Jeudi 23 mai 2024
- Présidence de M. Dominique de Legge, président -
La réunion est ouverte à 11 h 15.
Audition de M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP)
M. Dominique de Legge, président. - Nous accueillons pour cette première audition de la journée M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).
Monsieur le président, je vous remercie de vous être rendu disponible pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête. Vous nous ferez part de votre appréciation du risque représenté par les influences étrangères malveillantes sur le débat public.
Ce sujet s'inscrit pleinement, me semble-t-il, dans l'actualité de la HATVP. En effet, l'OCDE, que nous avions auditionnée sur le sujet en mars dernier, vient de publier son rapport sur le renforcement de la transparence et l'intégrité des activités d'influence étrangère en France, qu'elle a réalisé à la demande de la HATVP.
En outre, notre assemblée a adopté hier, en première lecture, une proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France. Traduction des recommandations de la délégation parlementaire au renseignement, ce texte ne peut véritablement être considéré comme un texte luttant contre les ingérences étrangères. Il y contribue, mais ses dispositions ne sont pas à la hauteur des mesures qu'il conviendrait de prendre ; vous l'évoquerez sans doute dans quelques instants.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Didier Migaud prête serment.
M. Dominique de Legge, président. - Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. - Merci, Monsieur le président, pour votre invitation à cette audition dans le cadre du travail que vous conduisez sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères. Je suis accompagné de Louise Bréhier, secrétaire générale de la Haute Autorité, et de Ted Marx, directeur des publics, de l'information et de la communication.
L'influence et l'ingérence étrangère revêtent effectivement des enjeux démocratiques et de transparence auxquels je suis sensible en tant que président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, qui contribue, au travers de certaines de ses missions, à préserver l'indépendance des responsables publics par rapport aux intérêts privés.
Je me suis exprimé sur le sujet plusieurs fois devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale au début de l'année 2023, et je le fais avec d'autant plus d'intérêt aujourd'hui devant vous que la HATVP a, depuis, approfondi sa réflexion sur le sujet en lien avec d'autres acteurs institutionnels. J'ai aussi eu l'occasion d'être auditionné par les commissions des lois du Sénat et de l'Assemblée nationale sur la proposition de loi que vous avez évoquée.
Nous le savons, la multiplication des actions d'influences, directes ou indirectes, exercées par des États étrangers, leur manque de traçabilité, leur complexité font peser des risques importants sur les processus démocratiques nationaux. L'influence étrangère est un phénomène normal, légitime des relations internationales qui peut enrichir le débat public par la prise en compte de points de vue et d'intérêts diversifiés, mais ces échanges indispensables au débat démocratique peuvent aussi malheureusement servir des intérêts moins louables et devenir le vecteur d'intentions malveillantes et cachées qui porte atteinte à l'intégrité des processus d'élaboration des politiques publiques et de la vie politique et démocratique en général.
Dès lors, de l'influence étrangère, on bascule dans le registre de l'ingérence étrangère, qui se distingue de la première par son caractère dissimulé et malveillant. Et lorsque les activités d'influence des intérêts privés ne sont pas régulées, l'ingérence étrangère peut s'en trouver facilitée, profitant d'un manque de transparence dans le processus décisionnel. L'ingérence étrangère est évidemment un enjeu de souveraineté, suivi en priorité par les services de renseignement. Mais elle peut se servir des canaux de l'influence, de la représentation d'intérêts notamment, raison pour laquelle la Haute Autorité peut avoir un rôle à jouer.
Les actions relevant de l'influence étrangère n'entrent pas strictement dans les missions qui sont aujourd'hui les nôtres, mais nous avons désormais la possibilité de détenir une information structurée sur cette influence et de l'encadrer. En effet, nous gérons plusieurs dispositifs qui contribuent à apporter de la transparence en la matière, qu'il s'agisse de l'encadrement de la représentation d'intérêts, du contrôle des déclarations de situation patrimoniale et d'intérêts des responsables publics, ou encore du contrôle des mobilités professionnelles entre les secteurs public et privé.
Pour répondre à une question plus précise que vous avez posée, le répertoire des représentants d'intérêts couvre également les représentants d'intérêts étrangers cherchant à influencer les décisions des responsables publics français dès lors qu'ils remplissent les critères enclenchant les obligations déclaratives.
Nous avons mis à jour en octobre 2023 nos lignes directrices du répertoire, et les représentants d'intérêts doivent désormais déclarer les administrations étrangères qui font appel à leurs services. Le bilan de cette évolution est à ce jour plutôt décevant : seules deux entités ont déclaré des clients. C'est une première, ce qui peut expliquer le faible nombre de réponses. Cela montre aussi que l'encadrement actuel de la représentation d'intérêts en France introduit par la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « loi Sapin 2 », n'est pas adapté pour permettre de tracer les activités d'influences étrangères, compte tenu du caractère extrêmement restrictif de la définition du représentant d'intérêts.
Ensuite, le contrôle des mobilités public-privé peut aussi concerner des carrières de hauts fonctionnaires à l'étranger et des entreprises étrangères. Ces deux formes de contrôle de droit commun ne sont toutefois pas spécifiques aux activités menées pour le compte d'un mandant étranger, contrairement à certaines dispositions introduites par la commission des lois du Sénat dans la proposition de loi en cours d'examen, à la suite d'une préconisation du rapport de l'OCDE.
Nous avions eu l'occasion d'être sensibilisés sur ce sujet. C'est la raison pour laquelle nous avons demandé un rapport à l'OCDE pour voir de quelle façon le dispositif français peut être consolidé en la matière.
Les exemples à partir desquels l'OCDE formule des suggestions sont intéressants. Il s'agit essentiellement de l'Australie, du Canada, des États-Unis et du Royaume-Uni. Pour certains pays, ces dispositifs fonctionnent depuis très longtemps avec plus ou moins d'efficacité. La quasi-totalité des acteurs français concernés a participé à ce travail. Aussi, les préconisations formulées dans ce rapport font plutôt l'objet d'un consensus de l'ensemble de nos administrations et des acteurs concernés. Précisons que le travail que peut effectuer la Haute Autorité est complémentaire de celui d'un certain nombre de services de renseignement en la matière.
L'OCDE suggère la mise en place d'un dispositif ad hoc pour renforcer la transparence des actions d'influences étrangères. Il ressort d'ailleurs de ses travaux que, plus la transparence existe sur les actions d'influences étrangères, mieux cela permet d'identifier les mesures d'ingérences étrangères susceptibles d'être conduites par certains pays. Ce répertoire ad hoc doit être bien distingué du répertoire des représentants d'intérêts. À ce propos, il me semble que le rapporteur a souhaité ne plus parler de représentants d'intérêts pour marquer la différence entre les deux dispositifs. C'est d'ailleurs une suggestion que nous avions également formulée. La définition large nous paraît appropriée, puisque les faiblesses du dispositif au niveau de la régulation des représentants d'intérêts tiennent à la définition beaucoup trop restrictive de ces derniers. Ces faiblesses ont d'ailleurs été pointées par le comité de déontologie parlementaire du Sénat.
Pour autant, ce dispositif a le mérite d'exister, contrairement à ce qui se fait dans certains pays. À partir de ce constat, il est important de voir comment nos outils peuvent être consolidés.
S'agissant des autres préconisations, nous les considérons, eu égard à notre expérience, tout à fait utiles. L'affirmation de règles déontologiques s'appliquerait à celles et ceux qui peuvent conduire des actions d'influences pour le compte de puissances étrangères. L'OCDE nous conseille d'ajouter à nos possibilités de contrôle celui des mobilités professionnelles. Le dispositif actuel présente effectivement un certain nombre de faiblesses, même s'il est plutôt à la pointe par rapport aux autres pays de l'Union européenne.
Le dernier point porte sur les moyens de contrôle et le pouvoir de sanction. Ces sujets me paraissent déterminants. Si l'on ne donne pas à l'entité désignée les moyens réels d'exercer son contrôle, et si on ne lui attribue pas la capacité de sanctionner certains comportements, le résultat est totalement inefficace. Sur ce point important, le rapport de l'OCDE montre qu'un système gradué de sanctions, à la fois administratives et pénales, est extrêmement utile.
L'Assemblée nationale n'a pas entendu cet argument, alors qu'un certain nombre de comportements justifient des sanctions administratives - ce serait une première étape -, voire des sanctions pénales. Nous le voyons bien pour ce qui concerne, par exemple, le défaut de dépôt des obligations déclaratives, même après relances et injonctions. Or ces contentieux nécessitent une simple constatation. Je comprends les difficultés que cela représente pour les parquets, compte tenu du nombre exorbitant de dossiers qu'ils doivent traiter, mais ces agissements ne sont pas sanctionnés. Qui plus est, pour les représentants d'intérêts, l'appellation et l'objet peuvent être modifiés.
