Mardi 12 novembre 2024
- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -
La réunion est ouverte à 15 heures.
Table ronde sur le thème « Assurances et entreprises : quels défis ? »
M. Olivier Rietmann, président. - Ceux d'entre vous qui ont participé aux derniers déplacements de notre délégation ont constaté, comme moi, que la question de l'assurance est devenue un sujet d'inquiétude majeur pour les chefs d'entreprise. Entre l'envolée des coûts et la difficulté - voire l'impossibilité - à trouver un porteur de risques, les entreprises se trouvent dans une situation très délicate, en raison des nouvelles conditions assurantielles.
Nous avons visité des entreprises ayant par exemple investi pour s'adapter au changement climatique, mais n'ayant pu trouver un assureur acceptant de couvrir les risques liés à l'installation de panneaux voltaïques ou de centrales de stockage d'énergie. On demande pourtant aux entreprises d'accélérer leur transition énergétique.
Certains risques ou certains secteurs semblent plus touchés que d'autres par ce phénomène. On évoque régulièrement le risque cyber, le risque dommages de certaines activités industrielles telles que celles de la valorisation des déchets ou des filières bois et verre. Si les actions de prévention des risques peuvent être encouragées pour faciliter l'assurance, elles ne sont pas toujours possibles, notamment pour les très petites entreprises (TPE) et les petites et moyennes entreprises (PME) qui sont pourtant parfois les premières cibles, comme nous l'avions vu avec le rapport sur la cybersécurité des entreprises.
Ce qui remonte du terrain est donc le constat d'une impasse avec beaucoup d'entreprises qui ne parviennent plus à s'assurer. Les entreprises plus grandes trouvent quant à elles des solutions alternatives, par exemple avec les captives qui impliquent de constituer des réserves et de créer une entité distincte pour fournir une couverture d'assurance exclusivement à l'organisation mère ou à un groupe d'entités liées. On entend aussi parler de création de mutuelles, d'assurance paramétrique, bref le paysage de l'assurance d'entreprise est en pleine mutation et inquiète les PME.
C'est pourquoi notre délégation aux Entreprises a décidé d'insérer le sujet des difficultés d'assurance dans une mission d'information plus large sur les nouvelles contraintes des entreprises.
Afin de nous aider à cibler les problématiques et à dessiner les contours de la mission, j'ai proposé une table ronde visant à dresser un premier constat. Je remercie nos trois intervenants : M. Paul Esmein, directeur général de France Assureurs, qui fédère les entreprises d'assurance en France ; merci, Monsieur le Directeur, de nous donner les premiers éléments chiffrés concernant l'assurance des entreprises et nous dire comment vous appréhendez la question des difficultés rencontrées sur le terrain ; M. Jean-Charles Parisot, président du groupe P3G, spécialisé dans l'ameublement et l'aménagement d'habitation ; venant de Haute-Saône, vous avez déjà eu l'occasion de m'alerter sur les difficultés rencontrées par des entreprises de votre filière pour s'assurer, difficultés que vous pourrez relayer en nous disant ce que vous attendez plus globalement de la mission de notre délégation ; enfin M. Léonard Prunier, président de Prunier SAS et de la Fédération des Entreprises et Entrepreneurs de France (FEEF) ; vous pourrez évoquer la situation des entreprises de votre filière du secteur de l'agroalimentaire et les suggestions pour améliorer la situation.
Cette table ronde n'a pas vocation à traiter des cas particuliers de telle ou telle entreprise, mais bien de partir des constats du terrain, des témoignages des chefs d'entreprise, pour réfléchir ensemble à une façon efficace d'aborder la question des défis en matière d'assurance des entreprises en France.
M. Paul Esmein, directeur général de France Assureurs. - Merci pour votre invitation, je suis très heureux de vous parler de l'assurance aux entreprises, un sujet important que je vais commencer par vous présenter sommairement.
