Jeudi 23 mai 2024

- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -

La réunion est ouverte à 10 h 30.

Audition de M. Xavier Sticker, ambassadeur de France en Ouganda (ne sera pas publié)

Audition de M. Maxwell Atuhura, directeur général de Tasha research institute Africa limited

M. Roger Karoutchi, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies de ses obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France.

Nous entendons maintenant M. Maxwell Atuhura, Directeur général de Tasha research institute Africa limited. Cette organisation défend les droits de l'homme, l'environnement et la justice climatique, et promeut en particulier la mise en place d'une bonne gouvernance des ressources naturelles.

Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif d'une vingtaine de minutes en tout, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat. La vidéo sera, le cas échéant, diffusée sur les réseaux sociaux, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle en outre qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Monsieur Atuhura, je vous invite maintenant à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Maxwell Atuhura prête serment.

L'audition de M. Atuhura, qui s'exprime en langue anglaise, fait l'objet d'une traduction simultanée.

M. Roger Karoutchi, président. - Avant de vous céder la parole, je vous invite également à nous préciser si vous détenez des intérêts de toute nature dans le groupe TotalEnergies ou dans l'un de ses concurrents dans le secteur de l'énergie, y compris sous forme de prestations de conseil ou de participations à des cénacles financés par les énergéticiens.

M. Maxwell Atuhura, directeur général de Tasha research institute Africa limited. - Je suis demandeur dans une procédure introduite devant les tribunaux français à l'encontre de TotalEnergies.

M. Roger Karoutchi, président. - C'est sans doute l'affaire contre la société EACOP, dont nous aurons l'occasion de reparler.

Je rappelle qu'il n'appartient bien évidemment pas à notre commission d'enquête de nous prononcer sur ces contentieux éventuels. Vous aurez la possibilité, Monsieur le directeur général, de ne pas répondre à une question qui porterait de manière directe sur un contentieux en cours.

M. Maxwell Atuhura. - Je suis heureux d'être ici et de partager mon expérience ougandaise, pour vous parler de ce que nous traversons avec le projet de TotalEnergies. Je viens de Buliisa, une région qui se trouve au coeur du projet Tilenga de TotalEnergies. C'est également dans cette région que le projet EACOP a vu le jour.

J'ai été le témoin des débuts de ce projet, et j'ai travaillé avec les personnes impactées, dont certaines sont des membres de mon entourage proche, des amis, des membres de ma communauté. C'est mon foyer ancestral et mon lieu de naissance. Mais à un moment donné, il est devenu difficile de rester dans cette région en raison de la situation sécuritaire. C'était trop pour moi. Je parlais ouvertement des atteintes aux droits de l'homme en raison de ce projet, et j'ai été arrêté. C'était à l'occasion de mon travail d'enquête avec une journaliste italienne, pour les besoins duquel nous interrogions des personnes touchées par le projet. Or, je n'étais jamais allé en prison par le passé. Dans la situation que je décris, je n'ai été arrêté que parce que je parlais ouvertement de ce projet pétrolier.

Lors de mon arrestation, des questions m'ont été posées. Notamment, il m'a été demandé d'exposer les raisons pour lesquelles j'étais opposé à ce projet et lançais des pétitions. J'étais également interrogé sur les raisons pour lesquelles j'incitais à refuser l'indemnisation. Je plaide contre les déplacements de populations. Je plaide pour une valorisation des propriétés. Je veux lutter contre la perte des moyens de subsistance, la perte des foyers. Nous avons observé qu'un grand nombre de droits étaient bafoués, dont les droits fonciers, le droit à s'alimenter, le droit à l'autodétermination, le droit à un environnement sain et propre.

Un grand nombre de personnes ont été déplacées du fait du projet. Tout a commencé en 2017 avec un plan d'action qui a donné lieu au déplacement de 600 personnes de la zone industrielle, où les dispositifs de traitement centraux étaient construits. Certains ont reçu une bien maigre indemnisation, d'autres ont reçu une indemnisation sous forme de parcelles de terrain, mais d'autres encore, n'ont reçu aucune indemnisation. TotalEnergies a travaillé avec le gouvernement. Les personnes qui refusaient l'indemnisation, y ont finalement été contraintes par des procédures judiciaires.