Quant aux moyens nécessaires pour la mise en place d'un nouveau répertoire, il convient de créer de nouveaux logiciels et de nouvelles applications informatiques. Les moyens de la Haute Autorité sont déjà contraints - j'ai déjà eu l'occasion d'attirer à plusieurs reprises l'attention du Gouvernement à ce sujet. Si vous confiez des missions supplémentaires à la Haute Autorité, elles doivent être assorties des moyens correspondants. Sinon, elles resteraient lettre morte. Les moyens qui sont les nôtres ne sont déjà pas à la hauteur des missions que le législateur nous a confiées.
M. Dominique de Legge, président. - Merci, Monsieur le président, pour cette présentation concrète. Quelle est la probabilité que des acteurs malveillants décident de se déclarer auprès d'une institution, d'autant que l'efficacité de leur action réside en partie dans le fait qu'ils interviennent de manière cachée ?
M. Rachid Temal, rapporteur. - Merci, Monsieur le président, pour votre présentation extrêmement didactique.
Sur la question des moyens, pourriez-vous détailler concrètement le système gradué de sanctions administratives et pénales que vous imaginez ? Vous avez raison de le rappeler, le rapport que vous avez commandé à l'OCDE est complet, très précis et contribue à alimenter notre réflexion.
Pour ce qui est du nouveau répertoire qui serait confié à la HATVP, quels moyens financiers et humains supplémentaires imaginez-vous pour que l'ensemble du dispositif soit efficace ? En outre, j'aimerais avoir quelques éléments sur les cercles de réflexion. Quelle est votre appréciation pour faire en sorte que les choses avancent ?
Ensuite, comment peut-on aborder le cas de l'invitation de certaines personnalités politiques dans des colloques ou autres manifestations ? Un ancien Premier ministre a pu expliquer à la radio que ses rapports privilégiés avec un grand pays asiatique n'avaient aucun rapport avec ses prises de position : comment pourriez-vous, même si vous n'êtes pas les seuls à pouvoir agir, intégrer ce type de situations dans un dispositif global ? De la même manière, la réflexion menée sur les cabinets de conseil privés, à l'initiative de certains sénateurs, pourrait être intégrée à une démarche d'ensemble.
Je partage par ailleurs votre avis sur le caractère très complet et très instructif du rapport de l'OCDE, qui pourrait être une source d'inspiration pour faire évoluer le droit français.
M. Didier Migaud. - Les actions d'ingérence malveillantes sont par nature à l'opposé à toute notion de transparence. Les expériences étrangères montrent que de fortes contraintes visant à accroître la transparence des actions d'influence permettent d'identifier d'autant mieux d'éventuels buts cachés qui permettraient de caractériser une ingérence. C'est là où les services de renseignement ont tout leur rôle à jouer.
Des canaux officiels tels que les think tanks, les associations ou encore des manifestations officielles peuvent être des vecteurs d'influence pour un pays étranger. Il importe d'aller vers une transparence accrue, ce que ne permet pas aujourd'hui la loi Sapin 2 compte tenu de la définition même des représentants d'intérêts. Dans la proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères et dans les réflexions qui sont les vôtres, comme dans celles de l'OCDE, la définition ne s'arrête pas seulement à l'exercice d'une influence sur la loi, mais englobe une influence sur les élections ou l'opinion.
Vous avez évoqué des initiatives prises par certains responsables politiques : là aussi, la transparence me semble être une bonne réponse, en permettant justement d'apprécier les conséquences de telle ou telle prise de position. De manière générale, la nécessité de respecter des obligations déclaratives et déontologiques peut contribuer à assainir la situation.
Il est d'ailleurs très important que les think tanks soient soumis aux mêmes règles : connaître l'origine de leurs financements est à l'évidence utile pour apprécier la source d'une influence éventuelle. En théorie, ces cercles de réflexion sont intégrés dans le périmètre de la loi Sapin 2, même si certains le contestent : le législateur n'a pas souhaité les écarter et a encadré strictement le dispositif et ses exemptions, qu'il convient de limiter le plus possible. Les think tanks doivent être considérés comme des vecteurs d'influence, voire au-delà : nous avons tous en tête un certain nombre d'organismes qui représentent tout à fait officiellement certains pays et qui peuvent multiplier certaines initiatives.
S'agissant des sanctions, il n'est pas absolument pas question de se substituer au juge pénal. Il convient donc de distinguer les éléments qui peuvent donner lieu à une sanction administrative de ceux qui exposent à une sanction pénale : l'OCDE s'y est risquée et avance que tout ce qui n'engage pas ou peu d'appréciation peut relever de la première catégorie. Par exemple, le défaut ou le retard dans les déclarations, ainsi que le manquement à des obligations déontologiques, peuvent déboucher sur une sanction financière.
En termes de moyens, la Haute Autorité dispose aujourd'hui de 75 agents. Une dizaine de personnes sont affectées au contrôle du répertoire des représentants d'intérêts au titre de la loi Sapin 2 : la comparaison de nos moyens avec des pays ayant mis en place des obligations et répertoires similaires m'inspire une certaine gêne, tant ces effectifs sont insuffisants. Nous manquons donc déjà de personnel pour faire vivre ce répertoire et procéder aux contrôles requis, avant la mise en place de tout autre dispositif.
L'ajout à nos missions du contrôle des cabinets de conseil, ainsi que le souhaite le Sénat, nécessiterait des moyens humains supplémentaires - six à dix personnes -, mais également informatiques, avec des logiciels et des aides au contrôle.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Comment expliquez-vous que seules deux déclarations impliquant des administrations étrangères aient été recensées ? Plus globalement, comment travaillez-vous au quotidien ? Afin d'aller au-delà du déclaratif et de ses limites évidentes, les agents effectuent-ils une forme de veille en suivant diverses manifestations ? Recourez-vous à l'intelligence artificielle (IA) ?
Pour ce qui concerne les think tanks, je souligne qu'il faut s'attacher non seulement à leur financement, mais également à la commande de travaux, qui se situe généralement dans une zone grise.
M. Didier Migaud. - Nos lignes directrices ont été modifiées en octobre 2023 et nous sommes confrontés à la notion même de représentants d'intérêts, d'où l'intérêt d'une définition large telle que proposée dans le texte. Cette dernière permettrait en effet d'appliquer des critères plus simples que ceux de l'initiative ou des dix actions par entité ou par personne physique.
Faute de moyens, nous ne disposons hélas ! d'aucun outil d'IA qui nous serait pourtant utile. Avec un budget de fonctionnement de 3,3 millions d'euros et un loyer élevé - nous sommes sous-locataires du Conseil d'État -, nos marges de manoeuvre sont en effet réduites. À l'heure actuelle, nous travaillons à partir de sources ouvertes et effectuons une veille au travers du suivi de la presse - quotidienne, mensuelle, hebdomadaire, spécialisée - afin d'identifier les acteurs qui prennent des initiatives visant à influencer tel ou tel texte de loi en discussion et de vérifier s'il y a lieu de les inscrire dans le répertoire des représentants d'intérêts. Notre travail demeure assez artisanal, même s'il peut s'avérer efficace sur un certain nombre de sujets.
Mme Nathalie Goulet. - Nous avons adopté la nuit dernière la proposition de loi texte visant à prévenir les ingérences étrangères en France, texte dont le périmètre était d'autant plus réduit que les amendements que j'avais déposés avec Mme Catherine Morin-Desailly afin d'inclure les facilitateurs à la liste des personnes visées n'ont pu être adoptés en raison d'une irrecevabilité en application de l'article 40 de la Constitution. Notre rapport devra mentionner ce fait. Par ailleurs, le mandat de facto qu'évoque le rapport de l'OCDE me semble être une notion intéressante, mais je n'ai pas eu de chance sur ce point non plus.
En ce qui concerne le rôle des cabinets de conseil, le texte correspondant sera examiné le 28 mai et j'espère que nous pourrons l'articuler avec celui que nous venons d'adopter.
Afin de vous faciliter la tâche, pourrions-nous appliquer certaines dispositions de la loi Sapin 2, notamment sur les lanceurs d'alerte ? Ces derniers pourraient vous saisir au sujet de tel ou tel think tank.