L'assurance aux entreprises représente environ 26 milliards d'euros, c'est un secteur pluriel dans lequel on distingue des sous-secteurs qui regroupent des activités assez disparates : l'assurance des flottes, l'assurance agricole, l'assurance construction, la responsabilité civile générale, l'assurance de dommage aux biens des entreprises. L'analyse y distingue également trois segments selon les groupes d'assurés : un segment professionnel, c'est-à-dire les commerçants, les artisans, les TPE, un segment pour les autres entreprises, et un troisième segment pour les collectivités territoriales, les immeubles et l'assurance du risque cyber. L'assurance des dommages aux biens des entreprises, dont nous parlerons aujourd'hui, représente environ 3,7 milliards d'euros, c'est significatif, mais cela représente seulement 5 % des 70 milliards d'euros de l'assurance dommages et responsabilité en France. Qui la pratique ? On distingue une trentaine d'assureurs qui interviennent sur les « petits » risques des professionnels, et une dizaine d'assureurs qui gèrent les risques des grandes entreprises. C'est peu, par comparaison par exemple à la centaine d'assureurs qui proposent une assurance automobile, ou aux 400 assurances qui proposent une complémentaire santé - mais c'est assez pour que le secteur soit concurrentiel : dans d'autres secteurs, la présence de dix acteurs est considérée comme concurrentielle. Cependant, quand un acteur change sa politique commerciale, cela peut être perçu par les assurés, ce qui n'arrive guère avec l'assurance automobile ou les complémentaires santé.
L'assurance aux entreprises connait une forte sinistralité en France, du reste comme les autres segments : il y a eu 825 000 sinistres en 2023, leur coût total a augmenté de 6 % par an les cinq dernières années, et même de 8 % en 2023, donc davantage que l'inflation. Les sinistres climatiques prennent leur part, ils ont quadruplé en 40 ans ; le coût de la réparation augmente, parce que les matériaux et la main-d'oeuvre coûtent de plus en plus cher, ce qui se traduit par l'augmentation des coûts d'assurance.
Une remarque qui n'est pas que sémantique : il faut distinguer les vrais des faux problèmes d'assurabilité. Il y a un véritable problème d'assurabilité face à une difficulté structurelle à mutualiser le risque, par exemple face à la crise sanitaire ou aux émeutes en Nouvelle-Calédonie - ou encore, mais j'y reviendrai, c'est ce qui se profile sur le transport public de voyageurs ou le risque cyber. Ce n'est pas le cas lorsqu'on fait face à des problèmes conjoncturels, liés à des changements de politique commerciale des assureurs alors que le marché est étroit, changements qui d'ailleurs jouent dans les deux sens : quand le segment du marché connait une augmentation forte, les prix de l'assurance baissent, on appelle cela une situation de soft market ; à l'inverse, quand l'assureur estime être surexposé au risque ou que les mesures de prévention ne sont pas suffisantes, des difficultés d'assurance surviennent et les prix augmentent ; c'est ce qui se passe sur le marché des collectivités territoriales depuis quelques années. Comme assureurs, nous sommes très attentifs à l'assurabilité, nous avons à coeur d'accompagner les entreprises, en tant que porteurs de risque, mais aussi de financeurs. Les assureurs gèrent 2 500 milliards d'euros d'actifs en assurance vie, dont 80 % dans la zone euro et 50 % en France ; ils financent les entreprises puisque les fonds de l'assurance vie sont aux deux tiers investis dans les entreprises, pour le quart dans la dette d'État.
M. Jean-Charles Parisot, président du groupe P3G. - Merci pour cette invitation. L'assureur n'est pas un fournisseur comme les autres. Mon entreprise fabrique des meubles à prix modérés et son siège est en Haute-Saône, où nous avons quatre sites industriels et plus de 1 000 salariés. Dans notre métier, il n'y a pas d'obligation d'être assuré, mais il faudrait être un peu fou pour ne pas le faire, parce que le risque industriel est élevé. Les usines sont importantes, on y manipule des matières premières comme le bois. Or, depuis quelque temps, l'assurance nous pose des difficultés sérieuses, qui se traduisent sur notre compétitivité, nos concurrents se trouvant pour l'essentiel en Europe de l'est et en Chine.
Sur la cinquantaine d'assureurs auquel nous pouvons nous adresser, une dizaine seulement accepte d'ouvrir un dossier pour le secteur bois et ameublement, mais en contrepartie d'une prime élevée, ceci quel que soit le capital couvert ; nous devons investir des millions d'euros par an pour notre sécurité, mais nous n'avons aucune marge pour faire baisser la prime d'assurance. Pour nos quatre usines, nous sommes passés d'un coût de 500 000 euros d'assurance il y a dix ans, à 820 000 euros en 2019 et à 2,2 millions d'euros aujourd'hui, alors que les garanties, elles, ont baissé de 40 % et que les franchises ont doublé. Dans ces conditions, l'assurance est utile en cas de catastrophe, mais pas pour les accidents ou bris de machines qui entraineraient par exemple une semaine ou quinze jours d'arrêt, ceci alors même que nos comptes en seraient affectés. L'assurance était avant un coût que nous savions intégrer, elle devient une source d'inquiétude, nous sommes sur une ligne de crête où l'on doit arbitrer entre assurance et compétitivité - des entreprises renoncent à s'assurer, ce n'est pas tenable.
