- Mercredi 14 février
2024
- Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la Principauté d'Andorre concernant la démarcation et l'entretien de la frontière - Examen du rapport et du texte de la commission
- Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord global dans le domaine du transport aérien entre les États membres de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est et l'Union européenne et ses États membres - Examen du rapport et du texte de la commission
- Projet de loi autorisant la ratification du traité d'entraide judiciaire en matière pénale entre la République française et la République du Kazakhstan - Désignation de rapporteurs
- Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République fédérale d'Allemagne relatif à l'apprentissage transfrontalier - Désignation de rapporteurs
- Proposition de loi relative à la mise en place et au fonctionnement de la commission d'évaluation de l'aide publique au développement instituée par la loi n° 2001-1031 du 4 août 2021 - Désignation de rapporteurs
- Conflit en cours à Gaza et ses conséquences sur la situation au Moyen-Orient - Audition de M. Jean-Pierre Filiu, chercheur au Centre de recherches internationales (CERI)
- Désignation de rapporteurs
Mercredi 14 février 2024
- Présidence de M. Cédric Perrin, président -
La réunion est ouverte à 9 h 15.
Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la Principauté d'Andorre concernant la démarcation et l'entretien de la frontière - Examen du rapport et du texte de la commission
M. Cédric Perrin, président. - Nous examinons ce matin le projet de loi n° 145 (2023-2024) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Principauté d'Andorre concernant la démarcation et l'entretien de la frontière.
M. Jean-Pierre Grand, rapporteur. - L'accord que nous examinons aujourd'hui a pour objet la démarcation et l'entretien de la frontière entre la France et la Principauté d'Andorre.
La frontière franco-andorrane, longue de 57 kilomètres, est à la fois la plus ancienne frontière terrestre française et la plus récente. En effet, l'existence de la Principauté d'Andorre remonte à l'an 788, sous le règne de Charlemagne, mais le tracé de sa frontière est demeuré, siècle après siècle, coutumier, et ce n'est qu'en 2012 qu'a été signé le premier accord portant délimitation de la frontière entre les deux pays.
L'origine de cette formalisation juridique remonte à la publication, en 1976, du côté andorran, de cartes faisant apparaître des divergences avec la frontière figurant sur les plans cadastraux français : il en est résulté divers litiges territoriaux, le principal point de discorde concernant l'étang des Abelletes, d'une surface de 46 hectares, qui constitue la réserve en eau de la station andorrane du Pas de la Case, mais aussi celle du projet français, maintenant abandonné, de la station de la Porte des Neiges.
S'en est ensuivie une période de relations pour le moins tumultueuses entre la France et la Principauté d'Andorre, à l'issue de laquelle un compromis sur le tracé de la frontière a été trouvé, partageant par moitié l'étang en question et laissant le chemin des Isards en territoire français. Cet accord, signé le 6 mars 2012, modifié marginalement en 2017, entérine la concession de 24 hectares à la Principauté d'Andorre et garantit l'accès de ce pays à l'eau de l'étang.
Depuis lors, les relations entre les deux pays sont considérées comme apaisées. Une matérialisation numérique de la frontière a été réalisée par les géographes de l'Institut national de l'information géographique et forestière (IGN) français et de la Principauté d'Andorre, avec le repérage de 6 400 points dans le système commun dit « ETRS89 ». La frontière a en outre été matérialisée physiquement par des repères artificiels tels des bornes, des lignes au sol, des gravures dans la roche.
Cependant, pour prévenir tout contentieux ultérieur, mais aussi dans le contexte de l'important trafic illicite de tabac - environ 6,9 tonnes en 2022 - constaté depuis la partie andorrane vers la partie française, il a paru nécessaire de renforcer la visibilité de la frontière récemment délimitée. C'est sur l'initiative de la France que des négociations ont été engagées dès 2017 afin d'aboutir à un accord relatif à l'entretien de cette frontière ; elles ont abouti au texte qui vous est présenté aujourd'hui.
Par cet accord, les deux parties s'engagent à prendre les mesures nécessaires pour assurer la démarcation et l'entretien de la frontière, et pour prévenir la destruction, la détérioration et l'usage abusif des bornes. À cet effet, l'accord prévoit la création d'une commission mixte composée de deux délégués français et de deux délégués andorrans, qui sera l'instance commune de référence sur les questions relatives à l'entretien de la frontière. Cette commission aura notamment pour missions d'établir des rapports annuels sur les travaux nécessaires et les travaux exécutés, et, d'une manière générale, de veiller à ce qu'aucune construction sauvage ou modification de bornage ne contrevienne à l'accord.
Afin de prévenir les situations kafkaïennes que l'on a connues sur d'autres frontières, notamment à la frontière monégasque, les parties s'engagent également à ce qu'aucune construction ne soit érigée à moins de deux mètres de part et d'autre de la frontière.
Enfin, afin de garantir la parfaite visibilité du tracé frontalier, une bande de deux mètres de part et d'autre, donc de quatre mètres en tout, sera maintenue déboisée en permanence, mais seulement sur les portions de frontière où la commission mixte l'estimera nécessaire. Cette souplesse a été aménagée à dessein, afin de pouvoir prendre en compte la spécificité des sites naturels classés, présents sur une part importante de la frontière franco-andorrane, sur 26 kilomètres : la vallée de l'Aston, et les zones de protection de Capcir, Carlit et Campcardos. Pour ces territoires, une évaluation des incidences Natura 2000 pourra être requise, afin de prévenir tout impact négatif sur la faune et la flore.
Quant aux frais résultant de l'application de cet accord, qui devraient être limités à quelques milliers d'euros par an, ils seront supportés pour moitié par chacune des parties.
Pour mémoire, d'autres accords très comparables ont été conclus par la France concernant certaines frontières avec des pays limitrophes : ils ont notamment permis de clarifier la démarcation et la visibilité de la ligne frontalière entre la Guyane française et le Surinam sur le fleuve Maroni et la rivière Lawa ; et la frontière avec les Pays-Bas sur l'île antillaise de Saint -Martin.
Le Conseil d'État, dans un avis du 30 mai 2023, a émis un avis favorable sur ce texte, avec une réserve concernant l'article 15 de l'accord, qui prévoit que les parties peuvent, sur recommandation de la commission mixte, modifier l'accord par simple échange de lettres : il a rappelé la nécessité de soumettre au Parlement, en vertu de l'article 53 de la Constitution, les modifications relevant d'une ratification par voie législative.
Mes chers collègues, je vous invite à approuver cet accord qui donne satisfaction aux deux signataires et participe à l'approfondissement des liens entre les deux pays. Il permettra d'assurer une parfaite visibilité du tracé frontalier et de prévenir tout contentieux territorial ultérieur. Son examen en séance publique est prévu le jeudi 28 février prochain, selon une procédure simplifiée, ce à quoi la conférence des présidents, de même que votre rapporteur, a souscrit. De son côté, la partie andorrane a accompli les procédures internes de ratification pour son entrée en vigueur depuis le 14 décembre 2022.
Le projet de loi est adopté sans modification.
Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord global dans le domaine du transport aérien entre les États membres de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est et l'Union européenne et ses États membres - Examen du rapport et du texte de la commission
M. Cédric Perrin, président. - Nous passons à l'examen du projet de loi n° 180 (2023-2024) autorisant l'approbation de l'accord global dans le domaine du transport aérien entre les États membres de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est et l'Union européenne et ses États membres.
M. Jean-Luc Ruelle, rapporteur. - Nous examinons désormais le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord global dans le domaine du transport aérien entre les États membres de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean) et l'Union européenne et ses États membres.
Commençons par la présentation de la nature de ces accords et de la procédure. Les accords de services aériens sont des traités définissant l'ensemble des conditions dans lesquelles les liaisons aériennes peuvent être opérées. Le Conseil européen donne mandat à la Commission européenne pour négocier des accords aériens, qui doivent être ensuite approuvés par chaque État membre, selon ses procédures propres, puis par le Parlement européen. À l'échelon européen, ces accords relèvent d'une compétence partagée : les dispositions relevant du droit de la concurrence renvoient à une compétence exclusive de l'Union, tandis que d'autres, comme l'octroi des droits de trafic, relèvent encore des États.
J'en viens à l'historique des accords européens en matière d'aviation. L'accord que nous examinons s'inscrit dans le cadre de la politique européenne d'ouverture des transports aériens, qui a débuté dans les années 2000, avec les accords signés avec les États-Unis en 2007 et le Canada en 2009. À la suite de la conclusion de ces deux traités, le Conseil européen a donné mandat à la Commission européenne pour négocier des accords dits « avec les pays du voisinage » : Maroc, Géorgie, Jordanie, Moldavie, Israël. En outre, l'Union a signé un accord spécifique avec l'Islande, la Norvège, la Bulgarie, la Roumanie et les États des Balkans occidentaux pour créer un espace aérien européen commun.
Fin 2015, la Commission européenne a publié une communication proposant une stratégie pour l'aviation avec pour ambition d'améliorer la compétitivité du secteur aérien, dans un contexte d'évolution rapide, à l'intérieur de l'Union européenne mais aussi à l'échelle mondiale, et de rétablir des conditions de concurrence loyale entre les compagnies aériennes européennes et celles des pays tiers, ce point étant à mon sens primordial. Sur cette base, le Conseil européen a donné mandat à la Commission européenne pour ouvrir des négociations avec l'Asean, les Émirats arabes unis, le Qatar, la Turquie et l'Arménie.
Ces signatures ont été suspendues en raison d'un différend entre le Royaume-Uni et l'Espagne au sujet de l'aéroport que le Royaume-Uni avait construit sur l'isthme de Gibraltar. Ce n'est qu'avec la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne que des accords déjà négociés et paraphés ont pu être signés, comme les traités conclus avec l'Ukraine, l'Arménie, le Qatar ou l'Asean, traité qui est l'objet du projet de loi qui nous intéresse aujourd'hui.
L'Asean, créée en 1967, rassemble dix États de l'Asie du Sud-Est aux niveaux de développement très hétérogènes, comptant des pays à revenus élevés - Brunei et Singapour -, à revenus intermédiaires de tranche supérieure - Thaïlande, Malaisie - ou inférieure - Vietnam, Philippines, Indonésie - et trois pays figurant parmi les pays les moins avancés (PMA) - Birmanie, Cambodge, Laos. L'Asean figure parmi les zones les plus dynamiques au monde sur le plan démographique, comptant 666 millions d'habitants dont l'âge médian est de 29 ans. Sur le plan économique, elle a connu une croissance moyenne de 5 % par an sur les vingt dernières années.
