Mardi 21 mai 2024

- Présidence de Mme Marie-Pierre Monier, présidente -

La réunion est ouverte à 14 h 35.

Représentants de propriétaires de bâtiments classés monuments historiques - Audition de Mme Alexandra Proust, juriste au sein de l'association La Demeure historique, et M. Raphaël Gastebois, vice-président de Vieilles maisons françaises

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Nous avons le plaisir d'accueillir les représentants de deux associations de propriétaires de monuments historiques ou de maisons de caractère. Je souhaite la bienvenue à Mme Alexandra Proust, juriste de l'association La Demeure historique, et à M. Raphaël Gastebois, vice-président de l'association Vieilles maisons françaises.

Notre mission d'information examine le périmètre et les compétences des architectes des bâtiments de France (ABF), sur l'initiative du groupe Les Indépendants - République et Territoires du Sénat, qui a confié le rôle de rapporteur à notre collègue Pierre-Jean Verzelen.

Vos deux associations nous apporteront un point de vue que nos auditions ne nous ont pas encore permis d'entendre : celui des propriétaires privés de monuments et de jardins historiques, ainsi que plus généralement de maisons anciennes de caractère. Toutes deux reconnues d'utilité publique depuis plusieurs décennies, elles accompagnent les acteurs du patrimoine que sont les propriétaires privés dans la mise en valeur et la conservation de leurs biens et oeuvrent plus largement à la sensibilisation des acteurs publics comme des citoyens aux enjeux particuliers de la sauvegarde du patrimoine bâti privé.

Nous aimerions comprendre comment, dans le cadre des missions que vous vous êtes données, vous avez affaire à cet autre acteur majeur de la protection patrimoniale qu'est l'ABF et, derrière lui, aux unités départementales de l'architecture et du patrimoine (Udap). Quelles sont vos relations avec les différents acteurs publics intervenant en matière de sauvegarde du patrimoine ? Bénéficiez-vous d'un soutien adapté de la part des ABF ? Selon vous, leurs missions sont-elles définies et exercées de manière pertinente au regard des nouveaux enjeux de la protection patrimoniale, comme la prise en compte de la transition écologique ? Faut-il amender les différents outils juridiques encadrant l'urbanisme au voisinage des monuments historiques, notamment les sites patrimoniaux remarquables (SPR) et les périmètres délimités des abords (PDA) ?

Mme Alexandra Proust, juriste au sein de l'association La Demeure historique. - L'association a été créée en 1924, elle fête donc son centenaire cette année. Elle regroupe des propriétaires gestionnaires de monuments historiques privés et de demeures remarquables. Ce sont des utilisateurs des services publics, dont la mission consiste à valoriser, à conserver et à transmettre ces monuments.

Les interlocuteurs de l'association sont le ministère de la culture, les parlementaires et les services déconcentrés de l'État qui sont en lien avec nos adhérents - principalement les Udap et les conservations régionales des monuments historiques (CRMH) qui sont les guichets uniques pour la réception des autorisations de travaux. Les ABF doivent aussi assurer la protection des abords et de l'environnement des monuments historiques ; cela concerne un peu moins nos adhérents sauf s'ils sont porteurs du projet en question.

J'en viens au fameux recours contre les avis des ABF auprès des commissions régionales du patrimoine et de l'architecture (CRPA). Les enjeux sont presque inexistants pour nos adhérents, puisqu'ils ne sont pas les premiers concernés. Ils ne peuvent pas attaquer l'avis de l'ABF.

Nos adhérents ont uniquement affaire aux ABF pour les autorisations de travaux sur leur propriété et en ce qui concerne les périmètres délimités des abords.

Les monuments historiques font l'objet de deux niveaux de protection.

Les monuments « inscrits » sont soumis à une double procédure - urbanisme et patrimoine - avec un guichet unique : la mairie. La demande de permis est transmise à l'ABF qui l'envoie lui-même à la direction régionale des affaires culturelles (Drac), plus précisément à la CRMH. C'est cette dernière qui instruit le dossier.

Pour les monuments historiques « classés », le propriétaire dépose sa demande d'autorisation de travaux auprès de l'ABF qui la transmet à la Drac - ce sont les techniciens de la Drac qui sont les véritables instructeurs.

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Pourriez-vous maintenant répondre aux questions que nous vous avons posées dans le questionnaire ?

Mme Alexandra Proust. - L'écosystème est-il structuré de façon satisfaisante ? La réponse est négative en raison du manque de moyens humains - la Cour des comptes a fait ce constat à plusieurs reprises, notamment en 2021 et 2022. Le nombre de dossiers traités chaque année par les ABF freine l'accomplissement de leurs missions. C'est en raison de ce manque de moyens humains aux côtés des ABF pour assurer leurs missions de protection des espaces protégés et d'aide aux propriétaires privés que l'organisation est un peu bancale.

En effet, bien qu'ils ne soient pas forcément les instructeurs des demandes d'autorisations de travaux et de permis de construire, ils demeurent l'échelon de proximité indispensable pour les propriétaires. Par exemple, les propriétaires ont tendance à se tourner vers l'ABF pour savoir si les travaux qu'ils envisagent sont soumis ou non à autorisation, les travaux d'entretien ordinaire ne l'étant pas. Un tel échelon de proximité permet d'obtenir des réponses plus rapides sur certains dossiers, sachant que la durée de certaines procédures nuit à la mise en place des chantiers de restauration.

Par ailleurs, il conviendrait de former les ABF sur les réalités de la gestion d'un monument privé, car la problématique des propriétaires privés n'est pas forcément la même que celle d'un maire. Il faut plus de fluidité dans les rapports entre les acteurs, ce qui doit passer par une augmentation des moyens humains.

Enfin, depuis la réforme de 2009 sur la restitution de la maîtrise d'ouvrage aux propriétaires privés, les ABF ne sont plus les maîtres d'oeuvre de ces travaux et une clarification de leur rôle serait souhaitable. Le code du patrimoine prévoit que les demandes de permis de construire ou d'autorisations de travaux sont soumises au préfet de région. Les Drac s'organisent comme elles le souhaitent, car le ministère de la culture ne leur fournit pas de cadre précis. Cela ne veut pas dire qu'il faut uniformiser les choses, mais des précisions s'imposent pour que les propriétaires privés sachent à qui s'adresser - l'ABF n'est pas forcément le plus à même de répondre.

M. Raphaël Gastebois, vice-président de Vieilles maisons françaises. -Je représente l'association Vieilles maisons françaises (VMF), qui a été fondée en 1958 par la marquise Anne de Amodio et qui a vocation à rassembler très largement les amateurs et passionnés de patrimoine, pas nécessairement propriétaires eux-mêmes. Cette association a toujours eu pour objet de favoriser le partage, la transmission et la défense du patrimoine protégé, mais aussi du patrimoine non protégé, lequel fait souvent partie des abords des monuments historiques. Il est pour nous très intéressant de nous exprimer sur le thème de votre mission d'information, car les abords sont souvent remplis de ces vieilles maisons françaises qui nous sont chères.

Notre association, qui a 20 000 adhérents, présente la particularité d'avoir une implantation territoriale très forte. En effet, si notre siège se situe à Paris, nous disposons de délégués départementaux et régionaux. Il existe aussi un patrimoine français à l'étranger, pour lequel nous échangeons avec d'autres associations.

Notre réseau départemental et régional permet de fréquentes rencontres avec d'autres associations de défense du patrimoine. Nous faisons partie d'un groupe appelé le G7 et nous sommes en lien avec les services de l'État, notamment les Udap.

Personnellement, j'ai commencé ma carrière dans ces Udap avant de rejoindre VMF. J'ai donc une bonne connaissance des relations entre associations et services de l'État, ce qui est non seulement crucial, mais aussi très attendu par nos adhérents, qui demandent de l'expertise pour gérer leur patrimoine.

L'ABF est un interlocuteur utile, aux compétences réelles et transversales. Le vrai problème est son manque de disponibilité ; faute de moyens, il est souvent difficile d'accéder à ses services.

La politique patrimoniale, en France, est trop changeante. Notre patrimoine n'est donc pas si bien protégé que nous le croyons, sauf lorsqu'il se situe à l'intérieur d'un périmètre protégé ou aux abords d'édifices protégés.

Les entrées de ville sont parfois décrites comme « la France moche » et les efforts que font certains propriétaires sont parfois ruinés par les zones « blanches » situées entre le rural et les centres anciens. À moins qu'un monument historique ne soit miraculeusement positionné au milieu d'une zone d'activité, on est dans un vide. Il en existe quelques exemples, comme l'hypermarché Carrefour à Sens, construit par Claude Parent, ou les anciens magasins GEM. Ce sont des monuments historiques situés au coeur de zones d'activité, mais c'est un miracle. Il y a très peu d'exemples de zones protégées dans les secteurs périurbains ; c'est un vrai sujet de préoccupation.

En termes de protection des paysages, les sites classés représentent une petite part du territoire français. Les sites inscrits sont peu protecteurs et les perspectives monumentales échappent souvent à une véritable protection. Le sujet pour nous n'est pas forcément de réduire les pouvoirs ou les missions des ABF, mais de leur donner des moyens supplémentaires et d'interroger la protection du patrimoine en France, en soulignant le besoin, réel, de stabilité.

M. Pierre-Jean Verzelen, rapporteur. - Merci. Vos constats sont largement partagés. Combien y a-t-il en France de monuments privés, de maisons, de jardins classés ou inscrits ? Certains territoires en concentrent-ils davantage que d'autres ? Recevez-vous beaucoup de demandes de classement ? Quand un bâtiment est classé, cela le rend-il éligible à des aides ? Comment évolue le nombre de lieux à l'abandon en France ? Les propriétaires que vous connaissez sont-ils engagés dans la transition écologique ? Menez-vous des travaux avec les conseils d'architecture, d'urbanisme et de l'environnement (CAUE) ?

Mme Alexandra Proust. - Je ne connais pas le nombre exact de monuments historiques, mais je sais qu'il existe environ 45 000 arrêtés de protection - un bilan devrait être publié en septembre. Cela dit, un même monument peut faire l'objet de plusieurs arrêtés de protection. Par exemple, la toiture peut être classée et le jardin inscrit. Entre 45 % et 47 % de ces monuments appartiennent à des propriétaires privés, ce qui fait de ces derniers les principaux propriétaires de patrimoine, devant les communes, qui en possèdent environ 35 %. L'État, pour sa part, possède environ 5 % des monuments historiques.

En ce qui concerne les demandes de protection, notre association, comme VMF, se structure en délégations régionales et départementales. Nous avons des représentants au sein des CRPA, notamment dans les sections qui traitent des demandes de protection au titre des monuments historiques. Nous sommes sollicités pour donner un avis sur ces demandes dans le collège des associations. De nombreux propriétaires nous consultent pour connaître les procédures et obtenir de l'aide pour la rédaction de dossiers de protection, qu'il s'agisse d'inscriptions, de classements ou d'extensions. Par exemple, un monument peut être initialement protégé, puis son jardin peut être ajouté pour assurer une cohérence patrimoniale.

M. Raphaël Gastebois. - Je ne suis pas le représentant des édifices non protégés, puisque beaucoup de nos adhérents possèdent aussi des monuments protégés. Autour des quelque 45 000 monuments historiques se situent plusieurs millions d'édifices qui font partie de l'identité patrimoniale de la France. Ce nombre est considérable. Leur état est inégal : certains sont en péril, d'autres très bien entretenus - l'entretien est le maître mot. Parfois, ce qui manque aux propriétaires, ce sont les clés pour entretenir ces édifices, plus qu'une mesure de protection en tant que telle. Évidemment, certains demandent des protections, mais ce qui est crucial est de parvenir à entretenir son patrimoine.

Cela repose sur des savoir-faire traditionnels, ancestraux, des métiers qui méritent d'être promus. Ces métiers n'ont pas disparu, ils offrent des emplois non délocalisables et représentent une part très importante de l'économie. Bien entendu, les gens veulent des aides. Mais avant d'obtenir des aides, si l'on pouvait supprimer des obstacles, ce serait formidable. Or les obstacles sont nombreux et se multiplient avec chaque nouvelle politique. Aujourd'hui, c'est la transition écologique ; hier, c'était l'hygiénisme. Il y a toujours une raison.

Les propriétaires de ces édifices sont à 200 % sensibilisés à la transition écologique. Ce ne sont pas des voyous de l'écologie. Quelqu'un qui n'a pas fait d'isolation extérieure, qui n'a pas mis de panneaux solaires, qui n'a pas une pompe à chaleur et qui n'a pas de double ou triple vitrage peut néanmoins être vertueux en matière d'écologie. S'il évite de chauffer l'entrée à 20 degrés ou la cage d'escalier à outrance, s'il a une manière traditionnelle d'habiter sa maison, il sera très économe en énergie. De plus, s'il utilise des matériaux traditionnels, qui sont par définition biosourcés, il sera également vertueux. Mais il est très compliqué aujourd'hui de respecter la réglementation tout en ayant une attitude vertueuse envers son patrimoine. Nos adhérents ne sont pas des autruches en matière de rénovation énergétique ou de transition écologique. Ils ne l'étaient pas non plus en matière d'accessibilité il y a quelque temps...

M. Pierre-Jean Verzelen, rapporteur. - S'ils veulent embrasser ces transitions, à l'inverse, sont-ils bloqués ?

M. Raphaël Gastebois. - Oui, puisqu'on leur impose parfois des entreprises qui n'ont pas forcément les compétences, mais qui ont l'agrément, ainsi que des mises en oeuvre contradictoires avec le bâti ancien. Par exemple, pour un bâtiment construit avant 1948, date qui correspond à peu près au basculement de l'architecture traditionnelle vers l'architecture moderne, pour une maison ancienne qui a les pieds dans l'eau, qui a les pieds dans la nappe phréatique et qui a un équilibre fragile, avec des échanges gazeux permettant d'évacuer l'humidité vers l'extérieur, faire une isolation par l'extérieur, c'est condamner à mort sa maison sous 15 ou 20 ans.

Voir de l'argent public investi, y compris sous forme d'incitations fiscales, ou lancer des injonctions à réaliser ce type de travaux nous semble aberrant. Nous sommes donc ravis quand un ABF émet un avis défavorable au titre de la défiguration de la façade. Cependant, cela crée parfois un malentendu, car la personne ou l'élu local peut croire que l'ABF ne réagit que par rapport à des questions esthétiques. En réalité, il y a un véritable problème technique qui risquerait de survenir si ce type de projet était mené à terme.

Mme Alexandra Proust. - En évoquant la transition énergétique pour les monuments, je suppose que vous parliez surtout des espaces protégés, en particulier des sites patrimoniaux remarquables (SPR), où les normes ne sont pas les mêmes. Par exemple, l'isolation extérieure n'y est pas envisageable. Des travaux sont en cours sur la question, mais le principe reste la restauration à l'identique : on refait dans le dernier état connu. Cela pose la question des menuiseries ou des couvertures. Comment faire pour intégrer des solutions de transition écologique dans des travaux sur des immeubles protégés ?

Il n'y a pas de discours uniforme sur tout le territoire pour l'instant, c'est la problématique. Des groupes de travail ont été constitués pour réfléchir à ces questions. Par exemple, nous discutons avec le ministère de la culture de la restauration des menuiseries extérieures.

Il n'y a pas de subventions spécifiques à la restauration des monuments intégrant des circuits de transition énergétique. Les subventions actuelles sont pour la restauration et l'entretien du monument, jusqu'à 40 % maximum pour les inscrits, sans limitation pour les classés, mais avec un cumul possible de subventions publiques allant jusqu'à 100 % - dans les faits, cette proportion n'est jamais atteinte. Il n'y a pas de subventions spécifiques à la restauration énergétique, mais on peut intégrer des solutions de transition énergétique lors de travaux de restauration ; ces solutions sont alors subventionnées alors dans le cadre de l'enveloppe globale. Les dispositifs actuels, comme les certificats d'économie d'énergie, ne sont pas forcément adaptés aux monuments historiques. Toutes les solutions possibles sont, pour l'instant, aux frais des propriétaires.

Les propriétaires privés n'ont pas vraiment accès aux CAUE. En général, pour les grosses opérations, ils font appel à des architectes, notamment à des architectes du patrimoine, qui sont parfois obligatoires pour la maîtrise d'oeuvre.

M. Raphaël Gastebois. - Très utiles aux particuliers, les CAUE sont relativement méconnus de nos adhérents, qui recherchent une véritable expertise sur le patrimoine. Ces structures sont d'ailleurs inégalement réparties sur le territoire, puisqu'elles sont souvent financées par les conseils départementaux. Leurs compétences sont plus ou moins fortes sur les questions patrimoniales. Néanmoins, on ne peut que se réjouir de leur existence.

Mme Sonia de La Provôté. - Vous avez évoqué la question des paysages, urbains ou non. Même si vous intervenez sur du bâti, la covisibilité compte et un grand paysage se joue sur des kilomètres. Êtes-vous interrogés par des propriétaires privés sur les questions de covisibilité ? Les énergies renouvelables, entre éoliennes et parcs photovoltaïques, font de ce sujet une question de plus en plus prégnante.

Faites-vous appel aux ABF quand un propriétaire est concerné par le rayon des 500 mètres et qu'il y a un désaccord avec le permis ou l'autorisation ? Pour un bâtiment qui n'est ni inscrit ni classé, mais qui est dans ce rayon, vous nous dites qu'il n'y a pas de recours. Il me semble qu'il peut y en avoir un. Comment se passe la négociation avec l'ABF ? Pour un monument historique, c'est une nuisance d'avoir à proximité une construction qui ne le met pas en valeur, voire le dégrade, puisque l'environnement humain compte aussi.

Mme Alexandra Proust. - Dans le périmètre délimité des abords (PDA), un recours est possible par le pétitionnaire. Le propriétaire du monument historique qui génère la servitude des abords n'a pas accès à ce recours préalable auprès du préfet de région. Sa seule possibilité est d'attaquer l'autorisation délivrée. Il ne peut pas faire de recours contre l'avis défavorable de l'ABF, mais il pourra attaquer le permis une fois celui-ci délivré. Ce manque d'accès au recours préalable est problématique, surtout pour le propriétaire du monument qui génère la servitude. Lors de la préparation de ce qui est devenu la loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine (LCAP), nous avions discuté avec le ministère de la culture, mais nos suggestions n'ont pas été retenues. Le recours préalable a été conçu pour le pétitionnaire de l'autorisation et pour la collectivité, mais pas pour le propriétaire du monument historique.

Nous avions aussi proposé que le propriétaire privé soit consulté en amont de l'établissement d'un PDA. Il est en effet le plus à même de montrer les covisibilités et les espaces intéressants à conserver. Toutefois, cette proposition a été jugée excessive et le propriétaire n'est désormais consulté qu'au moment de l'enquête publique. Or, à ce stade, le projet est souvent déjà bien avancé. Le manque de moyens humains des ABF les empêche souvent de se rendre sur place et de bien appréhender la situation. Ce manque de personnel est un écueil important.

Sur les éoliennes et les parcs photovoltaïques, en dehors du PDA, nous sommes très sollicités par nos adhérents, lorsqu'ils sont impactés par des projets en covisibilité avec des monuments. Le photovoltaïque commence à émerger et nous sommes en train de définir notre position. Les éoliennes, qui peuvent atteindre les deux tiers de la hauteur de la tour Eiffel, ont un impact visuel beaucoup plus important. Selon la position du monument, sur un piton rocheux ou en bas d'une vallée, l'effet d'écrasement ou la saturation visuelle varient. Nous répondons à des enquêtes publiques en tant qu'association nationale bénéficiant de l'agrément des associations de protection de l'environnement et nous allons jusqu'au contentieux pour aider nos adhérents, lorsqu'il y a des impacts trop importants.

M. Raphaël Gastebois. - Nous sommes très sollicités par nos adhérents sur les éoliennes au point que nous devons délimiter le traitement de ce sujet, sous peine d'y consacrer toutes nos assemblées générales.

Mme Sonia de La Provôté. - Cela en dit long !

M. Raphaël Gastebois. - C'est un sujet crispant et clivant : alors que certains trouvent que cela embellit le paysage et que les éoliennes sont nécessaires pour produire de l'électricité, d'autres soulignent leur impact considérable et précisent qu'on ne peut pas en installer partout. Comme les centrales nucléaires ou les centrales à charbon, les éoliennes, qui, elles, ne polluent pas, font débat.

C'est pourquoi nous sommes parfois prêts à aller au contentieux et nous sommes souvent unis avec d'autres associations sur ce point. Chez VMF, nous n'allons pas systématiquement au contentieux, mais nous le faisons dans des cas graves et emblématiques, comme l'implantation d'éoliennes près de sites classés par l'Unesco. Cela permet d'éviter à la France d'être inscrite sur la liste rouge du patrimoine en péril, ce qui serait préjudiciable au niveau international.

Nous ne voulons pas être les gardiens du temple, mais il est dommage de constater une dispersion généralisée des éoliennes au lieu d'une politique énergétique sérieuse. Nous ne sommes pas contre le développement durable, naturellement, et nous le rappelons à nos délégués, lorsqu'ils représentent les VMF dans les instances locales. Pour être crédible auprès d'un préfet, il ne faut pas arriver en disant qu'on est contre les éoliennes par principe. Il faut analyser chaque projet en fonction de la situation paysagère et émettre un avis fondé. C'est ainsi que nous sommes entendus, même si ce n'est pas toujours par les promoteurs de projets, qui ont d'autres intérêts...

M. Pierre-Jean Verzelen, rapporteur. - Cela complique la vie des ABF. Il est plus difficile pour eux de formuler des exigences de détail à des particuliers, lorsqu'on a autorisé l'édification d'une éolienne à proximité...

Mme Alexandra Proust. - Les ABF peuvent être sollicités par le préfet pour des projets éoliens, mais ils n'ont pas vraiment de poids décisionnel.

M. Pierre-Jean Verzelen, rapporteur. - Ils siègent dans la commission et votent...

Mme Alexandra Proust. - Lors des enquêtes publiques, leurs avis sont pris en compte, mais cela reste limité. Nous avions demandé que les ABF soient sollicités pour les projets dans un périmètre de dix kilomètres autour d'un monument historique, comme proposé par l'amendement Germain. Cependant, cette possibilité a été supprimée à la dernière minute à l'initiative du Gouvernement, malgré un consensus parlementaire. Cela nous avait beaucoup déçus. Nous espérons que cette question pourra être réexaminée.

Le pouvoir des ABF a tendance à se réduire, même dans les abords. Par exemple, la loi du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique (Élan) a réduit certaines compétences des ABF, comme leur avis conforme sur les antennes de téléphonie mobile, et a introduit une co-construction avec les maires. Ils ne sont plus au centre des mesures relatives aux PDA. Cela crée parfois des tensions, bien qu'il existe aussi des partenariats constructifs. Nous cherchons à stabiliser ce régime des PDA, qui a subi une grande réforme en 2016. Nous souhaitons que les avis conformes et avis simples soient stabilisés, sans être sujets aux fluctuations des volontés gouvernementales ou des projets à venir.

M. Raphaël Gastebois. - Face à ces changements récurrents, on peut se demander s'il n'y a pas une part d'opportunisme de la part de ceux qui cherchent à affaiblir la politique patrimoniale, malgré sa fragilité et son impact limité. Nous avons déjà vu des exemples de cavaliers législatifs tentant de supprimer l'avis conforme par tous les moyens, souvent liés à des projets spécifiques ou à des affaires personnelles.

Cela n'est pas rassurant pour ceux qui s'engagent dans la défense du patrimoine. Ils ont besoin d'aide, mais surtout qu'on supprime des obstacles. Par exemple, lorsqu'une maison se trouve au coeur d'un village et que les projets mitoyens sont catastrophiques et non encadrés, cette maison est vouée à disparaître. La question de ce qui se passe autour, de l'instruction des dossiers et de l'efficacité des services est extrêmement importante. Prenons le cas du zéro artificialisation nette (ZAN) : c'est une initiative vertueuse, mais nous risquons de voir surgir des immeubles de dix étages prétendument écoresponsables au mépris de la ligne d'horizon des villages et de l'harmonie des abords des monuments historiques. Chaque nouvelle invention, même partant d'un bon sentiment, peut constituer une catastrophe annoncée pour le patrimoine.

Mme Sabine Drexler. - Les monuments historiques ont la chance d'échapper aux injonctions relatives à la rénovation énergétique, mais la question des abords se pose. Ne devrions-nous pas lancer un travail d'identification de tout ce qui a une valeur patrimoniale sans être pour autant protégé ?

M. Raphaël Gastebois. - C'est le rôle de l'inventaire général du patrimoine culturel. Sa décentralisation a eu des conséquences variées : certaines régions ont fait des choses merveilleuses, quand d'autres ne s'intéressaient pas beaucoup à la question. Il pourrait être salutaire de confier aux ABF l'identification du patrimoine : ils ont l'expertise et ils ont en permanence besoin de hiérarchiser les enjeux. Quand ils travaillent sur les abords, ils ont à travailler sur ce qui n'est pas protégé en tant que monument historique.

En tout cas, il faut absolument aider un propriétaire qui veut restaurer une belle maison au milieu d'un ensemble dégradé, car ce type de projet montrera qu'on peut réussir à valoriser le patrimoine dans un tissu urbain constitué.

La limite de l'exercice, ce sont les moyens ! Sans équipes renforcées ou sans mutualisation, en particulier avec des services de l'État, cela sera compliqué. Au-delà de la mutualisation, il faudrait aussi de la coordination, parce qu'on constate que les services de l'État mènent parfois sur le terrain des politiques contradictoires. Chaque service met évidemment en oeuvre les politiques publiques pour lesquelles il a été missionné. L'interministérialité nous semblerait particulièrement salutaire en matière de patrimoine. Cela ne suffira peut-être pas, mais nous devons au minimum supprimer les dispositifs qui vont à rebours de cette coordination.

Mme Alexandra Proust. - Nous souhaitons également avancer dans ce sens, car nous connaissons aujourd'hui des difficultés en la matière, par exemple entre les Dreal (directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement) et les Drac. Nous devons déjà réussir à faire en sorte que tout le monde s'assoit ensemble autour d'une table pour essayer de trouver des solutions raisonnables partagées entre tous les acteurs. Nous avons d'ailleurs proposé qu'un référent transition écologique soit nommé dans chaque Drac. Nous faisons face au même type de problème en matière d'incendie et de secours. Tout cela demande des moyens et du temps !

Mme Sabine Drexler. - Le ZAN peut aussi avoir pour conséquence qu'un bâtiment classé F ou G soit délaissé et donc destiné à la démolition pour qu'un autre immeuble soit construit à la place.

M. Raphaël Gastebois. - C'est effectivement un choix de société. Dans les années 1930, certains voulaient tout raser au nom de l'hygiénisme ; de nos jours, c'est au nom de la transition écologique. Or, si on rase tout, on va droit dans le mur et on aura un bilan carbone désastreux.

Tout le monde connaît des cas où un dossier - un velux, une menuiserie en PVC, etc. - s'est vu retoquer par un ABF et nous devons travailler ensemble sur ces questions, mais très peu d'acteurs ont leur vision des choses.

Il faut quand même savoir que les seuls alliés des propriétaires de monuments historiques, ce sont les ABF et qu'une menuiserie ancienne qui a une valeur patrimoniale n'est pas recyclable et finit dans les déchets ultimes si elle n'est pas restaurée et si elle n'est pas laissée en place. Évitons les logiques de gaspillage ! J'ajoute que la conférence « L'entretien du patrimoine au service de la sobriété énergétique », que nous avons animée lors du dernier Salon du patrimoine, a eu beaucoup de succès.

Mme Anne-Catherine Loisier. - Il y a autant de situations que d'ABF ! Les élus n'ont pas tous le même engagement en la matière, mais ils sont tous soumis aux pressions des voisins des monuments historiques... Nous devons finalement trouver une cohérence entre la protection de ce patrimoine et les contraintes imposées aux propriétaires des habitations riveraines.

J'ai l'impression que c'est plutôt le « petit » patrimoine qui n'est pas suffisamment protégé, tandis que les demeures historiques le sont plutôt correctement.

Que proposeriez-vous pour renforcer le pouvoir des ABF ? Il est vrai que les gens ont le sentiment qu'on leur impose beaucoup de contraintes, alors qu'à côté se construit un parc éolien : où est la cohérence ? Par exemple, en Bourgogne, il y a un projet de parc éolien à côté de Vézelay !

Mme Alexandra Proust. - Il nous semble que le dispositif est plutôt bien calé pour les monuments historiques, mais il est vrai qu'il reste un travail à faire sur le reste du patrimoine.

Je crois que les ABF se sentent un peu seuls dans l'exercice de certaines de leurs missions, par exemple pour les autorisations dans les espaces protégés : ils sont souvent seuls contre tous. Renforcer les équipes est donc très important.

Si on leur ajoute des compétences, ce serait trop pour eux aujourd'hui en termes de charge de travail, alors même que ce serait certainement très intéressant, par exemple pour ce qui concerne l'inventaire. Je crois qu'il faut redéfinir leurs compétences pour recentrer leur rôle sur là où ils sont efficaces et les décharger de missions au profit d'autres tâches. Il faut à la fois renforcer les moyens et clarifier les missions des ABF.

M. Raphaël Gastebois. - Est-ce que le patrimoine est suffisamment protégé ou non ? Le dispositif des sites inscrits n'est pas très protecteur. Nous avons 45 000 monuments historiques en France ; c'est dix fois plus au Royaume-Uni, mais nos monuments sont sans doute mieux protégés que dans ce pays. Nous ne sommes cependant pas les champions du monde de la conservation du patrimoine comme certains aimeraient le penser.

Nous avons un patrimoine fabuleux, mais il n'est pas systématiquement inventorié et il est parfois protégé indirectement, aux détours de la protection des abords d'un monument historique. Or, en ce qui concerne les abords, l'avis de l'ABF est fragile juridiquement, en particulier en l'absence de covisibilité. En l'absence de site patrimonial remarquable (SPR) ou d'un autre document spécifique, la protection est assez fragile. Organiser un SPR prend du temps et peut être compliqué, mais cela engage la collectivité et présente un intérêt majeur en termes de protection.

Certaines collectivités sont plus dynamiques que d'autres en la matière et, naturellement, l'ABF aura plutôt tendance à travailler avec des élus volontaires et intéressés. À moyens égaux, une collectivité allante aura donc davantage de facilités à nouer un partenariat avec l'ABF.

En tout cas, on ne doit pas tout attendre de l'État. Il faut un échange entre tous les acteurs de terrain - élus, associations, acteurs du patrimoine...

En termes de proposition, on pourrait se demander s'il ne faut pas inscrire le patrimoine dans la Constitution comme en Italie.

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Nos auditions ont mis en avant le manque de moyens humains des ABF et leurs difficultés à exercer leur rôle de conseil, alors même que cela éviterait sûrement certains recours.

Certains ont évoqué l'idée de supprimer l'enquête publique pour l'élaboration des PDA ou de prévoir un document annexé au PLU et contenant des directives en matière de rénovation du patrimoine bâti. Qu'en pensez-vous ?

Mme Alexandra Proust. - Nous sommes tout à fait opposés à la suppression de l'enquête publique sauf à ce qu'un autre dispositif équivalent en termes de concertation soit mis en place. Sans enquête publique, le PDA serait de fait construit ou modifié par le maire seul, ce qui me semble dangereux. Un PDA est lancé sur l'initiative du maire ou de l'ABF et nous écrivons souvent un courrier dans le cadre de l'enquête publique pour tenter d'affiner les projets. L'intérêt d'un PDA est de supprimer la notion de covisibilité, mais cela revient souvent à amputer la zone des 500 mètres. L'enquête publique permet une sorte de dialogue et c'est très important.

En ce qui concerne un document qui serait annexé au PLU, il existe déjà le PLU patrimonial qui permet de définir des réglementations très détaillées, par exemple sur les matériaux. Il n'y a donc pas forcément besoin de créer un nouvel outil. En tout cas, le fait d'avoir des règles préétablies claires permet de limiter les ennuis et les contentieux.

M. Raphaël Gastebois. - Je souscris à ce qui a été dit sur le PDA : l'enquête publique est un instrument de démocratie locale ; ce n'est pas une contrainte, mais la garantie pour chacun de pouvoir s'exprimer. Bien sûr, il serait intéressant de simplifier la procédure. Historiquement, la zone des 500 mètres correspondait au village autour de son église ; les choses ont changé et nous devons évoluer.

Mme Alexandra Proust. - Les enjeux d'un PDA sont différents selon les territoires, qu'on soit en zone rurale ou en zone très urbanisée. De notre côté, nous faisons très attention à ce que nous appelons l'urbanisation programmée : une première construction dans un espace vierge risque d'amener à terme d'autres constructions...

M. Pierre-Jean Verzelen, rapporteur. - Les PDA sont très complexes et longs à mettre en place. Supprimer l'enquête publique supposerait en tout état de cause de mettre autour de la table le maire, l'ABF et les acteurs du patrimoine. Dans les villages, l'enquête publique est une accumulation d'intérêts particuliers contradictoires ! Je ne suis pas convaincu par le côté exercice démocratique de l'enquête publique, même si c'est un moment qui peut être utile.

M. Raphaël Gastebois. - J'ai envie de dire que la France rurale n'est pas désespérante : il y a des tas d'endroits où on arrive à se parler. Quand une enquête publique dégénère, c'est souvent en raison de son sujet !

M. Pierre-Jean Verzelen, rapporteur. - L'éolien !

M. Raphaël Gastebois. - Exactement ! C'est le sujet qui atteint le sommet des intérêts particuliers...

Quand le PDA concerne l'intérêt général et le patrimoine d'une commune, l'enquête publique n'est pas la foire d'empoigne dont on parle parfois.

Mme Alexandra Proust. - Il est vrai qu'il est difficile de mobiliser les gens sur une enquête publique, sauf dans des cas particuliers. Il y a donc un intérêt à rassembler les personnes qui sont intéressées par le sujet pour aboutir à un projet commun.

De ce point de vue, il ne faut pas voir l'ABF comme un empêcheur de tourner en rond, mais comme un partenaire. Il faut remettre l'ABF au coeur du travail de protection du patrimoine, en lui laissant la possibilité d'exercer ses missions de manière sereine. Aujourd'hui, on attend beaucoup des ABF - maîtrise d'oeuvre sur les monuments de l'État, espaces protégés, demandes de label, élaboration des PDA, etc. Or on ne peut pas leur demander l'impossible ! C'est en ce sens que la question des moyens humains est primordiale.

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Il y a 500 000 dossiers par an à traiter par 189 ABF, soit treize avis par jour !

Mme Alexandra Proust. - Sachant que le silence de l'ABF vaut accord ! Au-delà des ABF, on observe de très importants dysfonctionnements dans les Drac. La situation y est tendue et les délais de délivrance d'autorisations ou de subventions s'allongent. Il y a quelques années, cela se constatait surtout dans les très grandes régions nouvellement fusionnées, mais cela devient plus global. Ces dysfonctionnements nuisent à la protection du patrimoine.

Mme Anne-Catherine Loisier. - Est-ce que les dossiers sont mieux instruits en cas de PLU intercommunal (PLUi) ?

Le coeur du problème des ABF est la disponibilité : ils n'ont pas le temps de tout faire. Dans ces conditions, existe-t-il des acteurs qui pourraient les aider dans leurs missions ? Je pense par exemple aux parcs naturels qui disposent souvent de chartes sur le bâti ou aux pôles d'équilibre territorial et rural (PETR) ? Il y a certainement un enjeu de mobilisation globale.

M. Raphaël Gastebois. - Il est vrai que la mutualisation permet la professionnalisation. Les bureaux d'études qui travaillent sur des PLUi ne sont pas les mêmes que ceux qui travaillent pour de petites communes et qui ont tendance à dupliquer les mêmes documents. Les PLUi sont souvent préparés par des équipes pluridisciplinaires qui ont les compétences requises, y compris patrimoniales.

Le revers de la médaille, c'est la durée ! Sortir un PLUi prend des années - je suis impatient que celui de la communauté de communes de Coutances Mer et Bocage sorte enfin ! -, si bien qu'au moment de son entrée en vigueur il a parfois été détricoté en partie... Les services instructeurs doivent monter en puissance ; de ce point de vue, avoir un corps d'architectes urbanistes territoriaux serait une avancée. Les ABF souffrent parfois d'un manque d'interlocuteurs sur le terrain.

Mme Alexandra Proust. - Selon nous, tout ce qui relève des monuments historiques doit rester dans le giron des services de l'État, mais on pourrait mobiliser davantage l'expertise des CAUE ou des CRPA.

Représentants d'associations de conservation du patrimoine - Audition de MM. Gilles Alglave, président de Maisons paysannes de France (MPF) (en visioconférence), Julien Lacaze, président de Sites & Monuments (SPPEF), Philippe Gonzalès, correspondant de La Sauvegarde de l'art français (en visioconférence), et Christophe Blanchard-Dignac, président de Patrimoine-Environnement

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Nous accueillons à présent trois associations qui oeuvrent à la défense et la protection du bâti patrimonial, des paysages et des monuments historiques.

Je souhaite ainsi la bienvenue à M. Gilles Alglave, président de Maisons paysannes de France (MPF), en visioconférence, à M. Julien Lacaze, président de Sites & Monuments (SPPEF), à M. Philippe Gonzalès, correspondant de La Sauvegarde de l'art français pour le Lot-et-Garonne et ancien architecte des bâtiments de France (ABF), également en visioconférence, et à M. Christophe Blanchard-Dignac, président de Patrimoine-Environnement.

Vos associations respectives se sont donné une mission extraordinaire, celle de préserver ce qui constitue, pour beaucoup de nos concitoyens, un formidable cadre de vie en même temps que leur accès le plus immédiat à la culture ; ce faisant, vous travaillez également au développement du potentiel touristique de nos territoires, et donc à leur attractivité. On imagine cependant très bien que la tâche ne doit pas être facile, notamment au regard des nouveaux enjeux de la transition écologique.

Nous aimerions comprendre comment, dans le cadre de cette magnifique mission, vous avez affaire à cet autre acteur majeur de la protection patrimoniale qu'est l'ABF. Quelles sont vos relations avec les différents acteurs publics intervenant en matière de sauvegarde du patrimoine ? Bénéficiez-vous d'un soutien adapté de la part des ABF ? Selon vous, leurs missions sont-elles définies et exercées de manière pertinente au regard des nouveaux enjeux de la protection patrimoniale ? Faut-il amender les différents outils juridiques encadrant l'urbanisme au voisinage des monuments historiques, notamment les sites patrimoniaux remarquables (SPR) et les périmètres délimités des abords (PDA) ?

Telles sont quelques-unes des questions que se pose notre mission d'information, et auxquelles nous espérons que votre audition permettra d'apporter des réponses.

M. Gilles Alglave, président de Maisons paysannes de France. - L'association Maisons paysannes de France intervient dans ce domaine particulièrement riche qu'est le patrimoine - domaine pas forcément connu et reconnu, car n'étant pas enseigné comme il devrait l'être.

Créée en 1965, reconnue d'utilité publique et agréée « protection de l'environnement », notre association milite d'abord pour faire passer sur le terrain, auprès de tous les acteurs - du propriétaire concerné par l'amélioration énergétique de son logement jusqu'aux professionnels auxquels il fait confiance, en passant par les élus -, la connaissance du bâti dit « ancien », c'est-à-dire d'avant 1948.

Nos actions visent à les familiariser avec un patrimoine immatériel très fragile : l'ensemble des savoir-faire que détiennent quelques passionnés, lesquels ont beaucoup de mal à transmettre au moment de leur départ en retraite. Or ces savoir-faire permettent de préserver et d'assurer la bonne conservation de ces bâtiments anciens, qui maillent nos territoires, campagne et bourgs, constituant un bien commun particulièrement riche et porteur d'attractivité pour notre pays.

Par ailleurs, nous évoluons dans une société très technicisée, où tout passe par des chiffres, des mesures et des normes. Or la norme est appliquée de façon aveugle et ne prend pas en compte les modes de fonctionnement des matériaux, profondément écologiques, mis en oeuvre dans le bâti ancien. Notre but est donc de faire entrer la connaissance de ces matériaux dans la connaissance scientifique, en menant des partenariats avec les chercheurs. Nous en sommes à notre quatrième étude - après le projet BATAN, dont tout le monde a certainement entendu parler et qui a démontré une sous-estimation des qualités du bâti ancien dans les référentiels énergétiques, alors même que celui-ci est performant, économe et dispose d'une qualité d'inertie que n'ont pas les bâtiments construits avec des matériaux industriels. Cette démarche est donc une nécessité, y compris pour pouvoir promouvoir une architecture moderne utilisant ces matériaux très écologiques.

Ce combat, nous le menons avec les ABF. Nous sommes en parfaite synergie avec leur association nationale, qui a participé à l'élaboration des documents que nous avons adressés aux différents ministères : le manifeste du G7 Patrimoine, ainsi qu'un certain nombre de lettres ouvertes.