M. Olivier Rietmann, président. - Les primes d'assurance augmentent, mais aussi les franchises ?
M. Jean-Charles Parisot. - Oui, alors qu'il y a dix ans, on avait une franchise à 200 000 ou 300 000 euros, nous sommes aujourd'hui à 1 million d'euros et on nous indique qu'elle pourrait passer à 2 millions d'euros. Cela revient à n'être quasiment pas assuré. Je ne sais pas quels algorithmes les assureurs utilisent pour calculer et mutualiser leurs risques, mais je ne vois pas en quoi tel ou tel événement comme les émeutes en Nouvelle-Calédonie, change le risque de nos usines en Haute-Saône, en tout cas le coût est là pour nous. Notre groupe possède des usines en Europe de l'Est, les assureurs n'y imposent pas de telles augmentations - je le dis en comparant précisément, et donc en retirant la prime liée à la couverture des catastrophes naturelles, qui est un bon mécanisme. Nos concurrents n'ont donc pas cette difficulté avec leur assurance, et je ne parle pas des différences de coût de l'énergie.
M. Olivier Rietmann, président. - Nous examinerons également la question de l'énergie dans notre rapport.
M. Léonard Prunier, président de Prunier SAS et de la Fédération des entreprises et entrepreneurs de France. - Merci pour cette invitation et votre réactivité face à ce problème de l'assurance. J'ai repris l'entreprise familiale de charcuterie dans la Sarthe ; notre entreprise compte 200 collaborateurs et réalise 7 millions d'euros de chiffre d'affaires. La Fédération des entreprises et entrepreneurs de France (FEEF) compte environ 1 000 adhérents qui représentent 50 000 emplois directs, un tiers des entreprises adhérentes étant déficitaires - les différentes versions de la loi « EGalim » nous ont mis au tapis.
Dans la hausse des coûts de production, l'assurance fait ces derniers temps l'effet d'un tsunami. Des entreprises industrielles reçoivent de leur assureur un courrier leur annonçant la résiliation de leur contrat d'assurance sous trois mois : 23 % de nos adhérents ont reçu un tel courrier les obligeant à trouver un autre assureur dans ce délai. Trois groupes d'assurance résilient massivement des temps-ci, et comme il n'y a qu'une dizaine d'assureurs, cela laisse peu de recours. Je ne suis pas un spécialiste de l'assurance, c'est un sujet complexe, mais je sais qu'il est vital. J'ai eu la chance de n'avoir connu aucun sinistre majeur dans mon entreprise et je ne connais pas les raisons de ce tournant des assureurs.
M. Olivier Rietmann, président. - Les assureurs n'indiquent aucun motif de résiliation ?
M. Léonard Prunier. - Presque rien, ou bien un motif sur lequel nous n'avons aucune prise : l'un d'eux, par exemple, indique qu'il cesse d'assurer des entreprises du secteur agroalimentaire, donc ici un motif sectoriel. Attention, l'assurance est vitale pour une PME, et si nous ne pouvons plus vivre, il n'y a plus de monde agricole : 78 % de nos fournisseurs sont français et dans 43 % des cas ils sont situés à moins de 300 km des usines de transformation. Nous ne pouvons pas nous passer d'assurance, nos clients exigent que nous soyons assurés, nous sommes dans une impasse.
M. Olivier Rietmann, président. - Trois mois c'est très court, les entreprises ne sont pas en bonne position pour négocier.
M. Léonard Prunier. - Il faut que des assureurs acceptent de couvrir les risques de l'agroalimentaire, c'est vital. De grands groupes en viennent à créer leur propre assurance interne, mais les PME n'ont pas du tout les moyens de le faire. Le problème de l'assurance était latent depuis quelques années, il devient évident. Nous n'avons cessé d'investir dans la sécurité et nous ne trouvons plus d'assureur.