Partenaire de dialogue de l'Asean depuis 1977, l'Union européenne s'est fortement investie dans la relation au cours des dernières années. En décembre 2020, lors de la vingt-troisième réunion ministérielle des affaires étrangères, l'Union européenne et l'Asean ont décidé de donner plus d'envergure aux relations entre les deux organisations régionales en instaurant un partenariat stratégique, notamment en matière d'échanges économiques, dont le présent accord est considéré comme la première pierre. Depuis lors, en 2022, une zone de libre-échange, appelée Partenariat économique régional global, s'est mise en place entre 15 pays d'Asie : ceux de l'Asean, l'Australie, la Chine, le Japon, la Corée du Sud et la Nouvelle-Zélande.
L'accord global dans le domaine du transport aérien avec les pays de l'Asean avait fait l'objet d'un mandat octroyé par le Conseil de l'Union européenne à la Commission européenne le 7 juin 2016. Après huit rencontres, il a été paraphé en juin 2021 et signé le 17 octobre 2022. Il s'agit du premier accord « bloc à bloc » jamais conclu en matière de transport aérien. Il couvre une population de près de 1,1 milliard d'habitants. Il est important de souligner que, contrairement aux accords précédents - signés avec les États-Unis et le Canada -, celui-ci lie des blocs d'États dont le niveau de développement est très hétérogène. Il est entré en vigueur d'un point de vue administratif dès sa signature, sauf pour la Malaisie, qui fait l'objet, sur sa demande, d'un traitement particulier. Pour ce qui concerne la France, cet accord se substitue aux accords bilatéraux conclus avec 9 États de la région, sauf en ce qui concerne les territoires français ne relevant pas de l'Union européenne : la Polynésie française, la Nouvelle-Calédonie et Wallis-et-Futuna.
J'en viens aux dispositions économiques de l'accord. Celui-ci, à caractère fortement technique, comporte des clauses économiques et des dispositions en matière de coopération ; il prévoit aussi l'institution d'un comité mixte chargé de veiller à la bonne application de l'accord.
Sur les aspects économiques, l'accord prévoit :
- la libéralisation totale des vols directs de passagers. Les transporteurs aériens des parties à l'accord sont ainsi autorisés à desservir tout aéroport de l'Union européenne et de l'Asean et réciproquement. Les vols avec escale seront progressivement et partiellement libéralisés, avec dans un premier temps une limite de 7 vols par semaine et par État membre.
- la libéralisation de tous les vols de fret, y compris ceux qui ont des escales.
Concrètement, les transporteurs des pays de l'Union peuvent effectuer des vols vers un pays tiers, en continuation d'un vol bilatéral initial, en embarquant des marchandises sur un second segment, au-delà des États de l'Asean, et réciproquement.
L'étude d'impact annexée au projet de loi déposé devant le Sénat renvoie à une étude d'impact non publique de la Commission. Sur notre demande, l'étude nous a finalement été adressée en diffusion restreinte et uniquement en langue anglaise. Elle fait état de perspectives de croissance importantes, sans toutefois expliciter la méthodologie employée pour aboutir à ces projections. Ce point a particulièrement appelé mon attention. En effet, j'ai repris les études d'impact des précédents accords - États-Unis et Canada - et j'ai comparé les résultats escomptés à l'époque de leur signature aux bénéfices réellement obtenus par la suite. Cet examen a montré que les prévisions étaient généralement bien trop optimistes, tant pour ce qui concerne l'augmentation des trajets de passagers que pour ce qui a trait au trafic fret, du moins du côté européen.
C'est pourquoi j'ai souhaité entendre en audition, en plus des commissaires du Gouvernement et de la Fédération nationale de l'aviation et de ses métiers (Fnam), des représentants d'Air France-KLM et de CMA-CGM. Les représentants d'Air France-KLM considèrent que le présent accord ne changera rien à la situation actuelle, en raison de la concurrence déjà bien installée des compagnies du Golfe sur ces destinations. Le vice-président de CMA-CGM nous a pour sa part indiqué que les attentes des opérateurs de fret aérien n'avaient pas été satisfaites, et de loin, à la suite de la signature des accords de libéralisation signés avec les États-Unis et le Canada.
J'en viens aux contreparties. L'accord UE-Asean introduit des dispositions visant à garantir une concurrence équitable entre les acteurs :
- encadrement strict des subventions versées aux compagnies aériennes ;
- transmission annuelle de documents financiers à la demande de l'autre partie ;
- possibilité de restreindre provisoirement les droits de trafic en cas de pratiques déloyales.
Comme il est d'usage dans les accords aériens, des coopérations réglementaires, notamment des procédures communes, sont prévues sur les aspects de la sécurité et de la sûreté aériennes, et pour la gestion du trafic.
Je veux dire quelques mots sur l'environnement et la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Le présent traité intègre des dispositions internationales relatives à l'environnement et aux droits sociaux mais sans valeur contraignante. Le caractère non obligatoire de ces mesures fait craindre une distorsion de marché en défaveur des pays européens, qui sont en outre susceptibles d'être bientôt soumis à la directive proposée par la Commission européenne dite Corporate due diligence directive. Celle-ci vise à encadrer les obligations de responsabilité des entreprises sur le plan social et environnemental, à appliquer pour les plus grosses compagnies européennes, donc, de facto, l'ensemble des compagnies aériennes, une responsabilité financière et pénale de leur supply chain au-delà de leur « devoir de vigilance ». L'Allemagne pourrait toutefois mettre son veto, ce qui suspendrait provisoirement le parcours législatif de cette directive.
Comme dans tous les accords aériens, un comité mixte est institué pour assurer la bonne mise en oeuvre de l'accord. Il rassemble des représentants des parties ainsi que des représentants d'organisations professionnelles et des compagnies aériennes. Cet organe essentiel doit s'assurer du respect par les parties des dispositions de l'accord, en particulier des clauses relatives à la concurrence équitable, mais aussi des avancées en matière environnementale et sociale. Les différentes auditions que j'ai pu mener ont montré qu'un renforcement du suivi effectif du comité était souhaitable. Il est particulièrement nécessaire d'y associer plus étroitement les acteurs du fret aérien, qui n'ont que très peu été impliqués dans ces comités dans le cadre des accords existants.
Je conclus, mes chers collègues. Cet accord doit faire l'objet d'un suivi attentif de la part des autorités françaises et de la Commission européenne, afin de veiller à ce qu'aucune concurrence déloyale de la part des compagnies des pays de l'Asean ne puisse s'installer. Je recommande que l'Union européenne, les États membres et le comité mixte exercent une vigilance particulière quant à l'engagement des pays de l'Asean de souscrire aux engagements RSE ainsi qu'aux conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT). Par ailleurs, il me semble impératif qu'une évaluation des résultats des précédentes conventions soit faite afin de les intégrer dans la négociation des futurs accords. À ce jour, l'accord aérien UE-Asean a été approuvé ou ratifié par 6 États européens - l'Estonie, l'Irlande, les Pays-Bas, l'Autriche, la Roumanie et la Lituanie - et 2 États de l'Asean : Singapour et le Vietnam.
Je préconise l'adoption de ce projet de loi, dont le Sénat est saisi en premier. Son examen est prévu en séance publique le 29 février 2024, selon la procédure simplifiée, ce à quoi la conférence des présidents, de même que votre rapporteur, a souscrit.
M. Guillaume Gontard. - Nous partageons les conclusions du rapporteur. Cet accord s'inscrit dans le sens d'une augmentation du trafic aérien, mais il permet également de mieux encadrer cette hausse. J'ai une réserve néanmoins quant au mécanisme de compensation des émissions, le fameux système Corsia (système de compensation et de réduction de carbone pour l'aviation internationale), qui est plutôt un échec et relève surtout du green washing. En outre, les clauses sociales ne sont pas contraignantes, donc il conviendra de faire preuve d'une vigilance particulière.
Le projet de loi est adopté sans modification.
Projet de loi autorisant la ratification du traité d'entraide judiciaire en matière pénale entre la République française et la République du Kazakhstan - Désignation de rapporteurs
La commission désigne Mme Michèle Gréaume rapporteure sur le projet de loi n° 212 (2023-2024) autorisant la ratification du traité d'entraide judiciaire en matière pénale entre la République française et la République du Kazakhstan.
Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République fédérale d'Allemagne relatif à l'apprentissage transfrontalier - Désignation de rapporteurs
La commission désigne M. Akli Mellouli rapporteur sur le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République fédérale d'Allemagne relatif à l'apprentissage transfrontalier.
Proposition de loi relative à la mise en place et au fonctionnement de la commission d'évaluation de l'aide publique au développement instituée par la loi n° 2001-1031 du 4 août 2021 - Désignation de rapporteurs
La commission désigne M. Christian Cambon rapporteur sur la proposition de loi relative à la mise en place et au fonctionnement de la commission d'évaluation de l'aide publique au développement instituée par la loi du 4 août 2021.
Conflit en cours à Gaza et ses conséquences sur la situation au Moyen-Orient - Audition de M. Jean-Pierre Filiu, chercheur au Centre de recherches internationales (CERI)
M. Cédric Perrin, président. - Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui le professeur Jean-Pierre Filiu, historien, spécialiste du Moyen-Orient contemporain, et chercheur au Centre de Recherche Internationale de Sciences Po, le CERI.
Monsieur, vous êtes auteur de nombreux ouvrages sur le Moyen-Orient, dont une Histoire de Gaza. Vous avez également eu, avant de vous consacrer à la recherche, deux vies antérieures, une de travailleur humanitaire et une autre plus longue de diplomate, servant également dans plusieurs cabinets ministériels. Pour parachever ce parcours éclectique, vous avez écrit des scénarios dans plusieurs romans graphiques consacrés au Moyen-Orient ainsi que les paroles d'une chanson du groupe Zebda.
Vous observiez récemment dans votre chronique hebdomadaire pour Le Monde qu'il est actuellement plus facile de penser la guerre que la paix. La guerre semble, en effet, depuis les attaques terroristes menées par le Hamas, le 7 octobre, le seul horizon possible pour le Moyen-Orient. Non seulement à Gaza, où Israël poursuit son entreprise d'éradication du Hamas, mais aussi au Liban, en Syrie, en Irak, voire au Yémen, où la tension monte graduellement entre les milices proches de l'Iran et les États-Unis, ce qui a amené certains pays comme le nôtre à devoir se défendre contre des attaques de drones sur les navires.
Les Israéliens ont cru la question palestinienne passée au second plan à la faveur du rapprochement d'Israël avec certains États arabes tandis que la menace du Hamas restait contenue à l'intérieur des frontières de Gaza. Notre commission avait mené une mission en Israël, en Cisjordanie et à Gaza en juillet 2022, et s'était inquiétée de cette absence de perspective, qui ne nous paraissait pas soutenable dans la durée.
