Jeudi 4 avril 2024
Femmes dans la rue : audition de chercheures et d'expertes du sans-abrisme
Mme Dominique Vérien, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons ce matin nos travaux sur les femmes dans la rue avec les quatre rapporteures nommées par la délégation sur cette thématique : Agnès Evren, Marie-Laure Phinéra-Horth, Olivia Richard et Laurence Rossignol.
Après deux déplacements - l'un en janvier dans des centres d'accueil parisiens pour femmes à la rue, l'autre la semaine dernière à Marseille - et une première table ronde le 14 mars réunissant des associations d'aide aux personnes sans domicile, nous avons choisi d'entendre l'analyse genrée de chercheuses et expertes spécialistes du sans-abrisme.
Parmi les 330 000 personnes sans domicile en France aujourd'hui, on compte 40 % de femmes, seules ou, bien souvent, avec des enfants. Parmi les personnes sans domicile, environ 30 000 sont dites sans abri, c'est-à-dire qu'elles dorment dans la rue ou sont hébergées pour des durées très courtes, dont 5 à 15 % de femmes. Lors de la dernière Nuit de la Solidarité à Paris, du 25 au 26 janvier 2024, 3 492 personnes sans solution d'hébergement ont été recensées, parmi lesquelles 12 % de femmes.
On estime ainsi qu'environ 3 000 femmes dorment chaque nuit dans la rue, très souvent invisibles, car se cachant pour échapper aux violences.
Les autres sont hébergées en centres d'hébergement d'urgence ou en centres pour demandeurs d'asile. Ces solutions sont temporaires et incertaines : chaque mois, chaque semaine, chaque soir parfois, il leur faut rechercher une nouvelle place d'hébergement. En outre, en Ile-de-France, la pénurie de places d'hébergement d'urgence a amené les préfets à dresser quatre niveaux de priorité : si les femmes victimes de violences ou enceintes de plus de sept mois relèvent du niveau 1, les familles avec des enfants de moins de trois ans ou une pathologie chronique ne relèvent que du niveau 3 de priorité.
Les statistiques de présence de femmes et d'enfants dans la rue ont explosé, notamment au cours des dix dernières années, et, semble-t-il, plus encore depuis la pandémie.
Ce sujet se trouve au croisement de plusieurs problématiques relevant des compétences de la délégation aux droits des femmes : la féminisation de la précarité, le manque de solutions d'hébergement, la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, l'accès aux soins, ou encore l'insertion professionnelle et sociale.
Au cours de cette mission, qui aboutira à la publication d'un rapport à l'automne prochain, nous voulons mieux appréhender ce phénomène. D'abord, mieux connaître et repérer les femmes à la rue ; savoir comment mieux les orienter vers les solutions d'hébergement disponibles ; lutter contre tous les types de violences subies par les femmes dans la rue ; leur permettre un meilleur accès aux soins et une prise en charge dédiée de leur santé mentale et physique ; enfin, agir en faveur de leur insertion socioprofessionnelle.
La question de la prise en charge des enfants qui accompagnent les femmes dans la rue est également primordiale pour notre délégation.
Pour mieux appréhender la spécificité des trajectoires des femmes sans domicile et la nécessité de dispositifs d'accueil et d'accompagnement spécialement dédiés à ces femmes, nous accueillons ce matin :
- Marie Loison-Leruste, maîtresse de conférences en sociologie à l'Université Sorbonne Paris Nord, spécialiste des questions de genre et d'exclusion, notamment du sans-domicilisme ;
- Muriel Froment-Meurice, maîtresse de conférences en géographie à l'Université Paris-Nanterre ;
- Marine Maurin, enseignante-chercheuse, sociologue à l'École nationale des solidarités, de l'encadrement et de l'intervention sociale (ENSEIS) ;
- et Émilie Moreau, urbaniste et directrice d'études à l'Atelier parisien d'urbanisme (Apur).
Bienvenue à vous toutes et merci de participer à notre deuxième table ronde sur ce sujet crucial.
Je laisse, dans un premier temps, la parole à Marie Loison-Leruste, qui vient de soutenir son habilitation à diriger des recherches sur le sans-domicilisme des femmes dans une perspective de genre. Elle pourra notamment nous éclairer sur les trajectoires sociales des femmes sans domicile, leurs besoins prioritaires et leurs facteurs de vulnérabilité.
Mme Marie Loison-Leruste, maîtresse de conférences en sociologie à l'Université Paris 13, spécialiste des questions de genre et d'exclusion. - Merci de nous avoir invitées à évoquer la situation très préoccupante des femmes sans domicile. Mon intervention s'appuiera sur les travaux que je mène depuis une vingtaine d'années sur les trajectoires et la prise en charge institutionnelle des personnes en situation d'exclusion, et plus particulièrement sur le mémoire d'habilitation à diriger des recherches que j'ai soutenu il y a quelques mois. J'y interroge le sans-domicilisme au prisme du genre. Je voudrais insister sur les quatre résultats importants de cette recherche qui s'appuie sur une enquête de terrain, dans plusieurs structures d'accueil et d'hébergement, et sur les rares données statistiques disponibles et fiables en population générale. J'évoquerai ensuite les leviers d'action et propositions concrètes qui pourraient permettre d'améliorer les politiques de prise en charge.
L'augmentation récente du nombre de femmes sans domicile dans les dispositifs d'aide et l'intérêt qu'on leur porte aujourd'hui ont tendance à laisser penser que le sans-domicilisme féminin est un nouveau problème public. Or cette nouveauté est à relativiser. En effet, les femmes sont longtemps restées dans l'ombre de l'histoire de la construction du problème public du sans-domicilisme. Si elles étaient présentes autrefois parmi les populations dites déviantes et vagabondes, elles ont fait l'objet d'un désintérêt, puis d'un déni d'antériorité, notamment parce qu'elles étaient prises en charge par des institutions spécialisées qui n'étaient pas désignées comme des services d'aide à destination des personnes sans domicile : couvents, asiles, prisons, maisons closes, refuges-ouvroirs, maisons maternelles... Toutes ces institutions cherchaient à rééduquer ou à soigner les figures de transgression des normes de genre que sont principalement la prostituée, la fille-mère et l'hystérique, en les réassignant à leur rôle de mère et d'épouse. Cette histoire de la prise en charge des femmes déviantes est toujours visible dans les dispositifs actuels, qui se sont développés dès les années 1950 et se sont complexifiés à la fin des années 1990. Lorsque les femmes sont prises en compte, elles font en général l'objet d'une intervention genrée au titre de la maternité, de la prostitution et, plus récemment, des violences conjugales.
À partir des années 2010, le sans-domicilisme féminin devient un problème public, et des dispositifs d'aide d'urgence plus généralistes, dédiés à ces femmes, se développent. Ils sont très androcentrés et restent majoritairement aveugles aux besoins et aux caractéristiques des femmes, notamment aux violences de genre. C'est le second résultat important de mon travail : les portraits que j'ai réalisés à partir des entretiens menés avec des femmes montrent que, de l'enfance à l'âge adulte, les violences de genre structurent leur trajectoire. Elles renvoient à une pluralité d'actes qui se répètent dans le temps et sont majoritairement perpétués par des hommes. Maltraitance, mariage forcé, inceste, violences conjugales, excision, travail forcé, persécution liée à l'orientation sexuelle ou encore sexe de survie forment un continuum. Or les violences subies par ces femmes modifient leur rapport au logement et leur trajectoire résidentielle. Les violences intrafamiliales et conjugales les rendent « homeless at home », comme le dit la sociologue britannique Julia Wardhaugh, parce qu'elles ne peuvent pas être en sécurité dans leur logement. Ces violences augmentent leur risque de devenir sans domicile, car elles sont souvent à l'origine du départ du domicile conjugal et familial. Enfin, elles ont des effets sur leur carrière de sans-domicile, puisqu'elles déterminent les lieux informels et institutionnels que les femmes fréquentent.
Pourtant, ces violences ne sont pas mesurées et sont très souvent sous-estimées dans l'accompagnement proposé par les institutions d'aide. Les trajectoires des femmes sont en effet marquées par une ambivalence du genre - c'est le troisième résultat de cette recherche. S'il soumet nombre de femmes sans domicile aux violences, le genre leur permet aussi d'être considérées comme prioritaires et de bénéficier d'une prise en charge un peu plus rapide que les hommes, notamment quand elles sont enceintes ou accompagnées d'enfants. Cependant, le manque criant de places laisse aujourd'hui de nombreuses femmes enceintes avec de jeunes, voire de très jeunes enfants dans la rue. Le genre les réassigne aussi à la sphère domestique, à la maternité et à leur corps féminin, en particulier dans les institutions d'aide, où il constitue un impensé. Absent dans les discours, mais présent dans les pratiques, par la reproduction des stéréotypes de sexe, le genre est performé au quotidien au sein des dispositifs d'aide qui reproduisent des formes de domination. Dans ces dispositifs, par exemple, il n'est souvent question pour les femmes que de leur famille, et notamment de leurs enfants, de leur corps, de leur sexualité, à travers leur grossesse, la question de la précarité menstruelle, de l'hygiène, de leur santé gynécologique, de la beauté ou du maquillage. Si ces éléments sont effectivement importants à prendre en compte, ils ne peuvent suffire à définir ces femmes - je pense que vous en conviendrez, elles ne sont, comme nous, pas seulement des utérus - qui ne peuvent être seulement ramenées à leur féminité. Par ailleurs, cette protection accordée par les institutions a tendance à figurer les femmes comme des victimes ou des proies passives et isolées. Or ces femmes, et notamment les exilées, y compris quand elles ont subi de lourds traumatismes liés aux violences, ont des capitaux, peuvent travailler, sont parfois diplômées, ont des compétences. Leurs récits montrent qu'elles cherchent à retrouver leur autonomie, à s'émanciper de ces catégories d'usagères, de migrantes, de mères ou de femmes, même si leurs possibilités d'agir sont souvent limitées.
Enfin, quatrième résultat, le genre contribue à la dimension cachée du sans-domicilisme féminin. L'adoption d'une perspective genrée permet en effet de comprendre trois spécificités de l'expérience des femmes sans domicile. Elles ont tout d'abord un rapport spécifique aux espaces publics. On dit beaucoup qu'elles sont invisibles. C'est vrai qu'elles adoptent des stratégies d'évitement de certains lieux, parce que, comme toutes les femmes, elles se sentent, par exemple, en insécurité dans la rue. Pour autant, beaucoup d'entre elles ne sont pas repérées dans la rue parce qu'elles ne ressemblent pas à des SDF. Les entretiens que j'ai menés rejoignent les travaux d'autres chercheuses, anglo-saxonnes notamment, qui montrent que les femmes sans domicile sont présentes dans de nombreux lieux : bibliothèques, galeries d'art, musées, hôpitaux, librairies, toilettes publiques, aéroports, parcs, parkings, métros, etc. Elles se font souvent passer pour des femmes ordinaires, occupées, en mouvement. Elles ne sont donc pas invisibles. Elles sont seulement mal vues et non identifiées comme sans domicile.
La deuxième spécificité relève de leur rapport particulier au dispositif institutionnel. Si l'on admet que les femmes ont toutes connu des violences de genre dans leur trajectoire de vie, on peut comprendre que la mixité de beaucoup de lieux d'accueil et d'hébergement puisse leur poser problème. Beaucoup d'entre elles disent avoir peur de se rendre dans certaines structures et préfèrent rester dans leur logement ou chez des tiers, quitte à subir des violences.