M. Guillaume Gontard, rapporteur. - Lorsque nous avons lancé notre travail sur les coûts induits auxquels les entreprises doivent faire face, nous avions en tête surtout l'énergie, mais l'assurance est apparue comme un problème de plus en plus important et nous mesurons désormais son impact sur la compétitivité même des entreprises. Il faut une réflexion sur l'assurance en général. Les coûts augmentent pour les collectivités, certaines en sont à rechercher des moyens de s'assurer elles-mêmes, les particuliers ont aussi des difficultés. Que se passe-t-il ? Vous dites qu'il y a peu de groupes qui assurent les risques des entreprises : pourquoi ? Et qu'est-ce qui fait le coût des primes, précisément ? On peut comprendre que les émeutes soient un risque, mais est-ce que cela justifie les augmentations de prime, ou encore le renoncement à assurer, à prendre le risque d'assurer ? Pourquoi l'agroalimentaire et l'ameublement sont-ils des secteurs plus risqués : comment étudiez-vous les risques par branche, au point de ne pas vous engager ?
M. Olivier Rietmann, président. - Est-ce qu'il y a, dans le monde de l'assurance, une volonté de laisser certains secteurs - comme l'agroalimentaire - se débrouiller et s'organiser, pour se repositionner sur d'autres secteurs moins risqués et sur d'autres métiers plus profitables, comme le prêt ? Pourquoi en arrive-t-on à ce que le quart des entreprises adhérentes à la FEEF soient radiées, alors même que la prime a quadruplé ?
M. Guillaume Gontard, rapporteur. - Vous parlez de caisse de mutualisation interne, menez-vous des réflexions sur l'auto-organisation sectorielle ?
M. Jean-Charles Parisot. - Non, à ma connaissance, il n'y a pas de telles réflexions dans le secteur de l'ameublement, ce serait du reste très complexe à mettre en place.
M. Olivier Rietmann, président. - Et cela serait coûteux, ce qui suppose des marges importantes.
M. Léonard Prunier. - Chacun son métier. Que de très grands groupes se lancent dans l'assurance interne, peut-être, mais ce n'est pas accessible aux PME.
M. Paul Esmein. - Y a-t-il une volonté de désengagement ? Non, les assureurs veulent être présents sur tous les secteurs. Les assureurs ne sont pas des fournisseurs comme les autres, probablement, mais en tant qu'entreprises, ils ont des raisonnements économiques comme les autres : ils veulent développer leur activité de manière rentable. Chaque refus de client est un constat d'échec, car il signifie un moindre développement. Refuser une souscription ou résilier un contrat, cela va contre de l'intérêt économique naturel de l'assureur donc, il en arrive là parce qu'il y a un problème. Que se passe-t-il ? Il y a plusieurs cas de figure. D'abord, celui où le marché est déficitaire, c'est le cas pour le secteur bois et ameublement - je n'ai pas de chiffres plus récents parce qu'ils sont regroupés par tranches quinquennales, mais entre 2015 et 2020, le secteur bois-ameublement est déficitaire.
M. Olivier Rietmann, président. - Cela signifie que les entreprises du secteur sont déficitaires ?
M. Paul Esmein. - Non, l'assurance est déficitaire, c'est-à-dire que les primes ne couvrent pas les sinistres et les coûts de gestion. Nous pourrons vous communiquer les chiffres sectoriels, ils sont publics. Pourquoi est-ce que cela se produit en France et pas à l'étranger ? Je ne sais pas, je n'ai pas de comparaison précise. Les assureurs définissent leur politique commerciale en fonction du risque, de la mutualisation, mais ils font bien sûr une analyse sectorielle, elle a une incidence. Et ce n'est pas parce qu'il y a des émeutes en Nouvelle Calédonie qu'on arrête de couvrir un risque en métropole par exemple sur l'agroalimentaire ou l'ameublement, cela ne fonctionne pas ainsi.
M. Olivier Rietmann, président. - Je croyais qu'il y avait une véritable mutualisation intersectorielle : des secteurs coûtent plus qu'ils ne rapportent, pour d'autres c'est l'inverse, et l'ensemble s'équilibre, avec des marges. Mais si l'on en vient à éliminer tout déséquilibre, on ne prend en fait plus de risque.