Un autre plan d'action a consisté, pour les tribunaux, à traiter les affaires de 42 familles, qui ont été poursuivies pour avoir refusé l'indemnisation. En décembre 2023, les décisions judiciaires rendues ont été défavorables à ces familles.

Plus récemment, un tribunal a émis des ordres d'expulsion des familles qui avaient le plus souffert de ce projet. Certaines familles ont vu leurs maisons entourées de clôtures avant même de prétendre à une indemnisation, se voyant ainsi privées de la liberté de se déplacer tandis que leur bétail, privé d'eau et d'alimentation, mourait.

Notre organisation, Tasha research institute, s'est prononcée contre ces actions restrictives. Nous avons lancé des actions pour aider ces familles expulsées, qui se retrouvent désormais sans foyer. J'ai reçu hier les photos d'une personne qui se trouve actuellement dans une nouvelle structure, où elle vit avec sa famille dans des conditions indécentes. C'est une négation de leur humanité, et nous ne parlons là que d'une partie des déplacements en raison de Tilenga. Environ 2 900 hectares de terres ont été acquises pour les besoins du projet Tilenga à Buliisa et dans d'autres régions, dans lesquels initialement 600 personnes vivaient. Des milliers de foyers touchés d'une manière ou d'une autre par le projet, se sont ajoutés aux personnes déplacées, sans pouvoir retourner à une vie normale.

Nous avons observé TotalEnergies, invitant les journalistes à visiter les maisons construites. Des entretiens ont été organisés avec les familles relogées afin de connaître les conditions de leur nouvelle vie dans ces maisons. Même si en présence des médias, ces personnes ont témoigné que tout allait bien, je les connais et je peux affirmer que c'est faux. Moins de 5 % des personnes touchées par le projet sont parvenues à obtenir des maisons. C'est une fraction infime et je ne comprends pas pourquoi aussi peu de personnes ont été relogées. Ces rares personnes sont exposées comme exemples de réussite, alors qu'en réalité les populations autochtones ne peuvent plus jouir de leurs droits.

J'en viens à EACOP. Pour les besoins de ce projet, 24 744 personnes issues de plus de 3 660 foyers font face à des déplacements et à l'absence d'indemnisation. Le déplacement forcé est véritablement la source de notre malheur, sans provision ni garantie pour l'avenir de ces personnes. Nous avons toujours parlé haut et fort en faveur du respect des droits de l'homme. Une indemnisation juste devrait intervenir conformément aux prescriptions du Conseil des droits de l'homme. La terre d'Ouganda appartient au peuple ougandais. Or avec ce projet, un grand nombre de personnes attendent des indemnisations depuis trois ans. Il n'est pas juste que ces personnes autochtones, pour lesquelles la détention de leur terre est un droit fondamental, s'en voient privées par une organisation étrangère. Tous les citoyens d'Ouganda ont pour projet d'acheter du foncier ou d'en hériter. Pourtant le projet EACOP va à l'encontre de cette aspiration.

Voilà le problème qui m'a valu une arrestation pendant deux nuits dans une cellule, au motif de réunion illégale. J'ai été mis sous surveillance policière. Après quelques mois, j'ai vu l'émergence de la police pétrolière, unité nouvellement créée par l'État pour faire la police de ce projet.

Quelques mois après mon arrestation, j'ai vu cette police flanquée d'une mission locale « CID », dont les agents ont fermé mon bureau au seul motif que je m'insurgeais contre les atteintes aux droits des personnes.

Je mène ce travail pour l'amour de mon pays et de ma région, ainsi que pour la durabilité des moyens de subsistance et la justice. Or j'ai eu la surprise de voir ces équipes armées arriver à bord de cinq voitures, pour imposer la fermeture de ma petite organisation défendant les personnes qui subissent des abus. C'est injuste et injustifié. L'un de mes collègues a été à l'origine de la première action en justice intentée en France contre TotalEnergies. Après son retour en Ouganda, il a été arrêté à l'aéroport. Il est venu en France pour porter plainte, ce qui est son droit le plus légitime. Nous n'avons pas compris les raisons de son arrestation et de sa détention pendant quelques jours en France. Il a également subi du harcèlement à son domicile jour et nuit.

