Jeudi 1er février 2024
- Présidence de Mme Christine Lavarde, président -
La réunion est ouverte à 8 h 40.
La prospective : pourquoi, comment ?
Mme Christine Lavarde, président. - Bonjour à tous. Merci pour votre présence. Le contexte des manifestations agricoles a perturbé malheureusement les déplacements de certains de nos collègues qui ne peuvent être présents ce matin et m'ont demandé de les excuser.
Nous souhaitions organiser cette séquence de longue date. Il y a six ans, lorsque je suis arrivée au Sénat et dans cette délégation, nous nous étions déjà interrogés sur ce qu'était la prospective. Les membres de la délégation ayant été largement renouvelés depuis, il m'a semblé important de réitérer cette séquence et de croiser les approches théoriques et pratiques. Pour cela, nous avons invité trois acteurs aux démarches différentes : François de Jouvenel, directeur général de Futuribles, Olivier Houvenagel, directeur de l'économie du système électrique de RTE, et le commandant Jean-Baptiste Colas de l'Agence innovation défense.
Vous nous expliquerez comment vous concevez la prospective et quels sont les outils que vous employez. Cette année, la délégation a choisi de conduire ses travaux autour du thème de l'intelligence artificielle. Je vous demanderai donc aussi si ce nouvel outil modifie votre façon de faire de la prospective.
M. François de Jouvenel, directeur général de Futuribles. - Merci, Madame la Présidente, pour votre invitation. Je suis le directeur de Futuribles, un centre de réflexion et d'études prospectives qui existe depuis les années 1960. Ayant accompagné le développement du paysage de la prospective depuis cette date, il bénéficie d'un regard transversal et historique sur le développement de la prospective, ses méthodes, ses outils et ses champs d'application. Futuribles ne se limite pas à la théorie de la prospective ; il produit des travaux de prospective. Nous allions une partie du champ de la réflexion sur les principes et sur les méthodes de la prospective avec la conduite opérationnelle de plusieurs travaux.
De manière générale, la prospective a, depuis sa création, évolué dans ses formes et dans ses principes. La définition la plus claire est celle de Michel Godet : la prospective consiste à « éclairer l'action présente à la lumière des futurs possibles et souhaitables ». L'objectif n'est donc pas uniquement de prédire le futur, mais d'éclairer l'action présente. En ce sens, il est important que la prospective soit représentée au Sénat. La prospective ne consiste pas à dicter la décision publique, mais à éclairer le présent en portant un regard sur les enjeux de moyen terme et de long terme. Il convient de prendre le temps de se préoccuper de ces enjeux, alors que nos activités sont trop souvent contraintes par les urgences du temps présent. Faire de la prospective consiste à sanctuariser du temps et des moyens pour se pencher sur le moyen terme et le long terme.
La métaphore du navigateur est souvent employée pour expliquer ce qu'est la prospective. Un navigateur doit prendre des décisions pour emmener son embarcation. Il dispose d'une vigie, qui lui permet d'observer ce qu'il se passe dans son environnement proche et dans son environnement plus éloigné (l'horizon). Le prospectiviste est placé dans la même situation. Il doit repérer des évolutions à travers la bonne compréhension qu'il est possible d'avoir de la situation présente et interpréter les signes qui lui semblent révélateurs de transformations importantes pour demain. La prospective travaille beaucoup à travers la construction de scénarios. Les scénarios sont des histoires des futurs possibles, ils cherchent à encadrer la diversité des situations auxquelles nous pourrions nous confronter. L'objectif est de se préparer le mieux possible à l'avenir.
Cet effort d'anticipation a toujours existé, mais son institutionnalisation et sa professionnalisation datent des années 1930 et surtout des années d'après Seconde Guerre mondiale. Les pouvoirs publics ont ressenti le besoin de disposer d'une bonne compréhension des grandes transformations en cours dans les domaines technologiques et de société, afin d'éclairer les décisions publiques. Les premiers travaux de prospective remontent à Roosevelt, au moment où l'État fédéral s'est investi dans des domaines dans lesquels il était peu présent jusqu'alors.