M. Paul Esmein. - L'assurance est par nature aléatoire, le risque est notre métier. La diversification sectorielle implique de la mutualisation et une vision d'ensemble pour l'équilibre, c'est pourquoi aussi nous diversifions nos sources de risque. Cependant, l'assureur analyse les segments sectoriels de ses risques et quand on en arrive à un déficit chronique d'un secteur, on n'est plus dans l'idée de couvrir des aléas, mais de subventionner un secteur par les autres, ce qui n'est pas tenable à long terme, d'autant que les assureurs vont avoir tendance à se spécialiser vers les secteurs les plus rentables. Ainsi, de fait, un assureur a-t-il vocation à équilibrer chaque secteur où il couvre des risques. Une autre situation est celle, conjoncturelle, où des assureurs décident de changer leur politique commerciale, obligeant dans les faits les assurés à changer de compagnie d'assurance - cette situation a des désagréments, elle peut poser des difficultés, mais elle est différente de la précédente.
M. Léonard Prunier. - Il y a quand même un problème de fond : on veut réindustrialiser en France, mais les industries ne peuvent pas s'assurer. Toute usine doit être assurée ; je ne suis pas un spécialiste des assurances, mais je sais que c'est vital pour les industries. Je me tourne vers vous, les politiques, nous avons tous nos contradictions, mais il faut faire attention à la cohérence des règles avec les objectifs de notre pays. On nous pousse par exemple à installer des panneaux photovoltaïques, mais les assureurs n'en couvrent pas le risque et les pompiers eux-mêmes ne veulent pas intervenir sur ces panneaux, qu'ils jugent trop risqués ! Attention aux injonctions contradictoires. L'équation est simple : sans assurance, pas de réindustrialisation.
M. Jean-Charles Parisot. - Nous constatons qu'en Europe de l'Est, les panneaux photovoltaïques sont couverts par les assurances et qu'ils ne donnent lieu à aucune prime d'assurance supplémentaire. Nous avons un problème lié à nos normes, elles provoquent des décalages de compétitivité qui tuent l'industrie française. Nos règles alourdissent le coût des sinistres et de la réparation, elles représentent des coûts que n'ont pas nos concurrents, nous devons y remédier.
M. Olivier Rietmann, président. - Quand j'étais maire, il y a encore peu, j'avais demandé à évaluer le coût des normes nouvelles en matière de réhabilitation d'un bâtiment : elles représentaient une hausse de 25 % de la réhabilitation.
M. Jean-Charles Parisot. - Est-ce que les assureurs refusent d'assurer les entreprises de Nouvelle-Calédonie ?
M. Paul Esmein. - Chaque assureur est libre de sa politique de souscription, mais d'après les informations qui me remontent, la garantie qui couvre les émeutes ne peut plus être assurée, la mutualisation ne s'applique plus dès lors que toutes les entreprises sont concernées - elles représentent 96% des dossiers de sinistres en Nouvelle-Calédonie, avec un coût d'environ 1 milliard d'euros, c'est énorme pour un territoire de 200 000 habitants.
M. Yves Bleunven. - Il y a des situations particulières liées aux émeutes dans les banlieues ou en Nouvelle-Calédonie, ça se comprend, mais pourquoi est-ce qu'elles auraient une incidence sur la filière bois et l'agroalimentaire : comment les assureurs justifient-ils leurs nouvelles conditions ?
Les assureurs ont des activités financières, on parle de bancassurance : les métiers de la banque ne sont-ils pas plus rémunérateurs - et le secteur ne serait-il pas en train de faire un repli stratégique ? C'est l'impression que cela donne.
Je sais par ma vie professionnelle l'importance de l'assurance, par exemple la livraison dans la grande distribution ne peut se faire sans une attestation d'assurance pour les marques distributeurs ; il y a une interaction tout au long de la chaine de valeur, et si un acteur fait défaut, c'est un séisme : n'est-ce pas ce qui nous menace ici ?
Enfin, je signale que l'auto-assurance sectorielle existe depuis longtemps. Ainsi, la SMABTP est une assurance mutualiste née dans le secteur du BTP il y a 160 ans ; ce peut être un modèle pour le cas où les assureurs se retirent. Les collectivités territoriales en sont également à couvrir elles-mêmes certains de leurs risques. Et quand on fait des achats groupés ou des contrats d'approvisionnement, on établit une sorte de mécanisme d'assurance contre des aléas, c'est aussi une innovation.