L'organisation Friends of the Earth a travaillé sur ce sujet et a répertorié au moins 50 cas de harcèlement. Pour ma part, j'ai été harcelé au moins 11 fois, uniquement en lien avec le projet. On me fait chanter parce que je m'oppose à l'autorité publique. On me présente comme un ennemi du développement, mais à vrai dire, personne n'a mentionné les pratiques qui sont réellement celles du terrain. Nous pensons donc que le gouvernement français devrait exercer son influence pour empêcher TotalEnergies de porter atteinte aux droits des personnes.

J'ai rencontré en France des représentants du ministère des affaires étrangères français, qui m'ont indiqué que TotalEnergies était une entreprise privée dans les affaires internes de laquelle il était impossible, pour l'État, de s'immiscer. Pour autant, l'Accord de Paris a été signé ici. Dans ce pays, chacun est fier de déclarer que les droits humains et la justice sont respectés et défendus, et pas seulement en France. Dans ce cas, pourquoi les entreprises françaises qui ne promeuvent pas la justice, ne sont-elles pas inquiétées ? C'est anormal. Au nom des gens qui souffrent, nous pensons que le gouvernement français peut agir pour empêcher ces actions.

Nous avons rencontré des obstacles en Ouganda pour recueillir des éléments de preuve sur le projet pétrolier de TotalEnergies, qui est scellé dans le secret le plus absolu. Tout est fait au moyen d'accords secrets. Ce n'est pas normal. Le gouvernement français doit agir pour obliger TotalEnergies à divulguer ces informations, notamment les informations judiciaires. La charge de la preuve repose aujourd'hui sur le requérant, mais dans un cas où aucun accès à l'information n'est possible, comme c'est le cas pour mon Institut, aucune action n'est envisageable. L'ambassade française s'est murée dans le silence dès que des problèmes de harcèlement ou d'autres problèmes se posaient.

Le Parlement européen, après la visite d'une délégation en Ouganda, a pris une résolution, à la suite de laquelle une manifestation de soutien à EACOP, orchestrée par l'autorité publique et soutenue par TotalEnergies, s'est tenue dans les rues de Kampala. Les personnes qui soutenaient la résolution tant attendue de l'Union européenne ont été harcelées par la police et torturées, tandis que celles qui s'y opposaient étaient escortées par la police.

C'est à ce moment que nous avons commencé à pointer du doigt l'ambassade française. Les représentants que nous y avons rencontrés à l'occasion de réunions, nous ont demandé pourquoi nous nous focalisions sur TotalEnergies et non sur les acteurs chinois. La raison est simple : le porteur du projet pétrolier en Ouganda est TotalEnergies, qui en détient 62 % des parts tandis que l'État ougandais n'en détient que 15 %. Le pétrole sera exporté au bénéfice de TotalEnergies. On ne peut donc pas dire que le pétrole profitera à l'Ouganda.

Nous nous trouvons actuellement au stade des étapes préliminaires du projet. Nous assistons à des campagnes de harcèlement et d'intimidation, et à des actions obligeant les personnes à accepter les déplacements. Toutes ces actions virulentes de TotalEnergies sont la preuve que des intérêts importants sont en jeu. Pourquoi mettre en oeuvre ces projets s'ils ne profitent pas au peuple ? Nous pensons donc que ce projet doit prendre fin.

Un certain nombre de personnes avec lesquelles j'ai interagi rencontrent des problèmes différents. En l'espèce, plus de 200 affaires pourraient être présentées, en détaillant les problèmes afférents. Je connais intimement ces personnes affectées, j'ai parlé au nom des victimes lorsqu'elles ne pouvaient pas le faire. Nous avons fait de notre mieux, mais malheureusement, nous continuons de subir la situation actuelle. Nous avons été harcelés, mais la seule question qui nous est posée est celle de savoir qui nous finance. Pourtant, notre souffrance est réelle. Nous nous défendons contre l'injustice dont nous sommes victimes, mais certains nous font un procès d'intention en pointant du doigt de prétendus financements. Nous ne sommes pas liés à l'Europe, nous voulons la justice tout simplement.

M. Roger Karoutchi, président. - Nous étions tout à l'heure en visioconférence avec l'ambassadeur de France à Kampala, qui affirme que non seulement le gouvernement, mais aussi la totalité des forces d'opposition en Ouganda et l'opinion publique, sont favorables au projet. Nous comprenons que pour votre part, vous y êtes opposé puisque vous avez intenté une action judiciaire. Vous avez évoqué le harcèlement que vous subissez, et vous avez été emprisonné. Or TotalEnergies affirme, preuves à l'appui, qu'à cette occasion, le groupe est intervenu en votre faveur auprès du gouvernement ougandais pour obtenir votre libération.