Mais le 7 octobre et le conflit qui en résulte ont marqué le retour tragique de cette question au coeur de la géopolitique du Moyen-Orient et, bien sûr, au-delà. La société israélienne a vécu un traumatisme sans précédent, ravivant un sentiment de vulnérabilité oublié dans ce pays qui fut un refuge. Quant aux Palestiniens, l'ampleur des destructions infligées à Gaza par Israël, le nombre de morts qui approcheraient les 30 000, le déplacement de la plus grande partie de la population, sans possibilité de retour à court terme, réveille les échos de la « nakba » de 1948.
Vous nous direz donc s'il est, selon vous, malgré tout possible de penser la paix plutôt que la guerre, entre ces deux peuples traumatisés, s'il est possible d'envisager un Moyen-Orient sinon pacifié, du moins stable et comment la France pourrait y contribuer. Vous nous direz également peut-être si, pour vous, cette séquence terrible s'inscrit dans la continuité du conflit israélo-palestinien, ou si comme certains l'analysent, elle marque un tournant qui engage la région sur un chemin inconnu, peut-être porteur de dangers plus grands encore que par le passé.
Je rappelle que cette audition est captée et diffusée sur le site internet du Sénat et sur ses réseaux sociaux. Le sujet intéresse largement nos compatriotes. Je vous remercie d'apporter aujourd'hui votre éclairage à nos travaux. Monsieur le professeur, je vous laisse la parole. Nous aurons ensuite l'occasion de permettre à chacune et chacun de nos collègues de vous poser des questions.
M. Jean-Pierre Filiu, chercheur au Centre de recherches internationales (CERI). - Merci infiniment, monsieur le président, de l'honneur que vous me faites de m'accueillir devant votre commission, dans ces lieux chargés d'histoire et de mémoire. Je vais m'efforcer dans la limite d'un quart d'heure de faire un exposé liminaire avant de passer à un échange avec les distingués membres de votre commission.
Comme vous l'avez dit, je suis professeur des universités et enseignant à Sciences Po depuis 2006. Auparavant j'ai, pendant près de deux décennies, servi dans nos ambassades, en Jordanie, en Syrie, en Tunisie et aux États-Unis, ainsi que comme conseiller du ministre de l'intérieur, du ministre de la défense et du Premier ministre, si bien que mes analyses sont aussi inspirées par cette volonté d'être utile, dans une région où le désespoir l'emporte trop souvent, plus spécialement quand la tragédie atteint une telle ampleur.
Le 7 octobre 2023 à 14 heures, il se trouve que j'étais aux Rendez-vous de l'histoire de Blois pour participer à un débat sur l'Israël de Benyamin Netanyahou. Alors que les premières terribles nouvelles nous parvenaient, ma première réaction publique a été celle de la solidarité avec toutes les victimes. Selon mon expérience du conflit israélo-palestinien, j'avais aussitôt la conviction que le bilan humain dépasserait tout ce qu'on avait pu connaître par le passé. Je rappelle que mon premier séjour en Israël, à Gaza et dans les territoires de Cisjordanie, remonte à 1980. J'ai aussi appelé - cela n'engageait évidemment que moi - à la libération inconditionnelle des otages, même si à ce moment-là, on ne pouvait pas imaginer qu'ils seraient aussi nombreux : autour de 250 personnes au tout début de cette crise.
Il se trouve que j'étais en train d'écrire un livre qui a été publié récemment, de manière anticipée en raison de la situation d'urgence du conflit. Ce n'est pas par vanité d'auteur que je vais rappeler rapidement les thèses de ce livre, mais parce que je crois qu'elles peuvent contribuer au débat et à la réflexion sur ce qui se passe et ce qui pourrait se passer. Dans ce livre, intitulé Comment la Palestine fut perdue et pourquoi Israël n'a pas gagné, j'ai essayé de mettre en perspective historique la longue durée du conflit sur la même terre, entre ces deux peuples. J'ai tenté d'expliquer, non pas les droits revendiqués par les uns ou par les autres, ou les différentes dates et occasions perdues que l'on connaît trop bien, mais pourquoi les uns l'avaient emporté et les autres avaient perdu, étant entendu que la victoire échappe toujours au plus fort, c'est-à-dire à Israël, parce qu'il ne saurait y avoir de victoire militaire dans ce conflit. C'est absolument irréaliste. Les liens entre les deux peuples sur cette terre sont trop intimes, trop profonds pour espérer résoudre un tel contentieux uniquement par les armes. La solution doit être politique. J'y reviendrai évidemment pour essayer de tracer un chemin mais il faut vraiment écarter l'idée de la possibilité même d'une victoire purement militaire.
Le conflit israélo-palestinien a ceci de très particulier qu'il ne peut pas, contrairement à l'idée trop communément répandue, être considéré comme un jeu à somme nulle. Concrètement, les pertes infligées aux Palestiniens, aussi lourdes soient-elles, ne peuvent pas se traduire mécaniquement en gains pour Israël. On a vu qu'au-delà de l'horreur de la campagne terroriste du Hamas le 7 octobre, les pertes infligées aux Israéliens ne se sont naturellement pas traduites en gains pour les Palestiniens, d'une façon ou d'une autre.
Rappelons, premièrement, que les atouts d'Israël, qui bénéficie d'un rapport de force écrasant en sa faveur dans ce conflit, résident dans sa puissance nucléaire, le soutien dont il dispose sur la scène internationale ainsi que dans le sionisme chrétien, facteur qu'on oublie parfois en France. Ce dernier est souvent jugé comme « un peu exotique », car il n'appartient pas à nos catégories mentales et intellectuelles. Ce sionisme chrétien a précédé le sionisme juif. On l'observe encore aujourd'hui, comme en atteste le refus par le Congrès américain de de voter l'aide à l'Ukraine, alors que Mike Johnson, parfait représentant non seulement du trumpisme, mais aussi du sionisme chrétien, a approuvé, dès sa prise de fonction à la tête de la Chambre des représentants, une aide militaire très importante au profit d'Israël, de l'ordre d'une quinzaine de milliards de dollars.
Ce sionisme chrétien est devenu un élément de la politique internationale, avec sa transformation en force incontournable sur la scène américaine. À peu près le quart de la population américaine, la moitié de l'électorat républicain et l'ensemble de la base inconditionnelle de Donald Trump sont constitués de sionistes chrétiens. Or, pour ces derniers, leur salut individuel et collectif passe par le caractère indivisible de la terre sainte d'Israël. Ils se disent donc pro-israéliens, mais en fait ils sont au moins pro-Likoud, pro-Netanyahou, voire, pour certains d'entre eux, assez proches des suprémacistes israéliens. Alors que le processus de paix suscitait les plus grands espoirs, on avait ainsi vu Yitzhak Rabin, à Washington, se plaindre au Congrès des pressions de ces groupes sur le gouvernement israélien démocratiquement élu. Ce que l'on présente souvent comme le lobby pro-israélien aux Etats-Unis est en fait un lobby pro-Likoud, pro-occupation, voire pro-annexion, qui peut s'opposer aux intérêts mêmes d'Israël et qui, à l'évidence, entre en contradiction avec la perception et l'engagement de la communauté juive aux Etats-Unis. Celle-ci continue de voter aux trois quarts, voire au quatre cinquièmes pour les démocrates, malgré tout ce que Trump prétend avoir fait pour Israël. J'introduis donc cette distorsion en raison des automatismes récurrents sur la signification de la politique américaine et sur le poids des partisans de sa ligne la plus dure, qui sont très clairement identifiés aux trumpistes et aux sionistes chrétiens.
Dans l'histoire du sionisme, il convient de mentionner brièvement sa vitalité démocratique qui a joué un rôle fondamental dans l'établissement de ce rapport de force, d'abord en Palestine, puis entre Israël et ses voisins arabes et la population palestinienne. On peut constater, et j'y reviendrai en creux, que le mouvement sioniste et la démocratie israélienne ont beaucoup mieux géré que le nationalisme palestinien leurs contradictions internes, avec deux exceptions majeures, qui sont l'assassinat de dirigeants travaillistes, en 1933 - donc avant l'Etat d'Israël - Haïm Arlozoroff, et en 1995, Yitzhak Rabin. Je constate que l'examen de conscience qui aurait sans doute dû intervenir après ce choc d'un assassinat par un terroriste juif et israélien n'a pas eu lieu, et que toute la rhétorique qui avait entretenu le climat de haine conduisant à l'assassinat d'Yitzhak Rabin a continué de prospérer, voire de s'intensifier.
Force est également de constater l'absence de définition d'un but final, et donc une stratégie de fait accompli, comme l'atteste le refus de Benyamin Netanyahou d'envisager le jour d'après à Gaza, en se contentant de slogans assez vides de sens, tels que « la victoire totale ». Que veut dire « victoire totale » ? La libération des otages est un fait très concret, contrairement à la victoire totale. On comprend parfaitement la détermination israélienne à se débarrasser de la menace du Hamas à ses portes. Toutefois, la stratégie suivie depuis plus de quatre mois, qui conduit concrètement à démolir et à détruire la bande de Gaza, sans forcément démolir, ni détruire le Hamas, est-elle la plus efficace ? On observe donc que Benyamin Netanyahou refuse de définir le jour d'après, malgré l'insistance de Joe Biden pour qu'il aille dans ce sens, se gardant ainsi les mains libres, ce qui permet aux suprémacistes, j'en reviens au point précédent, d'occuper le terrain médiatique et politique, en affirmant haut et fort leur volonté non seulement de réoccupation mais de recolonisation de la bande de Gaza.
Deuxièmement, s'agissant des faiblesses palestiniennes, on relève tout d'abord l'illusion arabe qui apparaît dans toute sa crudité. En effet, au-delà des communiqués de solidarité et des déclarations plus ou moins péremptoires, ni les uns, ni les autres, n'ont effectué d'actions de solidarité concrètes en faveur du peuple palestinien. Cela peut s'expliquer parce que bien peu de régimes arabes portent le Hamas dans leur coeur, même si ce qui est infligé à la population palestinienne va bien au-delà de la question du Hamas proprement dit. Cette illusion arabe perdure et est partagée. Vous avez rappelé, monsieur le président, dans votre propos liminaire, cette idée que les accords d'Abraham allaient permettre d'oublier, une fois pour toutes, la question palestinienne. C'était une illusion. J'avais participé, au moment de la signature du traité entre Israël et les Émirats arabes unis, à un débat organisé par La Paix Maintenant, le mouvement pacifiste israélien, avec notamment la participation de Daniel Shek, ancien ambassadeur d'Israël à Paris. Ce dernier déclarait que l'on pourrait normaliser jusqu'à la planète Mars, à la fin les Israéliens vivront toujours à côté des Palestiniens, et que s'ils ne trouvent pas un règlement avec eux, le conflit perdurera. C'est malheureusement ce qui s'est produit.