M. Simon Uzenat. - J'ai plus de questions à l'assureur ici présent qu'aux industriels. Je pense à la phrase de Coluche « Expliquez-moi de quoi vous avez besoin, on vous dira comment vous en passer, mais continuez à payer quand même... », et même toujours plus... Les collectivités territoriales aussi reçoivent des courriers de résiliation sans autre d'explication ; c'est brutal et il faut progresser, ne serait-ce que sur la forme. Nous avons des difficultés même pour assurer nos permanences parlementaires. J'ai personnellement essuyé un refus alors que nous sommes les représentants de la Nation. Ces sujets entrainent bien entendu un refus des propriétaires de louer... ce qui se traduit par un problème démocratique.
Je m'interroge, ensuite, sur la place que l'assurance fait à la décarbonation des industries : les assurances valorisent-elles les actions de décarbonation ? On sait le coût de l'inaction pour les entreprises, pour l'environnement, pour notre société dans son ensemble : comment valoriser les efforts pour limiter l'empreinte carbone, limiter les prélèvements de ressources ?
M. Léonard Prunier. - Nos clients exigent que nous ayons une assurance au titre de la responsabilité civile, et si nous n'en avons pas, nous perdons le client. L'assurance n'est pas un fournisseur comme les autres, nous ne pouvons pas nous en passer. Il y a un problème, ensuite, avec le délai de trois mois pour la résiliation : dans un temps si court, on ne peut pas se retourner, ce n'est pas normal que le préavis soit si court pour des affaires de cette importance et de cette difficulté.
M. Jean-Charles Parisot. - Les gros clients sont très organisés, ils nous auditent régulièrement parce qu'ils veulent avoir la garantie que nous allons bien les livrer en temps et en heure. D'un autre côté, on nous demande plus d'efforts pour l'environnement, mais les assurances ne nous suivent pas toujours sur ce terrain-là, elles peuvent même être un frein. Finalement, on donne plus de pouvoir aux assurances sur le développement même de l'entreprise.
M. Paul Esmein. - Je ne saurais vous répondre complètement sur la bancassurance, seule une minorité des membres de France Assureurs fait de la banque, même si ce sont des acteurs importants puisque la banque est un secteur plus fermé que l'assurance dans notre pays. De fait, la dynamique des assurances qui font aussi de la banque est particulièrement marquée depuis plusieurs décennies, mais cela ne veut pas dire qu'elles ont la volonté de se replier vers cette activité ; il y a au contraire une volonté d'aller vers plus d'assurance pour ceux qui font par ailleurs le métier de banquier.
Les assureurs sont libres de leur politique d'investissement, mais il faut savoir que 82 % des actifs investis par des assureurs font l'objet d'une analyse selon les critères ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance). Leur politique d'investissement fait l'objet d'analyses précises qui sont rapportées dans des documents extra-financiers et qui vont encore gagner en précision avec l'application de la directive du 16 décembre 2022 relative à la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD).
M. Simon Uzenat. - Ma question portait plutôt sur le fait de savoir si les assurances traitaient différemment les entreprises qui investissent pour la décarbonation, si les investissements pour le climat recevaient une sorte d'incitation - et si les assureurs y réfléchissaient.
M. Paul Esmein. - En matière de souscription, la liberté est le principe, certains assureurs prennent en compte ces investissements, et dans le fond on en rend de mieux en mieux compte, en particulier avec les règles de la directive CSRD.
M. Jean-Charles Parisot. - Il me semble que cela ne répond pas tout à fait à la question. En France, quand on met des panneaux photovoltaïques sur les toits de son usine, on ne peut plus l'assurer : c'est une question de critères posés par l'assureur, pas une question de directive CSRD.
M. Paul Esmein. - La question dépasse l'assurance, les pompiers eux-mêmes refusent d'intervenir pour des panneaux photovoltaïques sur des toits, nous parlons ici plutôt de définition et de maîtrise des risques. À France Assureurs, nous essayons de rendre ces panneaux photovoltaïques assurables, parce que nous sommes bien conscients du problème. Le parc français de ces panneaux est en pleine croissance, il a gagné 31 % entre 2022 et 2023, nous analysons leurs risques et élaborons un guide méthodologique de contrôle des installations par thermographie infrarouge. Nous le faisons aussi pour le risque cyber. Notre démarche d'assureur consiste d'abord à mieux quantifier le risque et à développer les bonnes pratiques de pose pour minimiser les risques associés - ceci pour rendre cet outil assurable.