TotalEnergies affirme également qu'en décembre 2023, des manifestations hostiles au projet ont eu lieu, peu nombreuses certes, mais que le groupe était intervenu auprès du gouvernement pour lui demander de respecter la liberté d'expression et les droits de l'homme.

En réalité, nous voyons bien votre opposition naturelle au projet, et la souffrance des personnes qui habitent dans la région où il se déroule. Nous avons connu, ailleurs en Afrique et en Europe, des projets qui entraînaient également des expropriations, ce qui est toujours extrêmement douloureux. Pour autant, sans préjuger du résultat de la procédure devant le tribunal français, je souhaiterais que vous apportiez certaines précisions. Vous considérez que les méthodes sont dures et que, par définition, les expropriations sont difficiles à vivre pour les populations concernées. Considérez-vous néanmoins que l'ensemble des forces politiques ougandaises, hormis le Gouvernement, sont opposées au projet ?

Représentez-vous en Ouganda une force opposée à ce projet, ou êtes une Organisation non gouvernementale (ONG) tout à fait respectable mais non représentative ? La majorité des Ougandais est-elle favorable au projet ?

Par ailleurs, l'ambassadeur nous indiquait que 90 % de l'énergie utilisée en Ouganda était hydraulique ou en provenance du charbon de bois. Considérez-vous, par conséquent, que l'Ouganda a besoin de l'exploitation pétrolière ? Vous rappelez que l'Ouganda est minoritaire dans l'exploitation. C'est vrai, mais la situation est exactement similaire dans un grand nombre de pays. Ceux-ci sont minoritaires dans l'exploitation mais vendent la ressource, qui revient donc en grande partie au pays. Selon vous, l'Ouganda a-t-il besoin de cela pour son développement futur ?

M. Maxwell Atuhura. - Je ne représente pas une force d'opposition. Nous ne sommes qu'une petite organisation qui oeuvre pour les droits des personnes. Nous avons vu le jour dans une région touchée par le projet de TotalEnergies, et sommes témoins des pratiques de ce dernier.

La situation en Ouganda est la suivante. Les personnes qui vivent dans les grandes villes telles que Kampala, estiment que le projet est très important. L'ambassadeur de France a donc dit vrai pour le citadin vivant confortablement, qui n'est nullement dérangé par le projet. En revanche, il faudrait aussi interroger les personnes qui vivent dans les régions directement affectées. J'ai rencontré les familles qui vivent dans les deux régions les plus touchées et qui se sont vu promettre une indemnisation. Celles qui l'ont reçue vont naturellement se prononcer en faveur du projet, mais la majorité des personnes concernées n'a pas reçu d'indemnisation. Notre organisation et ses partenaires se tiennent aux côtés des personnes ayant subi, à notre sens, une injustice.

Nous ne travaillons pas pour un parti politique donné, mais voulons rétablir la justice. Nous oeuvrons en faveur d'un environnement protégé et du développement durable. Très clairement, les alternatives ayant eu un effet multiplicateur sur le plan de l'emploi (l'agriculture, les pêcheries, les énergies vertes...) existent. Nous ne pouvons donc pas nous concentrer uniquement sur la sortie des énergies fossiles. Nous avons besoin d'un ensemble de trajectoires au service du développement. Nous devons aussi nous concentrer sur les atteintes aux droits humains, les restrictions des terres, la déscolarisation des enfants. Mon seul intérêt réside dans la possibilité que ces enfants aillent à l'école, et que les droits humains soient respectés. Cela ne veut pas dire que je travaille pour un parti donné. Tel est notre plaidoyer.

Par ailleurs, je considère que la partie qui dispose de la participation majoritaire est la principale bénéficiaire. J'estime que l'honnêteté et la sincérité devraient avoir un poids dans ces discussions. Le bénéfice n'est pas le seul enjeu. Nous pensons simplement que TotalEnergies veut générer un bénéfice, auquel le gouvernement apporte son soutien parce qu'il y a une part à gagner. Le gouvernement y trouve peut-être un intérêt pour rester au pouvoir, mais se préoccupe trop peu des concitoyens, dont la vie est très difficile. Les groupes pétroliers refusent de prendre conscience que les populations sont confrontées à des défis. Des stratégies de communication sont mises en place. Je répète que ces populations ont une vie difficile et qu'elles ne peuvent se contenter de vivre de promesses.