Les femmes ont effectivement un rapport spécifique au logement - c'est la troisième spécificité. Nombre d'entre elles restent dans leur logement alors qu'elles sont victimes de violences conjugales. Elles ont en outre davantage recours à des formes d'hébergement chez des tiers, notamment lorsqu'elles sont exilées. Ces dernières sont souvent accueillies à leur arrivée en France par des compatriotes. Cet hébergement informel se monnaie le plus souvent par des échanges économico-sexuels et des rapports d'exploitation, mais il n'est pas considéré comme étant prioritaire pour les institutions.
Je terminerai mon propos en évoquant plusieurs pistes de réflexion et d'action qui me semblent partagées par une très grande majorité d'acteurs et d'actrices. La question du genre de la prise en charge reste un impensé dans le travail social. Il convient tout d'abord d'améliorer la formation des travailleurs et travailleuses sociales pour éviter la reproduction des discriminations. Si la question des femmes enceintes et accompagnées d'enfants est extrêmement préoccupante, celle de la santé hors maternité et soins gynécologiques et du vieillissement des femmes qui se retrouvent en situation de très grande précarité en fin de vie est totalement invisibilisée. C'est la santé des femmes sans domicile dans sa globalité qui doit être repensée.
Il conviendrait aussi de réinterroger les catégories telles que les termes « sans-abrisme » ou « famille », par exemple, qui invisibilisent les femmes, et les critères de vulnérabilité institutionnelle qui ne tiennent pas compte de leur expérience de sans-domicilisme. L'étude des trajectoires et de la prise en charge de ces femmes révèle aussi les dysfonctionnements et les impasses des politiques publiques pour l'ensemble du système de lutte contre les exclusions.
Je voudrais notamment souligner l'indignité des dispositifs d'urgence pour les femmes. Depuis 2010, de nombreuses places de mise à l'abri d'urgence ont été créées, mais la configuration des espaces et la temporalité d'accueil de ces dispositifs les rendent inadaptés à la prise en charge des femmes, car ils ne répondent pas à leurs besoins. Dans certains de ces dispositifs, les personnes ne dorment pas dans des lits mais dans des fauteuils, n'ont pas de repas mais des collations, n'ont aucune intimité quand elles partagent des douches et des espaces avec cinquante autres personnes. Je ne parle pas des hôtels, parfois très éloignés de l'endroit où sont scolarisés les enfants, dans lesquels les personnes ne peuvent pas cuisiner, recevoir, donner un bain à leur bébé. Il faudrait également évoquer l'impossibilité d'être hébergée avec un enfant tout juste majeur, la sexualité empêchée dans les règlements des structures, la difficulté pour trouver un emploi quand on attend pendant plusieurs mois ou plusieurs années d'être régularisée, ou encore les obstacles que ces femmes rencontrent pour avoir un suivi médical, notamment quand elles sont âgées.
Aujourd'hui, nous n'avons besoin ni de places d'hôtel, ni de places de mise à l'abri, mais de structures d'accueil de longue durée à taille humaine où l'on puisse se soigner, se sentir en sécurité, recouvrer des droits et un emploi, et retrouver son autonomie.
Je voudrais également souligner l'indignité des dispositifs d'urgence pour les intervenants et intervenantes sociales. Le Livre blanc du travail social publié l'année dernière l'a démontré, ces professionnels ne sont plus au bord du gouffre, ils sont dans le gouffre. Nombreux sont celles et ceux, chefs de service ou salariés de première ligne, qui sont en burn out parce qu'ils ne trouvent plus de sens à leur travail. Malgré leur engagement, ils sont dans une très grande souffrance au travail, malmenés par leurs propres institutions du fait de leurs conditions de travail, de leur rémunération et de leur absence de reconnaissance professionnelle. Dans un contexte de crise du logement qui s'intensifie pour toutes et tous, cette indignité des politiques publiques relève de choix politiques et pose d'autres questions beaucoup plus générales, celles du sens des politiques d'urgence dans un secteur engorgé où les solutions pérennes ne sont plus financées. Je pourrais à ce titre évoquer la structure dans laquelle j'enquête depuis sept ans et qui est particulièrement symptomatique de ce point de vue.
Cette indignité pose aussi la question des politiques migratoires et de l'accueil des personnes qui pourraient travailler et contribuer à notre système social. En effet, beaucoup d'entre elles ont seulement besoin d'un coup de pouce et d'une prise en charge qui, si elle était adaptée, pourrait leur permettre d'être autonomes dans des logements. Cette indignité pose enfin la question des politiques du logement qui sont en train d'être abandonnées au profit de politiques beaucoup plus répressives, comme la récente loi anti-squat et les expulsions locatives grandissantes, par exemple.
Je vous remercie pour votre attention.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci pour votre intervention.
Je me tourne vers Muriel Froment-Meurice, géographe, maîtresse de conférences à l'université Paris-Nanterre, qui a mené des travaux sur la construction et la gestion de l'indésirabilité des personnes sans-abri dans l'espace public.
Mme Muriel Froment-Meurice, maîtresse de conférences en géographie à l'Université Paris-Nanterre. - Merci de me recevoir aujourd'hui. Je salue aussi le travail de la délégation et celui des personnes auditionnées avant nous. Il est remarquable, très impressionnant. Je vous remercie également pour la mise à disposition des travaux sur les stéréotypes et les stigmates dont souffrent ces personnes, grâce à vos auditions publiques.
Mes propos différeront un peu de ce que vous avez entendu jusqu'à maintenant, étant donné que je ne travaille pas sur ou avec les femmes sans abri mais sur les acteurs institutionnels qui encadrent leur présence dans les espaces publics. Là où on vous a beaucoup parlé des dispositifs d'assistance et de leur défaillance, j'aborderai plus directement les politiques répressives, qu'elles soient intentionnelles ou non, qui contribuent aux multiples violences que subissent ces personnes.
J'ai écouté attentivement les travaux de votre délégation et je crois que, même si nous travaillons depuis une perspective assez différente, les constats sont partagés. Cela m'interroge, parce qu'il me semble qu'ils le sont depuis un moment déjà. Ils ne sont pas seulement le fait d'acteurs associatifs ou de chercheurs, mais aussi parfois d'institutions politiques. Je pense par exemple au rapport de la Cour des comptes qui avait été mené en 1997 et qui pointait déjà la dichotomie entre un système d'hébergement d'urgence et un système d'hébergement sur un plus long terme, sous-doté par rapport au secteur de l'assistance. Ces constats sont anciens. Je travaille sur ces questions depuis 2005. En licence, j'ai étudié les femmes qui domestiquent l'espace public - une frange particulière de la population sans-abri, ces femmes qui vivent dans les espaces publics et pas uniquement celles qui ont recours au système d'hébergement, qu'il soit d'urgence ou plus pérenne. Ce travail qualitatif me semblait nécessaire parce que nous disposions à l'époque de données quantitatives récentes, celles de la grosse enquête de l'Insee de 2012, qui constataient les mêmes points directeurs pointés par les intervenantes que vous avez auditionnées.
Nous pouvons essayer de rappeler ces constats partagés. D'abord, les stéréotypes sont encore ancrés. Ils freinent l'action publique et la réaction du public. Ils agissent différemment selon le segment de population concernée, selon les femmes incluses comme légitimes dans la catégorie sans-abri destinataire de l'action publique. J'y reviendrai.
On constate aussi un sous-financement chronique du secteur associatif, à qui les pouvoirs publics délèguent pourtant de plus en plus de missions de services publics. Ce sous-financement chronique occasionne des violences pour les personnes destinataires de ces dispositifs, mais aussi une souffrance très importante pour les travailleuses censées les mettre en oeuvre. Elles sont confrontées au quotidien à des choix cruciaux. J'ai entendu certaines d'entre vous s'interroger sur les logiques de priorisation qui ont pu être formalisées récemment, notamment en Île-de-France. Elles sont à l'oeuvre dans de multiples dispositifs. Elles sont simplement rarement formalisées. Elles ne peuvent être discutées publiquement que quand elles le sont. Or, là où nous disposons d'un certain nombre d'enquêtes sur les personnes marginalisées, nous en avons moins sur les personnes qui exercent ces politiques répressives et qui contribuent pourtant aux violences que ces femmes subissent au quotidien. C'est depuis ce point de vue que je prétends apporter des connaissances en complément des interventions de mes collègues.
Ce sous-financement entraîne une saturation du dispositif d'urgence qui se manifeste à tous les niveaux : dans le dispositif d'urgence lui-même ainsi que dans ceux de réinsertion sociale et de logement social ou de droit commun. Ce sous-dimensionnement et cette absence de transition efficace des politiques d'hébergement temporaire vers le logement créent une pression extrêmement forte sur les structures et le personnel en charge de ces politiques d'assistance.
Les intervenants soulignent particulièrement la nécessité d'une approche qui engloberait le logement en premier lieu, suivi du travail, de la santé et des droits familiaux. Cependant, ces politiques sont généralement fragmentées, dépendant de différents acteurs, ce qui complique leur mise en oeuvre en soulevant des problèmes de coordination et d'adaptation dans des systèmes d'acteurs parfois très complexes.
Cette segmentation des acteurs de l'assistance se traduit également par une segmentation des lieux de l'assistance. Les lieux d'accueil de jour, les bagageries, les bains-douches, les laveries, les lieux d'hébergement, sont dispersés. Les femmes se voient bien souvent contraintes de circuler entre ces différents lieux. Une des violences qu'elles subissent au quotidien résulte donc de leur obligation de déplacement dans les espaces urbains, dans des conditions particulièrement compliquées. Nous savons pourtant que les déplacements de toutes les femmes dans les espaces urbains sont aujourd'hui compris comme plus compliqués que ceux des hommes.
Les violences rencontrées au quotidien par ces femmes sont renforcées par des violences institutionnelles croissantes dans un contexte d'austérité budgétaire et de normalisation des discours et des politiques d'extrême droite qui viennent freiner les politiques d'assistance, voire les entraver par des politiques répressives. Celles-ci sont plus particulièrement appliquées à certaines minorités visibles, qu'il s'agisse des femmes en campement ou des femmes en bidonville.
Pour répondre à votre question sur les violences que connaissent ces femmes, nous devons nous poser une première question : de quelles femmes parle-t-on ? Les femmes sans abri sont extrêmement diverses dans les situations qu'elles connaissent. Ne pas décrire la diversité des difficultés auxquelles elles sont confrontées revient à ne pas se donner les moyens de répondre aux problématiques que leur situation soulève. Je rejoins toutes les intervenantes sur le besoin de production de connaissances, quantitatives certes, mais aussi qualitatives. Vous avez posé des questions sur les profils des femmes sans abri, mais n'avez pas obtenu de réponse, parce que nous sommes focalisés sur des questions de chiffres.
Les chercheurs en sciences sociales, au contraire, portent une approche qualitative et ethnographique qui permet de révéler d'autres faits que ceux qui sont portés à votre connaissance par les acteurs institutionnels et associatifs. Les personnes que vous avez auditionnées ont elles-mêmes indiqué qu'il était difficile, quand on dépendait de financements publics, de pouvoir critiquer les politiques qu'on est chargés de mettre en oeuvre. J'espère que les enseignants-chercheurs disposent encore de cette liberté. C'est pourquoi je vais me permettre de vous parler de certaines situations.