Aujourd'hui, la prospective est marquée par des transformations importantes. Ainsi, les travaux de prospective sont fortement tirés par les problématiques de « transition » et de crise. Les transformations environnementales auxquels ils se référent souvent sont cependant associées à un paradoxe. En effet, des évolutions irréversibles et prévisibles se mettent en place. En même temps, cette irréversibilité augmente l'imprévisibilité globale de certains phénomènes. Il faut se préparer à des situations de crise et de sur-crise de plus en plus nombreuses.
En outre, les transformations géopolitiques conduisent à la remise en cause du modèle du libéralisme démocratique et économique, qui apparaissait entre 1990 et 2020 comme l'horizon unique de l'Histoire. Les tensions géopolitiques sont relativement fortes aujourd'hui. Des modèles assez différents émergent. Au niveau international, les valeurs ayant soutenu la création de l'ordre international en 1945 ne sont plus totalement partagées. Dans ce contexte, le paysage de la prospective se modifie fortement. Il n'est plus marqué uniquement par les pays occidentaux. La dimension culturelle y prend parfois une place importante. Le principe d'une nécessaire décolonisation du futur émerge dans certains travaux menés dans certaines régions du monde. Aujourd'hui, la prospective est un moyen de donner la parole à des minorités et à des personnes marginalisées en les invitant à se réapproprier le futur.
Les vrais travaux de prospective scientifique et technologique sont peu nombreux. Il existe une économie de la promesse autour des nouvelles technologies. Nous sommes envahis de discours sur l'avenir des nouvelles technologies. En revanche, les travaux qui critiquent les avancées de ces technologies sont peu nombreux, car le rythme des découvertes est assez rapide, ce qui génère des difficultés à anticiper les formes que prennent ces technologies. De plus, ces travaux de prospective demandent des compétences qui ne sont pas nécessairement partagées. Il importe que les différentes instances qui sont en mesure de commanditer et de piloter ces travaux puissent s'en saisir.
Dans ma présentation, j'ai écrit « les chemins étroits mais variés de la prospective comme réflexion collective pour nourrir des processus de décision ». La prospective a longtemps eu comme but d'éclairer les décideurs privés et publics. À titre d'illustration, s'agissant des décideurs publics en France, la prospective a été portée par le Commissariat général au plan. Aujourd'hui, la prospective doit éclairer des prises de décisions, mais aussi s'adapter aux évolutions des modalités de prise de décisions. Dans un monde marqué par l'essor des individus, le rapport aux institutions a changé. La prospective doit donc pouvoir travailler avec des formes variées utilisant par exemple des modes de délibération réguliers.
Enfin, les outils de prospective évoluent. Il n'a jamais existé un outil unique de prospective. Les travaux de prospective s'appuient sur les outils existants, mais ils « pillent » aussi tout ce qui peut être « pillé » pour répondre à leurs ambitions. Au-delà des rapports écrits, gage d'une qualité intellectuelle des travaux, différents formats et différents outils se développent. Il est possible de se servir des outils d'intelligence artificielle dans des travaux de prospective. Nous utilisons également des outils de « design fiction », pour travailler sur les imaginaires du futur.
M. Olivier Houvenagel, directeur de l'économie du système électrique de RTE. - Merci, Madame la Présidente, pour votre invitation. Je vous présenterai en quelques minutes l'approche prospective de RTE, en l'illustrant avec l'étude des scénarios « Futurs énergétiques 2050 » que nous avons publiée il y a quelques années. Je ne vous présenterai pas les résultats de cette étude, mais je souhaite vous expliquer la méthode que nous avons retenue.
RTE est concerné par une démarche de prospective, car en tant que gestionnaire du réseau de transport d'électricité, RTE a plusieurs missions légales relevant de la prospective énergétique : d'une part, le bilan prévisionnel pluriannuel offre et demande (article L. 141-8 du code de l'énergie) qui consiste à réaliser un diagnostic et une analyse de l'évolution du système en identifiant les besoins pour assurer l'équilibre offre-demande à l'horizon 5-15 ans ; d'autre part, le schéma décennal de développement du réseau (SDDR) (article L. 321-6 du code de l'énergie) qui vise à établir une vision sur l'évolution à court, moyen et long terme de l'infrastructure réseau de RTE.