L'Ouganda n'est certes pas le seul pays d'Afrique à produire du pétrole, puisque le Nigeria, le Soudan du Sud et l'Angola notamment, font de même. Mais pour l'heure, je n'ai vu aucun pays dans lequel le pétrole était utilisé pour le développement.

M. Yannick Jadot, rapporteur. - Nous nous trouvons dans une situation où des rapporteurs des Nations unies confirment la répression sur les opposants au projet, et à l'occasion de laquelle le Parlement européen a pris position. D'ailleurs, à la différence de l'ambassade de France, la délégation européenne à Kampala s'est exprimée. En outre, des acteurs financiers (banques, assureurs) refusent de s'associer à ce projet qui pose des questions extrêmement lourdes, notamment concernant les déplacements de populations et les impacts climatiques et environnementaux.

Vous avez mentionné un certain nombre de cas. Pouvez-vous nous donner des exemples plus précis de l'implication de TotalEnergies en tant qu'entreprise, dans cette politique de répression et de privation de liberté des populations, en particulier en matière d'agriculture et de logement ?

En outre, vous avez évoqué la « malédiction du pétrole », qui exprime le fait qu'avoir un sol riche en pétrole, notamment en Afrique, participe rarement du développement. Pouvez-vous évoquer davantage les conséquences environnementales de ces projets ?

M. Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies, nous a expliqué qu'il n'y avait absolument aucun problème concernant les forages dans les réserves naturelles, les lacs Albert et Victoria, ou même le pipeline sur 1 500 kilomètres, qu'il considère comme totalement anecdotiques d'un point de vue environnemental. Pouvez-vous nous livrer votre analyse sur ces éléments ?

M. Maxwell Atuhura. - Concernant l'implication de Total dans la répression et les arrestations, comme je l'indiquais de nombreux accords ont été passés, et les informations sont cachées au public. Mes propos ne sont donc fondés que sur l'observation. Ainsi dans les grandes réunions publiques, TotalEnergies est accompagné de la police et des représentants de l'autorité publique, ce qui donne à réfléchir.

Pour ce qui est des arrestations, dont la mienne, on m'a interrogé sur le projet TotalEnergies. Il est vrai que le président de TotalEnergies s'est exprimé. Il a assuré que des vérifications étaient menées par les forces de police concernant l'identité des personnes circulant sur les sites pétroliers. Il y a donc une implication de TotalEnergies. Pourquoi les personnes entrant sur les sites doivent-elles se soumettre à un contrôle de police, et non au contrôle réalisé par TotalEnergies ?

La réponse à cette question est sans cesse esquivée. Lorsqu'on entre dans le détail, on ne peut que constater la situation.

Que me reproche-t-on précisément ? J'ai été arrêté, et on m'a demandé pourquoi je m'agitais contre un projet pétrolier. Certains ont informé la police de mes actions. Il y a donc eu une action policière, derrière laquelle je pense que TotalEnergies se trouve. Nous avons aussi constaté que les entreprises sous-traitantes travaillant pour TotalEnergies, avertissaient les personnes n'acceptant pas les indemnisations, que des procédures en justice seraient intentées à leur encontre, et que la police viendrait frapper à leur porte.

Pourquoi le collaborateur d'un sous-traitant de TotalEnergies tient-il de tels propos ? « On ne peut pas combattre le gouvernement. Le gouvernement est bien trop fort pour vous. » TotalEnergies est une entreprise privée, mais il est sans cesse fait référence au gouvernement. Il y a des liens entre les deux, et ils agissent ensemble. J'en veux pour preuve la police pétrolière spécialement créée. Nous pensons donc qu'il existe des connivences, des ententes cachées, mais nous manquons d'informations sur les projets et les soutiens octroyés à TotalEnergies en matière de sécurité.

Par ailleurs, TotalEnergies a délivré une formation aux forces de sécurité, ainsi que nous l'avons observé sur le terrain. Nous en tirons donc nos propres conclusions puisque nous avons accès à une information limitée. Nous voulons un accès ouvert à l'information et aux accords passés, mais nous ne pouvons l'obtenir.

L'impact sociétal et environnemental est avéré. J'ai assisté à des faits concrets dans le Parc national de Murchison Falls, la plus grande réserve naturelle du pays, qui attire un grand nombre de touristes chaque année et recèle une biodiversité impressionnante. Là-bas, des forages sont pratiqués en pleine nuit. On voit des lumières pendant la nuit, ce qui perturbe les animaux. Les éléphants et les buffles, effrayés par ces opérations, ont attaqué les villages à Buliisa, ce qui a occasionné deux décès. Effrayés par les sites pétroliers, les animaux fuyaient mais encore aujourd'hui, personne n'en est tenu pour responsable.

En outre, des contaminations chimiques des eaux proviennent de l'unité de traitement centrale. Ces produits sont rejetés dans un lac que nous défendons depuis notre plus jeune âge, et dont dépendent de nombreuses familles, dont la mienne. Peut-on vraiment dire que l'eau du lac aura la même qualité ? Bien entendu, la transformation du paysage entraînera des séquelles. De nombreux arbres abattus empêchent le passage des animaux. Des trous ont été creusés. Le paysage a été complètement meurtri. Dans ces conditions, il est malhonnête de prétendre à l'absence de problèmes environnementaux. Cette situation doit prendre fin.

M. Pierre-Alain Roiron. - Vous avez évoqué les questions d'habitat. Le Président directeur général de TotalEnergies ne tient pas du tout les mêmes propos concernant les habitations construites par son groupe.

Il est toujours compliqué de réaliser des extractions. Pensez-vous que TotalEnergies a fait le minimum ou le maximum, y compris sur l'importante question des indemnisations ?

Vous avez évoqué les relations entre l'ambassade de France et TotalEnergies. Pouvez-vous citer des faits très directs pour étayer vos propos ?

M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - On a beaucoup évoqué le déplacement de populations, mais le sujet du déplacement des sépultures l'a été beaucoup moins alors qu'il semble s'agir de l'une des difficultés du projet. Certaines ONG ont pointé un manque de respect pour les morts et pour les traditions et coutumes funéraires. Est-ce une réalité ? TotalEnergies envisage-t-il d'apporter une compensation à cette atteinte à l'histoire et à la vie des personnes ?

Mme Marie-Claire Carrère-Gée. - J'ai lu attentivement le rapport Human Rights de TotalEnergies consacré à cette situation. J'ai bien entendu vos propos indiquant que, compte tenu des conditions particulières de vie dans votre pays, il pouvait être très difficile pour les personnes, en particulier modestes et vulnérables, de porter plainte devant les tribunaux. J'ai lu cependant que TotalEnergies indiquait avoir mis en place des systèmes de compensation assez étoffés. Depuis 2012, 1 495 plaintes ont été enregistrées, selon TotalEnergies ; le rapport indique que 1 458 (98 %) sont aujourd'hui résolues. Quels sont vos commentaires sur ces chiffres ? Estimez-vous que les cas désormais clos n'aient pas eu un bon aboutissement pour les personnes dont il s'agit ? Le taux de 2 % de cas non résolus, même s'il est vrai qu'il concerne des personnes, peut paraître faible.

M. Maxwell Atuhura. - Les logements construits, quel que soit leur nombre, ne sont pas compatibles avec les besoins des personnes. Des T2 ont été créés à l'origine, avant qu'un espace supplémentaire ne soit ajouté. Or le cadre culturel est tel qu'une famille vit dans plusieurs maisons. Les femmes et les maris vivent dans des logements séparés, de même que les enfants filles et garçons. Par conséquent, cette pratique généralisée consiste, pour les familles, à disposer de plusieurs logements autour d'un logement central. Ces familles ne souhaitaient donc pas vivre dans une maison unique avec une cuisine, deux chambres, des toilettes et un salon. C'est pourquoi il a été décidé de louer ces maisons dans lesquelles les familles ne vivent pas. Vous pourrez constater sur place que les personnes vivant dans ces logements n'en sont pas les propriétaires. Un sous-traitant a même loué ces logements pour y installer des bureaux.

Voilà pourquoi il est difficile de se réjouir de ce projet pétrolier, en raison des difficultés rencontrées sur le terrain. Les demandes n'ont pas été comblées.