Mme Anne-Marie Nédélec. - Vos usines à l'est de l'Europe sont dans l'Union européenne, cela facilite la comparaison : la différence de traitement par les assurances tient-elle seulement aux normes, ou bien à d'autres facteurs ?
M. Jean-Luc Brault. - J'ai connu des difficultés d'assurance il y a une dizaine d'années, alors que j'étais à la tête d'une entreprise de BTP qui représentait un chiffre d'affaires de 25 millions d'euros. Il faudrait régler deux problèmes dans ce secteur : d'abord les tricheries sur les garanties décennales, il faut des attestations sincères et vraies, ce n'est pas le cas ; ensuite, la distinction de l'assurance par tranche de risque. J'étais parvenu à m'auto-assurer pour les sinistres jusqu'à 100 000 euros, ce qui revenait finalement moins cher, quitte à n'être assuré qu'au-delà par la compagnie d'assurance. Une telle solution vous paraît-elle extensible ?
Mme Anne-Sophie Romagny. - L'assurance récolte couvre les aléas climatiques et des maladies des plantes, mais des agriculteurs préfèrent s'en passer en raison de son coût et du fait qu'elle ne couvre pas des dommages importants, par exemple ceux occasionnés par les sangliers ou les oiseaux migrateurs. La Région compense une partie de ces dégâts, mais ce n'est pas son rôle. Réfléchissez-vous à faire évoluer les critères de ladite assurance récolte ?
M. Patrick Chauvet. - L'assurance est un maillon essentiel, nous en avons besoin pour réindustrialiser. Vous évoquez plus de transparence, tout le monde y a intérêt. En Normandie, dont je suis l'un des sénateurs, un groupe d'assurances se porte très bien, au point qu'il est devenu le premier investisseur immobilier dans ma métropole ; j'en suis content pour lui et je n'ai rien contre le fait qu'il investisse dans l'immobilier, bien au contraire, mais je n'oublie pas qu'il doit aussi faire son travail d'assureur...Il faut rappeler les fondamentaux, revenir aux bases, au nom de l'intérêt général. Ou bien si l'on en arrive à des situations où les assureurs n'assurent plus parce qu'il y a un risque, tout finira bien mal.
M. Franck Menonville. - Les risques évoluent, de nouveaux apparaissent - et quelle place fait l'assurance à l'intelligence artificielle (IA) pour les analyser ? L'IA ne contribue-t-elle pas à une modélisation du risque et de la gestion des risques, qui pourrait guider la couverture assurantielle ? Qu'en pensez-vous ?
M. Michel Canévet. - La situation actuelle n'offre-t-elle pas aux assureurs étrangers une occasion de venir davantage sur notre marché ? Est-ce que notre cadre législatif est bien adapté à la couverture des risques ?
M. Jean-Charles Parisot. - Pour quelles raisons les compagnies d'assurance ont des critères aussi différents à l'intérieur de l'Union européenne ? Ce que je constate, c'est qu'en Europe de l'Est, le coût des sinistres est moindre, que les délais de traitement y sont bien plus rapides - la France est un pays d'experts, ils prennent la main dès qu'il se passe quelque chose, et ajoutent des délais. Je constate que là-bas, il n'y a pas d'émeutes ni de grèves comme on en a connu ici qui ont un impact sur les coûts d'exploitation.
L'auto-assurance pose des problèmes d'une grande complexité, et il est difficile de sortir de son métier. Nous avons par exemple décidé de prendre en charge la collecte des déchets d'ameublement, mais nous avons rencontré des difficultés auxquelles nous ne nous attendions pas.
Enfin, je partage l'idée qu'il faut poser la question de l'intérêt général. L'assurance n'est pas un fournisseur comme les autres, on le dit aussi pour la banque. L'État a créé la Banque publique d'investissement (Bpifrance) pour concurrencer le secteur bancaire en matière d'investissement, c'est une réussite ; Bpifrance est devenue l'un des piliers de l'investissement en France. Pourquoi ne pas faire la même chose en matière d'assurance ?
Quant aux assureurs étrangers, ils sont déjà présents en France, d'autant que l'assurance aux entreprises fonctionne souvent par pools, le secteur est déjà très internationalisé et les assureurs étrangers ont les mêmes logiques commerciales que les assureurs français.