Je rappelle enfin que nous sommes à la veille d'un scrutin européen qui a connu la plus grande faille du dispositif avec le « Qatargate ». Quelle articulation européenne envisagez-vous ? Une coordination serait bienvenue dans la mesure où des personnes soumises à la législation française pourraient fort bien s'installer dans un autre pays européen et passer entre les mailles d'une réglementation que nous appelons tous de nos voeux.
M. Akli Mellouli. - Une harmonisation plus pointue est en effet requise au niveau européen. Pourrions-nous avoir une note plus détaillée sur les moyens dont vous disposez, afin de préciser les demandes que nous pourrions porter dans le cadre de la prochaine loi de finances ?
M. Didier Migaud. - Nous vous transmettrons une note détaillée sur nos moyens et les demandes budgétaires que nous formulons pour la période 2025-2027. Nous avons également une interrogation par rapport à la date d'entrée en application de la loi : s'il est question de la fin 2024, il nous faudrait engager dès maintenant des moyens supplémentaires pour nous préparer, alors que nous n'avons pas le moindre centime à y consacrer à ce jour.
Concernant les opérations électorales, le texte ne prévoit aucune disposition alors que des influences, voire des ingérences, peuvent se produire à cette occasion : peut-être faudrait-il l'ajouter aux dispositifs qui peuvent être prévus.
Pour ce qui est des signalements, nous recevons déjà des alertes de Transparency International et d'Anticor. Les deux assemblées peuvent aussi nous informer de certaines situations, le Président du Sénat nous ayant saisis d'un cas que nous avons examiné. La loi pourrait éventuellement conforter les dispositifs existants.
S'il me semble nécessaire d'articuler les différents dispositifs, les finalités de chacun des répertoires doivent être respectées, ce qui n'interdit pas de placer des représentants d'intérêts ou des entités qui cherchent à exercice une influence sur deux listes.
Nous souhaiterions que le dispositif des représentants d'intérêts de la loi Sapin 2 puisse être revisité à l'aune des propositions formulées par le comité de déontologie du Sénat et de la proposition de loi relative au répertoire numérique des représentants d'intérêts portée à l'Assemblée nationale par Gilles Legendre et Cécile Untermaier. Le Gouvernement n'a manifestement pas la volonté d'avancer sur ce dossier, une partie de notre haute administration semblant très rétive à la remise en cause d'un certain nombre de critères qui contribuent à la définition des représentants d'intérêts.
Quant à la coordination européenne, une série de discussions se poursuit dans le prolongement du « Qatargate » et des projets de directive sont à l'étude, même si une série de pays a exprimé des réserves quant à la capacité de l'Union européenne à adopter des directives sur ces sujets. Nous animons, en lien avec des entités de quinze autres pays exerçant des missions similaires aux nôtres, un réseau d'éthique européen. Nous sommes considérés comme des interlocuteurs de la Commission européenne et du Parlement européen et tâchons de contribuer à la réflexion sur l'ensemble de ces sujets.
M. Dominique de Legge, président. - Merci pour ces éclairages, monsieur le président.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo sur le site internet du Sénat.
La réunion est close à 12 h 10.
La réunion est ouverte à 15 heures 05.
Audition de Mmes Béatrice Oeuvrard et Élisa Borry-Estrade, responsables des affaires publiques de Meta France
M. Dominique de Legge, président. - Nous accueillons Mmes Béatrice OEuvrard et Élisa Borry-Estrade, responsables des affaires publiques de Meta France, qui, je le précise, est l'entreprise anciennement connue sous le nom de Facebook, dont les filiales les plus connues sont Instagram et WhatsApp.
Cette audition ouvre un cycle consacré aux plateformes, puisque nous entendrons également les représentants de X (anciennement Twitter), TikTok et Google pour nous éclairer sur leurs politiques respectives en matière de lutte contre les manipulations de l'information et de propagation d'informations fausses ou trompeuses sur les réseaux sociaux.
C'est un sujet particulièrement sensible. Nous serons particulièrement intéressés par la manière dont les plateformes collaborent avec les pouvoirs publics.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mmes Béatrice OEuvrard et Élisa Borry-Estrade prêtent serment.
Vous avez appelé notre attention, dans la préparation de cette audition, sur le caractère sensible de certaines procédures avec les autorités publiques de régulation. Vous nous avez également fait part, pour demander le huis clos, des risques que ferait peser sur vous une exposition médiatique dans les réseaux sociaux. Je précise que nous avons accédé à votre demande, mais je souhaite que vous en exposiez les motifs, car cela me semble révélateur du sujet que nous traitons.
Ensuite, vous pourrez exposer la position de votre entreprise au regard du thème de notre commission d'enquête conformément au questionnaire qui vous a été adressé.
Mme Élisa Borry-Estrade, responsable des affaires publiques de Meta France. - Mesdames, messieurs les sénateurs, nous avons demandé le huis clos, parce que, si certaines informations sont parfaitement publiques et connues, d'autres, notamment certains chiffres, sont de nature confidentielle. En effet, le travail que mènent nos équipes, notamment en matière d'ingérences étrangères, fait l'objet de rapports. Le prochain rapport n'est pas encore sorti et nous ne pouvons donc pas nous exprimer en public sur certains sujets en cours, pertinents pour votre commission d'enquête ; ce huis clos nous permet de les partager.
Cette demande s'explique aussi par une raison de sécurité. Le directeur de l'équipe qui travaille sur le sujet des ingérences étrangères chez Meta figure sur plusieurs listes d'organisations dangereuses, notamment Daech. Quand les membres de cette équipe prennent la parole en public, ils peuvent être identifiés et mis en danger. Certains collègues d'autres plateformes ont fait l'objet de menaces à l'occasion d'auditions publiques, comme celles que vous organisez.
Par conséquent, pour nous protéger sur ce sujet particulièrement sensible qui peut mobiliser des acteurs particulièrement dangereux, nous préférons le huis clos.
Mme Béatrice OEuvrard, responsable des affaires publiques de Meta France. - Demander un huis clos n'est pas anodin. Il ne s'agit pas de cacher quoi que ce soit au public. C'est justement parce que nous faisons beaucoup que nous sommes aussi la cible de menaces. Il s'agit de protéger nos personnels.
Je suis responsable des affaires publiques de Meta France depuis cinq ans. Notre société a d'abord été connue sous le nom de Facebook. Elle regroupe plusieurs plateformes, notamment Facebook qui compte 42,4 millions d'utilisateurs en France et 260,7 millions d'utilisateurs en Europe. Ce sont des chiffres publics, mis à disposition de l'Union européenne dans le cadre du règlement européen sur les services numériques (DSA). Instagram compte 40,8 millions d'utilisateurs en France et 264,3 millions en Europe.
Nous avons beaucoup d'utilisateurs sur le territoire français. Nous sommes dans une période un peu particulière, puisque la moitié de la population européenne votera cette année. Meta porte une grande attention aux périodes électorales, car nous savons que cela peut créer des tensions particulières, donc des tentatives d'ingérences sur nos plateformes. Meta a toutefois une grande expérience en la matière, puisque, depuis 2016, nous avons couvert plus de 200 élections dans le monde, avec un dispositif très spécifique que nous allons vous exposer cet après-midi.
Pourquoi sommes-nous particulièrement attentifs pendant ces moments clés, par exemple les jeux Olympiques ? Nous savons qu'il s'agit de périodes sensibles et nous sommes très attachés à garder les valeurs démocratiques en place via les différents process que nous avons mis en vigueur depuis des années, qu'il s'agisse de protocoles ou d'outils, mais également de moyens humains et financiers, qui permettent de garantir l'utilisation la plus sécurisée de nos plateformes.
Je rappellerai quelques chiffres relatifs à l'investissement massif dans la sécurité de nos plateformes. Depuis 2016, nous avons investi plus de 20 milliards d'euros dans la sécurité et la protection ; 40 000 personnes sont en charge de la cybersécurité et de la sécurité, parmi lesquels se trouvent 15 000 modérateurs qui examinent les contenus sur Facebook, Instagram et Threads. Cela couvre plus de soixante-dix langues, notamment les vingt-quatre langues officielles de l'Union européenne.
Nous mettons en place différents dispositifs pour endiguer les phénomènes d'ingérence, notamment nos politiques de modération. Nous avons des standards, des normes qui régissent les conditions dans lesquelles doivent être utilisées les plateformes et ce qui y est accepté ou non. Ces règles spécifiques à Meta s'ajoutent à l'applicabilité du droit local. On nous a par exemple souvent reproché notre politique vis-à-vis de la nudité, mais cela fait partie de nos standards et de nos règles.
