- Mardi 26 novembre 2024
- Projet de loi de finances pour 2025 - Mission « Administration générale et territoriale de l'État » - Examen du rapport pour avis
- Mission d'information sur l'intelligence artificielle et les professions du droit - Audition de Mme Clara Chappaz, secrétaire d'État auprès du ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, chargée de l'intelligence artificielle et du numérique
- Mercredi 27 novembre 2024
- Mission d'information sur la mise en oeuvre des prérogatives confiées par l'État dans les territoires - Désignation de deux membres
- Projet de loi de finances pour 2025 - Mission « Immigration, asile et intégration » - Examen du rapport pour avis
- Projet de loi de finances pour 2025 - Mission « Relation avec les collectivités territoriales » - Examen du rapport pour avis
- Projet de loi de finances pour 2025 - Mission « Justice » - Programmes « Justice judiciaire » et « Accès au droit et à la justice » - Examen du rapport pour avis
- Projet de loi de finances pour 2025 - Mission « Justice » - Programme « Protection judiciaire de la jeunesse » - Examen du rapport pour avis
- Projet de loi de finances pour 2025 - Mission « Sécurités » - Programme « Sécurité civile » - Examen du rapport pour avis
- Projet de loi de finances pour 2025 - Mission « Transformation et fonction publiques » - Examen du rapport pour avis
- Projet de loi de finances pour 2025 - Audition de Mme Catherine Vautrin, ministre du partenariat avec les territoires et de la décentralisation
- Mission d'information sur les accords internationaux conclus par la France en matière migratoire - Audition de M. Bruno Retailleau, ministre de l'intérieur
- Jeudi 28 novembre 2024
Mardi 26 novembre 2024
- Présidence de Mme Muriel Jourda, présidente -
La réunion est ouverte à 9 heures.
Projet de loi de finances pour 2025 - Mission « Administration générale et territoriale de l'État » - Examen du rapport pour avis
Mme Muriel Jourda, présidente. - Nous examinons ce matin le rapport pour avis de Mme Cécile Cukierman sur la mission « Administration générale et territoriale de l'État ».
Mme Cécile Cukierman, rapporteure pour avis de la mission « Administration générale et territoire de l'État ». - Les crédits du projet de loi de finances (PLF) pour 2025 dédiés à la mission « Administration générale et territoriale de l'État » trahissent des évolutions budgétaires essentiellement techniques, sans avancée stratégique. La baisse de 16 % des autorisations d'engagement (AE) et l'augmentation des crédits de paiement (CP) de 7 % s'expliquent, en effet, principalement par les échéances liées à divers projets immobiliers.
Pour le programme 216, consacré à la conduite et au pilotage des politiques de l'intérieur, cette évolution résulte exclusivement de l'absence de reconduction des engagements financiers pris pour le nouveau site de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) à Saint-Ouen, qui entre désormais dans sa phase de construction. En conséquence, l'importante hausse des crédits de paiement est destinée à l'exécution des travaux sur ce site, ainsi que la livraison du projet Universeine à Saint-Denis.
Par ailleurs, le programme 354, dédié à l'administration territoriale de l'État, enregistre une sensible progression de ses crédits, à hauteur de 4 % en autorisations d'engagement, justifiée principalement par le renouvellement pluriannuel des marchés d'électricité et de gaz, ainsi que les travaux de rénovation et d'entretien du patrimoine immobilier.
Une fois ces dépenses immobilières isolées, le budget de la mission affiche une stabilité d'ensemble. Si cette situation peut sembler rassurante en apparence, elle ne saurait être satisfaisante au regard des ambitions portées par la loi du 24 janvier 2023 d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi). Ce texte prévoyait un dynamisme budgétaire accru pour renforcer l'administration territoriale de l'État d'ici à 2027, et c'est précisément cet élan qui semble manquer aujourd'hui. Alors que le schéma d'emploi est diminué d'un équivalent temps plein (ETP) dans le projet de loi transmis, j'attends avec intérêt l'amendement visant à renforcer les moyens humains de l'administration territoriale de l'État annoncé par le ministre de l'intérieur, lors de son audition devant notre commission.
À défaut, cette stabilisation ne peut être considérée que comme un pis-aller. Car la question demeure pendante, année après année : comment assurer, dans ce contexte, une présence de l'État à la hauteur des attentes dans nos territoires ?
Face à la résurgence de la crise agricole, la secrétaire générale de la préfecture du Rhône me signalait le besoin urgent, pour les agriculteurs, de services publics de proximité, auxquels la préfecture tentait de répondre par l'expérimentation d'un guichet d'accueil spécialisé. De même, la crise des délivrances de titres a lourdement éprouvé les mairies équipées de dispositifs de recueil, générant une surcharge telle que la préfecture a créé un groupe de travail pour les épauler. Enfin, les inondations récentes en Eure-et-Loir ont, une fois de plus, mis en lumière les fortes attentes exprimées à l'égard des préfectures dans la gestion des crises locales. Ces exemples sont issus de mes récents déplacements, mais ne sauraient être exhaustifs.
Certes, des avancées significatives sont à saluer. Le développement des maisons France Services, avec neuf nouvelles labellisations en un an dans le réseau préfectoral, témoigne de cette volonté de constituer un ancrage territorial, tout comme la réappropriation par le préfet de département de certaines décisions en matière d'ingénierie territoriale, appuyée depuis février 2024 par l'utilisation d'une enveloppe déconcentrée de l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT). Toutefois, des fragilités persistent du fait d'un retard dans l'appropriation de ces nouvelles missions et de ressources humaines encore insuffisantes.
À moyens constants, il est, par ailleurs, impératif de repenser l'organisation même de l'État territorial. Son action est aujourd'hui trop souvent illisible, diluée dans une multiplicité d'agences échappant à l'autorité directe du préfet. Les réorganisations récentes, à l'image des secrétariats généraux communs départementaux (SGCD), ont nécessité des ajustements importants de la part des agents, sans toujours clarifier les responsabilités ni améliorer les conditions de travail. Si les rencontres de l'administration territoriale de l'État, engagées en février 2024, constituaient une belle opportunité en la matière, leur potentiel a été bridé par l'annulation de la plupart des ateliers nationaux à la suite de la dissolution. Il devient dès lors impératif de raviver une dynamique de concertation collective, indispensable pour adapter l'organisation de l'État territorial aux besoins actuels.
Sur un autre point, cette année, les enjeux budgétaires liés à l'organisation des élections, bien que parfois relégués au second plan, méritent une attention toute particulière.
Le programme 232 « Vie politique » enregistre une baisse de crédits de 61 %, en raison d'un calendrier électoral allégé. Toutefois, ces prévisions reposent uniquement sur les scrutins certains au moment du dépôt du PLF, ne prenant ainsi pas en compte le report des élections provinciales en Nouvelle-Calédonie.
Par ailleurs, l'organisation des élections législatives anticipées a entraîné en 2024 un ajustement en cours d'exercice, abondé par le programme « Dépenses accidentelles et imprévisibles ». Un tiers de ces dépenses ne sera toutefois exécuté qu'au cours de l'année 2025, impliquant un report substantiel des crédits.
Dans un contexte où les coûts électoraux demeurent largement incompressibles - et parfois imprévisibles ! -, les récents projets de simplification des processus et des outils offrent des perspectives prometteuses. Ainsi, la dématérialisation complète des procurations de vote, expérimentée lors des élections européennes et législatives de 2024, retient, cette année, toute mon attention.
Rappelons-le, en 2012, le traitement des procurations représentait, selon l'inspection générale de l'administration, l'équivalent d'une année de travail pour 737 agents de police et de gendarmerie, engendrant un coût de 47 millions d'euros. Il s'agissait du deuxième poste de dépenses pour l'État. L'expérimentation de la dématérialisation, menée en 2024, a apporté une réponse concrète à cet état de fait.
La procuration dématérialisée repose sur deux conditions : détenir une carte nationale d'identité format carte bancaire et avoir activé son identité numérique, d'une part, et avoir fait certifier cette identité numérique auprès d'une mairie volontaire, d'autre part.
La dématérialisation des procurations poursuit ainsi l'ambition plus vaste qu'est celle du déploiement de l'identité numérique régalienne. Ce projet porté par le programme France Identité numérique, doté de 76 millions d'euros et financé principalement par la présente mission, vise à offrir aux citoyens une solution sécurisée pour attester de leur identité en ligne. Fondé sur la nouvelle carte nationale d'identité et l'application France Identité, opérationnelle depuis 2024, il permettra une économie estimée à 27,7 millions d'euros grâce à la mutualisation des systèmes d'authentification. Mais l'enjeu dépasse largement le cadre financier. Le Livre blanc de la sécurité intérieure de 2020 appelait, rappelons-le, à une alternative souveraine face aux solutions d'identification proposées par les grandes plateformes numériques privées, qui collectent massivement les données personnelles. Ce dispositif est donc non seulement un gage de simplification des démarches, mais également une réponse directe aux enjeux de lutte contre l'usurpation d'identité et de souveraineté numérique.
Toutefois, le succès de l'identité numérique repose sur une délivrance fluide de la carte nationale d'identité électronique, encore non détenue par 60 % des Français. Pour accélérer son adoption, la gratuité du renouvellement des cartes émises entre 2016 et 2022, prévue dès janvier 2025, est une avancée notable. Mais cette mesure exige une vigilance accrue pour éviter de saturer les services d'état civil déjà éprouvés par une crise récente, dont j'ai détaillé les tenants dans mon précédent avis budgétaire.
Enfin, le déploiement de la procuration dématérialisée requiert, au-delà de la simple détention d'une identité numérique, une action supplémentaire pour certifier celle-ci en mairie. Concrètement, cela consiste à comparer les empreintes de l'usager à celles qui ont été enregistrées sur son titre. Lors de mes visites dans les départements d'Eure-et-Loir et du Rhône, j'ai eu l'occasion d'échanger avec plus d'une trentaine d'élus et d'agents municipaux engagés dans cette expérimentation. Leur implication mérite d'être soulignée. Ce partenariat étroit entre préfectures et communes a permis de dépasser largement les objectifs initiaux : aujourd'hui, plus de 1 700 mairies proposent ce service.
Grâce à ces actions, lors des deux dernières élections, 102 004 procurations ont été établies sans déplacement physique. Fort de ce succès, le Gouvernement ambitionne de généraliser ce dispositif pour les prochains scrutins, avec l'objectif audacieux de porter à 60 % le taux de procurations entièrement dématérialisées d'ici à 2028.
Cet objectif, aussi louable soit-il, nécessite toutefois d'anticiper les défis majeurs qu'il engendre, sur lesquels je tiens à attirer l'attention de la commission dans les limites imposées par l'exercice d'un simple avis budgétaire.
Un premier point de réflexion concerne l'absence actuelle d'un délai fixé par le code électoral pour l'établissement des procurations, sujet sur lequel les représentants des deux préfectures visitées et l'ensemble des trente communes entendues m'ont alertée. Ce vide juridique a déjà révélé ses limites, notamment lors des élections législatives de 2024, où 18 % des procurations ont été établies dans les deux jours précédant les scrutins, engendrant une pression logistique considérable sur les mairies et les préfectures. La possibilité d'établir une procuration en quelques clics ne peut qu'exacerber ce phénomène. Il est donc impératif d'instaurer un délai limite, par exemple fixé au vendredi minuit. Une telle mesure permettrait non seulement de garantir une organisation électorale fluide, mais aussi de renforcer la solennité du vote.
Historiquement conçue comme une mesure dérogatoire, rigoureusement encadrée pour prévenir toute banalisation, la procuration ne peut devenir une alternative de convenance, adoptée par facilité ou impulsion, au détriment du vote en personne.
Par ailleurs, l'usage généralisé de la dématérialisation des procurations pourra soulever des questions quant à la sincérité du vote. La validation en personne par une autorité habilitée offre des garanties essentielles quant à la libre volonté du mandant. En l'absence de ce contrôle direct, des abus risquent de survenir, notamment envers les électeurs les plus vulnérables, exposés à des pressions de tiers. Il est, dès lors, crucial de faire preuve d'une vigilance renforcée, sachant que la certification d'une identité numérique demeure valide durant cinq ans.
Enfin, la fracture numérique demeure un obstacle majeur à l'accessibilité de ce nouveau service. Les communes ayant expérimenté la certification numérique ont souligné les défis rencontrés pour intégrer ces publics éloignés, et ce malgré la mobilisation des agents municipaux. Dans ce contexte, la réduction de plus de 50 % du budget consacré aux conseillers numériques prévue dans le PLF pour 2025 compromet gravement la capacité des collectivités à offrir un soutien adapté. Une simple aide au clic ne saurait, par ailleurs, suffire. Il est impératif d'envisager une refonte des dispositifs d'accompagnement pour garantir une égalité d'accès au service public.
Pour conclure, si le PLF pour 2025 assure une certaine stabilisation des crédits de la mission, il doit être vu comme une étape transitoire et ne doit en aucun cas signifier un renoncement aux ambitions de la Lopmi. La présence de l'État dans les territoires, la clarification de ses missions et l'accompagnement des mutations numériques nécessitent des engagements plus ambitieux. À cet égard, je rappelle que la commission des lois émet depuis plusieurs années un avis défavorable sur cette mission. Pour autant, compte tenu du contexte budgétaire actuel et du nouveau socle commun, je vous propose d'émettre un avis favorable - chacun l'interprétera à sa guise - à l'adoption de ces crédits, tout en rappelant notre vigilance. En effet, le succès des missions de l'État passe inévitablement par un État territorial fort et renforcé, dans le respect de la libre administration des collectivités locales.
M. Jean-Michel Arnaud. - Je vous remercie pour ce travail pertinent, et nous sommes quelque peu surpris par cet avis favorable critique.
Dans le cadre du plan France ruralités, certains personnels de préfecture, dont des secrétaires généraux adjoints, sont chargés des questions de ruralité jusqu'en 2027. Dans mon département, nous avons apprécié l'accompagnement d'un cadre de la préfecture pour traiter les dossiers qui concernent les territoires ruraux. Quelles sont les perspectives après cette date ? J'ai cru comprendre qu'ils n'avaient pas forcément vocation à poursuivre cette mission dans les départements les plus ruraux, faute de moyens. Avez-vous eu des échanges avec l'administration centrale sur ce sujet ?
M. Éric Kerrouche. - Je remercie la rapporteure de sa présentation. Je ne m'attendais pas non plus à un avis favorable...
Sur le fond, cette mission est portée avant tout par une hausse des crédits de paiement consacrés à l'immobilier. Toutefois, comme vous l'avez rappelé, ceux-ci sont en recul par rapport à la trajectoire pluriannuelle définie par la Lopmi.
Concernant le programme 354, à l'instar des PLF pour 2023 et 2024, les grandes promesses de réarmement de l'administration territoriale ne sont pas tenues. La hausse des crédits repose, pour l'essentiel, sur des dépenses d'investissement, mais l'évolution des effectifs est pratiquement nulle. Notre commission et la délégation aux collectivités territoriales soulignent depuis plusieurs années le retrait territorial de l'État, un constat corroboré par la Cour des comptes dans son rapport publié en mai 2022.
Je rappelle que le PLF pour 2024 annonçait pour cette mission 232 ETP supplémentaires, une hausse inédite, même si, en conservant ce rythme, il fallait vingt-deux ans pour revenir aux effectifs de 2012. Or, ce PLF prévoit un schéma d'emploi nul, marquant une nette pause dans le réarmement humain des préfectures et des sous-préfectures, qui constituent le coeur de l'organisation territoriale de l'État.