Un autre élément de la faiblesse palestinienne réside dans le factionnalisme palestinien et la polarisation entre le Hamas d'une part et l'Organisation de libération de la Palestine (OLP), d'autre part, trop souvent identifiée à l'Autorité palestinienne. Cette dernière n'est pas une entité de droit international ; elle n'est que le fruit d'un accord fondateur en 1993 entre Israël et l'OLP, auquel il faut évidemment revenir.
Quant au dernier point faible, je mentionnerai évidemment le « deux poids deux mesures » manifesté à l'égard des Palestiniens. Je ne citerai qu'Ursula von der Leyen qui assurait Israël du soutien total de l'Europe, quelques jours après la monstrueuse attaque du Hamas, alors qu'elle n'en avait pas la compétence. Au moment de son annonce, alors qu'elle s'était tant engagée à juste titre contre l'agression russe en Ukraine, il y avait déjà plus d'enfants tués à Gaza dans les bombardements israéliens que depuis le début de la guerre infligée par la Russie infligée à l'Ukraine.
Troisièmement, nous sommes à un carrefour historique marqué par l'horreur d'une violence exacerbée. Jamais une telle violence n'a été infligée au peuple d'Israël et jamais, malgré une histoire ponctuée de tragédies, le peuple palestinien n'a autant souffert. En conséquence, il faut aller vers un règlement politique qui devra d'une façon ou d'une autre, être imposé aux deux parties car ni les uns ni les autres, n'ont à ce stade de direction et de leaders à la hauteur de ce moment historique, pour initier la solution à deux Etats.
Pourquoi la solution à deux États ? Parce que l'État binational est une utopie tragique. On ne voit pas, surtout après un tel bain de sang, comment les deux peuples accepteraient de cohabiter sous le même toit. La séparation est une exigence de la population israélienne, encore aujourd'hui. On constate, en effet, dans les sondages, que la perspective de la solution à deux États gagne en popularité, ne serait-ce que pour repousser l'ennemi de l'autre côté. Quant à l'opinion palestinienne, on perçoit bien que ce serait pour elle une forme de reconnaissance de ses droits nationaux.
Toutefois, je souhaiterais insister sur le processus de paix, qui renvoie au sous-titre de mon livre, Pourquoi Israel n'a pas gagné. Ce processus consistait concrètement, même au moment des accords d'Oslo, et au-delà des illusions et des émotions que nous avons tous partagées à ce moment-là, en la négociation des conditions de la défaite palestinienne. Israël a une position dominante dans ce conflit long de plus d'un siècle. Les Palestiniens ont perdu, mais cette défaite doit être négociée. C'est cela, le processus de paix. En conséquence, l'État palestinien démocratique et démilitarisé, s'il voit le jour, ne sera pas un cadeau, un luxe, un acte de charité de la part d'Israël, mais la consécration de sa victoire historique. Quant aux Palestiniens, il leur permettra, après tant de décennies de déni, d'obtenir une forme de reconnaissance.
Je terminerai par le contexte régional. Quelles que soient les tensions au Liban, dans le canal de Suez, autour des troupes américaines en Irak, en Syrie et en Jordanie, force est de constater que le conflit ne s'est pas propagé car il est fondamentalement de caractère israélo-palestinien. La bonne nouvelle est donc qu'il ne s'est pas étendu. La mauvaise nouvelle est que ce conflit doit être impérativement réglé.
La tradition diplomatique française a pour ADN de « régler les crises à chaud », en profitant des crises comme d'un moment d'opportunité pour aller vers un règlement définitif qui en empêchera la reproduction. En revanche, la diplomatie américaine a adopté une tradition totalement opposée, héritée d'Henry Kissinger, visant à créer des réalités sur le terrain sur lesquelles, une fois la poussière des combats retombée, est construit un nouveau règlement. Le Congrès étant complètement paralysé par les sionistes chrétiens, je vois mal Joe Biden se montrer beaucoup plus ferme qu'il ne l'est actuellement - et c'est largement rhétorique - à l'égard d'Israël. En conséquence, la France mais aussi la diplomatie européenne, doivent se saisir de ce sujet fondamental, non seulement pour la paix au Moyen-Orient, mais également, et c'est tout à fait légitime, pour beaucoup de nos compatriotes.
M. François Bonneau. - Merci monsieur pour la clarté de vos propos. Quel que soit le gouvernement israélien qui sera au pouvoir à la suite de cette crise, il est peu probable qu'il traite d'une façon ou d'une autre, avec le Hamas. On connaît par ailleurs la proximité de ce dernier Hamas avec les Frères musulmans.
Dans ce contexte, quel pourrait être, selon vous, le rôle de l'Arabie saoudite dans un possible règlement ou une diminution d'intensité de ce conflit ?
M. Philippe Folliot. - Indicible, terrible. Hier, avec le président et quelques collègues, nous assistions à la projection du film du massacre tel que les autorités israéliennes l'ont présenté. Il n'y a pas de mot pour décrire cette réalité. On a retrouvé dans ces images chocs, sans commentaire du reste, la nature humaine dans tout ce qu'elle peut avoir de plus vil et de plus terrible. Un règlement politique est crucial, comme vous l'avez souligné, parce qu'il n'y aura pas d'issue militaire, ou alors la fin de ce conflit arrivera par l'élimination de l'un ou de l'autre, sans surprise. On sait que ce n'est pas une solution.
Cette agression suscite également de nombreuses interrogations au regard d'une frontière qui me semblait être l'une des plus sécurisées au monde. Comment autant d'hommes ont-ils pu la franchir aussi facilement en si peu de temps pour commettre tous ces actes ? La stratégie de Benyamin Netanyahou en matière sécuritaire, telle qu'elle a été affirmée depuis longtemps, est donc un échec assez cuisant.
L'Égypte peut jouer un rôle important dans la résolution de ce conflit, à plusieurs titres. Elle a été le premier pays arabe à négocier une paix avec Israël. Ensuite, elle est voisine de Gaza. Quelle est votre analyse sur ce point ?
M. Jean-Pierre Filiu. - Dans la première question, j'entends deux questions. Israël pourra-t-il négocier avec le Hamas ? Évidemment non, surtout au vu des atrocités commises : c'est totalement exclu. La seule négociation possible serait de revenir à l'acte fondateur du processus de paix, c'est-à-dire les accords d'Oslo, et non à l'accord intérimaire qui a été profondément frustrant pour les deux populations parce qu'elles n'ont pas vu les dividendes de la paix. La population israélienne a vécu le traumatisme des attentats du Hamas et la population palestinienne a subi la poursuite de la colonisation. Revenir aux accords d'Oslo se justifie parce que le premier de ces deux accords est la reconnaissance mutuelle entre Israël et les Palestiniens, c'est-à-dire la reconnaissance de la légitimité du nationalisme de l'autre.
Le Hamas ne négociera pas et ne sera pas invité à la table des négociations, et c'est tout à fait normal. En revanche, l'OLP peut et devrait retrouver ce rôle de représentation. Toutefois, il faudrait que Mahmoud Abbas, son actuel président et par ailleurs président de l'Autorité palestinienne, ait une approche un peu plus active de son rôle de chef du peuple palestinien, et qu'il développe des initiatives.
Dans ce contexte, l'Arabie saoudite a évidemment un rôle fondamental à jouer. C'est probablement, aujourd'hui, le pays sur qui repose le plus l'avenir de la région. En effet, en tant qu'ancien diplomate, je mentionnerai tout d'abord son « bagage diplomatique » qui est le Plan arabe de paix, d'inspiration saoudienne, proposé au sommet de la Ligue arabe, à Beyrouth, en 2002. Pour faire très simple, ce Plan arabe prévoyait la normalisation totale avec tous les pays arabes, contre le retrait total des territoires occupés par Israël où serait établi un État palestinien. C'est cela que Mohammed ben Salmane, le prince héritier, l'homme fort d'Arabie, répète aujourd'hui. Il y aurait donc un levier qui permettrait à tous de sortir par le haut. Le premier ministre israélien, que ce soit Benyamin Netanyahou ou un autre, pourrait se féliciter d'avoir obtenu « le grand prix », à savoir la normalisation avec l'Arabie saoudite, qui est ce que tous les dirigeants israéliens espèrent depuis des décennies. En contrepartie, existe effectivement la nécessité de créer un horizon politique. Apparemment, les Américains espèrent une telle résolution. Cependant, selon les derniers éléments qui me sont parvenus, leur position demeure toujours un peu terre à terre, en comptant surtout sur l'Arabie pour financer la reconstruction de Gaza. Or, si on n'en est encore qu'au point de financer la reconstruction des ruines, sans éviter de futures ruines dans un futur proche, la résolution réelle du conflit n'aura pas beaucoup progressé.
S'agissant de l'Égypte, vous avez rappelé les caractères fondamentaux de son importance dans la région. Cependant, je doute qu'elle joue un rôle moteur dans la résolution du conflit. On observe certes que l'Égypte agite la menace de suspendre les accords de Camp David, mais je n'y crois pas beaucoup. Ceux-ci sont trop structurants pour la stratégie égyptienne. Ces accords sont très importants en termes de financement fourni par les Etats-Unis car ils représentent 1,5 milliards de dollars par an, dont 1,3 milliard de dollars directement pour l'armée égyptienne. Ce n'est pas à prendre à la légère. Toutefois, l'historien sait aussi que les plus grandes tragédies peuvent intervenir quand on s'y attend le moins, comme en témoigne le 7 octobre 2023. En effet, si, par malheur, l'offensive annoncée par Benyamin Netanyahou sur Rafah est lancée, on peut alors entrer dans une zone inconnue quant à la réaction de l'Égypte, car cette action se déroulera immédiatement à sa frontière. Elle concernera 1,4 million de femmes et d'hommes qui seraient complètement bloqués dans le dénuement le plus total, avec la famine, l'absence de soins, et d'abri. Dans ces conditions, on imagine difficilement comment une telle offensive pourrait être strictement contenue sur quelques kilomètres à côté de la frontière égyptienne, sans qu'il y ait de formes de débordement que je me garderai bien d'anticiper.
Mme Sylvie Goy-Chavent. - Ne pensez-vous pas que le Hamas a depuis de très nombreuses années pris en otage la population de Gaza, qui paye un très lourd tribut ? En conséquence, comment les Gazaouis voient-ils le Hamas ? Comment pouvons-nous qualifier le Hamas aujourd'hui ? Est-ce seulement une force de résistance ou est-ce une organisation terroriste, avec un risque de débordement vers les pays européens et notamment la France ? Enfin, quels sont risques d'embrasement dans les pays alentour - je pense plus particulièrement au Liban ?
M. Alain Cazabonne. -Pour conclure un accord, il faut être plusieurs à signer. Il faut qu'il y ait Israël, et en face le Hamas ou la tête pensante, c'est-à-dire l'Iran. À défaut d'un accord entre ces puissances, nous sommes dans le monde des Bisounours ! On fait souvent la comparaison avec la Seconde Guerre mondiale. Si Mussolini était venu proposer aux alliés un accord avec Hitler pour arrêter la guerre, nous aurions refusé. Pour mettre fin au conflit, il faut vraiment que les initiateurs, c'est-à-dire l'Iran et les autres pays, soient d'accord pour signer un tel accord. Israël porte des responsabilités, eu égard à la colonisation inadmissible qui empêche finalement la solution à deux États. Mais si l'on veut un accord global, il faut aussi, encore une fois, que l'Iran soit signataire.
M. Jean-Pierre Filiu, chercheur. - J'ai rédigé dès 2012 une Histoire de Gaza qui est le fruit de longs séjours sur le terrain. J'étais encore à Gaza il y a un peu moins de deux ans, pour parler de l'Ukraine, à l'Institut français, qui comme vous le savez, a été bombardé depuis - sans que des explications officielles pour cette agression n'aient, à ma connaissance, été communiquées. J'avais alors échangé avec des femmes et des hommes dont beaucoup sont morts aujourd'hui, qui étaient des civils innocents et généralement très critiques du Hamas. Cela fait donc longtemps que j'entends mes amis à Gaza me dire : « Nous vivons le cauchemar dans le cauchemar, le cauchemar de la domination islamiste dans le cauchemar des agressions israéliennes ».
Près de 17 années de blocus de Gaza ont permis au Hamas de prendre en otage la population, dites-vous - c'est un terme que je ne renierai pas - en tout cas d'avoir une mainmise totale sur la population gazaouie. J'ai beaucoup étudié les répressions dans les régimes arabes, les services de police politique et autres. J'étais parvenu à cette terrible conclusion que Gaza était, au sein du monde arabe, le territoire où la population était soumise à la plus forte densité de policiers et d'indicateurs. En effet, les brigades al-Qassam, branche armée du Hamas, qui ont perpétré les horreurs du 7 octobre 2023, quadrillaient la population quand elles n'étaient pas sur le front, avec toujours une focalisation sur la partie féminine pour la maintenir dans ce qu'ils considèrent comme l'ordre moral.
Le drame absolu de la population de Gaza est qu'elle subit aujourd'hui les conséquences d'une agression à laquelle elle n'a pas pris part, qui lui a été imposée par cette direction du Hamas qui est bien cachée dans ses tunnels, avec les provisions, le fuel et tout ce qui est nécessaire et prévu depuis très longtemps. C'est pour cela que l'idée de frapper l'aide humanitaire pour éviter que la direction du Hamas ne s'en alimente, semble ignorer que ces gens sont capables de faire des prévisions et des projections. Il faut donc évidemment redonner une voix aux Gazaouis, qu'on ne peut pas entendre actuellement parce qu'il n'y a pas d'accès à la bande de Gaza. Quand cet accès sera rétabli, le choc de ce que l'on va découvrir va être inimaginable. Je connais le terrain. Or lorsque je regarde les photos de lieux où je m'étais rendu, je prends conscience que le monde sera absolument bouleversé, tant ce qui nous parvient actuellement est très en deçà de la réalité.
Cette population devra alors être en mesure de s'exprimer. Je doute qu'elle soit très reconnaissante au Hamas d'avoir causé une telle tragédie. Des élections devront être organisées au plus tôt dans les territoires palestiniens. Elles avaient été annulées en 2021 par le président Mahmoud Abbas, ce qui a, à mon sens, directement contribué à l'engrenage milicien qui a mené à l'horreur du 7 octobre.
Quant au Hamas, il a commis toutes les violences que l'on sait, mais son terrorisme est territorialisé. Il n'a jamais, depuis sa fondation en 1987, internationalisé la terreur au-delà des frontières d'Israël et des territoires palestiniens. Il le fera peut-être un jour. Il est frappant de voir que l'OLP, qui est entré dans le processus de paix, avait pratiqué la terreur médiatisée par les détournements d'avions et des prises d'otages pendant de longues années, avant de se rallier à la paix avec Israël, ce qui n'a jamais été le cas du Hamas.
Qui est en guerre aujourd'hui ? Ce sont les Israéliens et les Palestiniens, pas les Iraniens. Ces derniers ont leurs propres ambitions et leur propre programme, mais on voit bien que Benyamin Netanyahou et d'autres, Donald Trump, évidemment, ont voulu se polariser sur la politique dangereuse, menaçante et agressive de l'Iran pour ne plus parler de la Palestine. Il faut donc bien distinguer les deux dossiers. C'est entre Israël et l'OLP que se fera la paix. On ne peut qu'espérer qu'elle se fasse le plus tôt possible. L'Iran a ses propres priorités et a été absolument furieux que le Hamas le mette devant le fait accompli du 7 octobre 2023. L'Iran a un rapport assez paternaliste avec les différents groupes qui lui sont proches dans la région. L'idée qu'un groupe puisse prendre une initiative d'une portée aussi considérable, sans même consulter l'Iran, a provoqué un choc à Téhéran.
On en est là. Ce n'est ni une bonne, ni une mauvaise nouvelle. Cela signifie que c'est entre les Israéliens et les Palestiniens que cette guerre abominable et impitoyable a lieu actuellement, et que c'est entre eux que se fera la paix, parce que c'est toujours avec son ennemi que l'on fait la paix.
M. Guillaume Gontard. - Je vous remercie pour votre intervention. Il était surtout important de rappeler que la solution ne sera jamais militaire, qu'il n'y aura jamais de victoire militaire et qu'on a justement besoin d'une solution politique. Ce constat avait été bien identifié par la délégation qui s'est déplacée en Israël en 2023 et dont j'ai fait partie. On paie ce laisser-faire et cette absence d'action. On est face évidemment à une tragédie, à la fois pour le peuple israélien et pour le peuple palestinien, avec plus de 27 000 morts et 60 000 blessés dans la bande de Gaza. On se demande quand tout cela peut s'arrêter.
S'agissant du processus de paix, la question de l'interlocuteur se pose. Avec qui dialoguer ? Avec qui avancer ? Vous avez mentionné l'OLP et la faiblesse de l'Autorité palestinienne. Marwan Barghouti est-il quelqu'un qui peut jouer un rôle important ? En tout cas on parle de lui. Pourrait-il être un interlocuteur, enclencher la discussion et permettre une sortie de conflit ?
Ensuite, la délégation avait également relevé, lors de son déplacement voici un an, la nécessité de mise en oeuvre du processus démocratique et d'élections. Il est certain que ce ne sera pas immédiat, mais ne faudrait-t-il pas initier ce processus démocratique afin de redonner une légitimité au peuple palestinien ? Une génération entière n'a, en fait, jamais pris part à l'avenir politique de son pays.
Enfin, la France défend une solution à deux États, ce qui me paraît souhaitable, mais est-ce possible sans reconnaître l'État palestinien ? N'est-ce pas un élément fort à inclure dans le débat, qui pourrait être attendu aujourd'hui ?
M. Roger Karoutchi. - Tout d'abord, professeur, je ne suis pas convaincu par vos propos sur la limite ou la limitation du conflit. Premièrement, vous dites que l'Iran n'y est pour rien, or je n'ai pas cette certitude. En outre, même si pour le moment, le conflit demeure entre les Israéliens et le Hamas, des centaines de missiles, sont envoyés, presque toutes les semaines, par le Hezbollah sur le nord d'Israël. Or, le Hezbollah n'est pas autre chose qu'une pure création de l'Iran. L'Iran n'a peut-être pas été informé du 7 octobre, mais l'Iran finance, arme, et alimente le Hezbollah, le Hamas ou les Houthis. Dire que pour le moment le conflit concerne uniquement les Israéliens et les Palestiniens, c'est omettre le jeu de l'Iran qui est extrêmement destructeur dans toute cette région du monde.
Deuxièmement, je préside le groupe interparlementaire d'amitié France-Israël mais je suis également très lié, comme certains le savent, à bien des dirigeants du monde arabe que l'on dit modérés. La situation politique est complexe. Côté israélien, certains responsables politiques, extrémistes et suprémacistes - c'est le moins que l'on puisse dire - ne vont pas dans le sens de la paix. Côté palestinien, on n'arrive pas à avoir des dirigeants crédibles et reconnus par leur population qui, au niveau international, pourraient intervenir dans une véritable négociation. Le Hamas est exclu. C'est un mouvement terroriste. Il n'y a pas de négociation possible. Quant à l'autorité palestinienne, Mahmoud Abbas a 86 ans. Il n'a pas organisé d'élections depuis 15 ou 20 ans. Peut-il y avoir un successeur de Mahmoud Abbas ? Je ne suis pas certain que Marwan Barghouti soit le plus apte à négocier. Il est enfermé dans les prisons israéliennes. Mais, il existe des personnes autour de Mahmoud Abbas qui peuvent lui succéder et qui peuvent négocier. Ne faut-il pas attendre aussi qu'une nouvelle génération de dirigeants palestiniens, peut-être avec une nouvelle génération de dirigeants israéliens, s'entendent pour parvenir à un accord ?
Ce sera difficile à réaliser pour les deux, car cela signifie d'une part, qu'en Cisjordanie, la colonisation non seulement doive s'arrêter mais aussi se réduire, et que d'autre part, les Palestiniens cessent de diffuser la culture anti-israélienne et anti-juive dans tous les manuels scolaires. Ces éléments préalables sont très compliqués à mettre en place. Pensez-vous réellement que dans cinq ans à dix ans, un tel processus de paix soit réalisable ?
M. Jean-Pierre Filiu. - Les deux questions étant en écho, je me permets de répondre sur le sujet de la représentation et de la légitimité palestinienne. Je rappelle que j'étudie dans mon livre le factionnalisme palestinien qui a été terrible pour la société palestinienne. Il y a des racines très anciennes, notamment parce qu'en raison de la Nakba et de l'exode de 1948, les solidarités de proximité, c'est-à-dire, concrètement, les solidarités familiales, claniques ou tribales, ont été exportées comme des mécanismes de survie, affectant ainsi profondément la structuration de la scène palestinienne.
Aujourd'hui, si Mahmoud Abbas est discrédité, à la fois comme chef de l'OLP et comme président de l'Autorité palestinienne, c'est parce qu'il n'a absolument rien à offrir à son peuple, alors qu'il est en fonctions depuis 2005. Mais s'il n'a rien à offrir à son peuple, c'est parce que les dirigeants israéliens ont choisi de manière assez constante de ne jamais rien lui offrir. En 2005, le retrait de Gaza a été décidé unilatéralement par Ariel Sharon, non comme un acte de bonne volonté à l'égard des Palestiniens, mais comme une stratégie de repli d'Israël derrière ce que Ariel Sharon, grand général israélien, considérait comme la frontière sécurisée de l'État juif, avec le mur de séparation en Cisjordanie. À l'époque, l'ensemble de l'establishment politico-militaire israélien avait qualifié cette stratégie de brillante, sans prendre conscience que, si on ancrait le Hamas à Gaza contre l'Autorité palestinienne à Ramallah, cela conduisait à enterrer la perspective même d'État palestinien. Cela a produit, deux décennies plus tard, la catastrophe du 7 octobre.
Par conséquent, Israël ne peut plus, dans son intérêt, s'abstraire d'un partenaire palestinien crédible. C'est une question de vie ou de mort pour l'État juif d'avoir un partenaire crédible. Le 7 octobre, Israël ne dépendait que de ses forces, de ses services de renseignement et de sa police. Tout s'est effondré parce qu'en face, il n'y avait que des ennemis qui ont préparé méthodiquement une campagne terroriste tout à fait abominable. Israël doit être conscient qu'en affaibilissant les directions palestiniennes successives et en refusant de les créditer de quoi que ce soit, cela conduit à une absence d'interlocuteurs palestiniens, ce qui constitue une très mauvaise nouvelle pour lui.
Ce n'est pas uniquement le problème des Palestiniens, même si cela relève avant tout de leur responsabilité. Je ne les excuse en rien : j'ai suffisamment critiqué publiquement la gestion clientéliste à courte vue et autoritaire de Mahmoud Abbas. Dès 2018, je parlais de la « situation crépusculaire » qui est prévalait au sein de l'Autorité palestinienne. Si Mahmoud Abbas est si critiqué, c'est parce qu'il a joué à une espèce de jeu de bonneteau - je ne sais comment le qualifier autrement- qui est désastreux pour la cause palestinienne. Il est président de l'OLP, de l'Autorité palestinienne, instance issue d'un accord entre Israël et l'OLP, et président de l'État de Palestine, reconnu par un grand nombre de membres de l'ONU et doté d'un statut d'État non membre observateur. Or Mahmoud Abbas amalgame toutes ses fonctions. Lorsque vous visitez le site de l'État de Palestine, vous y voyez les réunions du gouvernement de l'Autorité palestinienne. Mais ces dernières ne concernent pas l'État de Palestine qui est représentatif de l'ensemble des Palestiniens. L'État a ainsi perdu toute légitimité aujourd'hui.
C'est là que Marwan Barghouti peut jouer un rôle majeur. Sortir de prison pour aller à un processus de paix s'est déjà produit, sous d'autres latitudes et cela a plutôt bien fonctionné. Marwan Barghouti est un partisan déclaré de la solution à deux États, dont l'ascendant peut s'imposer au Hamas. Je n'affirme pas qu'il y parviendra car il est incarcéré depuis plus de vingt ans. Il cumule cinq peines de perpétuité pour terrorisme. Néanmoins, la paix se conclut avec les ennemis si on la désire. Quoi qu'il en soit, il est la seule personnalité sur la scène palestinienne, aujourd'hui, à pouvoir rassembler autour de lui un consensus populaire. Si l'on veut une personnalité représentative, point n'est besoin d'aller chercher très loin. Elle est littéralement aux mains des Israéliens. Or, qu'en est-il ? En 2011, le Hamas propose un échange de prisonniers : le soldat israélien Gilad Shalit qui est entre ses mains contre un peu plus d'un millier de détenus palestiniens. Benyamin Netanyahou a refusé la libération de Marwan Barghouti mais a autorisé celle de Yahya Sinouar, l'actuel chef du Hamas dans la bande de Gaza et le cerveau des attentats du 7 octobre.
Aujourd'hui, Israël refuse toujours la demande du Hamas de libération de Marwan Barghouti dans le cadre des négociations en cours. Or, à un moment donné, Marwan Barghouti sera libéré. La question est : à qui devra-t-il sa libération ? S'il la devait à Israël, cela serait de bon augure dans d'éventuelles négociations de paix. S'il la doit au Hamas, cela va tout de suite limiter sa marge de manoeuvre. Si l'on pensait un peu politique, au lieu de penser « je démolis ceci, j'envahis cela, je rase, j'explose », etc. C'est quand même une solution à laquelle on pourrait travailler.
De toute façon, quel que soit l'interlocuteur, on n'a sûrement pas le temps d'attendre 5 ans ou 10 ans et encore moins une génération. Le processus politique doit s'enclencher dès maintenant, avec un calendrier clair de mise en oeuvre de la solution à deux États, incluant des négociations sur le statut final et évitant le marais et les sables mouvants qui avaient englouti le processus de paix de 1993 à 2000, pour se concentrer sur les questions les plus difficiles, telles que la colonisation, les frontières, Jérusalem, l'eau et les réfugiés. Ces sujets doivent être résolus afin de négocier une paix définitive.
J'insiste sur le fait que cette paix est non seulement la condition de la sécurité pour les deux peuples, mais aussi celle de la victoire pour Israël. Il faut se sortir de l'esprit que la solution militaire pourrait éventuellement s'imposer. Il n'y a pas de solution militaire. S'il y a une leçon du 7 octobre et de tout ce qui se passe en ce moment à Gaza, c'est qu'il n'y a pas de solution militaire. On a besoin de diplomatie, de diplomates et de faiseurs de paix.
Quant à l'éventuelle reconnaissance par la France de l'État de Palestine, je suis convaincu qu'elle doit être, elle aussi, négociée et subordonnée à des actes importants de la partie palestinienne, notamment le renouvellement démocratique des institutions palestiniennes qui sont aujourd'hui complètement fossilisées. Le fait que cette génération de la population palestinienne n'ait pas pu participer à la définition de son avenir est un scandale qui doit cesser. Tout processus d'avenir doit se faire sur une adhésion, par des mécanismes de représentation démocratique, aussi bien du côté israélien - c'est évidemment acquis, je parle des mécanismes d'expression démocratique, je ne parle pas forcément de l'émergence d'une alternative de paix - que du côté palestinien.
Par ailleurs, dès la suspension du processus électoral par Mahmoud Abbas en 2021, j'ai affirmé que l'Union Européenne aurait dû suspendre immédiatement tout financement à l'Autorité palestinienne tant qu'un calendrier d'élection n'était pas défini. Le processus électoral est crucial, même s'il n'est pas souhaité par ceux dotés d'une vision sécuritaire à très court terme. On sait ce que l'on a, on sait ce que l'on perd, on ne sait pas ce que l'on gagnerait ; mais la démocratie c'est cela aussi, c'est justement laisser les peuples s'exprimer. En ce qui concerne Gaza, ma conviction est faite depuis longtemps. Si des élections avaient été organisées en 2021, le Hamas aurait subi une défaite cinglante à Gaza. Nous ne serions sans doute pas dans la situation absolument tragique où nous nous trouvons aujourd'hui.
M. Hugues Saury. - Dans le prolongement de votre réponse à l'interrogation de mon collègue Philippe Folliot, qui avait trait à la politique extérieure de l'Égypte, je souhaite évoquer la politique intérieure de ce pays. D'une part, il connaît une crise économique extrêmement importante et sévère. Pour brosser rapidement la toile de fond, l'accès à l'eau est difficile pour une partie des Égyptiens ; la pauvreté y est grandissante et la démographie galopante. Le régime muselle toute contestation. D'autre part, on observe un soutien populaire fort à la Palestine et, en même temps, pour les raisons que vous avez évoquées précedemment, le gouvernement a adopté une position beaucoup plus mesurée.
Cette situation ne constitue-t-elle pas le terreau d'une déstabilisation profonde de ce pays, avec un risque d'instrumentalisation, ce qui serait évidemment extrêmement préjudiciable pour cette région ?
Mme Gisèle Jourda. - Je vous remercie d'avoir évoqué les différents points de vue sur la situation palestinienne et ses différents acteurs. Rappelons-nous qu'à un certain moment, sur la scène internationale, oeuvraient pour la paix différentes personnalités telles qu'Anouar el-Sadate, qui a été assassiné alors qu'il portait la voix de l'Égypte pour promouvoir le processus de paix. Je pense aussi à Leïla Shahid, ou à Yitzhak Rabin qui tentait justement d'ouvrir ce chemin entre guerre et paix, ces deux moteurs constants de la réflexion, qui sont un miroir ou contre-miroir et avec lesquels on est obligé d'évoluer.
Lorsque l'on a vécu avec ce conflit israélo-palestinien une grande partie de son existence, que l'on en a constaté les dommages, au-delà et par-delà les analyses présentées ce matin, il y a urgence pour la bande de Gaza. Vous mentionniez un calendrier, mais la situation est inextricable. Elle exige une action quasiment immédiate dans le respect des différentes parties. Roger Karoutchi est président du groupe interparlementaire d'amitié France-Israël, tandis que je préside le groupe France-Palestine ; or la gravité de la situation dépasse nos positions respectives.
Vous l'avez bien montré : on en revient toujours à la solution sur place, sur le territoire. Or la question qui me hante toujours est : comment cet acte terroriste du 7 octobre a-t-il été possible ? Comment Israël a-t-il pu être pris par surprise ? On passe rapidement sur ce sujet mais pour moi c'est une stupéfaction.
Je souhaite aussi revenir sur l'Égypte : comment va-t-elle résister à la pression démographique des Palestiniens ?
Enfin, si Israël persiste dans l'idée de revenir à la situation d'avant 2005, pour reconquérir ces territoires, cela pose question. Pour m'être déplacée récemment aux Émirats arabes unis, il est vrai que le conflit israëlo-palestinien, malgré les accords d'Abraham, ne semble pas constituer un sujet primordial. Le sujet est bien limité dans l'espace.
M. Jean-Pierre Filiu. J'ai omis de répondre à une partie de la question qui portait sur l'Iran. Loin de moi l'idée de minorer la menace iranienne, mais trop souvent on en fait une sorte de grand manipulateur de toutes les tensions moyen-orientales. Quand il s'agit du Hezbollah, des milices en Irak, des houthis, c'est tout à fait juste. Toutefois, le cas du Hamas est différent de celui du Jihad islamique, car c'est toujours la dynamique palestinienne qui prime. L'Iran n'est pas un acteur marginal dans la région, mais il n'est pas un acteur direct dans le conflit en cours à Gaza.
Ensuite, j'entends le double questionnement sur l'Égypte. Le privilège de l'historien me permet de rappeler que toute une littérature ancrée dans une tradition française depuis près de deux siècles annonce l'effondrement de l'Égypte pour demain. C'était déjà le cas au moment de l'expédition de Bonaparte, ou dans les écrits de Volney. L'Égypte est toujours là... Sa population était de 3 millions d'habitants à l'époque. Elle s'établit à plus de 100 millions aujourd'hui. À l'époque, les Français étaient déjà effarés par la densité démographique. L'Égypte, comme vous le savez, a une histoire assez longue et a toujours échappé à ces destins définitifs. Cela n'enlève rien aux contraintes que vous énoncez, mais celles-ci, à mon avis, encouragent le régime d'Abdel Fattah al-Sissi à préserver l'essentiel, c'est à dire sa relation avec les États-Unis, et donc le traité de paix avec Israël, pour ne pas compromettre ce régime entièrement centré sur une hiérarchie militaire très soucieuse, disons-le pudiquement, de la préservation de ses privilèges.