Cela inclut également les fausses informations et les ingérences étrangères lancées par des comportements inauthentiques et coordonnés. J'insiste sur ce vocable : nous faisons une distinction entre la désinformation et la fausse information, en lien avec un comportement inauthentique et coordonné.
Nous luttons contre la fausse information. Il s'agit d'une information partagée sans véritable volonté de nuire ou de compromettre le débat public, à la différence de l'ingérence. Ce peut être une information que tout un chacun a repostée, pensant qu'il s'agissait bien d'une information. Elle peut être diffusée par erreur, par exemple si elle a déjà été relayée par un média.
Pour endiguer ce phénomène, nous appliquons une politique en trois piliers.
Le premier pilier consiste à retirer les contenus contraires à nos standards, c'est-à-dire à nos normes, par exemple les faux comptes, mais aussi des contenus visant à limiter la participation électorale, en trompant sur le calendrier électoral ou les modalités de vote, dans le but de fausser les résultats. À titre d'exemple, entre octobre et décembre 2023, nous avons supprimé 691 millions de faux comptes, dont plus de 99 % avant tout signalement.
La détection se fait proactivement par nos machines ; ce point a été discuté dans le cadre du DSA. Nous insistons fortement sur le fait qu'il ne faut pas opposer l'humain et la machine ; nous avons besoin des deux, c'est une approche complémentaire, surtout au regard du volume que nous avons à traiter.
Il est parfois assez simple de reconnaître un faux compte. C'est par exemple le cas quand un compte nouvellement créé recense d'emblée 10 000 abonnés - quand il s'agit d'un vrai compte, la progression est évidemment plus lente. La machine est à même de détecter plusieurs signaux avant même tout signalement par les utilisateurs ce qui nous permet d'avoir une action sur ce compte.
Pour autant, les signalements humains sont tout aussi importants, car c'est ainsi que nous pouvons détecter de nouveaux protocoles utilisés par des personnes malveillantes que la machine ne pourra pas déceler, puisqu'elle n'y aura jamais été confrontée au préalable.
Voilà pour le premier pilier : le retrait des contenus qui violent nos standards.
Le second pilier concerne la réduction des contenus qui sont faux sans intention de nuire pour autant. Nos politiques n'interdisent pas le mensonge, mais nous ne souhaitons pas que du contenu profondément inauthentique puisse se propager sur nos plateformes. Nous ne sommes ni les garants ni les arbitres de la vérité, mais nous essayons de trouver un juste équilibre entre liberté d'expression et modération.
On réduit la visibilité des contenus par un réseau de vérificateurs de faits, les factcheckers. À cette fin, depuis 2017, nous avons mis en place des partenariats : nous avons un réseau de quatre-vingt-dix partenaires dans le monde. En France, nous travaillons avec quatre partenaires privilégiés : l'AFP, France 24, 20 minutes et les Surligneurs.
Sur la base de l'évaluation des vérificateurs des faits, nous pouvons réduire la visibilité du contenu vérifié pour lui appliquer une étiquette, un label de fausse information. Si les utilisateurs veulent néanmoins lire ce contenu, ils sont invités à lire l'article contradictoire qui aurait été mis en avant par le factchecker.
Pour l'Union européenne, nous avons vingt-six partenaires. Cette approche est efficace. À titre d'exemple, entre juillet et décembre 2023, plus de 68 millions de contenus visionnés dans l'Union européenne sur Facebook et sur Instagram portaient cet étiquetage par nos vérificateurs des faits. Nous constatons que, lorsqu'une étiquette de vérification est apposée sur une publication, 95 % des abonnés ne cliquent pas pour la consulter. C'est donc un dispositif efficace qui permet de limiter la propagation de fausses informations. Certes, ce n'est pas du même niveau que l'ingérence et la volonté de nuire, mais c'est tout de même à prendre en considération.
En France, au cours de la même période, 55 % des tentatives de partage de contenu vérifié ont été empêchées, notamment grâce à l'étiquetage d'avertissement qui a été appliqué sur plus de 10 millions de contenus. Cette donnée se retrouve dans le code de bonnes pratiques contre la désinformation auquel nous participons dans le cadre de l'Union européenne.
En outre, lorsqu'une publication a été évaluée comme étant une fausse information, nous considérons qu'il y a une violation de nos standards et nous appliquons ce que nous appelons des pénalités, par exemple la réduction de la visibilité du contenu mis en ligne par l'utilisateur.
Le troisième pilier sur lequel nous insistons pour essayer d'endiguer ce phénomène de fausse information, c'est une meilleure information des utilisateurs. Nous les accompagnons tout au long de leur expérience par un ensemble de mesures, par exemple un bouton de contractualisation, une notification avant tout partage de contenu si celui-ci a été vérifié - êtes-vous sûr de vouloir partager ce contenu, alors même qu'il a été vérifié et que nous savons qu'il est partiellement ou complètement faux ? -, une labellisation via une étiquette qui mentionne qu'il s'agit d'une fausse information.
Ce sont des éléments et des outils qui ont permis une action positive pour endiguer ces phénomènes.
Si les utilisateurs tombent malgré tout sur ces publications qui ont été « factcheckées », celles-ci sont recouvertes d'une étiquette « fausse information » qui en masquera le contenu. Pour y accéder, il faudra alors cliquer sur l'avertissement ; il s'agit donc d'une étape supplémentaire à franchir avec un message de rappel.
Tout un dispositif est donc mis en place à destination de l'utilisateur pour qu'il ait pleinement conscience que ce contenu a été vérifié et qu'un journaliste indépendant, avec une éthique professionnelle, aura signalé que l'information publiée est partiellement fausse.
En amont des élections européennes, nous avons pris plusieurs mesures particulières, pour faciliter la tâche de tous nos partenaires de vérification des faits au sein de l'Union européenne pour trouver et noter tous les contenus liés aux élections. Nous utilisons par exemple la détection de mots clés. Nous travaillons avec le European Fact Checking Standard Network (EFCSN) pour aider les vérificateurs à être mieux formés pour évaluer les médias générés par l'intelligence artificielle pouvant être modifiés numériquement et pour mener une campagne d'éducation aux médias afin de sensibiliser sur la manière, pour les utilisateurs, de mieux repérer ce type de contenu.
Nous commençons à accepter la certification EFCSN comme prérequis pour être considéré dans le programme de vérification des faits mené par Meta en Europe avec une reconnaissance de ses normes.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Après avoir évoqué les fausses informations partagées de manière involontaire, je vous propose d'aborder les fausses informations partagées de manière volontaire.
Nous qualifions ces dernières de « désinformation », pour bien les distinguer des premières et nous les caractérisons comme des opérations d'influence coordonnées pour manipuler ou corrompre le débat public dans un but stratégique. Ces tactiques peuvent ou non inclure de fausses informations et prennent essentiellement deux formes différentes : les campagnes clandestines fondées sur de fausses identités visant à amplifier certains messages ou des efforts plus ouverts portés par des entités médiatiques contrôlées par un État. Ces ingérences sur lesquelles nos différentes équipes travaillent peuvent être étrangères comme domestiques.
Pour contrer ces opérations d'influence clandestines, nous avons constitué des équipes mondiales spécialisées dont le but est d'identifier ces comportements. Nous avons enquêté et démantelé plus de deux cents réseaux nuisibles de ce type depuis 2017. Nous partageons publiquement, dans le cadre de nos rapports trimestriels sur les menaces, les techniques employées et quelques exemples de contenus, sans donner trop de détails pour éviter le contournement de nos systèmes et de nos règles. Cela nous permet d'éduquer le public pour lui faire connaître le type d'informations envers lesquelles il doit être vigilant, mais également de partager nos conclusions avec nos pairs dans notre industrie pour que ceux-ci puissent identifier des campagnes similaires sur leurs plateformes. Nous échangeons également avec les services de renseignement et, en France, Viginum avec qui nous travaillons en étroite coopération.
Nous entendons souvent parler des ingérences russes, mais selon notre dernier rapport, les réseaux majeurs retirés récemment concernaient la Chine, la Birmanie et l'Ukraine. La menace peut donc venir de toute part.
Nous travaillons en coopération avec Viginum depuis que cette structure a été créée. Nous partageons systématiquement nos conclusions avec elle avant de les rendre publiques et nous nous entretenons régulièrement avec ses représentants pour partager nos techniques et nos points de vue respectifs. Nous les avons encore rencontrés il y a deux jours, notre équipe internationale chargée de la lutte contre les ingérences ayant fait le déplacement à Paris pour l'occasion. Cela nous permet de partager des pistes, mais également de bénéficier de leur retour. Nous ne percevons pas nécessairement ce qui se passe sur les autres plateformes, ou des risques hors ligne, et leurs éléments peuvent nous aider à identifier des campagnes de désinformation.
