Mercredi 5 juin 2024

- Présidence de M. François-Noël Buffet, président -

La réunion est ouverte à 9 h 00.

Proposition de loi visant à permettre l'élection du maire d'une commune nouvelle en cas de conseil municipal incomplet - Procédure de législation en commission - Examen du rapport et du texte de la commission

M. François-Noël Buffet, président. - Nous commençons nos travaux par l'examen, selon la procédure de législation en commission, du rapport sur la proposition de loi visant à permettre l'élection du maire d'une commune nouvelle en cas de conseil municipal incomplet, présentée par Annick Billon, Bruno Retailleau, Françoise Gatel et plusieurs collègues.

Mme Annick Billon, co-auteure de la proposition de loi. - Nous nous félicitons, Bruno Retailleau, Françoise Gatel et moi-même, de voir cette proposition de loi inscrite rapidement à l'ordre du jour des travaux de notre assemblée.

En avril dernier, je suis allée à la rencontre des nouveaux maires des communes nouvelles de Vendée, et notamment à Rives-du-Fougerais, issue de la fusion de trois communes de moins de 1 000 habitants. Le préfet a signé l'arrêté prononçant la création de cette commune nouvelle le 1er janvier 2024. Entre le 1er et le 5 janvier, date de l'élection du maire, il y a eu une démission d'un conseiller municipal. Une autre démission avait déjà été notifiée fin 2023. La commune nouvelle a élu un maire lors de la première réunion de son conseil municipal ; les services de l'État n'avaient pas alors procédé au contrôle de légalité. Or, ce maire est décédé deux mois et demi plus tard. Le préfet a indiqué au conseil municipal de la commune nouvelle que la loi l'obligeait à procéder à une élection partielle intégrale avant la fin du mois de juin pour élire un nouveau maire, réduisant de fait l'effectif du conseil municipal de 35 à 23 sièges. Les élus de Rives-du-Fougerais en ont été très affectés, car certains d'entre eux avaient travaillé durant des années à la création de cette commune nouvelle. Ces élus avaient également probablement l'intention de briguer, à terme, d'autres mandats.

Dans les communes nouvelles, il n'est pas possible de faire appel au suivant de liste pour compléter le conseil municipal afin de procéder à l'élection du maire. La commune nouvelle est de ce fait dans l'incapacité de remplacer un membre du conseil municipal qui démissionne ou qui décède. Des difficultés subsistent donc en cas de vacance pour cause de démission ou de décès du maire sitôt après la première réunion du conseil municipal.

Selon les services de l'État, 28 communes nouvelles pourraient être concernées par la proposition de loi que nous examinons ce jour. Le dispositif que nous proposons est utile, simple et efficace, pour combler ce « trou dans la raquette ».

Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Merci de nous avoir exposé le cas précis que vous avez rencontré dans la commune de Rives-du-Fougerais, sachant que d'autres communes peuvent être confrontées à ce même problème. Il revient effectivement au législateur de combler les « trous dans la raquette ».

S'agissant de la composition des conseils municipaux des communes nouvelles, les modifications législatives intervenues en 2015 et 2019 visent à faciliter la transition de l'ancienne commune à la commune nouvelle, en s'appuyant sur un modèle de retour progressif au droit commun. Il s'agit, premièrement, d'éviter d'écarter trop rapidement les élus des anciennes communes qui ont initié le projet de fusion ; deuxièmement, de faciliter la représentation de toutes les communes historiques ayant fusionné au sein du conseil municipal ; et enfin, troisièmement, de manière plus prospective, de faciliter l'adhésion au projet de fusion et l'adaptation des anciens projets communaux au nouveau cadre encore en gestation.

Une période transitoire se déroulant en deux phases est ainsi prévue.

Dans un premier temps, les communes nouvelles récemment créées peuvent maintenir en fonction l'ensemble des conseillers municipaux des communes historiques ayant fusionné. Dans un second temps, à l'issue du premier renouvellement du conseil municipal de la commune nouvelle, son effectif est fixé au nombre de membres prévu pour une commune appartenant à la strate démographique immédiatement supérieure. Ce n'est qu'à partir du second renouvellement général que l'effectif du conseil municipal se conforme au droit commun, déterminé en fonction de sa strate démographique réelle.

La commune nouvelle n'est pas un état d'exception permanent. Sa réussite se mesure à sa capacité à devenir une commune à part entière, respectant les règles de droit commun et fonctionnant sans les adaptations prévues, durant le régime transitoire, par le législateur.

La présente proposition de loi se limite à garantir, pendant la période transitoire suivant la création de la commune nouvelle, la stabilité de l'organe délibératif de la jeune collectivité territoriale, dans l'hypothèse spécifique de la démission ou du décès du maire.

L'élection du maire et des adjoints au maire d'une commune n'est possible qu'avec un conseil municipal complet. En cas de vacances de sièges de conseillers municipaux, ce principe général implique l'organisation d'une élection partielle intégrale ou complémentaire, afin de pouvoir élire un nouveau maire ou ses adjoints. Ce principe n'est pas absolu et connaît déjà des exceptions.

Dans les communes de moins de 500 habitants, le conseil municipal est « réputé complet » même si deux sièges sont vacants. Plus généralement, dans toute commune, quelle que soit sa strate démographique, un conseil municipal incomplet peut procéder à l'élection de l'exécutif sans renouvellement si des vacances se produisent juste après la tenue d'élections municipales.

Au-delà de ce cadre, des procédures allégées permettent de compléter le conseil municipal sans procéder à son renouvellement intégral. Citons par exemple le recours aux suivants de liste dans les communes de 1 000 habitants ou plus.

Toutefois, pour une commune nouvelle en période transitoire, il est impossible de recourir à de telles procédures allégées. Or, un renouvellement intégral du conseil municipal pose des difficultés importantes puisqu'il implique, par hypothèse, la réduction brutale de l'effectif du conseil municipal. Ce renouvellement anticipé accélère alors le retour à sa composition de droit commun. À titre d'exemple, si deux communes comptant respectivement 1 000 et 300 habitants décidaient de fusionner, elles passeraient d'un effectif de 26 conseillers municipaux au moment de leur création à 19 conseillers municipaux après le premier renouvellement, lequel peut intervenir parfois très rapidement après sa création.

Cette situation contredit l'intention du législateur d'aménager, par un cadre transitoire suffisamment long, une transition graduelle vers le régime général.

Face à ces difficultés, une première exception au principe de complétude du conseil municipal a été introduite par la loi du 1er août 2019 visant à adapter l'organisation des communes nouvelles à la diversité des territoires : l'exécutif d'une commune nouvelle récemment créée peut être élu par un conseil municipal incomplet en cas de vacance de siège intervenant avant la première réunion du conseil municipal.

Le champ de cette exception est, malgré tout, limité. Seuls quelques jours s'écoulent entre la création d'une commune nouvelle et la première réunion du conseil municipal. Ainsi, si cette dérogation permet d'éviter de procéder à un renouvellement immédiat du conseil municipal pour élire le premier maire de la commune nouvelle, des difficultés subsistent dans le cas où une vacance surviendrait peu de temps après la première réunion du conseil municipal. Dans une telle éventualité, un renouvellement intégral du conseil s'impose si un nouveau maire devait être élu.

Les auteurs de la proposition de loi souhaitent, par conséquent, que les règles de droit commun relatives à l'obligation de renouvellement du conseil municipal incomplet pour l'élection du maire et de ses adjoints ne s'appliquent pas aux communes nouvelles, et ce jusqu'au premier renouvellement général, plutôt que jusqu'à la seule première réunion du conseil municipal. Le renouvellement anticipé du conseil municipal y serait seulement obligatoire dans l'hypothèse où il aurait perdu le tiers de ses membres.

Cette mesure pragmatique garantit, à mon sens, une continuité dans la gouvernance des communes nouvelles. Elle contribue à renforcer la nécessaire cohérence du cadre applicable aux communes nouvelles, sans pour autant instaurer un cadre dérogatoire disproportionné. J'insiste, en effet, sur ce point : les communes nouvelles sont issues de la volonté du législateur de conforter l'entité communale et non de la fragiliser par des exceptions. L'objectif est simplement d'assurer l'efficacité du cadre transitoire prévu par la loi.

Il s'agit là d'une situation, je le concède, très spécifique, mais qui pourrait néanmoins avoir des répercussions significatives sur le fonctionnement d'une jeune commune nouvelle et avoir un effet désincitatif sur les élus municipaux qui envisagent potentiellement de créer une commune nouvelle.

Comme le soulignait Françoise Gatel, co-auteur du texte, le dispositif cartésien applicable aux communes nouvelles ne prévoit tout simplement pas une hypothèse pourtant simple concernant le maire premièrement élu d'une commune nouvelle : il s'agit d'un homme mortel, qui peut aussi bien mourir que démissionner.

Afin d'éviter la tenue trop prématurée d'un renouvellement intégral et en vue de garantir l'attractivité du modèle des communes nouvelles, je vous invite à approuver l'adoption de cette proposition de loi, sous réserve de l'adoption d'un amendement de clarification rédactionnelle que je vous proposerai.

Mme Dominique Faure, ministre déléguée auprès du ministre de l'intérieur et des outre-mer et du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, chargée des collectivités territoriales et de la ruralité. - La vie démocratique locale est précieuse. Elle mérite d'être promue, protégée et simplifiée ; d'où son encadrement par le code général des collectivités territoriales. Pour autant, la richesse et la diversité des circonstances locales imposent parfois la modification de règles dont les effets non anticipés peuvent apparaître incohérents.

Cette proposition de loi a pour objet de modifier le code général des collectivités territoriales en étendant l'exception d'incomplétude pour l'élection du maire et des adjoints jusqu'au premier renouvellement général des conseils municipaux qui suit la création de la commune nouvelle, et non plus jusqu'à la première réunion du conseil municipal.

Il faut que les règles promeuvent la démocratie locale, plutôt que de l'entraver ou de la complexifier. La création d'une commune nouvelle est un choix souvent rationnel, mais toujours courageux, qui exige un véritable dialogue, un projet de territoire établi et partagé.

Je veux vous dire mon attachement aux communes nouvelles, dont la création traduit souvent des synergies locales très fortes. Ces synergies ne doivent jamais être imposées, elles doivent être encouragées.

C'est dans cette optique que j'ai eu l'occasion de mener des travaux dès 2023 avec plusieurs d'entre vous, dont Françoise Gatel, travaux qui ont trouvé leur aboutissement dans la loi de finances de 2024. En effet, nous avons considérablement bonifié la dotation d'amorçage lorsqu'une commune nouvelle est créée : initialement fixée à 6 euros par habitant, elle s'établit désormais à 15 euros. Dans le cadre de cette loi de finances, nous avons également garanti le montant la dotation globale de fonctionnement (DGF) des communes nouvelles, afin qu'il ne baisse pas et ne soit jamais inférieur à la somme qu'auraient touchée les communes composant la commune nouvelle si elles étaient restées indépendantes.

Le Gouvernement fait donc le nécessaire pour encourager et accompagner les projets de communes nouvelles. Dès lors, il convient que les communes ne soient pas dissuadées d'engager un tel projet ou soient pénalisées par des dispositions générales dont on ne distingue pas la pertinence. Permettre aux équipes d'élus ayant porté ces projets d'union de poursuivre leur travail est une évidence. Cette proposition de loi permet de remédier à ce qui apparaît localement comme une aberration. Elle est précise et pondérée, ne prévoyant pas de rétroactivité. Ainsi, sans remettre en cause des situations acquises, elle permettra d'apporter sérénité et lisibilité aux communes qui souhaitent porter un tel projet. C'est pourquoi le Gouvernement émet un avis favorable à cette proposition de loi.

M. Éric Kerrouche. - Il peut arriver que la législation ait des effets indésirés. Certes, il n'est pas fréquent qu'une commune nouvelle doive procéder à l'élection d'un maire ou d'un adjoint au maire entre la réunion du premier conseil municipal et le premier renouvellement général des conseils municipaux, mais cette situation d'incomplétude n'est pas sans conséquence.

Non seulement il est difficile d'organiser des élections complémentaires dans un contexte qui n'y est pas propice - dans la période de post-fusion, il convient avant tout de stabiliser le projet mis en place -, mais la réduction brutale du nombre de conseillers municipaux est source de problèmes.

D'une certaine façon, ce texte revient à l'esprit initial de la proposition de loi de Françoise Gatel, en 2019, en palliant les effets pervers. Nous le voterons.

M. François-Noël Buffet, président. - Concernant le périmètre de cette proposition de loi, en application du vade-mecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des présidents, je vous propose de considérer que ce périmètre inclut les dispositions relatives à la composition du conseil municipal requise pour procéder à l'élection du maire et des adjoints au maire d'une commune nouvelle.

Il en est ainsi décidé.

EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE SELON LA PROCÉDURE DE LÉGISLATION EN COMMISSION

Article unique

L'amendement rédactionnel COM-2, accepté par le Gouvernement, est adopté.

Après l'article unique

M. Alain Marc. - Par l'amendement COM-1, je souhaitais que les communes nouvelles disposent d'une dérogation supplémentaire après le deuxième renouvellement général des conseils municipaux suivant leur création. J'ai compris que cet amendement n'était pas le bienvenu. C'est pourquoi je le retire.

L'amendement COM-1 est retiré.

L'article unique constituant l'ensemble de la proposition de loi est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article unique

Mme BELLUROT, rapporteure

2

Amendement rédactionnel

Adopté

Article(s) additionnel(s) après l'article unique

M. Alain MARC

1

Hausse pérenne du nombre de conseillers municipaux dans les communes nouvelles 

Retiré

Projet de loi relatif à l'accompagnement des malades et de la fin de vie - Échange de vues sur une saisine pour avis et désignation d'un rapporteur pour avis

M. François-Noël Buffet, président. - Je vous informe que le projet de loi relatif à l'accompagnement des malades et de la fin de vie devrait être inscrit à l'ordre du jour des travaux du Sénat au mois d'octobre prochain. La commission des affaires sociales devrait en être saisie au fond. Néanmoins, compte -tenu de certains sujets traités, je vous propose de nous saisir se saisir pour avis des articles 5, 6 et 18 bis. J'espère que nous pourrons organiser des auditions communes avec les rapporteurs qui seront désignés par la commission des affaires sociales.

La commission demande à être saisie pour avis sur le projet de loi n° 2462 (A.N., XVIe lég.) relatif à l'accompagnement des malades et de la fin de la vie et désigne M. Philippe Bas rapporteur pour avis, sous réserve de sa transmission.

Proposition de loi visant à réduire le nombre de conseillers municipaux dans les petites communes - Examen du rapport et du texte de la commission

M. François-Noël Buffet, président. - Nous en venons au rapport de Nadine Bellurot sur la proposition de loi visant à réduire le nombre de conseillers municipaux dans les petites communes, présenté par François Bonneau.

Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Je veux saluer l'initiative du groupe Union Centriste, qui a inscrit la proposition de loi visant à réduire le nombre de conseillers municipaux dans les petites communes dans son espace réservé. Je vous prie de bien vouloir excuser l'absence de François Bonneau, dont je salue le travail.

Au départ, cette proposition de loi visait les conseillers municipaux des communes de moins de 500 habitants. Au fil de nos échanges et des auditions, nous avons décidé de présenter des amendements communs, ayant moi-même déposé, avec plusieurs collègues du groupe Les Républicains, une proposition de loi visant à abaisser le nombre de conseillers municipaux pour les communes de 100 à 3 499 habitants.

Nous sommes actuellement confrontés à une véritable crise de l'engagement au niveau local, régulièrement mise en lumière par les travaux du Sénat et par les élus locaux. Celle-ci se traduit par une diminution du nombre de candidats aux élections locales, comme en témoigne le nombre de communes ne disposant d'aucun candidat au premier tour des élections municipales, passé de 62 en 2014 à 106 en 2020, ainsi que la hausse du nombre de démissions d'élus locaux en cours de mandat. Ainsi, 4 % des maires élus en 2020 avaient démissionné de leur mandat au début de l'année 2024, un chiffre sans précédent !

Cette érosion de l'engagement local est particulièrement visible dans les communes rurales, où elle crée des difficultés de fonctionnement en ce qu'elle conduit à recruter des conseillers municipaux moins motivés et investis dans leur mandat, ce qui entraîne un absentéisme élevé, et impose d'organiser des élections municipales complémentaires plus fréquemment pour pourvoir les sièges devenus vacants.

Cette crise des vocations électorales s'explique principalement par la dégradation inexorable des conditions d'exercice des mandats locaux, que nous dénonçons tous régulièrement : hausse intolérable des violences contre les élus locaux, régime indemnitaire insuffisant pour compenser l'engagement des élus locaux ou encore dégradation financière des collectivités territoriales.

Cette tendance inquiétante pourrait provoquer une véritable crise de la démocratie locale lors du renouvellement général des conseils municipaux en 2026 ; il est donc urgent d'agir.

L'article unique de la proposition de loi que nous examinons aujourd'hui prévoit d'abaisser le nombre de conseillers municipaux dans les communes de moins de 500 habitants. Ce dispositif entrerait en vigueur lors du prochain renouvellement général des conseils municipaux, en 2026. L'effectif des conseils municipaux passerait ainsi de 7 à 5 dans les communes de moins de 100 habitants et de 11 à 7 dans les communes de 100 à 499 habitants.

L'objectif est de permettre aux communes rurales de constituer plus facilement leur conseil municipal, dans un contexte où le nombre de conseillers municipaux excède parfois le nombre d'administrés disponibles pour un engagement citoyen. Ainsi, à titre d'exemple, dans une commune de 70 habitants, l'effectif du conseil municipal représente 10 % de la population en l'état du droit, tandis qu'il correspond à 0,09 % de la population d'une ville de 40 000 habitants telle que Châteauroux.

Je suis bien évidemment favorable à cette initiative qui, si elle ne résout pas les causes de la crise des vocations municipales que nous traversons actuellement, permettra aux communes rurales de constituer leur conseil municipal plus facilement et ainsi de fonctionner en dépit d'une diminution du nombre de candidats et de la hausse des démissions.

Par conséquent, je vous proposerai d'adopter ce texte, sous réserve de l'adoption de trois amendements.

Je vous proposerai, en premier lieu, d'étendre la baisse du nombre de conseillers municipaux à l'ensemble des communes de moins de 3 500 habitants, qui sont toutes confrontées à des tensions grandissantes. Cette extension favorisera la constitution des listes et, par conséquent, le pluralisme des courants d'idées et d'opinions.

Je vous proposerai par ailleurs de modifier l'effectif des conseils municipaux des communes de moins de 500 habitants, mais dans des proportions de nature à éviter une baisse trop brutale du nombre de conseillers municipaux dans ces communes, pour ne pas pénaliser celles qui réussissent à mobiliser suffisamment de candidats. L'effectif des conseils municipaux des communes de moins de 100 habitants serait donc fixé à 7, et celui des communes de 100 à 499 habitants à 9.

Je vous soumettrai, en deuxième lieu, un amendement visant à conserver le dispositif du conseil municipal « réputé complet », pour donner davantage de souplesse aux petites communes. Ainsi, les communes comptant entre 100 et 499 habitants devront normalement réunir 9 conseillers municipaux, mais leur conseil municipal pourra être réputé complet avec 7 conseillers municipaux. De même, les communes de moins de 100 habitants devront réunir 7 conseillers municipaux, mais leur conseil municipal sera réputé complet avec 5 conseillers municipaux.

Je vous proposerai, en troisième et dernier lieu, deux amendements tendant à garantir l'opérationnalité du dispositif et à éviter des effets de bord qui ne sont pas souhaitables.

Le premier amendement a pour objet d'abaisser le nombre maximal de conseillers forains dans les communes de moins de 500 habitants, afin d'éviter que leur conseil municipal ne soit en quasi-intégralité composé de conseillers municipaux ne résidant pas sur le territoire de leur commune.

Par le second amendement, nous procéderions à une mesure de coordination afin de permettre aux communes concernées par la baisse du nombre de conseillers municipaux de conserver le même nombre de délégués au collège électoral des sénateurs.

Enfin, je souhaite insister sur la nécessité de prévoir que les communes concernées par la baisse de l'effectif de leur conseil municipal conservent le même nombre d'adjoints au maire. En raison des règles de recevabilité financière découlant de l'article 40 de la Constitution, je n'ai pas pu présenter d'amendement en ce sens ; j'appellerai donc le Gouvernement à prendre les mesures qui s'imposent à cet égard.

Je terminerai enfin par rappeler que si cette proposition de loi constitue un progrès, il est urgent d'agir parallèlement pour résoudre les causes de la crise de la démocratie locale que nous traversons actuellement en enrayant enfin la dégradation des conditions d'exercice des mandats locaux, ce qui passe, entre autres, par la mise en place d'un statut de l'élu, comme le défend le Sénat depuis longtemps.

Au bénéfice de ces observations, je vous propose donc d'adopter la proposition de loi ainsi amendée. Certes, le rapport récemment remis au président de la République par Éric Woerth, consacré à la décentralisation, préconise une baisse de 20 % de conseillers municipaux dans tous les conseils municipaux. Mais commençons d'abord par la strate des communes rurales, car il y a là un véritable besoin d'engagement de nos élus. Sur 35 000 communes, ce sont près de 28 000 communes qui seront concernées.

Mme Cécile Cukierman. - Merci pour votre travail, madame la rapporteure.

Permettez-moi de vous faire part des résultats d'un sondage consultatif, organisé dans les communes de moins de 3 500 habitants de mon département et concernées par les évolutions proposées.

Tout d'abord, toutes les communes de moins de 100 habitants consultées estiment que réduire le nombre de conseillers municipaux de 7 à 5 serait source d'instabilité.

Concernant les autres strates, force est de constater que plus la commune est importante, plus les avis sont partagés, mais toutes les communes s'accordent à reconnaître que le besoin de revaloriser les fonctions assurées par les élus locaux ne dépend pas seulement de la réduction du nombre de conseillers municipaux. La crise de l'engagement politique est le fruit d'une politique visant à affaiblir la place de la commune, qui est menée depuis un peu plus d'une dizaine d'années, avec le transfert de diverses compétences à la communauté d'agglomération.

Le rapport d'Éric Woerth, publié vendredi dernier, formule certaines préconisations que je ne partage pas. Ainsi, le fait de baisser drastiquement le nombre d'élus municipaux laisse penser que ce sont eux qui coûtent cher et que cette réduction est la solution pour diminuer les coûts de l'administration territoriale pour les années à venir.

Si nous rejoignons un certain nombre de préconisations de la rapporteure, il me semble un peu excessif de viser ici les communes de 3 500 habitants. Il aurait été acceptable de s'intéresser à celles de moins de 1 500 habitants. En revanche, le nombre d'adjoints au maire doit demeurer proportionnel au nombre de conseillers municipaux, sauf à créer un déséquilibre.

Concernant la question des délégués au collège électoral des sénateurs, je vous rejoins, non pas par intérêt électoraliste, mais parce que le nombre de délégués est proportionnel au nombre d'habitants. En tout état de cause, pour l'heure, nous nous abstiendrons.