Or un retournement est survenu, qui a été mal perçu en Europe, voire pas perçu du tout. En effet, jusqu'à présent, des bailleurs de fond du Golfe émettaient des chèques en blanc pour le régime égyptien. Ce n'est plus du tout le cas maintenant. Ils se livrent à une privatisation sauvage de l'économie égyptienne, ce qui provoque des contradictions très vives entre certains généraux égyptiens à la retraite, porteurs de différents intérêts, et ces nouveaux entrepreneurs capitalistes venus du Golfe.
Le Hamas ne misait pas sur un embrasement régional via l'Iran. Ce n'était pas du tout son pari, d'après ce que j'ai pu comprendre. En revanche, il était convaincu qu'il se produirait des troubles qui pourraient prendre une nature révolutionnaire, aussi bien en Égypte qu'en Jordanie. Or, je constate que dans ces deux pays, ce pari, qui était en fait lié à la matrice « Frères musulmans » du Hamas, n'a pas opéré, en dépit de manifestations qui n'ont pas été si importantes. En effet, 10 000 manifestants au Caire, c'est un total modeste à l'échelle d'un pays comme l'Égypte. Je connais bien la Jordanie. Les photographies des cortèges au centre-ville d'Amman sont toujours prises sous le même angle afin de donner une impression de foule, alors que les manifestants ne sont pas si nombreux. En revanche, ces deux pays, signataires de traité de paix avec Israël, ont été particulièrement virulents dans leur dénonciation de l'offensive israélienne à Gaza. Je pense notamment au roi Abdallah de Jordanie, qui avait refusé la visite de Joe Biden, avant de se rendre à Washington ces jours-ci.
Comment sortir de ce cycle infernal ? Je crois qu'il faut penser de manière dynamique tout en sortant du jeu à somme nulle, ainsi que je l'ai mentionné en introduction, ce qui me permettra de poser une note d'espoir en conclusion. Il est certes très tentant et compréhensible de penser uniquement à la riposte militaire, quand on a été agressé et que l'on compte un grand nombre de victimes, y compris parmi ses proches. Toutefois, il faut comprendre que si l'on veut justement éviter la répétition de telles tragédies et garantir la sécurité non seulement aujourd'hui mais demain, des enfants et des petits-enfants, il faut s'engager dans un processus beaucoup plus douloureux que de faire la guerre : faire confiance à l'ennemi. Pas seulement lui tendre la main mais lui faire confiance. Pas seulement lui faire confiance maintenant, mais pour demain et après-demain. On perçoit alors qu'il y aura un moment délicat, très douloureux et très pénible, pendant lequel Israéliens et Palestiniens auront besoin de l'ensemble de leurs amis, notamment en France, car les avantages à moyen et à long terme de la paix seront, à ce moment-là, obscurcis par les désagréments, voire les violences à court terme, de la négociation de la paix.
Ce rôle d'accompagnement, d'écoute et de solidarité active siérait volontiers à notre pays et évidemment à l'Union européenne, puisque cette dernière possède aujourd'hui tous les moyens de peser sur le règlement positif de ce conflit. Son partenariat est florissant avec Israël, et elle est le principal bailleur de fonds de l'Autorité palestinienne. Il n'est pas normal que l'Union européenne se contente toujours d'un rôle subordonné par rapport aux États-Unis qui, pour différentes raisons de politique intérieure, ne semblent pas en capacité de mener de manière déterminée, dans un futur proche, un processus de paix digne de ce nom, qui réponde aux besoins de la région et des peuples, c'est-à-dire la paix et la sécurité pour eux-mêmes et pour les générations à venir.
Présidence de M. Pascal Allizard, vice-président
M. Rachid Temal. - Merci pour votre présentation très utile, qui donne de la perspective mais aussi de la profondeur historique, ainsi que pour vos différentes réponses.
Concernant l'Égypte, ma crainte porte plutôt sur les millions de personnes qui pourraient se trouver bloquées à la frontière. La question se posera de faire sauter ou non cette frontière. Certains suprémacistes veulent évacuer les palestiniens de Gaza pour le Sinaï. C'est un vieux projet de l'extrême droite israélienne. Cette situation m'inquiète plus que le maintien du régime car, comme vous l'avez dit, l'Égypte sera toujours l'Égypte. On en reparlera encore dans quelques temps, même quand nous ne serons plus là.
Vous avez évoqué le traumatisme du 7 octobre, les attentats terroristes du Hamas, la guerre entre Israël et le Hamas, et non les Palestiniens. La population de Gaza paie un lourd tribut : vous avez souligné qu'elle était deux fois victime. Ce qui m'intéresse, c'est l'issue du conflit. D'une part, il convient de rappeler qu'Israël est la seule démocratie dans cette région. Il ne faut jamais le perdre de vue. La lecture de la presse israélienne l'atteste ainsi que les débats. Certains demandent même déjà des commissions d'enquête à ce titre. L'avenir du premier ministre actuel est assez assombri par cette opposition. Mais d'autre part, les Palestiniens sont le seul peuple de la région sans État.
J'entends qu'il faut, comme le dirait Napoléon, faire la politique de sa géographie, ce que je partage, et que chacun arrive à se mettre d'accord ensemble. Pour cela, Israël doit accepter la discussion, et les acteurs palestiniens en face doivent être crédibles. Par ailleurs, organiser des élections, comme dans toute démocratie, quand on est en Palestine et qu'il n'y a même pas d'État, me rend dubitatif. Il faut être lucide sur l'aspect réalisable de ce projet. Mais on peut le tenter.
Il est un acteur qui n'a pas été évoqué ce matin : la communauté internationale et l'ONU. Il faut repartir de votre constat. Il y a aujourd'hui un interlocuteur du peuple palestinien, historiquement reconnu par les Nations Unies, qui est l'OLP. On pourrait aussi imaginer que les Nations Unies exigent la conclusion d'un accord de paix, notamment dans le cadre des résolutions que l'ONU a votées, pour garantir la sécurité. On pourrait déjà commencer par cela, pour donner de la crédibilité à l'ensemble du dispositif.
En outre, puisque la Palestine aujourd'hui coupée en deux n'a pas d'existence internationale, on pourrait également imaginer que dans un premier temps les Nations Unies gèrent ce territoire, en cogestion avec l'OLP, sur un cycle de 10, 15 ou 20 ans, afin de garantir une forme de stabilité dans la région. C'est une proposition qui peut changer le paradigme. Je ne dis pas qu'elle est réalisable, mais elle a le mérite d'introduire de nouveaux éléments dans l'équation. Sinon, à force de dire « mettez-vous d'accord », nous serons encore à en discuter pendant très longtemps car cela fait déjà des années que nous exhortons les parties à trouver cet accord. Je ne crois donc pas à l'efficacité de cette exhortation. La communauté internationale, et en l'espèce l'ONU doit intervenir afin que que Gaza et la Cisjordanie soient cogérées pendant 10, 15 ou 20 ans par les Nations Unies et l'OLP, ce qui permettra de donner, d'une part, des garanties de sécurité à Israël, et d'autre part du temps au peuple palestinien pour construire un état démocratique.
M. Akli Mellouli. -Merci pour votre éclairage parce qu'entre les discours « anti » et « pro » paix, le véritable enjeu est d'aboutir à un processus de paix et à une solution diplomatique. C'est pourquoi je vous remercie de nous avoir rappelé l'objectif à atteindre plutôt que les partisanneries des uns et des autres.
S'agissant de l'Égypte, je faisais partie d'une délégation parlementaire qui s'est rendue à Rafah. Nous avons échangé avec un grand nombre d'acteurs, les autorités égyptiennes et les organismes d'aide humanitaire. Nous avons posé des questions de fond puisque la France doit avoir une voix singulière. Nous voulions être informés, sans prendre parti pour telle ou telle action. Nous avons demandé aux autorités égyptiennes pourquoi elles ne souhaitaient pas accueillir les Palestiniens dans le Sinaï ; elles ont fait valoir en réponse qu'elles ne voulaient pas de Nakba 2. Elles ont ajouté que si des Palestiniens accueillis dans le Sinaï, lançaient une roquette sur Israël, ce dernier bombarderait alors le Sinaï et l'Égypte entrerait en guerre. Le problème serait alors transféré sur le peuple égyptien, qui vit déjà une situation économique très difficile. Par ailleurs, nous avons pu observer les files de véhicules d'aide humanitaire du Croissant rouge palestinien et du Croissant rouge égyptien, ainsi que le refus d'Israël d'acheminement de certains matériels.
Ma question est donc : partagez-vous le point de vue des Égyptiens sur les risques encourus sur le territoire en cas d'accueil chez eux des Palestiniens, et sur celui de les transférer sur le peuple égyptien ?
Autre élément, compte tenu de la résolution de la Cour internationale de justice sur le risque de génocide, pensez-vous que la France est à la hauteur des enjeux ? Puisque celle-ci souhaite que le processus de paix soit subordonné à certaines conditions, peut-elle effectivement conditionner la reconnaissance de l'État de Palestine à l'élaboration d'un processus démocratique, établi avec des conventions ?
M. Jean-Pierre Filiu. - Merci beaucoup pour toutes ces questions qui vont alimenter ma réflexion pendant longtemps. J'avais oublié de répondre à une partie de votre question, madame Jourda, sur les raisons pour lesquelles le 7 octobre a pu survenir. Sur ce point, il faudra attendre les travaux de la commission d'enquête qui sera constituée en Israël. Elle sera certainement très sévère et Benyamin Netanyahou fera tout pour la reporter le plus tard possible, parce que sa gestion apparaîtra comme défaillante. C'est pourquoi il a déjà tenté d'en faire porter la responsabilité sur les généraux, ce qui n'est pas très noble.
Ce qui est en revanche certain, c'est que le 7 octobre a été rendu possible parce qu'Israël n'avait plus aucune connaissance concrète de la réalité de Gaza, comme en témoigne également la conduite de l'offensive actuelle. C'est terrible, parce que Gaza est très proche et qu'en même temps Israël en ignore la réalité. On croit qu'on peut tout suivre et tracer par les technologies diverses et variées, mais c'est faux. Depuis 2007, la bande de Gaza a été désignée comme entité ennemie - pas le Hamas : la bande de Gaza. Cela signifie qu'aucun Israélien ne peut y entrer, sauf dans un tank ou comme otage. La distorsion de perception est totale. En conséquence, cela génère une peur vraiment viscérale qui conduit à des destructions totalement disproportionnées, compte tenu de l'absence de moyens pour agir finement, distinguer ceci de cela. Cela est donc très grave.