Or, la politique territoriale doit garantir le service de proximité et une action publique efficace, comme le relève votre rapport. Cela nécessite donc des moyens humains, notamment en matière de contrôle de légalité ou de délivrance et de renouvellement des titres d'identité, à plus forte raison avec les nouvelles contraintes créées par la loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration. Ces services qui subissent déjà une forte pression risquent donc d'être embolisés à un moment où leur productivité serait souhaitable. C'est pourquoi nous déposerons un amendement visant à augmenter les moyens humains des services dédiés à l'instruction des titres sécurisés, à la lutte contre la fraude documentaire et à la gestion des étrangers en France.
À cet égard, l'audition de France Titres à laquelle j'ai procédé a montré les limites de son organisation : le plafond d'emplois fixé induit le recours à des contractuels, ce qui est source d'inefficacité, alors même que cette agence a une mission essentielle pour notre Nation.
Concernant le programme 232, la baisse des crédits est légitimée par le fait qu'aucune élection ne sera normalement organisée en 2025 - en tout cas à ce stade. Le report des élections provinciales en Nouvelle-Calédonie pose néanmoins question.
Toutefois, nous déplorons que le Gouvernement n'engage pas une réflexion sur le financement démocratique de la vie politique. La dotation destinée à prendre en charge le coût des élections pour les communes est gelée depuis 2006 : selon les chiffres de l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF), elle ne couvrirait au total que 15 % du coût réel d'un scrutin. Dans son rapport publié en septembre 2024, la Cour des comptes souligne le manque d'informations fiables à ce sujet et recommande que l'État se livre à une réelle réévaluation de ces coûts, car il serait normal que les dépenses engagées par les communes soient compensées à due proportion, cette mission relevant éminemment du fonctionnement de l'État.
S'agissant du programme 216, deux projets à Saint-Ouen et Saint-Denis expliquent la hausse des crédits dédiés aux investissements immobiliers ainsi qu'à des équipements de vidéosurveillance. Ces investissements n'appellent pas de commentaire particulier. Rappelons cependant, comme je l'ai fait la semaine dernière dans le cadre de la mission « Pouvoirs publics », que certains loyers sont exorbitants dès lors qu'il s'agit de l'État.
Enfin, la baisse des crédits de la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) nous semble malvenue, d'autant que le Parlement a adopté une loi visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires et à améliorer l'accompagnement des victimes. Aussi, nous déposerons un amendement ayant pour objet d'octroyer plus de crédits au fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD).
Considérant que l'importance des programmes immobiliers est contrebalancée par la faiblesse des investissements en ressources humaines, nous nous abstiendrons sur cette mission. Cette abstention n'est aucunement une validation de la trajectoire retenue, car le schéma d'emplois nous semble défaillant.
M. François Bonhomme. - Je souscris à la nécessité d'améliorer la présence territoriale de l'État ainsi que le lien entre le préfet et les maires pour la délivrance de certains titres. En la matière, le contrat d'objectifs et de performance signé entre France Titres et l'État devrait déjà permettre certaines améliorations.
La sécurisation des opérations de vote est un sujet qui me préoccupe particulièrement et pour lequel nous devons agir dès maintenant. Comme nous l'avons constaté lors du dernier scrutin, le risque de confusion concernant la réception et la validité des procurations de vote existe, ce qui peut placer les maires dans une position désagréable. Je ne suis pas opposé à la dématérialisation des procurations, à condition qu'elle soit sécurisée et qu'elle ne vienne pas modifier le déroulement des opérations de vote le jour J.
Il convient aussi, me semble-t-il, de veiller à en contenir le nombre dans des proportions raisonnables. Pour que le vote reste un moment solennel et essentiel de la vie publique, les procurations doivent rester l'exception. Il ne faudrait pas, par convenance ou facilité, qu'elles se multiplient à l'excès.
M. Olivier Bitz. - Notre commission avait émis l'an dernier un avis défavorable sur cette mission, pour des crédits d'engagement pourtant plus importants... À titre personnel, je me félicite de cette appréciation de plus en plus objective de la difficulté à mener des politiques publiques avec les moyens disponibles. Vous avez décidé, cette année, de voir le verre à moitié plein, ce dont je me réjouis.
Sur le fond, je veux vous faire part de deux sujets d'inquiétude majeurs.
Le premier porte sur les moyens humains des préfectures et des sous-préfectures, car il n'y aura pas de prolongement de la décentralisation sans une déconcentration efficace, au plus près des réalités territoriales. Or, cette année encore, nous sommes loin du compte.
Les moyens de l'État étant principalement concentrés au niveau des préfectures de région, les préfectures de département m'apparaissent en voie de « sous-préfectoralisation », les sous-préfectures ayant de leur côté vu l'essentiel de leurs moyens humains partir vers les préfectures, notamment pour l'exercice du contrôle de légalité, qui s'éloigne ainsi des réalités territoriales.
Nous devons donc faire preuve de vigilance pour éviter que les grandes administrations régionales ne dictent au préfet de département la ligne à conduire. Ce dernier doit conserver son rôle de régulation.
Le sujet des conseillers numériques m'inquiète également beaucoup. Le plan Préfectures nouvelle génération a fait basculer l'ensemble des procédures administratives du côté de la dématérialisation, mais, compte tenu de la baisse des crédits, nos concitoyens seront-ils tous en mesure d'accéder aux procédures et de faire valoir leurs droits ?
La Défenseure des droits s'en est inquiétée dans un rapport publié en février 2022. Nous ne pouvons pas continuer à ce niveau de dématérialisation si nous laissons nos concitoyens sans assistance. Certes, les conseillers France Services, ou encore les secrétaires de mairie en milieu rural, aident souvent nos concitoyens à accomplir leurs démarches, mais le recul des crédits m'inquiète sincèrement. L'illectronisme n'est pas forcément une question d'âge ; les nouvelles générations peuvent aussi rencontrer des difficultés pour accéder aux procédures administratives dématérialisées. De surcroît, en milieu rural, ces difficultés peuvent se cumuler avec des difficultés de mobilité.
Mme Cécile Cukierman, rapporteure pour avis. - La question des personnels, quels qu'ils soient, est centrale. Les référents ruralité - nommés dans 78 départements - sont maintenus, mais l'enjeu principal reste la présence d'agents qualifiés dans les sous-préfectures et les préfectures pour mettre en oeuvre la politique voulue par l'exécutif et accompagner les acteurs locaux. Le transfert à des agences d'un nombre croissant de politiques de l'État explique aussi pour partie la baisse des effectifs, mais on voit aujourd'hui que les préfectures sont contraintes de créer des postes pour coordonner l'ensemble des politiques menées sur un territoire donné...
Je ne doute pas que ce sujet animera nos débats sur le projet de loi de finances, et au-delà. Il est possible de faire des choix politiques différents pour renforcer la présence dans les sous-préfectures et les préfectures, soit en redéployant des moyens existants, soit en créant de nouveaux postes. J'observe néanmoins que la tendance à percevoir certaines sous-préfectures comme des lieux délaissés se résorbe, preuve que l'on commence à s'interroger au sein du Gouvernement sur une présence plus équilibrée de l'État dans les territoires.
S'agissant des conseillers numériques, le défi est de les mettre en lien avec les actions menées à l'échelle des collectivités. L'accès au numérique, ce n'est pas seulement savoir se connecter, c'est aussi maîtriser les différents usages qui lui sont associés. Si France Titres, conformément à la volonté gouvernementale, multiplie les procédures dématérialisées, l'accompagnement de nos concitoyens sera indispensable.
La question de la sécurisation de ces opérations se pose aussi, notamment quand c'est la secrétaire de mairie qui aide un usager en faisant à sa place sa demande de carte grise. Cette aide informelle rend par ailleurs la fracture numérique plus difficilement mesurable.
Les frais d'assemblée électorale constituent un sujet important. Lorsqu'une commune prévoit un budget pour une élection à un tour, mais qu'il y en a finalement deux, puis une nouvelle élection législative partielle, les coûts peuvent devenir exorbitants. Il faudrait mener une réflexion approfondie avec l'AMF et le ministère de l'intérieur à ce sujet.
La question de la gestion des procurations est essentielle elle aussi. On a allégé les formalités, mais plus on les allège, plus nos concitoyens se saisissent de cette possibilité.
Après la dissolution, nous avons été surpris par l'explosion du nombre de demandes de procurations et par la participation très élevée. Je ne sais pas ce qu'il en sera à l'avenir, mais imaginons, en 2026, à l'occasion des élections municipales, des résultats très serrés au premier tour entre deux ou trois listes dans une commune. Le scrutin pourrait être perturbé par un afflux de procurations dématérialisées le samedi après-midi. Or aucun doute ne doit être permis sur la sincérité du scrutin. Le résultat d'une élection n'est acceptable par nos concitoyens que si l'ensemble des opérations sont parfaitement sécurisées.
Nous ne pouvons pas passer du bus loué le matin pour aller faire voter les gens au bus loué le soir pour s'assurer que toutes les procurations ont été faites à la maison de retraite... nous savons tous que ces pratiques ont existé. Pour obtenir l'adhésion de nos concitoyens à ces nouvelles démarches dématérialisées, je suis convaincue que la sécurisation doit être maximale. Depuis trois décennies, année après année, nous avons réduit le nombre de scrutins invalidés, notamment pour cause d'irrégularités grossières. Cette tendance ne doit pas s'inverser.
Par ailleurs, voilà maintenant quatre-vingts ans que notre pays a accordé le droit de vote aux femmes, et il serait dommage d'assister à une hausse massive de procurations dématérialisées des électrices au profit des électeurs... Nous devons aussi être vigilants face à des problèmes plus récents comme la radicalisation ou le communautarisme. Il sera difficile de légiférer sur ces questions, mais nous devons en avoir conscience et agir collectivement pour empêcher les dérives.
C'est pourquoi nous militons tous - y compris les services déconcentrés de l'État -pour poser, dès 2026, une limite temporelle à l'autorisation de procuration afin de sécuriser et fluidifier le processus.
Je conclurai en soulignant que la critique peut toujours s'exercer de façon positive, mes chers collègues. À l'avenir, si des gouvernements d'autres bords politiques devaient être nommés, j'ose croire que cette dynamique d'accompagnement constructif du projet de loi de finances demeurerait !
La commission émet un avis favorable à l'adoption des crédits de la mission « Administration générale et territoriale de l'État ».
La réunion, suspendue à 09 h 40, est reprise à 16 heures.
Mission d'information sur l'intelligence artificielle et les professions du droit - Audition de Mme Clara Chappaz, secrétaire d'État auprès du ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, chargée de l'intelligence artificielle et du numérique
Mme Muriel Jourda, présidente. - Notre commission accueille aujourd'hui Clara Chappaz, secrétaire d'État chargée de l'intelligence artificielle (IA) et du numérique, dans le cadre des travaux de notre mission d'information consacrée à l'influence du développement des logiciels d'intelligence artificielle générative (IAG) sur les professions juridiques.
La progression remarquable et continue des outils d'IAG suscite l'intérêt de la commission des lois. Nous avons souhaité nous concentrer sur les professions juridiques. Le champ de la mission d'information peut sembler restreint, tant ces logiciels entraînent des conséquences sur de nombreux secteurs de la société. Mais notre commission accorde une place importante aux questions de justice, et le fait de se concentrer sur un secteur précis permet de gagner en précision dans l'analyse, en nous éloignant des lieux communs sur le sujet.
La matière juridique se prête au développement de ces outils. Celle-ci repose, en effet, sur des tâches d'analyse, de rédaction et de synthèse, que l'IAG peut, a priori, appréhender ; j'en veux pour preuve le dynamisme des start-up dans ce domaine.
Cela provoque réactions et inquiétudes, que partagent certains professionnels du droit et une partie de nos concitoyens. La justice doit rester un domaine où des hommes et des femmes prennent des décisions, l'IA n'étant qu'un outil - et seulement un outil - sur lequel ils peuvent s'appuyer.
Par cette mission d'information, dont Marie-Pierre de la Gontrie et Christophe-André Frassa ont été désignés rapporteurs, la commission des lois a entendu apprécier les conséquences actuelles et potentielles de cette évolution technologique sur les métiers du droit. Les rapporteurs ont veillé à consulter, par un vaste programme d'auditions - vous êtes, madame la secrétaire d'État, la quatre-vingt-dix-huitième personne à être entendue - et la compilation d'une cinquantaine de contributions écrites, tous les acteurs intéressés par ces enjeux : les avocats, les magistrats judiciaires et administratifs, les greffiers, les procureurs, les juristes d'entreprise, les commissaires de justice, les notaires, les conseillers en propriété intellectuelle, des universitaires, les principales écoles de droit, les éditeurs juridiques, les entreprises du secteur, les associations concernées, ainsi que les services du ministère de la justice.
Votre audition clôt ce cycle. Vous allez pouvoir nous exposer la politique gouvernementale en matière d'IAG, et nous souhaitons notamment savoir si le Gouvernement fera sienne la stratégie nationale pour l'IA, initiée en 2018.
Je souhaite commencer par vous poser une question d'ordre général. Vous détenez, au sein du Gouvernement, un portefeuille spécifique. Comment envisagez-vous l'action de l'État entre une direction d'administration centrale - la direction générale des entreprises (DGE) - censée définir des mesures générales en matière d'IA, et des services d'administrations relevant de ministères sectoriels - à l'instar du ministère de la justice - qui rencontrent des problématiques spécifiques ?
Mme Clara Chappaz, secrétaire d'État auprès du ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, chargée de l'intelligence artificielle et du numérique. - Je suis honorée de pouvoir échanger avec vous sur ces sujets essentiels qui touchent à la fois à l'innovation technologique et à la transformation de notre société et de ses métiers. Cette audition est une occasion précieuse de partager la vision du Gouvernement et les actions concrètes que nous menons pour accompagner ces mutations majeures.
Le développement de la legaltech - ces fameuses start-up du droit et de l'IA, notamment générative - incarne une révolution technologique que nous devons collectivement comprendre, encadrer et encourager. Le Sénat, par sa mission d'information, joue un rôle clé pour éclairer ces enjeux complexes, et je vous en remercie. Je salue l'engagement des rapporteurs, Marie-Pierre de la Gontrie et Christophe-André Frassa, pour la qualité et la profondeur des échanges menés. Votre rapport, attendu prochainement, constituera une ressource précieuse pour continuer à avancer sur ces sujets.
Avant d'entrer dans le détail du sujet qui nous réunit aujourd'hui, je souhaite indiquer les quatre objectifs de ma feuille de route en tant que secrétaire d'État chargée de l'intelligence artificielle et du numérique : faire de la France une grande puissance de l'IA au service des Français et de la société ; soutenir notre tissu de jeunes entreprises innovantes tout au long de leur cycle de vie ; protéger notre espace numérique et construire un cadre de régulation équilibré qui favorise l'innovation tout en préservant notre souveraineté ; et enfin, promouvoir un numérique inclusif, responsable et durable, qui profite à l'ensemble de nos concitoyens.
Ces quatre objectifs constituent une réponse aux défis toujours plus nombreux que nous devons relever en France ainsi qu'en Europe dans le champ du numérique et, plus généralement, dans celui de l'innovation et de la compétitivité. Vous connaissez le contexte mondial : les tensions géopolitiques sont croissantes, et la concurrence économique s'accélère. Certains résultats électoraux récents risquent d'entraîner des conséquences et l'Europe, plus que jamais, doit être à la hauteur.