En substance, nous pensons que certaines choses ne pourront jamais vraiment être indemnisées. Il existe actuellement des catégories d'indemnisations en nature ou en espèces. Sont indemnisés le terrain et les cultures. Le prix du foncier est déterminé par l'évaluateur de l'autorité publique. Pour les cultures, c'est le gouvernement local qui fixe la valeur en se fondant sur le prix de marché des denrées plantées sur le terrain. Nous avons constaté que malgré la variation des cours, les taux utilisés pour effectuer le calcul n'étaient pas actualisés depuis deux ou trois ans. Certains montants utilisés ne sont pas ceux applicables aux terrains concernés, mais sont ceux qui sont en vigueur ailleurs. Interrogés à ce sujet, les évaluateurs invoquent des prétextes. Le district de Buliisa a proposé un prix juste pour une culture vivrière, mais une instance supérieure a réformé cette décision locale au motif qu'elle serait trop élevée. Par conséquent, il existe de sérieux problèmes d'évaluation.

L'évaluateur en chef de l'État établit un prix du foncier sur la base de sa valorisation dans les régions urbaines ou dans les régions de villages. Le prix du foncier est beaucoup plus élevé dans les villes que dans les villages, ce dont on ne peut sans doute pas se plaindre. Cependant dans la même zone, une autre autorité, celle des routes, octroie des indemnisations beaucoup plus élevées que celles accordées pour le pétrole. Qu'est-ce qui justifie cet écart d'indemnisation dans le même secteur ?

L'intérêt des peuples dans ces zones est d'avoir une terre fertile et arable à des fins de culture, mais pas un petit lot situé dans une ville. Les populations veulent des terrains fertiles de grande taille à des fins agricoles.

Je doute que les liens sociaux puissent être évalués et indemnisés. Ces personnes sont contraintes de quitter le lieu dans lequel elles ont grandi, où elles ont noué des liens sociaux. Cette vie sociale, le rattachement à la terre de certaines familles, n'ont pas été indemnisés alors même que les terrains portent le nom des clans. Telle est l'importance des terres aux yeux de ces personnes.

Enfin, les agriculteurs et les éleveurs de bétail ne sont pas non plus indemnisés suffisamment. Par exemple, ils peuvent perdre l'accès à l'eau pour leur culture ou leur troupeau sans que cela soit pris en compte.

En définitive, il m'apparaît que les indemnisations sont trop basses et que le droit à l'autodétermination n'est pas respecté.

Concernant les relations entre TotalEnergies et l'ambassade française, je ne peux rapporter les faits précis que vous demandez. Y a-t-il eu une déclaration officielle, une prise de position de l'ambassade française lorsque les faits ont été dénoncés ? L'ambassade des États-Unis, généralement, réagit très vite, mais l'ambassade française s'est murée dans le silence. Une déclaration nous aiderait beaucoup, pourtant. Nous nous posons donc des questions. C'est pourquoi nous ne nous réjouissons pas de la situation.

Dans notre culture ougandaise, le respect des sépultures est sacré. Un deuil de trois jours après l'enterrement est observé pour les hommes et de deux jours pour les femmes. Le même rituel doit être exercé lorsque les tombes sont déplacées. À l'occasion du projet, nous avons appris que certains terrains comportaient des tombes. Les personnes ont été indemnisées pour quitter le terrain, mais sans respect pour les tombes ainsi atteintes. C'est une profonde torture pour les familles. Dans la famille Kello, le père a été découpé en morceaux pour être à la taille du cercueil. À l'heure actuelle, cette situation n'est toujours pas résolue. Une indemnisation a été évoquée, mais rien n'est sûr. Nous refusons ce type de situations. Il faut respecter les personnes décédées et donner aux familles les ressources et le temps pour enterrer à nouveau leurs proches de manière respectueuse.

Il existe une croyance selon laquelle si vous n'enterrez pas vos proches selon les rites, cela peut porter malheur. Cette croyance a été totalement négligée par les promoteurs du projet. « Prenez votre valise et partez ». C'est ce que les familles ont entendu.

On ne peut donc pas prétendre que tout va bien. Il faut en parler ouvertement avec les familles affectées et les familles qui soutiennent le projet.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie pour cette audition.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 13 h 00.