Ce constat me permet d'aller dans le sens des deux questions qui viennent de m'être posées. L'historien que je suis doit rappeler que le désert du Sinaï est la raison principale de la bande de Gaza. C'est aussi cela, la géographie. S'il n'y avait pas eu cette immensité à franchir, les réfugiés palestiniens l'auraient traversé comme ils ont traversé le Jourdain. C'est cette impossibilité géographique qui a conduit à cette concentration sur 1 % du territoire de la Palestine sous mandat britannique, d'un quart de la population arabe. Depuis, la bande de Gaza est peuplée aux deux tiers de réfugiés. C'est pourquoi, le nationalisme palestinien ne peut trouver qu'un ancrage très fort dans la bande de Gaza.
Monsieur Temal, il y a eu une occasion en 1957, entre autres occasions perdues, après la première occupation israélienne de Gaza, très sanglante, qui avait duré quatre mois. Une proposition prévoyait de placer la bande de Gaza sous tutelle de l'ONU. Les Palestiniens l'ont refusé et ont voulu le retour de l'Égypte, plus protectrice à leurs yeux. Ce n'est que beaucoup plus tard, pendant la première intifada, que l'OLP demande le placement des territoires occupés sous la tutelle de l'ONU, en préalable à un processus de paix.
Toutefois, on est passé dans autre phase, à partir du moment où il y a eu une entité palestinienne qui s'appelle Autorité palestinienne. Les dirigeants israéliens seraient sans doute plus ouverts à discuter directement avec les Palestiniens qu'avec l'ONU, en raison de leur relation heurtée. Si on veut préserver les chances de parvenir à un accord, il convient peut-être de travailler directement sur les fondamentaux. Que l'ONU par ses résolutions, par ses agences diverses, par ses envoyés spéciaux, par sa légitimité, soit impliquée comme marraine éventuelle de ce processus, bien sûr. Qu'elle ait les clés de ces territoires ? J'en doute beaucoup.
L'histoire des relations entre Israël et l'ONU est assez difficile, ce qui est un paradoxe pour un État qui a été créé sur la base d'une résolution de l'ONU. Or, jamais dans l'Histoire, on n'a atteint un tel niveau d'hostilité ouverte. C'est regrettable.
Concernant la frontière et l'aide humanitaire, vous avez eu ce privilège d'être sur place, d'en constater effectivement les difficultés. On est face à un gouffre. Or ce conflit, qui est déjà abominable, peut encore changer de nature et de dimensions. Qui ferait sauter la frontière ? La réponse en 2008 était le Hamas. À l'époque, des vagues de Palestiniens s'étaient infiltrés en Égypte. Il y avait alors un blocus d'une année qui était déjà jugé intolérable. Les Palestiniens avaient été ramenés méthodiquement par l'armée égyptienne dans la bande de Gaza. Aucun n'était resté. La question se pose aujourd'hui en cas d'incursion, d'infiltration et de violation de la souveraineté égyptienne. Le contexte est donc complètement différent. C'est pourquoi la France met en garde avec tant de vigueur contre la catastrophe humanitaire à Gaza, mais aussi les risques de débordement. J'espère avoir répondu à votre interrogation ô combien légitime.
M. Jean-Luc Ruelle. - Merci pour ces explications. Vous avez affirmé que ce conflit devait se régler entre les Palestiniens et Israël. On a également évoqué les acteurs extérieurs, l'Arabie Saoudite, l'Iran, le Hezbollah, la Jordanie, et l'Égypte. La semaine dernière, l'Égypte a menacé de suspendre son traité de paix avec Israël si des troupes israéliennes étaient envoyées à Rafah. Pourtant, c'est bien une offensive contre Rafah que prépare Tsahal dans les prochains jours.
Je souhaiterais donc vous poser trois questions ou sous-questions. Quelles seraient les conséquences à court et moyen terme d'une suspension des accords de Camp David, qui sont la pierre angulaire de la stabilité régionale ? Cet ultimatum de l'Égypte à l'égard d'Israël est-il crédible ? Certains médias israéliens indiquent qu'en coulisse la position du Caire serait plus mesurée. Des responsables égyptiens auraient ainsi informé Israël qu'ils ne s'opposeraient pas à une intervention militaire à Rafah, à condition que celle-ci soit conduite de manière raisonnable, de façon à minimiser les pertes parmi les populations civiles.
Et enfin, quelle serait la réaction des États-Unis ? Vous avez évoqué tout à l'heure le soutien financier des États-Unis, qui sont à la fois des alliés historiques de l'État hébreu et très proches de l'Égypte, en cas d'offensive majeure sur Rafah. Je vous remercie.
M. Jean-Pierre Filiu. - On revient à ce rôle majeur de l'Égypte dans le conflit de la bande de Gaza. On constate en même temps que c'est un rôle plutôt en creux depuis le début de la crise. On a assisté effectivement à des mises en garde virulentes et des déclarations beaucoup plus fermes que par le passé, sans traduction néanmoins sur le terrain. La solidarité des uns et des autres avec les civils palestiniens en détresse interroge quand on prend connaissance des sommes versées par les Palestiniens à ce qu'on appelle des agences de voyage, qui sont visiblement des faux-nez des différents services égyptiens, pour sortir de Gaza.
Je le répète, je ne crois pas que l'Égypte ira jusqu'à suspendre les accords de paix avec Israël, car un tel geste aurait trop de conséquences dans sa relation avec les États-Unis. Cependant elle dispose d'un levier et en use. Elle souhaite démontrer à Benyamin Netanyahou que toute action a un coût et ne se réalise pas dans l'indifférence générale.
Là encore, j'espère avoir été assez clair : je ne minore absolument pas le risque de ce qui pourrait se passer, on est vraiment au bord du gouffre. Comme souvent, les tragédies au Moyen-Orient peuvent éclater sur un malentendu ou un problème de compréhension. Je pense qu'il n'y aurait pas d'escalade, mais on entrerait dans une phase différente.
Ce qui prouve, en conclusion, que l'on ne peut plus jouer avec le temps. Il y a un sentiment d'urgence. Cela relève même de l'urgence existentielle pour les deux peuples. Il faut sortir par le haut de cette phase abominable du conflit. C'est un impératif. Le conflit israélo-palestinien a toujours été beaucoup plus sanglant, plus long et plus impitoyable que les différents conflits israélo-arabes, malgré leur violence et les pertes qu'ils ont engendrées. En outre, on s'est trop concentré sur les traités conclus entre Israël et les différents pays arabes en raison des crises internationales sur fond de guerre froide, alors que l'essentiel restait sans règlement. C'est vers ce règlement qu'il convient d'aller.
Je le répète, la solution à deux États ne constitue pas une concession insupportable qu'Israël devrait faire, mais la consécration, d'une part, pour Israël, de sa victoire dans ce conflit long de plus d'un siècle et d'autre part, pour les Palestiniens, celle d'une dignité individuelle et collective, avec la restauration d'un minimum de droits nationaux. Cette dignité est cruciale lorsque vous écoutez des témoignages de civils de la bande de Gaza. Ils sont actuellement au fond du fond, au bout du bout. Or, j'ai toujours été stupéfait par la dignité et la pudeur de leurs témoignages. Ils ne veulent pas être humiliés.
Je reste convaincu qu'il est possible, en dépit de toute cette horreur et des deuils dans chacun des camps, d'avoir une solution, si je puis me permettre, « gagnant-gagnant », par un traité de paix avec les Palestiniens, garantissant d'une part à Israël la sécurité, non pas pour quelques années, mais sur la durée, et d'autre part aux Palestiniens leurs droits nationaux enfin reconnus. Quoi qu'il en soit, je n'identifie pas de solution alternative, sinon la poursuite d'un cycle de guerre qui pourrait être fatal aux deux peuples. Merci encore pour votre attention et de votre invitation.
M. Pascal Allizard, président. - Je vous remercie. Vous aurez constaté que la commission est diverse dans ses approches, comme en témoignent les raisonnements et les questionnements de nos collègues, que je remercie par ailleurs pour leurs contributions qui participent à la réflexion individuelle et collective, dans le cadre de nos travaux.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Désignation de rapporteurs
M. Cédric Perrin, président. -- Mes chers collègues, je souhaitais vous donner quelques informations sur les missions d'information de notre commission qui comprennent des déplacements à l'étranger.
Les missions se composeraient donc ainsi :
- la mission indopacifique-Japon serait composée de Mme Catherine Dumas, MM. Hugues Saury, Mickaël Vallet, Edouard Courtial, Ludovic Haye. La mission devrait se dérouler la dernière semaine de mai ou première semaine de juin ;
- la mission sur l'Arabie Saoudite serait composée de Mmes Vivette Lopez, Gisèle Jourda et Evelyne Perrot. La mission devrait se dérouler au printemps ;
- la mission sur la Turquie serait composée de M. Christian Cambon, Mme Sylvie Goy-Chavent, MM. Jean-Marc Vayssouze-Faure, Olivier Cigolotti, Mme Nicole Duranton ;
- la mission sur l'Afrique dont seraient rapporteurs M. Ronan Le Gleut, Mme Marie-Arlette Carlotti et M. François Bonneau.
Les travaux de cette mission comporteraient 3 déplacements :
- un déplacement en Afrique du Sud et au Gabon, la délégation serait composée de MM. Ronan Le Gleut, François Bonneau et Patrice Joly ;
- un déplacement au Kenya et au Rwanda, la délégation serait composée de Mmes Marie-Arlette Carlotti et Valérie Boyer, MM. Jean-Luc Ruelle et Jean-Pierre Grand ;
- un déplacement au Maroc et au Sénégal, la délégation serait composée de M. Pascal Allizard, Mme Michelle Gréaume, MM. Akli Mellouli, Alain Joyandet et Jean-Pierre Grand ;
- enfin la mission à la 79ème Assemblée générale des Nations unies serait composée de MM. Loïc Hervé, Thierry Meignen, Didier Marie et Michelle Gréaume.
Je rappelle pour mémoire que nous avons également lancé :
- une mission sur la lutte anti-drone (LAD) dont sont rapporteurs MM. Philippe Paul, Rachid Temal et Loïc Hervé ;
- en commun avec la commission des affaires économiques, une mission conjointe de contrôle sur Atos, dont sont rapporteurs pour notre commission MM. Thierry Meignen et Jérôme Darras.
Enfin, comme le bureau de notre commission l'avait décidé en fin d'année dernière, nous lançons une mission sur l'attractivité du métier des armes (recrutement, fidélisation) dont seront rapporteures Mmes Vivette Lopez et Marie-Arlette Carlotti.
La réunion est close à 11h 10.