Nous avons noté, avec satisfaction, que les ministères de la culture et de la transition écologique travaillaient désormais ensemble. Ce n'était pas le cas avant, le ministère de la culture n'ayant notamment pas été sollicité dans le cadre de la mise en place du diagnostic de performance énergétique (DPE). Nous souhaiterions maintenant être davantage associés à la concertation.

Les ABF ont besoin d'être appuyés dans leur travail ; de nombreux services territoriaux de l'architecture et du patrimoine (Stap) manquent de moyens, aussi bien matériels qu'humains. Les interventions de nos associations peuvent permettre d'alléger les charges de travail.

M. Julien Lacaze, président de Sites & Monuments. - L'association Sites & Monuments, que je représente, est la plus ancienne en France : fondée en 1901 autour de l'idée de protection de la nature, elle s'est ensuite intéressée à la question de la protection du patrimoine bâti, puis à celle de la protection du patrimoine mobilier. Dans ces deux dernières composantes, nous rencontrons quotidiennement les architectes des bâtiments de France.

Je précise que, sociologiquement, nos membres ne sont pas des châtelains, même si nous comptons quelques propriétaires de belles maisons ; nous sommes plutôt du côté des visiteurs. L'association est reconnue d'utilité publique depuis 1936 et agréée pour la protection de l'environnement depuis 1978. Elle est également membre de la Commission nationale du patrimoine et de l'architecture, ainsi que de la Commission supérieure des sites, perspectives et paysages.

Nous sommes très en osmose avec les demandes formulées par les ABF, estimant même parfois qu'ils ne vont pas assez loin. En tout cas, nous sommes favorables au maintien de leurs prérogatives et souhaitons qu'ils disposent des moyens suffisants pour travailler. Il nous semble ainsi problématique de les évaluer et de tirer des conclusions dans les conditions actuelles de leurs activités.

M. Philippe Gonzalès, correspondant de La Sauvegarde de l'art français pour le Lot-et-Garonne et ancien architecte des bâtiments de France. - Je représente devant vous La Sauvegarde de l'art français, dont le président, Olivier de Rohan Chabot, vous prie de l'excuser et m'a demandé de le remplacer. Je suis également délégué territorial de la Fondation du patrimoine et, comme l'a mentionné Mme la présidente, j'ai exercé pendant trente-huit ans la mission d'architecte des bâtiments de France.

La Sauvegarde de l'art français est une fondation depuis 2017 ; elle existait auparavant sous la forme d'une association, fondée en 1921 par Édouard Mortier, duc de Trévise, dont la présidence a duré vingt-cinq ans et auquel a succédé Aliette de Rohan Chabot, marquise de Maillé. Son action est limitée aux églises d'avant 1800 et aux édifices non classés, soit une cible d'un peu moins de 30 000 édifices.

La fondation entend promouvoir la connaissance du patrimoine mobilier et immobilier, principalement d'essence religieuse. Elle le fait au travers du prix Trévise et du prix Maillé, accompagnant chercheurs et scientifiques dans la publication de travaux de recherche.

Par ailleurs, elle apporte une aide directe à une centaine de dossiers par an, parfois un peu plus, pour un montant total d'environ 1 million d'euros à 1,5 million d'euros. Elle le fait grâce à un fonds dit « leg Maillé », la présidente Aliette de Rohan Chabot, passionnée d'archéologie et d'architecture médiévale, ayant légué sa fortune dans cet objectif. L'aide directe porte sur les travaux, mais aussi sur les études préalables. Pour les édifices non classés, mais inscrits au titre de la protection des monuments historiques, la direction régionale des affaires culturelles (Drac) est effectivement très exigeante et demande des études que les communes ont du mal à financer.

Dans ce cadre, La Sauvegarde de l'art français demande l'avis de l'ABF pour s'assurer - au moins pour les édifices inscrits - que tout est en ordre, que le permis de construire a été délivré, que les études sont faites et les contrôles de la Drac effectifs. Même si tous ne nous connaissent pas forcément, du fait du fort turn-over enregistré actuellement dans cette profession, les artisans de nos échanges sont bien, principalement, les Drac et, au premier chef, les ABF.

À la question de savoir si l'écosystème est satisfaisant, je répondrai en évoquant la métaphore d'un jardin que l'on aurait planté dans les années 1980 ou 1990 et qui, depuis, aurait prospéré. Sans doute faudrait-il réduire son périmètre. Mais peut-on le faire ?... Nous en parlerons, je pense, dans le cadre de notre discussion.

M. Christophe Blanchard-Dignac, président de Patrimoine-Environnement. - Patrimoine-Environnement est une fédération nationale d'associations - elle en fédère 210 -, comptant aussi des membres individuels - juristes, architectes ou paysagistes passionnés de patrimoine. Disposant des mêmes reconnaissances et agréments que les autres, elle est issue de la fusion, en 2013, de deux associations, dont l'une était plutôt axée sur l'urbanisme.

Notre nom veut bien dire ce que nous sommes : des personnes convaincues par la nécessité de conjuguer, et non d'opposer, patrimoine et environnement.

Nous avons de la ville une vision cohérente, estimant qu'il faut intégrer la protection du patrimoine, l'existence d'espaces verts et le respect des paysages dans sa construction. Nous devons effectivement penser aux habitants et je crois que, pendant la période de confinement, beaucoup se sont aperçus du caractère très limité de la perception de verdure et, plus largement, de la vision qui leur étaient offertes dans le rayon où il leur était permis de se promener.

Le patrimoine est pour nous source de valeurs. C'est surtout un patrimoine vivant, qu'il faut d'abord préserver pour qu'il ne meure pas et ensuite faire vivre. Un exemple, s'il n'y a plus d'habitants dans un centre-ville historique préservé, alors il manque une animation et, tôt ou tard, le patrimoine se dégrade.

Nous apprécions les ABF, car ils aiment le patrimoine et se battent avec les pouvoirs que la loi leur a confiés. Ces pouvoirs, nous ne voulons pas qu'ils soient remis en cause, même s'il faut envisager des évolutions pour que la charge très lourde pesant sur ces 189 personnes ne repose pas seulement sur elles. Le patrimoine mérite que tout le monde se mobilise pour lui !

Je précise que je préside Patrimoine-Environnement depuis peu ; c'est le bâtonnier Alain de La Bretesche, bien connu de la Haute Assemblée, qui m'avait fait venir à ses côtés, sentant que sa santé ne lui permettrait pas de s'occuper plus longtemps de la structure.

M. Pierre-Jean Verzelen, rapporteur. - J'ai tout d'abord une question à votre attention, monsieur Gonzalès : pouvez-vous nous indiquer les évolutions, positives ou négatives, que vous avez pu constater au cours de votre carrière ?

Mes deux autres interrogations s'adresseront à tous.

La première concerne la possibilité de mettre en oeuvre une notion d'intensité patrimoniale : les exigences doivent-elles être forcément les mêmes pour un habitat situé entre le Louvre et le Palais du Luxembourg ou pour une commune comme celle dont j'ai été maire, Crécy-sur-Serre, qui ne possède en tout et pour tout qu'un seul bâtiment classé ?

La seconde revient sur le dernier thème abordé, à savoir les centres historiques qui se vident. En général, on parle de belles bâtisses, exigeant des moyens importants pour les réhabiliter et les faire revivre. Or les familles n'ont pas toutes les moyens financiers de le faire. Comment appréhendez-vous cette notion ?

M. Philippe Gonzalès. - En 1978, les ABF ont été rattachés au ministère de l'environnement, précisément au grand ministère de l'équipement créé cette année-là, alors qu'ils dépendaient jusqu'alors du ministère de la culture, au sein duquel ils exerçaient leurs missions de manière assez solitaire. Ma carrière a débuté dans ce ministère, tenu par les Ponts et chaussées. Dans les années 2000, le grand écart que représentait ce rattachement s'est fait sentir et, avec nos services de l'époque - les services départementaux de l'architecture (SDA) -, nous sommes revenus au ministère de la culture pour consolider les Drac. D'abord placés sous l'autorité des préfets de département, nous avons formellement rejoint les Drac en 2010.

Quand j'ai commencé, en 1983, tout était plus simple. Au ministère de l'équipement, on nous laissait relativement tranquilles. Une circulaire sortait environ tous les quatre ou cinq ans et nous faisions un peu ce que nous voulions. À partir de 2007, on a commencé à s'occuper de nous, avec deux ou trois textes par an à mettre en oeuvre. Le patrimoine n'a jamais été perdu de vue. Toutefois, le patrimoine non protégé, que l'on désignait à l'époque par le sigle PRNP, pour patrimoine rural non protégé, ayant été décentralisé au bénéfice des conseils départementaux, nous ne nous sommes plus occupés que d'urbanisme et de bâtiments historiques.

Ce que nous avons constaté, donc, c'est une complexification à partir des années 2000, avec, notamment, la nécessité de verdir les zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (ZPPAUP), ancêtres des SPR. Les textes sont devenus de plus en plus équivoques et une certaine distanciation s'est opérée à partir du moment où l'on s'est mis à travailler au renforcement des Drac et à l'intégration des ABF en leur sein. À partir de là, il fallait que nous ayons un nombre important de cadrans sous les yeux pour savoir quel chemin emprunter, que nous fassions du conseil pour tous, sans pour autant perdre de vue le préfet de département, qui ne manquait pas de donner quelques orientations.

Je sais que, maintenant, la question est de savoir comment rendre les choses plus intelligibles. Il faut y travailler, c'est certain !

S'agissant de l'intensité patrimoniale, nous avons beaucoup travaillé sur la cosensibilité : il s'agissait d'une duplication de la covisibilité, notion qui a été appliquée pendant longtemps, mais n'est plus requise dans les PDA depuis la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine, dite LCAP. Nous sommes alors passés à la cosensibilité, ce qui revenait à nous demander d'évaluer l'intensité.

La notion de hiérarchisation me paraît fondamentale. Il n'y a pas de château de Versailles ou de grandes cathédrales partout ! Il faudrait réfléchir à des PDA avec documents prescriptifs - sans en arriver pour autant aux SPR -, notamment pour les villes de plus de 20 000 habitants. L'idée d'une hiérarchisation de l'intensité, par exemple de 1 à 5, me paraît intéressante à soumettre à un groupe d'études, car elle va plus loin que la cosensibilité.

S'agissant des centres anciens qui se vident, les rénovations urbaines des années 1970 ont fait beaucoup de dégâts, mais quand elles n'ont pas été réalisées, les centres anciens croulent partout - pas seulement dans les sous-préfectures. Le travail de revitalisation à mener est immense. Il faut, dans ce domaine, renforcer la collégialité et les ABF doivent forcément être partie prenante sur ces questions. Nous connaissons les difficultés des maires ruraux, mais c'est bien dans les villes de plus de 20 000 habitants que l'on constate les retards les plus importants et les difficultés les plus aiguës.

M. Gilles Alglave. - La notion d'intensité patrimoniale me gêne un peu. Il ne faut pas faire de hiérarchie entre « grand » et « petit » patrimoine.

Le patrimoine qui intéresse notre association n'est ni connu ni reconnu ; il n'existe aucun grand traité sur les éléments magnifiques qui le composent, qui suscitent aujourd'hui l'admiration, mais ont longtemps été considérés comme inintéressants. Je pense notamment au patrimoine en terre crue, auquel je suis attaché, habitant moi-même une maison en pans de bois et en torchis. Aujourd'hui, ce patrimoine vernaculaire est souvent devenu misérable parce qu'il n'est pas compris et qu'il est concurrencé par d'autres modes de construction, qui lui sont préférés. Néanmoins, un « projet national terre crue » a été lancé et je suis certain que ce matériau entrera bientôt dans la modernité.

La notion d'intensité patrimoniale est une question de culture et dépend de l'image que l'on se fait du patrimoine. On pense souvent à celui des villes et vous avez évoqué des quartiers prestigieux, où l'intensité est maximale et pour lesquels chacun comprend bien qu'il faut des contraintes, afin de ne pas porter atteinte à l'histoire.

Les choses sont plus compliquées dans le monde rural, où les contraintes de protection sont bien moindres. Dans de nombreux villages, l'église n'est pas protégée et il n'existe pas de périmètre délimité des abords. Il leur est donc impossible de bénéficier de l'oeil expert d'un ABF pour éviter de mauvaises évolutions.

Ce patrimoine, qui fait partie du cadre de vie des ruraux, leur est aussi étranger que la culture des villes. En effet, il ne fait pas l'objet d'un enseignement, ni dans les écoles ni dans le cursus des études suivies par les futurs architectes même si certains programmes émergent sur cette thématique. Notre association propose des formations, certifiées Qualiopi, auxquelles assistent de plus en plus de conservateurs et d'architectes du patrimoine, pour avoir accès à un savoir sur ce « petit » patrimoine. J'utilise ici des guillemets puisque je conteste cette hiérarchie. Le patrimoine, qui est d'une richesse infinie, constitue un tout que l'on doit aborder avec des exigences communes.

Pour ce faire, nous travaillons à l'acculturation des élus, parfois avec des collectivités territoriales qui nous sollicitent, pour les aider à prendre conscience de cette grande culture que constitue le bâti en bois et en terre, qui est souvent le plus présent, le moins visible, le moins reconnu et le plus fragile, qui est souvent laissé à l'abandon et que l'on voit disparaître au fil des années.

Nous oeuvrons pour faire connaître certaines règles de construction, qui étaient transmises de façon orale, au cours du chemin compagnonnique et sur les chantiers. Il s'agit de règles de bonnes pratiques liées à six techniques faisant usage de la terre en France, qui sont profondément écologiques et peuvent être déclinées dans l'architecture contemporaine, de nombreux projets faisant de nouveau appel à cette intelligence.

Pour développer une connaissance de ce patrimoine, il faut faire des inventaires. Aujourd'hui, lorsque les documents d'urbanisme sont en cours d'élaboration ou de révision, qu'il s'agisse de plans locaux d'urbanisme (PLU), de plans locaux d'urbanisme intercommunaux (PLUi) ou d'opérations programmées d'amélioration de l'habitat (Opah), le remplissage du volet consacré à l'inventaire de l'architecture remarquable des territoires est facultatif. Nous souhaitons qu'il devienne obligatoire. Il faut aussi aider les élus à réaliser cet inventaire, les éclairer et leur permettre de considérer que leur territoire, aussi rural et éloigné de la ville soit-il, fait envie à de nombreux urbains. Tous les habitants sont sensibles à leur cadre de vie et ont besoin de nature, d'équilibre et de beauté. L'architecture dont nous sommes passionnés fournit un modèle de ce à quoi chacun devrait avoir droit.

Il s'agit d'un patrimoine riche et difficile à cerner parce que les élus se trouvent souvent seuls, qu'ils ne sont pas aidés à prendre conscience de la richesse de leur environnement et qu'ils font souvent l'objet de la pression des promoteurs et des lobbys, qui les poussent à ne pas faire le choix de la conservation et de la préservation.

Nous avons été invités à participer aux treizièmes journées professionnelles de la conservation-restauration, organisées par le ministère de la culture. Par ailleurs, de plus en plus d'écoles d'architecture nous demandent d'intervenir pour remédier au manque de culture en la matière, ce qui est encourageant. Nous devons nous lancer dans un travail pédagogique sur le patrimoine, qui est cohérent avec les notions de développement durable et d'économie d'énergie. Par essence, le patrimoine s'inscrit dans le durable et favorise des matériaux recyclés, tirés du sol et peu coûteux, qui n'ont pas un bilan carbone démesuré. Ces questions sont au coeur de l'actualité et il faut lier les problématiques pour démontrer que, en parlant de cette catégorie de patrimoine, nous ne sommes pas dans le passé et la nostalgie, mais bien dans l'avenir.

Cette question touche à l'activité des territoires de la ruralité. À titre d'exemple, nous travaillons avec deux communautés de communes des Hauts-de-France pour mettre en place des filières de production de chanvre, plante qui correspond à des pratiques historiquement attestées dans cette région. Relancer cette culture ne représente pas un retour en arrière, mais montre que nous nous inscrivons dans une logique patrimoniale, qui permet de développer une activité économique autour d'une plante aux grandes qualités écologiques. Il s'agit aussi de créer des sous-produits permettant d'améliorer les performances thermiques du bâti ancien, puisque ces matériaux répondent à la logique respirante et ne portent pas atteinte au mode de fonctionnement de ces écosystèmes méconnus, que l'on traite mal dans des villages qui ne comportent pas de périmètre protégé. Personne n'y intervient pour mettre fin à de mauvais choix de travaux, qui créent des pathologies et des atteintes au confort des habitants, mais représentent aussi un gâchis d'argent public.

La culture du patrimoine rural est déficiente. Pourtant, ce patrimoine fait la richesse de la France et l'admiration des touristes.

M. Julien Lacaze. - Je suis d'accord avec ce qui vient d'être dit sur la notion d'intensité patrimoniale. D'abord, ce concept existe déjà puisqu'on observe une gradation des instruments de protection à disposition : le simple concept d'abords, le PDA, le plan de valorisation de l'architecture et du patrimoine, qui protège les façades, et le plan de sauvegarde et de mise en valeur (PSMV), créé par Malraux, qui permet de protéger aussi les intérieurs et de reconquérir la pleine terre, en éliminant des bâtiments parasites.

Cependant, il serait ennuyeux qu'à instrument de protection égal il existe deux régimes en France, selon l'endroit où l'on se situe. Nous sommes très attachés à une conception nationale du patrimoine et il ne faut pas qu'un maire puisse dire qu'il ne s'intéresse pas au patrimoine et qu'il fait ce qu'il veut, car il est dans son territoire. Nous considérons que les Français s'intéressent par nature au patrimoine du pays, où qu'il se trouve.

La question du coût doit être posée. Les ABF ne rendent pas nécessairement les choses plus coûteuses. Ils conseillent d'abord de bien entretenir l'existant, de repeindre les huisseries et de refaire les mastics, ce qui est peu onéreux. À ce titre, les ABF sont conservateurs et écologistes dans leur façon de faire. Les matériaux peuvent tenir des siècles s'ils sont bien entretenus au fil du temps.

D'autres types de travaux, tels que le remplacement des menuiseries par du PVC, coûtent cher. Ce sont souvent les habitants qui ont le plus de difficultés à financer des travaux, d'autant que des démarcheurs vendent des produits onéreux et peu durables. Les ABF peuvent forcer à investir dans des matériaux plus coûteux, mais qui sont plus durables. Ainsi, l'investissement sera rentable. Les ABF empêchent aussi des propriétaires de rendre leur maison ancienne dysfonctionnelle et de ne pas respecter la logique de circulation de l'air et de l'humidité. Mettre du polystyrène sur les murs ou remplacer des portes par des blocs-portes en PVC coûte cher et crée des désordres auxquels il faut ensuite remédier, ce qui est absurde. Si les décisions des ABF entraînent des coûts supplémentaires, ces derniers sont amortis dans le temps.

Lorsqu'on se promène dans les campagnes, on repère tout de suite quel village comprend un périmètre de protection et quel village n'en a pas. La présence du périmètre change tout et, sur la durée, les ABF limitent les dégâts. J'ai vu des maisons anciennes qui finissaient par ressembler à des pavillons modernes parce qu'on avait arraché leurs menuiseries, arasé leurs cheminées et installé des tuiles industrielles.

Si la France est la première destination touristique mondiale, c'est aussi grâce au travail accompli au jour le jour par les ABF. Il faut maintenir ce système, même s'il a un coût.

M. Christophe Blanchard-Dignac. - En ce qui concerne l'intensité patrimoniale, sa mise en oeuvre est compliquée et j'aurais plutôt tendance à faire confiance aux acteurs concernés, à condition qu'ils soient placés en situation de responsabilité. Il ne faut pas appliquer au patrimoine les réflexes liés à la construction neuve, qui est normative. Dans le bâti ancien, la compréhension du bâtiment et des lieux doit l'emporter sur l'application des normes. Le DPE fait notamment des ravages dans le bâti ancien non protégé, car il résulte d'un raisonnement technocratique, qui consiste à décliner ce qui doit s'appliquer partout. Une telle approche n'est pas possible en matière de patrimoine puisqu'il faut répondre à une logique, à une culture et à une cohérence. Les choix doivent se faire au cas par cas et il revient aux ABF d'y procéder.

Pour que ces derniers travaillent mieux, ils doivent avoir davantage de moyens et ne doivent pas porter seuls la politique du patrimoine. Les élus doivent associer les populations. Sans les ABF et leurs avis conformes, ce serait la catastrophe. Les sites inscrits ne bénéficient pas d'avis conformes et nous voyons ce que nombre d'entre eux sont devenus.

Les ABF empêchent de commettre des erreurs. Mais il faut aussi placer chacun en situation de responsabilité, dans le cadre d'une réflexion commune. Le dialogue entre les maires et les ABF doit être plus suivi, et chacun doit avoir du temps à y consacrer. Or les ABF ont déjà beaucoup à faire avec peu de moyens.

Investir dans le patrimoine est rentable, sur le plan économique, mais aussi en matière de développement durable. Il vaut mieux rénover que tout casser pour reconstruire avec des matériaux venant du bout du monde.

L'ABF donne ses réponses au cas par cas et son intervention constitue une étape, entre un travail réalisé en amont et un travail réalisé en aval. Cette étape fait partie d'une démarche, à laquelle il faut associer les défenseurs du patrimoine, au premier rang desquels doivent figurer les maires, sans lesquels nous ne pouvons rien faire. Un ABF ne peut pas faire émerger une politique patrimoniale dans une commune.

Monsieur le rapporteur, pour assurer le bon équilibre social et écologique d'une ville, il faut que son centre historique soit habité. Les ABF ne peuvent pas régler cette question.

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Les moyens alloués aux ABF sont-ils adaptés à leur mission ? Faut-il les renforcer ? Faut-il, a contrario, les redéployer vers d'autres acteurs et, si oui, lesquels ? Depuis le début de nos auditions, nous sentons bien que les ABF sont compétents. Mais ils sont 189 pour traiter 500 000 dossiers. Nous sentons aussi l'importance de coconstruire les projets.

M. Christophe Blanchard-Dignac. - Ce système n'est pas si coûteux. Il s'agit d'un bon investissement, mais il faut être cohérent. Les ABF ont d'abord besoin d'être mieux connus, y compris par les Drac. Ensuite, ils ont besoin d'être accompagnés sur le temps long, qui est le temps du patrimoine. Lors de son audition, le directeur général des patrimoines et de l'architecture a annoncé des mesures, dont nombre étaient déjà évoquées en 2010. Quand on adopte des mesures, il faut les mettre en oeuvre et le faire en permanence, le patrimoine relevant d'un travail de tous les jours.

Il faut aussi faire prévaloir des règles de bon sens. Nous rencontrons des difficultés à recruter des ABF, mais les primes offertes par le ministère de l'équipement sont plus favorables que celles du ministère de la culture.

Quand un système fonctionne, il faut avoir la main qui tremble avant d'y toucher de façon fondamentale.

M. Julien Lacaze. - En ce qui concerne les moyens, nous sommes émerveillés par ce que parviennent à faire les 189 ABF et les 800 agents des unités départementales de l'architecture et du patrimoine (Udap) ; c'est stupéfiant. Les revendications consistent à demander un ABF et un agent supplémentaire par Udap, ce qui reviendrait à 200 nouveaux fonctionnaires. Il s'agit d'une goutte d'eau, si l'on compare ce chiffre au nombre d'enseignants par exemple, qui s'élève à près de 900 000. Ces ressources supplémentaires permettraient seulement aux ABF de travailler dans des conditions correctes. Il s'agit d'un métier de vocation, dans l'exercice duquel il n'y a que des coups à prendre. Ce n'est pas normal...

M. Christophe Blanchard-Dignac. - Et ce n'est pas juste.

M. Julien Lacaze. - L'ABF est un peu comme un enseignant auquel on demanderait d'évaluer ses élèves sans avoir pu leur faire cours avant. Il n'a aucun moyen de faire de la pédagogie et d'expliquer en amont pourquoi il prend telle décision. Il faudrait qu'il y ait une maison du patrimoine, dans laquelle il puisse montrer les matériaux et convaincre le propriétaire de proposer des solutions conformes. La question de l'éducation est fondamentale. Les Français manquent de culture en matière d'architecture et en ignorent même les premiers rudiments. Il faut apprendre à tous les écoliers à différencier un garde-corps années 1930 d'un garde-corps Louis XVI, pour qu'ils puissent s'approprier le patrimoine et que l'autorisation de l'ABF ne soit pas perçue comme une lubie...

M. Pierre-Jean Verzelen, rapporteur. - ... ou comme du mépris social.

M. Julien Lacaze. - Tout à fait. Mais l'ABF doit prioriser ses tâches, peine à rendre ses avis et n'a pas le temps de faire de la pédagogie.

De plus, le sous-effectif des ABF est utilisé comme un argument contre eux. Nous avions proposé un amendement visant à interdire la construction d'éoliennes à moins de dix kilomètres des monuments historiques, dans le cadre de l'examen de la loi relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables. Le rapporteur nous a répondu que, compte tenu de leur nombre limité, les ABF auraient du mal à traiter l'ensemble des dossiers. Il me semble incroyable de raisonner sur la base d'une situation de sous-effectif qui est anormale.

Lors de la dernière réunion de la Commission nationale du patrimoine et de l'architecture, le maire d'un village de Haute-Loire s'est vu proposer trois périmètres : un petit, un moyen et un plus large. Les trois lui convenaient et le maire a précisé qu'il finançait déjà les ravalements au-delà du premier périmètre. Cependant, l'ABF est intervenu pour expliquer qu'il ne pourrait pas traiter les maisons des zones les plus larges, révélant ainsi une forme d'auto-censure. On travaille mal dans ces conditions et les ABF se voient ensuite reprocher certaines bévues. Nous pourrions même nous demander si cet état récurrent de sous-effectif n'existe pas un peu à dessein ; il permet de dire que les ABF empêchent l'activité économique et qu'il ne faut pas leur donner de postes supplémentaires, qui leur permettraient de tout bloquer, il justifie le fait de leur donner le moins de moyens possible et les rend les moins sympathiques possible, pour qu'ils ne puissent pas expliquer ce qu'ils font en amont. Il s'agit d'une façon de faire régresser la protection du patrimoine en France. La première chose à faire est de donner les moyens de travailler aux ABF, qui sont sur tous les fronts du patrimoine. Mégoter pour 200 fonctionnaires est aberrant.

M. Gilles Alglave. - La plupart des ABF sont à bout de souffle. Tous travaillent à flux tendu et ne parviennent pas à mener leur travail correctement. Nous déplorons parfois des ratés, comme lorsqu'un technicien maltraite un dossier, ce qui entraîne la destruction d'un bâtiment, alors que l'architecte n'aurait pas pris la même décision. Ces errements sont le résultat d'un surmenage des services qui ne peuvent pas travailler autrement que dans l'urgence.

Un effort pourrait être fait en matière d'effectifs, même en ces temps de contraintes budgétaires : il faut y voir un investissement, non une dépense.

J'en appelle à une synergie de toutes les forces en présence - les associations en font partie. Or celles-ci ne sont pas suffisamment sollicitées : ce faisant, l'administration se prive d'une aide précieuse. Les associations, parce qu'elles représentent la société civile, sont parfois en mesure de débloquer des situations et de créer au fil du temps des moments d'échange, d'acculturation commune sur un territoire, afin que le patrimoine devienne un bien commun, et non pas simplement la propriété d'un individu qui a décidé de peindre sa maison en rose ; et, comme nous sommes en France, pays des libertés, celui-ci estime qu'on devait l'autoriser à faire ce qu'il avait décidé. Nous avons tous adopté cette mentalité de consommateurs...

Compte tenu des enjeux écologiques, le rêve d'habiter une maison individuelle au milieu de sa propre parcelle est aujourd'hui remis en cause. Pendant des lustres, des lotissements ont été créés, notamment dans les campagnes, en totale contradiction avec l'intelligence de nos anciens.

Pour faire des économies - des économies d'énergie et d'énergie grise, notamment -, il faudrait valoriser le réemploi de l'habitat ancien en l'adaptant aux besoins modernes, grâce à des aides plus importantes et à des incitations fiscales : cela serait pertinent pour atteindre nos objectifs écologiques et préserver ces trésors de notre patrimoine, dont nos jeunes ont bien besoin aujourd'hui.

M. Philippe Gonzalès. - Il faut restituer l'action des ABF dans le contexte des grandes régions - la Nouvelle-Aquitaine, par exemple, est plus grande que l'Autriche. Pendant longtemps, les Drac ont tout fait pour préserver les équivalents temps plein (ETP) des unités départementales de l'architecture et du patrimoine.

Les effectifs des ABF n'ont pas évolué : un tiers des départements ne disposent que d'un seul architecte. Or il en faudrait deux par département, au minimum. Un seul ABF ne peut être présent sur tous les fronts, sans compter que nombre d'entre eux sont victimes de surmenage. Avec un poste et demi supplémentaire, voire deux, les ABF pourraient mener davantage d'opérations de pédagogie et de communication, avec l'appui des Drac.

Les échanges collégiaux existent déjà entre les ABF et les communes qui disposent d'effectifs techniques suffisants : bien souvent, le calendrier est très serré, mais le dossier finit toujours par aboutir, parfois avec plusieurs mois de retard.

En tout cas, il faudra hiérarchiser les priorités. Par exemple, les bâtiments d'avant 1500 sont nos incunables. À l'inverse, une croix sur un chemin, qui a été restaurée plusieurs fois, ne saurait emporter la même préoccupation. Toute ma vie durant, j'ai essayé de hiérarchiser les priorités et les objectifs : la ruralité, bien sûr, mais il faut aussi aider les villes de plus de 20 000 habitants. En Lot-et-Garonne, certaines avancent sur la question de la protection du patrimoine, d'autres moins.

Seule la collégialité nous permettra de progresser, en élargissant la liste des personnes s'intéressant aux questions liées au patrimoine. Heureusement, nous ne sommes pas seuls : les Drac, les conservateurs du patrimoine des conseils départementaux, les Udap sont autant de professionnels qui disposent d'une connaissance fine des enjeux. Toutefois, le chemin risque d'être long : nous n'aurons pas ces nouveaux postes demain matin.

M. Lacaze l'a bien dit : autrefois, le secrétaire d'État aux Beaux-Arts relevait du ministère de l'éducation nationale. Nous sommes prêts à partager ces ETP supplémentaires avec eux...

Mme Sabine Drexler. - Je souscris à tous les propos tenus durant cette audition. Messieurs les représentants des associations patrimoniales, nous sommes vos alliés. Nous sommes à vos côtés, vous pouvez compter sur nous.

Je ne suis pas favorable à la hiérarchisation du patrimoine : cela reviendrait à considérer qu'il existe un patrimoine prestigieux et un autre qui ne serait pas digne d'intérêt.

La Collectivité européenne d'Alsace (CEA) aide à la restauration du patrimoine : le montant des subventions est quadruplé si les élus entreprennent d'identifier leur patrimoine non protégé.

Éduquer nos enfants aux enjeux du patrimoine est essentiel ; cela éviterait de devoir expliquer aux adultes pourquoi il ne faut pas mettre du polystyrène sur des pans de bois, par exemple.

L'État devrait consacrer davantage de moyens à la restauration du patrimoine, en raison de son importance du point de vue écologique, mais aussi économique : notre patrimoine attire des millions de touristes chaque année. Des débouchés pourraient aussi être créés au profit du monde agricole, avec le développement de filières biosourcées, par exemple.

Les enjeux sociaux sont également importants. Actuellement, les logements classés F et G sortent du parc locatif : c'est dramatique, alors que nous faisons face à une crise aiguë du logement. Des moyens plus importants devraient être consacrés à la rénovation énergétique.

M. Christophe Blanchard-Dignac. - Il existe des aides publiques pour installer du polystyrène sur des pans de bois : non seulement cela crée des dégâts sur les maisons anciennes, mais cela altère la santé des personnes qui y vivent. Si celles-ci étaient supprimées, les économies générées seraient beaucoup plus importantes que les dépenses nécessaires à la création de quelques postes d'ABF.

M. Julien Lacaze- Il serait question de transformer l'avis conforme de l'ABF en avis simple.

Nous nous sommes penchés sur le cas de la ville de Foix. Certains bâtiments ont fait l'objet d'un arrêté de péril signé par le maire et d'un arrêté d'insalubrité pris par le préfet, avec pour conséquence de transformer l'avis conforme de l'ABF en avis simple. Pourtant, ce dernier décrit les quatre monuments historiques voués à la démolition comme « une très belle composition pittoresque, la carte postale de la ville. La démolition de ce rideau de maisons au bord du fleuve serait une perte irrémédiable sur le plan architectural, historique et patrimonial, de nature à altérer gravement et définitivement le caractère et la qualité des abords protégés ». Il termine avec un regret : « Ce projet tombe sous le coup de la loi Élan » - la loi portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique. Comme l'ABF n'émet qu'un avis simple, le maire est autorisé à délivrer un permis de démolir. On voit le résultat : toutes ces maisons seront détruites. Avec nos avocats, nous avons essayé d'attaquer le permis de démolir et les arrêtés d'insalubrité, sans succès. C'est pourquoi nous vous encourageons à ne pas développer les exceptions figurant à l'article L. 632-2-1 du code du patrimoine.

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Merci pour vos remarques. N'hésitez pas à nous transmettre tout document que vous jugeriez utile avant le 4 juin prochain.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Yves Dauge, président d'honneur de l'association des biens français du patrimoine mondial et président d'honneur de l'association Sites & Cités remarquables de France

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Nous achevons cette demi-journée d'audition avec notre ancien collègue, Yves Dauge. monsieur le sénateur, c'est un plaisir de vous recevoir dans cette maison que vous avez occupée pendant dix ans.

Il nous a paru important de vous entendre pour bénéficier de votre rare expertise. Vous avez en effet été maire pendant 34 ans, entre 1971 et 2006, des villes de Saint-Germain-sur-Vienne, puis de Chinon. Vous avez également été conseiller général d'Indre-et-Loire pendant 25 ans, conseiller régional du Centre pendant 11 ans, délégué interministériel à la ville et au développement social urbain de 1988 à 1991, député de l'Indre-et-Loire de 1997 à 2001. Au Sénat, de 2001 à 2011, vous avez été un membre éminent de la commission culture.

Parmi vos préoccupations nombreuses figurent les questions liées au patrimoine et à sa préservation, comme en témoignent vos fonctions actuelles de président d'honneur de l'association des biens français du patrimoine mondial et de président d'honneur de l'association Sites et Cités remarquables de France. Nous avons auditionné son président, Martin Malvy, la semaine dernière.

Enfin, en tant que Sénateur, vous avez consacré un rapport aux métiers de l'architecture. Il a fait date dans la profession. Nous sommes donc très heureux de pouvoir bénéficier de votre hauteur de vue sur notre débat, en raison de la diversité de vos fonctions exécutives, au niveau national et local, et législatives. Le recul que vous donne votre antériorité en la matière vous a peut-être permis d'observer l'évolution de notre cadre réglementaire en matière de protection du patrimoine. Vous pourrez certainement nous faire part de votre sentiment sur la situation actuelle.

M. Yves Dauge, président d'honneur de l'association des biens français du patrimoine mondial et président d'honneur de l'association Sites & Cités remarquables de France. - Merci de m'inviter. J'ai exploré toutes les facettes de ce sujet depuis 40 ou 50 ans. Il n'est pas si compliqué, en réalité. J'ai toujours travaillé étroitement avec les architectes des bâtiments de France (ABF). Je les toujours défendus avec ardeur. Je n'ai jamais rencontré de problèmes avec eux. En tant que maire et président de diverses institutions, j'ai toujours collaboré avec un architecte des bâtiments de France, qu'il s'agisse de patrimoine mondial, de sites protégés ou de parcs naturels. Je n'ai jamais rencontré de difficultés. Parfois, je me demande pourquoi les autres rencontrent des obstacles. Quelle en est la cause ?

J'ai toujours pensé que nous partagions les mêmes ambitions. J'ai rencontré de nombreux architectes des bâtiments de France au fil des ans, et j'ai toujours réussi à établir une relation presque amicale avec eux. Je leur faisais confiance. Je crois que celle-ci était réciproque. Ils savaient que je ne soutiendrais pas des opérations problématiques. Si des hésitations surgissaient, nous prenions le temps de discuter avec les pétitionnaires au lieu d'aller au conflit, qui aurait été inutile.

De plus, j'étais en charge d'un secteur sauvegardé, ce qui facilite les relations. J'étais couvert par la loi de juillet 2016 créant les sites patrimoniaux remarquables (SPR), une loi dans laquelle le Sénat a joué un rôle décisif. À l'époque, nous étions confrontés à quelques problèmes avec le ministère, ce qui est paradoxal, mais tout se déroulait correctement.

Le secteur sauvegardé est un document de planification d'une importance considérable, sur lequel je m'appuyais. J'avais contribué à son élaboration. Mon plan local d'urbanisme (PLU) abordait également de nombreuses questions patrimoniales.

L'exercice de planification est fondamental en France, depuis longtemps, comme en témoigne la loi Pisani d'orientation foncière. Il a monté les schémas d'aménagement et de développement, devenus les PLU. Dès 1962, nous bénéficions déjà de documents de secteurs sauvegardés. J'encourage donc mes collègues élus à s'appuyer sur ces acquis.

En fin de compte, le premier responsable d'un éventuel dysfonctionnement est le maire. Il est crucial que les élus, surtout ceux en première ligne, travaillent en accord avec l'État pour éviter les erreurs. C'est, il me semble, la clé du succès. Si l'architecte des bâtiments de France se sent reconnu et respecté, il exercera son travail dans de bonnes conditions. C'est ce qui explique que je n'ai jamais été confronté à un conflit. Je ne suis pourtant pas un cas unique.

Un travail doit certainement être mené du côté des élus. Les remises en cause du rôle de l'architecte des bâtiments de France émanaient souvent de l'Assemblée nationale, où j'ai parfois dû me battre avec des collègues à l'initiative des remises en cause du rôle de l'ABF. Je peux citer en exemple le maire d'Orléans de l'époque. Heureusement, François Mitterrand, alors ministre, m'a soutenu fermement, sauvant ainsi les zones de protection à ce moment-là.

Pour autant, ces critiques venaient de maires, qui assuraient qu'ils ne pouvaient pas travailler, car les ABF les en empêchaient. Je leur répondais que c'était insensé : dans un pays qui se dit épris de culture et qui aime son patrimoine, ces tensions n'avaient pas lieu d'être. Ce sujet est consensuel. La France attire par ses paysages, tout de même.

Par ailleurs, je n'avais pas de problème avec les ABF, parce que j'avais embauché des personnes compétentes dans ma ville, des passionnés de patrimoine, des architectes et des paysagistes. J'avais même créé une petite agence d'urbanisme pour l'intercommunalité, car c'est à cette échelle que nous devons penser aujourd'hui. Mon équipe était compétente. En cas de problème, nous nous rendions sur le terrain avec le responsable. Il m'expliquait la situation, et nous prenions des décisions ensemble.

Ensuite, il arrive souvent que des promoteurs présentent des projets inadéquats. Dans ces cas, nous les rencontrions, discutions et indiquions ce qui n'allait pas. Nous évitions ainsi les recours. Nous devons en effet arrêter de nous engager dans des conflits inutiles. Un travail de planification en amont est nécessaire, avec des secteurs sauvegardés et des zones de protection du patrimoine.

Nous ne pouvons pas laisser ces territoires dépourvus d'intelligence et de culture, en attendant que l'ABF sauve la situation. Heureusement, les parcs naturels, les sites du patrimoine mondial ou les SPR existent. Ces territoires se développent. Des demandes de classement de monuments historiques ou de territoires sont émises. J'ai beaucoup travaillé sur le patrimoine mondial. J'ai été à l'origine de l'inscription de 284 kilomètres de corridors fluviaux de la Loire à son registre. Elle a nécessité la collaboration avec les régions et une équipe dédiée.

J'ai toujours compté sur notre propre initiative, avant de compter sur l'ABF. J'étais en première ligne, et j'ai convaincu beaucoup de gens. Ce n'était pas toujours facile, mais mon bilan reste positif. De nombreux maires sont sensibles à la qualité. Des associations soutiennent ces efforts.

Je n'aborde pas le sujet par l'angle des conflits, des recours et des oppositions. Ils sont souvent inutiles. J'essaie de les apaiser, le cas échéant.

Évidemment, il est essentiel d'investir, d'embaucher des gens et de réaliser des études. Même un secteur sauvegardé ne dit pas exactement quoi faire lors des travaux. Il est nécessaire d'aller plus loin. Je plaide pour une approche qui intègre la conception et le traitement des projets. Dans un pays possédant un tel patrimoine, l'avenir repose sur les secteurs protégés et les grands paysages, soutenus par les élus et les associations.

J'étais en poste à la direction de l'urbanisme lors de la décentralisation, qui a rencontré un véritable succès. La loi en la matière a été enrichie, car l'État fonctionnait alors sur des circulaires minimalistes. Nous avons élaboré une loi qui a défini clairement les questions essentielles.

Avec Christian Vigouroux, mon adjoint de l'époque, devenu conseiller d'État par la suite, nous avons intégré l'essentiel des circulaires dans la loi. Les élus pensaient qu'un nombre de lois plus réduit leur offrirait plus de libertés. En réalité, ils ont été confrontés à des exigences accrues. Ils les ont respectées.

J'ai aussi rédigé un rapport sur les centres historiques pour l'ancien gouvernement. Je me suis toujours placé du point de vue des élus. J'ai suggéré de créer de l'intelligence, de la matière grise, dans chaque commune et intercommunalité, en mettant en place ce que j'ai appelé de la « maîtrise d'oeuvre urbaine, architecturale et sociale ». Ce sujet concerne aussi le social, et notamment l'habitat indigne, base essentielle de mes propositions. Il s'agit de recréer des ateliers de maîtrise d'oeuvre à la base, sur l'intercommunalité. Ce n'est possible que dans de petites communes de 300 ou 400 habitants. Ces démarches demandent d'embaucher un architecte, un paysagiste, et de développer des alliances. Nous n'avons pas besoin de structures coûteuses, mais de collaborations avec les acteurs de proximité. Il existe de très bons conseils d'architecture, d'urbanisme et de l'environnement (CAUE). Ils sont exemplaires. Les architectes-conseils, que j'ai bien connus, ne doivent pas travailler seuls. Ils doivent collaborer avec la direction des territoires et les services départementaux de l'architecture et du patrimoine (SDAP).

Du côté de la collectivité ou de l'établissement public, un chef de projet doit incarner l'ambition territoriale et patrimoniale. Il doit rassembler les forces et les faire travailler ensemble. Elles ne doivent en effet pas être isolées. Il est du rôle des élus de coordonner et de créer du lien. Les gens sont prêts à travailler ensemble, mais il faut les motiver et les accompagner.

Dans mon département, l'Indre-et-Loire, j'ai soutenu un conseil d'architecture, d'urbanisme et d'environnement, depuis devenu l'agence départementale d'architecture et de construction (ADAC). Elle conseille aussi les particuliers. Dans le Gard, un CAUE est devenu également une agence départementale d'urbanisme et d'architecture, comptant 25 à 30 agents. Ils sont compétents et reconnus, financés par le département, et sollicités par les élus.

L'architecte des bâtiments de France en est satisfait. Il intervient de temps en temps et approuve ce qui est fait. Si un problème se pose, il suffit de le résoudre. C'est si facile. Ce sujet constitue à mon sens une priorité. Je défends ce projet politique sur des sujets essentiels comme le paysage, l'urbanisation, les sols, la transition énergétique. Ils se traiteront localement, sur le terrain, et non dans les organigrammes des ministères. Il est impératif de les accompagner. Au regard de l'enjeu associé, je m'agace parfois du débat portant sur les avis conformes ou non conformes.

De quoi parlons-nous ici ? Un avis simple peut être aussi complexe à donner qu'un avis conforme. Ils supposent tous deux une connaissance, une capacité à comprendre ce qui se passe. C'est le fait de disposer d'une infrastructure intelligente qui compte.

J'ai toujours défendu l'État et les fonctionnaires, qui ne sont pas toujours traités convenablement. Je qualifie toujours les unités départementales de l'architecture et du patrimoine (UDAP) de services départementaux auprès du préfet, qui joue un rôle majeur pour régler les conflits. Je regrette leur organisation : l'architecte des bâtiments de France dépend du directeur régional des affaires culturelles. Ce dernier a d'autres priorités. Il ne comprend pas toujours le rôle de l'ABF. Le lien institutionnel n'est pas adéquat : sur le terrain, l'ABF travaille avec le préfet et les architectes. Il crée un lien institutionnel qui n'est pas adéquat. Je serais très surpris si vous trouviez des DRAC ou des ABF satisfaits du fonctionnement actuel.

Comment réagit-on en cas de conflit ? On se tourne vers les DRAC, qui ont d'autres priorités. Elles sont constituées d'un assemblage de personnes indépendantes avec leurs propres responsabilités : le conservateur, l'archéologue, l'ABF. Chacun est indépendant, et a son autorité propre. Le DRAC en lui-même peut assurer une animation, mais il se pose un réel problème de coordination.

Ensuite, la situation des SDAP est difficile. J'ai travaillé avec certaines d'entre elles. La tension est extrême. La pression pour répondre rapidement est immense. Sous la loi ELAN, les parlementaires ont réduit les délais, sous la pression des promoteurs, de sorte à « construire plus vite et moins cher ». Le service subit donc une tension extrême, en contradiction avec l'idée de prendre le temps, de travailler ensemble, de faire des compromis intelligents. Les postes manquent, et les tâches administratives sont compliquées. Ce service est l'un des derniers de l'État sur le terrain, sinon le dernier.

On ne lui facilite pas la tâche. Le ministère de la Culture, que j'ai toujours défendu, en est conscient. Pourtant, le budget et les préoccupations connexes sont ignorés. Les SDAP constituent le dernier souci d'un gouvernement, parce qu'on ne perçoit pas ce qui se cache derrière.

Ainsi, on laisse dépérir un service départemental sous tension, incapable de faire face aux délais imposés et à la masse de demandes. Mon département, l'un des plus riches en patrimoine, compte cinq ou six secteurs sauvegardés, du patrimoine partout, des périmètres de protection des abords en abondance. On y manque cruellement de personnel compétent. Les absences augmentent, les agents craquent. Continuons-nous ainsi ? On pense que le débat porte sur les avis simples ou conformes. Il est ridicule de se quereller à ce sujet. La véritable question concerne le service au bord de la catastrophe. Il ne peut plus fonctionner.

Que fait l'ABF devant cette accumulation ? Faute de temps pour répondre de manière intelligente, il émet des refus. Ainsi, il pense sauvegarder un peu, en attendant la suite. Donc, nous nous sommes positionnés du côté de l'État. Nous nous sommes engagés dans une ambition zéro. Pourtant, nous venons de loin. Depuis Mérimée et ses contemporains, des lois magnifiques ont été votées, dont celle d'octobre 1962 portée par André Malraux. Avec la décentralisation, nous avons créé les zones de protection du patrimoine. Nous avons décidé de conserver les secteurs sauvegardés, en appliquant un rôle fort de l'État tout en se rapprochant des élus. La zone de protection a été créée à cette fin. Ensuite, la loi de 1967 sur l'architecture a institué des avancées majeures. J'ai été très impliqué dans cette loi avec Florence Contenay, qui nous a quittés l'année dernière.

Le ministère de l'équipement était à l'époque humain, et comptait des fonctionnaires et administrations de haut niveau. La loi de 1977 sur le rôle de l'architecte, la maîtrise d'oeuvre, constituait un progrès considérable. La loi de juillet 2016 a ensuite institué les SPR, avec l'aide majeure du Sénat. Elle a été votée à l'unanimité, ce qui constituait une très bonne nouvelle au regard du sujet traité.

Puis vint la loi ELAN, malheureusement mal nommée. Elle a commencé à démanteler le système. Certains amis m'ont dit qu'elle était une erreur, mais ils l'ont votée quand même, suivant des instructions. Pour ma part, je n'aurais jamais voté une telle loi. J'ai entendu le slogan suivant : « il faut construire plus vite et moins cher ». Non, il faut construire au juste prix, qui est parfois moins cher, mais ce n'est pas toujours le cas. De même, il ne faut pas construire plus rapidement. Au contraire, il est important de prendre le temps nécessaire, mettre de l'intelligence dans les territoires et dans les services. Nous nous sommes embarqués, avons ouvert une porte, celle de l'avis conforme. J'y vois un signe désolant de recul.

Nous suivions une bonne trajectoire, depuis longtemps. Elle s'est interrompue, sous prétexte qu'il faudrait aller plus vite pour l'économie. C'est faux. Plus on investira en amont, plus on ira vite, et mieux on gagnera. Tout le monde le sait. Aujourd'hui, l'État se place en position de faiblesse. Je le défends, et je défends l'architecte, mais il est impératif de retrouver une ambition. L'investissement nécessaire est dérisoire au regard de ce que l'on pourrait gagner. Nous faisons des économies - si tant est que ce soient des économies, étant donné que plus on investit en amont, plus on gagne en aval.

Ensuite, j'ai souvent évoqué la question du statut d'architecte et de paysagiste. Je prenais l'exemple des architectes-voyers de la Ville de Paris. Ils jouissent d'un statut particulier, très spécifique à la ville. Ce sont des professionnels exceptionnels.

Je m'en étais inspiré pour évoquer la création d'un statut qui permettrait aux architectes de travailler pour le bien commun au sein des collectivités territoriales. On les retrouve dans les parcs naturels, les grands sites, ceux qui sont inscrits au patrimoine mondial. Je ne suis pas sûr que leur statut actuel leur convienne.

Nous ne pouvons pas travailler sans architectes. Nous pouvons aujourd'hui traiter les grandes causes avec des paysagistes, des architectes du patrimoine et des architectes compétents en matière de transition énergétique, afin de résoudre tous ces problèmes.

Ainsi, à mon sens, l'avis conforme ou non conforme n'est pas un problème. C'est une issue lamentable au bout d'une politique de régression. On laisse les choses traîner, et on finit par proposer une solution en instaurant des avis simples. Ce constat montre à quel point nous sommes éloignés du véritable problème. Ceux qui défendent cette idée ne comprennent rien. Je peux accepter que l'on donne un avis simple de temps en temps, pourquoi pas. Mais je vous l'assure, dans l'état actuel des services, on ne peut pas donner d'avis, ni simple, ni conforme. Alors, pour préserver l'avenir, on émet des refus, et on crée des conflits. Je vais m'arrêter là, pour éviter de m'emporter.

Il se pose également une question s'agissant des abords. À une époque, nous avions fixé ces 500 mètres à des fins de simplification absolue. Pourtant, depuis longtemps, nous cherchons à élaborer un système plus intelligent, avec des périmètres traités par règlement. Nous comptons 40 000 ou 50 000 monuments. Comment allons-nous faire ? On ne peut pas dessiner un nouveau périmètre sur un coin de table. Il est nécessaire d'investir des moyens, d'engager des architectes, des paysagistes, des bureaux d'études compétents. Pour ce faire, nous devons financer des études, mais avez-vous vu les budgets dédiés du ministère de la culture ?

Je m'étais battu avec Françoise Nyssen, que j'appréciais beaucoup, et elle m'avait promis son soutien. Elle m'a effectivement aidé en allouant 9 millions d'euros. Quelle victoire incroyable, mais dérisoire.

L'une des personnes précédemment auditionnée Christophe Blanchard-Dignac est remarquable. Lorsqu'il était directeur du budget, il m'a notamment aidé pour les secteurs sauvegardés. J'avais demandé un taux de TVA réduit à 5,5 % partout. Ce dernier a été marginalisé : chaque projet est examiné avec des fonctionnaires très avisés. Ils décident de ce qui relève de ce taux - la restauration d'une fenêtre, par exemple - et ce qui n'en relève pas - un plancher en béton. Dans les secteurs sauvegardés, les travaux lourds sont assujettis à une TVA à taux plein. Nous sommes donc pénalisés et marginalisés.

Pourquoi ? Christophe Blanchard-Dignac faisait preuve d'une certaine écoute, mais il était prisonnier de son système. Le budget est une machine impressionnante, avec des personnes très compétentes capables de dire où se situe la TVA à taux plein et celle à 5,5 % lors de la rénovation d'un bâtiment. J'ai demandé d'arrêter ce système, de passer tous les travaux à 5,5 % de TVA et d'augmenter la défiscalisation dans les plans de valorisation de l'architecture et du patrimoine (PVAP) et les secteurs sauvegardés, à hauteur de 50 %. Cette mesure ne coûterait rien à l'État, car les travaux génèrent de l'emploi et des revenus. On pinaille sur des détails, alors que les enjeux sont énormes.

Le ministère de la culture est en première ligne, mais il est tellement affaibli. Les fonctionnaires sont déçus et sceptiques. Les finances sont là, mais il faut convaincre de leur puissance. Je place mes espoirs dans les élus, les associations et les secteurs géographiques en développement, car la masse de travail va augmenter. Il reste à voir si nous répondrons à cette demande.

Dans l'état actuel des choses, nous ne pourrons y faire face. Rien que la question des périmètres des abords représente un travail considérable. On m'a dit que nous avons commencé à modifier les périmètres, mais nous en sommes aux prémices de ce travail. Qui va s'en charger ? Il simplifierait grandement le travail des ABF, j'en suis certain.

Je m'arrête là, pour ne pas vous donner le sentiment que je suis découragé.

M. Pierre-Jean Verzelen, rapporteur. - Je n'ai plus grand-chose à ajouter après cet exposé passionnant, et présenté de la manière adéquate. Vous avez déjà répondu à mes questions. Nombre de vos constats sont partagés au sein de cette assemblée.

Vous avez évoqué le manque de personnel et la surcharge de travail, qui conduisent à des prescriptions intenables. Vous décrivez parfaitement cette réalité.

En tant que départementaliste, je rejoins votre avis sur les DRAC. L'échelle de proximité doit être préservée.

Concernant votre expérience d'élu local, il est clair que la présence physique des ABF et les échanges avec eux permettent que tout se passe bien. Simplement, ces échanges physiques n'existent pas partout. C'est là que des problématiques éclosent.

Au début de la mission, je percevais la situation comme vous. Chacun est influencé par son histoire. Prenons l'exemple d'un maire d'une commune de 200 habitants qui n'aura jamais de contact physique avec l'ABF, faute de temps et de personnel. Il se retrouve coincé entre des prescriptions superficielles et des citoyens incompréhensifs. Ce n'est pas simplement une question d'avis conforme.

Depuis le début de la mission, j'ai l'impression qu'on échange des éléments positifs sur les ABF. C'est rare. Des maires se plaignent de ne pas les voir, de ne pas comprendre leurs décisions. Ces dernières laissent souvent les citoyens perplexes. Cette mission a pour objectif d'améliorer cette situation.

Ensuite, l'idée de périmètres délimités des abords est séduisante pour les ABF et les communes, mais sa mise en place est compliquée et procédurière. Comment imagineriez-vous une procédure simplifiée, qui permettrait de progresser plus rapidement sans négliger le fond ?

Enfin, comment concevoir un mécanisme local avec l'intercommunalité pour faciliter la vie des ABF ?

M. Yves Dauge. - J'ai évoqué les CAUE du Gard et du département d'Indre-et-Loire. Ils accomplissent ce travail. Ils forment une équipe assez conséquente, sont présents sur le terrain, et collaborent étroitement avec l'ABF. Ils travaillent main dans la main en permanence, souvent dans des communes de quelques centaines d'habitants. Pour celles-ci, l'intercommunalité aurait pu créer un outil d'étude à leur disposition, mais je suis contraint de remonter au niveau du département et des conseils d'architecture. C'est tant mieux.

Je suis moi aussi départementaliste sur ces questions. Ce sujet ne relève pas de la région, mais bien du département, directement concerné par ce travail.

Le conseiller général connaît lui aussi beaucoup de choses. S'il veut être réélu, il doit s'occuper de ces questions, et y trouver des solutions. Ainsi, le département est incontournable dans la résolution de ces problèmes très locaux avec l'ABF. Pour y répondre, le conseiller général peut être alerté. Il peut apporter des solutions, mais il ne peut pas répondre seul. Il devrait être accompagné par une sorte d'agence départementale, un CAE. Il n'en existe pas partout. Leur répartition devrait être examinée. Je pense que nous devons encourager cette direction, car il en existe de bons exemples.

D'ailleurs, je sais que le Gard et l'Indre-et-Loire ont créé au sein du réseau des agences un groupe qui aborde le problème de cette manière, en affirmant avoir une vocation départementale pour travailler avec les élus et débloquer les situations en relation avec l'ABF. Ils sont très efficaces.

Les maires les contactent immédiatement lorsqu'ils rencontrent un problème, pour bénéficier d'une médiation. Dans ce contexte, le département porte une vocation fondamentale d'aménagement territorial, avec une connaissance extrêmement précise des territoires par les conseillers généraux. Ce n'est pas le cas de la région.

Le recrutement d'architectes et de paysagistes constitue une piste de réflexion. De même, quelques grandes intercommunalités peuvent également se doter de ces moyens. Dans le rapport que je citais plus tôt, portant sur les centres historiques, j'ai préconisé un dispositif de maîtrise d'oeuvre urbaine, sociale, architecturale. On dit parfois que l'ABF doit consentir à des compromis, mais il est seul, il ne le peut pas. La structure dans laquelle il évolue n'y est pas dédiée. Il est déjà trop débordé pour en faire davantage.

Vous savez, faire des compromis demande de travail. Il faut aller sur le terrain, voir des gens, discuter. C'est cela qui est intéressant. Je vous rejoins, il est nécessaire de traiter ce point délicat. Il l'est par endroit, et plutôt bien, mais je ne peux pas affirmer qu'il soir une priorité pour l'État. Dans ce contexte, je compte davantage sur la dynamique locale.

Pour ce qui est de l'intelligence locale, j'ai mis ma réflexion sur les agglomérations de côté. Il ne faut pas mélanger les agences d'urbanismes, les équipes. Dans l'ensemble, nous constatons de beaux exemples depuis la loi de décentralisation. Elles ne rencontrent pas tous les problèmes que nous évoquons.

Mme Sonia de La Provôté. - Nos perspectives convergent largement sur ces questions. Je m'associe aux remerciements précédemment exprimés. Néanmoins, une question demeure : l'architecte des bâtiments de France et les services départementaux portent la responsabilité d'un savoir-faire et d'une expertise considérables. Il pourrait être opportun d'explorer plus en profondeur tous les canaux parallèles de connaissances et de compétences en matière de patrimoine. Cette responsabilité pèse lourdement sur leurs épaules. Vous avez mentionné les architectes-conseils ou les architectes-voyers de Paris. Leur présence apporte souvent une flexibilité accrue et favorise un dialogue amélioré avec l'ABF.

Ensuite, concernant le financement local, il pourrait être envisagé d'apporter un soutien par les directions régionales des affaires culturelles dans le cadre de la préservation du patrimoine, sans toutefois engendrer les coûts associés à un ABF, en tant que fonctionnaire d'État. Ayant moi-même collaboré avec un architecte-conseil à Caen, en charge de l'urbanisme, j'ai constaté que des solutions étaient trouvées rapidement en collaboration avec les requérants, l'ABF et les services municipaux et intercommunaux.

Ma seconde préoccupation concerne les effectifs. Il semble que le métier d'ABF ne suscite pas d'attrait. En effet, les écoles d'urbanisme témoignent de la désaffection pour les services départementaux et les postes d'ABF parmi les architectes qu'elles forment. Nous pouvons l'expliquer par une absence de mise en avant du patrimoine dans la formation des architectes, mais aussi par les conditions statutaires, financières et de fonctionnement du poste, qui sont peu attractives, voire dissuasives.

Mme Sabine Drexler. - Avez-vous le sentiment que le patrimoine bâti est davantage en péril qu'il ne l'a jamais été ces deux dernières années, notamment à cause de la loi de rénovation énergétique ?

Mme Anne Ventalon. - Vous avez largement évoqué les défis auxquels sont confrontées les petites communes. Étant sénatrice de l'Ardèche, proche du Gard, je les connais bien. Je partage votre appréciation des conseils d'architecture, d'urbanisme et de l'environnement (CAUE), dont vous avez souligné l'efficacité. Lors de nos travaux sur le patrimoine religieux au sein de la commission Culture, nous avons relevé l'importance de cet échelon de proximité. Malheureusement, toutes les régions ne disposent pas de structures similaires. Il en résulte des inégalités territoriales en termes de missions et d'accompagnement des élus.

Je vous rejoins sur la nécessité de coopérer et de mobiliser les forces vives telles que les élus locaux et les associations. Toutefois, il est indéniable que l'ABF, souvent perçu négativement, est parfois pointé du doigt. Nos élus sont dissuadés de solliciter ses conseils, car il peine à répondre aux exigences, par manque de temps ou de travail collaboratif. Je suis convaincue que les CAUE pourraient répondre efficacement à ces besoins. Cependant, cette solution n'est pas universellement accessible à travers la France. Toutes les CAUE ne sont pas alignées sur les mêmes critères de mission.

M. Yves Dauge. - Je constate la situation avec une certaine lucidité. Chaque année, je suis sollicité pour discuter de l'attractivité. Ce sujet est étudié, étant donné que les postes demeurent vacants. Les services rencontrent des difficultés extrêmes. Les rémunérations proposées ne sont pas compétitives. Elles justifient un recours fréquent à des contractuels pour maintenir un fonctionnement opérationnel. J'ai pu observer cette crise profonde en Seine-et-Marne, par exemple. Bien que les contractuels permettent de combler les vides, ces solutions temporaires ne répondent pas aux exigences à long terme. Comment pourrait-on espérer améliorer l'attractivité dans de telles conditions ? Certains architectes acceptent ces conditions précaires, témoignant des difficultés persistantes dans le secteur. Leurs rétributions avoisinent parfois 13 euros de l'heure. Cette situation, inacceptable de la part de l'État, ne peut perdurer.

Pour cette raison, je place mes espoirs dans la promotion de l'emploi d'architectes, notamment au travers de la mise en place d'un corps d'architecte territorial qualifié. Cette mesure pourrait représenter une solution viable, offrant des perspectives d'emploi significatives.

Il existe de nombreuses opportunités au sein de structures telles que les grands sites, les parcs naturels, et le patrimoine mondial, qui requièrent des professionnels compétents. Il est impératif d'améliorer notre attractivité dans ces domaines en établissant un statut clair et cohérent. Il permettrait de soutenir les architectes et les paysagistes formés, qui font face à des défis considérables dans leur travail solitaire.

La crise actuelle du logement a pratiquement éradiqué les agences d'architecture, reflétant un consensus sur la difficulté du secteur. Certains territoires en sont totalement dépourvus.

Je déplore particulièrement que les conseils d'architecture n'aient pas été rendus obligatoires, laissant leur mise en oeuvre à la discrétion individuelle, malgré un potentiel de financement considérable. À l'époque, nous avions introduit deux mécanismes : les conseils d'architecture et le périmètre des espaces protégés et sensibles.

Vous êtes probablement familier avec la taxe départementale des espaces naturels sensibles, instaurée par la loi de 1977 pour les zones sensibles. Certains départements ne savaient pas qu'en faire.

Pour revitaliser les conseils d'architecture dans les régions en difficulté, une mobilisation régionale pourrait être envisagée. Il est déplorable de constater que certains départements sont laissés pour compte, manquant d'attractivité et de dynamisme. Certains pourraient considérer cela comme un avantage, vu le faible niveau d'activité. Cependant, les parcs naturels continuent de se développer et d'intégrer sporadiquement de nouvelles initiatives.

Les périmètres des biens français inscrits au patrimoine mondial sont étendus. En Bourgogne, entre Beaune et Dijon s'étend sur 80 kilomètres un espace classé au patrimoine mondial. Pour ma part, je compte 284 communes entre Sully-sur-Loire et au-delà d'Angers, jusqu'à Rochefort-sur-Loire. Il en existe de nombreux autres à travers le pays. Leur conservation repose largement sur l'engagement des collectivités locales. Elles assurent cette préservation.

Les ABF sont consultés de manière respectueuse lorsque c'est nécessaire, avec un cadre de soutien défini. Je leur conseille de parfois envisager une évolution de leur approche, en évitant de se percevoir comme des autorités absolues. Il leur est également essentiel de collaborer étroitement avec les préfets. Certains ne sont pas familiers avec le rôle de l'ABF. C'est regrettable. Ce dernier doit étable ces relations de façon proactive, connaître les Présidents et maires locaux, et s'efforcer de se faire apprécier.

Mme Sabine Drexler. - La loi Climat et Résilience ainsi que le diagnostic de performance énergétique (DPE) soulèvent des préoccupations. On observe une pression croissante pour la mise en oeuvre d'isolations, parfois perçue comme coercitive. Avez-vous identifié une aggravation des risques pour le patrimoine bâti ces dernières années, du fait de cette injonction de rénovation énergétique ?

M. Yves Dauge. - Je sens en effet davantage de péril. L'ambiguïté entourant l'idée de simplification est indéniable. Personne ne souhaite complexifier la vie des citoyens, mais il existe des risques significatifs, notamment dans le domaine de l'agriculture, mais aussi avec les promoteurs en général. Les procédures trop complexes peuvent devenir un véritable fardeau pour les individus.

Il est crucial de définir les limites de la simplification. Une porte semble avoir été ouverte, et certains cherchent activement à l'exploiter pour servir leurs intérêts. C'est là que réside le danger. L'État est directement impliqué dans cette ouverture.

Nous avons rencontré des difficultés considérables pour préserver les zones de protection du patrimoine. Contrairement aux plans locaux d'urbanisme, ces zones sont réglementées par un règlement qui ne peut être révisé sans l'accord de l'État. Cette protection est demeurée une barrière essentielle. Si elle venait à être compromise, cela représenterait un risque majeur, malgré le succès rencontré par ces zones de protection du patrimoine.

Bien que moins contraignante que le secteur sauvegardé, cette procédure offre une certaine sécurité. Cependant, celle-ci est souvent mise en péril si elle n'est pas soigneusement préservée. Ce sujet a été clairement débattu lors de conflits avec le ministère, qui a proposé de supprimer ces zones au profit de mesures plus patrimoniales qui peuvent être révisées, tout en simplifiant les procédures.

Toutefois, cette approche expose le plan patrimonial aux révisions potentielles d'une nouvelle majorité, ce qui soulève des inquiétudes légitimes. Dans ma propre commune, j'ai investi considérablement, mais je reste prudent quant aux intentions de mes successeurs, quelles que soient leurs affiliations politiques.

C'est pourquoi la sécurité offerte par le périmètre modifié des abords, le SPR transformé en plan de valorisation du patrimoine (Pévap), reste cruciale. Cette sécurité doit être maintenue à tout prix, malgré les tentations de la compromettre.

Nous suivions une trajectoire de progrès depuis Mérimée jusqu'à Malraux, symbolisant une continuité dans la protection du patrimoine. Une soudaine rupture envoie un signal alarmant. Bien sûr, l'économie joue un rôle majeur, et la création d'emplois est essentielle, mais cela ne doit pas se faire au détriment de nos valeurs patrimoniales.

Il est essentiel de trouver un équilibre entre les besoins de l'agriculture et les impératifs de la transition énergétique. Bien entendu, il ne s'agit pas de parsemer le paysage de parcs éoliens, mais ils sont indéniablement nécessaires à certains endroits. Actuellement, nous vivons une période critique où les tensions et les risques sont accrus par rapport au passé. C'est pourquoi il est urgent de renforcer en amont tous les dispositifs, en augmentant les compétences et les ressources disponibles, notamment en matière de paysagistes, d'architectes et d'ingénieurs.

Aujourd'hui, il est impératif de reconnaître ce nouveau contexte de risques bien réels. Votre mise en lumière de cette question est parfaitement justifiée.

Dans le cadre de mon engagement constant pour le Val-de-Loire, je participe activement à la mission Val-de-Loire, en collaboration avec l'Unesco et les deux régions concernées. Malgré des orientations politiques différentes, un consensus remarquable émerge sur la nécessité de préserver ce patrimoine commun.

À titre d'exemple, nous avons clairement indiqué au préfet qu'aucun permis d'éolienne ne devait être délivré dans les 284 kilomètres de co-visibilité du Val-de-Loire, inscrit au patrimoine mondial. Un débat similaire a eu lieu concernant les 50 kilomètres de côte près du Mont-Saint-Michel, où l'installation d'éoliennes serait inappropriée. Il est à noter qu'à Brasilia, lors d'une réunion du comité du patrimoine mondial, le gouvernement français a été vivement critiqué à ce sujet.

L'Unesco ne demande pas de législation spécifique, mais insiste sur l'application rigoureuse de nos propres lois. Si celles-ci ne sont pas à la hauteur, elle nous exhorte à les améliorer. Le patrimoine mondial ne propose pas de règles particulières. Il demande simplement aux États de protéger leur valeur universelle exceptionnelle avec des mesures adéquates.

En 2016, nous avons dû nous battre pour obtenir un article spécifique sur le patrimoine mondial dans la loi, comblant ainsi une lacune précédente. Cette disposition aborde la définition des périmètres, la nécessité de consultations avec les élus locaux et l'élaboration de plans de gestion essentiels pour aborder les risques éventuels. Nous avons ainsi achevé un cercle vertueux dans la législation.

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Merci pour votre présence et vos propos. Je donne rendez-vous à mes collègues demain à 13 heures 30 pour l'audition de M. Christophe Leribault, président du musée et du domaine national de Versailles.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 19 h 20.

Mercredi 22 mai 2024

- Présidence de Mme Marie-Pierre Monier, présidente -

La réunion est ouverte à 13 h 35.

Audition de M. Christophe Leribault, président de l'établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Nous avons le plaisir d'accueillir Christophe Leribault, président de l'établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles.

Je rappelle que notre mission d'information résulte d'une initiative du groupe Les Indépendants - République et Territoires du Sénat, qui a confié le rôle de rapporteur à notre collègue Pierre-Jean Verzelen.

Monsieur Leribault, nous vous remercions de votre disponibilité. Vous êtes, depuis le 4 mars dernier, le président de l'établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles. Vous êtes donc à la tête de l'un des ensembles patrimoniaux et architecturaux les plus prestigieux au monde - c'est dire l'ampleur de votre tâche !

Nous avons entendu la semaine dernière M. François de Mazières, le maire de Versailles. Nous souhaiterions poursuivre avec vous l'échange que nous avons eu avec lui sur le rôle des architectes des bâtiments de France (ABF). Vos interactions avec ce dernier, mais aussi avec les élus locaux doivent être nombreuses au vu de l'étendue du château et de ses dépendances. Le domaine est en effet imposant : le parc s'étend en lisière de la ville sur plus de 800 hectares et présente des perspectives uniques qu'il convient de préserver, comme celle du Grand Canal.

Je vais donc vous donner la parole pour une dizaine de minutes pour un propos liminaire, afin que vous nous présentiez votre vision de la mission et votre relation avec les architectes des bâtiments de France, y compris vos éventuels points de désaccord, puis je passerai la parole au rapporteur.

M. Christophe Leribault, président de l'établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles. - Je vous remercie de me recevoir en tant que responsable du château de Versailles, riche de deux mois d'expérience, mais amoureux du patrimoine depuis toujours. J'ai bien sûr échangé avec mes collaborateurs pour préparer cette audition.

Le château de Versailles étant un site classé monument historique, nous ne dépendons pas directement des architectes des bâtiments de France. Nous nous référons plutôt au conservateur régional des monuments historiques, qui est chargé de l'instruction de tous les dossiers de restauration du bâtiment et du parc.

Pour autant, nous avons des rapports étroits avec l'ABF Bénédicte Lorenzetto, qui a la responsabilité des abords du château, de la ville de Versailles et de celle de Marly-le-Roi. Le château compte de nombreuses dépendances, parmi lesquelles l'hôtel des Menus-Plaisirs, la fameuse salle du Jeu de Paume, grand symbole historique, ainsi que divers bâtiments prestigieux et même des fermes. Pour tout vous dire, je suis encore en train de découvrir l'ampleur historique et paysagère du domaine !

La question primordiale est de préserver les abords du château. La ville de Versailles peut être considérée comme une oeuvre totale, conçue selon un plan très strict, qui a été dupliqué par la suite, par exemple à Washington : le château se trouve en son centre, le parc en occupe une moitié et une grande patte d'oie, d'où partent des avenues bordées de bâtiments somptueux, dont les fameuses écuries, occupe le reste.

Il existe un continuum au sein de cet ensemble architectural, qui a été conçu par un nombre restreint d'architectes en utilisant les mêmes matériaux - de la pierre, de la brique - dans toute la ville. La préfecture, qui a été construite pendant le Second Empire et est un bâtiment extraordinaire, respecte d'ailleurs ces mêmes canons. Seul l'hôtel de ville dénote un peu par sa toiture plus élevée, ce qui s'explique par la volonté municipale de s'affirmer par rapport au château lors de sa construction, alors que Versailles n'était plus la capitale de la France.

Dès le XVIIe siècle, Versailles a été construite selon des règles très précises. À l'instar de la place Vendôme ou de la place des Vosges à Paris, les nouvelles constructions devaient se mouler aux règlements municipaux ou royaux.

La question de la conservation et de l'usage du château s'est posée dès l'issue de la Révolution française. Louis-Philippe a décidé d'en faire un musée de l'histoire de France couvrant aussi bien l'histoire de la monarchie que de la Révolution et de l'Empire. Il s'agit d'un très beau lieu, homogène et riche d'histoire.

Je suis très heureux et très fier de faire reconnaître et apprécier un tel patrimoine, qui va bien au-delà des murs et du parc et recouvre une forte valeur symbolique. J'ai d'ailleurs eu le plaisir, le jour de ma prise de poste, d'accueillir à Versailles le Parlement réuni en Congrès, ce qui fut un moment très fort.

Au-delà de la qualité architecturale de l'ensemble, le principal enjeu est de préserver le parc tel qu'il avait été imaginé à l'origine, c'est-à-dire un parc régulier, composé, au plus proche des jardins, de parterres, puis de bosquets, puis d'un grand canal, puis d'un parc arboré en étoile et, au-delà, d'une grande forêt dans laquelle chassaient Louis XIII, puis le jeune Louis XIV.

Il convient de préserver non seulement les fontaines et les parterres, mais aussi les points de vue, comme cela a été fait de tout temps. Nous nous trouvons dans une zone d'urbanisation rampante. De nombreux projets immobiliers sont susceptibles de modifier la perspective, même s'ils sont relativement loin du château.

Dans le périmètre protégé de 5 kilomètres autour de la chambre du roi se trouvent 23 communes dont chacune fait face à des enjeux de développement qui lui sont propres. Il convient de rappeler l'importance de maintenir les jardins dans leur forme originelle, y compris ses points de vue dégagés, pour ne pas rompre un équilibre qui prévaut depuis près de quatre cents ans.

Il s'agit d'un exercice difficile dont la responsabilité échoit aux ABF, qui sont très peu nombreux pour les Yvelines, compte tenu du nombre important de monuments historiques et de lieux complexes, comme le parc de Saint-Germain ou celui de Versailles, où toute erreur peut être fatale.

Nous avons récemment pu corriger une telle erreur, qui avait été commise dans les années 1930, à savoir la construction d'un moulin affreux en béton et en brique, qui se trouvait dans la perspective du Grand Canal. Il s'agissait d'une vraie verrue qui était visible de partout. Nous avons pu la détruire grâce à la bonne volonté de tous les acteurs publics et politiques. Cela aura été l'un des bienfaits des jeux Olympiques et Paralympiques, qui ont permis d'accélérer ce projet.

Il convient de veiller à ne pas reproduire d'erreur semblable, qui coûterait par la suite une fortune et des années de négociation. Les géomètres disposent de techniques pour cela. À ce titre, nous échangeons très régulièrement avec les ABF.

Par ailleurs, un ancien ABF travaille au sein de l'établissement en tant qu'architecte urbaniste de l'État. Celui-ci est l'interlocuteur le plus direct et le plus efficace de l'ABF avec laquelle il maintient un dialogue permanent pour veiller au respect des acquis en matière de préservation de ce domaine extraordinaire, sans pour autant paralyser la vie économique ou la vie tout court. Versailles ne serait pas Versailles sans son château et son parc.

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Lorsque le moulin que vous avez mentionné a été construit, il n'existait pas de protection ?

M. Christophe Leribault. - La législation relative aux ABF remonte à 1943, le statut ayant été officiellement créé en 1946. Désormais, la réglementation en vigueur permettrait d'éviter une telle erreur.

M. Pierre-Jean Verzelen, rapporteur. - J'ai plutôt tendance à demander aux personnes que nous recevons dans le cadre de cette mission d'information si elles trouvent les décisions de l'ABF trop contraignantes, mais je vous poserai la question inverse en ce qui concerne le château de Versailles : sont-elles parfois un peu trop souples, ou pas assez exigeantes, au regard des perspectives à maintenir ? Comment travaillez-vous au quotidien avec la mairie et l'ABF ?

Je comptais vous interroger sur le « zéro artificialisation nette » (ZAN), qui peut pousser à construire en hauteur pour éviter d'artificialiser les sols, mais vous avez en partie répondu à ma question.

Par ailleurs, je voudrais savoir si le château de Versailles est concerné par le surtourisme, à l'instar de Venise. Comment gérez-vous la fréquentation en matière de transport et d'aménagement ?

Vous avez été président du musée d'Orsay. Trouvez-vous que le ministère de la culture suit une véritable stratégie et qu'il a défini une ambition ? Tout cela est-il piloté ou bien les différents acteurs agissent-ils chacun dans leur coin ?

M. Christophe Leribault. - Je ne crois pas que notre ABF soit trop souple. Toutefois, le département des Yvelines me semble sous-doté en matière d'effectifs. Son équipe étant restreinte et les monuments historiques dont elle a la charge étant nombreux, l'ABF doit établir des priorités et déléguer certains dossiers qui mériteraient son attention.

Compte tenu du nombre de dossiers et de leur complexité - ils nécessitent un long dialogue entre les parties prenantes et des études poussées -, il est possible que certains lui échappent. Toutefois, si c'est le cas, c'est simplement par manque de personnel.

Il est plus important de déterminer la hauteur d'un bâtiment qui doit être construit à un endroit précis que de déterminer la couleur des volets. Au reste, ce sont ses équipes qui traitent une telle question et non l'ABF elle-même. En tout cas, cette dernière est très concernée par ses missions et s'appuie sur une large vision du patrimoine et de l'aménagement du territoire.

Cela répond-il à votre question relative à une remarque de M. le maire de Versailles ?

M. Pierre-Jean Verzelen, rapporteur. - Il y a un travail commun entre la mairie, l'ABF et vous ?

M. Christophe Leribault. - Toute une zone située aux abords du château n'entre pas dans le périmètre des ABF. D'ailleurs, vous aurez remarqué qu'il arrive parfois que, avant de parvenir au centre bien mis en valeur d'une ville, on traverse préalablement des zones affreuses. Les ABF interviennent pour réguler la hauteur des bâtiments ou l'implantation des panneaux publicitaires. Ils ont un rôle de médiateur plus que de contrôle.

Ce qu'il faudrait, c'est que l'ABF exerce son rôle très en amont. De fait, on comprend bien qu'il soit difficile pour les aménageurs, les promoteurs ou les collectivités territoriales de respecter l'équilibre financier d'une opération, s'il faut ôter deux étages à une construction ou bien réduire une emprise. Les équipes des ABF doivent donc être suffisamment étoffées pour pouvoir sensibiliser les élus et les aménageurs aux enjeux liés à tel ou tel site, afin d'éviter par la suite toute mesure coercitive ou toute négociation pied à pied. Ils sont des défenseurs du patrimoine, même s'ils ont conscience que l'urbanisme évolue.

Concernant le surtourisme, on ne reçoit jamais trop de visiteurs et il serait dramatique de refuser l'accès à des monuments historiques. Le gestionnaire d'un lieu, que ce soit le musée d'Orsay ou le château de Versailles, doit trouver des parades : il s'agit de favoriser la réservation obligatoire, de mieux gérer les flux et les files d'attente, ou bien encore d'inciter les visiteurs à venir en dehors des périodes d'affluence. C'est évidemment complexe.

Au château de Versailles, qui compte un nombre incalculable de salles, la solution consiste à ouvrir davantage d'espaces pour y réorienter les visiteurs. Malheureusement, plusieurs d'entre eux sont actuellement fermés parce qu'ils nécessitent des travaux. En outre, il faut pouvoir disposer du personnel nécessaire.

Certes, les visiteurs voudront tous découvrir la chambre du roi et la galerie des Glaces, mais il faut les inciter à se tourner vers les autres parties du château et vers le parc. Cela est d'autant plus vrai s'ils n'ont pas de réservation préalable et que l'accès leur est impossible.

Versailles reste un lieu emblématique de la Nation : il nous faut donc accueillir les touristes venus de loin, tout en veillant à ce que leur affluence n'empêche pas les Franciliens et les Français de découvrir ce patrimoine et d'y revenir.

Pour ce qui est du pilotage ministériel, vous avez entendu en audition Jean-François Hébert, directeur général des patrimoines et de l'architecture, ainsi que Christelle Creff, cheffe du service des musées de France, qui sont vraiment à l'écoute. Lorsque j'ai pris mes fonctions, une feuille de route m'a été remise qui définissait certains objectifs comme la démocratisation culturelle ou la gestion des flux. Nous ne sommes donc pas en roue libre, mais nous avons une tutelle et des instances de contrôle, avec lesquelles nous sommes constamment en dialogue.

Au-delà de la question de l'ouverture de ces lieux au public, tous les conservateurs partagent l'ambition du ministère de la culture de démocratiser et d'éduquer à la culture, et de diffuser les collections à travers le territoire. Sauver le patrimoine pour le transmettre, telle est notre raison d'être. Pour cela, il faut le faire aimer.

M. Adel Ziane. - Nous avons eu l'occasion d'échanger professionnellement dans le cadre de vos anciennes fonctions, et je suis heureux de vous retrouver aujourd'hui à l'occasion de cette mission d'information sur le rôle des ABF.

Au-delà de la problématique relative aux collectivités territoriales, il nous a semblé qu'il fallait nous intéresser également à notre patrimoine, dont le château de Versailles est un illustre représentant. Nous avons donc accueilli le maire de Versailles.

Dans le cadre du pilotage d'un établissement comme Versailles, le risque est que les ABF interviennent en bout de chaîne, en fin de processus d'instruction d'un dossier ou d'un projet. Comment les intégrez-vous dans ce travail en amont ? Quel est leur apport, en particulier dans la gestion des jardins ? Quel lien ont-ils avec les architectes en chef des monuments historiques (ACMH), qui sont chargés plus spécifiquement, au quotidien, des bâtiments, de leur entretien, de leur rénovation, de leur réhabilitation ?

M. Christophe Leribault. - Monsieur le sénateur, je suis très heureux de vous retrouver dans le cadre de vos nouvelles fonctions au Sénat.

Le château compte dans ses équipes une directrice chargée des travaux patrimoniaux et du parc ainsi que deux ACMH, l'un qui s'occupe du château lui-même et l'autre du parc et des dépendances du château, dont les écuries et la salle du Jeu de paume. À ce titre, ils instruisent un certain nombre de grands projets de restauration selon un schéma pluriannuel qui a été négocié avec l'État. Ces travaux sont menés au long cours : il ne s'agit pas de se précipiter en fonction des goûts de tel ou tel. De même, il faut structurer les interventions : inutile de restaurer une peinture murale qui s'écaille alors que le plafond n'a pas été refait.

C'est le conservateur régional des monuments historiques qui instruit les dossiers au sein de la direction régionale des affaires culturelles (Drac). L'ABF intervient seulement pour ce qui touche aux abords ainsi qu'à la sécurité. Par exemple, dans le cas du château de Versailles, les abords, c'est la question du parking, sur laquelle le maire de Versailles est également partie prenante. La Cour d'honneur, quant à elle, est du ressort d'une tierce partie. Bref, c'est une sorte de millefeuille.

J'en profite pour faire une incise. Les appellations ont beaucoup changé au fil des ans, ce qui n'aide pas le grand public à y voir clair. En réalité, depuis soixante-dix ans, les règles qu'appliquent les ABF demeurent à peu près constantes ; en revanche, la terminologie a beaucoup évolué.

Pour en revenir au cas du château de Versailles, le dialogue est quotidien avec ces différentes instances pour mener les travaux. Selon leur nature, les interlocuteurs diffèrent : ce peut être le Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF) ou bien les services de restauration du ministère, entre autres.

Le musée national des châteaux de Versailles et de Trianon dispose par ailleurs d'une équipe scientifique, placée sous la direction de Laurent Salomé, et de conservateurs experts en peinture, en architecture, en patrimoine et en sculpture, tous travaillant avec les ACMH. Au sein des différentes instances, les débats sont quotidiens, chaque chantier de restauration nécessitant des arbitrages toujours complexes, qu'il s'agisse par exemple de revenir à l'état antérieur ou de maintenir des adjonctions.

Par ailleurs, s'agissant de bâtiments destinés à accueillir du public, il faut respecter des normes de sécurité, qui doivent être compréhensibles par nos visiteurs.

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Ce que je trouve intéressant, c'est que vous nous dites qu'il n'existe pas de doctrine. Souvent, on nous demande pourquoi les ABF ne publient pas un guide à l'attention de ceux qui veulent faire des travaux. Or vous nous expliquez que les travaux de restauration peuvent donner lieu à débat entre experts.

M. Christophe Leribault. - Absolument ! Et l'avis peut évoluer en cours d'instruction en fonction des éléments qui se font jour au cours de celle-ci. On peut vouloir privilégier le style Louis XIV ou Louis XV dans un premier temps, puis le style Empire finalement. On peut vouloir accorder une importance particulière au caractère symbolique, sur le plan historique ou bien en fonction du lieu. En outre, l'on ne dispose pas toujours d'une documentation suffisante sur l'état initial de la pièce à restaurer.

En revanche, quand il s'agit d'installer des panneaux photovoltaïques, des éléments de protection extérieure ou d'autres équipements de cette nature, le public doit disposer de lignes directrices facilement compréhensibles, même s'il reste toujours une marge de discussion en fonction des contraintes d'un bâtiment, de son histoire ou bien des matériaux qui le constituent.

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Plus qu'aux panneaux photovoltaïques, je pensais aux huisseries des fenêtres : les gens ne comprennent pas toujours que ce qui était autorisé à un moment puisse être interdit plus tard.

M. Christophe Leribault. - Les connaissances scientifiques évoluent. Dans le cas des fenêtres, contenir la diffusion du polychlorure de vinyle (PVC) est une grande cause nationale ! Le PVC ne tient pas dans le temps, alors que des fenêtres en bois qui ont été posées au XVIIIe siècle tiennent encore. Sur ce point, patrimoine et écologie se rejoignent.

Mme Sabine Drexler. - Je m'intéresse beaucoup à la rénovation énergétique du bâti ancien. Êtes-vous confronté à cette problématique ? Le cas échéant, comment comptez-vous réaliser ces travaux afin de rester le plus vertueux possible ?

M. Christophe Leribault. - Le statut de monument historique ne dispense pas de prendre part à cet effort que nous devons faire collectivement face à l'urgence climatique.

Le château de Versailles compte énormément de verrières, par exemple dans la salle du Congrès, qui datent de Louis-Philippe ou du Second Empire. Évidemment, elles doivent être rénovées avec les meilleurs matériaux. Par ailleurs, aucune loi ne nous empêche d'installer des éclairages qui consomment moins d'électricité. Au-delà du bâti, la prise de conscience écologique est réelle, qu'il s'agisse du tri du papier, de l'attention particulière que nous portons à la gestion de l'offre de restauration, du recours à des moyens de locomotion électriques dans le parc ou de la gestion fine des engrais et des insecticides. Nous sommes même en quelque sorte une vitrine : nous montrons comment adapter l'entretien d'un parc conçu par Le Nôtre au changement climatique et aux nouvelles techniques. D'ailleurs, ce parc a été créé sans recourir à tous ces produits !

Orsay était à l'origine une gare, dotée d'une grande verrière - donc un lieu de courants d'air -, qui n'avait pas vocation à être transformée en musée, même si l'idée d'installer des collections du XIXe siècle dans un bâtiment datant de 1900 était excellente. Il a fallu mener des travaux complexes. Dans le cas d'un monument historique, il faut savoir s'adapter aux conditions énergétiques actuelles sans dénaturer les lieux.

Veillons à ne pas commettre d'erreurs. Des bâtiments anciens qui ont été construits avec de la pierre de Saint-Leu ou de la brique de la région de Montmorency, c'est-à-dire des matériaux sains, ne peuvent pas être encapsulés, même dans un objectif de protection, au risque d'empêcher tout échange hydrique à terme.

Cela fait partie du travail pédagogique des ABF, même si ces derniers, malheureusement, n'opèrent que dans les périmètres tracés autour de monuments classés. Il faut souligner que l'essentiel de la France n'est pas couvert par les réglementations mises en oeuvre par les ABF, ce qui a pour conséquence un développement quelque peu anarchique du pays. Traverser la France, ce n'est pas la même expérience que traverser la Norvège ou l'Angleterre ! Dès que l'on approche du château de Versailles, cela devient très bien, mais de nombreuses zones sont peu protégées.

Bien sûr, il n'est pas question que les monuments historiques soient exempts de toutes les règles communes, y compris en matière d'accessibilité. Il faut trouver des moyens pour installer des ascenseurs et des rampes, sans aller jusqu'à détruire des témoignages anciens pour cela. Avec des écrans et des publications, on peut renforcer l'accessibilité visuelle, par exemple. La clef est d'avoir un dialogue avec des personnes ayant une vraie connaissance du bâti. Or on est harcelé en permanence sur nos téléphones portables par des propositions de chaudière ou d'isolation thermique. Et l'on n'entend pas assez la voix du ministère ou des Drac pour mettre en garde sur ces sujets. Par exemple, dans une très belle ferme en brique près de Toulouse, il y a d'autres moyens d'isoler que de calfeutrer en ajoutant des couches supplémentaires. Nous ne devons pas avoir honte de notre patrimoine et de l'architecture traditionnelle, qui tenait compte du climat.

Mme Sabine Drexler. - Ce que vous faites dans un lieu comme le château de Versailles peut être inspirant pour des propriétaires de bâtiments anciens. Cela peut leur donner des idées de techniques alternatives pour essayer de concilier l'isolation thermique et le respect du patrimoine.

M. Christophe Leribault. - Cela fait partie de notre fonction pédagogique. Déjà, nous faisons apprendre l'histoire de France, ainsi que l'histoire de l'urbanisme et du paysage. En plus, nous montrons que nous avons une conscience écologique. Je suis toujours meurtri par les attaques perpétrées par des activistes, car je pense que nous partageons, en fait, le même combat, celui de la préservation de la planète et de notre patrimoine : la planète, cela comporte nos acquis culturels, que nous devons transmettre dans les meilleures conditions aux générations futures.

M. Daniel Fargeot. - Je souhaite revenir sur les normes liées à l'accessibilité dans le cadre de notre patrimoine classé. J'ai la nette impression que nous sommes extrêmes, dans certains cas, au point d'entacher l'image de ce patrimoine. On le voit ici même, avec la rampe d'accès qui a été récemment ajoutée dans la cour du Sénat. Il est dommage d'en arriver à ces extrémités. Il y a peut-être d'autres moyens ? Ces normes devraient être appliquées différemment au patrimoine culturel, ancien et classé. Bien sûr, il n'est pas question de mettre de côté l'accessibilité. Nous voyons bien, dans nos collectivités territoriales, que l'obligation de mettre aux normes les églises génère du mécontentement. Il existe d'autres moyens de faire accéder les personnes à mobilité réduite ou malvoyantes...

M. Christophe Leribault. - La difficulté vient peut-être du travail en silos. Souvent, après la restauration, une entreprise spécialisée dans l'accessibilité débarque avec tout son matériel et impose quelque chose qui aurait pu être mieux intégré, avec les mêmes matériaux, dans un projet plus global. D'où l'importance de la mission de conseil, qui évite les ajouts tardifs et laids, imposés par la réglementation. Il faut un dialogue en amont pour intégrer d'emblée les questions climatiques ou les questions d'accessibilité, dès l'élaboration du projet. Peut-être manquons-nous de culture architecturale et de réflexion sur le choix des matériaux, dans lequel on sent pourtant de vraies différences quand on parcourt la France, des Pyrénées à la Bretagne. Les ABF sont experts dans ces domaines. Il ne faut pas les voir comme des personnes qui viennent au dernier moment imposer des normes et des règles. Ils peuvent avoir un rôle de soutien et de conseil, pour le bien-être de tous.

M. Daniel Fargeot. - On assiste parfois à la défiguration de monuments classés, ce qui est dommage. Je ne sais pas de quelle façon sera considérée l'accessibilité à Notre-Dame à Paris, d'ailleurs... Il faut des conseils qui aident effectivement les élus locaux, contraints de respecter les normes, souvent dans l'urgence et à des coûts conséquents dans les communes. Il serait donc bon de faire en sorte que les choses se passent beaucoup mieux. Comme vous le dites, tout est très cloisonné aujourd'hui. Il faudrait un environnement élargi, comportant un certain nombre de conseillers et orientant vers des prestataires capables.

M. Christophe Leribault. - Un bâtiment non classé comme monument historique ne mérite pas pour autant d'avoir des travaux laids ! Il s'agit là d'une question culturelle, concernant les entreprises, les travaux et l'acceptabilité. Ce n'est pas parce que c'est une école communale classique avec une belle architecture, construite en brique, qu'il faut faire un ajout moche. L'enjeu est de diffuser globalement une culture architecturale et esthétique qui pourrait, par la suite, sensibiliser les gens au patrimoine. Cela relève sans doute d'une éducation générale de nos architectes, des maîtres d'ouvrage, des municipalités et des différents services. Un endroit propre incite les gens à ne pas jeter de déchets ; si c'est sale, tout se dégrade. S'il y a un peu de vandalisme, cela s'aggrave. S'il n'y a rien, le premier acte de vandalisme met du temps survenir.

L'idéal est d'obtenir un continuum, avec un véritable respect de chacun - pour construire une clôture par exemple, sans trop dénaturer les alentours de sa maison, en pensant à repeindre correctement, ou, dans une rue ordinaire, avec un bel alignement d'arbres. Cela ferait que, lorsque nous nous approchons d'un monument historique, les règles qui deviennent nécessaires seraient beaucoup mieux acceptées par tous. Sans cela, un propriétaire ne comprendra pas forcément pourquoi il ne peut pas poser des fenêtres en plastique, par exemple, alors qu'il l'avait fait dans son ancienne maison. Il faut sans doute éduquer de manière plus globale à la dimension artistique.

Dans le passé, les administrations ont construit de très belles universités et de très beaux collèges. Et puis, il y a eu une période creuse, pendant une trentaine d'années. Si on est éduqué pendant dix ans dans des endroits absolument horribles, avec des couleurs invraisemblables et du béton partout, on passe à côté de quelque chose, surtout dans un aussi beau pays que la France, où il existe une telle diversité architecturale et paysagère. Maintenant, les architectes sont de retour.

Mme Sabine Drexler. - Que peut-on faire pour donner le goût du beau aux enfants dès l'école ?

M. Christophe Leribault. - La sensibilisation au patrimoine est capitale. Emmener des enfants à Versailles en autobus, c'est très bien, et je le favorise autant que possible. Mais il faut aussi les sensibiliser au patrimoine local. On parle de zones blanches et de déserts culturels, alors qu'il y a de merveilleuses églises dans toute la France, des châteaux partout, des calvaires, mais aussi des bâtiments intéressants datant des deux derniers siècles. Un travail dès l'école, au collège et au lycée, sur le patrimoine de proximité peut sensibiliser à l'histoire d'un lieu ou même à la topographie, dès lors que l'on étudie l'emplacement du bâti, par exemple. Les jeunes constituent un public captif, grâce à l'école gratuite et obligatoire ! C'est cela qui accroîtra l'acceptabilité des règles. Il ne faut pas opposer règles patrimoniales et esprit collectif.

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Oui, sensibiliser les jeunes à la connaissance de notre patrimoine, c'est les sensibiliser à notre histoire et à notre culture.

Pouvez-vous nous parler de votre collaboration avec la commune de Versailles ?

M. Christophe Leribault. - J'ai des échanges réguliers avec le maire, qui est l'ancien président de la Cité de l'architecture et du patrimoine. Dans le cadre d'activités culturelles, comme le festival Molière ou la Biennale d'architecture, nous avons de nombreux points de convergence. Nous allons gérer ensemble, par exemple, la salle du Jeu de paume, puisque nous n'avons pas d'agents de surveillance disponibles. Certes, le domaine occupe la moitié de la commune, mais celle-ci a sa propre existence par ailleurs ! Nous ne sommes donc pas dans la rivalité.

Plus généralement, le rôle des ABF vis-à-vis des maires ne doit pas aboutir à des situations conflictuelles. Certains maires utilisent peut-être les refus de l'ABF comme d'autres utilisent l'Europe, pour se dédouaner ! On voit en France de nombreuses communes qui ont été à moitié massacrées par le passé. Elles n'y ont pas gagné. C'est autant de perte d'attractivité pour elles en termes de tourisme. Si l'on veut qu'une ville grandisse et qu'elle n'est pas au bord de la mer, il faut qu'elle soit agréable à vivre, pour faire venir des jeunes, des ingénieurs ou des cadres qui contribueront à développer la cité. Montpellier, Aix-en-Provence, Bordeaux ou Nantes bénéficient d'un cadre de vie préservé, qui leur donne une très belle image. Au-delà des revenus du tourisme, cela participe à la bonne image de la ville, comme à son attractivité économique.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 14 h 35.

Jeudi 23 mai 2024

- Présidence de Mme Marie-Pierre Monier, présidente -

La réunion est ouverte à 11 h 30.

Audition de MM. Étienne Prost, architecte d'intérieur, ancien président du Conseil français des architectes d'intérieur (CFAI), délégué du CFAI auprès du Sénat, Yves Pollet, architecte d'intérieur, co-fondateur du pôle action des architectes d'intérieur d'Île-de-France (IdF), chargé de communication pour le pôle action nationale des architectes d'intérieur, et Mme Bérengère Tabutin Di Cicco, architecte d'intérieur, secrétaire du CFAI, adhérente Echobat IdF, adhérente pôle action des architectes d'intérieur

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre mission d'information consacrée aux Architectes des bâtiments de France (ABF), dont je rappelle qu'elle résulte d'une initiative du groupe Les Indépendants-République et territoires du Sénat, qui en a confié le rôle de rapporteur à notre collègue Pierre-Jean Verzelen.

Dans le cadre de cette mission et des auditions associées, nous avons à coeur de faire un tour complet des missions et du travail que mènent les ABF.

Nous avons aujourd'hui le plaisir de recevoir le Conseil français des architectes d'intérieur (CFAI), représenté par Étienne Prost, Yves Pollet et Bérengère Tabutin Di Cicco.

Les missions des ABF se focalisent beaucoup sur l'aspect extérieur des immeubles situés dans les abords des monuments historiques et dans les sites classés. Or les interactions entre les architectes d'intérieur et les ABF sont aussi nombreuses et parfois sujettes à conflit. Notre audition de ce jour a donc pour objet de nous permettre de bien comprendre les relations que vous entretenez avec les ABF et votre appréciation de leur action. En effet, vous intervenez notamment pour des rénovations de commerces ou dans des actions de construction, par exemple, de fenêtres ou de velux, qui ont un impact sur la visibilité extérieure. Par ailleurs, et compte tenu de votre profession, vous êtes également des acteurs engagés dans la protection du patrimoine.

Je propose de vous céder la parole pour une intervention liminaire. M. le rapporteur et moi-même vous poserons ensuite des questions.

M. Étienne Prost, architecte d'intérieur, ancien président du Conseil français des architectes d'intérieur (CFAI), délégué du CFAI auprès du Sénat. - Bérangère, Yves et moi-même sommes trois architectes d'intérieur très expérimentés et engagés dans notre profession. Nous vous remercions donc de nous accueillir pour porter la parole des architectes d'intérieur et nous associer aux travaux de cette mission d'information.

Pour vous aider à bien comprendre notre métier, je vous propose de revenir rapidement sur son histoire. Au XIXe siècle, l'architecture d'intérieur était marquée par des styles très classiques et conservateurs tels que le style Régence. Une révolution est ensuite intervenue au début du XXe siècle, avec l'apparition de l'Art nouveau. Ce courant français et belge, illustré par de grands professionnels tels qu'Hector Guimard, Louis Majorelle, Émile Gallé ou encore Victor Horta, va perdurer tout au long du siècle et faire naitre une véritable excellence française dans le domaine des arts appliqués. Cette excellence sera ensuite confirmée à l'époque de l'Art déco, du modernisme, du minimalisme, etc. Elle va s'incarner dans des écoles prestigieuses et mondialement reconnues telles que l'école Boulle, les Arts décoratifs, l'école Olivier de Serres, l'école Camondo ou l'école Penninghen, et être représentée par des professionnels tels que Charlotte Perriand (collaboratrice de Le Corbusier), Andrée Putman, Philippe Stark, Patrick Jouin, Ronan Bouroullec ou encore Jean-Michel Wilmotte.

À une époque où l'on a souvent tendance à dénigrer nos savoir-faire et nos domaines d'excellence, il convient ainsi de rappeler que l'architecture intérieure française, formée dans des écoles d'excellence et comptant de grands professionnels, est une spécificité dont nous pouvons être fiers.

Au début du XXe siècle, nous nous sommes d'abord appelés « décorateurs ». Dans les années 50, nous nous sommes appelés « décorateurs-ensembliers ». Le terme « d'architecte d'intérieur » est ensuite apparu en 1961. Cela fait donc 60 ans que le vocable « architecte d'intérieur » est installé dans le paysage architectural. Il a été confirmé par l'Ordre des architectes, co-fondateur, en 1981, avec le Syndicat national des architectes d'intérieur, de l'Office professionnel de qualification des architectes d'intérieur (OPQAI). Désormais, l'Ordre des architectes, après avoir accompagné la profession des architectes d'intérieur dans son organisation, laisse le CFAI avancer seul. La profession des architectes d'intérieur est donc aujourd'hui institutionnalisée et le CFAI en est, en quelque sorte, l'organe régulant.

À cet endroit, il convient toutefois de rappeler une injustice touchant la profession des architectes d'intérieur. Nos étudiants sont formés à un très haut niveau (bac +5, avec des diplômes reconnus de niveaux 7 ou 8), dans des écoles privées, mais aussi dans des écoles publiques (relevant du ministère de la culture ou du ministère de l'éducation nationale). Pour autant, le titre d'architecte d'intérieur ne bénéficie pas d'une dénomination réservée, a contrario des titres de médecin, d'avocat ou d'architecte. Tout le monde peut donc se déclarer architecte d'intérieur, quel que soit son diplôme ou sa compétence.

De 2011 à 2020, nous avons été accompagnés par le Sénat, et notamment par le sénateur Jean-Pierre Sueur, pour interpeller autour de cette question. Un amendement à un projet de loi visant à protéger le titre d'architecte d'intérieur a même été déposé en 2018, qui n'a cependant pu être voté. Aujourd'hui, nous sommes en lien avec la sénatrice Dominique Estrosi Sassone. Néanmoins, l'injustice qui touche notre profession demeure.

En conclusion, je ne peux que confirmer que nous sommes des acteurs incontournables et incontestés du bâtiment, de l'architecture, du design et de l'espace. Je laisse le soin à mes confrères de vous en dire davantage.

Mme Bérengère Tabutin Di Cicco, architecte d'intérieur, secrétaire du CFAI, adhérente Echobat IdF, adhérente pôle action des architectes d'intérieur. - Le CFAI est un organisme de reconnaissance de compétences pour les architectes d'intérieur. Il regroupe des membres libéraux ou salariés et 17 établissements d'enseignement supérieur délivrant des diplômes reconnus par France Compétences, avec RNCP de niveau 7.

Depuis 2000, à la suite de l'OPQAI, le CFAI oeuvre à la reconnaissance du métier d'architecte d'intérieur aux plans national, européen et international. Il collabore avec l'European Council of Interior Architects (ECIA) au niveau européen, avec l'International Federation of Interior Architects (IFI) au niveau international et avec les pôles action des architectes d'intérieur en régions.

Le CFAI garantit aux maîtres d'ouvrage les compétences professionnelles de ses membres et participe au développement d'une pratique professionnelle qualitative et structurée.

Le CFAI a donc un triple rôle :

- la sélection de professionnels pouvant exercer sous le label CFAI (délivré par un jury de professionnels reconnus) ;

- le contrôle de la qualité des formations d'architecte d'intérieur (à travers la qualification des écoles et la participation aux jurys de leurs diplômes) ;

- la définition des compétences et des règles de la profession (avec une déontologie rejoignant celle du CNOA, s'agissant de prévenir les conflits d'intérêts notamment).

Le CFAI est exclusivement financé par les cotisations de ses adhérents. Il conserve donc une indépendance totale, sans aucun partenariat financier.

Les architectes d'intérieur adhérents sont tenus de respecter le code et les règles déontologiques mises en place par le CFAI. En cas de litige avec un maître d'ouvrage ou de questionnement impliquant les ABF, le CFAI peut également assurer une médiation, au travers de sa commission de recours et de conciliation.

M. Yves Pollet, architecte d'intérieur, co-fondateur du pôle action des architectes d'intérieur d'Île-de-France (IdF), chargé de communication pour le pôle action nationale des architectes d'intérieur. - Les architectes d'intérieur sont appelés à entrer en relation avec les ABF dans le cadre d'au moins trois typologies de projets : les modifications de vitrines, les interventions à l'intérieur de bâtiments en secteur sauvegardé et les interventions sur des constructions situées dans un périmètre délimité des abords d'un monument historique (PDA).

Dans un local commercial en centre-ville, lorsque les vitrines sont modifiées ou adaptées, l'architecte d'intérieur traite à la fois le dedans et le dehors. Il peut alors être amené à interagir avec les ABF - beaucoup de centres-villes du territoire étant concernés par des secteurs ABF. L'enjeu pour l'architecte d'intérieur est alors de se mettre en relation avec les ABF le plus en amont possible, pour recueillir leurs éventuelles remarques ou prescriptions, ou simplement favoriser la compréhension du projet.

En cas d'intervention à l'intérieur d'un bâtiment en secteur sauvegardé, l'architecte d'intérieur est appelé à vérifier auprès des ABF les éventuelles implications de cette inscription - tous les intérieurs en secteur sauvegardé n'étant pas nécessairement concernés par une procédure de sauvegarde. Cette obligation est faite à tous les professionnels, y compris dans l'intérêt des clients, pour leur éviter d'éventuelles complications coûteuses.

Pour les interventions au sein d'un PDA (en milieu urbain comme en milieu périurbain ou rural), l'architecte d'intérieur bénéficie généralement de précisions dans le plan local d'urbanisme (PLU). Sur cette base, il est ensuite amené à prendre langue avec les ABF, le plus en amont possible, pour expliquer son projet et prendre en compte les éventuelles prescriptions.

M. Pierre-Jean Verzelen, rapporteur. - Vous avez évoqué les documents d'urbanisme. À cet égard, quelle est la valeur de signature d'un architecte d'intérieur ? Votre signature a-t-elle la même valeur que celle d'un architecte ?

Vous avez également évoqué des interventions sur l'intérieur et l'extérieur, pour le remplacement de fenêtres notamment, susceptibles de nécessiter un échange avec les ABF. Cependant, à l'intérieur des bâtiments (au-delà des huisseries), sur quel périmètre êtes-vous amenés à échanger avec les ABF ?

Par ailleurs, quelle est aujourd'hui la qualité de vos relations avec les ABF ? Parvenez-vous à avoir des échanges en amont sur vos projets ? Comment vivez-vous cette relation ?

M. Étienne Prost. - La profession des architectes d'intérieur ne bénéficie pas d'un titre protégé et ne délivre pas d'actes réservés. Les architectes sont donc les seuls autorisés à signer une demande de permis de construire. Nous accompagnons nos clients dans le montage des dossiers ne requérant pas règlementairement le recours à un architecte. Nous intervenons également sur les demandes préalables de travaux. Cependant, juridiquement, nous ne portons pas de documents administratifs au titre de prérogatives réservées. Nous avons plutôt un rôle d'accompagnement et de conseil auprès de nos clients.

Du reste, la profession des architectes d'intérieur compte aujourd'hui 6 000 à 8 000 professionnels, au-delà des membres du CFAI, qui pratiquent selon une déontologie précise proche de celle des architectes, qui interviennent en création et en maîtrise d'oeuvre, dans tous les milieux, sur l'intérieur et/ou l'extérieur des bâtiments, le cas échéant en association avec des architectes et qui sont assurés en garantie décennale.

Dans ce cadre, au regard de la multiplicité de leurs rôles et de leurs missions, avec des interventions portant parfois tant sur l'intérieur que sur l'extérieur du bâti, les architectes d'intérieur peuvent se trouver en questionnement par rapport au patrimoine et être appelés à interagir avec les ABF.

M. Yves Pollet. - À Paris, par exemple, certains immeubles en secteur sauvegardé sont intégralement classés, à l'intérieur comme à l'extérieur. Nous y avons donc une obligation de préservation du patrimoine, y compris à l'intérieur vis-à-vis des boiseries, des tentures, des objets éventuellement découverts, etc.. que nous devons intégrer à notre acte de création. Or nous ne sommes pas formés pour cela. Nous avons de bonnes connaissances en histoire de l'Art, acquises au cours de nos études longues. Cependant, notre compétence demeure limitée. C'est à cet égard que le rapport avec les ABF est essentiel - les ABF disposant des fonds documentaires pour aller plus loin dans l'appréciation des enjeux de préservation du patrimoine. Cette relation avec les ABF accompagne notre capacité de professionnels à intégrer ces enjeux, le cas échéant pour modifier nos projets, au bénéfice de nos clients malgré de possibles surcoûts. Dans certains cas, il nous faut aussi gérer une articulation entre les ABF et la Commission de sécurité, pour répondre à la fois aux enjeux de sauvegarde du patrimoine et de sécurité.

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Vous intervenez donc en conseil auprès de vos clients. Dans ce cadre, quelle est votre relation avec les ABF ? Parvenez-vous à les rencontrer ? Cette relation intervient-elle lorsque votre client est confronté à une problématique ou allez-vous au-devant des ABF lorsque vous savez être dans un secteur protégé ? Le cas échéant, parvenez-vous à les rencontrer en amont ?

M. Yves Pollet. - Sur le plan légal, dès lors que nous ne sommes pas règlementés, notre relation est avec notre client. Celui-ci nous verse des honoraires pour obtenir une maîtrise d'oeuvre. Durant ce temps de maîtrise d'oeuvre, nous travaillons sur le projet du client, jusqu'à sa réalisation.

M. Pierre-Jean Verzelen, rapporteur. - Y a-t-il une garantie décennale associée à vos réalisations ?

M. Yves Pollet. - Oui. Nous sommes assurés à la fois en décennale et en responsabilité civile professionnelle.

Lorsque nous savons qu'un projet emporte un enjeu de sauvegarde du patrimoine, il est de notre responsabilité de nous mettre en relation avec les ABF. En fonction des territoires, des communes et du nombre ou de la personnalité des représentants locaux des ABF, l'accès aux ABF peut alors être plus ou moins facile.

M. Étienne Prost. - Le fait que nous n'ayons pas la signature du permis de construire ne change rien à la nature de nos missions. Comme celles des architectes, nos missions recouvrent des phases de création et de réalisation : maîtrise d'oeuvre, appel d'offres et consultation des entreprises, suivi et réception des travaux, levée des réserves, etc.. Ces missions impliquent de consulter les règlements administratifs applicables et de rencontrer, si nécessaire, les ABF et la Commission de sécurité, voire de mobiliser d'autres professionnels comme des acousticiens, des paysagistes, des thermiciens, etc.. Lorsqu'un client nous délègue ainsi la conduite d'un projet, il nous faut engager toutes les démarches nécessaires et rencontrer tous les interlocuteurs indispensables à la bonne réalisation du projet.

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Vous avez évoqué des indications figurant dans les documents d'urbanisme, vis-à-vis desquelles il vous appartient d'alerter votre client - le rôle d'un architecte comme d'un architecte d'intérieur étant de proposer à son client un projet conforme aux règlements d'urbanisme. Est-il courant de trouver de telles indications dans les PLU ? Ces indications portent-elles sur des éléments, des formes architecturales, des matériaux ?

M. Yves Pollet. - Cela dépend des PLU. Dans un village des Yvelines, par exemple, j'ai eu à appréhender un PLU insistant sur l'importance des résidences secondaires dans l'histoire du village, avec simplement quelques indications à la marge. À Joinville-le-Pont, on retrouve dans le PLU des éléments beaucoup plus détaillés, avec des croquis destinés à orienter le geste architectural. Ces éléments peuvent constituer un cadre qui facilite la création. En pratique, il est plus difficile de créer lorsque le cadre n'est pas défini.

M. Étienne Prost. - Nous disposons d'indications des ABF signalées en amont, dans le PLU ou dans des documents particuliers, dans environ 20 % des cas. Dans 80 % des cas, de par notre savoir-faire et notre expérience, nous sommes nous-mêmes en questionnement vis-à-vis des ABF, dans le cadre d'un projet s'inscrivant dans un secteur protégé, impliquant potentiellement une co-visibilité avec un monument historique ou susceptible d'emporter des enjeux patrimoniaux. Notre obligation, dans le cadre de notre devoir de conseil, est alors de consulter les ABF.

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Il doit être passionnant de découvrir des éléments historiques ou patrimoniaux dans le cadre d'un projet.

M. Étienne Prost. - Il nous arrive effectivement de mettre à jour, presque à l'instar d'archéologues, des empreintes ou souvenirs du passé, tels que des croquis d'architectes, des fresques historiques disparues sous des faux plafonds, des charpentes d'intérêt, des verrières se révélant être de style Eiffel, etc. Parfois, ces éléments représentent un capital patrimonial. Cela peut parfois complexifier la conduite d'un projet, en requestionnant le calendrier et le budget fixés par le maître d'ouvrage. Cela peut nous amener à revoir l'intégration esthétique de certains éléments du projet, voire le projet dans son ensemble. À cet égard, l'autorité incontestable des ABF peut être déterminante.

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Cela se produit-il majoritairement dans des secteurs déjà identifiés ou de telles découvertes peuvent-elles aussi être faites ailleurs, y compris en milieu rural ?

M. Étienne Prost. - Par essence, nous intervenons majoritairement dans le cadre bâti. Il arrive que nous participions à des projets de construction neuve, en lien avec des architectes. Cependant, nous sommes avant tout des acteurs de la rénovation, en milieu urbain comme en milieu rural. Dans ce cadre, le facteur déterminant est souvent la date du bâti. On retrouve des éléments classés dans des bâtiments modernes. Toutefois, plus le bâti est ancien, y compris en milieu rural, plus les chances d'y retrouver des éléments patrimoniaux sont importantes.

Mme Bérengère Tabutin Di Cicco. - Lorsque nous trouvons des éléments patrimoniaux remarquables, que nous soyons dans une zone classée ou non, nous nous renseignons auprès des acteurs susceptibles de nous fournir des informations (CAUE, DRAC, ABF, etc.). Nous nous référons également au PLU ou aux guides du CAUE, le cas échéant pour trouver les interlocuteurs les plus adaptés. Il est important pour nous de nouer ces échanges le plus en amont possible.

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Parvenez-vous à échanger ainsi en amont, avec les ABF notamment ?

M. Yves Pollet. - Nous arrivons à nous parler. De façon générale, cela se passe bien, avec plus ou moins de fluidité en fonction des territoires.

À Paris, en janvier 2024, suite à un problème rencontré au sein d'un hôtel particulier du 7ème arrondissement, le chef de service de l'UDAP 75, M. Masviel, s'est mis en relation avec le CFAI, pour tenter de structurer la relation entre ses services et les architectes d'intérieur. Cela s'est concrétisé par l'organisation d'une visioconférence le 14 février 2024. Nous poursuivons aujourd'hui ce dialogue. Le 4 juillet 2024, nous enregistrerons, avec MM. Masviel et Stéphane Torres, un confrère marseillais, une émission de radio intitulée « Architecture d'intérieur : regards croisés », qui nous permettra d'avoir un écho auprès des services et des confrères d'autres départements.

En pratique, lorsque nous découvrons des éléments patrimoniaux, nous pouvons même avoir un rôle de « lanceur d'alerte ». Nous pourrions ne rien signaler, pour éviter tout impact sur le budget du projet. Cependant, nous ne le faisons pas. Dans ce type de situations, l'arbitrage des ABF peut être précieux, y compris pour alimenter notre dialogue avec le maître d'ouvrage - chacun demeurant dans ses prérogatives.

M. Étienne Prost. - Notre profession est demandeuse d'un dialogue qualitatif avec les ABF. Les impondérables sur les chantiers ne représentent pas la majorité des cas. Le plus souvent, lorsque nous assurons une maîtrise d'oeuvre pour un client, le dialogue avec les ABF constitue outil d'arbitrage et de prévention.

Dans le cadre de certains projets, les ABF sont incontournables. Nous préférons donc travailler avec eux en bonne entente plutôt qu'en confrontation.

Nous avons également besoin d'ABF disponibles car, en tant qu'architectes d'intérieur, nous travaillons beaucoup en création. Nous sommes formés au design et à la création originale. Pour nous adapter aux besoins et aux demandes de nos clients, nous travaillons beaucoup sur des projets sur-mesure, subtils et ambitieux, avec une dimension ergonomique. Nous sommes donc souvent amenés à avoir un dialogue très poussé avec les ABF, pour peu que ceux-ci soient disponibles. Il est important pour nous que les ABF puissent ainsi comprendre et accompagner nos projets.

Les ABF ne sont pas nécessairement conservateurs. Ils peuvent comprendre les visées d'une création. Pour cela, il est toutefois nécessaire de pouvoir nouer avec eux un dialogue de qualité. À cet endroit, on peut regretter que les ABF ne soient pas toujours suffisamment disponibles.

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Je note avec intérêt la concertation mise en place avec l'UDAP 75. Les architectes ont-ils été associés à cette démarche, au-delà des architectes d'intérieur ? Cette démarche a-t-elle vocation à être dupliquée dans d'autres territoires ?

M. Yves Pollet. - Les architectes n'ont pas été associés à cette démarche. Il s'agit spécifiquement d'un dialogue entre les ABF et les architectes d'intérieur, initié par M. Masviel.

Nos enjeux étant les mêmes sur l'ensemble du territoire, ce dialogue a vocation à avoir une portée nationale. C'est pour cette raison que nous avons sollicité un confrère marseillais pour notre émission du 4 juillet 2024.

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Ma collègue Sabine Drexler, rapporteure pour la commission culture du budget du patrimoine, a par ailleurs un cheval de bataille : le DPE dans le bâti ancien. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

Mme Bérengère Tabutin Di Cicco. - J'ai pris la mesure de cet enjeu avec mes clients parisiens. Dans le contexte des JOP 2024, beaucoup de propriétaires effectuent des rénovations dans une perspective de mise en location. Or le DPE se focalise aujourd'hui beaucoup sur le confort d'hiver, mais peu sur le confort d'été. Le risque serait que cette focalisation conduise massivement à des rénovations s'appuyant sur des procédés ou matériaux mal adaptés au réchauffement climatique, appelant, à terme, l'installation de climatiseurs, avec des enjeux vis-à-vis de la transition énergétique, mais aussi potentiellement vis-à-vis des ABF. Le problème se pose également dans le cadre des projets de transformation d'actifs de bureaux en logements. Les ABF nécessiteraient donc d'être associés aux réflexions sur le DPE dans le bâti ancien, pour que tous les acteurs puissent être informés et sensibilisés.

L'Ademe a produit un MOOC sur la rénovation énergétique du bâti ancien. Cependant, ces recommandations ne sont pas nécessairement transcrites dans les DPE actuels.

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Quel lien particulier votre profession entretient-elle avec le Sénat ?

M. Étienne Prost. - Notre profession fait face à une problématique assez singulière. En l'absence de titre protégé, l'État forme nos professionnels dans des écoles publiques relevant du ministère de la culture ou du ministère de l'éducation nationale, pour ensuite les abandonner une fois leur diplôme obtenu. Cette injustice a présidé à la création de l'OPQAI puis du CFAI. Depuis maintenant 40 ans, la profession se bat ainsi pour faire reconnaitre le titre d'architecte d'intérieur. Dans d'autres pays comme l'Allemagne, la Belgique ou les Pays-Bas, la profession des architectes d'intérieur est règlementée.

Aujourd'hui, dans le contexte européen, nous ne nous battons plus pour une règlementation de la profession. En revanche, nous continuons de plaider pour une protection du titre d'architecte d'intérieur, le cas échéant au travers d'un décret ou d'une loi. Cette protection bénéficierait aux architectes d'intérieur, mais apporterait aussi des garanties aux consommateurs et aux architectes appelés à inclure des architectes d'intérieur dans leurs équipes pluridisciplinaires.

Dans cette optique, nous nous sommes tournés principalement vers le ministère de la culture. Nous avons ainsi pu bâtir un référentiel d'activités pour le métier d'architecte d'intérieur.

Le Sénat nous accompagne également dans cette démarche. Nous avons notamment travaillé sur ce sujet avec Jean-Pierre Sueur et Catherine Dumas. Des questions écrites ont ainsi été adressées par le Sénat au ministère de la culture. Nous avons également porté un amendement à un projet de loi, visant la protection du titre d'architecte d'intérieur, qui n'a cependant pu être voté.

M. Pierre-Jean Verzelen, rapporteur. - Quelle est aujourd'hui la position du ministère de la culture ?

M. Étienne Prost. - Les services du ministère nous répondent que la situation est complexe, avec un enjeu d'articulation à trouver avec les architectes. Ils mettent en avant qu'en cas de protection du titre d'architecte d'intérieur, les architectes pourraient également vouloir en bénéficier. Ils évoquent également, officieusement, une absence de portage politique suffisant. C'est pour cette raison que nous sollicitons le Sénat et les députés. Nous sommes également très présents à Bruxelles, avec l'ECIA.

M. Yves Pollet. - J'ai relevé récemment une annonce publiée par un ministère sur LinkedIn pour recruter un architecte d'intérieur. La situation est donc un peu paradoxale.

M. Étienne Prost. - De fait, le métier existe et est installé depuis longtemps dans le paysage architectural. Nous sommes assurés à la Mutuelle des architectes français. Nous sommes indispensables à la réponse aux enjeux massifs de rénovation énergétique et de reconversion des bâtiments. Pour autant, nous demeurons une profession mal identifiée.

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Merci pour vos interventions devant notre mission d'information.

La réunion est close à 12 h 40.