Nous nous permettons aussi de les contacter. Par exemple, vous avez sans doute entendu parler d'une campagne de désinformation venant de Chine contre la campagne électorale de Raphaël Glucksmann. Après avoir vu passer cette information, nous avons contacté Viginum, qui a confirmé que cette campagne n'avait pas été observée sur les plateformes de Meta. Il s'agit d'un domaine hautement conflictuel, où les acteurs sont très persistants et essaient en permanence de revenir sur nos réseaux. Nos équipes mènent un travail de chaque instant pour tenter de les arrêter.
Je mentionnais les médias contrôlés par les États, car il s'agit également d'une forme de manipulation et d'ingérence étrangère, certes moins cachée, mais qui peut également avoir des impacts importants. Notre équipe qui travaille sur les ingérences étrangères a également développé une politique en la matière. Meta labellise les pages de certains médias contrôlés par les États, en faisant apparaître un message indiquant que ce média n'est pas indépendant et précisant quel gouvernement est aux manettes. Ce label n'est apposé que lorsque la ligne éditoriale du média est en partie ou en totalité contrôlée par un gouvernement. Ce critère est important, car il ne s'agit pas d'apposer ce label aux services d'information du service public, par exemple.
Les résultats de cette politique sont très concrets. Par exemple, les médias russes ont été bloqués dans toute l'Union européenne et nous avons poussé le curseur plus loin, en réduisant la visibilité de leurs publications à l'échelon mondial. Graphika, entreprise d'analyses spécialisée sur les ingérences, montre que le volume de publication de ces entités russes a diminué de 55 % et que leurs niveaux d'engagement ont chuté de plus de 94 % par rapport à leurs niveaux précédant le début de la guerre en Ukraine. Près de la moitié de tous les acteurs médiatiques de l'État russe ont purement et simplement cessé de publier sur les plateformes de Meta et nous pensons qu'il s'agit d'une conséquence de notre politique.
Une autre manière de lutter contre les ingérences passe par la transparence des publicités. Nous avons lancé en 2019 un outil intitulé « la bibliothèque publicitaire », qui recense l'ensemble des publicités circulant sur les plateformes de Meta pendant sept ans. En ce qui concerne les publicités politiques, électorales ou liées à un sujet général, nous allons un cran plus loin et demandons aux annonceurs de fournir des informations spécifiques relatives aux origines et au montant des financements, ainsi qu'au type de comptes ciblés et atteints par ces campagnes publicitaires. Évidemment, le but est d'attraper les annonceurs qui n'auraient pas déclaré des publicités pour les forcer à figurer sur cette base de données accessible à tout internaute, sans qu'il soit nécessaire de disposer d'un compte Facebook ou Instagram.
Mme Béatrice OEuvrard. - Je souhaite insister sur l'importance de notre coopération avec Viginum et avec les forces de l'ordre. Un portail est mis en permanence à la disposition des forces de l'ordre. Plus de 25 000 réquisitions judiciaires sont traitées chaque année en France, notre pays figurant parmi les cinq pays les plus demandeurs. Nous avons également développé une étroite collaboration avec Pharos et mis en place des équipes dédiées aux relations avec les forces de l'ordre et avec les services de renseignement. Nous avons des systèmes de traitement prioritaire en fonction des requêtes que nous avons à traiter. Nous avons notamment des protocoles spécifiques pour les jeux Olympiques et les élections européennes, afin d'engager nos équipes très rapidement en cas d'urgence.
Nous avons également des discussions régulières avec le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, en particulier l'ambassadeur pour le numérique : cela permet, par l'intermédiaire de Pharos - il s'agit encore une fois de centraliser les modes de crises par l'intermédiaire d'un seul et même outil -, de faire remonter leurs analyses et leurs demandes.
Notre équipe internationale discute régulièrement avec ces institutions, comme récemment à Lille à l'occasion du Forum International de la Cybersécurité (FIC) durant lequel nos représentants ont exposé les dernières avancées de leur travail.
Si nous avons une demande relative à cette commission d'enquête, c'est qu'à la suite des attaques terroristes de 2016 nous avions ouvert un groupe de contact permanent avec les forces de l'ordre et certains services du ministère de l'intérieur pour apprendre à mieux nous connaître afin d'anticiper les crises. Cela passe par des mesures basiques, comme assurer les traductions et ne pas perdre de temps à ce sujet, pour éviter tous les freins qui peuvent être très importants. Malheureusement, depuis trois ans, ces rencontres n'ont plus lieu, alors que nous avons appelé plusieurs fois à les renouer.
Des rencontres informelles ont toujours lieu, mais nous pensons qu'il vaut mieux se parler avant les crises que pendant qu'elles ont lieu. Nous discutons avec chaque institution concernée, mais il nous semble que la situation nécessite de réunir l'ensemble des plateformes et des services de manière plus structurée afin de conserver une certaine fluidité en cas de crise. Pour avoir assisté à de nombreuses réunions de ce genre, il y a clairement une différence lorsque les équipes connaissent les protocoles, les portails, et ont pris connaissance des problématiques opérationnelles. Cela fait maintenant plusieurs mois que nous réitérons cet appel et il me semble que les affaires d'ingérence, particulièrement en cette année électorale et de jeux Olympiques, rendent ces coopérations d'autant plus importantes.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Nous évoluons dans un cadre juridique très fourni et très complet. Plus d'une trentaine de textes nationaux et européens régulent les espaces numériques, parmi lesquels figure le règlement européen sur les services numériques (DSA). Ces textes créent des obligations en matière de transparence ou de recours pour les utilisateurs, demandent une série d'audits ou confient un rôle important de supervision à la Commission européenne. En outre, ils prévoient la désignation de « signaleurs de confiance », ce que doit bientôt faire l'Arcom.
La mise en conformité avec le DSA est une priorité de Meta, où près de mille personnes travaillent sur ce sujet. Nous avons d'ores et déjà mis en ligne plusieurs outils pour y répondre, en adaptant notamment nos formulaires de signalement ou en lançant une bibliothèque de contenus publics à destination des chercheurs pour faciliter l'accès à nos données.
En outre, depuis la loi de 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information, nous interagissons très régulièrement avec l'Arcom, à laquelle nous avons fourni chaque année des rapports très détaillés, qu'elle a ensuite rendus publics. Ce premier exercice en la matière a depuis été repris à l'échelon européen, avec le code européen de lutte contre la désinformation, mis en ligne tous les six mois. Cette première expérience nous a permis d'affiner les données que nous pouvons partager.
Meta s'est activement engagé dans le cadre du code européen des bonnes pratiques depuis son lancement en 2022. Nous participons aux groupes de travail, notamment à celui lancé sur l'intelligence artificielle (IA) générative. Nous avons publié de plus en plus de données, notamment à l'échelon national.
Depuis peu, nous fournissons des éléments de transparence additionnels face aux contenus photoréalistes générés par IA. Nous appliquons un label « contenu généré par IA » sur certaines publications, d'abord pour celles générées par nos propres outils d'intelligence artificielle, en particulier Meta AI, qui ne sont pas encore disponibles en France.
Les grandes entreprises de la tech travaillent sur ces sujets afin d'établir des standards communs ou pour appliquer un watermarking permettant d'apposer des métadonnées sur ces contenus afin de les rendre facilement identifiables par tous. Nous travaillons sur des modèles permettant d'identifier les marqueurs invisibles des standards C2PA et IPTC, ce qui permettra d'identifier les contenus de Google, d'OpenAI, de Microsoft, d'Adobe, de Midjourney et de Shutterstock. Ces entreprises ont toutes réaffirmé leur volonté de travailler à l'ajout de ces métadonnées lors du sommet de Séoul, avant-hier.
Pour lutter contre les manipulations de l'information, une part importante de notre approche passe par l'éducation aux médias. Nous avons discuté de cette question à de nombreuses reprises avec les institutions. Régulièrement, nous menons des campagnes à ce sujet sur nos plateformes, en partenariat avec des entreprises de factchecking ou avec des associations. Nous venons de lancer une campagne avec l'Agence France-Presse (AFP) pour rappeler les bons réflexes à avoir pour lutter contre la désinformation : Thomas Pesquet y présente des exemples de fausses informations. Nous avons également annoncé un appel à projets avec Génération numérique pour fournir aux utilisateurs des conseils contre les fausses informations.