L'objectif de ces travaux de prospective est d'assurer un équilibre entre la production et la consommation d'électricité, car cette énergie se stocke assez peu. Ces travaux visent également à assurer le dimensionnement adéquat des infrastructures de réseau à long terme. Par conséquent, RTE a développé une expertise technique de projection sur le système énergétique. Au-delà des deux objets cités dans le code de l'énergie, la mission de prospective est citée explicitement dans le contrat de service public qui lie RTE à l'État. Ainsi, une partie de ce contrat est dédiée à la mission d'éclairer les choix énergétiques des pouvoirs publics et des citoyens.
Ce cadre étant posé, je reviens à la manière utilisée par RTE pour appréhender la prospective au cours des dernières années. La loi impose à RTE des projections à un horizon allant de 5 à 15 ans. Pour le secteur de l'énergie, cet horizon est assimilable à une prévision plus qu'à de la prospective. Dans les années 2000 et 2010, nous menions des études prévisionnelles sur l'évolution de la consommation énergétique. Depuis le début des années 2020, le contexte a changé. La réflexion sur l'évolution du système énergétique s'est projetée sur des durées de plus long terme. À partir de la fin de l'année 2021, nous avons progressivement basculé sur des études plus prospectives. Deux éléments sont pris en compte : l'objectif français de la neutralité carbone en 2050, qui repose sur la sortie des énergies fossiles au cours des prochaines décennies ; les dynamiques industrielles et sociétales, qui s'étalent sur plusieurs dizaines d'années. Je rappelle que les différentes infrastructures énergétiques ont une durée de vie de plusieurs dizaines d'années. Il convient également de prendre en compte le temps important de construction des installations ; à titre d'illustration, il faut entre sept et dix ans pour construire un parc éolien en mer.
Pour répondre aux différentes questions qui se posent à nous, nous sommes partis de l'objectif de sortie des énergies fossiles et de l'atteinte de la neutralité carbone en 2050. Nous avons ainsi adopté une approche prospective. Nous avons construit et étudié plusieurs trajectoires pour atteindre cet objectif. Le défi est immense pour le secteur énergétique : aujourd'hui, l'électricité ne représente que 25 % de l'énergie consommée. 60 % de notre consommation d'énergie s'appuie sur les énergies fossiles (pétrole et gaz notamment). Il faut baisser la consommation d'énergie et remplacer les énergies fossiles par des énergies bas carbone comme l'électricité. La consommation d'énergie diminuera, mais la consommation d'électricité augmentera.
Au-delà des travaux techniques et de modélisation, nous avons mis en place un dispositif de concertation inédit pour cadrer les hypothèses de l'étude et les méthodologies d'analyse. La concertation a intéressé beaucoup de parties prenantes, y compris des citoyens. L'une de nos consultations publiques a ainsi reçu plus de 4 000 contributions. En complément du travail de concertation, nous avons mis en place un conseil scientifique pluridisciplinaire. Nous avons développé des partenariats avec des organismes institutionnels et académiques. À titre d'illustration, nous avons mis en place un partenariat stratégique avec Météo France, avec qui nous avons étudié les conséquences du réchauffement climatique sur le système électrique. Je peux également citer le partenariat que nous avons mis en place avec le BRGM pour étudier la question de la criticité des ressources minérales. J'insiste sur ce point de la concertation et du travail avec des organismes scientifiques, car cela a constitué un élément clé de notre travail de prospective. La concertation permet de consolider le travail de scénarisation et d'identifier des ruptures possibles, qu'il est ensuite possible de traiter sous la forme d'analyses de sensibilité ou de stress test.
Nous avons établi de nombreux scénarios sur la production et la consommation d'électricité. De manière schématique, nous avons travaillé sur la consommation énergétique (électrique notamment), en nous appuyant sur plusieurs questions : quel est le cadre macroéconomique ? Quelle est la politique industrielle ? Quelles sont l'évolution et l'influence des habitudes et modes de vie ? Que signifie la sobriété énergétique en termes d'habitudes dans l'habitat, les déplacements, le travail et la consommation ? Quelle est la performance des équipements ?