Au quotidien, le fait de réunir les forces vives dans cet effort commun s'avère pour moi un viatique. Il s'agit de l'unique voie pour construire une société numérique innovante et de confiance, et permettre ainsi à chacun de nos concitoyens de se reconnaître dans les mutations impulsées par la technologie et notamment l'IA. Nous devons construire cette voie ensemble, chacun dans son rôle, selon une méthode de travail ouverte que je m'emploierai à respecter. Je sais pouvoir compter sur votre engagement dans cette démarche pour éclairer nos réflexions.
Concernant l'IA, je souhaite vous partager mes ambitions sur le sujet. Mon objectif est de faire de la France une grande puissance de l'IA, et pas seulement d'un point de vue économique : je veux m'assurer que cette technologie serve au plus grand nombre. La France occupe une place incontournable dans le domaine de l'IA, ce succès étant le fruit d'efforts constants, avec plus de 1 000 start-up recensées, dont certaines reconnues dans le monde entier - Mistral AI, Hugging Face, PhotoRoom, Aqemia. J'étais, la semaine dernière, à San Francisco et toutes les entreprises avec lesquelles nous avons eu des échanges là-bas ont demandé des informations sur ces start-up françaises, reconnues aussi bien au niveau scientifique que pour le potentiel des solutions développées.
En 2024, ces start-up ont levé 1,2 milliard d'euros, soit une augmentation de 63 % en un an. Cela témoigne de l'engouement du secteur et de la crédibilité des start-up dans ce secteur en France.
Nous avons également mené un important travail au niveau des infrastructures, avec l'établissement en France de certains des centres de calcul parmi les plus importants d'Europe ; je pense, par exemple, à ceux de Jean Zay et de Genci (grand équipement national de calcul intensif). L'écosystème privé, avec des sociétés comme Scaleway, Outscale ou OVH, a également déployé des solutions reconnues en la matière.
Depuis 2018, notre pays a engagé une stratégie nationale pour l'IA, avec une dotation de 2,5 milliards d'euros. Elle a d'abord soutenu la recherche fondamentale et la formation d'excellence, afin de construire une expertise et développer des systèmes d'IA à la fois performants, sûrs et économes. L'objectif est de bâtir un vivier de compétences à même de nous propulser parmi les leaders mondiaux de l'IA, et de permettre la création de start-up d'excellence.
Nous avons également renforcé les liens entre chercheurs, entreprises et industriels afin d'accélérer le transfert de résultats de la recherche vers l'économie. Cette stratégie concerne l'ensemble de la chaîne de valeurs, du matériel au calcul. Elle se traduit par des initiatives concrètes comme les « clusters IA », les programmes et équipements prioritaires de recherche, les appels à projets pour soutenir les usages d'IAG dans l'économie.
En février 2025, nous aurons une occasion unique d'accélérer cette stratégie lors du sommet pour l'action sur l'IA organisé en France. Ce sommet permettra de réunir chefs d'État, chefs d'entreprise, acteurs de l'écosystème, scientifiques et société au sens large, afin d'être un catalyseur et d'affirmer la position centrale de la France sur la scène internationale de l'IA. Il doit nous permettre d'avoir une discussion mondiale sur la façon de relever ensemble les défis et opportunités de cette technologie.
Il ne s'agira pas seulement d'un moment de réflexion ; il conviendra de souligner l'importance cruciale de l'IA dans la course à la compétitivité, notamment en Europe. Comme l'a souligné le rapport de Mario Draghi, publié en septembre 2024, il est urgent d'innover pour rattraper notre retard technologique et d'investir dans au moins dix secteurs stratégiques, de l'automobile à la santé en passant par l'énergie. L'IA est une technologie transformatrice, qui dispose du potentiel d'augmenter la productivité de notre économie et d'accélérer notre transition vers un modèle plus performant.
Néanmoins, la France accuse encore du retard en matière d'adoption d'outils d'IA, notamment dans les entreprises. Il s'agit d'une préoccupation majeure. J'ai eu l'occasion d'échanger avec de nombreuses entreprises sur le sujet ; celles-ci développent un certain nombre de tests d'utilisation de l'IA dans leurs travaux, mais peinent aujourd'hui à passer à l'échelle supérieure. Notre écosystème d'IA, aussi bien public que privé, doit se mobiliser pour aller au-delà des projets pilotes et prévoir des déploiements à grande échelle.
De même, nous devons affronter le défi de l'acculturation du grand public. Cette technologie suscite encore des inquiétudes et des craintes pour l'emploi. Le champ des possibles est ouvert, mais il induit un certain nombre de risques sur lesquels il convient de mener une réflexion profonde ; je pense notamment à la désinformation, aux conséquences sur l'apprentissage, aux risques sur la santé et la sécurité des personnes. Ces nombreuses questions restent ouvertes : nous tenterons d'y répondre en ayant pour objectif de maintenir la France à la pointe du secteur, tant au niveau de la compétitivité de nos entreprises que des garanties offertes aux usagers.
L'IA est une révolution technologique qui concerne désormais tous les aspects de notre société ; les professions du droit ne font pas exception. L'arrivée des outils d'IAG, notamment au cours des deux dernières années, représente une opportunité immense pour le secteur, mais aussi un défi collectif que nous devons relever avec ambition et responsabilité.
Pourquoi le sujet est-il crucial ? Le droit est au coeur économique et démocratique de notre pays. L'IA dans le droit ne se limite pas à l'amélioration de processus techniques, elle pose des questions fondamentales sur l'accès au droit, les enjeux de compétitivité entre les professionnels et, plus largement, notre souveraineté technologique.
Cette révolution s'accompagne d'un double impératif.
Le premier de ces impératifs consiste à saisir les opportunités pour renforcer l'efficacité et la compétitivité des professions juridiques françaises, en leur permettant de consacrer davantage de temps aux tâches à forte valeur ajoutée. En 2023, Élisabeth Borne, alors première ministre, avait lancé la commission de l'intelligence artificielle ; celle-ci avait identifié que les juristes faisaient partie des professionnels les plus exposés à l'IA. Goldman Sachs estime, pour sa part, que 44 % des tâches juridiques aux États-Unis seront automatisables par l'IA. Nous devrons veiller à ce que ces professions opèrent cette transition avec succès.
Le second impératif auquel nous sommes soumis consiste à garantir le déploiement de ces nouvelles technologies dans le respect d'obligations déontologiques. Certes, la tâche est importante, mais l'enjeu est de taille tant les perspectives sont prometteuses pour l'IA dans le secteur.
Premièrement, l'IA permet d'augmenter la productivité des professionnels, avec un nombre important de cas d'usage très concrets ; je pense à la rédaction et à la synthèse de documents, ou encore à l'identification de nouveaux arguments. Plusieurs professionnels ont témoigné de ces gains de temps. Les notaires, par exemple, entendent réduire de 90 minutes le temps consacré par dossier, et celui dédié à la rédaction d'un contrat peut également être divisé par deux. Ce temps gagné peut donc être consacré à des activités où l'apport des professionnels est irremplaçable ; je pense, par exemple, à l'accompagnement et la stratégie juridique.
Ce constat vaut également pour nos magistrats. Acteurs centraux de notre système judiciaire, ils pourraient eux aussi tirer des bénéfices des outils d'IA et jouer à armes égales face aux avocats. Avec les gains de temps obtenus, les magistrats pourraient également consacrer davantage de temps à leur mission première : rendre une justice équitable, rapide et accessible à tous.
Deuxièmement, ces outils peuvent transformer l'accès au droit. Le gain de temps évoqué permettrait aux professionnels du droit de traiter des dossiers plus nombreux et d'accompagner ainsi un nombre plus important de justiciables, en leur délivrant de l'information juridique vulgarisée grâce à l'IA.
Troisièmement, l'IA porte des enjeux de souveraineté et d'influence internationale. Une infime part des données d'entraînement des large language models (LLM) sont françaises. En droit, cela implique que les LLM étrangers, notamment américains, sont entraînés sur des données majoritairement de common law. Il s'agit donc de promouvoir au niveau international notre modèle et notre culture juridique continentale, avec des LLM entraînés sur nos données de droit civil.
Ces perspectives sont assorties à des risques inhérents aux technologies. L'IAG peut être soumise à des hallucinations ou à des biais algorithmiques. Dans le droit particulièrement, il est primordial d'accompagner et de former les professionnels à une discipline collective, afin de diffuser les bonnes pratiques et de mettre en garde contre les mauvaises.
La legaltech constitue un maillon essentiel de la modernisation de notre secteur juridique. Spécialisées dans le développement de solutions technologiques dédiées au droit, ces entreprises sont aujourd'hui des partenaires incontournables des professionnels. Elles apportent des réponses concrètes aux besoins croissants d'efficacité, d'innovation et d'accessibilité.
En France, l'écosystème de la legaltech est particulièrement dynamique et prometteur, avec aussi bien des acteurs historiques que des start-up faisant bouger les lignes ; je pense, par exemple, à Predictice, Ordalie, Jus Mundi ou encore Doctrine. Le secteur étant en dynamique d'hypercroissance, son poids économique a triplé en trois ans, passant de 30 millions en 2019 à 100 millions d'euros en 2021. La legaltech trouve déjà sa place dans la pratique du droit ; à cet égard, le barreau de Paris a récemment conclu un partenariat avec Dalloz pour équiper 14 000 avocats avec des solutions d'IAG.
Cependant, je suis convaincue que cet écosystème est loin d'avoir atteint son plein potentiel. La majorité des sociétés de la legaltech reste confrontée à des enjeux de financement et de concurrence internationale. Trop peu d'entreprises françaises parviennent à atteindre une taille critique suffisante pour rivaliser avec de grandes entreprises étrangères souvent mieux financées et dotées d'un accès privilégié à des volumes de données considérables.
Conscient de ces défis, le Gouvernement agit pour accompagner le développement des acteurs. Notre rôle est de soutenir la transformation au sein de tous les secteurs d'activité, en s'assurant que les coeurs de métier soient préservés et bénéficient de nouvelles opportunités de développement.
Pour assurer ce rôle, nous avons identifié quatre leviers principaux.
Le premier levier concerne le financement de l'innovation, avec des appels à projets et des plans clés. À cet égard, nous pouvons citer l'appel à projets « Accélération des usages de l'IA générative dans l'économie », doté de 30 millions d'euros, qui vise des solutions innovantes et réplicables dans plusieurs secteurs, dont le droit. À ce stade, 10 % des projets déposés dans le cadre de cet appel à projets concernent directement les professions juridiques.
Le deuxième levier cible la mobilisation de la commande publique pour soutenir nos développeurs de solutions françaises. Des échanges sont en cours, sous le pilotage du ministère de la justice, pour expérimenter des outils reposant sur de l'IAG par les magistrats de la cour d'appel de Paris. Dès 2025, le tribunal de commerce de Paris dotera les juges et les greffiers d'outils d'IA. Les pouvoirs publics doivent accompagner ces expérimentations d'un budget et d'un cadre idoines : je pense notamment aux exigences en matière d'hébergement et de protection des données personnelles.
Le troisième levier s'attache à la diffusion des usages et à l'acculturation des professionnels afin de permettre à ces technologies de trouver leur juste place dans les pratiques. Sur ce point, des campagnes sont en cours avec des réseaux de professionnels tels que les ordres, les barreaux ou encore l'Union nationale des professions libérales (UNAPL) qui a fait de l'IA une de ses priorités. Le dispositif « IA Booster », piloté par Bpifrance, complète l'accompagnement de ces entreprises dans l'intégration des outils d'IAG dans leurs procédures. Les formations en droit doivent également faire une place à des modules dédiés à l'IA ; le Conseil national des barreaux (CNB) a formulé des propositions en ce sens.
Enfin, le quatrième levier vise à lever les freins au développement des start-up, notamment celles de la legaltech, maillon essentiel de la chaîne de valeur. Il s'agit de lever les obstacles structurels : cela a commencé avec la mise en open data des décisions de justice. Cette démarche, toujours en cours, constitue une avancée majeure afin d'accéder à des données de qualité et de développer des solutions pertinentes. L'appel à projets « Communs numériques pour l'intelligence artificielle générative » soutient également la création de bases de données ouvertes et qualifiées.
Concernant l'IA, je souhaite que la France adopte une approche globale, à la fois lucide sur les défis à relever et les menaces à écarter, et capable d'inclure l'ensemble des individus dans ce mouvement d'innovation. À ce titre, je remercie à nouveau votre commission d'avoir lancé ces réflexions spécifiques au métier du droit ; je prendrai connaissance des conclusions de vos travaux avec la plus grande attention.
Madame la présidente, pour répondre à votre question, nous travaillons avec notre ministère de rattachement, celui de la recherche, ainsi qu'avec les services de Bercy. Nous sommes en lien avec les services de la DGE. Un service consacré à ce sujet effectue un travail remarquable et très éclairant. Avec le ministère de la justice comme avec les autres ministères, nous engageons un certain nombre de réflexions, afin de diffuser les avantages et les bénéfices de l'IA auprès de toutes et tous. Concernant la formation, par exemple, nous avons des échanges aussi bien avec le ministère de l'éducation nationale qu'avec celui de l'enseignement supérieur.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie, rapporteure. - La création d'un portefeuille ministériel spécifique à l'IA s'avère une bonne chose, ne serait-ce que pour le signal envoyé. Nous savons désormais que le Gouvernement tient l'IA pour un champ important de l'action publique et, plus largement, de notre économie.
L'État engage-t-il, selon vous, les moyens nécessaires ? Une précision serait bienvenue concernant le montant global de la stratégie nationale pour l'IA ; vous avez évoqué le chiffre de 2 milliards d'euros, alors que le représentant de la DGE nous a indiqué celui de 3,2 milliards d'euros. Par ailleurs, il serait intéressant de connaître la répartition entre les crédits publics et privés.
Les investissements publics et privés français dans l'IAG paraissent faibles en comparaison d'autres pays ou même d'entreprises seules. Quel est votre point de vue sur le sujet ? Revient-il seulement à l'État de catalyser l'investissement privé ?
Nous nous réjouissons que le Gouvernement prenne l'IA au sérieux. Mais pensez-vous pouvoir convaincre les professionnels du droit de l'importance de cette évolution technologique ? Certaines personnes que nous avons auditionnées au cours de nos travaux, qui représentaient des professions juridiques, ne semblaient pas conscientes des enjeux de l'IAG. Le progrès de la technologie nécessite une adoption de celle-ci par les acteurs privés, et sa maîtrise conditionne l'effet vertueux de l'IAG.
Nous avons été frappés du dynamisme de la legaltech, même si certains usent de termes parfois volontairement flous, laissant entendre que leur service s'apparente à une consultation juridique, monopole des professions réglementées. Nos auditions ont démontré qu'un arbitrage interministériel n'existait pas en la matière. La DGE est favorable à l'inscription dans la loi d'une définition de la consultation juridique dans un souci de lisibilité et de clarification du droit, tandis que le ministère de la justice souhaite maintenir cette définition dans le domaine jurisprudentiel. Quelle est votre position sur le sujet ?