M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie pour ce propos introductif. J'en conclus, pour ma part, que les notions de désinformation, de fausse information, d'information inauthentique et même de nuisance sont finalement assez subjectives.
M. Rachid Temal, rapporteur. - En ouvrant la réunion, le président vous a demandé pour quelles raisons vous aviez souhaité que l'audition se tienne à huis clos. Vous avez invoqué deux raisons. J'entends celle relative à la sécurité. Néanmoins, vous avez aussi indiqué avoir des informations confidentielles à nous transmettre. Après avoir entendu votre propos liminaire, je me demande de quelles informations il s'agissait.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Nous pensions que vous souhaiteriez discuter des échanges que nous avons eus avec Viginum, notamment au sujet des événements en Nouvelle-Calédonie, étant donné que ces informations ne sont pas publiques.
En outre, certains des chiffres que nous avons cités...
M. Rachid Temal, rapporteur. - Ils seront publiés dans quelques jours.
Mme Béatrice OEuvrard. - Pas tous.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Non. Les contenus que nous avons retirés dans ce cadre ne correspondent pas, selon nos critères, à des comportements inauthentiques coordonnés, mais plutôt à des phénomènes d'amplification. Or ceux-ci n'apparaissent pas dans nos rapports.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Autrement dit, les informations confidentielles sont celles qui suivront dans la discussion ?
Mme Élisa Borry-Estrade. - Essentiellement, mais j'ai également évoqué certaines rencontres, par exemple avec les représentants de Viginum ou de Pharos, qui ne sont pas publiques.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je reste dubitatif, mais j'en viens à mes questions.
Quel est le modèle économique de Meta ?
Mme Élisa Borry-Estrade. - Nous gagnons de l'argent grâce à la publicité diffusée sur nos plateformes.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quel est le chiffre d'affaires annuel généré par Meta ?
Mme Élisa Borry-Estrade. -Nous pourrons vous envoyer ces données à l'issue de l'audition.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quelle part représentent les ressources publicitaires dans ce chiffre d'affaires ?
Mme Élisa Borry-Estrade. - Plus de 90 %, je crois, de nos revenus.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pour qu'un annonceur achète et diffuse une publicité, faut-il que celle-ci soit préalablement validée par Meta ?
Mme Élisa Borry-Estrade. - Les outils de publicité sont en libre-service sur Meta. Néanmoins, lorsqu'une publicité est mise en ligne, une analyse est réalisée sur la base de nos standards, afin d'éviter, par exemple, la diffusion de contenus faisant l'apologie de la violence ou du terrorisme. Les outils d'intelligence artificielle que nous utilisons pour lutter contre les contenus organiques de ce type s'appliquent aussi aux publicités. Évidemment, cette méthode n'est pas infaillible. Certains contenus parviennent à contourner ces vérifications, mais c'est précisément pour cela que le signalement existe et que plusieurs recours sont possibles.
Mme Béatrice OEuvrard. - C'est pour cette raison que nous avons mis en place la bibliothèque publicitaire, qui a d'ailleurs suscité beaucoup d'émoi chez certains annonceurs. Nous y recensons toutes les publicités portant sur des thématiques sociales, économiques ou environnementales. Ainsi, TotalEnergies ou Engie, par exemple, qui sont concernées par ces enjeux, doivent préciser diverses informations pour diffuser une publicité sur Meta. Ces informations concernent l'annonceur, les dépenses ou encore la date de début de diffusion du contenu. En outre, il n'est pas possible d'utiliser un mandataire pour poster l'annonce s'il ne se trouve pas dans le même pays que l'annonceur, précisément pour éviter ces phénomènes d'ingérence.
La publicité est le principal business de Meta. Nous sommes donc très vigilants. Nous étions les premiers à engager ce type d'initiative, car nous pensons que la transparence est essentielle. La Commission européenne s'est par la suite inspirée de ce mécanisme.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Plus de 90 % de votre business dépend de la publicité. Tout n'est pas en libre-service : je suppose que, si je veux poster une publicité, je ne serai pas soumis au même dispositif que celui qui s'applique à une entreprise comme TotalEnergies.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Si.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Eux-mêmes peuvent donc poster des publicités aussi facilement ?
Mme Béatrice OEuvrard. - C'est le même dispositif.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Une PME a accès au même dispositif qu'un particulier ou qu'une grande entreprise.
Mme Béatrice OEuvrard. - Plus de 2 millions de PME et de TPE utilisent nos plateformes en France pour faire de la publicité.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Et toutes ces publicités sont vérifiées selon le procédé que vous avez décrit ?
Mme Béatrice OEuvrard. - Un système de vérification automatique s'applique aux publicités. Néanmoins, si le taux de confiance de la machine est moins élevé, une vérification humaine intervient.
M. Rachid Temal, rapporteur. - À combien ce taux de confiance s'élève-t-il ?
Mme Béatrice OEuvrard. - Tout dépend du sujet.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Selon nos rapports de transparence, les contenus pornographiques ou terroristes sont facilement repérés. En effet, nos machines sont bien entraînées, puisque ce sont toujours les mêmes séquences ou logos qui réapparaissent.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quel est le pourcentage de retrait au moment de la mise en ligne ?
Mme Élisa Borry-Estrade. - Au moment de la mise en ligne, il est de 99 %.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous m'avez mal compris. Quel est le pourcentage de publicités dont la mise en ligne est empêchée ?
Mme Élisa Borry-Estrade. - Concernant les contenus terroristes, 99 % des publicités sont retirées au moment où les utilisateurs tentent de les mettre en ligne.
Mme Béatrice OEuvrard. - Elles sont détectées proactivement, grâce à notre système qui repose sur l'intelligence artificielle.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Le système identifie par exemple le logo de Daech ou des images très sanglantes.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pour quelles raisons les annonceurs utilisent-ils Meta ? Il y a bien entendu votre visibilité. Cependant, je suppose que vous leur proposez également de cibler des abonnés en fonction d'un certain nombre de critères.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Il n'y a pas de partage de données dans ce sens. Un annonceur qui essaie de mettre en ligne une publicité établit une liste de critères déterminant les personnes qu'il souhaite cibler. En fonction du budget qu'il investit, nous faisons correspondre le contenu aux utilisateurs visés. Cependant, l'annonceur n'a pas de visibilité sur les utilisateurs. Les données sont anonymisées. Il ne dispose que d'un chiffre de performance, qui le renseigne sur le nombre de personnes touchées.
Mme Béatrice OEuvrard. - Excusez-moi, je me permets de vous interrompre, mais quel est le rapport avec l'ingérence ? Où voulez-vous en venir ?
M. Rachid Temal, rapporteur. - Parce qu'il faut que je vous le dise ?
Mme Béatrice OEuvrard. - Ce n'est pas l'objet de votre commission.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je vais vous le dire. D'abord, je suis très étonné que vous ayez demandé une audition à huis clos. Je trouve qu'il n'y a pas vraiment de données confidentielles. Et maintenant, vous me reprochez de vous poser ces questions ! C'est quand même très surprenant !
Mme Béatrice OEuvrard. - Je ne vous reproche pas vos questions.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je pensais que ces données pourraient être intéressantes. Nous avons échangé avec de nombreux chercheurs, qui ont notamment abordé la question de l'économie de l'attention. Je souhaite donc en savoir davantage sur votre modèle économique. En tant qu'entreprise, vous cherchez à gagner de l'argent. Or plus il y a de clics sur une publicité, mieux elle se vend, et plus votre chiffre d'affaires est important.
Mme Béatrice OEuvrard. - J'essayais de comprendre le rapport entre l'ingérence étrangère, qui est l'objet de cette commission, et notre business model.
M. Dominique de Legge, président. - Je ne sais pas s'il y a quelque chose à comprendre. Ce que nous avons compris, de notre côté, néanmoins, c'est qu'une partie des faits d'ingérence transite par les plateformes. Nous souhaitons donc en savoir davantage sur leur fonctionnement. Les questions du rapporteur sont parfaitement légitimes et je vous remercierai d'y répondre.
Mme Béatrice OEuvrard. - Je ne dis pas qu'elles ne sont pas légitimes. Je souhaitais savoir quel était le lien.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Il tient aux raisons qu'évoque le président. Les plateformes sont une porte d'entrée majeure pour les phénomènes d'ingérence. Selon un chercheur que nous avons auditionné, une information prêtant à débat suscite dix fois moins de clics qu'une information totalement vérifiée et certifiée. Tout cela me semble donc lié à votre modèle économique. Ce rapport de un à dix ne vous parle pas ?