De manière similaire, nous avons travaillé sur la production énergétique en étudiant plusieurs scénarios très contrastés, axés sur la part des énergies renouvelables et du nucléaire dans le mix énergétique. Par exemple, l'un des scénarios envisagés visait une sortie du nucléaire à l'horizon 2050 ou 2060 alors qu'un autre prévoyait la construction de nouveaux réacteurs. Au final, nous disposons de 18 analyses croisées de scénarios très divers mais comparables sur la base de métriques similaires.
Une fois que ces scénarios de consommation et de production d'énergie ont été construits, l'enjeu de notre étude était de pouvoir en proposer une analyse détaillée en quatre volets principaux : technique, économique, environnemental et sociétal. En effet, les choix effectués dans le secteur énergétique présentent un impact non seulement sur le plan technique, mais aussi sur le plan économique et sur le plan environnemental. Ce travail important a nécessité des expertises différentes.
Sur le volet technique, l'un des enjeux était de savoir comment en 2050 et en 2060 il était possible d'assurer le bon fonctionnement des systèmes électriques. Un travail de modélisation et de simulation a été effectué : disposerons-nous de suffisamment d'électricité à tout instant ? Grâce à des outils de modélisation, nous simulons cet équilibre heure par heure, dans différentes configurations météorologiques (température, vent, etc.). Nous avons également examiné les impacts en termes de réseau, et la nécessité ou non de renforcer le réseau électrique dans les différentes régions.
Sur le plan économique, la principale question était celle du coût associé aux différents choix possibles, en intégrant l'ensemble des composantes du système électrique : la production, les moyens de stockage et de flexibilité, l'infrastructure de réseau. Nous avons porté une attention particulière à la méthode et aux hypothèses. Nous avons sollicité l'avis de plusieurs économistes pour consolider les éléments de méthode.
Sur le volet environnemental, nous nous sommes interrogés sur les émissions de gaz à effet de serre, sur l'occupation des sols, sur le bilan en matière de consommation des ressources, notamment des ressources minérales critiques, sur le volume de déchets radioactifs et sur le volume de polluants atmosphériques. Là encore, nous avons cherché à chiffrer les différents impacts pour objectiver les choix. La prospective consiste à « éclairer les choix d'aujourd'hui », ce qui revient à quantifier les impacts.
Enfin, concernant le volet sociétal, l'objectif principal a été de documenter explicitement les implications des scénarios sur les modes de vie et les conditions de réalisation de ces scénarios. Les différents paramètres tels que le kilométrage annuel parcouru avec les voitures, les surfaces des logements, etc. ont une implication très forte sur les choix de société et le système énergétique. Nous avons cherché à ce que ces paramètres très importants ne restent pas cachés.
Toutes ces analyses ont été documentées dans un rapport disponible pour tous, « Futurs énergétiques 2050 ». En conclusion, notre démarche de prospective a consisté à :
- partir d'un objectif précis : sortir des énergies fossiles en 2050 ;
- construire collectivement les scénarios avec les différentes parties prenantes dans un esprit de concertation ;
- s'appuyer sur des outils de modélisation et de simulation éprouvés et à caractère scientifique ;
- produire des livrables qui permettent de documenter et de mettre en évidence les enjeux du fonctionnement du système électrique à long terme.
M. Jean-Baptiste Colas, conseiller au cabinet du délégué général pour l'armement. - Merci beaucoup pour votre invitation. Le ministère des armées est très sensible à l'invitation qui lui a été faite par la délégation à la prospective du Sénat. L'expérimentation Red Team Defense, que j'évoquerai au cours de ma présentation, s'est terminée l'été dernier, avec la révélation de la dernière saison des travaux de la Red Team Defense. Je partagerai avec vous les résultats ainsi que l'expérience de ce projet. Celui-ci est assez emblématique de la capacité du ministère des armées à savoir prendre des risques et à faire preuve d'audace dans un monde dans lequel nous avons besoin de penser différemment face aux incertitudes. Ce projet a été construit par l'agence de l'innovation défense. Il a permis de percer les murs de l'imaginaire. Lorsque l'Agence de l'innovation défense a été instituée en 2018, le besoin de créer un programme qui permette de sortir du cadre et de penser différemment a été immédiat. À l'écran, vous pouvez voir le cône de potentialité, qui intègre le temps long. Le porte-avions de nouvelle génération qui verra le jour en 2040 est un objet extrêmement intéressant à analyser du point de vue de la Red Team Defense.