M. Léonard Prunier. - Des entreprises s'assurent déjà à l'étranger, faute de pouvoir le faire en France, ce qui entraine aussi des incertitudes sur la couverture, en cas de sinistre. S'il n'y a plus que 10 assureurs pour les entreprises, n'est-on pas en présence d'un oligopole ? Une PME ne peut rien faire pour négocier face à une grande compagnie d'assurance, ce n'est pas équilibré.
M. Paul Esmein. - L'assurance entreprise est très concurrentielle, c'est d'ailleurs pourquoi des assureurs ont été déficitaires sur ce segment. Dix assureurs, c'est moins que sur d'autres segments, mais c'est élevé, d'autres secteurs économiques n'ont pas toujours 10 compétiteurs. Le régime des catastrophes naturelles, propre à notre pays, a un impact sur le prix puisqu'il prévoit une surprime de 20 %, c'est un régime très vertueux, que le législateur a voulu, et qui a un coût.
L'assurance agricole mériterait une table ronde à elle seule car, le sujet est vaste. Pour protéger la « ferme France » tout en conservant sa compétitivité, une réforme a introduit trois tranches : les premiers 20 % en auto-assurance ; la tranche 20-50 % par un système mêlant répartition entre assureur et subvention forte, puisqu'elle représente 70 % de la prime ; enfin, au-delà de 50%, une couverture par l'État. Le système est vertueux et fonctionne sur le papier, il a bien démarré à son lancement puis il a paru s'essouffler, mais je crois qu'il est trop tôt pour en tirer le bilan, ne serait-ce que parce que le « pool » de coassurance n'est pas encore installé, j'espère qu'il le sera prochainement. Ce sujet est très important.
M. Olivier Rietmann, président. - C'est aussi un sujet pour la loi de finances - il s'agit tout de même de 500 à 600 millions d'euros, on verra ce qu'il en est dans les semaines à venir.
M. Paul Esmein. - Les assureurs européens peuvent déjà venir en France, au titre de la liberté d'établissement et la libre prestation de service au sein de l'Union. Mais en réalité, ils interviennent surtout à travers des filiales. Des déconvenues ont été vécues en matière de protection, et je crois qu'il faut être prudent.
Quelles sont les pistes pour améliorer la situation ? Nous en avons proposé plusieurs avec la Fédération France Assureurs, pour limiter la hausse des prix des assurances, plusieurs concernent les particuliers.
J'aimerais pour finir attirer votre attention sur le transport public de voyageurs. L'an passé, le bureau central de tarification - l'autorité indépendante qui peut être saisie par les assurés qui ne trouvent pas d'assurance - a été saisi pour la première fois sur le risque des autocaristes, en particulier ceux qui effectuent le ramassage scolaire, car ils ne parvenaient plus à s'assurer. Nous avons réglé cette difficulté, mais c'est un signal d'alerte. Ce qu'on observe, c'est une forte augmentation des coûts de la sinistralité, surtout pour les sinistres graves. Alors qu'il y a quelques années, la mort d'une personne dans les transports publics pouvait donner lieu à un versement de 5 millions d'euros, il n'est pas rare de voir l'indemnité atteindre désormais 15 millions d'euros, voire davantage. Le sujet est sensible politiquement, mais l'absence de tout barème est inflationniste, et pose un problème d'équité et d'assurabilité. Si des assureurs refusent d'assurer, c'est parce qu'ils ne se sentent plus capables de faire face au risque potentiel. Il faut éviter que cette tendance ne s'aggrave.
M. Gilbert Favreau. - Le 29 octobre, le Sénat a adopté la proposition de loi de Christine Lavarde visant à assurer l'équilibre du régime d'indemnisation des catastrophes naturelles qui va dans ce sens.
M. Olivier Rietmann, président. - Merci beaucoup pour votre présence. Nous constatons que, dans bien des domaines, nous payons des décisions politiques du passé où nous avons été les meilleurs dans ce qui ne rapportait rien. Nous avons alourdi les normes, complexifié les procédures - et aujourd'hui, tous les pans de notre économie le paient. Les assureurs ne sont pas des philanthropes, il est grand temps que nous mettions fin à cette surtransposition.
La réunion est close à 16 h 30.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat