèves en situation de handicap, c'est le département qui est compétent.
Il faut savoir que les points d'arrêt de chargement et de déchargement de transport scolaire relèvent de la responsabilité du maire.
D'autres règles régissent également les chauffeurs de bus desservant l'abribus. La durée du travail est définie par des textes européens, le code des transports et le code du travail. La durée du temps de conduite et de repos est définie très strictement et il en est du même pour le temps de pause et le repos quotidien. Je vais m'arrêter là.
Au travers de cet exemple, vous voyez à quoi conduit la réglementation et la norme. Je pense que nous avons tous une responsabilité en la matière. Une prise de conscience s'avère nécessaire pour mettre un terme à une telle surenchère.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Je vous remercie. Chers collègues, vous comprendrez pourquoi nous apprécions beaucoup la coopération avec le Conseil d'État. Si la situation n'était pas si dramatique, nous envisagerions de rédiger une fiche sur la base de cet exemple, qui pourrait faire l'objet d'un sketch.
Nous avons déjà tous entendu parler de la problématique de l'abribus. Encore récemment, un maire m'a cité le cas d'une mère qui avait demandé la construction d'un abribus pour son enfant qui était alors âgé de 4 ans. Il a aujourd'hui 13 ans et continue à attendre le bus sans abri.
Je pense qu'une séquence tout aussi parlante nous attend avec Madame Claire Demunck qui n'est pas venue les mains vides.
Mme Claire Demunck, rédactrice en chef de l'Actualité Juridique des collectivités territoriales (éditions Lefebvre-Dalloz). - Je vous remercie. Je suis effectivement venue avec des cadeaux dans ma hotte.
Je vais à mon tour prendre un exemple pour rebondir sur ce qui a été dit précédemment. J'ai eu la chance et le bonheur de suivre des études de droit. En première année de droit, j'ai été marquée par les propos d'un de mes professeurs qui disait : « Avant toute chose, sachez qu'il n'existe pas de vide juridique. » Tout le monde devrait garder ce principe à l'esprit.
Comme l'an passé, j'interviens pour témoigner de l'inflation normative et de ses conséquences du point de vue des juristes de collectivités. Mon travail consiste à dépouiller le Journal Officiel tous les matins. Lefebvre-Dalloz édite en effet un mensuel dont je suis la rédactrice en chef : l'Actualité juridique des collectivités territoriales. Au vu de ce qui a été dit ce matin, vous imaginez la charge de travail que cela représente pour moi. Nous éditons également énormément de codes, et notamment le code général des collectivités territoriales, le code général de la fonction publique et le code de l'urbanisme.
Chez Lefebvre-Dalloz, nous sommes donc les premiers spectateurs et les premiers décrypteurs des textes qui sont publiés chaque jour. Je vais procéder par démonstration, pavés à l'appui. Au fil des années, les codes sont devenus obèses et certains ont même dépassé le nombre de pages possibles. C'est la raison pour laquelle le code de la santé publique doit dorénavant être publié en deux tomes. Nous avons dû créer un coffret spécial. Nous sommes bien loin du code de poche ou du petit code Dalloz, nom initial donné à la collection.
Claire Demunck dépose différents codes sur son pupitre pour montrer l'évolution de leur taille au fil du temps.
En 1982, le code de l'urbanisme comptait 650 pages. Il en compte désormais 3 630.
En 1996, le code général des collectivités territoriales comptait 620 pages. Il est dorénavant composé de 3 200 pages, soit 2 500 pages supplémentaires.
Voici le code de la santé publique, en deux tomes, qui compte plus de 4 000 pages. Son volume a explosé depuis la crise sanitaire. Nous avons dû jouer sur le papier, les marges, la typographie et même sur le contenu pour que tout rentre. En effet, un code contient l'ensemble des règles applicables dans un domaine particulier, mais aussi des annotations de jurisprudence proposées par l'éditeur, ainsi que des commentaires qui permettent de contextualiser les textes et de mieux les comprendre. Dans le code de la santé publique, tous les commentaires ont dû être mis en ligne.
Lorsque je suis arrivée chez Dalloz, j'ai appris qu'auparavant, les codes étaient mis à jour chaque semaine en découpant le Journal officiel aux ciseaux et en collant les mises à jour dans le code. Inutile de préciser que cela ne serait plus possible aujourd'hui : en 2023, plus de 1 400 fichiers de mise à jour ont été recensés pour le code rural.
Je ne reviendrai pas sur les raisons multiples de l'inflation normative. Je parlerai plutôt des difficultés liées à cette inflation, du manque de visibilité des textes, des difficultés d'application et de l'instabilité découlant de l'évolution constante de la norme. Si la mise à jour de la version papier des codes millésimés n'est opérée qu'une fois par an, il faut savoir que nous procédons à une mise à jour quotidienne des codes en ligne. Comme les textes changent sans arrêt, les utilisateurs de code ne peuvent pas se contenter de consulter la version papier ; ils doivent vérifier systématiquement si les textes sont toujours à jour sur des sites de référence comme Légifrance.
Revenons aux chiffres car ils sont très parlants. 56 lois ont été promulguées en 2023, contre 74 en 1970. Toutefois, les lois sont de plus en plus grosses, avec par exemple 177 articles pour la loi Alur, 234 articles pour la loi Elan et 305 articles pour la loi climat et résilience.
Lorsqu'il est question de normes, il est également question des textes d'applications. Sur le JO de décembre 2023, 204 textes intéressant les collectivités territoriales ont été publiés en décembre, dont 45 plus particulièrement significatifs selon l'Observatoire Smacl des risques de la vie territoriale. Il convient de mesurer l'impact d'une telle production. En un mois, 204 textes ont été publiés. 51 ont même été publiés entre le 22 décembre et le 31 décembre. La trêve des confiseurs n'existe pas pour les juristes des collectivités.
Si certains textes sont anecdotiques, d'autres correspondent à des décisions majeures. Si nous nous en tenons aux lois, je peux vous citer la loi plein emploi qui entraîne des changements majeurs en matière de RSA, la loi visant à réduire les inégalités territoriales pour les ouvertures de casinos, la loi Valletoux sur les déserts médicaux, la loi relative aux services express régionaux métropolitains, la loi de finances et la loi visant à revaloriser le métier de secrétaire de mairie.
Les textes sont très nombreux, volumineux et parfois publiés in extremis. Tel est notamment le cas du décret portant modification de l'environnement relatif à la publicité, aux enseignes et aux pré-enseignes qui a été publié le 31 décembre pour une application dès le lendemain.
Je peux aussi vous donner l'exemple du décret du 26 décembre en matière RH qui modifie les dispositions statutaires relatives à la promotion interne dans la fonction publique territoriale, dont les dispositions étaient applicables quatre jours après sa publication, dans une période particulière entre Noël et jour de l'An.
J'ai échangé avec des directeurs des affaires juridiques de collectivités : tous reconnaissent qu'un certain nombre de textes ne sont pas appliqués - et notamment ceux qui ont été publiés au mois de décembre 2023.
Les indicateurs de suivi de l'activité normative ont déjà été évoqués par M. Gérard. Certains chiffres sont édifiants, notamment sur le nombre de pages publiées au Journal officiel : près de 34 000 pages en 2004 contre 71 000 pages en 2022.
S'agissant de la surproduction normative, un manque de lisibilité de certains textes est à déplorer, en particulier lorsque les textes procèdent par renvoi à d'autres textes. Des rectificatifs sont également publiés, avec des entrées en vigueur différées ou modulées au sein d'un même texte.
En outre, il convient de gérer la publication en urgence de certains textes. Ainsi, en novembre 2023, les décrets sur les transferts de la gestion des digues domaniales aux communes et groupements compétents ont été pris neuf ans après la loi ayant prévu ce transfert, mais seulement deux mois avant le transfert lui-même. Au-delà de la question politique, nous pouvons ici nous interroger sur la qualité de la norme.
Pour conclure, je souhaite citer un auteur. En 2005, il affirmait que « s'interroger sur la qualité de la loi comme on le ferait de n'importe quel produit marchand, c'est introduire le doute sur son fondement même. » De plus, selon Montesquieu, « les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires », ne n'oublions pas.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Le choc des photos vaut toutes les démonstrations. Si chaque contributeur à la fabrique de la loi disposait de ce type de rappel dans son bureau, la situation évoluerait peut-être.
Je vous remercie pour la qualité de vos différentes interventions et j'ouvre le débat.
M. Cédric Vial. - Je souhaite contribuer à l'intervention de Patrick Gérard concernant les abribus. Le règlement du transport scolaire pourrait être ajouté à la longue liste de normes à prendre en compte. En Savoie, par exemple, il faut recenser 7 enfants pour pouvoir créer un circuit de transport scolaire et au moins 4 enfants pour pouvoir créer un arrêt sur le circuit. La base du calcul repose sur un rayon de 3 kilomètres par rapport à l'établissement de rattachement, qui n'est pas forcément l'établissement dans lequel l'élève est scolarisé. De plus, ce n'est pas la distance par rapport à l'abribus qui est prise en considération, mais la distance par rapport à la résidence de l'enfant.
Bien sûr, des exceptions sont prévues si les enfants sont scolarisés en primaire : la distance est alors réduite à 2,5 kilomètres, voire à 2 kilomètres si la collectivité de rattachement prend en charge 50 % du coût par élève. Par ailleurs, un accompagnateur s'avère nécessaire dès lorsqu'il y a plus de six enfants de moins de six ans sur une partie du trajet, même si le sixième enfant ne monte qu'en fin de circuit.
Pour un enfant handicapé, un circuit peut être mis en place spécifiquement par la région - souvent en faisant appel à un taxi. Toutefois, il faut savoir que si cet enfant a un frère ou une soeur, celui-ci ou celle-ci ne peut pas monter dans le taxi et doit aller prendre le bus.
Enfin, la Savoie est limitrophe avec l'Isère. Or le règlement d'un département limitrophe peut s'avérer différent en matière de prise en charge ou de financement.
Je vais m'arrêter ici. Sachez que, si vous montez un spectacle, je serais ravi de contribuer à son écriture à vos côtés.
M. Cédric Chevalier. - J'ai noté la référence aux « lois obèses » ; je ne savais pas que l'obésité pouvait attaquer le régime législatif. Aussi, j'ai bien compris qu'une forme de pause et de recul nous était demandée.
Je souhaite poser une question plus large. Est-ce que, demain, l'intelligence artificielle pourrait être un outil permettant de faire émerger ces contradictions et s'imposer comme un outil au service de la simplification ?
Par ailleurs, je m'interroge sur le temps qui a été nécessaire à Patrick Gérard pour rassembler les différentes informations relatives à l'affaire de l'abribus.
M. Patrick Gérard. - Interrogée sur un sujet particulier, l'intelligence artificielle pourrait nous répondre qu'il s'avère nécessaire de faire une loi. Je redoute que cet outil soit un facteur d'accroissement des normes plutôt qu'un facteur de restriction. Il faudra être extrêmement vigilant sur ce sujet à mon sens.
Le Président du Sénat rejoint la séance.
Mme Françoise Gatel, présidente. - La délégation est bel et bien préoccupée par le sujet de l'intelligence artificielle car les préfets reçoivent des recommandations les encourageant à recourir à l'intelligence artificielle pour effectuer le contrôle de légalité. Cela signifie que l'IA est entrée dans le fonctionnement des collectivités de l'Etat. Nous avons choisi d'accomplir une mission sur le sujet pour identifier, contrôler et mesurer les effets d'une telle évolution.
Cher monsieur le Président du Sénat, je vous remercie de nous honorer de votre présence.
Nous savons votre attachement et votre détermination à contribuer à la frugalité pertinente de la fabrique de la loi. Je rappelais que le Sénat a signé, avec le gouvernement, une charte d'engagements l'année passée en vue d'une meilleure fabrique de la loi. Les normes sont le sujet majeur de préoccupation des élus locaux et nous voyons aujourd'hui comment l'actualité, de manière générale, s'en empare dans tous les domaines. La norme entrave le pouvoir d'agir, le ralentit, occasionne des coûts et génère des résultats contreproductifs.
Avec le premier vice-président Rémy Pointereau en charge de la simplification, nous oeuvrons depuis la signature de cette charte à mettre en oeuvre nos souhaits. La réunion de ce matin a été très intéressante, avec des intervenants de grande qualité qui partagent notre préoccupation. Nous sommes bel et bien engagés dans un combat collectif, de prise de conscience et de sensibilisation de nos compatriotes, qui, par des excès d'exigences et d'addiction à la judiciarisation, nous amènent à surcharger le flux normatif. Nous savons aussi que, dans un contexte marqué par la complexité du monde, la norme sobre est un exercice difficile.
Nous vous raconterons, un jour, l'exemple qui peut nous aider à guérir de tous nos maux : celui de l'installation d'un abribus pour un enfant qui se rend à l'école.
M. Gérard Larcher, Président du Sénat. - Depuis quelques jours, les questions d'inflation normative sont dans le quotidien médiatique, politique et sociétal. Je revois madame la Rédactrice en chef de Dalloz-Lefebvre avec sa pile de codes devant elle qui me fait une injection de rappel.
Je tenais à participer à cette matinée de sensibilisation aux conséquences de l'inflation normative et je remercie la présidente de la délégation aux collectivités territoriales ainsi que son premier vice-président pour son organisation. Je salue également les intervenants de qualité ici présents.
C'est un travail de longue haleine, mené par la délégation, qui vise à simplifier les normes. Je pense au rapport d'information sur la simplification du droit de l'urbanisme, issu d'un groupe de travail présidé par Rémy Pointereau, qui a débouché sur un projet de loi transpartisane en 2016 et adopté à l'unanimité au Sénat. Depuis, elle n'a pas été étudiée à l'Assemblée nationale mais il n'est pas inutile d'en reprendre l'esprit.
Un second rapport visait à réduire le poids des normes en aval de leur production en 2019. En 2023, vous avez publié un rapport, madame la présidente et monsieur le premier vice-président, sur les normes applicables aux collectivités territoriales : « Face à l'addiction, osons une thérapie de choc. »
Ce rapport contient de nombreuses propositions concrètes et il a débouché, le 26 mars 2023, sur la signature, avec le gouvernement, d'une charte d'engagements visant à limiter le nombre de normes. Il convient désormais de passer aux travaux pratiques.
La sensibilisation de ceux qui fabriquent la loi fait partie des actions prévues. Ce mal très français qui consiste à adopter de plus en plus de normes - pensant répondre ainsi à tous les problèmes - étouffe de plus en plus les élus locaux qui réclament à cor et à cri plus de libertés et plus de pouvoir d'agir.
Les élus ne sont d'ailleurs pas les seuls concernés. Il suffit d'écouter les agriculteurs sur le sujet des haies qui est régi par 6 codes et 14 réglementations.
Pour les élus, je reprends vos chiffres, chère Madame Demunck. Nous recensons bel et bien 40 % de mots supplémentaires dans le code de l'urbanisme en une décennie. Le code général des collectivités territoriales a pris 300 % en vingt ans et le code de l'environnement a été multiplié par 10 sur la même période. Nous prenons tous conscience du fait qu'une telle situation ne peut pas perdurer.
En outre, permettez-moi une digression en évoquant le travail que nous conduisons dans la réflexion institutionnelle au Sénat. Force est de constater que nous mettons les élus en situation permanente de fragilité et de conflit. Je pense toujours que, depuis la loi Fauchon de 2000, la situation d'exposition des élus s'est fortement aggravée. En mars 2024, nous ferons des propositions sur ce sujet. Ainsi, les travaux visant à la protection juridique des élus se poursuivent, non pas pour les placer au-dessus des lois, mais pour éviter que ceux-ci ne se retrouvent dans une situation inextricable.
De nombreuses actions ont déjà été menées pour limiter cette inflation normative. Je pense notamment au travail engagé par le Conseil national d'évaluation des normes. Je me permets d'ailleurs de saluer Alain Lambert, pour le travail et les relations que nous avons eus. L'intéressé a d'ailleurs aussi été ici un remarquable rapporteur général du budget.
Nous ne pouvons pas continuer à accepter les procédures d'urgence, sans pouvoir compter sur une capacité d'évaluation. Les études d'impact sont d'ores et déjà indigentes. Il n'est pas acceptable qu'en sus, il soit demandé de répondre à des demandes dans l'urgence. Nous devons donc limiter le nombre de procédures d'urgence et disposer d'études d'impact solides. Cher Gilles Carrez, sachez que le Sénat sera à vos côtés : je souhaite que nous nourrissions une relation privilégiée.
Dans son discours de politique générale, le Premier ministre a rappelé à plusieurs reprises le besoin de débureaucratiser et de simplifier le fonctionnement de nos institutions. Maintenant, il faut passer aux actes. Mais - je m'adresse à mes collègues Sénateurs - l'exécutif n'est pas le seul responsable de la multiplication des normes. Nous engendrons nous-mêmes un certain nombre de normes et les collectivités territoriales s'en inventent encore en plus. Je vous invite à vous pencher sur les règlements des conseils régionaux et des conseils départementaux dans leur relation avec les collectivités territoriales.
Nous sommes donc appelés à mener une véritable révolution collective. Cette première matinée était importante mais il en faut d'autres. Dans chaque commission, une vigie sur ce sujet s'avère nécessaire.
Parfois, pour tenter d'obtenir une convergence, des normes supplémentaires sont fabriquées, ce qui contribue à l'inflation du nombre d'articles dans tous nos textes - et je ne parle même pas des propositions de loi. Nous contribuons bel et bien à fabriquer la complexité des normes.
Nous sommes confrontés à un enjeu de vitalité démocratique : nous devons en quelque sorte « contaminer » nos collègues afin de déclencher une prise de conscience généralisée.
Je vous encourage dans ce travail car vous pouvez parfois avoir le sentiment de prêcher dans le désert. Rappelez-vous que, dans l'Histoire, cela a plutôt réussi à ceux qui l'ont fait.
Je me ferai raconter l'histoire de l'abribus mais je crois pouvoir deviner de quoi il a été question. Je pourrais aussi vous raconter l'histoire de l'abribus du lycée Louis Bascan à Rambouillet, situé sur une voie départementale.
Je vous remercie pour cette matinée dans l'hémicycle Médicis.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Votre conclusion nous permet de confirmer que les Sénateurs n'ignorent rien de la vraie vie.
Un travail collectif s'avère nécessaire. Chacun, dans ses rôles et fonctions, devrait oeuvrer sur ce sujet.
Il convient de noter que l'assiduité du parlementaire contient un critère lié au nombre d'amendements proposés. Ainsi, le top 100 des Sénateurs varie fortement selon le nombre d'amendements déposés ou cosignés. En conséquence, il conviendrait de faire preuve de pédagogie auprès des médias afin que ceux-ci comprennent que l'efficacité ne réside pas toujours dans la quantité.