Nous avons choisi de nous tourner vers un écosystème capable de répondre à ces enjeux. Ainsi, nous nous sommes adossés à l'université PSL (Paris Sciences et Lettres). Ce projet a réuni une dizaine de profils très créatifs, des auteurs et des dessinateurs de science-fiction, sans connaissance du domaine militaire, mais qui avaient une capacité d'abstraction et d'imagination en dehors du cadre. Ces auteurs n'ont pas travaillé seuls ; une centaine de membres du ministère des armées (des ingénieurs, des officiers, etc.) ont travaillé à leurs côtés pour structurer les scénarios de menaces. En outre, l'expertise scientifique très forte a été fournie par 50 experts scientifiques de PSL. Enfin, plus de 10 équipes créatives ont participé à la création de l'univers Red Team Defense.
L'organisation a permis le dialogue le plus large possible entre différents acteurs. La Red Team Defense n'est que la face émergée de l'iceberg. Ainsi, le travail de prospective a été réalisé par la Blue Team, composée d'officiers, d'ingénieurs et d'experts au coeur du ministère des armées. Plusieurs équipes ont concouru au projet, dont la Purple Team, dédiée au travail sur la crédibilité des scénarios. À titre d'illustration, lorsque nos auteurs ont travaillé sur les pirates du futur, ils ont imaginé des villes flottantes composées de plusieurs milliers d'habitants. Pour nourrir ces derniers, un scénario de pisciculture a été envisagé, mais les experts scientifiques ont estimé qu'un tel scénario n'était pas viable pour nourrir plus de 3 000 personnes. Ce scénario a donc été remplacé par des bacs dans lesquels des bactéries produisent des protéines. Par ailleurs, des experts en nano-carbone et des économistes ont été sollicités pour travailler sur un scénario d'ascenseur spatial. Enfin, la Black Team travaille sur l'organisation, la méthodologie et la production des visuels et des vidéos. La White Team s'assure de l'indépendance totale des auteurs vis-à-vis du ministère des armées.
La démarche expérimentale s'appuie sur une méthodologie bâtie autour de quatre grandes phases : ouvrir les possibles ; les refermer au fur et à mesure selon les intérêts du ministère ; engager une phase d'exploitation au sein du ministère des armées ; irriguer et lancer des projets, ou renforcer des expérimentations en cours. Le but du programme est ainsi d'incarner les menaces futures et de les rendre tangibles pour les décideurs du ministère.
Cette démarche se veut extrêmement proche du domaine de la recherche. D'autres pays dans le monde disposent de leurs Red Teams, essentiellement anglo-saxons. La vision anglo-saxonne est technocentrée. À l'inverse, l'approche française est plus englobante, sur sa partie sociétale et philosophique. Lorsque l'on imagine des menaces, il est extrêmement important d'intégrer des faits de société. En outre, contrairement à d'autres pays, la démarche française a été marquée par sa permanence. Ainsi, quatre saisons ont été développées au sein du ministère. Cette continuité a permis de disposer d'une vision plus globale et plus large de l'ensemble des menaces.
Les réalisations de la Red Team Defense sont les suivantes : une saison 0 pilote (saison test), une saison 1 en 2021, une saison 2 en 2022 et une saison 3 en 2023. Certains scénarios produits par la Red Team Defense ne sont pas publics. Chaque saison représente neuf mois de travail, plusieurs ateliers de restitution et plusieurs dizaines d'ateliers de travail. En outre, la Red Team Defense ne reste pas qu'à Paris et se rend dans tous les sites du ministère des armées. Nos auteurs ont été habilités au niveau « secret », ce qui leur permet de visiter des sites et de s'imprégner des problématiques du ministère. Dans notre production, nous avons traité de piraterie du futur, d'hypervélocité, de métavers, de pollution des écosystèmes, de crise énergétique, de l'espace comme nouvelle zone de conflit et des capacités d'apprentissage via les implants neuronaux.
En conclusion, les apports du programme sont importants pour le ministère des armées, tant pour susciter l'inspiration sur les menaces futures que pour aborder des sujets auxquels le ministère des armées ne penserait pas. Il est très compliqué de se représenter les menaces associées à l'intelligence artificielle. La Red Team Defense permet de donner un cadre visuel à ces menaces, et donc aux décideurs d'être plus à l'écoute de certaines problématiques. Le sujet de l'intelligence artificielle est au coeur des enjeux et des sujets de travail du ministère des armées. Le ministre Sébastien Lecornu demande au ministère de travailler de manière approfondie sur ce sujet.
Enfin, il est important de permettre une intégration cohérente et continue des travaux de la Red Team Defense, en lien avec la Blue Team. Il importe d'accompagner les acteurs du ministère dans la construction des solutions de demain à partir des scénarios imaginés.
Mme Christine Lavarde, président. - Nous vous remercions tous les trois. Je constate que vous utilisez des modèles, des données, qui ont fait leurs preuves, tout en y ajoutant un habillage, une forme, dont le but est d'emporter une adhésion du public. J'ai une question : lorsque vous menez vos travaux de prospective, en soulignant, comme vous l'avez dit, que vous le faites avec une approche française qui est plus englobante, est-ce que vous ne vous fixez aucune limite ? Par exemple, dans le cadre de certains de nos travaux, nous avons vu que la Cnil nous empêchait de croiser certains fichiers. Comment prenez-vous en compte le cadre législatif et réglementaire à un horizon de 20 à 30 ans ? Envisagez-vous de le faire évoluer tout en gardant le souci d'emporter l'adhésion des citoyens ?
M. Bernard Fialaire. - Je comprends bien vos démarches. Des travaux ont-ils été réalisés pour comprendre comment les travaux de 1900 imaginaient l'an 2000 et pourquoi et dans quelle mesure ils se sont trompés ?
M. Jean-Jacques Michau. - Existe-t-il des clauses de revoyure dans la démarche de prospective ? Existe-t-il des méthodologies d'évaluation de cette démarche ?
M. François Bonneau. - Merci pour vos présentations. Les trois sujets sont passionnants. Je reviens sur la présentation de RTE. L'objectif de 2050 est un objectif fort. Cependant, vous n'avez pas évoqué l'augmentation des coûts. Entre 2010 et 2020, le prix de l'électricité a augmenté de 80 %, notamment en raison de l'essor des énergies renouvelables. Il existe donc un problème d'acceptabilité sociale.
M. François de Jouvenel. - Un travail de prospective rigoureux ne sert à rien s'il n'est pas lu et s'il n'éclaire pas les décisions. Vous avez insisté sur la participation et la concertation avec les parties prenantes. Ce point est pour nous essentiel. Pour réussir une démarche de prospective, il faut penser les contenus et les processus.
S'agissant de la rétrospective des travaux de prospective, nous nous sommes toujours trompés et nous avons toujours eu un peu raison. Souvent, les capacités à anticiper les grands domaines de changement sont avérées. En revanche, nous nous trompons régulièrement sur le rythme de ces changements. Nous avons toujours rêvé de taxis volants et de voitures volantes, mais ils ne sont toujours pas là. Cela ne signifie pas qu'ils ne seront jamais là. La question des horizons temporels est une question délicate.
Il n'existe pas de méthode d'évaluation standardisée des travaux de prospective. Cependant, dès le démarrage d'un projet, il faut anticiper les critères sur lesquels la qualité du travail de prospective sera évaluée. Ainsi, il ne faudra pas attendre 2050 pour juger de la qualité des travaux de RTE. J'ajoute que si les évaluations doivent porter sur la qualité des travaux, elles doivent aussi s'intéresser à leur utilité et à leur capacité à éclairer les décisions du présent.
M. Jean-Baptiste Colas. - Comment dépasser le mur réglementaire et administratif qui s'applique à certains sujets alors qu'il y a l'envie d'aller plus loin ? Cette question est en permanence à l'esprit de la direction générale de l'armement (DGA). Lorsque nous devons faire voler un drone ou un avion ou travailler avec des explosifs, les programmes de prospective peuvent aider à donner une vision qui peut inspirer non seulement les ingénieurs mais aussi la société tout entière. Aujourd'hui, nous parlons beaucoup de simplification ; celle-ci repose sur un travail collaboratif avec une multitude d'acteurs situés en dehors de l'organisation qui doit se simplifier. La DGA travaille ainsi, à un moment donné, sur un cadre exceptionnel lui permettant d'expérimenter à une petite échelle dans un secteur donné. Cette stratégie des petits pas fait moins peur.