M. Christophe-André Frassa, rapporteur. - Je souhaite vous interroger sur les acteurs publics, au premier rang desquels le ministère de la justice. Je vous remercie pour le dynamisme qui transparaît dans vos propos, car un sentiment plus mitigé nous a accompagnés tout au long des auditions. Nous avons rencontré de nombreuses difficultés pour recevoir les services du ministère de la justice, qui semble dépassé par la rapidité des évolutions technologiques entraînées par l'IAG. Pouvez-vous nous rassurer sur l'approche de l'État en matière d'IAG, sachant que la dimension générative est souvent occultée ? Nous espérons que, lors du sommet de février prochain, l'État plaide la cause de l'IAG et soumette des propositions fortes.
Je souhaite revenir sur les difficultés rencontrées par le ministère de la justice : ses services apparaissent en effet contraints et avancent avec un boulet attaché à chaque pied.
Le premier boulet est d'ordre juridique, car certaines réglementations les empêchent de recourir à des logiciels avec la même facilité que les acteurs privés. Du côté de la magistrature administrative, le Conseil d'État estime qu'il lui faudra développer en interne un outil d'IAG, ce qui semble pour le moins délicat au regard des moyens nécessaires au développement de celui-ci. Dans le même temps, les services de Bercy ont développé leur propre IAG pour le tri de la masse d'amendements dans le cadre des projets de loi de finances (PLF). Peut-être pourraient-ils faire profiter d'autres administrations de leur savoir-faire.
Le second boulet concerne le numérique. Nous connaissons le retard de la chancellerie en matière numérique, voire informatique ; je pense notamment à l'équipement. Combien de trains de retard les professions judiciaires ont-elles concernant l'IAG ? Et comment envisagez-vous d'aider ce ministère à rattraper le retard ?
Mme Clara Chappaz, secrétaire d'État. - Les questions que vous m'avez posées peuvent être résumées en trois interrogations : sommes-nous prêts, du point de vue de l'État, à accompagner cette transformation ? Sommes-nous prêts également du point de vue des usagers, acteurs privés ou publics ? Et si tel n'est pas le cas, comment faisons-nous en sorte de le devenir ?
Quand une technologie aussi transformative arrive sur le marché, il est normal que des interrogations surviennent. Cela vaut pour les professions juridiques comme pour d'autres professions. Je serai attentive à ce que toutes les professions montent dans le train de l'IA. Il s'agit de surmonter l'appréhension de la nouveauté pour en tirer tous les bénéfices. Si, sur le terrain, personne n'utilise les solutions qui sortent de nos belles entreprises d'IA, alors les bénéfices seront faibles, en termes aussi bien de productivité que d'amélioration du travail pour nos concitoyens.
À la question de savoir si nous sommes prêts, ma réponse est oui, mais un accompagnement sera nécessaire. Pour cette raison, la deuxième étape de la stratégie nationale pour l'IA concerne l'accompagnement et le déploiement.
Pour répondre à votre question sur le budget concernant l'IA, on parle bien de 2,5 milliards d'euros. Cet argent public se déploie en deux phases : une première, à hauteur de 1,5 milliard d'euros, consacrée à la recherche et la création de solutions ; et une deuxième, à hauteur de 1 milliard d'euros, pour le déploiement dans l'économie. Il s'agit donc à fois de créer les solutions et de les diffuser pour en tirer tous les bénéfices. Au-delà du chiffre que vous avez évoqué, madame la rapporteure, il faut prendre en compte des investissements privés.
Comme dans toute stratégie d'innovation, l'État impulse un certain nombre de choses, notamment en investissant dans la recherche et les capacités de calcul, mais le secteur privé doit aussi prendre sa part afin de constituer un écosystème solide.
Pour dépasser cette appréhension de l'IA et accompagner le changement, l'État est intervenu en amont. Depuis 2018, la stratégie nationale sur l'IA repose sur un certain nombre de rapports publiés à l'époque qui nous permettent d'être là où nous en sommes aujourd'hui. Si les investissements n'avaient pas été effectués, nous n'aurions pas aujourd'hui des laboratoires comme Mistral AI ou Kyutai qui développent des modèles d'IA à la pointe.
Nous avons su renforcer nos compétences au niveau des talents et des infrastructures, notamment grâce à notre accès à une énergie stable et verte. Aujourd'hui riches de ces solutions, notre principal sujet concerne l'adoption. Comment les usagers vont-ils se saisir de ces technologies ? Je suis optimiste, car la démarche adoptée me semble la bonne ; je pense aux appels à projets déjà évoqués, mais aussi à un certain nombre d'autres appels à projets que nous allons déployer d'ici au sommet des 10 et 11 février 2025. Un dispositif, lancé cette semaine avec le ministre de l'économie et des finances, va notamment permettre de lister les cas d'usage dans les différents métiers ; l'objectif est de livrer de bonnes pratiques et de permettre à chacun de voir comment des personnes exerçant la même profession utilisent l'IAG.
Sur la question du secteur public, nous avons amorcé un travail depuis un an. La DGE pilote une partie de ce travail, afin d'accompagner la diffusion de la technologie, de lancer un certain nombre de tests et d'accélérer l'acculturation. Nous sommes engagés dans la bonne voie. Je ne peux pas vous assurer que tous les avocats et magistrats utilisent aujourd'hui l'IA, mais je peux vous garantir que nous allons les accompagner afin que le déploiement s'effectue le plus rapidement possible.
Sur la possibilité de développer des outils publics, il convient de regarder les solutions qui existent déjà sur le marché. Si ces outils n'apportent pas les bonnes réponses ou que des raisons réglementaires empêchent de le faire dans certaines professions, celles-ci doivent pouvoir développer leurs propres outils. Sur ce point, je suis optimiste. En plus des travaux déjà cités, nous pouvons évoquer le travail de la direction interministérielle du numérique (Dinum) qui, ces dernières années, a permis le développement d'outils souverains au service des agents de l'État ; je pense, par exemple, à la messagerie Tchap, qui permet à tout agent de l'État de communiquer de manière instantanée. Les services de la Dinum ont également déployé, avec Albert, leur propre modèle d'IA ; on peut donc imaginer qu'ils puissent, si cela s'avérait nécessaire, apporter des réponses aux besoins de certaines professions.
Vous avez évoqué un double boulet, juridique et numérique. De mon côté, je vois plutôt des opportunités. Une technologie aussi transformative va changer la manière de travailler des professionnels du droit. Celle-ci, comme toutes les innovations de rupture, demande beaucoup d'investissements et d'agilité pour assurer une bonne propulsion. Elle peut également servir à combler le fossé numérique que certaines personnes pouvaient ressentir. Aujourd'hui, l'IAG permet à une personne qui n'a jamais appris à le faire de coder ; elle lui permet également de prendre des notes ou encore d'utiliser la commande vocale pour accéder à un certain nombre de services.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie, rapporteure. - Votre réponse n'est pas totalement satisfaisante en ce qui concerne la Chancellerie. À l'issue de nos auditions, nous avons eu l'impression de voir deux trains, deux dynamiques distinctes. D'un côté, celui des professions réglementées du droit, qui connaît des difficultés juridiques et financières mais avance assez rapidement, même si les éditeurs n'ont pas tous atteint le même niveau. De l'autre, le train de la Chancellerie, qui est resté en gare. Un gouffre s'installe donc entre les magistrats et les autres professions juridiques, dont on peut espérer qu'elles ont recours à une IAG de qualité, de manière prudente. Ce fossé nous préoccupe et nous n'avons pas été rassurés, ni par la DGE ni par la Chancellerie.
Mme Muriel Jourda, présidente. - À cet égard, je me demande si, pour des raisons de fond tenant au rôle de l'État et pour des considérations budgétaires, le Gouvernement ne devrait pas se désintéresser des professions juridiques indépendantes, qui ont toujours su s'adapter par elles-mêmes, pour se concentrer sur la sphère publique.
M. Christophe-André Frassa, rapporteur. - La question de la formation a été mentionnée dans toutes les auditions que nous avons menées, aussi bien avec les acteurs publics que privés. Il s'agit de former les professionnels actifs, les étudiants mais aussi les lycéens. Vos collègues de l'éducation nationale et de l'enseignement supérieur figurent-ils dans les acteurs gouvernementaux impliqués dans la thématique de l'IAG ? La formation et l'enseignement constituent, en effet, l'un des enjeux majeurs en la matière.
Mme Clara Chappaz, secrétaire d'État. - J'entends vos réflexions et lirai très attentivement votre rapport, pour prendre connaissance des difficultés que vous mentionnez dans le détail. Néanmoins, le domaine de la justice n'est pas le seul à connaître une telle situation. Notre rôle est d'engager un travail interministériel afin d'embarquer au mieux tous les acteurs publics, mais aussi ceux du secteur privé. Ce serait une erreur de penser que ces derniers vont se saisir de la technologie par eux-mêmes...
Mme Marie-Pierre de La Gontrie, rapporteure. - Ils le font déjà !
Mme Clara Chappaz, secrétaire d'État. - Non. En matière d'adoption de l'IA, la France est le pays le plus en retard au niveau européen, avec moins de 10 % des entreprises qui ont vraiment mis en place des solutions. Les acteurs privés sont peut-être en avance par rapport à ceux du public, mais il nous faut continuer de soutenir les dispositifs des deux côtés et ne pas créer de décalage entre les actions menées.
Je partage votre point de vue sur la formation et la sensibilisation. Notre méthode consiste d'abord à mieux comprendre l'évolution des métiers. À cet égard, nous avons lancé l'initiative LaborIA, qui vise à analyser cette évolution et à réfléchir à ce que l'IA peut apporter. Ensuite, il s'agit de se pencher sur la façon dont les formations peuvent acculturer les élèves à l'utilisation de ces outils. L'appel à manifestation d'intérêt « Compétences et métiers d'avenir » a été lancé, dans la perspective de créer des formations plus adaptées dans chaque discipline.
Concernant les magistrats, nous avons eu des échanges avec le ministère de la justice, que nous pourrons poursuivre pour identifier comment les accompagner au mieux, si vous pensez que c'est là que notre action doit être la plus appuyée. Dans le domaine du droit comme dans les autres, notre méthode consiste toujours à nous demander comment embarquer avant tout le secteur public dans la transformation. Nous ne souhaitons pas que seuls les acteurs du privé bénéficient des transformations offertes par cette technologie. Parfois, la marche est plus haute du côté du public.
Mme Muriel Jourda, présidente. - Merci, madame la secrétaire d'État, d'avoir clôturé notre série d'auditions.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 h 55.
Mercredi 27 novembre 2024
- Présidence de Mme Muriel Jourda, présidente -
La réunion est ouverte à 8 h 30.
Mission d'information sur la mise en oeuvre des prérogatives confiées par l'État dans les territoires - Désignation de deux membres
Mme Muriel Jourda, présidente. - Il convient de compléter la mission d'information sur la mise en oeuvre des prérogatives confiées par l'État dans les territoires par la désignation de deux nouveaux membres, que je soumets à votre approbation : Mme Anne-Sophie Patru, pour le groupe Union Centriste, et Mme Patricia Schillinger, pour le groupe du Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants (RDPI).
Il en est ainsi décidé.
Projet de loi de finances pour 2025 - Mission « Immigration, asile et intégration » - Examen du rapport pour avis
Mme Muriel Jourda, présidente, rapporteur pour avis de la mission « Immigration, asile et intégration ». - Nous débutons notre matinée d'examen des missions de la deuxième partie du projet de loi de finances avec le rapport pour avis sur la mission « Immigration, asile et intégration », qu'Olivier Bitz et moi-même allons vous présenter.
Le projet de budget pour 2025 tel qu'il nous est présenté n'est pas tout à fait conforme à celui que nous espérions. Il rompt en effet avec plusieurs années d'augmentation constante des crédits. La diminution observée est de l'ordre de 2 % en autorisations d'engagement (AE), soit 34 millions d'euros, et de 5 % en crédits de paiement (CP), soit 109 millions d'euros. Olivier Bitz et moi-même avons donc conduit nos travaux avec une certaine circonspection.
En premier lieu, l'effort budgétaire demandé nous a d'emblée paru assez important, et ce d'autant plus qu'il convient de prendre en compte le nouveau rattachement à la mission des crédits liés à la prise en charge des bénéficiaires de la protection temporaire ukrainiens. Si l'on neutralise ce changement de périmètre, on arrive à une diminution de 15 % du budget de la mission.
En second lieu, cette contraction budgétaire se concentre sur trois segments particuliers de la mission à laquelle notre commission est traditionnellement très attentive.
Le premier est la lutte contre l'immigration irrégulière. Les crédits de l'action correspondante connaissent une baisse de 23,5 %, soit 60 millions d'euros. Je rappelle que cette action finance notamment le dispositif de rétention administrative, et ce alors que l'objectif de 3 000 places en centres de rétention administrative (CRA) à l'horizon 2027 fixé par la loi du 24 janvier 2023 d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi) est maintenu.
Les autres points ont trait aux conditions matérielles d'accueil, avec une diminution importante du budget de l'allocation pour demandeur d'asile (ADA) ainsi que la suppression de près de 6 000 places d'hébergement - Olivier Bitz reviendra plus en détail sur le sujet.
Si ce budget n'est pas celui que nous espérions, je vous propose néanmoins de ne pas nous y opposer.
Tout d'abord, vous le savez, la France se trouve dans une situation budgétaire profondément dégradée. Il est donc légitime que l'ensemble des missions de l'État contribuent à l'effort national de réduction du déficit.
Ensuite, nos réserves s'appliquent à la version initiale d'un projet de loi de finances (PLF) préparé dans des délais excessivement contraints et dont l'exécutif a régulièrement indiqué qu'il serait amené à évoluer au cours des débats. Dans ce contexte, il me semble que nous devons prendre acte de l'engagement pris par le ministre de l'intérieur devant notre commission de présenter un amendement visant à abonder les crédits de la mission à hauteur de 59 millions d'euros en AE et 34 millions d'euros en CP. Je suis bien consciente qu'il ne s'agit que d'un ajustement, mais cet amendement aurait toutefois le mérite d'établir un compromis que je qualifierais de plus raisonnable entre la maîtrise des finances publiques et la mise en oeuvre d'une véritable politique migratoire.
Enfin, et il s'agit de la raison la plus importante à mes yeux, je relève la conformité du discours de l'exécutif sur la politique migratoire avec les positions défendues de longue date par notre commission. Le ministre de l'intérieur met notamment résolument l'accent sur la nécessité de contenir les flux entrants - nous le demandons systématiquement depuis plusieurs années lors de la présentation de cet avis budgétaire -, de renforcer l'exigence du parcours d'intégration et d'établir un ciblage des motifs d'admission au séjour conforme aux intérêts de la France.
C'est pour ces trois raisons que je vous propose de ne pas nous opposer à l'adoption des crédits.
Nous allons maintenant vous présenter dans le détail les crédits pour chacun des trois piliers de cette mission : la lutte contre l'immigration irrégulière pour ce qui me concerne et les crédits relatifs à l'asile et à l'intégration pour Olivier Bitz.
Sur la lutte contre l'immigration irrégulière tout d'abord, les flux se maintiennent à un niveau élevé. Le nombre de bénéficiaires de l'aide médicale d'État (AME) s'élève à 441 000 en 2023, soit 40 000 de plus que l'année précédente. Plus de 72 000 étrangers ont par ailleurs été contrôlés en situation irrégulière durant le premier semestre 2024, contre 120 000 sur la totalité de l'année précédente. La pression migratoire est donc élevée.
Ce constat rend d'autant plus indispensable la revalorisation des crédits dédiés à la politique de retour, comme le ministre s'y est engagé. Pour votre information, la direction nationale de la police aux frontières (DNPAF) a procédé à 11 700 retours forcés en 2023, contre 11 400 l'an passé. En ce qui concerne les obligations de quitter le territoire français (OQTF), nous n'avons pas encore été destinataires de leur taux d'exécution. Les explications avancées à cette stagnation des éloignements dans les documents budgétaires concernent notamment le manque de coopération de certains États d'origine, au premier rang desquels les trois États du Maghreb.
Au-delà de l'analyse quantitative, un point de satisfaction se dégage si l'on effectue une approche qualitative. Vous vous en souvenez, la dernière loi relative à l'immigration a réduit les protections contre l'éloignement dont bénéficiaient certains étrangers, pourtant parfois auteurs de graves troubles à l'ordre public. Selon la direction générale des étrangers en France (DGEF), environ 2 200 mesures d'éloignement supplémentaires ont pu être prononcées entre janvier et octobre du fait de cette évolution de la législation. L'effort devra bien évidemment être maintenu pour garantir l'exécution de ces mesures, mais nous pouvons néanmoins collectivement nous féliciter de ce résultat.
J'en viens au dispositif de rétention administrative. La capacité totale du parc de rétention n'évoluera pas en 2025. Pour rappel, celle-ci atteint 1 959 places en 2024. La prochaine livraison est attendue en 2026, avec un nouveau centre de rétention administrative de 140 places à Bordeaux.
Le plan CRA 3 000 est déjà bien lancé, avec des projets en cours sur le site Périchet, ou encore à Vincennes, Béziers, Nantes, Dijon et Dunkerque. Nous estimons donc que l'objectif très ambitieux de 3 000 places en 2027 n'est pas inaccessible. Tout retard pris aujourd'hui enterrerait néanmoins cet objectif, repris par le Gouvernement actuel. À cet égard, nous pouvons nous réjouir de l'engagement pris par le ministre de rehausser les crédits correspondants.
M. Olivier Bitz, rapporteur pour avis de la mission « Immigration, asile et intégration ». - Il me revient de vous présenter les crédits relatifs à la politique de l'asile et à l'intégration.
La réduction des délais de traitement des demandes d'asile est l'un des objectifs clés de notre politique migratoire. C'est d'abord un enjeu humain que les demandeurs soient fixés au plus vite sur leur situation, mais c'est également un enjeu budgétaire. Sur ce point, nous sommes sur la bonne voie.
En effet, la dynamique de réduction des délais amorcée en 2020 s`est poursuivie en 2024. S'il est encore loin de l'objectif assigné de six mois, le délai moyen de traitement est en amélioration constante à 9,1 mois en août 2024, soit 4 mois de moins qu'en 2022. Si une légère dégradation est observée à l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) sur les derniers mois, le transfert de 29 équivalents temps plein (ETP) de la part de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (Ofii) devrait permettre de renouer rapidement avec cette dynamique baissière.
À terme, les réformes introduites par la dernière loi relative à l'immigration pourraient encore accentuer cette dynamique. Je pense à l'expérimentation des espaces « France asile », qui n'ont pas encore été mis en service, et à la territorialisation de la CNDA.
Ces chiffres sont de bon augure, mais il convient de rester prudent. Nous sommes, d'une part, encore loin de l'objectif des six mois, qui ne peut être envisagé qu'à moyen terme. Je note par ailleurs un effort de sincérité du Gouvernement, qui l'a renvoyé à 2027. Cela me semble effectivement plus conforme à la réalité du terrain. D'autre part, l'édifice est fragile et toute augmentation abrupte de la demande d'asile pourrait interrompre cette dynamique. Compte tenu de la dégradation du contexte international, cela ne peut malheureusement être totalement exclu.
Le second point d'intérêt de la politique de l'asile est celui des conditions matérielles d'accueil. Disons-le clairement, le budget proposé pour l'ADA est particulièrement ambitieux. Si l'on retranche les crédits fléchés vers les Ukrainiens, nous arrivons à une baisse de 47 millions d'euros. Cela est loin d'être anecdotique, même s'il est vrai que la budgétisation de l'ADA s'est révélée, ces dernières années, moins hasardeuse que par le passé. Au vu de ces éléments, nous considérons qu'un ajustement des crédits en gestion ne peut être exclu à ce stade.
S'agissant de l'hébergement des demandeurs d'asile, la question la plus sensible, le PLF pour 2025 intègre une importante réduction capacitaire. Celle-ci est de l'ordre de 6 000 places, pour un montant total de 71 millions d'euros. Le Gouvernement relativise les effets de cette diminution en tablant, d'une part, sur la réduction du taux d'indisponibilité par une meilleure régulation du parc et, d'autre part, sur l'amélioration attendue des délais d'instruction des demandes d'asile.
Sans remettre en cause le travail remarquable des agents de l'Ofii pour fluidifier le parc, ce scénario nous semble très optimiste. Il semble en effet illusoire que la suppression de plus de 6 000 places soit sans effet sur le taux d'hébergement. Cela est d'autant plus vrai qu'il faut également prendre en compte le rattachement de l'hébergement des Ukrainiens à ce poste de dépenses, pour approximativement 100 millions d'euros... Tout l'enjeu sera donc d'en limiter les conséquences, en particulier vis-à-vis des demandeurs d'asile les plus vulnérables, afin qu'ils ne se retrouvent pas à la rue. Nous serons vigilants sur ce point.
J'en viens enfin aux crédits relatifs à la politique de l'intégration.
Je commencerai par un point de satisfaction : l'achèvement programmé de la dématérialisation des procédures d'admission au séjour et d'éloignement. Nous avons longuement discuté de ce projet de l'administration numérique des étrangers en France dans notre commission. Il devrait être pleinement opérationnel en 2025, avec un décommissionnement en parallèle de l'application obsolète de gestion des dossiers des ressortissants étrangers en France (Agdref) dont vous avez tous entendu parler. Nous tenons à saluer l'achèvement de ce projet précieux de longue haleine pour les usagers.
J'en viens à l'instrument clé de notre politique d'intégration, le contrat d'intégration républicaine. Celui-ci est épargné par les baisses de crédits, mais il n'est pas certain que cela suffise. Je vous rappelle en effet que la dernière loi relative à l'immigration conditionne la délivrance d'un titre de séjour longue durée à la réussite à des examens linguistiques et civiques. Ce passage d'une obligation de moyens à une obligation de résultat aura nécessairement un coût. Des pistes sont sur la table pour le maîtriser, par exemple la fin de l'obligation de suivi des enseignements pour les étrangers maîtrisant déjà le socle de connaissance de requis ou encore la dématérialisation de tout ou partie des enseignements. Il va sans dire que nous suivrons ce dossier avec attention.
Un dernier point sur le programme « Agir », qui est un projet de guichet unique pour l'accompagnement des réfugiés vers le logement et l'emploi. Il fait l'objet d'un redimensionnement afin de plafonner à 25 000 le nombre de ses bénéficiaires. Nous estimons que cette inflexion n'est pas injustifiée, eu égard aux limites de l'exercice. D'une part, les taux de sortie positive en logement (30 %) comme en emploi (18 %) sont modestes en 2023. Par ailleurs, ce programme semble bénéficier essentiellement aux étrangers déjà les mieux intégrés, au détriment des autres.
Mes chers collègues, vous l'aurez compris, ce budget n'est pas celui que nous appelions, il n'est peut-être même pas celui que nous espérions. Dans le contexte actuel et sous réserve que l'engagement du ministre soit tenu, il nous semble en revanche qu'il a le mérite de préserver l'essentiel et qu'il est, dès lors, le moins insatisfaisant que nous puissions attendre. C'est pourquoi nous vous proposons de ne pas nous y opposer et de donner un avis favorable à l'adoption de ces crédits.
Mme Corinne Narassiguin. - Nous sommes assez étonnés de voir que le premier budget Barnier-Retailleau de la mission « Immigration, asile et intégration » soit en baisse de 5 %. Cette baisse se répercute sur les programmes relatifs à la garantie de l'exercice du droit d'asile, l'accueil des étrangers primo-arrivants et la lutte contre l'immigration irrégulière, cette dernière action étant pourtant présentée comme une priorité du ministre de l'intérieur.
Concernant l'objectif de 3 000 places en CRA en 2027, nous nous étonnons également qu'aucune nouvelle dépense ne soit engagée pour s'assurer de la création effective de ces places, d'autant que les crédits consacrés aux mesures d'éloignement sont en nette baisse.
Les deux points les plus problématiques pour le groupe socialiste concernent les crédits destinés à financer le parc d'hébergement. La suppression de plus de 6 500 places va impacter toutes les catégories d'hébergement, les centres d'accueil pour les demandeurs d'asile, l'hébergement d'urgence, les centres d'accueil et d'examen. Or on estime que 6 000 personnes sont d'ores et déjà sans domicile fixe, notamment à Paris, dans le nord de la capitale et en Seine-Saint-Denis.
Nous observons une baisse de 45 % des CP de l'action n° 12 « Intégration des étrangers primo-arrivants », alors que la dernière loi relative à l'immigration prévoit que les étrangers primo-arrivants qui souhaitent demander une carte de séjour pluriannuelle au bout d'un an doivent avoir le niveau A2 en français. La loi prévoit des obligations pour les personnes qui souhaitent s'intégrer, mais sans donner les moyens nécessaires pour atteindre les objectifs fixés. À cet égard, je n'ai obtenu aucune réponse à la question que j'ai posée au ministre de l'intérieur sur les dépenses liées à la formation linguistique.
M. André Reichardt. - Le budget consacré aux associations d'aide aux migrants a défrayé la chronique ces dernières semaines. Disposez-vous d'informations sur les montants en jeu ? Une évaluation de l'efficience de cette aide a-t-elle été faite par le passé ?
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Nous l'avons déjà constaté la semaine dernière, alors que les rapporteurs pour avis sont plutôt réservés sur les crédits dédiés aux missions examinées, ils émettent un avis favorable à leur adoption... Pourquoi donner un avis favorable à ce stade ? Vous l'avez dit, des amendements seront déposés par le Gouvernement. Dès lors, pourquoi ne pas proposer une abstention ?
Mme Muriel Jourda, présidente, rapporteur pour avis. - Madame de La Gontrie, il est arrivé assez fréquemment dans le passé que la commission ait donné un avis favorable sur les crédits des missions, alors que le rapporteur avait émis des réserves dans son rapport.
S'agissant de la mission « Immigration, asile et intégration », je vous rappelle que nous n'avons eu de cesse ces dernières années, avec Philippe Bonnecarrère, d'expliquer qu'il était inutile d'augmenter les budgets si le Gouvernement ne mettait pas en place une politique réellement susceptible de réguler l'immigration. Or le ministre de l'intérieur a précisément annoncé la mise en oeuvre de cette politique.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - M. Bitz a indiqué que ce n'était pas le budget que vous espériez.
M. Olivier Bitz, rapporteur pour avis. - Mais c'est celui que nous avons.
Mme Muriel Jourda, présidente, rapporteur pour avis. - Ce budget est animé par la volonté du Gouvernement de mener une politique différente en matière d'immigration ; c'est ce que nous réclamions depuis des années. Il est donc naturel que nous voulions accompagner son action en étant favorables au budget qui nous est proposé.
Par ailleurs, les contraintes budgétaires imposent manifestement des efforts. D'ailleurs, les budgets régaliens sont plutôt moins impactés que les autres - et heureusement. En l'occurrence, le budget qui nous est présenté devrait être abondé en AE et en CP. Nous prenons acte de cet engagement et avons pour habitude de croire en la parole des ministres.
C'est pourquoi nous préférons nous satisfaire d'une politique qui est conforme à celle que nous réclamons depuis des années.
Madame Narassiguin, nous l'avons dit, aucune nouvelle place en CRA n'est prévue l'année prochaine mais de multiples projets sont lancés. Le budget est cohérent avec les annonces qui ont été faites.
Monsieur Reichardt, on compte plus de 1 400 associations d'aide aux migrants, pour un budget total de de plus d'un milliard d'euros. Dans le cadre de l'évaluation des politiques publiques, nous traitons cette année des accords internationaux. Il y a effectivement la question de savoir comment ces crédits sont engagés et utilisés par ces associations, qui justifierait un travail du Sénat.
M. Olivier Bitz, rapporteur pour avis. - Madame Narassiguin, vous avez raison de souligner que la suppression de 6 000 places pourrait effectivement avoir des conséquences sur le taux d'hébergement des demandeurs d'asile, qui a considérablement progressé ces dernières années.
À cet égard, deux éléments de réponse nous ont été apportés. D'une part, aujourd'hui, 20 % des personnes hébergées ne sont pas des demandeurs d'asile. Le Gouvernement s'engage à mobiliser les services concernés pour faire en sorte que ces hébergements leur soient bien réservés. D'autre part, un certain nombre de places existaient budgétairement, mais n'étaient pas mises à leur disposition en raison de travaux à réaliser. Nous resterons attentifs à cette situation et aux conséquences humaines.
S'agissant des obligations d'apprentissage, notamment du français, mon approche sera plus modérée que la vôtre. Considérant les contraintes budgétaires actuelles, il convient de repenser l'organisation des enseignements qui sont dispensés. L'enseignement à distance peut constituer un élément de réponse à cet égard, tout en répondant aux objectifs fixés par la loi relative à l'immigration.
La commission émet un avis favorable à l'adoption des crédits de la mission « Immigration, asile et intégration ».
Projet de loi de finances pour 2025 - Mission « Relation avec les collectivités territoriales » - Examen du rapport pour avis
Mme Muriel Jourda, présidente. Nous examinons maintenant le rapport pour avis de notre collègue Jean-Michel Arnaud sur la mission « Relations avec les collectivités territoriales » (RCT).
M. Jean-Michel Arnaud, rapporteur pour avis de la mission « Relations avec les collectivités territoriales » - Cette année, l'examen des crédits de la mission « Relations avec les collectivités territoriales » s'inscrit dans le contexte très particulier que vous connaissez : la situation de nos finances publiques est devenue préoccupante et nous devons engager un effort de redressement des comptes publics.
Le projet de loi de finances (PLF) pour 2025 entend ainsi associer les collectivités territoriales à cet effort budgétaire, selon des modalités et dans des proportions qui ne sont pas toujours acceptables - j'y reviendrai.
Afin de dissiper toute ambiguïté, je tiens à formuler deux remarques liminaires.
En premier lieu - nous pourrons, me semble-t-il, nous accorder sur ce point -, les collectivités territoriales ne sont pas responsables du dérapage des finances publiques. Pour l'illustrer, je prendrai deux chiffres. La dette des collectivités territoriales représente moins de 7 % de la dette publique totale alors que, dans le même temps, l'investissement local représente 58 % de l'investissement public. Il est bon de le rappeler, dans leur immense majorité, les collectivités font preuve de rigueur et de responsabilité dans leur gestion.
Les collectivités doivent certes prendre leur part à l'effort, mais cela doit être une juste part.
En second lieu, les crédits de la mission RCT ne représentent qu'une part très modeste des transferts financiers de l'État vers les collectivités. Cette année, alors que la contrainte budgétaire enserre la plupart des budgets, les crédits de la mission RCT font exception : ils se démarquent par une grande stabilité par rapport au budget précédent.
Avant de procéder à l'analyse détaillée des crédits de la mission, je voudrais aborder plus précisément l'enjeu de la participation des collectivités au redressement budgétaire.
En effet, le PLF pour 2025 prévoit trois principaux mécanismes destinés à mettre à contribution les collectivités territoriales, pour un montant attendu de 5 milliards d'euros d'économies.
Le premier mécanisme consiste à mettre en place un fonds de réserve, qui prendrait la forme d'une ponction sur les recettes fiscales des plus grandes collectivités, à savoir celles dont les recettes réelles de fonctionnement s'élèvent à plus de 40 millions d'euros. Ce prélèvement ne pourrait excéder 2 % des recettes réelles de fonctionnement et les sommes prélevées aux collectivités seraient reversées, au cours des trois années suivantes, via les trois instruments nationaux de péréquation horizontale que sont le fonds de péréquation des ressources intercommunales et communales, le fonds national de péréquation des droits de mutation à titre onéreux (DMTO) et le fonds de solidarité régional. Ce mécanisme conduirait à prélever 3 milliards d'euros à 454 collectivités.
Le deuxième levier repose sur un gel de la dynamique de TVA : il s'agit d'écrêter les fractions de TVA affectées aux collectivités afin de maintenir le montant de TVA versé à son niveau de 2024. Cette mesure devrait rapporter 1,2 milliard d'euros au budget de l'État.
La troisième mesure de mise à contribution des collectivités passe par une modification des conditions d'attribution du fonds de compensation pour la taxe sur la valeur ajoutée (FCTVA), en réduisant à la fois le taux de compensation forfaitaire d'environ 1,5 point et l'assiette des dépenses éligibles, pour une économie escomptée de près de 800 millions d'euros.
Toutefois, force est de constater que l'effort financier demandé aux collectivités pour 2025 ne se limite pas à ces trois mécanismes. S'y ajoutent notamment une réduction de 1,5 milliard d'euros des crédits consacrés au fonds vert, une minoration des variables d'ajustement de la dotation globale de fonctionnement (DGF) à hauteur de 487 millions d'euros et la hausse de quatre points du taux de cotisation employeur à la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales (CNRACL), qui devrait représenter un coût supplémentaire de l'ordre de 1,3 milliard d'euros pour les collectivités en 2025.
Je tiens à vous exposer la position que je vous proposerai d'adopter sur ces trois mesures. Elle est le fruit d'un travail collectif, mené de concert avec le rapporteur spécial Stéphane Sautarel et le rapporteur général Jean-François Husson, en se fondant sur les principes fixés par le président Gérard Larcher, qui a proposé de ramener l'effort demandé aux collectivités de 5 à 2 milliards d'euros.
Les modifications apportées sur le FCTVA sont, en raison de leur caractère rétroactif, particulièrement injustes et attentatoires à l'investissement local. La commission des finances a donc adopté un amendement de suppression de ce dispositif, ce dont nous pouvons nous féliciter.
A contrario, le gel des fractions de TVA, s'il n'est pas favorable aux collectivités, apparaît plus acceptable et lisible pour les budgets locaux : il s'agit de consentir à une année blanche pour la dynamique de TVA.
Enfin et surtout, le fonds de réserve prévu à l'article 64 du PLF nous est apparu problématique à bien des égards. En l'état, ce mécanisme aboutirait à une ponction aveugle, déconnectée de la situation financière réelle des collectivités concernées, et décidée en considération de leur taille plutôt que de leur richesse. En outre, les sommes prélevées ne reviendraient pas entre les mains des collectivités contributrices, mais seraient réparties entre toutes les collectivités selon une logique de péréquation, dont la nature et les modalités ne sont pas suffisamment précises à ce stade.
Je vous proposerai donc d'adopter deux amendements identiques à ceux qui ont été adoptés par la commission des finances : l'un visant à supprimer l'article 64, et l'autre ayant pour objet de créer un nouveau dispositif appelé à se substituer au fonds de réserve, même s'il conviendra de procéder à quelques ajustements, eu égard au temps contraint dans lequel il a été élaboré.
Ce nouveau mécanisme donnerait lieu, au travers d'un lissage des recettes, à une contribution d'environ 1 milliard d'euros. Elle serait répartie de façon plus juste entre les différentes catégories de collectivités, en tenant compte de leurs « poids » dans les finances locales et de la dégradation relative de la situation financière de chaque bloc, afin notamment de considérer la fragilité financière globale des départements ; et au sein de chaque catégorie de collectivités, l'effort étant calculé en fonction des véritables facultés contributives des collectivités, appréciées grâce à une série de critères plus précis - la population, le potentiel financier par habitant et le revenu par habitant. Enfin, les sommes ainsi prélevées seraient principalement reversées aux collectivités contributrices.
J'en viens à présent à l'analyse de l'évolution des crédits de la mission.
Comme je vous l'indiquais en préambule, ces crédits connaissent une grande stabilité par rapport à 2024 : ils diminuent de 2 % seulement en autorisations d'engagement (AE) et progressent de 2,5 % en crédits de paiement (CP).
Les crédits ouverts au titre du programme 119, qui concentre les dotations de soutien à l'investissement et les compensations financières des charges, sont maintenus au niveau identique de 3,8 milliards d'euros en AE. Cette stabilité permet notamment le maintien à un niveau élevé, soit 2 milliards d'euros en AE, des principales dotations de soutien à l'investissement local que sont la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR), la dotation de soutien à l'investissement local (DSIL), la dotation de soutien à l'investissement des départements (DSID) et la dotation politique de la ville (DPV).
Comme l'année précédente, j'attire néanmoins votre attention sur une tendance qui se poursuivra en 2025 et qui consiste à flécher une part croissante de ces dotations vers le financement de projets concourant à la transition écologique. Même si je ne remets pas en cause la nécessité de soutenir de tels projets, ces objectifs de verdissement viennent contraindre les décisions d'attribution des préfets, avec le risque d'affaiblir le rôle des élus locaux et d'évincer d'autres investissements tout aussi essentiels.
Parallèlement, la dotation « titres sécurisés » (DTS) et la dotation de soutien aux communes pour les aménités rurales), toutes deux portées à 100 millions d'euros en AE et en CP en 2024, seront maintenues à ce niveau en 2025.
À cet égard, je tiens à saluer la réforme de la dotation aménités rurales mise en oeuvre en 2024, qui a permis d'augmenter de 40 % le nombre de communes éligibles - elles sont aujourd'hui au nombre de 8 921, contre 6 388 en 2024 -, tout en doublant le montant moyen de l'attribution versée à chacune d'entre elles - 6 512 euros en 2023, contre 11 153 en 2024. Grâce à la « garantie de non-baisse » que nous avions votée l'année dernière, aucune commune n'a vu son attribution diminuer en 2024. Afin d'approfondir le soutien à nos communes rurales, je vous proposerai d'adopter un amendement visant à majorer de 10 % l'enveloppe consacrée à cette dotation, portant les crédits à 110 millions d'euros en AE comme en CP.
Le programme 122, qui regroupe des crédits destinés à financer le soutien de l'État à des collectivités territoriales confrontées à des situations exceptionnelles, connaît des variations paramétriques inhérentes à la nature temporaire des dispositifs qu'il finance.
L'exercice 2025 sera notamment marqué par le décaissement des crédits ouverts par le fonds exceptionnel pour l'accompagnement des collectivités touchées par les tempêtes Ciaran et Aline en novembre 2023, à hauteur de 48 millions d'euros en CP. Sont notamment concernés les collectivités du Nord-Pas-de-Calais et plusieurs départements de la Bretagne.
La dotation de solidarité en faveur de l'équipement des collectivités territoriales et de leurs groupements touchés par des évènements climatiques ou géologiques (DSEC) est maintenue à son niveau de 2024. Je souhaite toutefois attirer votre attention sur le fait que cette dotation ne suffit plus à accompagner les collectivités victimes d'épisodes d'intempéries de plus en plus fréquents et destructeurs.
En effet, les nombreuses collectivités touchées par des intempéries en 2023 doivent supporter un « reste à charge » significatif, auquel elles peinent à faire face, malgré les compensations accordées au titre de la DSEC.
Permettez-moi de prendre l'exemple de mon département des Hautes-Alpes : il manque plus de 18 millions d'euros aux 56 collectivités affectées par les événements climatiques de la fin de l'année 2023 pour financer l'ensemble des travaux de réparation nécessaires. Or cette situation est loin d'être une exception : quid des départements tels que l'Ardèche et la Loire, qui ont été durement frappés par les récentes intempéries en octobre 2024 liées à aux tempêtes Kirk et Leslie ? Je proposerai à titre personnel un amendement pour attirer, en séance publique, l'attention du Gouvernement sur ce point.
En conclusion, au bénéfice de ces observations et sous réserve de l'adoption des amendements que je vous ai présentés, je vous propose d'émettre un avis favorable à l'adoption des crédits de la mission « Relations avec les collectivités territoriales », tout en réitérant mes réserves sur un certain nombre de dispositifs.
M. Pierre-Alain Roiron. - Je vous remercie pour votre exposé complet. Cette année encore, l'examen des crédits de la mission RCT s'inscrit dans un climat complexe pour les élus et les collectivités territoriales. Les crédits de cette mission représentent 8 % des concours financiers de l'État aux collectivités et 4 % des transferts financiers.
S'agissant du programme 119, les crédits enregistrent une stabilité en AE et une légère hausse en CP - de l'ordre de 1 %. Nous saluons le maintien du niveau des crédits alloués à la dotation forfaitaire pour les titres sécurisés et la dotation aménités rurales. Au regard des charges de ruralité assumées par les petites communes, nous soutenons leur reconnaissance et donc l'augmentation de cette enveloppe proposée par le rapporteur.
La stabilité des dotations DETR, DSIL, DPV nous semble plus que juste au regard des contributions des collectivités territoriales.
S'agissant du programme 122, les crédits diminuent de 29 % en AE, mais les CP connaissent une hausse d'un peu plus de 25 %, soit 64 millions d'euros.
Pour autant, nous ne sommes que partiellement satisfaits du niveau des crédits alloués à la mission RCT.
En effet, l'article 29 prévoit le maintien de la DGF, mais l'article 61 prévoit une hausse de ses composantes péréquatrices, intégralement financée par les collectivités. L'article 64 a pour objet de demander aux collectivités un effort à hauteur de 3 milliards d'euros répartis sur les 450 plus grosses communes. Ce dispositif a été jugé trop brutal, inabouti et inacceptable par les rapporteurs spéciaux de la commission des finances.
Alors que les collectivités territoriales ne représentent que 7 % de l'endettement public, on leur demande de contribuer à l'effort budgétaire à hauteur de plus de 13 %. En ce sens, nous saluons la révision de ce dispositif, qui serait de nature à ramener la contribution à 1 milliard d'euros, contre 3 milliards initialement prévus, ainsi que le lissage entre les différentes catégories de collectivités. Toutefois, les collectivités vont devoir piocher dans leur épargne nette. Aussi, qu'en est-il des critères d'exonération et de progressivité pour les années à venir ?
En dépit de certains ajustements, nous déplorons la baisse des dotations, la baisse de la dynamique des recettes, notamment de TVA et la perte constante d'autonomie financière, qui témoignent d'une politique gouvernementale toujours plus centralisatrice.
Deux principes constitutionnels nous semblent aujourd'hui bafoués : la libre administration des collectivités locales et l'autonomie financière, quasiment inexistante pour les communes qui n'ont plus de levier fiscal et qui doivent pallier les insuffisances de l'État.
Dans ces conditions, nous voterons contre l'adoption de ces crédits.
M. Jean-Michel Arnaud, rapporteur pour avis. - Je partage votre constat relatif à l'absence d'autonomie financière des collectivités territoriales, mais le contexte politique et budgétaire particulièrement contraint que nous connaissons ne permet pas d'envisager des réformes d'ampleur pour cette année. À l'occasion de rapports précédents sur cette mission, j'avais évoqué l'absolue nécessité de réformer la DGF, qui pourrait contribuer au renforcement de l'autonomie financière des collectivités locales.
Par ailleurs, d'après les estimations réalisées par la commission des finances, le dispositif de lissage conjoncturel des recettes fiscales des collectivités territoriales concernerait 2 387 communes et 126 établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), tandis que la moitié des départements seraient exonérés, au lieu de 20 départements initialement. Enfin, 13 régions seraient concernées, en précisant que la Corse et les collectivités d'outre-mer ne seraient pas intégrées à ce dispositif.
En outre, nous auditionnerons cet après-midi Catherine Vautrin, ministre du partenariat avec les territoires et de la décentralisation, qui, sous réserve des débats qui auront lieu, confirmera certains éléments justifiant un avis favorable sur cette mission.
M. Christophe Chaillou. - Chacun est conscient de la situation difficile que nous connaissons, mais transférer les problèmes vers les collectivités, qui font fonctionner l'économie via les marchés publics, serait un très mauvais signal.
De manière générale, il sera utile de s'assurer de la cohérence des annonces et des intentions du Gouvernement : un certain nombre de responsables de conseils départementaux ont déduit des annonces faites aux Assises des départements qui ont eu lieu à Angers que la quasi-totalité des départements prendraient leur part à la contribution supplémentaire que le rapporteur vient d'évoquer ; les messages envoyés semblent assez contradictoires et les annonces imprécises du Premier ministre n'ont fait que compliquer les choses. Il est donc très difficile d'approuver cette proposition, d'autant plus qu'il ne revient pas aux collectivités d'abonder un fonds destiné à faire face à une situation dont elles ne sont absolument pas responsables.
M. Hussein Bourgi. - Lorsque le fonds vert a été créé, les préfets ont eu pour mission d'inciter les maires à s'engager de manière volontariste dans des chantiers de rénovation énergétique des bâtiments, qu'il s'agisse des écoles, des salles polyvalentes ou des mairies. Les élus se retrouvent aujourd'hui au milieu du gué en raison de la diminution drastique du volume du fonds vert et vont solliciter la DETR, qu'on le veuille ou non.
S'agissant par ailleurs de DSEC, je considère que nous ne sommes pas suffisamment conscients de l'ampleur des répercussions des phénomènes climatiques circonscrits à cinq ou six communes, certes moins médiatiques que des épisodes cévenols ou méditerranéens qui peuvent affecter des dizaines de communes et attirer les caméras.
Les conséquences de ces phénomènes aléatoires, appelés à se multiplier, sont pourtant considérables, ce qui m'amène à préconiser une révision de la doctrine de notre pays afin de prendre en compte ces réalités. Cette problématique recoupe les enjeux liés à la sécurité civile, mais également des enjeux concrets de reconstruction : pour prendre l'exemple de mon département, un pont reliant l'Hérault et le Tarn s'est affaissé et nous attendons de savoir comment sa restauration sera financée, en précisant que son indisponibilité entraîne des allongements de temps de trajet d'une demi-heure pour les transports scolaires. Reconstruire un pont coûte fort cher, et l'intégralité de la DSEC pourrait y être consacrée.
Je tiens également à évoquer la diminution de la dotation aux régions et aux départements, la stabilisation annoncée des dotations des petites communes me faisant redouter un « double effet Kiss Cool ». En effet, une commune tire ses ressources de la DGF, des taxes et impôts et des subventions que l'État lui alloue au titre de la DETR, de la DSIL et du fonds vert, mais également des subventions versées par le département ou la région. La diminution des ressources de ces deux échelons se répercutera donc nécessairement sur les petites communes, et nous devons tenir un langage de vérité aux maires, qui ne seront pas à l'abri de toute ponction.