On a beaucoup dit que les femmes sans abri étaient invisibles. Il me semble qu'au contraire, un certain nombre de ces femmes sont extrêmement visibles. C'est bien pour cela qu'elles posent problème et qu'elles sont construites comme « indésirables » dans les espaces publics. Je pense notamment aux femmes en campement. Les associations, les médias, les chercheurs, ont tous documenté les atteintes aux libertés fondamentales pour les personnes qui cherchent à passer les frontières européennes. Ces femmes, ces enfants, ces familles souffrent quotidiennement d'un traitement inhumain qui porte atteinte aux valeurs de la République française. C'est particulièrement le cas aux frontières, qu'il s'agisse de Vintimille ou de Calais.
Des politiques de repoussement ou de cantonnement sont mises en oeuvre, même si elles sont généralement peu formalisées - sauf dans le cas des Jeux olympiques -, voire illégales. L'absence de formalisation de ces mesures discriminatoires conduit des agents à devoir opérer seuls, sur le terrain, des jugements en pratique pour déterminer qui sont les personnes légitimement destinataires de l'assistance publique et qui en sont les femmes exclues. Ils doivent également porter seuls la responsabilité de pratiques policières qui sont en réalité structurellement caractérisées par ce que les chercheurs appellent le « chèque en gris ». Cette notion sert à décrire la manière dont les agents, notamment de police, sont censés accomplir des tâches sans que l'on sache exactement comment.
La violence des pratiques policières aux frontières renforce les multiples violences que ces femmes et leurs enfants ont souvent connues. Lorsqu'elle est documentée, elle est imputée à la responsabilité de l'agent et non pas aux caractéristiques structurelles des politiques de non-accueil.
Les femmes en bidonville sont un autre exemple des violences institutionnelles que subissent les femmes sans abri. Celles qui y vivent avec leurs enfants sont particulièrement concernées par les mesures de mise en ordre des espaces publics. Elles sont parfois tolérées lorsqu'elles sont situées en lisière des zones urbaines, dans des espaces délaissés, à proximité d'infrastructures néfastes pour leur santé. Inversement, à chaque projet d'aménagement, de valorisation de friches ou d'espaces délaissés, face aux plaintes des riverains, leurs maisons sont détruites avec les affaires qu'elles n'ont pas pu emporter.
Nous avons également parlé des femmes moins visibles, dont je ne cherche pas à nier les besoins spécifiques. Je cherchais simplement à donner un regard complémentaire sur les formes de violences que peuvent connaître les femmes sans abri. Elles sont peut-être moins documentées, parce qu'il est plus difficile d'enquêter à leur sujet. Les situations de contrôle policier ou les discriminations subies par ces personnes - hommes comme femmes - sont très compliquées à documenter, et encore plus à quantifier.
Pour cette raison, il me semble que le besoin de connaissances, s'il concerne évidemment les personnes sans logement et les personnes chargées de leur porter assistance, doit également porter sur les pratiques des agents en charge de cette répression au quotidien, dans les espaces publics. Sans que cela soit nécessairement intentionnel, elles ont parfois pour effet l'éviction ou la détérioration des conditions de vie des femmes sans abri dans la rue.
Je vous remercie pour votre attention.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci pour votre intervention.
Effectivement, vous parlez de répression, mais elle n'est souvent pas le souhait des personnes qui doivent émettre les refus d'hébergement. Elle est parfois la cause d'un manque de moyens, et peut être considérée comme une violence par ceux à qui elle est adressée.
Je vais maintenant donner la parole à Marine Maurin, enseignante-chercheuse et sociologue, qui a mené des travaux sur la vulnérabilité de genre des femmes à la rue et sur les politiques publiques d'hébergement d'urgence.
Mme Marine Maurin, enseignante-chercheuse, sociologue à l'École nationale des solidarités, de l'encadrement et de l'intervention sociale (ENSEIS). - Je vous remercie de cette invitation. Je suis ravie de pouvoir vous présenter une partie de mes travaux. Je salue également le travail que vous avez déjà engagé. Dans le temps qui m'est imparti, j'aborderai le travail de recherche doctorale que j'ai mené entre 2011 et 2017, qui fera écho aux interventions précédentes. Je fais ce choix aujourd'hui pour deux raisons principales. Tout d'abord, parce que ce travail concerne spécifiquement l'expérience de femmes sans abri situées entre la rue et l'assistance. Cette expression est à entendre dans un sens extensif, car la rue ne se limite pas seulement à l'espace de la rue ou de la place publique. Elle englobe une multiplicité d'espaces urbains qui peuvent devenir des prises, des repères, des ressources temporaires et incertaines pour ces femmes exclues du logement. C'est notamment le cas de services publics comme les hôpitaux, les gares, mais aussi les transports en commun. Quant au terme d'assistance que j'emploie aussi ici, il renvoie également à une pluralité de services sociaux - accueil de jour, différents hébergements sociaux institutionnels, centres d'hébergement multiples et variés - mais aussi aux formes d'habitat et de secours situées en dehors de l'action publique, comme l'hébergement chez des particuliers ou des tiers.
La deuxième raison qui me pousse à vous parler de ce travail concerne la démarche comparative que j'ai déployée. J'ai en effet mené une enquête en France et au Québec, à Saint-Étienne et à Montréal. Je pense que cette comparaison peut vous intéresser à plusieurs égards. Tout d'abord, parce qu'elle permet de dénaturaliser ce qui semble aller de soi, de déconstruire des représentations, des stéréotypes parfois bien ancrés, comme le fait que le sans-abrisme serait un phénomène masculin, par exemple. Elle permet aussi d'appréhender des points communs et des différences observées à différentes échelles, du côté de l'expérience vécue des femmes, des pratiques professionnelles d'aide et de secours, mais aussi de l'organisation politique et institutionnelle.
Ce travail s'appuie sur une enquête ethnographique, au cours de laquelle j'ai mené des observations dans les accueils de jour et les centres d'hébergement des deux côtés de l'Atlantique. J'ai mené des entretiens avec des femmes, mais aussi avec des professionnels du travail social qui les accueillent et les accompagnent au quotidien. Enfin, j'ai pu suivre parfois pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, le parcours d'habitat précaire de certaines femmes, notamment à Saint-Étienne. Le premier point que je souhaite aborder aujourd'hui concerne l'expérience commune et partagée de la nuit urbaine vécue par les femmes que j'ai pu rencontrer à Saint-Étienne, à Montréal, et plus récemment à Lyon dans d'autres enquêtes.
Leurs discours et leurs pratiques soulignent l'importance d'être en veille, de « veiller », pour reprendre leurs termes, voire de surveiller l'environnement qui les entoure lorsqu'elles ne trouvent pas d'hébergement institutionnel ou privé, que ce soit pour une nuit, pour plusieurs nuits, pour des semaines, voire plusieurs mois. Dans une certaine mesure, la catégorie de sans-abri utilisée par l'Insee, qui insiste sur le fait de dormir dans des « espaces non prévus pour l'habitation », n'est pas opérante pour ces femmes. En effet, lorsqu'elles parlent de veille, elles insistent justement sur le fait de ne pas dormir, de rester en alerte. Cette veille est indexée dans leur discours aux sentiments d'insécurité dans la ville la nuit et aux expériences vécues d'agression. Ce sentiment est très proche de celui éprouvé par les femmes logées. Il engendre, pour celles qui sont exclues du logement, un ensemble de pratiques qui visent à les rendre invisibles. On peut même affirmer qu'elles sont des « hyper-citadines », dans le sens où elles ont bien compris comment fonctionne la ville. Cette dernière est conçue comme un espace de passage et de circulation qui permet une coprésence tout en maintenant l'anonymat. C'est justement pour préserver leur anonymat, pour ne pas être connues comme une femme, et encore moins comme une femme sans abri, qu'elles se déplacent, qu'elles marchent, qu'elles utilisent des transports en commun, d'ailleurs plus ou moins denses en fonction des villes. Lorsque cette circulation n'est pas possible, ou lorsqu'elle est limitée pour plusieurs raisons, elles vont chercher des lieux où elles peuvent se réfugier de manière temporaire, seules ou à plusieurs. La gare et l'hôpital sont très souvent cités dans leurs discours.
Dans ces différents cas, la circulation ou le repli dans un espace protégé révèlent l'hostilité vécue dans la ville par les femmes. Par exemple, la fermeture des gares pendant la nuit les oblige à se déplacer en attendant la réouverture de la gare, ou l'ouverture d'un accueil de jour où elles pourront enfin se reposer et, pourquoi pas, dormir. En creux, leurs expériences de la ville questionnent la qualité hospitalière des villes pour ces femmes, mais aussi pour tout un chacun. On peut se demander si on peut se reposer dans la ville, si on peut dormir dans la ville, si on peut vivre la ville autrement que par la déambulation.
Le deuxième axe de mon intervention concerne plutôt les pratiques d'intervention sociale auprès des femmes. Ici, à la différence des expériences relatées précédemment, ces pratiques marquent des différences notables entre les pays. Au Québec, elles s'appuient sur un cadrage féministe explicite de pensée et d'action, avec des variations, qui visent néanmoins à protéger et à émanciper les femmes. En France, ce cadrage féministe est parfois utilisé du côté des structures qui hébergent des femmes victimes de violences conjugales, mais il reste vraiment à la marge.
Plus précisément, au Québec, en termes d'action, ce cadrage se traduit tout d'abord par des structures non mixtes d'accueil de jour, de refuge - l'équivalent de nos centres d'hébergement d'urgence -, ou de maisons d'hébergement - l'équivalent des Centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) en France. Il s'agit vraiment de la norme dominante à Montréal, alors qu'en France, ces espaces non mixtes restent minoritaires ou relèvent d'initiatives plutôt discrètes de création d'espaces pour faciliter l'accès aux femmes aux institutions mixtes, souvent surinvesties par des hommes. Par ailleurs, au Québec, cette structuration de la non-mixité est aussi opérée du côté des professionnels ou bénévoles de l'intervention. Ces accueils sont pensés par des femmes pour les femmes.
Cet entre-soi féminin temporaire, qui va de soi au Québec, est justifié par la nécessité de constituer des espaces sécuritaires et sécurisés pour ces femmes. Cette non-mixité est pensée comme une condition de possibilité du repos, mais aussi de reprise du pouvoir d'agir en lien avec les violences de genre subies par les femmes dans leur parcours de vie. En effet, il est admis, du côté de ces refuges et maisons d'hébergement qui interviennent auprès des femmes en situation d'itinérance, que les violences de genre, parfois subies depuis l'enfance, dans le couple, dans l'espace public et plus généralement dans la société, constituent un ensemble de facteurs explicatifs et structurels de l'exclusion des femmes du logement.
Pour répondre à ces situations de violence et à la vulnérabilisation de ces femmes, l'intervention propose donc des espaces non mixtes, ainsi que des activités, des thérapies et des accompagnements spécifiques, des groupes de parole, de la socioesthétique, de l'art-thérapie...
Mon dernier point découle du précédent et concerne la constitution du sans-abrisme des femmes comme un problème public et pas seulement comme un fait social. Là encore, les différences entre la France et le Québec sont intéressantes à relever.
En France, j'ai constaté au cours de mon enquête que les femmes sans abri n'étaient pas intégrées en tant que public à part dans la politique publique de lutte contre le sans-abrisme, ce qui ne veut pas dire qu'elles n'existent pas. À l'inverse, au Québec, en 2014, la politique de lutte du gouvernement québécois contre l'itinérance s'appuie sur une analyse différenciée selon les sexes. C'est une approche issue de la quatrième conférence mondiale sur les femmes de l'ONU qui implique d'analyser et de recourir à des modes d'intervention spécifiques pour les femmes et pour les hommes, et de lutter contre les discriminations systémiques dont sont victimes les femmes. L'adoption de cette approche par le gouvernement québécois a participé à la reconnaissance publique du problème des femmes sans abri et de l'importance des violences envers celles-ci comme étant des facteurs explicatifs de leur situation. Ce point me paraît intéressant, car il ne s'appuie pas seulement sur l'augmentation du nombre de femmes à la rue qui amènerait à ouvrir des places supplémentaires en hébergement. Une analyse en termes de vulnérabilité et de violence a été menée pour penser et agir sur le sans-abrisme des femmes en général. Dans cette perspective, ce ne sont pas les femmes qui doivent apporter la preuve de leur vulnérabilité pour bénéficier des services d'accueil et de protection.
De manière simplifiée et rapide, si on prend les lunettes de la sociologie des problèmes publics, on peut dire que cette mise en politique publique du problème des femmes en situation d'itinérance n'est pas sortie de nulle part. Tout un processus a été nécessaire avant que l'État se saisisse du problème et le mette à l'agenda dans ses différents plans interministériels. Mon enquête a permis d'observer un ensemble d'activités menées par des entrepreneures de causes, que j'ai nommés « entrepreneures de vulnérabilité », des actrices individuelles et collectives participant à rendre public le problème des femmes sans abri.
Au Québec, il s'est agi essentiellement de femmes issues du mouvement communautaire et féministe qui prennent en charge au quotidien les femmes en situation d'itinérance. Autrement dit, il ne s'agit pas d'individus extérieurs, mais de professionnelles et de bénévoles situées au plus près des femmes qu'elles accueillent. C'est d'ailleurs par cette proximité avec les femmes accueillies et hébergées que ces entrepreneures de causes ont observé et se sont inquiétées de l'augmentation du nombre de femmes itinérantes et de la sur-occupation des centres d'hébergement. Ce constat a été particulièrement relayé dans les médias dès les années 2000 et début des années 2010.
Au-delà de cette augmentation du nombre de femmes touchées par l'itinérance, ces intervenantes ont pu identifier, à partir des récits effectués par les femmes qu'elles accueillent, les raisons de leur situation, provoquant des malaises importants et une attention focalisée sur les violences fondées sur le genre. À côté de la pauvreté vécue et des difficultés d'accès à un logement abordable, ces récits sont en effet aussi marqués par des violences de genre. Elles peuvent prendre la forme de violences sexuelles, physiques ou psychologiques, d'homophobie ou de transphobie, qui ont pu être subies pendant l'enfance, dans le couple, dans la rue ou dans différentes sphères de la société. Ces violences n'existent pas seulement dans la rue. Elles peuvent être antérieures à leur situation d'itinérance.
À l'appui de ces récits, ces entrepreneures de cause ont multiplié les manières de publiciser le problème dans différentes arènes publiques, par des mobilisations très classiques, comme des manifestations, avec le réseau d'aide aux personnes seules et itinérantes à Montréal, mais aussi par des interventions dans les médias, par des documentaires, des films, des campagnes de sensibilisation dans le métro et dans les abribus, mais aussi en mobilisant d'autres personnes issues d'autres mondes sociaux qui ont pu devenir des porte-parole. Je pense à des comédiennes, des chanteuses, des entrepreneuses du monde industriel, très reconnues au Québec.
En conclusion, il me semble important à considérer qu'un travail de concernement a été mené dans la sphère publique. Il continue d'ailleurs d'être mené, notamment par la production de recherches collaboratives avec des femmes concernées pour sensibiliser l'État et pour infléchir les politiques publiques s'agissant de la définition du problème et de réponse à apporter pour lutter contre le sans-abrisme des problèmes.
Je vous remercie de votre attention.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci pour cette comparaison importante entre la France et le Québec.
Notre dernière intervenante de la matinée est Émilie Moreau, urbaniste et directrice d'études à l'Atelier parisien d'urbanisme, une association qui publie régulièrement des études sur les personnes sans abri à Paris ainsi que des analyses des Nuits de la solidarité, à Paris et dans la Métropole du Grand Paris.
Mme Émilie Moreau, urbaniste et directrice d'études à l'Atelier parisien d'urbanisme (Apur). - Merci beaucoup pour cette invitation et pour le travail que vous avez engagé. Permettez-moi en préambule de vous présenter l'Apur, l'Atelier parisien d'urbanisme. Nous sommes une agence d'urbanisme, avec un statut d'association loi 1901. Nous intervenons à l'échelle du Grand Paris. Nous avons pour mission principale d'analyser les dynamiques urbaines, sociales et économiques, à l'échelle de ce territoire, et d'accompagner nos partenaires, une trentaine d'acteurs publics du Grand Paris, dans la définition et la mise en oeuvre de leurs politiques publiques sur différents champs. Ceux-ci touchent à l'aménagement, aux questions de logement, aux questions d'économie liées à l'environnement. Comme vous l'avez rappelé, nous menons également des travaux dans le champ du social et autour des enjeux de la grande exclusion en particulier, avec des études sur les publics sans abri.
Nous accompagnons depuis 2018 la Ville de Paris dans la mise en oeuvre de la Nuit de la Solidarité, ainsi que la Métropole du Grand Paris, qui déploie cette opération depuis 2021. Nous sommes notamment chargés d'en exploiter les résultats, ce qui donne lieu à la publication d'études chaque année. Elles restituent les résultats détaillés de ces deux démarches.
Par ailleurs, nous avons récemment publié une étude sur l'offre d'hébergement et sur les services du quotidien qui s'adressent aux personnes sans domicile à l'échelle du Grand Paris.
Mon intervention est structurée en deux parties. Je rappellerai d'abord quelques éléments relatifs aux besoins de connaissance de ce public, des femmes sans abri, et en particulier l'enjeu d'accès aux données sur ce public. Je présenterai ensuite les enseignements des Nuits de la Solidarité.
Tout d'abord, s'intéresser aux femmes sans abri et sans domicile revient à faire face à un certain nombre de défis méthodologiques en matière d'études. En effet, les personnes sans domicile ou sans abri, de manière générale, sont des publics pour lesquels il existe peu de données précises, territorialisées et suivies dans le temps. Il existe des études à l'échelle nationale, mais elles sont réalisées à un rythme relativement peu soutenu. D'autres travaux et recherches sont menés mais sont souvent qualitatifs et ciblent des sujets et des enjeux très spécifiques, ou sur des territoires particuliers. Ce constat est en partie dû au fait que peu de sources de données sont disponibles.
Nous avons cité la dernière enquête « sans domicile » de l'Insee, qui date de 2012. La prochaine aura lieu en 2024-2025. En ce qui concerne les personnes sans domicile, notamment les femmes, nous pouvons nous référer aux enquêtes ES-DS (Enquête auprès des établissements et services en faveur des adultes et familles en difficulté sociale) sur les personnes accueillies dans les structures d'hébergement. Elles datent de 2008, 2016 et 2020. Leurs périmètres ont évolué, ce qui rend difficile leur analyse dans le temps, en dynamique. Nous n'avons pas non plus d'exploitation possible de ces données à une échelle fine, à une échelle départementale. Ces enquêtes ES-DS montrent toutefois une augmentation de la proportion de femmes accueillies dans ces structures au fil du temps. Il convient de noter que les périmètres varient entre ces différentes enquêtes. En se concentrant sur les femmes en Centre d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), on observe qu'elles représentaient 35 % des publics accueillis en 2009, 36 % en 2013, 44 % en 2017 et 46 % en 2020.
D'autres données montrent que 38 % des publics dans le dispositif national d'accueil (DNA) sont des femmes en 2020, avec des variations importantes selon les dispositifs : 47 % en Centres d'accueil pour demandeurs d'asile (Cada) contre 33 % en Centres provisoires d'hébergement (CPH).
Le suivi de ces données est rendu complexe par les changements dans les dispositifs et les périmètres, ainsi que par le fait que certaines structures sont incluses dans certaines enquêtes mais pas dans d'autres.
Enfin, les données disponibles contribuent à invisibiliser les femmes sans domicile, puisqu'elles ne permettent pas toujours cette décomposition femmes-hommes. Dans les données sur les nuitées hôtelières, nous disposons par exemple d'entrées « adultes », « enfants », « familles ». S'agissant du nombre de places d'hébergement, nous sommes confrontés à la même difficulté puisque les données de suivi, notamment consolidées par les services de l'État chaque année - les données du socle Drihl Ile-de-France (Direction régionale et interdépartementale de l'hébergement et du logement) -, rendent compte d'un nombre de places, de manière globale, sans distinction par public. Le Fichier national des établissements sanitaires et sociaux (Finess) permet de disposer de données par public, mais son utilisation est complexe et il ne donne pas accès à une photographie de l'offre à date en matière d'hébergement.
Nous identifions un besoin particulier en ce qui concerne certains profils et les parcours de ces personnes. Nous ne disposons que de très peu d'informations sur certaines situations ou profils spécifiques, notamment dans le cadre des parcours migratoires. D'après les dernières données ES-DS, en 2020, 81 % des personnes hébergées sont de nationalité étrangère. Nous déplorons également un déficit d'informations sur les femmes hébergées chez des tiers. Il est difficile d'estimer leur nombre, qu'on imagine important, et de connaître de manière précise leur situation. Enfin, nous avons besoin d'approfondir la connaissance de certaines situations : les femmes victimes de violences, extrêmement nombreuses dans ces publics, les femmes en situation de prostitution, les femmes roms, les femmes enceintes ou venant d'accoucher, sans solution d'hébergement.
À ce besoin de connaissances assez important, assez global, le décompte de la Nuit de la Solidarité contribue à apporter une réponse modeste sur un champ très spécifique, et à un niveau local.
Permettez-moi de rappeler ce qu'est cette opération et de présenter cette démarche.
La première Nuit de la Solidarité a été organisée en 2018 par la Ville de Paris. Depuis, elle a lieu tous les ans à la même période. Cette méthode a été définie et encadrée par un comité scientifique qui se réunit régulièrement pour apporter des ajustements, notamment sur le questionnaire, et pour approfondir l'analyse des résultats. Elle est déployée depuis 2022 à l'échelle de la Métropole du Grand Paris. Neuf communes ont participé à la première édition en 2022. En 2023, elles étaient 27, et en 2024, 32. Nous assistons également à un essaimage de la démarche. Une Nuit de la Solidarité nationale est organisée depuis 2022, coordonnée par la Délégation interministérielle à l'hébergement et à l'accès au logement (Dihal).
La démarche des différentes Nuits de la Solidarité est similaire, bien que quelques nuances méthodologiques puissent être observées selon les territoires. Celles-ci portent notamment sur l'horaire, le questionnaire et la couverture territoriale, qui peut concerner l'ensemble de la commune ou uniquement le centre-ville.
Ces opérations apportent une photographie, à un instant donné, du nombre de personnes sans abri sur un territoire délimité. Des équipes de trois à cinq bénévoles, citoyens, élus, professionnels, associations, sillonnent l'ensemble d'un territoire communal ou parfois une zone plus réduite, sur une durée de trois heures environ, pour aller à la rencontre de personnes sans abri, les décompter et leur proposer, si elles en sont d'accord, de répondre à un questionnaire. Tous les espaces publics sont couverts, de même que certains espaces privatifs qui concentrent un nombre important de personnes sans abri, dans le cadre de partenariats établis avec leurs gestionnaires. Je pense par exemple aux stations de métro, aux gares, aux salles d'attente des hôpitaux, certains parkings, parcs et jardins ou, pour Paris, aux talus du périphérique.
Au-delà de cette dimension de décompte et de connaissance, l'opération vise également à sensibiliser le grand public aux enjeux de la grande exclusion. Elle permet de rassembler à la fois les acteurs locaux, les associations et les habitants et citoyens qui souhaitent s'engager autour de ces enjeux. Elle peut donner lieu à des actions de solidarité le soir même ou autour de l'opération.
Permettez-moi de vous présenter quelques résultats issus de ces opérations, en particulier sur les femmes sans abri qui ont été rencontrées, en reprécisant le périmètre qui est très spécifique et qu'il serait d'ailleurs intéressant de pouvoir compléter pour disposer d'une vision plus complète du sans-abrisme et du sans-domicilisme.
Seules les personnes sans abri sont décomptées, ce qui correspond aux personnes sans solution d'hébergement une nuit donnée. Seules les personnes rencontrées dans l'espace public sont par ailleurs comptabilisées ainsi que celles rencontrées dans certains espaces spécifiques qui ont pu être couverts. Ces résultats sont donc toujours à considérer comme des décomptes a minima, puisque certaines personnes ne sont pas visibles pendant l'opération. Je le disais, les espaces privatifs ne sont pas couverts de manière exhaustive, et ne peuvent donc pas rendre compte de l'ensemble des situations de personnes sans abri. Ils apportent une estimation basse du nombre de personnes concernées, qu'il est intéressant d'avoir, en particulier s'agissant de ces personnes pour lesquelles on ne dispose d'aucune information par ailleurs, se trouvant par définition sans aucune solution.
Du fait de l'organisation régulière de ces opérations, ce chiffre peut être suivi dans le temps avec la même méthode conservée chaque année. Ce suivi rend possible une analyse en tendance de la présence des personnes sans abri sur un territoire.
En complément de ces situations, toutes les personnes sans domicile - personnes hébergées, en structure ou chez des tiers, ou en squat - ne sont pas prises en compte dans le périmètre des Nuits de la Solidarité, impliquant de réaliser des travaux complémentaires pour les dénombrer.
Dans la nuit du 25 au 26 janvier 2024 a eu lieu une septième édition de la Nuit de la Solidarité à Paris, une troisième édition à l'échelle de la Métropole du Grand Paris. Près de 4 000 volontaires, citoyens et professionnels, ont sillonné environ 730 secteurs de décompte de manière simultanée, ce qui représente à peu près 50 % des habitants du Grand Paris de manière globale.
Le premier dépouillement de cette septième opération établit un total de 3 492 personnes sans abri rencontrées à Paris, ce qui marque une hausse de 16 % par rapport à l'édition précédente. 785 personnes sans abri ont également été décomptées dans les trente-deux communes du Grand Paris ayant participé à l'opération. Ces premiers résultats seront consolidés d'ici l'été 2024.
Cette dernière édition marque une hausse du nombre de personnes sans abri entre 2023 et 2024, après une baisse observée du nombre de personnes décomptées au cours de la crise sanitaire, notamment en 2021 et 2022, du fait d'une hausse du nombre de places d'hébergement à cette période.
À Paris, nous avons pu décompter 316 femmes en 2023 - les derniers chiffres 2024 ne sont pas encore exploités -, 1 969 hommes et 730 personnes dont le sexe n'a pas pu être renseigné, puisqu'elles n'étaient pas visibles. Dans les trente-deux communes en dehors de Paris, nous avons rencontré 34 femmes, 326 hommes et 259 personnes dont le sexe n'a pas pu être renseigné. Ainsi, 12 % des personnes rencontrées lors de cette dernière opération étaient des femmes. Cette proportion est relativement stable, et proche des résultats des décomptes réalisés dans les autres villes en France, compris entre 10 et 14 % de femmes.
Quatre enseignements principaux des résultats de cette opération peuvent être mis en avant s'agissant de la situation des femmes sans abri. D'abord, ces résultats confirment les stratégies d'invisibilisation et de recherche de protection largement évoquées par les autres intervenantes. Les femmes sont moins souvent rencontrées seules que les hommes. 54 % sont rencontrées seules contre 77 % des hommes. Elles sont plus souvent rencontrées en couple, en famille ou en groupe.
Depuis six ans, la part des femmes rencontrées seules a diminué. La part des femmes indiquant être accompagnées d'un ou plusieurs enfants (6 % en 2023) est en hausse comparée aux dernières éditions.
Dans le cadre de ces opérations, les femmes sont par ailleurs moins souvent rencontrées dans la rue que les hommes, et plus souvent dans des espaces spécifiques, de retrait. 29 % d'entre elles ont indiqué dormir dans la rue, contre 49 % des hommes. 21 % d'entre elles indiquent dormir en campement, contre seulement 4 % des hommes. 9 % d'entre elles dorment dans des salles d'attente d'hôpitaux contre 1 % des hommes seulement.
Les résultats mettent par ailleurs en évidence un meilleur accompagnement et un meilleur recours à certains dispositifs pour les femmes que les hommes, bien que les niveaux soient globalement extrêmement faibles. 54 % des femmes rencontrées indiquent ainsi avoir une domiciliation administrative, contre 47 % des hommes. Les femmes rencontrées sont plus souvent accompagnées par un travailleur social que les hommes, 42 % contre 34 %. En 2023, les trois quarts des hommes indiquent ne pas ou plus appeler le 115 contre « seulement » deux tiers des femmes. Un tiers d'entre elles n'appellent jamais, et un autre tiers indique avoir abandonné ses appels au 115. 11 % des femmes rencontrées dans le cadre de la Nuit de la Solidarité indiquent appeler le 115 tous les jours sans obtenir de solution.
Malgré le recours à certains dispositifs d'accompagnement relativement plus fréquents pour les femmes que pour les hommes, bien que faibles, les dernières données de la Nuit de la Solidarité montrent un accès moindre des femmes à un certain nombre de services du quotidien. Dans le questionnaire, à la question « Quand vous en avez besoin, avez-vous accès aux équipements ou services vous permettant de prendre une douche, de laver vos vêtements, de stocker vos affaires, de trouver de l'aide pour vos démarches, etc. ? », elles font part d'une moindre accessibilité de manière générale à ces services. Nous pouvons peut-être l'expliquer par la mixité des services proposés ou un maillage moins dense des services s'adressant plus spécifiquement aux femmes.
Enfin, les résultats montrent que la situation globale se dégrade sur la période récente. La part de personnes qui indiquent être à la rue depuis plus d'un an augmente. C'est particulièrement le cas pour les femmes rencontrées. En 2023, 61 % des femmes rencontrées ont indiqué être sans logement depuis plus d'un an. Leur part n'a cessé d'augmenter depuis les six éditions. Elle n'était que de 45 % en 2018.
Nous relevons aussi un recul des appels au 115, de manière très nette. Les abandons augmentent, notamment du fait de l'absence de réponse. L'accès aux services du quotidien recule également. Les femmes, mais aussi l'ensemble des publics, indiquent moins souvent pouvoir, quand elles en ont besoin, prendre une douche, laver leurs vêtements, stocker leurs affaires, etc.
Pourquoi est-il utile de disposer de ces données ? D'abord, le premier résultat, en 2018, a laissé entendre que 12 % des personnes à la rue étaient des femmes, alors même que la dernière enquête de l'Insee les évaluait à 2 %. Cette proportion est sans doute minorée, puisque nous sommes confrontés à des contraintes dans le décompte de ces femmes.
Ces données se sont traduites par la mise en oeuvre de réponses en matière de politiques publiques, et ont notamment mené à l'ouverture de dispositifs dédiés. Je pense en particulier aux haltes de nuit qui se développent depuis 2018 à Paris. Elles sont de plus en plus destinées aux femmes. Il en existe neuf à Paris et une à Saint-Denis. Cinq sont dédiées aux femmes, et deux sont mixtes. L'étude sur l'offre d'hébergement que nous avons récemment publiée a permis d'identifier d'autres dispositifs dédiés, tels que les accueils de jour. L'accès peut également y être conditionné pour les femmes. On en compte environ une trentaine à l'échelle du Grand Paris, ce qui représente 15 % de l'offre d'accueil de jour au total. Cette proportion est relativement peu élevée au regard de la proportion des femmes sans abri rencontrées, et au-delà, des femmes sans domicile, dont la part est largement supérieure. Surtout, leur maillage moins dense peut induire des trajets parfois longs. Leur accès est donc contraint pour les femmes, puisque le territoire n'est pas totalement couvert.
De plus, ces dispositifs sont souvent liés à des entrées ou des accompagnements très spécifiques. Ils s'adressent à certains publics, tels que les femmes victimes de violences, sorties de réseaux de prostitution, ou atteintes du VIH. Ils ne permettent pas de répondre à l'ensemble des besoins, et obligent le renvoi de ces personnes vers certains dispositifs et parcours qui peuvent être complexes.
Je ne vais pas détailler l'ensemble des dispositifs, mais je voulais préciser que certains d'entre eux sont mixtes. Cette mixité s'accompagne d'enjeux en termes d'accès et de fréquentation par les femmes, en particulier pour ce qui concerne l'hygiène, l'alimentation ou la santé.
En matière d'alimentation, on compte seulement une vingtaine de lieux dédiés aux femmes dans le Grand Paris, principalement dans des accueils de jour eux-mêmes dédiés aux femmes. Les accueils de jour n'ayant pas pour objectif premier de servir des repas chauds et complets, ils proposent généralement uniquement des collations, ce qui est problématique. Nous avons en outre pu remarquer que la restauration assise est moins voulue par les femmes. Elles privilégient les paniers-repas. Un certain nombre d'acteurs ont en effet constaté la présence de femmes sur les points de distribution alimentaire lorsqu'ils ont commencé à proposer des colis à emporter et non plus des repas assis.
J'aimerais terminer mon intervention en évoquant le besoin particulier des femmes enceintes à la rue dans un contexte d'augmentation de la mortalité infantile en Ile-de-France. Ce constat alarmant concerne notamment des publics en situation de grande exclusion. Un certain nombre de dispositifs sont mis en oeuvre pour ces femmes. Je pense notamment aux dispositifs mobiles de Protection maternelle infantile (PMI). Il en existe un à Paris et un en Seine-Saint-Denis. Ces dispositifs particulièrement intéressants permettent d'aller vers ces publics, de leur offrir un accès aux soins et à la prévention. On en mesure aussi la limite, du fait d'un faible nombre d'équipes de ce type. L'augmentation des familles à la rue, notamment l'année dernière, au sortir de la crise sanitaire, a été largement médiatisée. Elle ne doit pas masquer le fait que le nombre de femmes isolées croît également. Elles sont parfois invisibilisées.
En février 2024, les demandes non pourvues à la suite d'appels au 115 s'élevaient à 156 pour des femmes seules à Paris, en augmentation de 37 % par rapport à février 2023.
En conclusion, permettez-moi d'insister sur deux points qui renvoient à un besoin de connaissance qui reste très important s'agissant de ces publics. Nous avons besoin d'accéder à des données, de les systématiser, avec une entrée qui permette d'analyser les besoins spécifiques des femmes. Nous devons également territorialiser ces analyses, puisque les enjeux diffèrent largement selon les territoires. Nous observons notamment une concentration très forte des publics à Paris et dans le Grand Paris.
Je voulais également insister sur le fait qu'on assiste à une dégradation globale des situations, comme l'ont montré les dernières données de la Nuit de la Solidarité en particulier. Nous devons évidemment nous intéresser à la situation des femmes sans abri, extrêmement vulnérables, mais elle ne doit pas nous faire oublier l'aggravation globale des situations, y compris des hommes sans abri. Pour certains d'entre eux, nous ne disposons d'aucune réponse, d'aucune perspective de solution. Je pense en particulier aux jeunes adultes, aux jeunes en recours, qui expliquent de manière très significative l'augmentation du nombre de personnes rencontrées lors de la dernière Nuit de la Solidarité à Paris, notamment dans certains arrondissements.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci. C'était très intéressant.
Je me tourne vers mes collègues rapporteures présentes aujourd'hui qui, j'en suis sûre, souhaitent vous interroger.
Mme Agnès Evren, rapporteure. - Merci pour tous les éléments extrêmement éclairants. Pourriez-vous nous transmettre les données chiffrées très précises que vous nous avez exposées ? Elles nous seront précieuses.
Madame Loison, vous avez pointé l'inadaptation des dispositifs mis en place, qui sont, vous le dites, pensés sur le modèle masculin, et qui nient les besoins d'accompagnement spécifiques des femmes. Que proposez-vous concrètement ? L'observation sociologique permet-elle de repérer des points communs dans les trajectoires de ces femmes sans abri ?
Madame Froment-Meurice, vous avez souligné la violence concrète des mesures qui sont prises, et vous expliquez qu'elles le sont pour limiter l'appropriation des espaces par des groupes jugés indésirables. Pourriez-vous nous en dire davantage sur le sujet ?
Madame Maurin, oui, c'est vrai, ces femmes ne dorment pas. Elles sont sur le qui-vive, en veille permanente. C'est d'une violence inouïe pour elles. On imagine les conséquences psychiques, sur le mental, du fait qu'elles ne dorment pas. Disposez-vous de données précises à ce sujet ? Je ne sais pas comment il est possible de vivre sans dormir, d'être sur le qui-vive en permanence, sachant qu'en plus, ces femmes sont évidemment une proie pour les hommes. Je suppose que c'est de cela qu'elles ont peur, puisqu'on dit que 100 % des femmes à la rue sont violées au cours de la première année passée à la rue.
Enfin, Madame Moreau, pouvez-vous nous apporter des précisions sur la proportion de femmes sans abri : augmente-t-elle en parallèle de l'augmentation globale du nombre de personnes sans-abri ?
Mme Émilie Moreau. - Nous manquons de données. Les analyses dans le temps sont donc difficiles, d'autant plus que les périmètres évoluent. Nous devons donc rester prudents dans notre analyse. Jusqu'à présent, les femmes étaient sous-estimées dans l'enquête « sans domicile », qui en relevait 2 %. D'autres travaux plus anciens signalent des proportions plus importantes.
Depuis les décomptes de la Nuit de la Solidarité, nous pouvons opérer un suivi dans le temps. Depuis 2018, nous constatons une proportion relativement stable des femmes à la rue, notamment à Paris. Ces dernières années, nous observons en revanche une augmentation du nombre de personnes rencontrées au total, ce qui se traduit par une augmentation du nombre de femmes. Par ailleurs, leur situation se dégrade, puisqu'un certain nombre d'indicateurs montrent que plus de femmes se trouvent à la rue depuis plus longtemps, ou que plus de femmes étaient hébergées par le passé, ce qui met en lumière des ruptures dans les parcours.
Mme Marie Loison-Leruste. - Permettez-moi d'évoquer très brièvement le travail que je suis en train de mener avec Rosane Braud. Dès 2018, nous avons évalué les dispositifs des haltes créées suite à la Nuit de la solidarité. Depuis, nous essayons de les cartographier, de regarder ce qui se passe très concrètement dans ces lieux d'accueil, et pas seulement de les compter. Je me suis par exemple rendue, il y a deux jours, dans un accueil du sixième arrondissement, Louise et Rosalie. Je suis allée voir ce qui se passait dans les différentes haltes ou dans ces lieux d'accueil de jour qui reçoivent ces femmes, parfois en mixité, parfois en non-mixité.
Ces dispositifs ne sont pas adaptés, au regard de l'indignité de ces conditions d'accueil. Certes, ces lieux sont parfois très jolis, très propres. Ils proposent des ateliers beauté, maquillage, esthétique, massage, etc. C'est mieux que rien. Néanmoins, on peut quand même s'interroger sur ce que l'on propose à ces femmes.
Moi non plus je ne sais pas comment on fait pour ne pas dormir. On devient folle. Pourtant, on propose à ces femmes, qui restent parfois plus d'un an dans ces haltes, de dormir dans des fauteuils. Elles n'ont pas accès à des lits. Nous travaillons plus spécifiquement à la Cité des Dames, qui propose vingt-cinq fauteuils et vingt-cinq lits, et qui accueille cinquante femmes par jour. Ainsi, vingt-cinq de ces femmes dorment sur des fauteuils, dans un espace d'accueil de jour. Par ailleurs, on leur propose des collations, pas des repas. Elles n'ont pas d'endroit où mettre leurs affaires, alors même qu'elles se déplacent souvent avec une valise, avec leur vie, bien qu'elles n'aient parfois pas grand-chose.
Lorsque j'évoque les conditions dans lesquelles on accueille ces femmes, je ne critique pas du tout les personnes, bénévoles ou salariées, qui les reçoivent. Elles font comme elles peuvent. Il n'y a pas de lits, parce que les lignes budgétaires ne sont pas les mêmes. À la Cité des Dames, une ligne budgétaire de la Mairie de Paris et une autre de la Direction régionale et interdépartementale de l'hébergement et du logement (Drihl) financent d'un côté l'accueil de jour, de l'autre, l'accueil de nuit. Je me demande d'ailleurs ce qui se passe entre les deux, à la jonction du jour ou de la nuit. Ces situations sont très difficiles, tant pour les salariées que pour les femmes concernées. Elles entraînent des formes de violence importantes, tant institutionnelles que physiques, symboliques pour ces femmes à qui on dira que puisqu'il ne faut léser personne et prioriser les plus fragiles, elles ne dormiront pas dans un lit cette nuit, parce que quelqu'un est plus vulnérable. Ainsi, on ne fait que créer des critères de priorisation et de vulnérabilisation de plus en plus importants.
Nous le voyons aussi au Service intégré d'accueil et d'orientation (SIAO), dans des instances plus importantes, à un autre niveau, à une autre échelle. Voilà donc pourquoi je parle d'inadaptation. Plus qu'inadapté, le système est même indigne.
Pour cette raison, je pense que nous ne pouvons pas continuer à financer uniquement ces services d'urgence. Je travaille sur ces questions depuis vingt ans. Nous voyons clairement apparaître un retour en arrière. En 2006, des lois ont permis une réhumanisation des structures. On a décidé de ne plus remettre des personnes à la rue. Pourtant, nous assistons aujourd'hui à une sorte de retour de l'urgence - qui en réalité a toujours été là puisque ces places n'ont cessé d'être financées et que les budgets de l'urgence n'ont cessé d'augmenter. Mais en réalité, dans la philosophie d'accueil, il y a un retour en arrière car on ne pense qu'à court-terme, à la mise à l'abri. J'ai entendu des responsables me dire qu'on avait inventé de nouveaux produits dans Paris, ces fameuses haltes. Pourtant, la première du genre a été fondée à Marseille en 1872. Elles ne sont pas du tout nouvelles. Leur retour est très inquiétant, parce qu'on peut se demander ce qu'elles vont produire à l'avenir. Par ailleurs, des femmes avec de jeunes enfants dorment tous les soirs sur la place de l'Hôtel de ville de Paris. Que vont devenir ces enfants plus tard ? Cela me pose un vrai problème.
J'aimerais revenir rapidement sur les mesures statistiques et sur les catégorisations utilisées. C'est une grosse partie du mémoire d'habilitation que j'ai récemment soutenu, portant sur les problèmes méthodologiques des enquêtes réalisées et les problèmes des catégories. On ne peut pas mesurer correctement, et les données n'ont pas de valeur scientifique dans la mesure où les catégories ne sont pas adaptées. On ne peut pas mesurer ce que l'on ne définit pas correctement.
Il me semble que nous avons besoin de chiffres, qui ne sont pas disponibles. Nous sommes ravis que l'enquête Sans domicile 2025 arrive enfin, parce que nous avons besoin de données en population générale, même si nous savons qu'elles ne sont pas parfaites. De toute façon, aucune enquête, y compris statistique, n'est parfaite. Nous devons tout de même faire très attention avec ces chiffres, les prendre avec beaucoup de précautions. En effet, les enquêtes des associations ou réalisées lors des Nuits de la solidarité le sont par des bénévoles qui ont une représentation sociale très particulière de ce qu'est un sans-abri. Ils comptabilisent des personnes qui ressemblent à des sans-abri. Or, comme nous l'avons toutes dit, et comme les personnes que vous avez auditionnées précédemment également vous l'ont indiqué, les femmes en particulier, le plus souvent, ne ressemblent pas à des « clochardes ». Elles sont donc forcément très largement sous-estimées dans les données quantitatives dont nous disposons aujourd'hui.
Mme Marine Maurin. - La question de la veille n'est pas seulement liée aux agressions sexuelles et viols, même si ce sujet est important. De multiples acteurs peuvent être considérés comme des dangers. Ce sujet rejoint peut-être les travaux sur la répression. Les femmes craignent d'être contraintes de se déplacer, parce qu'elles utilisent des espaces qui ne sont pas considérés comme des usages appropriés, et qu'elles sont plutôt indésirables. Au Canada, cela va plus loin, parce que la judiciarisation est plus forte qu'en France. Je pourrai laisser ma collègue y revenir. En tout cas, cette peur implique beaucoup de déplacements, et une fatigue à la fois physique et psychique.
Les femmes que j'ai pu rencontrer commencent à recourir à d'autres services pour essayer de se faire soigner. Ce recours peut aussi être compliqué. Pour la santé physique, elles peuvent se tourner vers Médecins du Monde, mais nous savons que c'est surtout l'accès aux droits et aux autres services tels que les centres médico-psychologiques (CMP) qui est compliqué. La situation dépend des territoires, mais au bout d'un moment, il existe des recours pour essayer de se faire soigner. Ils ne sont pas aisés pour ces femmes, bien qu'elles puissent être aussi suivies, accompagnées par les travailleurs sociaux qui vont essayer de les aider pour y avoir accès.
Je me permets, moi aussi, un tout petit détour dans mon propos. Les travailleurs sociaux sont aujourd'hui en grève. J'interviens dans une école de travail social, qui est censée former les travailleurs sociaux de demain. Dans ce contexte, je rejoins les conseils évoqués plus tôt se rapportant à la possibilité de suivre, d'accompagner de manière digne et décente les personnes sans abri, hommes comme femmes, tout en offrant à ces professionnels les moyens de tenir au travail.
Mme Dominique Vérien, présidente. - J'aimerais obtenir une comparaison avec le Québec, puisque vous indiquez que les femmes sont davantage accueillies, mais aussi plus judiciarisées si elles ne se trouvent pas au sein de ces accueils.
Mme Marine Maurin. - Les contradictions et paradoxes sont nombreux. Au Québec, on observe une considération générale des violences faites aux femmes, et pas seulement aux victimes de violences conjugales ou aux mères avec enfant. Elle implique des interventions spécifiques, qui sont défendues et reconnues, en partie.