Mme Élisa Borry-Estrade. - Non, puisque, comme je vous l'expliquais, nous avons développé une politique sur les fausses informations qui repose sur différents standards et règles. Dès lors qu'un contenu est labellisé « fausse information », il est démonétisé et son émetteur perd la faculté de poster des publicités. On ne peut donc pas faire de publicité sur de fausses informations sur Meta.
M. Rachid Temal, rapporteur. - L'utilisation de Facebook dans des logiques d'ingérence au moment du Brexit a été démontrée. Des travaux, qui créent davantage le débat, tendent à montrer que des procédés similaires ont été utilisés pendant la campagne précédant l'élection présidentielle américaine de 2016. Avez-vous observé des phénomènes de ce genre lors de ces deux moments ? Depuis, avez-vous pris des mesures ?
Mme Élisa Borry-Estrade. - L'équipe dédiée à la lutte contre les ingérences étrangères a été créée en 2017. Ce sont les événements liés à l'élection américaine qui nous ont encouragés à développer ce travail. Pour la première fois, la manière dont internet peut être utilisé par des forces étrangères était alors mise en lumière. Il s'agissait d'un problème nouveau pour les plateformes, sur lequel nous avons massivement investi. Cette équipe est née dans ce contexte et une coopération a ensuite été mise en place, avec des institutions comme Viginum - ce service a été créé dans la même logique. Notre but est de travailler avec ces institutions afin de limiter de tels phénomènes.
Les chiffres que j'ai évoqués sur les ingérences passant par les médias russes démontrent que ces politiques ont été efficaces. En effet, plus de la moitié des médias russes ont arrêté de publier sur nos plateformes, parce qu'ils finissaient par se décourager. Lorsqu'on évoque les tentatives d'ingérence russe, le nom du réseau Reliable Recent News (RRN/Doppelgänger) est celui qui revient le plus souvent, car il s'agit de l'un des acteurs les plus persistants. Grâce à la mobilisation des plateformes, l'influence de Doppelgänger est décroissante : ils ont de moins en moins de visibilité, publient de moins en moins et rencontrent des difficultés grandissantes pour accéder aux plateformes. C'est la conséquence de cette coopération efficace avec les autorités et des moyens déployés pour s'attaquer au problème.
Mme Béatrice OEuvrard. - Nous avons également développé une autre approche, en nous concentrant sur ce que nous appelons les « comportements inauthentiques coordonnés ».
Avant 2016, nous nous focalisions principalement sur le contenu en tant que tel. Depuis, nous tentons d'utiliser d'autres faisceaux d'indices. En effet, il est possible que des contenus anodins soient postés, qui n'ont aucune dangerosité, mais, s'ils sont raccrochés à de faux comptes, qui créent des abonnés et sont coordonnés, ils peuvent entraîner des effets pervers. Dans nos discussions avec les institutions, Viginum notamment, nous considérons des contenus particuliers, mais nous nous concentrons principalement sur les comportements entourant ces contenus : par qui ont-ils été postés ? À qui le compte est-il relié ? Comment existe-t-il ? Où est-il localisé ? Après les événements que vous avez mentionnés, nous avons commencé à nous intéresser à ce type d'informations.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quel pourcentage des contenus postés parvenez-vous à contrôler sur Meta, en mettant de côté WhatsApp ?
Mme Béatrice OEuvrard. - Je ne peux pas vous dire combien de posts nous contrôlons, car la politique de détection des faux comptes prend en considération un ensemble de signaux.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Dans le cadre de cette méthode globale, quel pourcentage de ce qui est mis en ligne est passé en revue ?
Mme Béatrice OEuvrard. - Nous n'avons pas ce chiffre, mais je peux vous en donner un autre, qui pourra vous éclairer. Concernant les contenus terroristes, haineux et violents, nous avons recours à un taux de prévalence, que nous publions dans notre rapport de transparence. Ce taux nous permet d'évaluer si nos machines répondent bien au danger. Sur le terrorisme, il est de 0,01 %, ce qui signifie que, sur dix mille contenus, il en reste un qui n'a pas été capté, par la machine ou à la suite d'un signalement.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Exercez-vous un contrôle sur l'ensemble des activités des utilisateurs de Facebook et d'Instagram ?
Mme Élisa Borry-Estrade. - Non. L'article 9 du DSA institue le principe de la non-surveillance généralisée. Les plateformes ne doivent pas surveiller les contenus postés par les utilisateurs.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Mais le DSA vient seulement d'entrer en vigueur.
Mme Béatrice OEuvrard. - Ce principe figurait déjà dans la directive sur le commerce électronique.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Les plateformes ne sont pas censées surveiller ce que les utilisateurs postent. Pour autant, elles sont encouragées à développer des outils pour capter les contenus les plus graves. Nous avons recours au machine learning pour permettre les signalements. Nous devons aussi mettre à disposition des utilisateurs et des autorités des outils de signalement.
Le dispositif du DSA comprend un autre élément intéressant, que nous avions déjà mis en place : le principe des signaleurs de confiance. Certaines associations et institutions, expertes et reconnues dans leur domaine, peuvent avoir accès à des outils de signalement prioritaire, qui nous permettent de prendre en compte leurs signalements au plus vite.
Tous les trimestres, nous publions le rapport de transparence, qui rend compte, à l'échelle internationale, du nombre et du volume de contenus et de faux comptes retirés, par catégorie. Nous comptons aujourd'hui une quinzaine de catégories, qui vont du discours haineux au contenu violent.
Mme Béatrice OEuvrard. - Le fait de « scroller » tous les contenus serait en contradiction avec le DSA et avec la loi pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN). En revanche, nous travaillons à partir de signaux reçus, même faibles, qu'ils soient captés par la machine, les signalements des utilisateurs ou le travail de coopération, qui permet d'identifier de nouveaux protocoles mis en place par les personnes malveillantes.
M. Rachid Temal, rapporteur. -Pourquoi labelliser plutôt que de retirer les contenus identifiés ?
Mme Élisa Borry-Estrade. - Nous avons eu une longue discussion à ce sujet avec le conseil de surveillance, organe indépendant et externe à Meta, qui officie un peu comme notre Cour suprême. Quand nous prenons des sanctions contre certains contenus, les utilisateurs ont la possibilité de faire un recours et, s'ils ne sont pas d'accord avec la décision prise, ils peuvent se tourner vers le conseil de surveillance dans les cas de modération les plus complexes.
C'est aussi en échangeant avec les experts du conseil que nous avons affiné notre approche et que nous avons décidé de labelliser ce type de contenus. On ne les retire pas, parce que la loi n'interdit pas de mentir ou de dire quelque chose de faux. De plus, dans certains cas, les fausses informations sont partagées en bonne foi. En les labellisant, nous fournissons du contexte additionnel pour ces publications, qui sont systématiquement accompagnées d'un article contradictoire, écrit par les factcheckers avec lesquels nous travaillons, qui explique pourquoi le contenu est faux d'un point de vue factuel.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Ce conseil est-il dans le périmètre de Meta ?
Mme Élisa Borry-Estrade. - Il s'agit d'un conseil indépendant, qui rassemble des journalistes, des juristes ou d'anciennes personnalités politiques.
Concernant l'IA, le conseil nous a demandé de changer notre politique, en expliquant que les contenus générés par l'IA se multipliaient sur internet et sur les plateformes et qu'il était important de donner du contexte aux utilisateurs pour les éduquer sur le sujet. L'approche est la même pour les fausses informations : il faut donner du contexte.
Mme Béatrice OEuvrard. - Au début, nous placions un grand triangle rouge pour signaler les fausses informations. Cependant, cette pratique avait un effet inverse à celui que nous recherchions : soit les gens ne nous croyaient pas, soit l'information suscitait plus d'interrogation et attirait du public.
Notre politique n'est sans doute pas parfaite et elle est sûrement vouée à évoluer. Mais nous faisons appel à de nombreux experts pour identifier ce qui fonctionne le mieux dans le cadre d'une vision multiculturelle, puisque nous sommes une plateforme globale. Notre approche est itérative et nous testons toujours de nouvelles choses. Chaque fois que nous modifions notre politique, ce n'est pas parce que Mark Zuckerberg en a décidé ainsi en se levant. Nous nous appuyons sur un ensemble de chercheurs et d'experts indépendants. Par ailleurs, des rapports sur ces prises de décision sont publiés.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Dans le cadre de nos auditions, nous avons entendu certains de ces chercheurs et experts. Sur la question de la labellisation de l'information, ils disent qu'il ne s'agit pas du bon modèle.