Pour conclure, notre pays connaît une crise du logement et je tiens à vous alerter sur la probable crise de la filière du bâtiment et travaux publics (BTP) : quand les collectivités territoriales réduisent leurs investissements, les entreprises et artisans du BTP souffrent, notamment dans le milieu rural et dans les zones de montagne. Je tiens à souligner l'importance de ces deux filières, qui génèrent des emplois locaux non délocalisables et dont les difficultés pourraient se répercuter sur l'ensemble de l'activité économique.
M. André Reichardt. - Nombreux sont les sénateurs qui, comme moi, regrettent le fonctionnement des commissions départementales DETR, les informations qui nous sont communiquées étant pour le moins lacunaires. Je viens de recevoir un long e-mail à ce sujet et j'ai peiné à décrypter les règles d'attribution retenues
Dans le prolongement des interventions du rapporteur et de Hussein Bourgi, je crains que la disparition du fonds vert ne se traduise par une opacité accrue du fonctionnement desdites commissions. Je me demande donc s'il ne faudrait pas remettre sur le métier l'ouvrage d'une réorganisation du fonctionnement des commissions DETR, de manière à le rendre plus transparent, tout particulièrement à l'aune des difficultés financières que connaissent actuellement les communes.
M. Jean-Michel Arnaud, rapporteur pour avis. -Pour répondre à mon collègue Hussein Bourgi à propos de la DSEC, j'ai abordé la nécessité d'accompagner les collectivités locales dans des délais de reconstruction qui soient les plus resserrés possible, d'autant que les intempéries et les événements climatiques peuvent affecter les mêmes communes au cours d'une même année : à cet égard, devoir reconstituer un dossier DSEC pour chaque opération est proprement ingérable pour les communes déjà touchées par des catastrophes naturelles.
Si le fonds vert ne rentre pas dans le cadre de la mission, la totalité de l'enveloppe correspondante a été consommée en AE sur l'exercice précédent, d'où le risque de voir un certain nombre de dossiers basculer vers la DSIL et la DETR, avec des pressions plus fortes sur les préfets et indirectement sur les collectivités locales potentiellement bénéficiaires de la DETR. Une concurrence accrue pourrait en effet en résulter.
Les commissions DETR sont, quant à elles, un véritable serpent de mer, les sénateurs exprimant régulièrement leur insatisfaction par rapport aux conditions d'élaboration de la carte de programmation fixée par les préfets. Je tiens simplement à rappeler que les parlementaires sont normalement associés à ces commissions, qui ont davantage vocation à se prononcer sur les critères que sur la programmation.
J'attire enfin votre attention sur un point qui n'a pas encore été abordé : l'administration centrale semble envisager une fusion des différentes dotations - DETR, DSIL et fonds vert - dans un fonds unique et j'appelle chacune des catégories de collectivités concernées à la mobilisation si cette proposition venait à se concrétiser. Il convient en effet d'éviter toute déperdition et de s'opposer à cette forme d'uniformisation des outils d'intervention, créés pour compenser des handicaps territoriaux distincts, parfois urbains et souvent ruraux. Le système actuel, loin d'être parfait, mérite néanmoins d'être maintenu.
Mme Muriel Jourda, présidente. - Je présume que le fonctionnement des commissions DETR dépend également de la façon dont les préfectures les animent. En outre, rappelons-nous que nous n'émettons qu'un avis consultatif sur des fonds distribués par l'État, même si une certaine opacité entoure parfois ces décisions et que les demandes d'explications ne suffisent pas toujours à la dissiper.
M. Jean-Michel Arnaud, rapporteur pour avis. - L'amendement LOIS.1 vise à augmenter de 10 millions d'euros les crédits ouverts au titre de la dotation de soutien aux communes pour les aménités rurales, conformément à ce qui a été voté en commission des finances.
L'amendement LOIS.1 est adopté.
M. Jean-Michel Arnaud, rapporteur pour avis. - L'amendement LOIS.2 vise à supprimer le fonds de réserve prévu à l'article 64.
L'amendement LOIS.2 est adopté.
M. Jean-Michel Arnaud, rapporteur pour avis. - Conformément au dispositif adopté par la commission des finances, l'amendement LOIS.3 prévoit de substituer au fonds de réserve de l'article 64 un mécanisme de lissage des recettes. La contribution au titre de ce dispositif s'élèverait à 1 milliard d'euros et serait répartie entre les différentes catégories de collectivités en fonction de leur « poids » dans les finances locales et de la dégradation financière relative de chaque bloc, afin de tenir tenant compte, en particulier, de la situation fragile des départements.
Au sein de chaque catégorie de collectivités, l'effort serait réparti en fonction des capacités contributives des collectivités, en retenant les critères de population, du potentiel financier par habitant et du revenu par habitant.
Les sommes ainsi prélevées seraient principalement reversées aux collectivités contributrices, et non pas dans un fonds global dont les conditions de réaffectation ultérieures ne seraient pas suffisamment précises.
L'amendement LOIS.3 est adopté.
La commission émet un avis favorable à l'adoption des crédits de la mission « Relation avec les collectivités territoriales ».
Projet de loi de finances pour 2025 - Mission « Justice » - Programmes « Justice judiciaire » et « Accès au droit et à la justice » - Examen du rapport pour avis
Mme Lauriane Josende, rapporteure pour avis des programmes « Justice judiciaire » et « Accès au droit et à la justice ». - Il nous revient, avec Dominique Vérien, de vous présenter les crédits de certains programmes de la mission « Justice » du projet de loi de finances (PLF) pour 2025.
Pour rappel, le champ de cet avis budgétaire couvre les programmes « Justice judiciaire », « Accès au droit et à la justice », « Conduite et pilotage de la politique de la justice » et « Conseil supérieur de la magistrature ».
Je commencerai par exposer la situation budgétaire du ministère de la justice, avant que Dominique Vérien ne partage avec vous nos préoccupations principales à ce sujet. Il est inutile de revenir sur la place spécifique de la mission « Justice » au sein du budget, telle qu'elle résulte des conclusions des États généraux de la justice et de l'adoption, l'an dernier, de la loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 (LOPJ).
Nous partageons tous le constat d'une justice qui souffre d'un sous-investissement et d'un manque de personnel chroniques, auxquels nous entendions justement remédier. Seulement, le contexte budgétaire a conduit à l'adoption d'une lettre plafond qui aurait, à l'échelle de la mission, entraîné une réduction de 487 millions d'euros par rapport à la trajectoire définie dans la LOPJ. Le PLF initial se fondait sur cette hypothèse, et les conséquences auraient été lourdes.
Dans un tel scénario, il aurait fallu revoir à la baisse les objectifs de recrutement et abandonner une grande partie des investissements numériques et immobiliers du ministère. Les crédits dédiés à l'immobilier judiciaire auraient ainsi diminué de 93 millions d'euros par rapport à la loi de finances pour 2024, et ceux qui sont consacrés à l'informatique ministérielle de 37 millions d'euros. Cela revenait quasiment à abandonner l'ambition portée par la LOPJ, un an seulement après son adoption.
Le garde des sceaux a toutefois annoncé le 31 octobre dernier qu'il avait obtenu un arbitrage budgétaire favorable de 250 millions d'euros. L'amendement gouvernemental qui ventile ces crédits indique que les programmes de notre avis budgétaire obtiendraient plus de la moitié de ces crédits, soit près de 140 millions d'euros. Nous accueillons fort favorablement cet amendement, qui permet de préserver certaines politiques essentielles à la qualité de notre justice.
Nous songeons d'abord à la trajectoire de recrutement du ministère établie en LOPJ, qui serait respectée avec la création de 343 postes de magistrats, 320 postes de greffiers et 307 postes d'attachés de justice. Nous pensons ensuite à l'investissement immobilier et numérique de la Chancellerie, qui aurait connu une baisse drastique sans cet arbitrage, car les dépenses de ce ministère sont particulièrement contraintes. Grâce à cet amendement, ces deux lignes seraient abondées respectivement de 47,4 millions d'euros et de 49 millions d'euros.
Cette hausse de crédits nous paraît nécessaire, car, du fait des marges de manoeuvre budgétaires réduites du ministère, toute diminution de crédits entraîne des conséquences sur les dépenses prioritaires.
Nous avons toutefois interrogé les services de la Chancellerie quant à des pistes éventuelles de bonne gestion, qui permettraient, sinon de réduire certaines dépenses, du moins de contenir leur dynamisme. Deux pistes nous ont été présentées : d'une part, la maîtrise des frais de justice, qui connaissaient une hausse aiguë depuis plusieurs années et qui diminuent grâce aux politiques conduites par le ministère ; d'autre part, la modulation de l'aide juridictionnelle, grâce à des mesures portant sur l'aide juridictionnelle « garantie » et sur la rétribution des avocats lors des « grands procès ».
Nous sommes satisfaites de ces efforts de bonne gestion financière et nous souhaitons qu'ils s'étendent aux politiques les plus sensibles de la Chancellerie.
Mme Dominique Vérien, rapporteure pour avis des programmes « Justice judiciaire » et « Accès au droit et à la justice ». - Nous avons en effet orienté nos travaux autour de trois politiques principales, à savoir le recrutement, le numérique et l'immobilier. Ce n'est certes pas la première fois, mais cela est logique : le ministère de la justice connaît un tel retard dans ces domaines que nous devons en assurer un suivi annuel. Cette approche est essentielle à la qualité de nos travaux.
Commençons par le recrutement : en cas d'adoption de l'amendement gouvernemental, que nous souhaitons, les objectifs de recrutement posés par la LOPJ seront donc satisfaits. C'est une bonne nouvelle, qui nous paraît nécessaire, bien qu'insuffisante !
Au-delà de l'approche quantitative, une analyse qualitative est nécessaire, car les professions judiciaires peinent souvent à attirer des candidats. Nous nous réjouissons donc de l'avancée de l'application des accords du 26 octobre 2023, qui visent à revaloriser certaines professions judiciaires, au premier rang desquelles la profession de greffier.
Il y a cependant encore du chemin ! Les chiffres parlent d'eux-mêmes. Prenons l'exemple du recrutement des greffiers : lors du deuxième concours externe au titre de l'année 2024, le taux de présence à l'écrit s'élevait à 15,5 %, le taux d'admissibilité à 60 % et le taux d'admission à 74 % ! Des mesures de revalorisation, dont le ministère estime le coût annuel à près de 24 millions d'euros, ont pourtant été prises, mais l'effort doit se poursuivre.
La Chancellerie doit donc encore oeuvrer à l'attractivité des métiers judiciaires. Cela exige notamment de poursuivre les travaux relatifs à l'organisation des juridictions, mais aussi de répondre aux inquiétudes des magistrats relatives à l'évolution de leur grille indiciaire ou à l'évaluation de leur charge de travail. Tout cela est primordial pour que les objectifs de la LOPJ soient atteints.
Venons-en désormais aux investissements numériques et immobiliers du ministère. Nous parlions à l'instant de l'attractivité de ces professions, et les personnels judiciaires que nous avons auditionnés ont tous relié ce manque d'attractivité à leurs conditions de travail dégradées. Les greffiers, par exemple, craignent de perdre certains lauréats des concours à cause de leur environnement de travail obsolète.
La politique de recrutement audacieuse de la Chancellerie doit donc impérativement s'accompagner d'une amélioration de ses politiques numérique et immobilière.
La politique numérique suscite des préoccupations qui tiennent tant à la maintenance qu'au développement des applicatifs. Du point de vue de la maintenance, l'exemple le plus éloquent est celui de Cassiopée, un applicatif essentiel en matière pénale. Les magistrats nous ont alertées, car l'obsolescence de ce logiciel entraîne des risques juridiques importants, au-delà de la question de ses nombreuses défaillances techniques.
Concernant le développement des grands projets numériques de la Chancellerie, les exemples abondent. L'expérimentation actuelle de Portalis paraît ainsi laborieuse selon les agents. Les services du ministère s'en défendent, avec des arguments a priori rassurants : les difficultés actuelles seraient liées au fait que le ministère entend désormais multiplier les retours des utilisateurs pour aboutir à un logiciel satisfaisant pour le personnel. Espérons-le ! Nous pourrons - et devrons - contrôler cela lors du prochain PLF.
La politique immobilière, enfin, doit éviter deux écueils principaux, le premier étant strictement budgétaire. Le risque le plus important est de voir les crédits alloués à l'immobilier judiciaire diminuer dans le contexte budgétaire que nous connaissons. Ce serait inquiétant, car le bâti, qui n'était déjà pas satisfaisant, ne permettrait pas d'accueillir les nouveaux effectifs. En outre, la réalisation de ces projets nécessite une prévisibilité que nous pourrions perdre dans les prochaines années...
Le second écueil est institutionnel : les personnels que nous avons auditionnés se plaignent d'être insuffisamment entendus lors de l'élaboration des projets immobiliers. Le ministère et son opérateur, l'Agence publique pour l'immobilier de la justice (APIJ), nous ont exposé leur politique de consultation. Elle est certes bien structurée, mais il ne faudrait pas qu'elle soit essentiellement formelle !
Le ministère de la justice s'attache donc à remédier aux différentes préoccupations que nous avons évoquées. Il faut s'en réjouir, mais, la confiance n'excluant pas le contrôle, nous nous assurerons que la Chancellerie continue d'améliorer sa gestion.
Au regard de l'arbitrage budgétaire obtenu et des efforts accomplis par la Chancellerie pour améliorer ses politiques structurantes, nous vous proposons de donner un avis favorable à l'adoption des crédits de ces différents programmes de la mission « Justice ».
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Le budget de la justice a connu des hausses successives et considérables ces dernières années, ce dont il faut se féliciter, même si les besoins restent immenses.
Dans le contexte budgétaire actuel, notre groupe déposera des amendements se cantonnant à quelques sujets, et n'abordera pas certaines demandes pourtant pertinentes. Nous nous basons sur le budget tel qu'il a été déposé, car nous verrons bien en séance ce qui adviendra de l'amendement du Gouvernement.
Le premier sujet d'importance a trait aux recrutements : nous proposerons ainsi la création de 500 postes de magistrats, de 500 postes de greffiers et de 1 000 postes d'attachés de justice, mais également des créations de postes spécifiques au sein des juridictions spécialisées dans le domaine des violences intrafamiliales, un sujet sur lequel j'ai toujours fait preuve de la plus grande détermination. Nous avons déjà eu ce débat lorsque Dominique Vérien, chargée d'une mission sur le sujet, avait conclu qu'il était nécessaire de créer des pôles, qui certes l'ont été, mais insuffisamment à nos yeux. Nous proposerons donc l'instauration d'une juridiction spécialisée dans chaque tribunal, dont le fonctionnement nécessiterait trois juges, deux parquetiers et trois greffiers.
Nous déposerons également un amendement concernant l'informatique, point qui préoccupe à juste titre Dominique Vérien : les travaux sur l'intelligence artificielle et les métiers du droit que je mène avec Christophe-André Frassa ne nous ont guère rassurés sur ces sujets. Ces crédits alloués à l'informatique ne sont pas suffisants et nous demanderons que le niveau de la LOPJ soit respecté.
Par ailleurs, les téléphones grave danger (TGD), fournis par le parquet aux victimes d'agressions sexuelles, semblent être en nombre insuffisant, d'où un amendement visant à abonder cette ligne de crédits.