Dans le même temps, les personnes en situation d'itinérance sont confrontées à des textes réglementaires de différentes valeurs, et notamment des règlements municipaux. En France, les délits de vagabondage et de mendicité ont disparu du code pénal en 1994, si je ne me trompe pas. Il est désormais possible de limiter l'accès aux espaces publics par des arrêtés municipaux. Au Canada, en tout cas à Montréal, de nombreux arrêtés municipaux empêchent, par exemple, de dormir sur un banc, d'accéder à un parc pendant la nuit, de consommer de l'alcool dans l'espace public. J'ai recueilli beaucoup de récits de femmes et d'hommes qui ont été déplacés, ou ont reçu des amendes. Jusque récemment, ils s'exposaient aussi à des peines d'emprisonnement pour non-paiement d'amende. Ces personnes peuvent être plus à risque d'être profilées comme étant déviantes dans l'espace public. C'est la double peine. C'est ce que montrent les travaux de Céline Bellot, qui a construit un observatoire du profilage, notamment social, à Montréal.
Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Merci pour vos travaux et vos remarques. Vos communications font suite à de longues études et de longues recherches sur le sujet qui nous préoccupe.
Je retiens que la situation se dégrade pour les hommes et les femmes. Je vous remercie des approches genrées de vos analyses, qui confirment des intuitions selon lesquelles la prévalence des violences sexuelles, sexistes ou patriarcales sur les femmes est très importante.
À ce propos, avez-vous rencontré des jeunes issues de l'Aide sociale à l'enfance (ASE) dans le cadre de vos travaux ? On a pour habitude de dire que 40 % des jeunes sans abri en sont issus, ce qui correspond à un chiffre élevé au regard des jeunes sortis de l'ASE dans la population générale. Que pouvez-vous nous en dire ?
Nonobstant les critiques que l'on pourrait faire sur la contrepartie de contrôle au dispositif mis en place au Québec, une partie des perspectives se trouve dans l'acculturation des politiques publiques et des travailleurs sociaux ; ils sont dans une grande détresse. En effet, on n'est plus au bord du gouffre, mais dans le gouffre. Ce qu'il se passe à l'ASE nourrira demain ce que nous étudions ce matin.
Nous étions la semaine dernière à Marseille. Nous y avons découvert le programme Marss (Mouvement et action pour le rétablissement sanitaire et social), dispositif itinérant de diagnostic et de suivi psychiatrique des personnes à la rue. Savez-vous s'il existe le même type de dispositif à Paris ? Si vous ne la connaissez pas, je vous recommande vivement la psychiatre Aurélie Tinland en charge de cette action.
Mme Marie Loison-Leruste. - Pour le dire rapidement et peut être de manière un peu caricaturale : dans les structures, aujourd'hui, nous ne recevons pas les « clochardes » que l'on s'attendait à accueillir dans les dispositifs d'accueil d'urgence. Lors de leur création, en 2018, les haltes étaient censées être dédiées à des personnes sans abri, très isolées, très désocialisées et en non-recours. Les femmes qui s'y trouvent aujourd'hui ne correspondent pas du tout à ce profil.
Les femmes très clochardisées ne vont pas dans ces lieux d'accueil qui ont été, par ailleurs, très médiatisés à ce moment-là. Elles se rendent dans d'autres lieux beaucoup plus inconditionnels. Quand vous vous rendez à la halte de l'Hôtel de ville, vous devez passer des portillons de sécurité. Quand on est une femme très désocialisée à la rue depuis plusieurs années, on ne va pas à cet endroit-là pour prendre une douche ou rencontrer un travailleur social, quand, d'ailleurs, on souhaite le faire.
Aujourd'hui, dans ces lieux d'accueil, on retrouve des femmes plus ou moins jeunes qui ont connu des parcours chaotiques en termes résidentiels. Quand elles sont d'origine française, elles sont effectivement très souvent passées par l'ASE (Aide sociale à l'enfance).
L'autre profil correspond plutôt à des femmes exilées, qui n'ont pas forcément toujours été dans la rue, mais qui ont souvent été hébergées chez des tiers, notamment par leurs compatriotes à leur sortie de l'avion ou du bateau. Elles vont subir des violences. Elles en ont souvent subi dans leur trajectoire migratoire. Elles sont souvent parties en raison des violences. Nous devons partir du principe que toutes ces femmes ont subi des violences, qu'elles soient françaises ou non.
S'agissant des dispositifs de prise en charge au niveau psychiatrique, j'ai participé il y a quelques années, à une maraude d'intervention à la fois sociale et médicale dans les gares. Un binôme composé d'un travailleur social et d'une infirmière en psychiatrie allait voir les personnes très désocialisées et surtout très abîmées d'un point de vue psychiatrique.
On sait que la prévalence de la maladie psychiatrique pour les femmes à la rue est très importante, mais nous savons peu la mesurer aujourd'hui. L'enquête Samanta, réalisée par l'Observatoire du Samusocial dans les années 1990, étudiait cette prévalence. Elle ne comportait pas d'analyse genrée de cette question, comme beaucoup de travaux sur la pauvreté et les exclusions. Ils ne se sont que très récemment inscrits dans des perspectives de genre. Auparavant, on avait au mieux des données sexuées mais peu d'études portent sur les effets de l'appartenance à l'une ou l'autre de ces catégories de sexe, encore moins à ceux qui concernent les personnes qui ne correspondent pas à ces deux catégories (personnes transgenre par exemple).
Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Dans vos études et travaux, le maintien en situation irrégulière est-il identifié comme un facteur de sans-abrisme aggravé et d'embolisation des structures ?
Mme Marie Loison-Leruste. - Ce n'est pas un risque d'aggravation du sans-abrisme, mais un risque d'aggravation du sans-domicilisme. Ces femmes restent dans les circuits pendant de très nombreuses années parfois, alors même qu'elles travaillent. Il faut savoir qu'une grande partie des personnes accueillies dans les centres d'hébergement travaillent au noir. Les femmes font très souvent des ménages, ou sont employées dans le secteur des soins, parce qu'elles ont envie et besoin de travailler, d'avoir une reconnaissance, d'envoyer de l'argent dans leur pays, à leurs enfants. Certaines d'entre elles attendent leur régularisation. Elles ont émis des demandes pour obtenir le statut de réfugié, en évoquant leur parcours migratoire, parfois très douloureux. Elles ne sont pas en mesure de retourner dans leur pays. Par ailleurs, elles contribuent à notre société, notamment d'un point de vue économique.
Il est un peu compliqué, politiquement, de vous répondre par l'affirmative, mais en réalité, oui, l'absence de régularisation contribue au fait que nous ne parvenions pas à fluidifier la chaîne de la rue au logement. La problématique s'imbrique à d'autres problématiques telles que celles du logement et de l'hébergement. On ne finance plus les sorties par le haut. La question du logement et de l'hébergement pérenne est aujourd'hui dramatique. Cette question me semble centrale. Ensuite, évidemment, les politiques migratoires actuelles n'aident pas du tout.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Madame Froment-Meurice n'ayant pas répondu à Agnès Evren, je lui redonne la parole.
Mme Muriel Froment-Meurice. - Je ne travaille pas particulièrement sur les femmes sans abri, mais sur différents groupes, qui peuvent parfois être des femmes sans abri, mais aussi des hommes. Je vous propose d'utiliser le terme de la vie courante « indésirable ». Il apparaît à la RATP dès les années 1970, pour parler de la gestion des espaces collectifs. Ce travail a notamment été documenté par Julien Damon.
Le terme « indésirable » est au départ utilisé de manière courante pour désigner des pratiques non désirées, des personnes non désirées dans des espaces collectifs. Il est utilisé de manière explicite, plus facilement dans des espaces qui ne sont pas de statut tout à fait public. Il n'est pas étonnant de voir que c'est d'abord dans le métro ou dans des espaces de transport privatisés qu'on peut explicitement formuler le statut ambigu de ces personnes précaires. C'est de ce statut ambigu dont je veux parler en employant le terme d'indésirabilité.
Contrairement à ce que l'on peut penser, la plupart des activités que ces personnes effectuent ne sont pas illégales. Contrairement à d'autres pays, il n'est pas interdit, en France, de dormir dehors dans la rue, de vendre du travail du sexe, il n'est pas interdit de se rassembler collectivement.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Il n'est pas interdit de se prostituer mais il est interdit d'acheter des prestations sexuelles.
Mme Muriel Froment-Meurice. - En effet, merci de le pointer. L'état de l'indésirabilité découle de ce statut flou. Ce n'est pas tout à fait interdit, mais rien n'est fait pour garantir le droit des personnes par rapport aux activités qu'elles doivent exercer dans une situation donnée.
Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Nous pourrions avoir un autre débat là-dessus ; je pense que nous ne serions pas d'accord. J'appelle cela de l'exploitation, et non du travail du sexe.
Mme Muriel Froment-Meurice. - J'imagine bien. Nous sommes plusieurs à considérer cet élément comme une population spécifique au sein de la population des sans-abris. Avant que vous nous interrogiez éventuellement sur cette frange spécifique de la population, je précise que je ne parle pas seulement des travailleurs et travailleuses du sexe, mais aussi des personnes indésirables. Ce sont également des femmes mendiantes, dans le métro avec leurs enfants, parce qu'elles ne disposent pas de structures d'accueil, de logement, de scolarisation. Elles sont donc contraintes de mendier avec leurs enfants dans les espaces publics. Cette situation est catastrophique et indigne.
Mme Olivia Richard, rapporteure. - Il est compliqué de prendre la parole après mes collègues. Je voulais vous interroger sur l'ASE, les parcours migratoires et la prise en charge psychiatrique. Ces sujets ont été traités.
J'ai été frappée, à Marseille, par la notion d'inconditionnalité de l'accueil. Je pense que nous avons tous en mémoire cette personne qui donnait une pièce au clochard du quartier en lui disant que ce n'était pas pour boire.
Lorsque nous sommes arrivées à Marseille, nous avons été divisées en trois groupes pour faire des maraudes. J'ai pris part à celle qui se déroulait aux alentours de la gare. Les travailleurs sociaux qui m'accompagnaient m'ont tout de suite expliqué à quel point la rue abîme. La consommation de drogue ou d'alcool peut conduire à la rue, mais une fois qu'on y est, la vie à la rue est tellement invivable que pour la supporter, on a recours à des substances ou à l'alcoolisme. Dans ce contexte, se pose donc la question de l'inconditionnalité des accueils, puisque dans beaucoup de foyers, il n'est pas possible de boire, de consommer des substances. De nombreuses femmes refusent d'être mises à l'abri, même temporairement, parce que ces interdictions ne sont pas compatibles avec ce dont elles ont besoin pour supporter leur situation, avec la dégradation de leur état psychologique liée aux menaces, au manque de sommeil.
On n'imagine pas nécessairement les femmes à la rue comme étant droguées ou alcooliques. En réalité, elles le deviennent bien souvent.
Par ailleurs, combien de places d'accueil les haltes de nuit parisiennes peuvent-elles offrir ? Combien de femmes peuvent-elles recevoir, notamment dans les établissements non mixtes ?
Enfin, lorsque nous étions à Marseille, on nous a parlé de la Finlande et de la Suisse comme étant des pays adoptant des approches totalement différentes. Disposez-vous de données ou d'autres exemples dans ce cadre ? La France me semble se situer dans une moyenne européenne, assez médiocre.
Mme Marie-Laure Phinéra-Horth, rapporteure. - Merci pour vos interventions.
Je fais partie de la maraude des parlementaires. Je me suis retrouvée dans tout ce que vous avez évoqué. Il est vrai que sur le terrain, les femmes sont moins nombreuses que les hommes. Lors de la dernière maraude, nous avons rencontré une femme âgée qui voulait revendre ce que les citoyens lui offraient pour pouvoir dormir, passer une nuit à l'hôtel. Tous les soirs, elle subissait des violences sexuelles. Cette rencontre m'a fait très, très mal.