M. Mathieu Darnaud. - Je remercie la rapporteure de son travail. Je formulerai deux observations.

Premièrement, je partage la nécessité de maintenir le même nombre d'adjoints au maire dans les communes concernées par la baisse de l'effectif de leur conseil municipal. En effet, même si une majorité de communes revendique aujourd'hui la réduction du nombre de conseillers municipaux, les élus sont autant de bénévoles au service de la commune qui permettent de compenser, au-delà des prérogatives qui sont les leurs, le déficit en ressources humaines. Réduire le nombre d'adjoints serait particulièrement pénalisant pour bon nombre de communes. Il importe absolument que le Gouvernement prenne l'engagement de ne pas procéder à une évolution de leur effectif.

La suppression de 20 % des conseillers municipaux pour toutes les communes, préconisée dans le rapport d'Éric Woerth, sans procéder au préalable à une réflexion approfondie me paraît dénuée de sens. Il faut procéder à une analyse particulièrement fine pour prévoir une souplesse maximale. Dans les communes très rurales, en zone de montagne, par exemple, ce sont les élus qui suppléent les personnels municipaux.

M. Jean-Michel Arnaud. - Merci à François Bonneau d'avoir porté ce texte et à la rapporteure de son travail. Globalement, le groupe Union Centriste soutient leurs propositions.

Il importe effectivement de conserver le même nombre d'adjoints au maire, comme l'ont souligné mes collègues. Dans les petites communes, les territoires sont parfois très vastes, et ils doivent faire face ici aux attaques de loups dans la montagne, là aux débordements de torrents, tout en assurant une mission de médiation auprès de leurs administrés.

Il faut également que le nombre de délégués au collège électoral des sénateurs soit maintenu en vue d'affirmer la voix de la ruralité au Sénat. Veillons à conserver le lien essentiel entre les représentants de la Haute Assemblée et les élus ruraux.

Nonobstant le soutien de mon groupe, je m'interroge sur la réduction du nombre de conseillers municipaux dans toutes les communes de moins de 3 500 habitants. En zone rurale, une commune de 3 500 habitants est une petite ville. Le nombre actuel d'élus est nécessaire pour faire fonctionner un bourg-centre et pour assurer une représentation dans les commissions des intercommunalités de rattachement.

En tant que membre de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes, nous avions souligné l'intérêt dans le rapport d'information intitulé Femmes et ruralité : la parole aux élues de nos territoires de diminuer le nombre de conseillers municipaux notamment dans les communes de moins de 1 000 habitants pour favoriser la parité. Aussi, nous pourrions porter ici l'idée de la parité dans toutes les communes, comme le défend l'Association des maires ruraux de France (AMRF). Si cette proposition de loi devait prospérer, c'est un point sur lequel il faudra travailler.

M. Alain Marc. - Cette proposition de loi a reçu l'assentiment de l'association départementale des maires et présidents de communautés de l'Aveyron et de l'association des maires ruraux de l'Aveyron. Toutefois, je déplore que ce texte ait un périmètre aussi restreint. C'était peut-être ici l'occasion d'instaurer un scrutin à la proportionnelle pour toutes les communes, ce qui aurait été de nature à favoriser la parité dont vient de parler notre collègue Jean-Michel Arnaud. Dans une commune, fût-ce de 300 ou de 500 habitants, on élit une équipe municipale : qui doit siéger à la communauté de communes, qui doit rencontrer le sous-préfet, qui doit suivre des chantiers, etc. Or il arrive parfois que les maires potentiels, par le biais du panachage, soient battus. Il en découle donc en quelque sorte un mandat blanc. Seul le scrutin à la proportionnelle pour toutes les communes est de nature à permettre un véritable travail en équipe.

M. Pierre-Alain Roiron. - La proposition de loi qui nous est soumise a pour objet de réduire le nombre de conseillers municipaux dans les petites communes. Nous connaissons tous la difficulté de certaines communes à pourvoir l'ensemble des sièges dans les conseils municipaux et ne doutons pas que ce texte soit guidé par de bonnes intentions, mais certains aspects semblent discutables.

Nous pensons en effet qu'une réduction permanente et uniforme des effectifs des conseils municipaux, pour l'ensemble des différentes strates, ne constitue pas toujours la réponse la plus pertinente à la crise des vocations.

Je tiens à rappeler que des dispositions préexistantes permettent de considérer qu'un conseil municipal est complet, même s'il ne dispose pas de tous ses membres. En outre, nous considérons qu'une telle baisse des effectifs pourrait avoir pour conséquence de multiplier les élections complémentaires. Je rappelle que l'article L. 258 du code électoral prévoit que « lorsque le conseil municipal a perdu, par l'effet des vacances survenues, le tiers ou plus de ses membres, ou qu'il compte moins de cinq membres, il est, dans le délai de trois mois à dater de la dernière vacance, procédé à des élections complémentaires ».

Nous continuons donc à défendre la généralisation du scrutin de liste à toutes les communes, quelle que soit leur taille, à un moment où l'exigence de parité s'impose dans notre société. Je rappelle ainsi que dans les communes de moins de 1 000 habitants, pour lesquelles le scrutin de liste ne s'applique pas, les femmes représentent seulement 37,5 % des conseillers municipaux, contre environ 47 % dans les communes de plus de 1 000 habitants.

Pour le moment, nous réservons notre vote.

M. Éric Kerrouche. - En dépit de votre présentation très claire et des évolutions que vous avez apportées au texte, je regrette que l'application d'un même modèle électoral à l'ensemble des communes, déjà défendue à plusieurs reprises, n'ait pas été retenue.

Au-delà de l'enjeu de la parité, une telle généralisation permettrait de mettre un terme au système de panachage dans les communes de moins de 1 000 habitants, système qui génère un « tir aux pigeons » dont les maires et les quelques adjoints qui prennent les décisions les plus difficiles - en matière d'urbanisme par exemple - sont souvent les premières victimes.

Concernant la parité, les chiffres sont satisfaisants dès lors qu'elle est imposée, par exemple, pour les adjoints et les conseillers municipaux. En revanche, la situation est moins bonne quand la parité n'est plus obligatoire : par exemple, 65 % des conseillers délégués sont des hommes. Une fois encore, il convient d'aligner l'ensemble des dispositifs.

Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Le scrutin de liste pour les communes de moins de 1 000 habitants a donné lieu à un débat avec un certain nombre d'entre vous. Il a été décidé de se limiter au nombre de conseillers municipaux dans ce texte afin de parvenir à un consensus autour de la diminution de leurs effectifs dans les communes de moins de 3 500 habitants. L'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF), comme l'AMRF, est favorable au dispositif proposé, qui n'implique pas une réduction drastique du nombre de conseillers et n'entraînera pas de difficultés de fonctionnement.

Nous avons donc voulu cibler les communes les plus concernées par ces problématiques et circonscrire le texte à la réduction du nombre d'élus. Par ailleurs, favorable au scrutin de liste pour les communes de moins de 1 000 habitants, je pense que la diminution du nombre de conseillers municipaux est susceptible de favoriser une évolution de ce type, puisqu'elle affaiblira l'argument selon lequel il est difficile de respecter la parité.

Enfin, si nous souhaitons susciter l'intérêt de nos concitoyens pour les élections, il me semble que se déplacer pour rayer un nom sur un liste n'est guère incitatif, mais nous mènerons cette discussion à l'occasion de l'examen d'un autre texte.

M. François-Noël Buffet, président. - Comme c'est l'usage, il me revient de vous indiquer le périmètre indicatif de la proposition de loi, en application du vade-mecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des présidents. Je vous propose de considérer que ce périmètre n'inclut que les dispositions relatives au nombre de conseillers municipaux dans les petites communes.

Il en est ainsi décidé.

EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE

Article unique

Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Avis défavorable à l'amendement de suppression COM-10.

L'amendement COM-10 n'est pas adopté.

L'amendement COM-1 est déclaré irrecevable en application de l'article 45 de la Constitution.

Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Les amendements identiques COM-7 et COM-3 visent à étendre la baisse de l'effectif des conseils municipaux à l'ensemble des communes de moins de 3 500 habitants.

Les amendements identiques COM-7 et COM-3 sont adoptés.

Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Les amendements identiques COM-9 et COM-5 visent à abaisser le plafond de conseillers forains dans les communes de moins de 500 habitants, afin qu'ils ne soient pas majoritaires dans les conseils municipaux.

Les amendements identiques COM-9 et COM-5 sont adoptés.

Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Les amendements identiques COM-8 et COM-4 prévoient que les communes concernées par la baisse de leur nombre de conseillers municipaux conserveront le même nombre de délégués au collège électoral des sénateurs.

Les amendements identiques COM-8 et COM-4 sont adoptés.

Après l'article unique

L'amendement COM-2 est retiré.

L'amendement COM-6 n'est pas adopté.

L'article unique constituant l'ensemble de la proposition de loi est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article unique

Mme CUKIERMAN

10

Amendement de suppression

Rejeté

M. KERROUCHE

1

Scrutin de liste dans les communes de moins de 1 000 habitants

Irrecevable au titre de l'article 45 de la Constitution

Mme BELLUROT, rapporteure

7

Extension de la baisse du nombre de conseillers municipaux aux communes de moins de 3 500 habitants et rétablissement du dispositif du conseil municipal "réputé complet"

Adopté

M. BONNEAU

3

Extension de la baisse du nombre de conseillers municipaux aux communes de moins de 3 500 habitants et rétablissement du dispositif du conseil municipal "réputé complet"

Adopté

Mme BELLUROT, rapporteure

9

Diminution du plafond de conseillers forains dans les communes de moins de 500 habitants 

Adopté

M. BONNEAU

5

Diminution du plafond de conseillers forains dans les communes de moins de 500 habitants 

Adopté

Mme BELLUROT, rapporteure

8

Amendement de coordination

Adopté

M. BONNEAU

4

Amendement de coordination

Adopté

Article(s) additionnel(s) après l'article unique

M. Alain MARC

2

Hausse pérenne du nombre de conseillers municipaux dans les communes nouvelles 

Retiré

Mme CUKIERMAN

6

Modification du nombre de conseillers municipaux des communes de 500 à 1500 habitants

Rejeté

Proposition de loi visant à assouplir la gestion des compétences « eau » et « assainissement » - Examen du rapport et du texte de la commission

M. François-Noël Buffet, président. - Nous en venons au rapport sur la proposition de loi visant à assouplir la gestion des compétences « eau » et « assainissement ».

M. Alain Marc, rapporteur. - Pour la deuxième fois en l'espace d'un an, notre commission se réunit pour examiner une proposition de loi relative à la gestion des compétences « eau » et « assainissement ».

L'examen du texte déposé par notre collègue Jean-Michel Arnaud, qui entend apporter une réponse à cette problématique qui nous préoccupe régulièrement, intervient dans un contexte particulier à plusieurs égards.

D'une part, la proposition de loi de notre collègue Jean-Yves Roux, adoptée le 16 mars 2023 par le Sénat, a été inscrite à l'ordre du jour des travaux de l'Assemblée nationale par le groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires (LIOT) : deux textes ayant un objet similaire seront donc examinés le même jour - à savoir le 13 juin 2024 - en séance publique dans les deux chambres !

D'autre part, l'échéance du 1er janvier 2026, date à compter de laquelle doit intervenir le transfert obligatoire des compétences « eau » et « assainissement » aux communautés de communes, approche à grands pas. Plus que jamais, nous avons le devoir d'apporter une réponse sans équivoque aux inquiétudes exprimées par les élus locaux sur le terrain.

Je suis conseiller municipal d'une petite commune de 215 habitants et conseiller d'une petite communauté de communes de 5 200 habitants, dont j'ai été président pendant quelques années. Dans nos territoires ruraux et de montagne, l'intercommunalisation forcée des compétences « eau » et « assainissement » n'est pas en phase avec les capacités techniques et financières des communes.

Pour cette raison, je partage pleinement l'objectif poursuivi par Jean-Michel Arnaud : il nous faut redonner de la souplesse aux communes, qui doivent pouvoir juger de l'échelle la plus pertinente pour l'exercice des compétences « eau » et « assainissement », conformément à la position constamment défendue par le Sénat depuis près de dix ans.

En matière d'eau et d'assainissement, le Gouvernement a brutalement remis en cause la liberté des communes par le biais de simples amendements déposés à l'Assemblée nationale lors de l'examen du projet de loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) en 2015. L'objectif poursuivi était de rendre obligatoire le transfert de ces compétences aux communautés de communes et d'agglomération, à l'instar de ce qui était déjà prévu pour les communautés urbaines et les métropoles.

Notre assemblée s'est opposée à ce transfert obligatoire, consciente des difficultés qu'il allait poser à certaines communes rurales et de montagne. Lors de la commission mixte paritaire qui s'était alors tenue, le Parlement avait trouvé un compromis en reportant le transfert obligatoire au 1er janvier 2020.

Il s'agissait d'un premier aménagement obtenu par le Sénat, qui a été suivi d'une longue série. En 2018, la loi dite « Ferrand » a permis le report l'échéance au 1er janvier 2026, sous réserve que les communes parviennent à réunir une « minorité de blocage » ; en 2019, la loi dite « Engagement et proximité » a prévu la possibilité de déléguer les compétences « eau » et « assainissement » à une commune membre de la communauté de communes ou à un syndicat infra-communautaire.

Cette faculté est toutefois très encadrée : le syndicat doit être existant au 1er janvier 2019 et être inclus en totalité dans le périmètre de l'intercommunalité. Les communes ne peuvent donc pas créer un nouveau syndicat pour bénéficier de cette faculté de délégation. Le maintien du syndicat lors du transfert est, de surcroît, subordonné à une décision de l'organe délibérant de la communauté de communes.

En 2022, la loi du 21 février relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale (3DS) a apporté un assouplissement supplémentaire en permettant le maintien par principe des syndicats infra-communautaires existants lors de la prise de compétence de l'intercommunalité au 1er janvier 2026, sauf délibération contraire de la communauté de communes.

Si le cadre législatif n'évolue pas, le transfert des compétences aura lieu au 1er janvier 2026, avec d'importantes conséquences pour les communes. Tout d'abord, les 3 600 communes qui exercent seules la compétence « eau » seront contraintes de la transférer. J'ajoute que ces communes dites « isolées » n'ont aucune difficulté en termes de qualité et de quantité de l'eau, et qu'elles ont déjà réalisé l'interconnexion avec d'autres syndicats.

Ensuite, les syndicats infra-communautaires actuellement compétents ne pourront être maintenus que par la voie de la « subdélégation » soumise à l'accord de l'intercommunalité. Enfin, dans les syndicats regroupant des communes appartenant à plusieurs établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), la communauté de communes viendra se substituer à ses communes membres dans le syndicat.

Les assouplissements successifs consentis pour atténuer les effets d'un transfert obligatoire imposé aux communes en méconnaissance des réalités du terrain ont créé une situation d'une grande complexité. Les associations d'élus m'ont notamment fait part de l'incompréhension et de la confusion suscitées par les conventions de délégation.

Le risque d'une augmentation de la facture pour les usagers, l'affaiblissement du lien entre le maire et ses administrés, la nécessité de maintenir une fine connaissance des réseaux existants ou encore l'absence de correspondance entre les périmètres intercommunaux et les bassins hydrographiques sont autant d'arguments qui plaident en faveur d'une gestion différenciée de ces compétences.

La coexistence de communautés de communes ne souhaitant pas exercer ces compétences et de communes souhaitant préserver une gestion au plus proche des réalités de leur territoire démontre, s'il le fallait encore, le non-sens que constitue ce transfert obligatoire dont l'échéance approche désormais à grands pas. De surcroît, l'évaluation des actifs ne pourra en aucun cas être réalisée d'ici au 1er janvier 2026, sans oublier le risque de voir les recours se multiplier devant les tribunaux administratifs.

La proposition de loi que nous examinons repose sur deux principaux axes. D'une part, l'article 1er vise à créer une dérogation au bénéfice des communes membres d'une communauté de communes ou d'une communauté d'agglomération située en zone de montagne. Pour ces intercommunalités, les compétences « eau » et « assainissement » redeviendraient facultatives et les communes ayant déjà transféré les compétences pourraient en obtenir la restitution.

Pour les communes membres d'une communauté de communes dont le territoire n'est pas situé en zone de montagne, le transfert des compétences « eau » et « assainissement » demeurerait obligatoire, mais serait assorti de nouveaux assouplissements prévus aux articles 2 et 3. Ainsi, de nouveaux syndicats infra-communautaires pourraient être créés avant 2026 ; au moment de la prise de compétence par la communauté de communes, tout syndicat pourrait être maintenu par la voie de la délégation, sauf délibération contraire de l'intercommunalité.

Par ailleurs, les communes membres n'ayant pas encore transféré les compétences « eau » et « assainissement » à l'intercommunalité pourraient les transférer à un syndicat infra-communautaire avant le 1er janvier 2026.

Enfin, l'article 4 vise à étendre les possibilités d'intervention des départements en matière de gestion et d'approvisionnement en eau potable, afin de faciliter une gestion à une échelle dépassant les frontières de l'intercommunalité.

J'avais initialement envisagé de vous proposer de réaffirmer la position adoptée par notre commission puis le Sénat en son entier en 2023, à l'occasion de l'examen de la proposition de loi de Jean-Yves Roux, dont j'avais été le rapporteur.

Toutefois, face à l'imminence de l'échéance de 2026, notre priorité doit être de protéger les communes contre une intercommunalisation « brutale » des compétences « eau » et « assainissement ». Si le coeur du problème demeure le transfert obligatoire, je considère que des « pas » peuvent être faits pour assouplir, dans un premier temps, les modalités de mutualisation.

En l'état, les dispositifs prévus par la proposition de loi ne permettent pas d'offrir toute la souplesse et la sécurité juridique attendues. Nous attendons donc, de la part du Gouvernement, des assouplissements et des garanties en termes de calendrier, car certains préfets et grands syndicats de l'eau sont à l'oeuvre pour inciter nos collègues maires à anticiper ces évolutions. Par ailleurs, l'opportunité d'une dérogation spécifique pour les communes de montagne mérite d'être discutée et soulève des interrogations du point de vue de l'égalité devant la loi.

Afin de poursuivre la réflexion jusqu'à la séance et dans la perspective de trouver rapidement une solution, je vous propose de retirer mes amendements.

Je vous propose, à titre conservatoire, de ne pas adopter la proposition de loi, afin que la discussion en séance publique puisse s'engager sur la proposition de loi dans sa rédaction originale.

J'appelle le Gouvernement, qui n'a que trop tardivement pris conscience des difficultés liées à l'intercommunalisation forcée que nous dénonçons ici depuis dix ans, à prendre ses responsabilités et à tenir les engagements qu'il a pris devant le Sénat dans le sens d'une gestion différenciée et respectueuse des particularités des zones de montagne et sous-denses.

Aussi, je me réserve le droit de vous proposer, au stade de la séance publique, des amendements en ce sens. Dans ce dossier, nous avançons de manière collaborative et transpartisane, afin de répondre aux attentes de nos communes. Comment accorder du crédit à une démarche très descendante qui entend mobiliser les intercommunalités, alors que leurs périmètres n'ont pas été définis en fonction des bassins hydrographiques ?

Le Sénat prône, comme il l'a toujours fait, une démarche ascendante, en écoutant les remontées du terrain et en accordant suffisamment de souplesses, de sorte que cette compétence puisse s'exercer dans de bonnes conditions. Je rappelle que l'enjeu réside avant tout dans notre capacité à assurer à tous les usagers une eau de bonne qualité et en quantité suffisante.

M. Jean-Michel Arnaud, auteur de la proposition de loi. - Je salue le travail de synthèse du rapporteur. Depuis 2015, nous réitérons notre volonté d'apporter des assouplissements et de la liberté dans l'organisation des compétences « eau » et « assainissement » dans les territoires. L'objectif avec ce texte ne consiste aucunement à créer une insurrection territoriale en remettant en cause des choix volontaires de transferts de compétences vers les intercommunalités, à l'exception des zones de montagne, territoires spécifiques pour lesquels je souhaite introduire une souplesse dans le cadre de l'article 1er. Je souligne d'ailleurs qu'il y a là l'opportunité d'appliquer, pour une fois, l'article 8 de la loi « Montagne » de 1985, qui crée de la différenciation territoriale.

Par ailleurs, les dispositifs assouplis, notamment sur l'initiative de Jacqueline Gourault, ont démontré leur vacuité dans les territoires. C'est le cas de la subdélégation : dans ce schéma, les compétences « eau » et « assainissement » sont transférées à une intercommunalité qui n'en veut pas réellement et qui les subdélègue à tout ou partie de ses communes membres. Dans la pratique, l'intercommunalité décide des grandes orientations et les élus de proximité assument la gestion quotidienne, mais sans en avoir les moyens stratégiques et budgétaires.

Il faudrait donc faire en sorte que les nouveaux syndicats, qui pourraient être créés dans des communes isolées qui n'ont pas encore transféré leurs compétences, soient gérés sans subdélégation, c'est-à-dire sous la forme d'une gestion directe par les syndicats intercommunaux à vocation unique (Sivu), sans passer par le biais des intercommunalités.

Un autre point a trait aux modalités de fixation des périmètres : à la suite de discussions, la direction générale des collectivités locales (DGCL) s'est engagée à nous faire des propositions afin de clarifier les conditions d'établissement des périmètres des Sivu qui pourraient naître si cette proposition de loi venait à être adoptée. Il s'agit donc de s'assurer que les commissions départementales de coopération intercommunale (CDCI) émettent un avis conforme et non pas un avis simple, afin de fixer - volontairement et dans le respect de la liberté locale - les périmètres desdits syndicats.

Enfin, l'article 4 de la proposition de loi, identique à l'article 18 du projet de loi d'orientation agricole, octroie aux départements une faculté - et non pas une obligation - d'intervenir, dans le cadre de syndicats mixtes par exemple, afin de pouvoir accompagner les politiques infra-départementales de modernisation des réseaux portées par les intercommunalités.

Tels sont les grands points de l'équilibre actuel, auxquels s'ajoute un sujet évoqué par le Président de la République lors d'un discours prononcé le 30 mars 2023 sur les rives d'un lac qui m'est cher, le lac de Serre-Ponçon, dans mon département des Hautes-Alpes. Le chef de l'État avait alors pris conscience - enfin ! - de la nécessité de trouver une voie de passage entre le transfert de compétences sans discussion à l'intercommunalité et une autre solution plus souple, qui s'inscrirait néanmoins dans une logique de mutualisation.

Tel est l'esprit du texte qui vous est proposé. Il reste désormais à convaincre le Gouvernement, Christophe Béchu et nos collègues de l'Assemblée nationale qu'il est possible de trouver ce point d'équilibre, qui permettrait non pas de garantir une liberté totale des communes d'organiser leurs compétences, mais de disposer d'une possibilité complémentaire et de trouver une solution souple de nature àapaiser les tensions sur ce sujet, tout en identifiant des solutions dans les 3 600 communes « isolées » - selon les chiffres de la DGCL - qui seront confrontées à des difficultés dans les prochains mois.

Je conclus en remarquant que la proposition de loi de Jean-Yves Roux, telle qu'elle a été modifiée lors de son examen par la commission des lois de l'Assemblée nationale, présente une différence majeure avec la mienne : elle se concentre essentiellement sur les modalités de la subdélégation, alors que le texte qui vous est proposé prévoit bien le transfert de la compétence de base vers des syndicats, sans subdélégation.