Mme Béatrice OEuvrard. - Nous vous l'avons dit : 95 % des personnes ne cliquent pas sur un contenu labellisé. Ce chiffre indique que l'approche fonctionne. À chaque fois que nous opérons ce genre de changements, nous tentons d'évaluer le bon fonctionnement de ce que nous mettons en place. Aujourd'hui, au regard des résultats, la labellisation fonctionne, ce qui ne signifie pas qu'il n'existe pas d'autres solutions. Il est très important de poursuivre nos discussions avec les collèges d'experts et les journalistes, car les approches devront évoluer, pour répondre à l'évolution des techniques, mais aussi de l'actualité.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Lors de nos auditions, nous avons entendu que le label peut donner le sentiment qu'il s'agit d'une information officielle, dans un contexte où la défiance est grande par rapport aux autorités.
Mme Béatrice OEuvrard. - Le système a ses limites et un complotiste, même si on labellise...
M. Rachid Temal, rapporteur. - Bien sûr, mais nous ne parlons pas ici de ce type de profil.
Mme Béatrice OEuvrard. - Nous observons que les informations ou les campagnes d'éducation relayées par des proches ont plus de poids pour cette population. La façon de passer les messages change aussi en fonction de la population ciblée.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Nous avons entendu un autre argument en faveur de cette labellisation. Les campagnes d'ingérence, comme les campagnes de désinformation, se cantonnent rarement à une seule plateforme. Lorsqu'ils découvrent une fausse information sur internet, des individus qui l'ont déjà vue sur l'une de nos plateformes, assortie d'un contexte explicatif, peuvent la considérer avec un autre regard.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Lors de nos auditions, nous avons évoqué les demandes de retrait. Les avis étaient partagés sur la facilité et la rapidité avec lesquelles le retrait peut être obtenu.
Mme Béatrice OEuvrard. - Nous avons eu de grandes discussions avec des personnes qui poussaient pour le retrait de contenus contenant des mots violents à l'égard de la France. Mais ces contenus provenaient de comptes authentiques et nous devons conserver une liberté de parole sur nos plateformes.
Il faut faire la différence entre un compte faux, inauthentique et coordonné, d'un côté, et une vraie personne, de l'autre, qui veut donner son opinion dans le respect des règles de droit applicables. Nous avons parfois des discussions compliquées, au cours desquelles on nous demande de retirer des éléments qui ne sont pas qualifiables d'un point de vue juridique. Généralement, ces demandes ne passent pas par Pharos, qui offre un cadre juridique.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez mentionné des exemples d'ingérences, en citant la Chine, la Birmanie et l'Ukraine.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Ces exemples récents figurent dans le dernier rapport publié par l'équipe luttant contre les ingérences étrangères.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous dites que tout le monde parle des Russes, mais que ce sont plutôt les pays que je viens de citer qui sont impliqués.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Ce ne sont pas « plutôt » eux, mais eux « aussi ». Nous avons tendance à nous focaliser sur les ingérences russes, mais je voulais souligner le fait que cette équipe doit gérer des menaces qui peuvent venir de partout. Dans le passé, nous avons retiré des campagnes venant d'Iran.
À titre confidentiel, ces derniers jours, nous avons travaillé avec Viginum sur les événements en cours en Nouvelle-Calédonie. Le service a publié un rapport identifiant une campagne d'amplification menée depuis l'Azerbaïdjan, un pays qui revient souvent dans nos rapports. Nous avons retiré plus de quatre-vingts comptes venant de la région sur la base du travail accompli avec Viginum. Il ne s'agissait pas seulement de comportements inauthentiques coordonnés, puisque certains comptes étaient vrais, mais ils se faisaient passer pour ce qu'ils n'étaient pas et étaient inauthentiques.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quels sont vos moyens en ce qui concerne WhatsApp et les boucles ?
Mme Béatrice OEuvrard. - Nous avons adopté une approche assez unique. Sur WhatsApp, à la différence de Telegram, les groupes sont en réalité limités à un peu plus de cinq mille personnes, notamment pour éviter les effets de viralité. Pour nous, WhatsApp est non pas un réseau social, mais une application de messagerie privée.
Tout un dispositif de signalement est possible, mais les communications sont en revanche cryptées, sauf en cas de signalement, auquel cas il est possible de visualiser les cinq derniers messages envoyés. Nous traitons plutôt l'information à l'aide des métadonnées. Par exemple, au sujet de la pédopornographie, si un majeur ne contacte que des mineurs, nous pouvons intervenir à l'aide de certains signaux, mais pas en nous fondant sur le contenu en tant que tel des messages.
Mme Nathalie Goulet. - Il faut saluer à quel point les procédés des plateformes ont évolué. J'ai présidé la première commission d'enquête du Sénat sur l'organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe - c'était en 2014 - et, si les mécaniques de contrôle et de retrait sont les mêmes, la méthode a beaucoup évolué. Il faut souligner les efforts accomplis : nous sommes passés dans une autre dimension quant à la protection des usagers.
En ce qui concerne la coordination à l'intérieur de votre groupe, comment échangez-vous avec les responsables des affaires publiques d'autres pays ? Lorsque vous bannissez une publicité, un faux compte ou une ingérence en France, appelez-vous à la vigilance dans d'autres pays à travers le monde ?
Telegram a signé un partenariat avec l'organisation Etidal, aussi appelée centre mondial de lutte contre l'idéologie extrémiste, qui a permis au dernier trimestre le retrait de 16 960 000 de contenus terroristes. Connaissez-vous cette institution et collaborez-vous avec elle ?
Mme Béatrice OEuvrard. - L'applicabilité de nos politiques d'utilisation est globale. Nous ne localisons les décisions qu'en fonction de jugements rendus par des tribunaux nationaux, afin d'appliquer le droit national, mais nos politiques sont globales. C'est d'ailleurs ce qui a gêné Donald Trump lors de son bannissement : son compte a été supprimé dans le monde entier. Ce cas est d'ailleurs intéressant : nous avons fait revoir la décision de le bannir par notre comité de surveillance et on nous a demandé de changer notre politique concernant les personnalités publiques, car il faut aussi prendre en compte la liberté d'expression et d'opinion. En interne, le débat dans ce groupe d'experts était intéressant pour voir comment procéder, en limitant dans le temps les peines de bannissement.
À ce sujet, je me permets d'ajouter qu'il serait bon que nous disposions des statistiques du nombre de condamnations effectives à la suite des 25 000 réquisitions que Meta fait tous les ans en France. Pharos traite 190 000 plaintes, mais seulement 50 personnes sont condamnées pour cyberharcèlement. Nous nous interrogeons quant au rôle du pouvoir régalien, qui doit prendre sa part.
À la suite de son bannissement, Trump a eu le réflexe de créer son propre réseau social qui, s'il avait été diffusé en Europe, n'aurait pas été soumis au DSA en raison de sa petite taille. Une décision politique a été prise d'appliquer des règles différentes à d'autres plateformes et de laisser se développer des bulles de haine soumises à d'autres règles que les très grandes plateformes. Certaines autorités avec lesquelles nous travaillons soulignent que les criminels vont sur Telegram, mais cette entreprise n'est pas présente lors de nos discussions. Il y a là un vrai problème : il y a une chaîne de responsabilités.
Cela signifie non pas que les plateformes n'ont pas de responsabilité - ce n'est absolument pas le message que nous portons -, mais que le pouvoir régalien doit s'appliquer. Nous avons par exemple été très déçus que l'amende forfaitaire n'ait pas été retenue dans la loi visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique, alors que le sénateur Loïc Hervé notamment l'avait proposée. Il s'agissait pour nous d'une manière plus simple et réactive de poser les règles étatiques, sans demander aux victimes d'aller devant un juge et d'attendre plusieurs années pour obtenir réparation. Il faut donc un vrai rôle de l'État et un suivi des condamnations relatives aux plaintes sur Pharos.
Je ne connais pas l'organisation travaillant avec Telegram que vous mentionnez, mais nous sommes à l'initiative du Global Internet Forum to Counter Terrorism (GIFCT) qui regroupe un ensemble d'entreprises pour partager avec les autres plateformes des métadonnées sur les contenus terroristes, un peu à l'image du watermarking, afin de créer une base de données des contenus identifiés comme tels et éviter leur partage. Il est plus délicat de trouver des définitions communes des contenus haineux ou violents. Si j'ai un message à faire passer au sujet de Telegram, c'est qu'il est très dommage que nous ne les rencontrions jamais autour de la table.
La réunion est close à 16 h 20.