Le rétrofutur est extrêmement important et extrêmement riche. Nous travaillons avec une université qui est en capacité de porter un regard neuf et de s'intéresser aux manières des anciens et des autres pays du monde d'appréhender le futur. L'expérimentation Red Team Defense s'est terminée l'été dernier, mais elle se poursuivra sous une nouvelle forme, notamment avec cette préoccupation.
Sur l'évaluation de la prospective, nous avons souhaité vérifier que nous avions posé les bonnes questions sur l'avenir. La question de départ a-t-elle été la bonne ? Les scénarios ont-ils été considérés ? En outre, ce que nous imaginions dans trente ans arrive parfois dans les six mois. La réalité rattrape très vite la fiction, notamment dans les domaines technologiques.
M. Olivier Houvenagel. - Les horizons de court terme relèvent des prévisions. À l'inverse, en nous projetant à 2050, nous essayons de nous en écarter. Il importe de sortir du cadre existant pour éclairer les différents futurs possibles. Si l'on prend l'exemple de la sobriété énergétique, de vrais changements de société passent probablement par des politiques publiques structurantes. L'exercice de concertation et de prise en compte d'autres avis est important. Il faut savoir sortir du cadre, mais aussi savoir être réaliste dans les scénarios imaginés.
Sur la question de la rétrospective, le secteur de l'énergie peut s'appuyer sur des prédécesseurs qui ont largement travaillé sur ce sujet. Les études des années 1970 et 1980 se sont forcément trompées, notamment sur la consommation d'électricité. Pour autant, nous n'avons pas forcément pris de mauvaises décisions. En effet, même si la consommation d'électricité n'est pas aussi élevée que cela avait été prédit, le système électrique français est aujourd'hui robuste. Les études de long terme doivent être modestes, mais doivent éclairer les décisions. L'exercice d'approche multiscénarios est important, car il permet de tester la robustesse des choix. Comment donner plus de résilience au système, en examinant des scénarios de rupture et en sortant encore plus du cadre ? Du temps est nécessaire pour y réfléchir.
Sur la question des clauses de revoyure, les études de RTE sont actualisées en permanence. Ainsi, les perspectives de RTE sont revues tous les deux ans.
Enfin, s'agissant des prix et du coût de l'énergie, nous nous sommes efforcés de chiffrer le coût de l'énergie à long terme, en tenant compte de toutes les composantes des coûts, y compris celui du système de stockage et du réseau. La comparaison avec les prix de l'électricité est plus compliquée, car ceux-ci se construisent à court terme. En nous projetant dans un horizon plus lointain, nous examinons l'amortissement des coûts d'investissement. Cet indicateur économique est celui qui nous a paru le plus pertinent pour éclairer les décisions. Tout est chiffré dans notre rapport.
Mme Christine Lavarde, président. - Merci pour vos réponses. Je constate, en parcourant les travaux de la Red Team Defense, que celle-ci a travaillé sur le même sujet que la délégation à la prospective du Sénat, à savoir celui des ressources dans l'espace. Lorsque vous envisagez des scénarios, imaginez-vous ce qu'il faudrait changer dans la loi ?
M. Jean-Baptiste Colas. - La Red Team Defense est au service du ministère des armées. Elle ne s'est donc pas intéressée au volet de la réglementation. À l'inverse, des travaux ont été menés par la Blue Team pour, d'une part, chercher les textes réglementaires qui devraient évoluer demain pour favoriser certains projets, d'autre part, déterminer la manière d'illustrer ce changement par les scénarios de la Red Team Defense. La prospective a ainsi le pouvoir de changer les esprits et de donner une vision et une force d'entraînement. Nous sommes très heureux au ministère des armées lorsque des scénarios de la Red Team peuvent servir à d'autres entités pour appuyer leurs démarches de transformation. Nous sommes tout à fait ouverts à partager avec vous nos scénarios en lien avec vos travaux.
Mme Christine Lavarde, président. - Il me reste à vous remercier tous les trois pour ces éclairages très intéressants.
La réunion est close à 9 h 45.