Je suis originaire de la Guyane. J'y fais également des maraudes avec l'Ordre de Malte. En tant qu'expertes, avez-vous des relations avec des sociologues, en Guyane justement, sur ce sujet ? Avec les politiques migratoires, nous nous retrouvons face à des Syriennes, des Palestiniennes dans la rue avec des enfants. Elles subissent elles aussi des violences.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Avez-vous connaissance du dispositif Un chez-soi d'abord ? Comment l'évaluez-vous ?
Mme Émilie Moreau. - À partir du décompte de la Nuit de la Solidarité, nous ne parvenons pas à estimer le nombre de personnes, parmi celles que nous rencontrons, passées par l'ASE. En revanche, notre questionnaire comporte une question relative au motif du sans-abrisme. La sortie de l'ASE est très rarement évoquée. Il est possible que la personne, même si elle a connu l'ASE, ne l'identifie pas comme la source de sa situation.
Les réponses les plus fréquentes portent sur le fait d'être arrivé dans la commune sans logement, sur la perte d'emploi et le chômage, notamment pour les hommes, et sur les séparations familiales. Il est possible que la fin de la prise en charge par l'ASE ne soit pas identifiée par les personnes comme étant le motif de la situation de sans-abrisme, même si la personne a connu l'ASE.
Ensuite, une forte proportion de personnes sans domicile hébergées, mais aussi de personnes sans abri, travaillent. 15 % des individus rencontrés lors de la Nuit de la Solidarité déclarent avoir un travail, déclaré ou non.
Ensuite, je pense en effet que la question des régularisations peut expliquer les difficultés dans le parcours vers le logement pour certaines femmes, mais aussi, globalement, pour les personnes sans abri et sans domicile. Par ailleurs, les démarches administratives et le renouvellement des titres de séjour peuvent prendre énormément de temps. Elles peuvent être extrêmement complexes, y compris lorsqu'on est en situation régulière.
Mme Marine Maurin. - L'inconditionnalité de l'accueil est souvent rattachée à la continuité de l'hébergement. Ces deux principes sont très importants dans le cadre de l'urgence sociale. Les travailleurs sociaux y tiennent beaucoup. Certains dilemmes sont compliqués dans ce cadre.
La continuité de l'hébergement permettrait d'éviter les déplacements, la fatigue répétée, les parcours d'habitat précaire.
En outre, l'inconditionnalité est de plus en plus travaillée, avec des prismes un peu différents. Vous avez notamment parlé de l'alcool. Durant la crise sanitaire et les différents confinements, les institutions et les professionnels du travail social ont dû réfléchir autrement pour prendre en charge des personnes enfermées ou coincées 24h/24, lorsqu'elles ont des addictions plurielles et variées. Plusieurs pratiques de « réduction des risques » ont émergé, car interdire l'alcool dans ces établissements dépasse peut-être leur mission. Quand on est chez soi, il n'est pas interdit de consommer. Ainsi, comment penser cette consommation dans ces établissements ? Il existe de nombreuses pratiques différentes : de la cogestion, des bars organisés dans certains dispositifs...
Vous avez raison, nous ne devons pas réserver la considération de l'alcool ou des addictions aux hommes. À Saint-Étienne, un Centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud) a conçu un espace dédié aux femmes pour faciliter leur accès à ce dispositif mixte. En effet, il s'est avéré très compliqué pour les femmes de venir lorsque les hommes y étaient surreprésentés. Ainsi, il est essentiel de réfléchir à la construction de ces espaces, aux conditions permettant un meilleur accès à l'accompagnement et à la réduction des risques dans ce contexte de mixité.
Malheureusement, je ne connais pas de sociologue en Guyane qui travaille sur ces questions. Il me semble qu'une thèse a été réalisée il y a quelques années. Je pourrai le vérifier et vous transmettre d'éventuelles informations plus tard.
Du côté de la Finlande, le modèle du « logement d'abord » est un peu différent de celui qui se développe en France. Les acteurs de notre pays se tournent d'ailleurs de plus en plus vers les acteurs finlandais, après s'être beaucoup intéressés au Québec et aux États-Unis. La sociologue Lova Vives a travaillé sur cette transnationalisation de nos politiques publiques pour essayer de penser un accès plus rapide aux logements pour les personnes sans abri.
Un chez-soi d'abord est une transposition du programme At home mis en oeuvre au Canada quelques années auparavant. Il nous encourage à nous interroger sur la catégorisation des publics et de l'action publique. Je pense que nous sommes assez friands, en France, d'une multiplication des catégorisations, ce qui multiplie ainsi les difficultés de rentrer dans les cases de cette action publique. Un chez-soi d'abord a en premier lieu été fléché vers les personnes diagnostiquées comme schizophrènes et bipolaires. On réduit donc très fortement la population cible, d'où l'on peut à nouveau exclure, sans en avoir l'intention au départ, un certain nombre de populations qui pourraient avoir besoin d'un accompagnement dans un logement et d'un accès au logement plus rapide.
Mme Émilie Moreau. - Les huit haltes parisiennes peuvent accueillir 229 personnes, dont 138 femmes, et la neuvième de Saint-Denis, 12 personnes, hommes et femmes confondus. Face aux 41 000 personnes hébergées à l'échelle du Grand Paris et des 29 000 personnes accueillies à l'hôtel, ces dispositifs sont très marginaux.
Mme Laure Darcos. - En 2018, nous avions été très émus par le témoignage d'Anne Lorient, une ancienne SDF auteur de Mes années barbares relatant son calvaire. Elle avait été violée soixante-dix fois pendant les dix-sept ans qu'elle a passés dans la rue. J'ai réussi à faire adopter une nouvelle disposition visant aggraver les peines encourues par les auteurs de crimes ou d'agressions sexuelles sur les personnes en détresse économique et, en particulier, les personnes sans domicile fixe.
Simplement, je ne sais pas comment cette disposition a pu s'appliquer. Ce point est peut-être un peu spécifique par rapport à vos études, mais je pense qu'il pourrait être développé dans le rapport de cette délégation. Comment ces femmes portent-elles plainte ? Ont-elles connaissance de cette disposition ?
- Présidence de Mme Laurence Rossignol, vice-présidente -
Mme Marie Loison-Leruste. - Nous savons toutes que la question des violences sexistes et sexuelles est très compliquée, bien que les choses changent un peu en ce moment. Pour autant, quand on est triplement dominée selon la classe, le genre et la race, on ne peut pas imaginer aller porter plainte. À ce sujet, il est important de mesurer à quel point notre société sous-estime très largement les violences qu'on dit « ordinaires ». La culture du viol est très importante. Les femmes elles-mêmes, mais aussi les travailleurs et travailleuses sociales, sous-estiment très largement ce que l'on définit, nous, spécialistes, comme des violences de genre.
Ensuite, on ne mesure pas ces violences au sein de ces populations, puisqu'on ne mesure pas ces populations en général (et qu'on mesure mal les violences). Je suis un peu caricaturale, puisque des questions les concernent dans certaines enquêtes. Le genre s'étant beaucoup institutionnalisé dans la recherche, on observe tout de même une ouverture sur ces questions, mais il persiste un vrai biais. On ne peut ni qualifier ni mesurer les violences, et on ne peut pas porter plainte.
J'aimerais revenir sur la conditionnalité. Dans mes travaux, je parle d'inconditionnalité conditionnelle. Je me fais un peu taper sur les doigts par certaines associations, parce qu'elles tiennent beaucoup à cette notion d'inconditionnalité. Elles font le maximum pour la garantir, mais énormément de structures ne sont tout de même pas inconditionnelles. Elles demandent forcément quelque chose. Dans les rares accueils où on ne demande rien, on trouve les populations les plus exclues, les plus marginalisées. Un tri s'opère en réalité tout au long de la chaîne qui va de la rue au logement.
Ce point est relié au « chez-soi d'abord ». Ce modèle est formidable, mais extrêmement limité, parce qu'il est très segmenté et qu'il n'est pas suffisamment financé. Par ailleurs, dans les pratiques concrètes et quotidiennes du travail social, la logique de la prise en charge reste celle de l'escalier. On monte progressivement les marches de la rue au logement, avec tous les plafonds de verre qui s'imposent aux femmes comme aux hommes. Le fait de ne pas avoir de papiers ou de revenus ou d'être confronté à des problèmes psychiatriques constitue des freins. Ainsi, il n'est pas possible de gravir cet escalier pour de multiples raisons, alors même que la prise en charge reste pensée de la sorte. Ainsi, le « chez-soi d'abord » pourrait être formidable, si on en avait les moyens et si on transformait profondément les politiques de prise en charge actuelle.
Enfin, en 2001, un ouvrage de l'Observatoire de la FEANTSA (Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans-abri) a porté sur les femmes sans domicile en Europe. Il est ancien maintenant. Aujourd'hui, je sais que des collègues britanniques travaillent sur le sujet. Je ne sais pas exactement ce qu'il se passe, à l'exception des modèles qu'on pointe souvent du doigt pour essayer d'en retirer les bonnes pratiques.
Mme Marine Maurin. - La considération des violences sexistes et sexuelles commence à bouger, mais pourrait s'accélérer. Une sensibilisation par un e-learning a été envoyée par la Dihal à tous les intervenants sociaux qui travaillent dans des centres d'hébergement mixte. C'est un premier pas, mais il me semble qu'il est possible d'aller plus loin, de vraiment former à ces questions tous les professionnels du travail social, actuels et futurs.
Mme Laurence Rossignol, présidente. - Je pense qu'il faudrait former tout le pays à la question des violences sexistes et sexuelles !
Mme Evelyne Corbière Naminzo. - Je suis sénatrice de La Réunion, où je suis présidente d'une association féministe. En tant qu'association, nous faisons remonter les chiffres vers les préfectures. Un mouvement important vise à relever les violences sexistes et sexuelles dans la sphère conjugale. Nous portons aussi un regard précis sur les violences intrafamiliales. Dans le même temps, alors qu'un texte protège les femmes à la rue et renforce la vigilance à leur sujet, si les indicateurs sur les femmes à la rue ne sont pas demandés par l'État par le biais des préfectures, on ne pourra pas en prendre conscience. Je pense que ce sujet peut être souligné par la délégation aux droits des femmes, de façon transpartisane.
Vous avez souvent parlé de la situation des femmes étrangères. Nous savons que des ultramarins, bien qu'ils soient français, peuvent se retrouver à la rue lorsqu'ils arrivent dans l'Hexagone, après des parcours de vie chaotiques. Les retours au pays concernent plutôt les hommes.
Enfin, à La Réunion, nous pointons régulièrement des situations de femmes victimes de viols et connaissant des violences récurrentes et des parcours de vie très spécifiques. Avez-vous des chiffres sur ce sujet ?
Mme Marie Loison-Leruste. - Lors de la Nuit de la solidarité, on ne peut pas demander l'origine géographique des personnes. Nous avons encore un vrai problème, en France, avec cette question. Nous ne disposons donc pas de chiffres.
Pour autant, l'enquête Virage (Violences et rapports de genre) peut vous apporter des réponses sur la population générale dans les outre-mer. Elle ne porte pas sur les personnes sans domicile. Elle n'en reste pas moins précieuse, car elle a permis de publiciser l'ensemble de ces violences sexistes et sexuelles.
Mme Laurence Rossignol, présidente. - Merci. Vous avez nourri une belle partie de notre rapport. Nous essaierons de le rendre utile pour tous ceux qui sont impliqués. Nous cherchons à donner de la visibilité à ce qui n'en a pas, et à étudier de façon genrée les politiques publiques ou les états des lieux de notre société.
Merci beaucoup.