- Présidence de M. Christophe-André Frassa, vice-président -

M. Michel Masset. - Je rappelle que la proposition de loi déposée par Jean-Yves Roux a été adoptée ici à l'unanimité. Dans mon territoire rural comme dans bien d'autres, l'eau et l'assainissement sont des sujets majeurs, en raison d'un manque d'ingénierie et de compétences en interne.

Le 13 juin 2024, le texte de Jean-Yves Roux sera examiné à l'Assemblée nationale : pourquoi ne pas attendre le retour de cette discussion afin d'aller au terme de la procédure parlementaire en amendant ce texte le cas échéant ?

M. Alain Marc, rapporteur. - Le problème réside dans le fait que la proposition de loi de Jean-Yves Roux a été complètement dénaturée par la commission des lois de l'Assemblée nationale. Si la procédure parlementaire suit son cours, la proposition de loi qui n'a pas été votée à l'identique va suivre une navette qui nous emmènera au moins jusqu'au mois d'octobre 2024, alors que l'échéance du 1er janvier 2026 approche à grands pas : le Gouvernement pourrait en profiter pour gagner du temps. Nous nous donnons donc quelques jours pour tâcher de trouver une solution avec la DGCL et Christophe Béchu, mais nous ne manquerons pas de nous exprimer en séance si cette démarche n'aboutissait pas.

Mme Cécile Cukierman. - Je tiens à remercier le rapporteur pour la qualité de son travail et pour les efforts qu'il fournit afin de trouver une issue positive sur ce sujet qui nous occupe depuis plusieurs années, dans l'intérêt communal.

En préalable, il convient de rappeler que les communes n'ont pas attendu la loi et se sont regroupées, dès la fin du XIXe siècle, pour gérer au mieux l'eau dans leurs territoires. Ce débat revient avec récurrence depuis plus la loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles (Maptam), alors que notre pays est très loin d'être dans une situation de grande catastrophe, les dysfonctionnements liés à l'entretien des canalisations ou à l'assainissement étant relativement limités.

Des choix précédents ont consisté à aller à marche forcée vers la « remontée » de cette compétence. Dans le cadre d'un travail législatif de qualité, il appartient au Gouvernement, indépendamment du vote de l'Assemblée nationale le 13 juin prochain, soit de nous donner la capacité d'aller très vite en poursuivant la navette législative de la proposition de loi déposée par notre collègue Jean-Yves Roux, quitte à devoir la modifier, soit d'enclencher une navette dans le cadre de la proposition de loi qui nous est aujourd'hui soumise.

Je rejoins le rapporteur sur l'urgence qui caractérise ce dossier, autour duquel se joue l'un des points essentiels de la liberté communale dans notre pays. Je tiens à saluer sa volonté de reprendre un véritable travail collectif associant l'ensemble des sensibilités du Sénat. Aussi, dans la volonté d'aboutir ensemble, je retire mon amendement.

M. Alain Marc, rapporteur. - Nous sommes, pour la plupart, issus de territoires ruraux, voire très ruraux. De véritables problèmes se posent en Corse pour parvenir à transférer la compétence, et je pense que la voix de notre collègue Paul Toussaint Parigi doit être entendue par la DGCL et le ministre.

M. Mathieu Darnaud. - À défaut de faire montre d'un certain agacement sur ce sujet, je préfère user d'un trait d'humour : j'ai un peu le sentiment d'être à la place de Bill Murray dans le film Un jour sans fin, dans lequel l'acteur est condamné à revivre indéfiniment la même journée. Il y a sept ans quasiment jour pour jour, je déposais une proposition de loi pour le maintien des compétences « eau » et « assainissement » dans les compétences facultatives des communautés de communes - adoptée à l'unanimité par le Sénat -, considérant que l'eau - plus que tout autre compétence - ne relève absolument pas d'une problématique intercommunale, mais d'une problématique de bassin hydrographique et de bassin versant.

Il est tout à fait possible de contester cette analyse, pourtant scientifique, et de vouloir absolument que cette compétence revienne à l'intercommunalité. Nous n'avons pas d'autre choix que de prendre acte de la position du Gouvernement, ce dernier ne nous décevant jamais dès lors qu'il s'agit de parler de politiques des territoires ! Je le dis très directement : si nous ne partagions pas les positions de la majorité de gauche en 2014, au moins parvenions-nous à travailler.

Depuis sept ans, nous n'avons jamais eu de réponse précise quant aux intentions de la majorité actuelle. Certes, nous avons bien compris sa philosophie générale selon laquelle toutes les compétences doivent échoir aux intercommunalités, mais c'est un peu court, car c'est méconnaître la réalité des territoires. Ce n'est pas le moindre des paradoxes que de constater que la majorité actuelle, qui n'a que la « différenciation » ou la « prise en compte des réalités des territoires » à la bouche, ne les écoute en fait jamais.

J'en viens à l'essentiel en saluant le travail accompli par notre collègue Jean-Michel Arnaud et par le rapporteur Alain Marc afin de trouver une porte de sortie, l'exercice relevant davantage du numéro d'équilibriste que du travail parlementaire.

La première vertu de ce texte est qu'il conforte les syndicats, c'est-à-dire un outil qui a fait ses preuves et qui ne demande qu'à vivre. J'en profite d'ailleurs pour étayer le peu de considération que le Gouvernement porte au Parlement : nous avions prévenu le ministre Sébastien Lecornu, à l'époque, que le mécanisme de la subdélégation ne fonctionnerait pas ; au cours des dernières auditions, la DGCL et le Gouvernement nous expliquent désormais que le dispositif ne fonctionne pas ! La belle affaire alors que nous le disons depuis quatre ans ! Voilà qui illustre le fonctionnement d'une majorité qui a hélas ! pour angle mort la politique des territoires.

Préserver des syndicats qui fonctionnent bien me paraît donc essentiel, d'autant que ce choix d'organisation, distinct du modèle intercommunal, peut permettre d'avoir une gouvernance bien plus équilibrée. Plus largement - je serai très vigilant sur ce point -, je veux que la parole finale revienne aux élus des territoires.

Nous avons souhaité que l'arbitrage, en matière de constitution de syndicats et de rattachement de certaines communes à ces derniers, voire à l'intercommunalité, se fasse par le biais de la CDCI, mais encore faut-il qu'elle puisse émettre un avis conforme, et non pas un avis simple. Un avis simple déboucherait sur un scénario écrit d'avance, quand bien même la DGCL et le Gouvernement nous assurent que l'avis des préfets sera éclairé par les agences de l'eau : les avis des élus seraient évidemment ignorés, tandis qu'il serait démontré que tout converge pour rattacher une commune à un syndicat donné.

Cette proposition de loi nous fournit l'occasion de revendiquer notre attachement au libre choix des élus sur un sujet aussi essentiel que celui de l'eau. Dans mon département de l'Ardèche, le préfet a interdit à 26 des 335 communes la délivrance de permis de construire, la conditionnant à une autorisation au regard des ressources en eau. Je pense que la question de l'eau sera débattue bien plus régulièrement dans les années à venir, car elle ouvre plusieurs interrogations sur la ressource elle-même, sur la gouvernance et sur les moyens. De nombreux défis se profilent et concerneront autant les territoires ruraux que les territoires urbains.

En outre, j'ai bien pris note de la stratégie présentée par le rapporteur et de sa volonté d'aboutir tout en préservant la liberté des territoires et en tenant compte des spécificités des territoires ruraux comme des zones de montagne. Je note d'ailleurs que le report du transfert de la compétence de 2020 à 2026 - qui était d'abord le souhait du Sénat avant d'être le choix du Gouvernement - a été justifié par les problématiques particulières de ces zones de montagne.

Enfin, il faudra traiter la question des délais : parmi les élus, l'inquiétude est vive quant au respect des échéances fixées pour les transferts, notamment lorsqu'ils concernent des périmètres intercommunaux très vastes qui regroupent plusieurs bassins hydrographiques.

Mme Laurence Harribey. - Je tiens à saluer la démarche du rapporteur consistant à conserver des ouvertures en vue de parvenir à un texte qui conviendrait sinon à tous, du moins à la majorité, ainsi que le sens du dialogue dont il a fait preuve lors des discussions avec la DGCL.

Nous avons tous occupé des mandats d'élus locaux, ce qui est à la fois un atout et un risque, puisque chacun est tenté d'ériger son expérience personnelle en généralité. Or, on ne bâtit pas une politique publique en généralisant un cas particulier. J'ai été élue d'une commune rurale qui avait opté pour la régie, puis présidente d'une communauté de communes au moment il fallait mutualiser la compétence, dans une configuration où coexistaient trois bassins et quatre systèmes de gestion différents. In fine, nous avons vécu cette mutualisation non pas comme une obligation, mais comme une opportunité d'avoir un véritable projet de territoire en matière de gestion de l'eau : cette réussite suppose, il est vrai, un certain sens de la gouvernance partagée et une prise en compte des enjeux locaux liés à la ressource en eau.

Au-delà du travail législatif stricto sensu, un rapport d'information d'Hervé Gillé consacré aux enjeux de l'eau et remis en juillet 2023 montre bien qu'il ne suffit pas d'enfiler des bottes et de bien connaître le réseau de sa commune, mais qu'il faut à la fois articuler les cycles de l'eau, veiller à la qualité de cette ressource et combattre les fuites. Si une épidémie venait à se déclarer en raison d'un problème de qualité de l'eau, les maires ne manqueraient pas de nous solliciter pour légiférer, car ils en seraient alors tenus responsables.

Prenons donc de la hauteur, tout en restant fidèles aux exigences de démocratie locale qui doivent nous rassembler. Après dix ans de débat autour de cette compétence, des améliorations - ou en tout cas des adaptations - ont été apportées, le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain (SER) ayant toujours soutenu ces progrès.

Seuls 14 % des communes sont encore isolées, une proportion dont il est possible de se féliciter ou qui amène, à l'inverse, à considérer que nous avons encore des difficultés d'adaptation.

Par ailleurs, le dernier rapport d'Intercommunalités de France montre qu'il n'y a aucune urgence à tout bouleverser. C'est dans cet esprit que nous avons abordé cette proposition de loi, que nous regardions d'un oeil favorable avant la réécriture de l'article 1er qui a été envisagée qui nous a posé un véritable problème. Je me félicite que les amendements afférents soient désormais retirés.

Des portes de sortie semblent encore accessibles, mais il faudra agir rapidement. J'estime que nous pouvons réussir en partant du texte de Jean-Michel Arnaud plus que du texte de notre collègue Jean-Yves Roux, qui suscitait des réserves au sein de notre groupe. Nous nous associerons à la démarche en prenant garde, comme l'a souligné Mathieu Darnaud, à conforter les syndicats et à garantir une démocratie ascendante plutôt que descendante. Nous devrions réussir si nous nous écoutons mutuellement.

M. François Bonhomme. - L'accumulation de textes sur cette question depuis une décennie et l'absence d'avancées suscitent une grande déception, chacun des textes ayant suscité l'espoir de voir corrigée l'erreur originelle, à savoir la volonté d'imposer un transfert obligatoire de cette compétence stratégique qu'est la gestion de l'eau et de l'assainissement : la perdre équivaut à abandonner un levier d'action essentiel et un élément majeur de souveraineté communale.

Je rappelle que nous avions souhaité corriger cette erreur initiale en revenant à une compétence optionnelle ou facultative, mais que le Gouvernement n'y avait répondu en 2018 que par une concession sur le calendrier. Depuis cette date, il tergiverse et feint de vouloir régler le problème, en espérant que les communes se dirigeront, bon an mal an, vers l'intercommunalité. Ce faisant, les obstacles persistent et s'accumulent même : les questions de gouvernance et de convergence tarifaire se poseront, sans oublier le travail considérable que représentera l'évaluation des actifs. Mis bout à bout, ces problèmes vont entraîner une multiplication des contentieux, qui ont déjà émergé dans certains endroits.

Le véritable sujet réside dans un manque de volonté politique et renvoie à une liberté communale dont le Gouvernement, épaulée par l'administration centrale, ne veut pas. L'administration centrale met l'accent sur des taux de fuites et des rendements insuffisants pour vanter des schémas déconnectés de la réalité des territoires et des bassins, en affirmant que des organisations de plus grande taille généreraient des résultats bien meilleurs : c'est pourtant le bassin hydrographique qui forme la base sur laquelle doit s'organiser la compétence.

Nous sommes maintenant à moins de deux ans de l'échéance, mais le Gouvernement procrastine, pire encore il fait semblant de procrastiner, c'est dire le niveau d'acrobatie auquel nous sommes arrivés.

Mme Lauriane Josende. - Je souhaite féliciter l'auteur de la proposition de loi, ainsi que le rapporteur. Il faut à la fois trouver un point d'équilibre et montrer que le Sénat souhaite agir sur ce sujet : il ne se passe pas un jour sans que l'on me sollicite sur l'avancée du dossier et notre assemblée doit montrer qu'elle entend les élus et les maires qui sont en grande difficulté aujourd'hui.

Mon département des Pyrénées-Orientales souffre terriblement de la sécheresse depuis deux ans et l'eau est au coeur de nos préoccupations, et ce d'autant plus que nous avons constaté que les fuites sur nos réseaux étaient bien plus importantes qu'ailleurs, avec des taux de rendement parfois réduits à 30 %. Des financements considérables devront donc être consacrés aux travaux de réparation.

Bons connaisseurs de ces réseaux, les maires ne veulent pas abandonner cette compétence et rejettent ce transfert obligatoire à l'intercommunalité. Trouver des compromis est louable, mais il faudra dire au Gouvernement qu'il n'entend pas les territoires, alors que l'échéance de 2026 arrive à grands pas.

Certains élus m'ont fait part de leur intention de démissionner en raison de cette problématique de la gestion de l'eau, refusant d'être tenus responsables des problèmes ultérieurs. Aucun d'entre eux ne sera prêt pour le 1er janvier 2026, le préfet leur ayant même indiqué que la loi sera probablement inapplicable à cette date. Le ministre doit l'entendre et nous aider sur ces sujets, je compte sur le rapporteur pour le lui rappeler.

Mme Marie Mercier. - Le moins qu'on puisse dire sur ce sujet, c'est que nous naviguons en eaux troubles depuis fort longtemps. Dans de nombreux départements, l'eau est désormais livrée, et nous devons prendre conscience de la valeur de cet « or bleu ».

Je partage complètement les propos de Mathieu Darnaud : à un moment, les transferts de compétences se sont faits à marche forcée en raison de la volonté des agglomérations d'améliorer leur coefficient d'intégration, d'où des transferts qui n'avaient rien de naturel. J'ajoute que les usagers ont payé l'eau deux fois avec la convergence tarifaire et que le prix de cette ressource a augmenté. Merci de porter ce dossier complexe et de penser à nos élus et à nos usagers.

Mme Cécile Cukierman. - Je tiens à ce que mes propos ne soient pas mal interprétés : tout d'abord, la défense de la liberté communale n'est pas synonyme de défense de l'isolement communal, elle ne s'oppose pas à des regroupements qui ont pu être des réussites lorsqu'ils ont été pensés et voulus. Ensuite, le problème des fuites d'eau est réel et peut être résolu si l'on accorde aux communes concernées les moyens de procéder aux investissements dans les réseaux.

Après la loi NOTRe ; la proposition de loi de Mathieu Darnaud, qui visait à abroger le transfert obligatoire de compétences ; la loi Engagement et proximité, qui nous avait permis d'arracher un report du délai en 2026 ; la proposition de loi Jean-Yves Roux, qui portait initialement une abrogation du transfert avant d'être fortement encadrée ; et enfin la proposition de loi actuelle, qui vise à trouver des ajustements pour quelques communes, je tiens à souligner, mes chers collègues, que les grands discours tenus par un certain nombre d'entre vous n'empêchent pas d'accepter progressivement le transfert de compétences et la fin de la liberté communale.

S'il n'est pas question d'appeler à l'insurrection territoriale et que tous s'accordent pour rechercher l'apaisement, il n'y aura pas non plus de renoncement sur ce sujet : si l'eau vient à manquer, la problématique ne sera pas celle de la gouvernance communale ou intercommunale, mais celle de la gestion d'une ressource précieuse, par exemple en la retenant mieux lorsqu'elle tombe avec excès pour ensuite mieux la redistribuer et pourvoir à l'ensemble des activités humaines.

M. Alain Marc, rapporteur. - Nous devons composer avec l'échéance du 1er janvier 2026. Dans l'idéal, un report de plusieurs années aurait été bienvenu, en l'assortissant d'un schéma de gestion de l'eau adapté à chaque département : le préfet aurait pu flécher les crédits de la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR) et de l'agence de l'eau sur plusieurs années. Telle n'est pas l'option retenue et la loi est censée s'appliquer de manière indifférenciée, sans tenir compte des spécificités des territoires. Une fois encore, l'évaluation des actifs sera une opération très malaisée : comment évaluer, par exemple, le coût d'une station d'épuration bâtie huit ans plus tôt ? De fait, la loi sera très difficilement applicable.

Nous suggérons donc de ne pas adopter la proposition de loi de Jean-Michel Arnaud à ce stade et de continuer les discussions afin de trouver une solution. Nous voulons bien avancer en partenariat, mais un refus de nos propositions « de bon sens » entraînera très certainement de sérieuses difficultés. Si nos amendements sont refusés et si le Gouvernement n'accepte pas de recourir à la procédure accélérée pour l'examen de ce texte, nous prendrons acte du fait que le Gouvernement tergiverse à dessein et souhaite nous voir discuter sans fin autour de ce sujet, afin d'aboutir à une situation qui posera de toute façon problème en 2026.

S'agissant du périmètre indicatif de la proposition de loi, je vous propose, chers collègues, de considérer que ce périmètre inclut les dispositions relatives aux compétences des communes et de leurs groupements, des établissements publics de coopération intercommunale et des départements en matière d'eau et d'assainissement des eaux usées.

EXAMEN DES ARTICLES

Article 1er

Les amendements identiques COM-2 et COM-1 sont retirés.

L'article 1er n'est pas adopté.

Article 2

L'amendement COM-3 est retiré.

L'article 2 n'est pas adopté.

Article 3

L'amendement COM-4 est retiré.

L'article 3 n'est pas adopté.

Article 4

L'amendement COM-5 est retiré.

L'article 4 n'est pas adopté.

La proposition de loi n'est pas adoptée.

Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance portera en conséquence sur le texte initial de la proposition de loi déposée sur le Bureau du Sénat.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article 1er

M. MARC,
rapporteur

2

Rétablissement du caractère facultatif du transfert des compétences "eau" et "assainissement" pour les communes membres d'une communauté de communes

Retiré

Mme CUKIERMAN

1

Rétablissement du caractère facultatif du transfert des compétences "eau" et "assainissement" pour les communes membres d'une communauté de communes

Retiré

Article 2

M. MARC,
rapporteur

3

Suppression de l'article

Retiré

Article 3

M. MARC,
rapporteur

4

Suppression de l'article

Retiré

Article 4

M. MARC,
rapporteur

5

Assouplissement des conditions requises pour confier au département un mandat de maîtrise d'ouvrage en matière de gestion de l'approvisionnement eau potable

Retiré

Mission d'information sur l'intelligence artificielle et les professions du droit - Audition de spécialistes des enjeux posés par l'intelligence artificielle dans le domaine du droit

M. Christophe-André Frassa, président. - Avec Marie-Pierre de La Gontrie, nous menons une mission d'information sur l'intelligence artificielle (IA) et les métiers du droit. Afin de nourrir notre rapport qui devrait être publié à l'automne, nous avons notamment reçu en audition des universitaires, des notaires, des éditeurs, des start-ups dans le domaine de la LegalTech...

Ce matin, nous avons le plaisir de recevoir Alexandra Bensamoun, professeure de droit, Alain Bensoussan, avocat, et, en téléconférence, Jacques Lévy Véhel, directeur de recherche, qui nous parleront de l'impact de l'IA sur le droit et les professions juridiques, ainsi que des enjeux éthiques qu'elle soulève. Merci à tous les trois pour votre présence.

Comment décririez-vous, Alexandra Bensamoun, les avancées techniques des IA génératives appliquées au domaine du droit ? De nouvelles avancées sont-elles attendues dans les cinq prochaines années, et si oui, lesquelles ?

Mme Alexandra Bensamoun, professeur de droit. - Professeur de droit à Paris-Saclay, spécialiste en droit de la propriété intellectuelle et droit du numérique, j'ai fait partie des experts réunis dans la commission de l'intelligence artificielle qui a remis en mars 2024 au Président de la République le rapport IA, notre ambition pour la France. Voilà quelques jours, le Président nous a reçus à nouveau à l'Élysée, avec les talents français de l'IA, pour annoncer la mise en oeuvre d'un certain nombre de ses recommandations. Je suis personnalité qualifiée au Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA), ce qui m'a permis de travailler sur l'intelligence artificielle et la culture depuis déjà un certain nombre d'années. Je me suis exprimée, à la demande de certains parlementaires européens, sur le règlement européen sur l'intelligence artificielle, dit AI Act.

Quel impact l'intelligence artificielle aura-t-elle sur les professions du droit ? Sera-t-il fort, violent, disruptif ? La réponse est oui. Vous n'auriez pas créé une mission d'information si le sujet n'était pas sérieux. Il est très sérieux. Vous avez sans doute entendu parler du contentieux aux États-Unis contre un avocat ayant utilisé une IA générative qui avait purement et simplement inventé des décisions de justice ; de l'outil « COMPAS », toujours aux États-Unis, cette solution permettant d'évaluer la récidive en matière pénale et donc de conseiller le juge. Tous ces usages suscitent des inquiétudes liées aux droits fondamentaux, à l'accès à la justice, à son impartialité, au droit au recours.

En Europe, nous avons la chance d'avoir été des précurseurs s'agissant de la nécessité de réguler cette technologie, qui aura une influence décisive sur notre manière de faire, de penser et d'agir. Le législateur européen a souhaité construire un marché qui respecte les valeurs européennes, des valeurs que nous souhaitons imposer, comme nous l'avons fait avec le règlement général sur la protection des données (RGPD), aux acteurs entrant sur ce marché.

Voilà quelques jours maintenant, a été adopté l'AI Act, qui propose une approche par les risques : en fonction du risque engendré par l'usage de l'intelligence artificielle, l'encadrement normatif est plus ou moins prégnant, plus ou moins appuyé. Ainsi, lorsque le risque est faible, on se contentera d'appliquer le droit positif, avec peut-être des codes de conduite volontaires ; lorsque le risque est inacceptable, on interdira l'usage de l'IA au sein de l'Union européenne - l'on pense par exemple au scoring social ou à la manipulation des comportements, au moins dans un certain cadre. Entre ces deux pôles, au sein de cette pyramide des risques, l'IA jugée à haut risque, dont fait partie la justice, impliquera de nombreuses obligations pour tous les acteurs de la chaîne - fournisseurs, déployeurs, utilisateurs -, avec mise en conformité en amont, compliance, suivi, marquage « CE », inscription dans une base de données européenne. Cet encadrement normatif aura un relais : le Bureau de l'intelligence artificielle, qui a tenu sa première réunion à la fin du mois de mai 2024.

À la fin de l'année 2022, pendant que l'on discutait de ce règlement, a été mis à la disposition du public ChatGPT, premier des large models de langage - ou large models tout court, puisque cela va au-delà du langage - qui se traduisent par des solutions d'IA générative. Passé le temps de la séduction de l'outil, pendant lequel tout le monde a un peu joué avec, chacun s'est demandé comment il fonctionnait, ce qui a soulevé beaucoup de questions d'ordre éthique, mais surtout juridique. En effet, ces IA génératives se nourrissent de contenus protégés par des droits d'auteurs sans autorisation ni rémunération. Sur ce point, il y a une vingtaine de procès aux États-Unis, dont des class actions. Le New York Times est aussi engagé dans une telle procédure au titre de la protection des droits d'auteur dont il est titulaire. C'est une question mondiale à laquelle l'AI Act tente d'apporter une solution - nous verrons quelle est son efficacité.

Au-delà de ces questions de droits d'auteur et de droits voisins, les données à caractère personnel constituent un autre enjeu. Les équivalents européens de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) commencent à se prononcer sur ce sujet, en rappelant un certain nombre de principes du RGPD difficiles à respecter dans le cadre de la technologie des IA génératives : anonymisation, précision, droit d'accès... Aucune technologie ne peut se situer au-dessus des règles juridiques ; il faudra donc trouver la manière de concilier les deux.

Il existe d'autres enjeux juridiques ou éthiques : dans une des bases d'entraînement très utilisées par les différents modèles, la base Laion (Large-scale Artificial Intelligence Open Network), se trouvent par exemple plusieurs centaines d'images pédopornographiques.

Il faut traiter la question de la transparence des données. Comme je l'ai plusieurs fois écrit, cette transparence est le gage de la démocratie ; le droit ne s'applique pas sans transparence. Il nous reste deux jours pour faire notre déclaration d'impôts : on nous demande à tous une parfaite transparence. Vous-mêmes êtes soumis à des obligations de déclaration à la Haute autorité à la transparence de la vie publique (HATVP). La transparence est le gage d'une bonne application du droit parce que, sans transparence, le juge ne peut pas statuer, le régulateur ne peut pas contrôler. Ces nouveaux outils devront, eux aussi, y être soumis.

Les derniers textes touchant à l'environnement numérique au niveau européen - Digital Services Act (DSA), Digital Market Act (DMA), Data Act, Data Governance Act - se font fort de consacrer cet enjeu de la transparence.

Concernant plus spécifiquement les professions du droit, l'AI Act encadrera leurs pratiques, empêchant certaines initiatives qu'on voit fleurir ailleurs. La première chose à leur conseiller, c'est de comprendre les enjeux et le fonctionnement de l'IA générative, en particulier le fait que les réponses données ne sont pas la vérité, mais reposent simplement sur des probabilités en matière de proximité de mots, tendances, corrélations, etc. Même si, en droit, on construit des présomptions sur la probabilité, ce qui est probable n'est pas toujours vrai. Dans une technologie langagière, la réponse n'est pas fausse ou vraie, mais probable, considérant la base de données ayant servi à l'entraînement du modèle.

Les professions du droit devront donc se former, comme tout le monde - parce que le risque est grand de créer une nouvelle fracture sociale, une fracture numérique qui se répercutera dans la société, laissant de côté ceux qui n'utilisent pas l'IA. Ce n'est pas souhaitable : la société française connaît suffisamment de perturbations ! La première des recommandations du rapport de la commission de l'intelligence artificielle dont j'ai été membre, qui a vraiment fait consensus, porte sur la formation, la sensibilisation, l'acculturation à tous les âges de la vie : de la maternelle au grand âge. Certains nous ont dit que nous exagérions en parlant de la maternelle ; mais non : montrer une photo générée par l'IA d'un éléphant avec des ailes permet de faire réfléchir l'enfant à la question de savoir si les photos sont toujours vraies. Je travaille pour la chambre des notaires de Paris, avec laquelle j'ai monté une formation intitulée NotarIA à l'Université Paris-Saclay, à la fois technologique et juridique.

La transformation des métiers représentera un autre enjeu. De nombreuses tâches seront assurées par des IA, ce qui fait porter un risque sur l'emploi. On a pu constater dans certains secteurs que l'emploi restait stable et que les personnes se concentraient sur des tâches à plus forte valeur ajoutée humaine ; mais il y a quand même un risque : on aura besoin de moins de stagiaires pour faire les recherches, de moins de jeunes ; comment ces jeunes deviendront-ils des professionnels expérimentés s'ils ne peuvent pas se former ? Il y aura un problème de chaîne dans la formation. Ce n'est pas l'université qui palliera cette absence de formation sur le terrain. Or avant de devenir un grand avocat, on est un stagiaire, puis un collaborateur, puis un associé...

Mme Marie-Pierre de La Gontrie, rapporteure. - Ce n'est jamais assuré !

Mme Alexandra Bensamoun. - Des éditeurs juridiques proposent aujourd'hui des solutions, reposant sur un raccordement des grands modèles de langage sur leurs bases de données, qui sont des bases de données pertinentes - vous avez compris que les données nourrissant le système sont essentielles. Mais ce recours à des données de qualité ne change rien aux enjeux en termes de droits sur les données, de données à caractère personnel et de responsabilité du professionnel. Un avocat ou un notaire ne pourra pas se réfugier derrière le fait que telle information lui a été fournie par l'IA ; si une décision est inventée, nul doute que sa responsabilité professionnelle sera engagée.

Nous avons un encadrement normatif, mais il faudra sans aucun doute veiller à sa bonne application et à une diffusion pérenne, éthique et compétitive de l'IA dans l'écosystème français.

Me Alain Bensoussan, avocat. - Le recours à ChatGPT va changer 30 % à 40 % du métier d'avocat ou de juriste d'entreprise. Dans le groupe que je dirige, qui rassemble 500 avocats dans 40 pays, nous utilisons l'IA générative au quotidien, entraînant une bipolarisation du métier irréversible.

Annoncée par l'article Attention is all you need de 2017, la troisième révolution numérique après l'informatique et internet a éclaté le 30 novembre 2022, et a colonisé le monde entier - avec un million d'utilisateurs au bout de cinq jours.

L'IA existe depuis longtemps : je me souviens avoir été formé en 1985 sur l'IA symbolique. Mais quatre raisons majeures ont tout changé : une science ouverte, une interface de langage, un résultat de qualité dans une interface simplifiée. Lorsque nous sommes 1,5 milliard à utiliser l'IA au quotidien, ceux qui ne le font pas sont en retard. ChatGPT fait la course en tête - mais il y a plus de 500 solutions, dont la française Mistral. Ce n'est pas un outil ; cela va au-delà : toutes les connaissances de la planète en langue anglaise de toutes les civilisations deviennent disponibles en temps réel, gratuitement. C'est une nouveauté merveilleuse, que certains, comme votre serviteur, utilisent à temps plein. Enfin, ces solutions offrent une qualité fantastique : si nous ne sommes pas capables de le prouver, nous pouvons voir que ce qui est produit est exact.

Après quatre ans de travail sur la question, j'ai décidé d'écrire avec l'IA, en un mois, un ouvrage intitulé ChatGPT dans le monde du droit. Après avoir écrit 700 pages - moi 300, elle 400 -, je lui ai posé la question : « qui es-tu ? ». L'IA m'a répondu : « je suis une IA sans conscience ». Je lui ai alors demandé si elle pouvait faire un livre sur elle, avec 19 chapitres, 4 thèmes et des illustrations, et après m'avoir répondu, avec une pointe d'impertinence, « Absolument ! », elle l'a fait. J'ai publié sa table des matières et la mienne. Après les avoir comparées, on peut voir les choses de deux façons : la première, optimiste, c'est que j'ai fait aussi bien que l'IA ; la seconde, désespérante, c'est que j'ai mis 73 ans pour faire ce qu'elle a fait en trois secondes. Ce n'est pas un perroquet : aucun livre n'était paru sur ce thème.

J'ai fait un autre essai. Je lui ai dit : « En ta qualité d'administrateur au Sénat, et dans le cadre de tes fonctions d'assistance auprès des sénateurs, peux-tu rédiger une proposition de loi attribuant la personnalité juridique aux robots dotés d'intelligence artificielle, comprenant entre 5 et 10 articles ? Peux-tu justifier juridiquement chacun des articles ? » Cette proposition, sur un premier prompt - une invite, en français - est parfaitement admissible.

On a tendance à comparer l'IA générative avec les humains et à en conclure qu'elle produit de la mauvaise qualité. Il est vrai qu'elle commet dix sortes d'erreurs : erreurs de raisonnement, erreurs de logique, erreurs de calcul, réponses confusantes, médiocres, stéréotypées, biais, hallucinations, pertes de mémoire ; et pour couronner le tout, des références qui n'existent pas. C'est vrai, mais l'accusation contre elle ne tient pas : ce n'est pas elle qui commet ces fautes, c'est celui qui l'utilise !

Dernière remarque, depuis 3 400 ans avant Jésus-Christ et jusqu'au 30 novembre 2022, les humains ont pensé qu'ils réalisaient ce qu'ils pensaient avec leurs mains, prolongées par des outils. À cette date, nous sommes passés du « faire » au « faire faire ». Désormais un avocat, un juriste, un enseignant, un notaire vont devoir apprendre à commander les grands modèles de langage.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie, rapporteure. - On voit bien votre enthousiasme, mais je le trouve un peu monolithique. Vous notez dix sortes d'erreurs, mais vous continuez de dire que c'est parfait. Vos 300 pages étaient de meilleure qualité que les 400 écrites par l'IA ! Vous dites que c'est la faute de l'utilisateur, mais comment faites-vous le départ entre ce qui vous est fourni, y compris des références fausses, et la qualité du travail produit ?

Me Alain Bensoussan. - Je vous répondrai par une analogie : l'IA, c'est le violon, le prompt, c'est l'archet.

Vous mentionnez l'avocat condamné pour des références fausses. C'est normal. Le grand modèle de langage n'a pas de références ; il ne fait que mettre des mots les uns derrière les autres. Il ne sait même pas que nous lui posons des questions ni qu'il fait des réponses.

Avec un peu de métier sur les invites, vous obtenez 20 % du travail en trois secondes. L'idée est, non pas de comparer l'humain et l'IA générative, mais de donner l'occasion à l'avocat, au professeur, au notaire - toutes les professions intellectuelles - de démultiplier leur action.

Il y a des malfaçons, mais vous pouvez les éliminer avec deux ou trois invites d'amélioration. Vous obtenez non plus 20 %, mais 50 % du contrat, du dossier de plaidoirie, de la conférence, du mémorandum. Une ou deux invites d'optimisation, et vous atteignez 80 % du travail fait en moins de dix minutes. Voyez la différence avec une personne qui travaille de manière classique...

M. Christophe-André Frassa, président. - Selon vous, l'IA ne fait qu'additionner des uns et des zéros et l'opérateur de la machine a seul la responsabilité du résultat produit par celle-ci. Si celui qui pose la question doit mieux réfléchir, l'enjeu, comme le disait Alexandra Bensamoun, c'est l'éducation, de la formation initiale des jeunes à celle des professionnels. Plus je pose une question pertinente, plus j'affine ma demande, plus l'IA sera précise et complète.

Me Alain Bensoussan. - J'adhère à cette proposition d'une formation de la maternelle aux séniors. Mais attention : si votre point de départ est mauvais, il y a de fortes chances que vous ne parveniez pas à l'améliorer. Si vous obtenez moins de 20 % de votre mémorandum, vous avez intérêt à repartir de zéro.

M. Christophe-André Frassa, président. - Est-ce un nouveau type de langage ? Lorsqu'on dialogue avec des humains, même si une question est mal posée, on l'interprète et on comprend ce que la personne a voulu dire.

Me Alain Bensoussan. - Je vais vous donner un exemple. J'ai demandé à l'IA : « Tu es délégué à la protection des données (DPO) ; peux-tu me faire un mémorandum de moins de cinq pages, avec une synthèse au début et une analyse des forces, faiblesses, opportunités menaces - je lui ai dit « un SWOT » - à la fin, et me donner tes références ? » En trois secondes, elle m'a fait un mémorandum parfait à plus de 20 %, mais elle me cite comme référence pour les notifications à la Cnil l'article 34 bis de la loi du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, qui sont une référence désormais erronée. C'est normal : elle a lu des milliers de documents et elle cite la référence en se fondant sur les probabilités. Mais si, par contre, vous indiquez un périmètre géographique, un périmètre historique, vous lui indiquez le type de document que vous souhaitez, cela change tout. C'est la compétence sur la compétence : si vous lui dites de prendre des références postérieures à 2016 - date du RGPD - elle vous donne la bonne référence : l'article 33 de la loi du 6 janvier 1978. Moins on est compétent, moins elle produit de la qualité, et inversement ; si vous ne maitrisez pas une matière, vous ne savez pas que c'est mauvais.

Autre exemple : vous vous posez la question de la propriété des IA - dont les deux éléments, algorithmes et data, sont sans droits. Si vous demandez à l'IA : « peux-tu comparer l'ensemble des droits des algorithmes aux États-Unis, en Chine, en Espagne, etc. ? », vous n'aurez pas à lire et comparer cinq réglementations, trouver les points communs et les différences. Si votre invite est bien faite, la comparaison sera faite, correcte pour plus de 20 % du travail.

M. Jacques Lévy Véhel, directeur de recherche. - Je suis à 90 % d'accord avec ce qu'a dit Alain Bensoussan, moins avec Alexandra Bensamoun : veillons à ne pas avoir un discours anxiogène. L'IA va améliorer le sort de l'humanité, mais il faut laisser le moins de personnes possible sur le côté. Nous n'avons pas le choix : l'IA continuera à se développer. On peut voter des lois, mais le droit a tellement de retard qu'il est condamné à courir derrière la technologie. La seule chose que nous pouvons faire, c'est d'accompagner au mieux pour limiter les effets négatifs.

Je suis mathématicien, j'ai été directeur de recherche à l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria) jusqu'en 2017 et j'ai créé une start-up qui s'appelle Case Law Analytics.

Dans un contentieux, que ce soit en droit social, en droit de la famille ou autre, nous reproduisons le modèle de raisonnement du juge, en tenant compte de l'aléa d'une décision. Comme Alexandra Bensamoun l'a dit, la machine répondra selon une probabilité, compte tenu des données sur lesquelles elle a été entraînée. Mais c'est exactement ce que fait un juge. Lui aussi prendra une décision qui a une probabilité en fonction de ce sur quoi il est entraîné, c'est-à-dire son histoire personnelle : ses études, les dossiers qu'il a vus avant, les courants de droit qui l'influencent. Pourquoi accepterait-on une probabilité fondée sur l'histoire personnelle du juge, mais pas une probabilité, comme l'a dit Alain Bensoussan, fondée sur l'ensemble des connaissances ? Cela reste un mystère pour moi.

Nous, mathématiciens, avons compris cet aléa. La plupart des affaires au civil - je ne parle pas du pénal - n'existeraient pas sans aléa : les gens vont au contentieux civil parce qu'ils ne savent pas ce que va dire le juge.

J'appelle également à l'humilité. Même les chercheurs ne savent pas ce que Open AI, Mistral ou Claude vont offrir. Certains déclarent à un moment donné que l'IA ne sera jamais capable de faire telle tâche, et trois mois après, elle le fait !

Je souhaiterais balayer une croyance. On dit toujours que l'IA met un mot après l'autre. C'est évidemment faux ! Elle ne pourrait pas rédiger les mémoires qu'elle écrit, elle ne pourrait pas m'aider à écrire des codes cent fois plus vite qu'avant. Il existe d'ailleurs des études sur la rupture - le moment où elle sait faire des choses qu'elle n'a jamais apprises, quand elle a compris des concepts, comme un esprit humain.

Nous aussi, les humains, nous faisons se succéder des uns et des zéros. Nos neurones aussi sont des circuits électriques. La question qu'il faut se poser est : comment accompagner les gens et naviguer dans la société en utilisant l'IA ?

Maintenant, je m'intéresse à son application dans l'enseignement des mathématiques. L'IA sera capable d'être un tuteur individuel pour chaque étudiant, comprendra là où l'étudiant fait une erreur et saura l'orienter vers le point de cours à revoir ou l'exercice à faire pour qu'il s'améliore. Avant, un tel niveau d'enseignement était réservé aux élèves qui avaient les moyens d'avoir un professeur particulier.

Chez Case Law Analytics, nous avons mis au point des outils pour de petits cabinets d'avocat, afin qu'ils disposent des mêmes outils que s'ils disposaient d'une armée de stagiaires. C'est un vrai outil de démocratisation.

M. Christophe-André Frassa, président. - Est-ce un outil de démocratisation ou un facteur de fragmentation de la profession ? Les grands cabinets ont déjà pris les devants en recrutant des spécialistes de l'IA ; la concurrence ne risque-t-elle pas de jouer contre les petits cabinets, avec un risque pour leur survie ?

M. Jacques Lévy Véhel. - L'accès à l'IA coûte très peu cher : 10 ou 20 euros par mois. L'enjeu, c'est d'éduquer tout le monde le plus vite possible. Nous avons formé des cabinets qui ne comptent qu'un seul avocat. Cela va très vite. En deux demi-journées, ils savent s'en servir. J'ai formé ma mère, qui a 82 ans : elle sait très bien s'en servir.

Mme Alexandra Bensamoun. - Je souhaite préciser ma position. Le rapport de la commission que j'évoquais dans mon propos liminaire a eu pour approche de dédiaboliser l'IA sans pour autant l'idéaliser.

On ne pourra pas arrêter l'IA ; ce ne serait d'ailleurs pas souhaitable. Mon propos n'est pas celui-là. En revanche, en tant que juriste, je pense qu'on ne peut pas ignorer les risques juridiques qu'elle pose. Je suis contre la théorie des risques existentiels, selon laquelle l'humanité risque de s'éteindre à cause de l'IA ; mais il y a des risques contemporains.

Rappeler que toutes les autorités européennes s'interrogent sur l'utilisation des données à caractère personnel, qu'il y a une vingtaine de procès aux États-Unis sur le terrain du copyright, rappeler aux professionnels qu'ils doivent apprendre à utiliser l'IA parce que leur responsabilité peut être engagée, c'est simplement être réaliste. Il faut accompagner l'implémentation de l'IA dans la société pour ne pas risquer une fracture. Diaboliser l'IA serait dramatique. Ce n'est pas la solution à tous nos problèmes, mais il faut monter dans le train de l'IA.

M. Jacques Lévy Véhel. - Tous les jeunes que nous connaissons utilisent l'IA ; je travaille beaucoup pour leur apprendre à s'en servir.

J'ai un point de désaccord sur le copyright. J'ai posé une question à l'IA sur Herbinger, un personnage qui n'apparaît qu'à une seule page de la Recherche du temps perdu. En deux secondes, elle m'a fait une réponse ébouriffante. On se priverait de cela, si on s'interdisait de l'entraîner. Un écrivain se forme parce qu'il a lu Proust, Balzac ou Virginia Woolf.

Mme Alexandra Bensamoun. - Permettez-moi une réponse juridique. Le droit s'applique à l'entraînement des IA. Nous sommes tenus par la convention de Berne. Je ne crois pas qu'il faille empêcher les IA de s'entraîner sur la littérature française, au contraire, car les IA ont une culture beaucoup plus américaine que française, ou même européenne. C'est d'ailleurs un souhait du Président de la République que l'IA s'entraîne davantage sur des bases de données françaises. Mais ce faisant, il ne faut pas sacrifier une partie de la chaîne de valeur.

Vous noterez d'ailleurs qu'un certain nombre des licences sont passées avec des journaux ou d'autres détenteurs de droits. Les producteurs d'IA ont pris conscience du problème. Le marché européen doit être éthique et compétitif et, pour cela, respecter l'ensemble de la chaîne de valeur. Pourquoi ? Pour éviter les vingtaines ou les centaines de procès qui auront lieu aux États-Unis et qui ne sont pas propices à un développement compétitif de l'IA. On ne peut pas faire comme si le droit positif n'existait pas.

M. Jacques Lévy Véhel. - D'une part, le droit peut et doit évoluer. D'autre part, les procès américains sont de deux ordres : certains réclament une rémunération, mais d'autres veulent interdire l'utilisation des oeuvres. Certains écrivains américains sont très rétifs, alors qu'ils ont eux-mêmes lu les oeuvres des autres écrivains !

Mme Marie-Pierre de La Gontrie, rapporteure. - Nous avons rencontré des éditeurs ; nous avons le sentiment qu'ils n'étaient pas totalement prêts. Ils semblent courir derrière cette technologie - je ne leur en fais pas le reproche. Qu'en pensez-vous ?

Les enjeux relatifs à l'IA générative ne concernent d'ailleurs pas que les avocats ; l'adoption de cette évolution technologique au sein des services judiciaires pose ainsi question alors qu'en leur sein, un jour sur deux, les logiciels sont déjà en rade, ce qui empêche les greffiers de travailler. Dominique Vérien, rapporteur pour avis des crédits de la justice judiciaire, ici présente, interroge le garde des sceaux à chaque budget sur la question...

On parle de technologies qui n'existent pas dans le monde judiciaire. Il y aura un décalage phénoménal entre les magistrats et les auxiliaires. N'est-on pas en train d'imaginer un monde idéal qui n'a rien à voir avec la réalité ?

Mme Alexandra Bensamoun. - Les éditeurs juridiques, avec lesquels je travaille régulièrement, sont en train d'offrir des solutions. Tout cela a commencé à frémir en 2023, avec LexisIA, GenIA-L... Il fallait trouver le bon modèle. Ils vont « raguer » leur contenu sur l'IA. J'ai assisté à des démonstrations intéressantes, avec des réponses sourcées. Ces outils devraient sortir dans les prochains mois. Ils n'ont au surplus pas de problèmes sur le plan des droits d'auteurs sur les données, puisqu'ils en sont titulaires...

Mme Marie-Pierre de La Gontrie, rapporteure. - Donc cela réduit les possibilités de développement de tels outils aux grands éditeurs...

Mme Alexandra Bensamoun. - Tous les éditeurs de droit pratiquent le contrat de cession, ne serait-ce que pour sécuriser les opérations.

Le constat que vous faites sur la possibilité pour les services judiciaires d'adopter ces technologies est terrible. Il faudra pourtant qu'ils aient accès à l'IA, sinon l'égalité des armes ne sera plus assurée. Évidemment, il faut aussi former les juges.

Il y a eu des initiatives en la matière. Une magistrate de la Cour de cassation y travaille. Il y avait eu l'expérimentation Datajust sur l'évaluation du préjudice. Dans un monde idéal, il faut que les ordinateurs ne tombent jamais en panne et que les magistrats aient accès à des outils aussi performants que les auxiliaires.

M. Christophe-André Frassa, président. - La marge de progression est énorme !

Me Alain Bensoussan. - C'est un enjeu de compétitivité mondiale. Vous avez la totalité des connaissances du monde, surtout en anglais, en temps réel et gratuitement sur un mobile ; sous réserve qu'on ne fasse pas peur aux gens, c'est une ouverture monstrueuse ! Cette mise à disposition avec une réponse de qualité minimale de 20 %, que vous soyez jeunes ou séniors, que vous ayez de l'expérience ou non, ChatGPT vous la donne dans tous les cas. Petits et grands cabinets sont à égalité.

Un petit cabinet qui veut se lancer dans le droit spatial peut demander à ChatGPT d'aller consulter le droit américain, français et luxembourgeois... En trois secondes, il a le droit spatial à sa disposition. Il peut demander à l'IA : « Peux-tu me former en droit spatial ? Peux-tu me présenter des livres à lire, des exercices que je dois faire sur six mois, même si je n'ai que deux heures par semaine ? » Pour ma part, par exemple, je lui ai demandé un programme de formation sur le droit européen, si complexe.

Les éditeurs sont des industriels. Mais il y a l'open data. Alexandra Bensamoun a raison : il faut protéger les auteurs. Il ne faut pas pour autant empêcher que l'ensemble des connaissances du monde soient disponibles. Nous devons trouver de nouveaux équilibres, comme nous l'avons fait sur les logiciels ou internet. La fracture ne sera pas générationnelle ou sociale, mais sera fondée sur le fait de savoir s'en servir ou non.

Mme Corinne Narassiguin. - Le lancement d'Albert a été annoncé fin avril : savez-vous comment cet outil sera déployé et quel en sera l'utilité pour les services judiciaires par exemple ?

Mme Alexandra Bensamoun. - Je n'ai pas encore d'informations à ce sujet, même si je sais que c'est en cours.

Un autre sujet est le déploiement au sein des universités, notamment des facultés de droit : certaines s'y intéressent. Nous devrons nous interroger sur l'enseignement et l'évaluation des étudiants. C'est un nouveau défi !

M. Christophe-André Frassa, président. - Je vous remercie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion, suspendue à 12 h 05, est reprise à 16 h 35.

Mission d'information sur l'évolution institutionnelle de la Corse - Audition de M. Gilles Simeoni, président du conseil exécutif de Corse

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui Gilles Simeoni, président du conseil exécutif de la collectivité de Corse. Je vous informe que cette audition fait l'objet d'une captation et est retransmise en direct sur le site internet du Sénat.

Monsieur le président, après plusieurs mois de négociations entre le Gouvernement et les élus corses sur l'évolution du statut de la Corse, et l'adoption d'« écritures constitutionnelles » par l'assemblée de Corse, en mars dernier, la commission des lois a souhaité créer une mission d'information sur l'évolution institutionnelle de l'île.

La mission d'information a débuté ses travaux la semaine dernière, avec l'audition du préfet de Corse, Amaury de Saint-Quentin. Nous poursuivons aujourd'hui ces travaux avec votre audition, avant de nous rendre, dès la semaine prochaine, à Ajaccio, pour échanger avec les représentants de la Collectivité de Corse (CDC), des élus locaux et des acteurs socio-économiques.

Ces échanges nous permettront par la suite de dresser le bilan des demandes d'évolution statutaire pour déterminer les voies et moyens d'une meilleure adaptation du régime institutionnel de la Corse aux particularités de ce territoire.

L'audition de ce jour a pour objet de vous permettre de nous présenter les spécificités du statut actuel de la Corse ; les limites du statut actuel octroyé à la Corse et qui poussent aujourd'hui une grande partie de ses élus à exprimer des souhaits d'évolution pour une plus grande autonomie ; les principales matières pour lesquelles la CDC souhaiterait en particulier voir une plus grande adaptation des normes qui lui sont applicables, le cas échéant en les définissant elle-même ; enfin, d'expliciter les attendus des « écritures constitutionnelles », qui sont l'aboutissement de négociations avec l'État.

Nous sommes intéressés par une exégèse de ce dispositif, pour mesurer clairement ce qui pourrait, par la suite, donner lieu à un projet de loi constitutionnelle. Je tiens à redire que cette mission d'information est transpartisane et que nous aurons un débat clair et transparent, afin que l'état des lieux soit parfaitement connu de tous. Le Sénat, représentant des collectivités territoriales, a le souci de bien comprendre les enjeux et surtout de bien les traiter le moment venu, si le Gouvernement dépose un texte dans les semaines ou les mois qui viennent.

M. Gilles Simeoni, président du conseil exécutif de Corse. - C'est une vraie joie que de pouvoir m'exprimer devant vous pour aborder ce processus tel qu'il s'est construit jusqu'à aujourd'hui, et pour vous faire part de ma vision de la situation se combinant avec celles - parfois différentes, voire antagonistes - d'autres représentants de la diversité insulaire, qu'elle soit politique, syndicale ou associative.

Je suis accompagné de Wanda Mastor, professeure des universités et constitutionnaliste, qui est intervenue en 2021 à la demande du conseil exécutif de la collectivité de Corse pour nous épauler au cours de notre réflexion constitutionnelle autour d'un statut d'autonomie. Lors de la mandature précédente, sous la présidence de Paul Giacobbi, la commission des compétences législatives et réglementaires et pour l'évolution statutaire de la Corse, alors présidée par le regretté Pierre Chaubon, avait déjà eu l'occasion de travailler sur les notions de statut de résident et de co-officialité de la langue corse, ainsi que sur une perspective d'évolution institutionnelle.

Wanda Mastor était alors intervenue aux côtés de Julie Benetti, ensuite devenue rectrice de l'académie de Corse, et du regretté professeur Guy Carcassonne, éminent constitutionnaliste qui avait plaidé en faveur d'une large prise en compte des notions de statut de résident et de co-officialité de la langue corse et d'une série d'évolutions institutionnelles vers un statut d'autonomie.

Avant d'en venir à vos questions portant sur les compétences, les carences du statut et le projet d'« écritures constitutionnelles » validé en son principe et en son contenu par un vote de l'assemblée de Corse à la quasi-unanimité, je souligne que la référence au statut actuel de la Corse nous permet d'inscrire notre réflexion dans une perspective historique et politique. Certes, le débat constitutionnel - avec en arrière-plan la loi organique et ses conséquences - est fondamental, mais j'estime que nous ne pourrons pas prendre la mesure de ce qui se joue dans le processus en cours sans replacer la question constitutionnelle et juridique dans une perspective globale intégrant les dimensions économiques, sociales, culturelles et sociétales.

Si je suis présent ici en ma qualité du président du conseil exécutif de la collectivité de Corse dans la perspective d'une révision constitutionnelle, nous ne pensons pas que l'île est le centre du monde et n'ignorons pas la complexité des problèmes que les parlementaires ont à traiter, qu'il s'agisse de la France, de la situation européenne ou du contexte international. Les problèmes que nous allons évoquer ne se posent donc pas avec la même acuité que l'essentiel des questions qui remplissent l'agenda et le quotidien de la vie parlementaire française.

Même si elle est de proportion modeste, la question corse a structuré depuis plusieurs décennies, y compris de manière conflictuelle, les relations entre l'île et la République. Ne nous privons pas de la possibilité de régler les problèmes par une solution constitutionnelle et politique, perspective dans laquelle je m'inscris résolument, aux côtés de bien d'autres.

La Corse a suivi, dans l'ensemble républicain, une trajectoire singulière. Cette notion de « singularité » me semble essentielle en ce qu'elle est plus complète que le concept, plus fréquemment utilisé, de « spécificités ». Certes, il existe des spécificités liées à l'insularité, mais la dimension historique, politique, culturelle, linguistique et sociale de la Corse permet d'identifier une véritable singularité de l'île, qui appelle à mon sens une réponse innovante et forte, c'est-à-dire un statut d'autonomie.

La Corse a été indépendante au XVIIIe siècle, le rappeler n'est pas faire oeuvre de passéisme : cette petite île de Méditerranée, très pauvre et agropastorale, a su intéresser et parfois séduire les grands philosophes des Lumières, Voltaire, Rousseau et Montesquieu ayant eu des yeux de Chimène pour l'expérience politique et constitutionnelle que la Corse a connue à cette époque. Je rappelle qu'elle s'est alors dotée de la première Constitution écrite, avant la Constitution américaine et la Constitution de 1789.

Cette aventure s'est terminée par une conquête militaire menée par le roi de France et par le rattachement de la Corse par la force, la suite des relations entre l'île et la métropole ayant été une histoire de conflits, mais aussi une histoire d'amour et d'adhésion. Cette dualité marque la singularité de la relation entre la Corse et la République, l'île ayant fait des apports notables à l'administration et à l'armature institutionnelle françaises par l'intermédiaire de l'un de ses plus illustres représentants, Napoléon.

S'y est ajouté - c'est la vision politique que je porte - un sentiment d'injustice et d'iniquité aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles, d'où la résurgence, dans les années 1960, d'un mouvement d'abord régionaliste, puis autonomiste et enfin à la fois autonomiste et indépendantiste à partir de 1975-1976. Parallèlement à une contestation politique, une contestation violente a émergé, tantôt dans la rue, tantôt au travers d'une action clandestine qui a conduit à des milliers d'attentats, à des dizaines de morts et à des centaines d'incarcérations. Il s'est bien agi d'un conflit de forte intensité, même s'il n'a pas atteint les mêmes proportions que les conflits basque ou nord-irlandais. Après ces six décennies placées sous le signe du conflit, l'un des enjeux du processus actuel consiste à parvenir à une logique de confiance retrouvée entre les Corses et la République.

J'en viens à votre question relative aux compétences spécifiques de la CDC, qui sont souvent surestimées. Quatre trains législatifs différents ont permis de bâtir le statut actuel de l'île.

Premièrement, la loi du 2 mars 1982 portant statut particulier de la région de Corse s'est inscrite dans le cadre des grandes lois de décentralisation votées au lendemain de l'élection de François Mitterrand et représente un marqueur politique et juridique important. De manière générale, chaque loi importante répond à une période de crise politique aiguë ; en l'occurrence, la loi de 1982 est intervenue après l'alternance politique en France, à un moment où l'on dénombrait plus de 120 prisonniers dits « politiques ».

Je n'ignore pas que le terme fait débat et qu'il est courant de dire qu'il n'existe pas de prisonniers politiques en France, ce qui peut s'entendre si l'on considère que les prisonniers politiques sont des prisonniers d'opinion. En tout état de cause, plus de 120 Corses étaient emprisonnés en 1981, souvent pour des faits graves ou très graves, pour des raisons liées à la situation politique de l'île. C'est d'ailleurs cette formule qui a été retenue par la loi d'amnistie votée en 1981, aux côtés d'autres mesures telles que la suppression des juridictions spéciales et la réouverture de l'université de Corse, fermée depuis la conquête militaire de l'île : une réelle dynamique de changement a alors été à l'oeuvre.

Deuxièmement, la loi du 13 mai 1991 portant statut de la collectivité territoriale de Corse - dit « statut Joxe » - a reconnu, dans son article 1er, « le peuple corse » comme « composante du peuple français », article qui a ensuite été censuré par le Conseil constitutionnel au travers d'une décision qui continue à structurer notre réflexion. En effet, si la loi de l'époque a été censurée, la demande d'une reconnaissance d'un peuple corse continue d'être portée de façon très majoritaire dans l'île et suscite toujours des oppositions, y compris pour des raisons qui dépassent largement la Corse.

L'évolution statutaire intervenue en 1991 a induit des changements organisationnels en différenciant l'assemblée de Corse du conseil exécutif de Corse, ce qui fait la singularité du territoire par rapport à l'organisation administrative de droit commun des régions. Chargé de préparer et d'exécuter les délibérations de l'assemblée de Corse, le conseil exécutif de Corse est responsable devant l'assemblée, qui peut le renverser par une motion de censure, à la condition de proposer un conseil exécutif de substitution.

Troisièmement, la loi du 22 janvier 2002 relative à la Corse est venue sanctionner l'échec du « processus de Matignon » qui devait conduire à conférer à la CDC un pouvoir législatif encadré. Ce processus a entraîné des ruptures politiques importantes, dont la démission du ministre de l'intérieur de l'époque, Jean-Pierre Chevènement, en désaccord avec la politique menée par le Premier ministre Lionel Jospin. Des transferts de compétences d'importance ont alors été décidés en matière de ports, de routes et de forêts domaniales, mais sans être, le plus souvent, accompagnés de transferts de ressources équivalents.

Cette situation a créé des déséquilibres d'ampleur qui renvoient à la discussion budgétaire et fiscale actuelle, qui doit être, selon nous, le corollaire du statut d'autonomie : les compétences qui nous ont été transférées sont souvent des compétences partagées - et rarement des compétences exclusives -, que nous ne sommes pas en mesure d'exercer pleinement, faute de disposer des moyens matériels, humains et surtout financiers qui seraient nécessaires. J'ajoute que cette notion de compétences partagées conduit à un enchevêtrement des responsabilités et à une complexité administrative particulièrement marquée en Corse.

Comme je l'indiquais précédemment, les lois majeures ayant institué le statut de la Corse sont chacune venues répondre à une situation de crise aiguë : s'agissant de la loi de 2002, je ne peux évidemment pas passer sous silence l'acte qui incarne, pour l'ensemble de la représentation politique française comme pour l'opinion publique, l'âpreté et le caractère particulièrement douloureux du conflit, c'est-à-dire l'assassinat du préfet Claude Érignac le 6 février 1998.

Au-delà d'un profond traumatisme politique, cet événement est d'abord un drame humain : pour avoir été l'avocat d'Yvan Colonna, je tiens à avoir une pensée pour le préfet comme pour sa famille, et souligner que la Corse, terre méditerranéenne, est souvent marquée par la tragédie. En effet, l'homme qui a été condamné pour l'assassinat du préfet a lui-même été assassiné dans des conditions épouvantables qui n'ont pas été complètement élucidées à ce jour. Par un clin d'oeil du destin, l'agression dont il a été victime est survenue le 2 mars 2022, au moment où nous étions tous réunis dans les locaux de la première assemblée de Corse pour commémorer dans la joie les quarante ans du statut particulier de l'île.

Au lieu de se nouer en fonction de résultats électoraux, comme cela devrait être le cas en démocratie, le dialogue s'est donc ouvert à la suite de crises, en 1982, en 1991, en 2002 comme en 2022. Pour la période la plus récente, la crise a été déclenchée par l'assassinat d'Yvan Colonna, à un moment où le calme semblait acquis. Pourtant au contact de la réalité quotidienne, les élus corses eux-mêmes n'avaient pas vu venir le déchaînement de violence causé par sa mort, qui a produit un effet cathartique en faisant exploser toutes les rancoeurs, les frustrations et les inquiétudes accumulées.

Ces inquiétudes sont liées à l'accès des nationalistes aux responsabilités, d'abord à Bastia en 2014, ville dont je deviens le maire avant de conduire la liste qui remporte les élections territoriales en décembre 2015 avec environ 34 % des suffrages. À la suite de l'entrée en vigueur de la loi de 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe), une nouvelle élection est organisée en 2017, scrutin que nous remportons avec 52 % des suffrages. En 2021, dans un contexte de division entre les différentes tendances nationalistes, nous gagnons de nouveau, avec une majorité absolue, mais également avec une participation nettement plus forte que la moyenne nationale. Ainsi, 70 % des voix se portent sur les listes autonomistes et nationalistes, cette légitimité renouvelée pour la troisième fois étant à nouveau corroborée par l'élection de trois députés nationalistes sur les quatre sièges attribués à la Corse et d'un sénateur nationaliste sur les deux sièges que compte l'île.

Cette légitimité démocratique et électorale très forte n'a malheureusement pas été prise en compte par les chefs d'État et par les gouvernements successifs. Entre 2015 et 2022, alors même que nous avions obtenu, grâce à un dialogue interne à la famille nationaliste, un engagement de ceux qui croient en la légitimité de la violence clandestine - je n'en fais pas partie, vous le savez -, un arrêt des violences présenté comme définitif et que tous les feux semblaient être au vert pour engager un véritable dialogue, aucun progrès n'a été accompli pendant cet intervalle.

De fait, les discussions actuelles font bien suite à l'assassinat d'Yvan Colonna, puisque celui-ci a entraîné la venue du ministre Gérald Darmanin sur l'île, sur mandat du Président de la République, afin d'ouvrir un processus susceptible de déboucher sur l'autonomie de l'île. Cet enchaînement des événements a conduit de nombreuses personnes qui étaient dans la rue - notamment des jeunes - à me dire : « Nous avons obtenu davantage en sept jours de violences que tu n'as obtenu en sept ans de démocratie et d'élections. » Le propos n'est évidemment pas totalement fondé, puisque rien ne remplace, en démocratie, la légitimité du suffrage universel, mais force est de constater que les choses se sont passées ainsi, ce qui est dangereux.

Pour en revenir aux compétences de la CDC, celles-ci sont minimes. Si nous disposons bien de certaines compétences partagées en matière de développement économique, de tourisme et d'organisation de notre desserte aérienne ou maritime, le statut particulier de la Corse, dans ses différentes moutures, a été très largement rattrapé par les avancées successives de la décentralisation générale.

La dernière étape, avec la loi NOTRe, a consacré la naissance de la CDC, constituée le 1er janvier 2018 au terme d'un processus de fusion entre les trois collectivités territoriales préexistantes, mais ladite fusion s'est faite à périmètre de compétences identique. En résumé, nos attributions sont limitées dans la mesure où nous ne disposons pas de pouvoirs normatifs particuliers, ni de compétences réelles dans tous les domaines essentiels ; et, lorsque nous avons une compétence particulière par rapport au droit commun, celle-ci est systématiquement partagée avec l'État et souvent difficile à exercer.

J'anticipe une remarque qui m'a déjà été faite par le passé, selon laquelle les élus corses demandent de nouvelles compétences alors qu'ils ne sont pas capables d'exercer pleinement celles que le législateur leur a déjà accordées : je peux d'ores et déjà dire que je ne partage pas ce diagnostic.

J'en viens au deuxième point qui porte sur les carences et les insuffisances du statut actuel. Lorsque vous avez entendu le préfet de Corse, vous lui avez posé une question qui apparaît la plus évidente. Le pouvoir d'adaptation est le plus singulier que la loi reconnaît à la CDC : il permet de demander une évolution législative ou réglementaire. Depuis qu'il a été institué, ce pouvoir d'adaptation a été mis en oeuvre à 46 reprises dans le cadre des mandatures successives de la collectivité de Corse. Sur ces 46 demandes faites au Gouvernement ou au Parlement d'adapter ou de modifier la loi, seules deux ont reçu une réponse : l'une positive sur un point mineur, l'autre négative. Dans tous les autres cas, il n'y a même pas eu de réponse. Ce pouvoir d'adaptation, qui n'a rien de direct, reste purement putatif. Il n'existe pas, comme les faits le démontrent.

Pour vous donner un exemple, le prix de la vie en Corse est de 10 % à 12 % plus cher que sur le continent, y compris sur les produits de consommation courante. Le prix de l'essence en Corse, malgré une fiscalité préférentielle, est de 10 % à 12 % plus cher à la pompe que sur le continent. Cela a des conséquences d'autant plus graves que la Corse enregistre le taux de pauvreté le plus fort et les revenus les plus faibles sur le territoire métropolitain. Or, lors de l'examen du projet de loi portant mesures d'urgence pour la protection du pouvoir d'achat en 2022, nous avions demandé un renforcement du contrôle des concentrations, notamment dans le secteur de la distribution de l'essence où nous soupçonnions des surprofits à un niveau bien identifié de la chaîne de distribution. Cette demande a été portée à l'unanimité par l'assemblée de Corse, les organisations syndicales et le Conseil économique, social, environnemental et culturel (Cesec). Nous n'avons même pas eu l'once d'une réponse.

De la même manière, sur la question foncière et immobilière, qui est centrale en Corse, nous avons saisi à sept ou huit reprises le Gouvernement pour qu'il aménage la loi en matière de fiscalité, ou bien sur la création de zones d'équilibre territorial en Corse et sur la lutte contre le paracommercialisme. Je rappelle que le tourisme représente 34 % du PIB en Corse et que près de 40 % des nuitées se font dans des conditions illégales. Nous n'avons jamais reçu la moindre réponse. À l'inefficacité du dispositif actuel s'ajoute un mépris institutionnel qui pose un problème politique.

Selon nous, le corollaire de l'autonomie, c'est une éthique de la responsabilité qui consiste à passer de la dépendance à la subvention à une logique de création de richesses, en veillant à leur répartition entre les citoyens et les territoires. Les problèmes que nous avons en Corse se retrouvent ailleurs. Toutefois, ce qui reste atypique, c'est le cumul des contraintes qui est aggravé par l'insularité. La spéculation immobilière est un exemple particulièrement documenté et les chiffres concernant notamment l'explosion des prix du foncier bâti ou non bâti donnent le vertige. Ce phénomène existe ailleurs, par exemple au Pays basque ou en Bretagne. Toutefois, sur le continent, il suffit de faire trente à cinquante kilomètres pour trouver un endroit où la pression diminue. En Corse, nous subissons un phénomène de « closure » de l'insularité. Alors que la spéculation était auparavant concentrée dans des zones hyper-touristiques, elle est désormais généralisée, sur l'ensemble du territoire insulaire.

Ainsi, au cours des dix dernières années, 80 % du volume des transactions immobilières concernaient 34 des 365 communes que compte la Corse. Il y avait donc un phénomène de sur-spéculation dans des communes touristiques souvent situées sur le littoral. La valeur globale des transactions est passée en quelques années de 1,2 milliard d'euros à 1,6 ou 1,7 milliard d'euros. Ce phénomène gagne désormais toutes les régions de Corse.

Il y a cinq ou huit ans, quand on ne pouvait pas louer ou acheter à Ajaccio, on pouvait toujours trouver un logement à la périphérie ou dans un village, et cela que l'on soit né en Corse ou pas. D'ailleurs, le statut de résident, qui apparaît comme la seule réponse forte et adaptée, ne concerne pas uniquement les Corses, mais les personnes qui vivent en Corse ; il ne s'agit pas d'une disposition à dimension ethnique. Désormais, on ne peut plus trouver de logement, même en s'éloignant des grandes villes. Au-delà des problèmes économiques que cela pose objectivement, il faut aussi considérer une réalité de nature plus politique : les Corses en tant que communauté humaine spécifique, ou bien en tant que peuple, si je puis dire, et nous pourrons en discuter, ont un attachement individuel et collectif à leur terre. C'est là un élément constitutif de leur identité. Par conséquent, les phénomènes de spéculation sont pour eux d'une violence extrême et il faut que ce soit la loi qui apporte une réponse, pas les occupations ni les manifestations et encore moins les bombes.

Dans un discours prononcé alors qu'il venait d'être élu Président de la République, Nicolas Sarkozy disait aux Corses, au sujet de la spéculation immobilière, qui n'avait pas encore atteint les sommets d'aujourd'hui, que si la question n'était pas réglée dans les années à venir, la Corse risquait d'exploser. Or, non seulement la question n'a pas été réglée, mais elle s'est aggravée dans des proportions déraisonnables.

Je ne fais pas de chantage à la violence et vous savez que mon engagement public a toujours consisté à dire, même au prix de très fortes critiques, qu'il ne pouvait pas y avoir d'autre chemin que celui de la démocratie. Mais si la démocratie n'apporte pas de réponse forte et efficace dans des domaines perçus comme essentiels par tous les Corses, c'est un espace qui se rouvre pour ceux qui considèrent que la démocratie ne fonctionne pas.

Le processus s'est noué de façon viciée, car il aurait fallu ne pas attendre l'assassinat d'Yvan Colonna pour l'ouvrir, mais le faire de façon naturelle en considérant que, le corps électoral s'étant exprimé, il était nécessaire de discuter et dialoguer pour donner une perspective politique. Sans cela, nous serons désarmés.

Certains nous opposent qu'il faut rester dans le droit commun. Mais qu'est-ce que le droit commun a résolu dans ce domaine comme dans beaucoup d'autres ? Rien. Cela nous impose de faire preuve de créativité et d'innovation. Si demain nous trouvons le chemin politique, juridique et constitutionnel pour aller vers un statut de résident conforme au droit européen, je serai heureux qu'il puisse servir dans toutes les régions de France qui ont un problème de sur-spéculation.

Troisièmement, les moyens budgétaires sont structurellement insuffisants. Le Sénat est la chambre des collectivités locales et des réflexions fortes sont en cours, y compris sur la décentralisation. Nous ne pourrons pas mettre en oeuvre les politiques structurelles dont la Corse a besoin à équation budgétaire inchangée.

Nous ne faisons pas un totem du transfert partiel de fiscalité, mais pour l'instant la Corse ne dispose d'aucune fiscalité dynamique. La part de la TVA dans les recettes de la CDC représente un peu plus de 20 % quand, sur le continent, les régions de droit commun ont une part de 36 %. Un transfert même partiel de TVA nous donnerait accès à une recette dynamique. Le paradoxe de la Corse est que l'île est très pauvre alors que de nombreux indicateurs sont en nette amélioration. Dans les domaines économique et social, nous sommes dans une logique de « croissance appauvrissante » : certains secteurs fonctionnent bien, dont l'immobilier ou le tourisme, qui a un rôle de locomotive, mais la société est de plus en plus inégalitaire avec l'apparition de trappes à pauvreté et des phénomènes qui viennent aggraver la logique de fragmentation.

L'outil fiscal est un outil de régulation. Si l'on peut, demain, taxer des opérations immobilières spéculatives, l'effet sera dissuasif et l'on créera en plus une recette qui profitera soit à la CDC, soit aux communes, qui pourront ainsi créer des logements ou réaliser des acquisitions foncières.

Les domaines sont nombreux où le statut d'autonomie nous rapprocherait de solutions plus efficientes d'un point de vue économique, social et même linguistique, car la place de la langue est importante et fait écho à des problématiques qui dépassent le cadre de la Corse.

Le projet d'« écritures constitutionnelles » a été la concrétisation de la première phase de ce processus, dans le cadre d'un dialogue large où se sont impliqués le ministre Gérald Darmanin, mandaté par le Président de la République, les élus de la Corse, dans la diversité de leurs convictions, et l'ensemble des forces économiques et syndicales. L'assemblée de Corse a entériné ce projet à la quasi-unanimité, avec une seule voix contre, celle de l'élue indépendantiste qui l'a considéré comme l'exacte antithèse du projet porté par son groupe. C'est là une réponse en creux à ceux d'entre vous qui craignent que le statut d'autonomie ne soit le marchepied vers l'indépendance.

L'autonomie est le droit commun de toutes les grandes îles de la Méditerranée et de l'arc atlantique. De nombreuses îles, bien qu'indépendantes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ne sont pas allées vers l'indépendance : c'est le cas de la Sardaigne. Il n'y a donc aucun caractère mécanique ni aucun déterminisme qui conduise de l'autonomie à l'indépendance.

En revanche, nous devons trouver ensemble les moyens de concrétiser la revendication d'autonomie, qui a aujourd'hui une forte légitimité démocratique et qui répond à certains besoins. Nous pourrons le faire dans une perspective de progression et d'évolutivité qui tiendra compte aussi de vos craintes.

Ce qui compte, in fine, c'est le suffrage universel et la parole du peuple. Si demain 51 % des Corses sont en faveur de l'indépendance, cela posera un problème politique qu'il faudra traiter, sans doute de manière différente de celle qui est proposée aujourd'hui. Pour l'instant, l'assemblée de Corse s'est prononcée à l'unanimité en faveur de l'autonomie, avec une opinion majoritaire sur le transfert des pouvoirs législatifs et une seule voix indépendantiste contre ce statut. La France en tant que Nation doit être assez forte pour imaginer une solution en rupture avec ce qu'a été le modèle dominant qui a structuré l'État et l'administration.

Nous sommes au XXIe siècle : nous devons répondre à l'exigence démocratique et aux besoins économiques, sociaux et culturels qui s'expriment, tout en sortant d'une logique de conflit. Il est possible d'imaginer ensemble un chemin politique et constitutionnel qui permettra d'acter le principe d'un statut d'autonomie, de le construire et de le décliner de façon très progressive, avec l'adhésion toujours plus majoritaire des Corses et l'évaluation des résultats produits. C'est en tout cas avec cet espoir et cette volonté que je suis venu, aujourd'hui, devant vous.

M. Éric Kerrouche. - La rédaction à laquelle vous avez abouti vous convient-elle ? Je ne suis pas sûr que la répartition soit aussi claire que celle que vous auriez pu souhaiter.

Pouvez-vous nous parler des pays où les modèles sont comparables à la France en matière de statut de l'insularité ? Il me semble qu'il n'est pas rare que ces modèles soient de type dérogatoire, y compris dans des États considérés comme assez unitaires.

Comment vous situez-vous dans l'éventail des possibilités qui sont déjà ouvertes par la Constitution ? Faut-il un modèle spécifique pour la Corse ou bien celle-ci peut-elle s'inscrire dans l'un des modes d'organisation prévus par les articles 73 et 74 de la Constitution, quand bien même ceux-ci mériteraient d'être revus ?

M. Philippe Bonnecarrère. - Si un projet de loi est examiné à la rentrée, il suivra son parcours parlementaire entre l'Assemblée nationale et le Sénat. Considérez-vous qu'il faudra une maturation du sujet, nécessitant un dialogue entre les deux assemblées ainsi qu'avec la population corse, ou bien envisagez-vous un processus plus rapide ?

Derrière le projet constitutionnel, il y a une ou plusieurs lois organiques. Dans votre esprit, s'agit-il d'un tout ou bien considérez-vous que le raisonnement doive évoluer étape par étape ?

M. Louis Vogel. - Vous êtes accompagné d'une professeure de droit constitutionnel. Dans quelle base constitutionnelle le « processus de Beauvau » s'inscrira-t-il ? L'article 72 de la Constitution vous paraît-il suffisant ou bien faut-il le compléter, à moins que ce ne soit l'article 74 ?

M. Francis Szpiner. - Comment envisagez-vous la fiscalité dans le cadre du transfert de compétences ?

M. André Reichardt. - Pourriez-vous nous en dire plus sur l'étendue du pouvoir législatif que vous souhaitez et dont il est question dans cette rédaction ?

En amont de ce pouvoir législatif, votre pouvoir d'adaptation n'a pas eu un grand succès et vous le regrettez. Avez-vous eu l'occasion d'en discuter dans le cadre des négociations du « processus de Beauvau » ? L'absence de réponse à laquelle vous faisiez référence est inacceptable. Sans doute faudrait-il régler la question avant de demander un pouvoir législatif étendu ?

En Alsace, nous regardons de près ce que vous faites sans songer un instant à aller aussi loin que vous, toutefois. Nous avons en commun certains éléments de différenciation. On nous répond qu'il n'est pas possible de donner suite aux demandes alsaciennes à cause du risque de contagion. Certes, l'Alsace n'est pas une île, mais nous partageons certaines de vos particularités. Vous a-t-on opposé ce type de discours ?

Mme Cécile Cukierman. - Il est toujours délicat de prendre position sur un processus qui est amené à évoluer. Il est encore plus difficile pour nous, législateurs, de nous prononcer sur un texte qui n'est pas inscrit à l'ordre du jour de nos travaux.

Dans le cadre du « processus de Beauvau », avez-vous envisagé les délais qui vous permettront d'aboutir ? Pourquoi ce processus débouche-t-il sur ce texte plutôt que sur un renforcement du droit à la différenciation ?

Vous êtes-vous fixé des lignes rouges et avez-vous défini des enjeux essentiels ?

Ce matin, sur la chaîne Public Sénat, vous avez fait référence à la situation en Nouvelle-Calédonie. Comparaison n'est pas raison, bien évidemment. Toutefois, comment percevez-vous l'état d'esprit de la population corse, dont vous avez rappelé qu'elle était marquée par des situations extrêmes en matière de pauvreté ?

Mme Lana Tetuanui. - Je salue le courage de Gilles Simeoni, venu nous exposer le voeu d'autonomie de la collectivité de Corse. La Polynésie française a pu acquérir son statut d'autonomie grâce à la pugnacité d'un seul homme, éminent sénateur devenu président de notre territoire. La marche a été très longue, mais elle a porté ses fruits en 2004 ; je ne peux donc que vous encourager à poursuivre vos efforts !

Selon vous, dans quel article de la Constitution conviendrait-il d'inscrire le statut de la collectivité de Corse ? Pensez-vous que, si le Parlement français devait reconnaître une citoyenneté corse, sinon un peuple corse, cela pourrait aider à lutter contre la spéculation foncière qui sévit dans votre territoire comme dans le nôtre ?

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Merci de votre intervention si complète et pédagogique ! Vous avez mis en regard les transferts de compétences et l'insuffisance, voire l'absence des transferts de ressources. On connaît bien ce problème au Sénat : en général, les transferts de compétences aux collectivités sont insuffisamment compensés. Ce point crucial a-t-il été abordé, voire tranché, au cours de vos discussions avec le Gouvernement ?

M. Olivier Bitz. - Un sujet me tient particulièrement à coeur : celui de la langue. Dans l'histoire de la construction de l'État français, la langue joue un rôle tout particulier : dans la tradition jacobine, elle traduit l'appartenance à la communauté nationale. La ratification par la France de la Charte des langues régionales et minoritaires adoptée par le Conseil de l'Europe en 1992 a été bloquée par le Conseil constitutionnel. Je suis moi-même attaché à cette charte et à sa reconnaissance, mais la question touche au coeur de notre communauté nationale et de notre République. Comment appréhendez-vous cette question ?

M. Alain Marc. - Mon expérience de parlementaire m'invite à dire que proximité et efficacité vont souvent de pair. Comme Olivier Bitz, je suis attaché aux langues régionales, à leur survie et à leur développement. Je suis par ailleurs rapporteur d'une proposition de loi visant à permettre une gestion différenciée des compétences « eau » et « assainissement » ; il est assez difficile de trouver un terrain d'entente sur ce sujet avec le Gouvernement... Si vous disposiez de la capacité d'adapter la loi, que feriez-vous en la matière ?

M. Gilles Simeoni. - Vos questions font écho à celles que je me pose régulièrement. Je ne sais quelle sera l'issue du processus en cours : j'ai de l'espoir, mais aussi beaucoup d'inquiétudes ; je ne méconnais pas le poids des difficultés qui nous attendent, mais j'ai foi en la démocratie.

Il est important, au-delà des débats juridiques et politiques, que vous vous appropriiez la réalité humaine dont nous sommes issus. Ni moi ni ceux qui partagent mes idées ne prétendons la représenter seuls. Je suis heureux de votre venue prochaine en Corse dans le cadre de cette mission, comme de votre choix de rencontrer un large spectre d'interlocuteurs. Nulle part, même chez les indépendantistes, vous ne trouverez quoi que ce soit qui dissone, voire qui soit en rupture, avec les principes et les valeurs de la République.

Vous m'interrogez sur la future articulation entre les éventuelles lois constitutionnelle et organique. Je ne veux rien cacher de nos souhaits ni de nos intentions ; nous ne voulons surprendre l'adhésion de personne ni, en particulier, de la représentation nationale. Il vaut mieux rechercher des points d'accord et acter des points de désaccord que de rester dans l'ambiguïté.

Je veux relever un paradoxe. On a beaucoup plus avancé, politiquement et institutionnellement, quand mon courant d'idées était ultra-minoritaire et que la violence clandestine sévissait, par des accords scellés en dehors de tout débat public, que l'on n'avance depuis que nous avons reçu la légitimité des urnes. Cela pose un vrai problème de démocratie, ressenti par tous les Corses. L'un d'entre eux, un vieux militant gaulliste, m'interrogeait une fois que je revenais de négociations : « Comment se passent les choses ? me demandait-il en corse. - Pas si bien, lui répondais-je. - On va réussir ? - Je ne sais pas... » Et lui de conclure : « Il n'y a plus de bombes... » C'était moins un regret qu'un constat désabusé. Voilà, à mon sens, ce dont il faut sortir !

Alors, ce projet d'« écritures constitutionnelles » me convient-il totalement ? Non, mais c'est un double point d'équilibre, fruit de concessions réciproques, tant au sein de l'assemblée de Corse qu'avec les forces politiques qui n'y sont pas représentées aujourd'hui, mais ont une part de légitimité. Nous avons été guidés par la volonté partagée de sortir des quarante années précédentes, d'alléger le poids d'une histoire douloureuse. J'ai évoqué l'assassinat du préfet Claude Érignac et celui d'Yvan Colonna ; il y a eu des dizaines de morts, des centaines de blessés, des milliers d'attentats. Des centaines de Corses sont allés en prison. Le nombre de victimes, directes et collatérales, est énorme pour une communauté humaine aussi petite que la nôtre ; toutes les familles ont été touchées. Il faut réintégrer cette histoire douloureuse dans le champ de notre discussion politique. Bien sûr, la Corse n'est pas la Nouvelle-Calédonie, mais, ici comme là-bas, l'avenir ne se construira qu'en assumant les pans les plus douloureux de notre histoire. Il ne faut pas faire comme si l'histoire avait commencé en 2015, mais regarder le passé en face.

Le 5 juillet 2023, une large majorité de l'assemblée de Corse a voté pour définir ce que serait, pour nous, l'autonomie idéale. Rappelons les équilibres au sein de cette assemblée : le groupe auquel j'appartiens détient la majorité absolue, avec 32 sièges sur 63 ; on compte trois groupes d'opposition nationalistes et un groupe majoritairement de droite, mais où siègent également des soutiens de la majorité présidentielle issus de la gauche, doté de 16 élus. Seul ce groupe s'est opposé à la délibération adoptée le 5 juillet, mais l'un de ses membres l'a votée avec nous.

Cette délibération heurte, je le reconnais, l'orthodoxie constitutionnelle. Le modèle qui nous a inspirés est celui des Açores. L'État portugais est unitaire, mais cet archipel bénéficie d'un statut d'autonomie depuis 1976 : les compétences régaliennes restent exercées par l'État ; la plupart des autres compétences le sont par la région autonome des Açores ; enfin, une instance statue sur les compétences partagées. Notre délibération fait aussi référence à la notion de « peuple corse », que nous préférons à celle de « communauté », sans ignorer les problèmes politiques et constitutionnels importants qu'elle soulève. C'est pourquoi nous souhaitons qu'elle figure dans un accord politique amené à être inscrit, en tout ou partie, dans la Constitution.

Cette délibération avait une légitimité forte : elle survenait après un processus de dix-huit mois ; elle est le fruit de notre mandat et de nos discussions avec des constitutionnalistes. Toutefois, le Gouvernement et le Président de la République nous ont dit qu'elle ne suffisait pas : il faudrait que nous élargissions notre majorité, sinon l'on n'irait pas jusqu'au bout. C'était une gageure ! En effet, le seul groupe ayant voté contre est celui qui, historiquement et conjoncturellement, est opposé à l'autonomie. J'aurais pu refuser, fort de notre légitimité électorale, mais je voulais sortir de cette logique conflictuelle : il faut du dialogue, une confiance retrouvée pour des avancées progressives.

J'ai donc essayé de relever ce défi, avec la conférence des présidents de l'assemblée de Corse. Nous avons travaillé sur les problématiques les plus clivantes, comme la co-officialité de la langue corse, le statut de résident, le pacte fiscal, budgétaire et financier, ou encore l'équilibre institutionnel entre collectivité de Corse, communes et intercommunalités. Nous avons travaillé six mois durant. Ce travail a débouché sur un projet d'« écritures constitutionnelles » que nous avons ensuite retravaillé avec Gérald Darmanin, pour aboutir à l'accord du 11 mars 2024, que l'assemblée de Corse a approuvé par sa délibération du 27 mars 2024, à l'unanimité moins une voix indépendantiste.

Je respecterai évidemment la décision de la représentation nationale, mais il est question de la crédibilité de la démocratie. Si nous ne parvenons pas à un point d'équilibre prenant en compte le vote quasi unanime de l'assemblée de Corse, comment pourra-t-on continuer à défendre le chemin démocratique ? Dans quel pays, dans quel territoire sortant d'une logique de conflit refuse-t-on le choix massif d'une assemblée délibérante ? Demande-t-on, dans une société démocratique, à une société d'être d'accord sur tout pour avancer ? Ne le fait-on pas plutôt dans une société totalitaire ? Nous ne sommes pas d'accord sur tout, mais plusieurs points font l'unanimité, jusqu'à droite : le statut de la langue corse, la reconnaissance du peuple corse, le statut de résident également. Pour ma part, je continuerai de défendre la démocratie, car les Corses ont autant besoin de démocratie que d'autonomie. Mais si le choix est entre le renoncement à tout ce qui est essentiel à nos yeux et la révolte, beaucoup choisiront la révolte. Ce n'est pas un chantage que de le dire : c'est la réalité objective.

Qu'y a-t-il derrière le point d'équilibre que nous avons trouvé ? Outre la dernière délibération de l'assemblée de Corse, il faut s'intéresser aux discussions qui l'ont précédée, tant entre nous en Corse qu'avec le Gouvernement. Il faut relire la déclaration solennelle du 23 février 2024, qui explique et développe les points d'accroche des « écritures constitutionnelles », qui ont été conçues par rapport à nos revendications fondamentales et à ce que nous voulons voir figurer dans la loi organique.

Ainsi de cette phrase : « La Corse est dotée d'un statut d'autonomie au sein de la République qui tient compte de ses intérêts propres liés à son insularité méditerranéenne et à sa communauté historique, linguistique et culturelle ayant développé un lien singulier à sa terre. » Nous préférions la notion de « peuple », mais celle de « communauté » est peut-être - je n'en suis pas persuadé - moins urticante. Je comprends bien vos craintes, mais il me semble que le peuple corse, en tant que communauté humaine, culturelle et linguistique, est une évidence transhistorique, au même titre que les peuples italien, espagnol ou français. Simplement, la singularité du peuple corse est qu'il a librement adhéré à la Nation française. Il faut nous reconnaître pour ce que nous sommes. Et si la Constitution ne permet pas de reconnaître un peuple, est-ce au peuple de disparaître, ou à nous de réfléchir à un aménagement de la Constitution ? Retenir l'expression « communauté historique, linguistique et culturelle » permettra au moins de développer un statut de la langue.

Ai-je des lignes rouges ? J'écarte ce concept, car ce n'est pas ainsi qu'on discute ensemble, sincèrement, des moyens de sortir d'une logique de conflit et de construire des solutions. Le chef de l'État, lui, a posé des lignes rouges dont j'ai tenu compte, ce qui m'a été reproché dans ma famille politique : on m'a dit que j'avais trahi !

Si le terme « co-officialité » des deux langues ne figure pas dans le texte, c'est parce que le Président de la République en a fait une ligne rouge, qui est aussi sans doute celle de nombreux parlementaires. Je veux trouver un équilibre entre mes engagements, mon idéal, le mandat qui m'a été donné, d'une part, et ce que vous pouvez accepter, de l'autre. Beaucoup dans le groupe de droite de l'assemblée de Corse sont favorables à la co-officialité de la langue corse, mais nous renonçons à ce concept. Nous ne voulons pas punir ceux, enfants ou adultes, qui ne veulent pas parler corse ! La langue est un élément de notre identité collective, mais c'est aussi un puissant élément d'intégration dans une société qui voit 5 000 nouveaux arrivants chaque année ; on est passé de 220 000 à 360 000 habitants en vingt-cinq ans par le seul solde migratoire.

Historiquement, la Corse a toujours fabriqué des Corses, mais il faut de puissants éléments d'intégration pour que cela continue. Ce qui compte, c'est la volonté d'appartenance à ce que nous sommes, historiquement. Dans cet esprit, comment intégrer des petits Marocains, des petits Portugais, des petits continentaux arrivant en Corse, si l'on ne leur permet pas d'accéder à notre langue, ce qu'ils font de façon naturelle ? La langue corse nous permet d'échapper à l'isolement auquel peut mener notre insularité, en retrouvant notre destin méditerranéen : elle est un viatique vers toutes les langues latines, un élément de valorisation professionnelle et d'ouverture. Tous les républicains de France, quelles que soient leurs opinions politiques, peuvent trouver un chemin dans ce sens.

Concernant l'échéancier, il importe que nous allions vite, parce que nous avons perdu beaucoup de temps et que le temps est aujourd'hui notre ennemi. Chaque jour qui passe, les terres se vendent, les emplois se raréfient, la démocratie est un peu plus affaiblie et discréditée. Depuis le 5 juillet 2023, on a beaucoup évolué. Les indépendantistes qui soutiennent le processus ont décidé de jouer le jeu de la démocratie. Ils sont prêts, pendant quinze ans au moins, à s'inscrire dans la construction du statut d'autonomie et si, à l'issue de ce processus, les Corses sont toujours majoritairement opposés à l'indépendance, ils respecteront ce choix. Notre intérêt à tous est que tous les indépendantistes participent à ce processus. Le bon niveau d'autonomie, ce n'est pas forcément tout ce qu'on veut, tout de suite. C'est pourquoi nous demandons le principe d'un transfert de compétences de nature législative, mais dans un système qui laisse coexister ce pouvoir avec un pouvoir réglementaire d'adaptation directe pour d'autres compétences et, pour d'autres encore, la prééminence de la loi nationale.

Vous me demandez si nous avons discuté de la fiscalité. Pas encore assez, à l'évidence. C'est pourquoi nous devons trouver un équilibre entre la nécessité d'aller vite et celle de prendre le temps de la conviction, de l'échange et de la construction de solutions. Nous accepterons volontiers de nous engager dans un partage de compétences donné pour une période de six ans, sous le contrôle du Conseil constitutionnel ; on évaluera à la fin si cela fonctionne, si les transferts de moyens humains et fiscaux sont suffisants et si l'on peut aller plus loin, progressivement, sous le contrôle du peuple et des institutions républicaines. Voilà le bon accord politique global à trouver, au-delà de l'« écriture constitutionnelle » ! C'est ainsi que l'on rompra avec le cycle de la violence et du mépris, pour faire le pari du développement, qui ne peut que faire naître toujours plus d'espoir. Les mécanismes de justice sociale et territoriale ne peuvent que dénouer les problèmes de façon naturelle.

Fernand Braudel expliquait que le problème historique de la Corse était qu'elle avait toujours eu une signification extérieure plus grande que la sienne propre. Encore aujourd'hui, le processus est tributaire d'une situation nationale, européenne et internationale extrêmement complexe.

On parle souvent du risque de contagion du statut d'autonomie. C'est pourquoi, juridiquement, nous avons privilégié la solution d'un titre spécifique de la Constitution plutôt que d'un article. La Corse, ce n'est ni la Nouvelle-Calédonie, ni la Polynésie française, ni les autres collectivités d'outre-mer. Je suis attaché à la décentralisation, mais la singularité de la Corse mérite qu'elle soit traitée d'une façon constitutionnellement différente, qui évite toute contagion mécanique avec les régions de droit commun. Cela ne veut pas dire que la Corse est au centre du monde : simplement, la République reconnaîtrait la singularité de notre trajectoire historique en inventant un nouveau modèle, qui ne s'éloignerait d'ailleurs pas de la règle dominante dans toutes les grandes démocraties européennes. Il me semble que nous sommes suffisamment mûrs pour imaginer ensemble des solutions juridiques et constitutionnelles innovantes. Le plus grand nombre possible doit se retrouver dans l'accord politique, si l'essentiel aux yeux de chacun y est, à tout le moins, préservé ; il me semble que cet équilibre peut être trouvé.

M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Nous n'interrompons pas cette discussion, nous ne faisons que la suspendre : nous aurons, dès la semaine prochaine, l'occasion de continuer de discuter avec vous de ce sujet. Nous vous remercions de votre participation.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion, suspendue à 18 h 10, est reprise à 18 h 15.

- Présidence de M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois, et de Mme Françoise Gatel, présidente de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation -

Rapport sur la décentralisation - Audition de M. Éric Woerth, ancien ministre, premier questeur de l'Assemblée nationale

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Nous avons plaisir à accueillir aujourd'hui Éric Woerth, dans le cadre d'une audition commune à la commission des lois et à la délégation aux collectivités territoriales, pour parler d'un sujet très cher au Sénat : la décentralisation. Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site internet du Sénat.

Il y a presque un an, le 6 juillet 2023, se concluaient les travaux du groupe de travail sur la décentralisation, présidé par Gérard Larcher et composé de représentants de tous les groupes politiques du Sénat ; son rapport formulait 15 propositions ambitieuses visant à rendre aux élus locaux leur pouvoir d'agir.

Dans un contexte caractérisé par une atrophie croissante des libertés locales, ainsi que par le désengagement de l'État et un système de financement des collectivités territoriales à bout de souffle, il apparaît urgent d'agir pour redonner des marges de manoeuvre concrètes aux élus locaux, qui font tous état de leur lassitude face à une recentralisation rampante.

Il est donc plus que jamais nécessaire de relancer rapidement le processus de décentralisation. Le Président de la République vous a confié une mission de réflexion en ce sens. Vous lui avez récemment remis votre rapport, où figurent tant des constats que des propositions. Nous sommes heureux que vous puissiez aujourd'hui nous présenter ce travail et répondre à nos questions.

Mme Françoise Gatel, présidente de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation. - La délégation aux collectivités territoriales vous a auditionné le 8 février 2024, dans la première phase de vos travaux. Cet échange avait été extrêmement apprécié ; il avait permis d'exposer certaines priorités sénatoriales en matière de décentralisation, que Mathieu Darnaud et moi-même avons ensuite eu l'occasion d'approfondir avec vous. Nos nombreux échanges ont été marqués par leur qualité et leur liberté de ton. Nous sommes donc heureux de discuter à nouveau avec vous, cette fois autour de votre rapport, que vous avez intitulé « Décentralisation : le temps de la confiance », titre presque sénatorial... La une est prometteuse, mais nous voici réunis pour exercer notre droit de réponse, ou de question, sur le contenu de votre travail, en particulier vos 51 propositions.

Commençons par les bonnes nouvelles : je retrouve dans votre rapport plusieurs points qui retiennent depuis longtemps l'attention du Sénat. Nous partageons le constat de la nécessité d'un renforcement de l'État territorial : il faut rapprocher l'État des territoires, faire de lui un accompagnateur plutôt qu'un censeur ou un contrôleur des élus locaux, pour décupler la confiance et le pouvoir d'action. Vous avez aussi évoqué l'importance de doter les collectivités d'un réel pouvoir réglementaire autonome, pour pouvoir adapter les règles aux réalités locales dans un esprit de subsidiarité. Vous reconnaissez le rôle d'inventeurs de solutions - inventeurs de possibles, aimons-nous à dire - des élus locaux et recommandez de les doter d'un véritable statut pour faire vivre la démocratie locale. Une proposition de loi a été votée à cette fin par le Sénat, à l'unanimité. Le Sénat est également intéressé par la réforme des scrutins que vous évoquez.

D'autres éléments suscitent chez moi quelques interrogations. La différenciation territoriale, à laquelle nous sommes très attachés, se fait très discrète dans le rapport. Pourtant, nous pensons qu'elle est une solution adaptée à la variété des territoires, dans le cadre de la République une et indivisible.

Dans vos travaux, nous avons retrouvé des points de vue conformes à ceux du Sénat, qui - vous le savez - est souvent pionnier en la matière. François-Noël Buffet, Mathieu Darnaud, Jean-François Husson et moi-même avons déposé à la fin du mois de mars trois propositions de loi visant à rendre aux élus locaux leur pouvoir d'agir, dont une proposition de loi constitutionnelle tendant à modifier, entre autres, l'article 72 de notre loi fondamentale.

J'ai été attentive aux nombreuses réactions des associations d'élus à votre rapport. L'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF) ne semble pas partager votre avis sur le nouvel observatoire des finances publiques locales ; elle a réitéré son souhait que le Comité des finances locales (CFL) soit présidé par un élu local. L'Assemblée des départements de France (ADF) est opposée à la suppression des droits de mutation à titre onéreux (DMTO). Et le conseiller territorial, que vous proposez de ressusciter, inspire des inquiétudes aux régions ; à leurs yeux, et je trouve cette observation pertinente, le système électoral que vous envisagez peut affaiblir une majorité régionale, puisqu'il n'y aurait plus d'élection au scrutin de liste sur un projet politique fort.

M. Éric Woerth, ancien ministre, premier questeur de l'Assemblée nationale. - Je vous remercie de votre invitation.

Je commencerai en évoquant le contexte. J'ai procédé à de nombreux entretiens - vous en avez la liste - ; pour autant, le rapport n'a pas été consacré aux diagnostics. J'ai essayé de me concentrer sur les propositions, en allant au-delà des simples injonctions à « soutenir », « renforcer », « améliorer », « apporter de la stabilité », « donner de la visibilité » ; en travaillant à des conclusions réalistes et en cherchant à ne pas trop personnaliser ni politiser.

Il n'était pas question, non plus, d'inventer de nouveaux impôts. J'ai considéré que le débat sur le sujet était clos avec la décision du Président de la République de supprimer la taxe d'habitation.

Je n'ai pas souhaité proposer la suppression d'une strate. D'abord, ce serait quasiment irréaliste. Ensuite, il faudrait préciser laquelle ; or la création des grandes régions a changé la donne. Enfin, dans la plupart des pays européens, il y a bien trois strates. Nous pouvons considérer que la France en a une quatrième si l'on inclut les intercommunalités, mais cette spécificité est due à notre grand nombre de communes, même si nous poussons à la création de communes nouvelles.

Enfin, il n'y a pas eu d'entrée par les coûts. Certes, aucune collectivité n'est hors-sol : si la France va mal, il est logique que les recettes locales fléchissent ; chacun doit prendre sa part du fardeau. Mais l'État étant unitaire, il vient au secours des collectivités, comme il l'a fait lors de la crise sanitaire.

Le rapport est marqué par une ambition puissante. Lorsque je considère qu'un diagnostic n'est pas bon, je n'hésite pas à le dire. Par exemple, aujourd'hui, les DMTO ne financent plus les politiques sociales ; j'ai rencontré beaucoup de présidents de département extrêmement inquiets de la volatilité de cette ressource. Il y a besoin de réponses fortes.

Le rapport est également empreint d'un grand réalisme. L'objectif était de savoir s'il est possible d'avoir des débats raisonnables, des confrontations d'opinions sur ce que pourrait être une vision plus pacifiée de la décentralisation vis-à-vis de l'État. Aujourd'hui, chacun se renvoie la balle, parfois sur de fausses polémiques.

Quel est le statut du rapport ? C'est un document que l'exécutif met sur la table, comme le Premier ministre l'a rappelé tout à l'heure lors des questions d'actualité au Gouvernement. Il vient constituer le socle d'une concertation menée par le Premier ministre avec les associations d'élus, les parlementaires et les partis politiques. Une fois la concertation lancée, les ministres chargés des différents dossiers prendront la suite pour essayer d'aboutir à des textes législatifs.

J'ai tenté de procéder à une clarification des compétences. D'une manière générale, je n'ai pas cherché à reproduire des travaux qui avaient déjà été réalisés. Nous avons regardé les différents rapports remis ces dernières années par des associations d'élus, des universitaires, etc. Il existe déjà une documentation extrêmement fournie.

La différenciation est présente un peu partout dans le rapport. Les collectivités doivent remplir les missions qui leur sont confiées par l'État - c'est le principe d'un État unitaire -, mais celui-ci doit leur donner les moyens d'assumer leurs compétences déléguées : financements, gestion des ressources humaines, pouvoir réglementaire réel, etc. Chaque strate de collectivité a ses propres compétences, et il n'appartient pas à une autre de venir les exercer à sa place : il faut de la clarté pour l'électeur.

L'objectif est donc non pas de supprimer une strate, mais de mieux organiser les différentes strates.

La compétence du département en matière sociale est probablement celle qui est la plus lourde en termes financiers. Les représentants des départements m'ont dit qu'ils étaient à bout de souffle ; ils n'ont plus d'argent, et ils doivent tout investir dans le domaine social. C'est l'État qui décide des règles en matière sociale, des prestations ou encore de l'organisation. Or il n'y a plus de financement.

Pour répondre à ces difficultés, nous avons laissé les choses ouvertes, en proposant deux options. La première - certes, c'est un peu technique - consiste à créer un établissement public dont le département conserverait la présidence, tout en prévoyant le versement par l'État d'une dotation de solidarité, dans le cadre d'un dialogue avec le préfet, ce dernier pouvant fixer un certain nombre d'objectifs dans les politiques sociales ; cela fonctionnerait de manière totalement différenciée, département par département. La seconde est de prendre acte de la difficulté d'exercer certaines compétences, par exemple dans le domaine de l'enfance, et d'envisager une recentralisation. Il y aura un débat sur le sujet, et des décisions seront prises.

La notion de chef de file existe, mais elle est presque dépourvue de toute substance. Nous avons essayé de lui donner un contenu, avec, d'une part, l'exercice du pouvoir réglementaire par le chef de file et, d'autre part, la capacité d'organiser les tours de table. Il y a parfois besoin de financements croisés, par exemple pour réaliser de grandes infrastructures ; c'est au chef de file de le déterminer.

Tout cela nécessite des modifications constitutionnelles, qu'il s'agisse de l'attribution d'un pouvoir réglementaire réel ou de la possibilité d'avoir un chef de file chargé de jouer un rôle de coordination, sachant qu'il ne peut évidemment pas y avoir - le Conseil constitutionnel l'a rappelé - de tutelle entre les différentes collectivités.

Il y a besoin d'outils de coordination. La loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale (3DS) en a créé beaucoup. Dans le rapport, nous incitons les collectivités à les utiliser.

La répartition des compétences me semble assez rationnelle. Nous avons essayé d'identifier l'objet de chaque strate. La commune se justifie à l'évidence pour des raisons d'ultra-proximité. L'intercommunalité tient au grand nombre de communes ; il faut se rassembler pour mutualiser les moyens et avoir une vision à l'échelle d'un territoire de vie. Le département, qui a retrouvé toute son efficacité avec la création des grandes régions, est évidemment la collectivité des solidarités, mais également celle de la résilience territoriale, c'est-à-dire de la capacité à créer de la convergence sur un certain nombre de sujets, par exemple les réseaux, l'eau et l'assainissement ou les risques : feux, inondations, réfractions des terres, etc. Il y a une administration solide dans les départements ; il faut en profiter pour donner des compétences supplémentaires très sérieuses à cette collectivité. Enfin, s'il y a des grandes régions, ce n'est pas pour faire de la proximité ; c'est précisément pour utiliser cet effet de taille au maximum, afin, par exemple, de faire de la planification. Mais il faut se donner les moyens de suivre les politiques qui ont été planifiées, d'où l'idée de chef de file. Les grandes infrastructures structurantes de territoires, par exemple un certain nombre de ports ou d'aéroports, doivent dépendre des régions.

Nous avons essayé d'avoir une vision un peu différente des schémas financiers. Aujourd'hui, l'État doit disposer de moins de 50 % des recettes de TVA ; cela s'est fait progressivement, avec, entre autres, la suppression de la taxe d'habitation. Ne faudrait-il pas procéder autrement ? Nous suggérons tout simplement de lier la ressource à la nature prépondérante de la charge.

Pour les départements, le social représente plus de 60 % des budgets. Le financement pourrait donc reposer, d'une part, sur des dotations, puisqu'il y a coresponsabilité avec l'État et, d'autre part, sur la contribution sociale généralisée (CSG), qui est un impôt très large et stable. Il ne doit plus reposer sur les DMTO, dont les départements ont suffisamment expliqué qu'il s'agit d'une mauvaise ressource.

D'ailleurs, du point de vue fiscal, les DMTO sont contestables en soi. Mais tant qu'ils existent, il paraît logique de les rebasculer vers le bloc communal, échelon de proximité, puisqu'ils concernent le foncier.

Et nous proposons d'attribuer la moitié de la cotisation foncière des entreprises (CFE) et une part d'impôt sur les sociétés (IS) aux régions, afin de leur donner des ressources liées à leur capacité de renforcer le dynamisme économique et financier d'un territoire.

Nous avons également énoncé quelques grands principes qui pourraient présider à une réforme approfondie de la dotation globale de fonctionnement (DGF), notamment en faisant une croix sur certaines références au passé : dans la DGF actuelle, il y a encore des références aux années 1970 ! Il est normal que les maires n'y comprennent pas grand-chose.

Sur le statut de l'élu, nous reprenons beaucoup de propositions du Sénat et de l'Assemblée nationale : établissement d'une grille indemnitaire précise des élus locaux, suppression de l'interdiction de cumul entre un mandat de parlementaire et un mandat de maire, prise en compte de la présidence d'un établissement public de coopération intercommunale (EPCI) parmi les mandats de chef d'un exécutif local dont le cumul est interdit ou limité, etc.

Nous ne proposons pas de « ressusciter » le conseiller territorial, puisqu'il n'a jamais vraiment été enterré ; il est toujours resté dans le débat politique. Plus il y a de strates, plus il y a besoin de coordination. Le conseiller territorial fait le lien : il permet au département et à la région d'avoir un élu en commun. Quand le conseiller territorial siège au conseil régional, il est bien conseiller régional et dépend bien d'une majorité régionale. Le fait qu'il y ait un fléchage sur les binômes départementaux n'empêche nullement la tenue d'une campagne électorale à l'échelle de la région. Ce n'était pas possible dans le cadre de la réforme souhaitée par Nicolas Sarkozy en raison de la taille des régions, mais cela l'est aujourd'hui depuis la création des grandes régions. Le conseil régional resterait une collectivité territoriale et aurait même, avec notre rapport, plus de pouvoirs qu'aujourd'hui.

Nous avons également abordé les cas de Lyon, Marseille et Paris, qui, bien que distincts, sont liés dans le cadre de la loi du 31 décembre 1982 portant modification de certaines dispositions du code électoral relatives à l'élection des membres du conseil de Paris et des conseils municipaux de Lyon et de Marseille (PLM). Nous proposons la suppression de la métropole du Grand Paris, cette cinquième strate n'ayant pas, me semble-t-il, parfaitement rempli ses missions ; ce n'est d'ailleurs pas du fait des élus qui la composent. Pour autant, il ne faut évidemment pas abandonner l'idée d'un projet métropolitain intégrant Saclay, les villes nouvelles, les deux grands aéroports, etc. Les collectivités qui existent peuvent jouer ce rôle, et des établissements publics territoriaux peuvent être transformés en EPCI.

M. Hervé Gillé. - Je vous remercie de ces éléments d'éclairage. Votre rapport a soulevé un certain nombre d'interrogations au sein de l'AMF, des départements et des régions.

Il manque, nous semble-t-il, une étude d'impact qui permettrait de véritablement mesurer les conséquences de vos propositions en matière de fiscalité et de finances locales, d'autant que votre position sur les DMTO suscite des questionnements. Il y a besoin de dispositifs de péréquation pour éviter certaines crises fiscales, comme celle que vivent aujourd'hui les départements.

Pourriez-vous nous apporter des précisions quant à votre vision de l'établissement public départemental des solidarités dont vous prônez la création ? La recentralisation envisagée de certaines compétences nous laisse interrogatifs.

Le transfert des infrastructures pose la question des intermodalités, de leur mode d'organisation, notamment de leur planification et de leur réalisation. Aujourd'hui, il y a un manque de lisibilité.

Je ne reviendrai pas sur l'ensemble du débat sur le conseiller territorial. Mais comment garantir la parité dans les différents échelons, en cas de mise en place de ce conseiller ?

Enfin, pourriez-vous nous communiquer des éléments plus précis sur le calendrier de travail, par exemple sur la concertation avec les représentants d'élus et de collectivités ?

M. Cédric Vial. - Si je salue l'intention qui a présidé à vos travaux, je ne me retrouve pas complètement dans vos conclusions. Je pense que vous êtes un peu resté au milieu du gué. Ce que nous attendions, c'était une clarification de certaines compétences, mais aussi une simplification de l'organisation. Or non seulement vous n'y arrivez pas toujours, mais j'ai même le sentiment que vous compliquez parfois un peu les choses. L'action publique doit également s'appuyer sur une légitimité démocratique et politique et, là encore, je pense que l'on aurait pu aller plus loin.

Je salue votre démarche lorsque vous dites que le département doit devenir responsable des réseaux : réseaux secs, réseaux humides et voirie. Il faudrait aller plus loin. Dans le domaine de l'aménagement du territoire, par exemple, les schémas de cohérence territoriale (Scot) ont été conçus pour développer une politique supra communale - intercommunale, voire multicommunautaire. Pourquoi ne pas les confier au département ? Cela allègerait les structures et redonnerait du poids et de la légitimité au conseil départemental.

Lui confier la gestion des milieux aquatiques et la prévention des inondations (GEMAPI) serait une très bonne chose. Il y a une taxe, il faut que son usage soit confié à des élus - charge au département de redéléguer à un syndicat le cas échéant.

Vous connaissez la position du Sénat sur l'eau : la décision doit être au bloc communal. Venez en Haute-Maurienne : vous ne pourrez pas rester sur l'idée que c'est toujours une bonne idée de confier cette compétence à l'intercommunalité.

À cet égard, je propose que l'on supprime les agences de l'eau, que la taxe finance les départements et que ceux-ci mettent en oeuvre les politiques en direction de l'eau directement avec le bloc communal. Cela redonnerait du pouvoir fiscal au département sans création de nouvelle taxe. La taxe aurait par ailleurs plus de légitimité démocratique. Aujourd'hui, les agences de l'eau font ce qu'elles veulent : c'est insupportable sur le plan démocratique. On pourrait aussi parler d'électricité...

M. André Reichardt. - Le Sénat attend une nouvelle étape de la décentralisation depuis plusieurs années. Votre rapport pourrait justifier le dépôt d'un projet de loi. Vous a-t-on donné des assurances sur une mise en application de l'une ou l'autre de vos recommandations ? Pouvons-nous espérer au moins un texte d'ici la fin de l'année ?

Je fais le même constat que Françoise Gatel sur la différenciation. Vous dites qu'elle est évoquée partout dans le rapport - pourtant elle me semble à moi aussi très discrète. En Alsace, vous proposez au mot près ce qu'a proposé le Président de la République le 26 avril 2024 à Strasbourg. Cela pose un problème de calendrier. Dans votre rapport, il n'est pas question d'un découpage des grandes régions ; à l'Alsace, vous ne proposez que de discuter avec le Grand Est pour voir ce qu'elle peut déléguer. C'est ce que le président de la Collectivité européenne d'Alsace (CEA) a fait pendant un mois, conformément au délai accordé par le Président de la République. Le jour de la remise de votre rapport, il rendait compte à son assemblée délibérante de ces discussions en expliquant que le président de région ne voulait rien savoir. Ne pensez-vous pas que, sur l'Alsace, votre rapport est obsolète ?

M. Alain Marc. - En Aveyron, plus personne ne comprend rien à la DGF. Même la direction générale des finances publiques (DGFiP) n'est pas capable de nous expliquer quoi que ce soit. Pourtant, en son temps, nous avons eu un député-mathématicien célèbre, Émile Borel ! Est-il normal qu'en démocratie, le maire d'Onet-le-Château apprenne que sa commune a perdu 90 % de sa DGF en dix ans ?

Vous parlez de réveiller le conseiller territorial, et c'est une bonne chose. La proportionnelle sur un grand territoire produit des élus irresponsables. À cet égard, je ne comprends pas le choix qui a été fait pour les élections européennes. Mieux aurait valu des élections territorialisées. C'est différent pour les communes de moins de 1 000 habitants.

M. Grégory Blanc. - Merci d'avoir adossé à un travail de ventilation des compétences un volet financier - ce n'est pas toujours le cas. Je reste sur ma faim, s'agissant de l'approche centrée sur le parcours des personnes. Dans votre rapport, la relation entre départements et État est mise en tension. La création d'un service public est une façon de chercher des solutions, mais vous continuez à distribuer les compétences. Concernant la petite enfance et les personnes âgées, l'essentiel est d'avoir un pilote clairement identifié, responsable devant les électeurs. Pourquoi confier les Ehpad à l'agence régionale de santé (ARS) et le domicile aux départements, alors que l'on veut développer l'Ehpad à domicile et les centres de ressources territoriaux (CRT) ? On crée à nouveau de la complexité à force de ne pas vouloir clarifier le pilotage. Les départements sont sans doute les bons acteurs pour appliquer une logique de parcours de vie. Mais il est vrai qu'il faut clarifier le financement.

On ne peut pas penser prévention et placement l'une sans l'autre. Les départements innovent dans ce sens. Pour anticiper la vague du vieillissement, il faudra clarifier ce qui relève des départements et un peu moins de l'État.

Par ailleurs, quel est votre avis sur les services départementaux d'incendie et de secours (SDIS) et leur coût pour les communes ?

M. Éric Kerrouche. - Merci pour votre rapport. S'agissant de la démocratie locale, nous pouvons avoir des points d'accord, comme sur le mode de scrutin des communes de moins de 1 000 habitants : votre solution permet d'être paritaire et d'éviter le « tir aux pigeons ». Je note cependant une absence étonnante : celle du citoyen. C'est pourtant de lui que dépend la crédibilité du système local.

Je note aussi des points de désaccord forts : vous réglez la question du cumul horizontal, et en même temps vous voulez réinstaurer un cumul vertical, idée que je croyais dépassée - je ne comprends même pas que vous repreniez les arguments sur le lien entre action nationale et locale... C'est une injure aux parlementaires de l'ensemble des pays occidentaux, qui ne cumulent pas. Ce serait autorisé sans limite de seuil et de population... Ce n'est pas sérieux !

Vous revenez au conseiller territorial, ce qui nécessite de retransformer encore les cantons - le dernier redécoupage, quoique nécessaire en raison de disparités de 1 à 16 dans la représentation des populations, a pourtant été compliqué à mettre en oeuvre. On aboutirait à un système qui n'existe nulle part : un élu à deux niveaux différents exerçant des compétences différentes. Ce fonctionnement n'est ni possible ni souhaitable.

M. Hervé Reynaud. - Votre travail est étayé, pour une matière néanmoins explosive. Vous souhaitez clarifier, simplifier, mais votre rapport n'a rien d'un jardin à la française. Pourriez-vous expliciter votre proposition de répartition ?

Le transfert de la compétence eau à l'EPCI au 1er janvier 2026 n'est pas remis en cause. Ce dernier pourrait-il déléguer ? L'ajout de la notion de chef de file n'apporte-t-il pas de la confusion ?

Chaque collectivité doit disposer d'une certaine prévisibilité de la ressource. Vous évoquez toutefois la fin de l'exonération de taxes foncières pour les constructions de logements sociaux après 2026, afin de financer les services publics nécessaires à l'accueil de nouveaux habitants. J'ai du mal à appréhender cette notion.

Enfin, pouvez-vous nous indiquer ce que le Gouvernement compte faire de votre rapport ?

M. Pierre-Alain Roiron. - Merci pour ce rapport qui va dans le sens de ce que souhaitent de nombreux élus locaux, notamment sur le fait de centraliser les aides dans les mains du préfet, plutôt qu'au sein des agences.

Il est toujours compliqué de répartir les compétences - en particulier concernant le tourisme.

Je ne comprends pas ce que vous dites à propos de la carence. Lorsqu'un service public ne serait plus assuré par une collectivité, le préfet reprendrait-il la main ? Où est la décentralisation ? Je suis d'accord avec mes collèges sur le sujet du conseiller territorial, qui pose un problème de parité.

M. Guy Benarroche. - Je trouve parfaite votre trentième proposition, qui préconise d'interdire le cumul de la présidence de l'EPCI, d'un département ou d'une région. Je l'avais déjà avancée au Sénat, sous forme d'amendement, sans succès. Je trouve extraordinaire, comme vous, qu'une même personne puisse être maire, président de métropole, vice-président de région, ce qui réduit sa capacité à exercer ses responsabilités exécutives. J'applaudis... Mais être maire de grande ville et parlementaire, c'est tout aussi absurde !

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Sénatrice de Paris, je ne vous surprendrai pas en vous demandant de développer vos deux propositions concernant la capitale.

La proposition 25 consiste à changer le mode électoral. Le Président de la République a dit qu'il fallait que Paris rentre dans le droit commun - nulle part, pourtant, il n'y a, à ma connaissance, d'élection directe du maire. Vous inventez un vote à deux urnes. Paris n'a de maire que depuis 1977 et Jacques Chirac disait qu'il fallait absolument préserver l'unité de Paris en articulant bien les arrondissements et la mairie centrale. Comment justifier cette acrobatie ? Les alternances ont bel et bien eu lieu ; elles ne sont donc pas bloquées. Des travaux ont même été menés, qui montrent que l'actuelle majorité aurait été renforcée si votre proposition avait été mise en oeuvre. Au passage, comment élisez-vous les conseillers territoriaux à Paris ?

Votre proposition 40 porte sur la nationalisation du périphérique. Pourquoi ? On ne sait pas. Le mouvement inverse a été fait à Lyon, où 16 kilomètres de l'A6 et de l'A7 ont été transférés à la métropole, sans compter le transfert de routes nationales vers les départements. Notre obsession, à Paris, est de lutter contre la pollution. Or il y a près de 500 000 riverains du périphérique. Je ne veux pas croire que votre proposition soit motivée par des raisons politiciennes afin de s'opposer à la mise en place prochaine d'une voie de covoiturage - une voie, ce n'est pourtant pas la révolution en marche ! Non, il doit y avoir une autre motivation !

Mme Céline Brulin. - Je me pose les mêmes questions que mes collègues concernant le service départemental des solidarités, et j'ai les mêmes inquiétudes car vous semblez vous inspirer des maisons départementales des personnes handicapées (MDPH), qui ne sont pourtant pas ce qui fonctionne le mieux. Il en est de même pour les trains d'équilibre du territoire. Élue de Seine-Maritime, j'ai pu constater après leur transfert à la région que, pour faire circuler des trains, il faut des infrastructures au niveau. Quand du retard est pris, ce n'est pas un cadeau pour les régions.

Par ailleurs, on peut trouver logique de mettre le financement en adéquation avec les compétences. Mais cela peut déboucher sur une surspécialisation des collectivités et conduire à leur attribuer des modes de financement qui ne sont pas toujours les plus populaires. Ainsi, une des mesures prises après la crise des gilets jaunes a été de diminuer la CSG pour les retraités dont la pension était inférieure à 2 000 euros. Dans le contexte actuel, il est tentant et légitime de demander à baisser la TVA, alors même que les collectivités sont de plus en plus financées par une fraction de cette taxe. Qu'en est-il donc de la solidité de ces ressources ?

Vous avez tenu à montrer que vous vouliez coordonner, et non mettre sous tutelle, mais votre rapport contient des éléments qui suggèrent une forme de recentralisation. Je ne reviens pas sur ce qui a été dit sur la carence ; vous proposez en outre quelque chose qui ressemblerait à l'Agence nationale d'appui à la performance (Anap) que l'on connaît dans le secteur médico-social. Son arrivée ne se traduit pas toujours, pour les établissements médico-sociaux, par des mesures très réjouissantes...

Enfin, je me demande ce que serait la France avec 100 000 élus locaux de moins, connaissant notamment l'engagement dont ils ont fait preuve lors des crises que nous avons récemment traversées. Il faut leur redonner le pouvoir et les moyens d'agir. Ce que vous proposez ne permettra sans doute pas de répondre aux problèmes rencontrés par nos collectivités.

M. Louis Vogel. - Le paysage législatif est encombré sur le sujet de la décentralisation : il y a votre rapport, mais aussi celui de Boris Ravignon sur le coût du millefeuille administratif, ainsi que des travaux menés au Sénat et à l'Assemblée nationale. Comment coordonner ces efforts ? Un chef d'orchestre pilotera-t-il ces initiatives afin que nous n'aboutissions pas à des textes contradictoires ?

M. Fabien Genet. - « Décentralisation : le temps de la confiance » : le titre même de votre rapport rappelle la nature du défi à l'heure où la défiance, notamment à l'égard de la représentation nationale, a gagné nos concitoyens. Ces derniers doutent de la capacité de la sphère publique à répondre à leurs besoins en matière de sécurité, de santé, de logement, d'aménagement du territoire ou de transition écologique. Vous avez le mérite d'ouvrir le débat.

Votre proposition de rénover la démocratie municipale est emblématique. En effet, l'objectif semble incontestable. Cependant, vous proposez de réduire de 20 % le nombre de conseillers municipaux dans les communes de plus de 1 500 habitants, de réduire leur nombre de 11 à 9 dans les communes de moins de 499 habitants et de 15 à 13 dans les communes de 500 à 1 499 habitants. Cette baisse d'environ 100 000 du nombre d'élus municipaux viserait aussi à rendre du pouvoir d'agir aux maires ; avez-vous vraiment le sentiment qu'ils se sentent empêchés d'agir à cause de leurs conseillers municipaux ? Est-ce ainsi que vous comptez rénover la démocratie ?

Vous continuez en précisant que les maires seraient entourés d'une équipe plus restreinte dont les membres pourraient être mieux rémunérés. Que penseront les conseillers municipaux bénévoles d'une telle proposition ?

Enfin, vous écrivez que cette mesure pourrait faciliter « la constitution de listes, renforçant, de fait, la liberté de candidature ». L'abaissement du nombre de conseillers municipaux sur une liste serait-il la meilleure façon de garantir cette liberté ? Il faudra m'expliquer la logique de cette proposition, qui semble un peu techno. Cette question n'est pas centrale pour les élus municipaux.

Enfin, les propositions 33 et 35 sont emblématiques d'une certaine conception des collectivités locales. Sur la réforme des attributions de compensation dans les EPCI, vous proposez que la présidence de la commission locale d'évaluation des charges transférées (Clect), organe chargé de fixer ces attributions, soit confiée à un magistrat de la chambre régionale des comptes. Les élus locaux sont assez allergiques à ces formes de tutelle.

Vous proposez aussi la dissolution du pôle d'équilibre territorial et rural (PETR) en expliquant que, depuis la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe), l'existence de cette catégorie d'établissement public n'est plus justifiée. La simplification ne peut se faire au détriment d'outils techniques et juridiques dont les collectivités peuvent avoir besoin.

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - La proposition 41, qui concerne la métropole de Lyon, s'inscrit dans la lignée des propositions formulées dans le rapport de Françoise Gatel et Mathieu Darnaud, Métropole de Lyon - Communes : le pari d'un destin commun, adopté par la commission des lois en décembre 2022. Il faut continuer d'avancer sur le sujet et cette proposition est pertinente.

M. Éric Woerth. - Je vous remercie pour toutes ces remarques, qui montrent bien que ce rapport ne provoque pas l'indifférence... J'y ai fait état de mes convictions parce que l'exercice le réclame et qu'il ne s'agit pas d'un projet de loi. Le rapport offrira une base à la concertation, au terme de laquelle certaines mesures disparaîtront, certaines seront retenues et d'autres seront poussées plus loin. J'ai souhaité que cette base soit la plus complète possible.

La plupart du temps, les nombreux interlocuteurs que j'ai rencontrés dans le cadre de ce travail jugeaient en fonction de leur propre situation, ce que je comprends aisément. Je ne suis pas un « techno » : j'ai été maire pendant 22 ans, et président d'une communauté de communes. Mais ces sujets demandent de la technicité et on peut être technique sans être techno. La technique finit par vous rattraper si vous la laissez de côté et les bonnes intentions disparaissent alors très vite.

Concernant la création proposée d'établissements publics dédiés aux solidarités, j'ai rencontré de nombreux présidents de départements et des membres de l'ADF. Il y a bien une crise en la matière. Celle-ci prend la forme d'une crise du financement, mais aussi d'une remise en cause par les départements du partenaire État, qui ne financerait pas assez et s'occuperait de tout, et d'une incompréhension de l'État face aux reproches qui lui sont faits.

Pourrait-on simplifier les choses ? Aujourd'hui, aucun financement n'est affecté au social et les ressources provenant de l'État ne sont pas fléchées. De plus, les objectifs sont peu dictés par l'État, qui finance pourtant une grande partie de leur mise en oeuvre. Il faut clarifier les choses. À titre d'exemple, un enfant ne peut pas être traité différemment, que l'on soit dans le Tarn, dans la Collectivité européenne d'Alsace ou dans l'Oise. Mais le système actuel ne fonctionne pas et nous avons besoin de le rendre plus efficace, dans l'intérêt des citoyens, qui sont cités 60 fois dans un rapport qui leur est avant tout destiné.

Nous proposons de créer des établissements publics qui isolent les compétences sociales, autour de la protection de l'enfance, de l'autonomie des personnes âgées et en situation de handicap, et de l'insertion. Le président du conseil départemental en assurerait la présidence et son conseil d'administration pourrait être en majorité composé de conseillers départementaux. Le préfet négocierait chaque année avec le président les objectifs à fixer et l'État brancherait un tuyau bien identifié, pour financer ces politiques de solidarité. Ce système devra faire l'objet de discussions et permettre d'éviter les mises en cause systématiques.

Il y a une autre option : l'État pourrait reprendre cette compétence. À cet égard, le débat sur les mineurs non accompagnés (MNA) a été symbolique et je mentionne cette possibilité concernant l'aide sociale à l'enfance (ASE). Aujourd'hui, quand un enfant se suicide dans un hôtel où l'encadrement manque, personne n'en prend la responsabilité. Or il y a sans doute une part de responsabilité de la collectivité publique. Il faut clarifier les choses dans l'intérêt des personnes concernées et choisir entre une recentralisation et une organisation plus précise au sein des départements.

Dans le cas des Ehpad, il est compliqué de comprendre qui décide et d'identifier la tutelle. Afin de clarifier et parce que ces établissements ont vocation à être de plus en plus médicalisés, nous proposons de recentraliser leur financement et leur tutelle. Par ailleurs, le parcours domiciliaire doit être développé.

Il faut établir un lien entre les différents niveaux de décision ; plus il y a de strates, plus la parole et les outils de parole sont nécessaires. Les collectivités n'ont pas la clause de compétence générale, à l'exception des communes. Il est logique que la spécialisation des collectivités corresponde à leur taille, au mode de scrutin qu'elles retiennent et à leur histoire.

En ce qui concerne les routes, il s'agit d'un problème de transfert de charges. Les régions ont hérité de cette charge, mais les compétences et l'ingénierie restent dans les départements. Si nous souhaitons transférer des réseaux d'État, il faudra donc les confier aux départements.

Pour les conseillers territoriaux, la parité est plus difficile à atteindre mais c'est constitutionnellement possible et le mode de scrutin le permet.

J'en viens à la question de la simplification, dont la recherche est ingrate. Si nous acceptons plusieurs niveaux de collectivités, la question de la relation entre elles se pose obligatoirement. Personne ne souhaite vraiment recourir aux financements croisés mais quand une infrastructure un peu lourde doit être réalisée, ils sont nécessaires. Nous tentons de mettre un peu d'ordre pour que les politiques publiques soient plus efficaces. À cet égard, nous souhaitons injecter plus de liberté en matière d'intercommunalité et laisser les collectivités choisir, au-delà du bloc des compétences. Il existe aujourd'hui quatre niveaux d'intercommunalité et nous pourrions revenir à un seul niveau juridique. Nous proposons aussi de donner un peu plus de liberté aux maires pour contester certains projets. Je suis très favorable à l'intercommunalité dans un pays qui compte 35 000 communes, mais il faut l'organiser.

Dans une perspective de simplification, nous proposons aussi de supprimer les syndicats qui ne s'avèreraient pas utiles. Dans la plupart des cas, les collectivités peuvent exercer directement les compétences concernées. Pourquoi créer des strates techniques supplémentaires ? Nous proposons de procéder à une revue générale de ces syndicats. Il faut simplifier mais, dès que nous proposons de toucher à un niveau particulier, comme celui des PETR, on nous explique qu'il ne s'agit pas du bon niveau. L'idée d'une collaboration entre EPCI est bonne, mais a-t-on besoin d'inventer des structures juridiques supplémentaires ? La réponse est non.

La question de l'eau et de l'assainissement est revenue régulièrement. Une loi a été votée, les intercommunalités s'en saisissent, mais la liberté demeure. Les intercommunalités pourraient transmettre la compétence aux départements, qui ont une taille supérieure et qui pourront aussi, à un moment donné, se poser la question de la convergence du prix de l'eau. L'intercommunalité ne peut pas mettre en place certaines infrastructures ; la vision départementale, sans s'imposer de façon systématique aux élus communaux, peut être utile.

Quant aux agences de l'eau, leur périmètre géographique est souvent bien plus large que celui du département. Elles sont responsables du grand cycle de l'eau et sont utiles. Certes, leur fonctionnement est complexe, mais nous n'avons pas prôné leur disparition.

En ce qui concerne la différenciation, les collectivités peuvent fusionner si elles le souhaitent, comme cela a été fait en Alsace, où a été créée la Collectivité européenne d'Alsace, qui porte l'identité alsacienne. En affirmant qu'une région Alsace ne serait pas créée, le Président de la République a tranché le débat. De nombreux sujets constitutifs de l'identité alsacienne pourront être abordés dans le cadre de la discussion entre les présidents de la Collectivité européenne d'Alsace et de la région Grand-Est, et le préfet. La Collectivité doit aussi utiliser à plein les pouvoirs qui lui ont été donnés et ne doit pas s'affaiblir en revendiquant de façon systématique la création d'une région.

Ai-je l'assurance que le rapport sera mis en oeuvre ? Non. Il vise à nourrir des projets de loi qui doivent faire évoluer la décentralisation de manière profonde. Il sera soumis à la concertation et doit susciter des débats. Il faudra plusieurs textes législatifs et il sera nécessaire de scinder les sujets, par grands blocs de compétences. Des questions financières et constitutionnelles se poseront aussi. Les textes législatifs pourront prendre la forme de projets ou propositions de loi, de projets de loi constitutionnelle et de projets de loi de finances, et il faudra sans doute modifier la loi organique relative aux lois de finances. Mais nous devons déjà nous mettre d'accord sur ce que nous souhaitons faire.

Concernant le calendrier, il n'existe qu'une contrainte fondamentale : s'il doit y avoir une modification de la loi électorale, elle doit intervenir un an avant le scrutin concerné.

J'en viens à la DGF. Cette dotation est composée d'un certain nombre de dotations, répondant à des critères différents, et de nombreuses références au passé subsistent. Une remise à plat a été demandée, qui n'a pas eu lieu, et nous avons émis des hypothèses dans le rapport. En la matière, il faut aussi tenir compte de la dotation de solidarité dont bénéficient les départements. Nous avons identifié deux grands critères : le potentiel financier et tout ce qui concerne l'espace et le patrimoine, qui représentent un coût et qui, étant d'intérêt national, ne peuvent pas être seulement pris en charge par la collectivité.

J'en viens aux conseillers municipaux. De nombreux maires, et pas des moindres, considèrent que leur nombre pourrait être réduit. Ce qui compte, c'est ce que font ces conseillers. Les maires s'appuient essentiellement sur le bloc des adjoints, dont il n'est pas question de réduire le nombre, et sur les conseillers délégués.

J'ai aussi tenté de lutter contre l'anonymisation des élus, qui entraîne un effacement des responsabilités. De plus en plus, les Français connaissent bien leur maire et le Président de la République mais, entre les deux échelons, les choses se gâtent. Indépendamment de la qualité du travail qu'ils accomplissent, les conseillers départementaux et régionaux peinent à être connus. Quant aux députés, ils changent de plus en plus souvent, ne peuvent plus être maires et ont du mal à émerger. Cette anonymisation n'est pas bonne. Le nombre d'élus ne compte pas, mais il faut que les citoyens se reconnaissent en eux ; c'est ainsi que nous rendrons la démocratie plus vivante. L'instauration d'un conseiller territorial permettra à un élu intermédiaire puissant d'émerger, qui appartiendra à la fois au département et à la région. Le vote cantonal entraînera aussi une reconnaissance, quand un scrutin de liste aurait coupé le lien de territorialisation.

Le Président de la République a commandé ce rapport et a suivi l'évolution de nos travaux, comme l'ont fait ses équipes et celles de Matignon. L'intention d'apporter une pierre supplémentaire à la décentralisation existe donc bien. Mais nous voulons le faire en gardant en tête le citoyen, qui devra constater que les services publics s'améliorent. Cet objectif nécessite de déployer, en miroir, une vision en matière de déconcentration, ce que j'ai fait à la fin du rapport. Si les élus sont plus importants, les préfets doivent avoir plus de moyens et les dotations doivent être simplifiées, pour être moins dispersées.

Pourquoi la carence ? Plus on décentralise, plus il faut contrôler le processus, ce qui ne signifie pas qu'il faille faire à la place des acteurs responsables. Néanmoins, s'il existe une carence et que le principe fondamental de l'égalité des citoyens devant le service public n'est pas respecté, alors le préfet doit pouvoir rétablir la situation.

J'en viens à l'élection des maires de Paris, Lyon et Marseille. Le droit commun n'est jamais une erreur. Le scrutin direct éviterait de s'en remettre au vote par arrondissement ou par secteur pour élire le maire de la commune et permettrait l'expression d'un choix de l'ensemble des habitants ; la démocratie y gagnerait. Quant aux arrondissements et aux secteurs, ils ne seront pas remis en cause et il y aura deux urnes, ce que les citoyens comprendront très bien.

Le périphérique est une voirie d'intérêt national...

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - ... mais quid de ce qui est fait à Lyon ?

M. Éric Woerth. - Je parle de Paris ; pourquoi toujours évoquer les autres ?

Mme Audrey Linkenheld. - Ça s'appelle le droit commun !

M. Éric Woerth. - Il ne s'agit pas du droit commun. Certaines artères sont considérées comme nationales et le périphérique est bordé de communes autres que Paris.

Le rapport de Boris Ravignon a été commandé pour se concentrer sur l'aspect financier de la question. En effet, je ne voulais pas aborder le sujet par le prisme financier, notamment dans l'objectif d'établir de la confiance. Cependant, je suis bien conscient du concours des collectivités locales à la maîtrise des finances publiques et mes propositions ne sont pas inflationnistes. Par ailleurs, nous avons prévu des mécanismes d'assurance, notamment un couloir de recettes, qui permettrait l'utilisation d'éventuelles sur-recettes pour compenser des sous-recettes.

Le chef d'orchestre est maintenant le Premier ministre, qui dirigera l'orchestre de la concertation et organisera des travaux autour des propositions de ce rapport. Le processus aura lieu dans les mois qui viennent et commencera en juin.

Dans les petites communes rurales, les élus expriment une forte demande en faveur d'une réduction du nombre de conseillers municipaux. De plus, les maires s'estiment trop souvent visés. En effet, le service de l'intérêt général peut contredire les intérêts particuliers et certaines de leurs actions déplaire aux citoyens.

Enfin, j'en viens aux attributions de compensation, qui posent de nombreuses questions. Nous proposons notamment de passer d'une adoption à l'unanimité par le conseil communautaire à un vote à la majorité des deux tiers afin de laisser plus de souplesse. De plus, le montant des attributions de compensation ne pourrait plus dépasser l'évaluation des charges transférées réalisée par la Clect. Enfin, l'évocation d'un recours à un magistrat de la chambre régionale des comptes se fait au conditionnel. Parfois, les élus préfèrent qu'une telle fonction soit remplie par quelqu'un d'extérieur. La même question se pose dans le cas de la métropole du Grand Paris. En effet, il faudra peut-être revoir la cartographie des établissements publics territoriaux (EPT), si ces derniers devaient être transformés en EPCI. Il s'agira alors de confier la coordination au préfet de région. En effet, quand un élu pilote ce genre de processus, on peut toujours considérer qu'il cherche à mettre en avant son territoire. Tout cela sera soumis à concertation.

Mme Françoise Gatel, présidente de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation. - Vous avez le grand mérite de ne pas promettre de grand soir. Le rapport est technique, ce qui est nécessaire, et il formule des propositions intéressantes. J'ai notamment apprécié votre contribution sur le volet des finances, qui met en avant la prévisibilité ainsi que la cohérence des finances et des compétences. Nous partageons cet objectif : l'efficacité de l'action publique jusqu'au dernier kilomètre. À cette fin, vous avez accordé au maire un rôle central, ce que nous apprécions. Je souhaite que nous puissions avancer de manière efficace, au gré d'un calendrier qui sera rythmé par les scrutins électoraux.

Enfin, je signale que nous avons remis avec le sénateur Max Brisson un bref rapport d'information qui revient sur le dispositif de différenciation, prévu dans la loi « 3DS », et qui conclut que les possibilités ouvertes par la loi sont insuffisamment mises en oeuvre.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 20 h 05.