Enfin, certains de nos collègues Les Républicains proposent de réinstaurer le droit de timbre, qui serait acquitté par tout contribuable engageant une procédure de justice. Ce droit s'élevait à 35 euros lorsqu'il a été supprimé par Christiane Taubira afin de répondre aux demandes de tous ceux qui se préoccupent de l'accès au droit. Le montant proposé par nos collègues - 50 euros - n'est pas anodin, et nous nous y opposerons. Je tiens à préciser que bien qu'avocate, je ne représente aucunement un quelconque corporatisme de cette profession, ma préoccupation étant bien celle de l'accès au droit.
Par souci de cohérence, nous nous abstenons aujourd'hui avant de voir ce qui se passera en séance. C'est une approche différente de la vôtre, madame la présidente, qui avez proposé l'adoption des crédits, tout en formulant des critiques sur ces derniers.
Mme Dominique Vérien, rapporteure pour avis. - Il ne m'a pas été signalé un nombre insuffisant de TGD, l'aide aux victimes progressant même avant les 250 millions d'euros redonnés au ministère de la justice.
Concernant l'informatique, les problèmes de Cassiopée sont désormais traités en ne se bornant plus à des réparations d'urgence ; le secrétariat général du ministère de la justice travaille ainsi à la réduction des trames du logiciel pour faciliter leur mise à jour et leur maintenance. Par ailleurs, il sera progressivement remédié aux lacunes et aux défaillances de Cassiopée au gré du développement d'autres applicatifs, ce qui est plus positif.
Les pôles dédiés aux violences intrafamiliales sont en cours de déploiement. Nous étions nous-mêmes inquiètes quant aux recrutements, mais la hausse du budget à hauteur de 250 millions d'euros devrait nous permettre de respecter la trajectoire définie par la LOPJ. Notre avis est favorable grâce à cette hausse.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Cela semble paradoxal.
Mme Dominique Vérien, rapporteure pour avis. - Nous avons le droit de faire confiance au Gouvernement sur ce point.
Mme Lauriane Josende, rapporteure pour avis. - Au-delà d'une augmentation des moyens bienvenue, les professions judiciaires expriment un besoin général de clarification et de rationalisation des fonctions et de l'organisation des juridictions. Selon les magistrats, octroyer simplement des moyens humains supplémentaires reviendrait à calmer la douleur sans guérir le malade, alors qu'il importe de réfléchir en amont à la répartition des fonctions et à une rationalisation d'ensemble.
La commission émet un avis favorable à l'adoption des crédits du programme 166 « Justice judiciaire » et du programme 101 « Accès au droit et à la justice » de la mission « Justice ».
Projet de loi de finances pour 2025 - Mission « Justice » - Programme « Protection judiciaire de la jeunesse » - Examen du rapport pour avis
Mme Laurence Harribey, rapporteure pour avis du programme « Protection judiciaire de la jeunesse ». - Comme l'année passée, il me revient de vous présenter les crédits de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Celle-ci assure des missions importantes, particulièrement dans un contexte de débats autour de la délinquance des mineurs : c'est en effet à la PJJ qu'il incombe d'assurer l'exécution des mesures éducatives, des peines et des mesures de sûreté prononcées à l'encontre des mineurs placés sous main de justice, ce qu'elle fait grâce à environ 1 200 établissements - publics ou associatifs - installés sur l'ensemble du territoire.
Contrairement aux autres acteurs de la justice, la PJJ n'a pas connu une augmentation substantielle de ses moyens à la suite de la loi de programmation que nous avons adoptée en novembre 2023. Le projet de loi de finances (PLF) pour 2025 a d'ailleurs été établi dans des conditions difficiles, avec une importante crise sociale au cours de l'été et à la rentrée, crise liée au non-renouvellement de plusieurs centaines de postes de contractuels qui ont finalement été reconduits à l'automne, d'où un certain nombre de malentendus dans les propos d'une série de professionnels.
Le programme « Protection judiciaire de la jeunesse » représente 9,7 % des crédits de la mission « Justice ». Sans tenir compte de l'amendement annoncé par le Gouvernement et qui devrait abonder les crédits de la mission de 250 millions d'euros supplémentaires, le programme serait doté d'environ 1,1 milliard d'euros en 2025, soit un montant stable par rapport à 2024.
Au-delà de ces grandes masses, l'avis favorable que je vous propose d'adopter aujourd'hui sera à mettre en perspective avec trois enjeux de nature davantage structurelle que financière, à savoir le déploiement du logiciel Parcours, les centres éducatifs fermés (CEF) et enfin la question des ressources humaines. Cette dernière englobe les effets de la réforme du code de la justice pénale des mineurs et le versement des primes dites « Ségur pour tous ».
Le déploiement du logiciel Parcours est évoqué depuis un certain nombre d'années. Il y a là un facteur d'inquiétude réelle, davantage pour des raisons liées au pilotage du projet que pour des raisons strictement budgétaires. Comme l'indique mon rapport, il semble s'agir de l'histoire d'un naufrage annoncé.
Je vous rappelle que la PJJ ne dispose à ce jour d'aucun moyen statistique pour suivre l'ensemble de la prise en charge des mineurs. L'applicatif opportunément nommé Parcours doit permettre à terme d'apporter de la visibilité sur tous les actes pris à l'égard des mineurs confiés à la PJJ, ce parcours devant être accessible à l'ensemble des professionnels.
Malgré la mise en service d'une première version en 2021, nous en sommes toujours à la première phase du projet, alors que celui-ci en compte trois. Le logiciel devait être ouvert aux professionnels du secteur associatif habilité en 2022 : ce n'est toujours pas le cas, ce qui est difficilement compréhensible au vu du poids considérable de ces associations dans l'activité de la PJJ : elles gèrent en effet 1 000 établissements sur un total de 1 200 structures.
De surcroît, le fonctionnement de l'outil est peu concluant puisque le ministère lui-même reconnaît la nécessité d'une « fiabilisation » du logiciel. Il semble s'agir d'une course sans fin, la situation étant d'autant plus préoccupante que le coût de Parcours est déjà pharaonique : je l'avais estimé l'année dernière à 10 millions d'euros, mais il a en réalité déjà atteint 19 millions d'euros et pourrait aller bien au-delà.
C'est pourquoi je vous proposerai d'appeler le Gouvernement à revoir le pilotage du projet pour éviter que ce logiciel ne devienne un désastre ou l'Arlésienne du ministère, dont on ne peut pas dire qu'il dispose de moyens optimaux dans le domaine informatique.
Le deuxième point que je souhaite évoquer concerne les CEF, sujet sur lequel nous nous avons pu avoir des désaccords avec l'ancien garde des sceaux : je rejoins ici une partie des conclusions de notre collègue Louis Vogel sur l'administration pénitentiaire.
S'il existe un programme visant à créer vingt nouveaux CEF, nous sommes très loin du compte et nous ne disposons d'aucune évaluation de l'efficacité de ces centres, alors même que la Cour des comptes avait insisté, dans un rapport rendu public fin 2023, sur la nécessité d'y procéder, d'autant qu'ils engendrent des coûts importants.
Comme nous l'avions noté dans notre rapport de l'an dernier, il existe un risque d'« effet d'éviction » par rapport aux autres solutions de placement : j'insiste sur ce point, car il est question de fléchage des crédits.
Le dernier point que je souhaite aborder concerne les questions de ressources humaines et le déficit d'attractivité de la PJJ qui peut rendre les créations de postes inopérantes, le sujet touchant autant le secteur public que le secteur associatif habilité.
Du côté du secteur public, les effets de l'entrée en vigueur du code de la justice pénale des mineurs n'ont pas été anticipés. Pour les magistrats, le bilan est plutôt positif avec une baisse des délais moyens de jugement, une diminution de la proportion des mineurs en détention provisoire dans l'ensemble des mineurs détenus ou encore un recours fréquent à la « mesure éducative judiciaire » créée par le code. En revanche, du côté des éducateurs, on s'aperçoit que les métiers et les pratiques ont été transformés sans que ces changements donnent lieu à une évaluation et à un accompagnement adapté par le biais, par exemple, de la formation continue.
Le ministère a indiqué qu'il allait lancer en 2025 une évaluation des effets du nouveau code sur les prérogatives de la PJJ en milieu ouvert : on peut s'étonner qu'une telle étude soit lancée quatre ans après l'entrée en vigueur de la réforme alors que l'évaluation devrait être réalisée en amont puis de manière continue, mais on sait que l'évaluation des politiques publiques n'est pas un point fort de la France.
Pour en revenir au sujet, nous disposons malgré tout de certains chiffres qui donnent un aperçu de la situation. Ce que montrent ces indicateurs, c'est une croissance très forte du nombre de mesures en cours : ce chiffre est en hausse depuis de nombreuses années, mais sa croissance était modérée jusqu'en 2021, avec environ 1 000 mesures supplémentaires par an. Or la situation a changé avec l'arrivée du nouveau code : 4 300 mesures supplémentaires ont été prises en charge entre 2023 et 2024, pour un total de 58 000 mesures environ - sans même compter les 3 000 mesures en attente pour la même période.
Cela atteste d'une augmentation objective de la charge de travail des agents de la PJJ, qui devrait entraîner une modification de l'organisation, mais ces éléments n'ont pas été pris en compte dans les choix budgétaires qui ont été effectués.
Outre les créations de postes, des leviers existent pour améliorer la situation. C'est pourquoi je vous propose d'appeler le Gouvernement à étudier les pistes suivantes : premièrement, il faut que les créations ou redéploiements de postes soient fléchés en priorité vers les fonctions de terrain et non pas vers les fonctions support.
Deuxièmement, il faut simplifier, dans toute la mesure du possible, le travail des éducateurs, notamment en évitant de créer des nouvelles mesures dont l'utilité n'est pas démontrée, à l'instar de la nouvelle « mesure d'intérêt éducatif » mise en place en avril dernier, qui augmente la charge de travail.
Troisièmement, il est essentiel que la direction de la PJJ renoue avec un dialogue social serein, après une crise sociale aiguë. Sans ces évolutions, je doute que la PJJ parvienne à résoudre les difficultés qu'elle rencontre en matière d'attractivité et de fidélisation des personnels.
Enfin, je relève que la situation est tout aussi inquiétante dans le secteur associatif habilité.
En contrepoint, nous avons noté les efforts importants fournis par l'École nationale de protection judiciaire de la jeunesse (ENPJJ) en vue de renforcer l'attractivité des professions de la PJJ. Une augmentation impressionnante du nombre d'inscrits et de candidats au concours en a résulté, mais la problématique de la fidélisation subsiste une fois le poste obtenu.
En conclusion, vous l'aurez compris, le bilan est loin d'être parfait. Malgré cela, je ne crois pas qu'il faille donner un avis défavorable à l'adoption des crédits du programme « Protection judiciaire de la jeunesse » : mes remarques portent davantage sur des orientations de gestion que sur des grandes masses budgétaires. Par ailleurs, je crois que nous devons soutenir la perspective d'une évolution à la hausse des crédits de la mission « Justice » et favoriser des mutations structurelles dans l'utilisation des fonds : l'enveloppe supplémentaire permet la création de plus de 40 postes au sein de la PJJ, en rappelant - une fois encore - qu'elle ne sera pas suffisante à elle seule.
C'est pourquoi je vous propose, en dépit de la vigilance dont nous devrons faire preuve à l'avenir, de donner un avis favorable à l'adoption des crédits du programme 182.
M. Christophe Chaillou. - Merci pour ce rapport très complet, qui permet d'avoir une vision objective d'un secteur de la prévention confronté à des défis qui ne se résument pas à la problématique budgétaire. Rappelons cependant qu'il n'a guère bénéficié de largesses budgétaires dans le cadre des lois de programmation, la progression de ses moyens ayant été inférieure à celle d'autres secteurs.
Nous connaissons tous les difficultés auxquelles la PJJ doit faire face, à commencer par des publics de plus en plus difficiles. Pour avoir récemment visité un CEF, je ne peux que confirmer ces difficultés, y compris dans les relations avec les partenaires et avec les familles.
Les problématiques d'attractivité et de fidélisation sont plus que jamais posées : la décision de résilier un certain nombre de contrats l'été dernier avant de recruter à nouveau, à la suite d'un complément de crédits, a envoyé un signal négatif à un secteur déjà fragilisé.
Le budget initialement proposé ne permettait pas de répondre à ces défis, et il nous faudra vérifier que la hausse de 250 millions d'euros pour l'ensemble de la mission « Justice » sera de nature à apporter des réponses à ce secteur, les annonces ayant pu être là aussi contradictoires. Il existe des attentes sur les créations de postes et sur le versement de la compensation pour la prime « Ségur », notamment pour un secteur associatif qui est lui aussi très fragile. Dans l'attente de ces clarifications et d'engagements fermes du Gouvernement, notre avis ne peut être à ce stade que réservé.
Mme Laurence Harribey, rapporteure pour avis. - Le secrétaire général adjoint du ministère a affirmé, au cours de son audition, qu'une part de l'enveloppe de 250 millions d'euros serait consacrée à la compensation du versement de la prime « Ségur » aux personnels du secteur associatif habilité. Je serai attentive à cet enjeu au cours de la discussion parlementaire.
La commission émet un avis favorable à l'adoption des crédits du programme 182 « Protection judiciaire de la jeunesse » de la mission « Justice ».
Projet de loi de finances pour 2025 - Mission « Sécurités » - Programme « Sécurité civile » - Examen du rapport pour avis
Mme Françoise Dumont, rapporteur pour avis du programme « Sécurité civile ». - Dans le cadre de l'examen du projet de loi de finances (PLF) pour 2025, il me revient aujourd'hui de vous présenter les crédits du programme « Sécurité civile », rattaché à la mission « Sécurités » sur laquelle notre collègue Henri Leroy est intervenu la semaine passée.
Avant d'entrer dans le détail du programme, permettez-moi de revenir sur le bilan de l'année, quelque peu singulière, qu'a été 2024 pour les acteurs de la sécurité civile.
Cette année, les forces de la sécurité civile ont su faire face à une intensité opérationnelle remarquable, en contribuant à la sécurisation des jeux Olympiques et Paralympiques, à la lutte contre les feux de forêt, ainsi qu'en assumant une activité exceptionnelle dans le cadre des inondations dans le Pas-de-Calais ou lors des émeutes en Nouvelle-Calédonie.
Ce niveau d'intensité opérationnelle témoigne des premiers signes d'aboutissement de plusieurs chantiers structurants, tels que les acquisitions de moyens aériens nouveaux ou la création d'une nouvelle unité de formation militaire de la sécurité civile (ForMiSC). Il conviendra de poursuivre et d'achever ces chantiers au cours des années à venir.
Je rappelle que le programme « Sécurité civile » finance les moyens nationaux alloués à ce secteur, qui recouvrent principalement, bien que non exclusivement, les dépenses liées à la flotte aérienne. Les moyens humains - comme le traitement des 43 000 sapeurs-pompiers professionnels - et les moyens matériels terrestres relèvent quant à eux des services d'incendie et de secours, dont le budget représente plus de 80 % des sommes dédiées à la sécurité civile.
Pour l'année 2025, le programme « Sécurité civile » se caractérise par une baisse légère de moyens afin de tenir compte des contraintes budgétaires nouvelles, sans pour autant renoncer à la poursuite des projets d'avenir que je viens de mentionner. Ainsi, les crédits du programme « Sécurité civile » diminueraient de 4,5 % en autorisations d'engagement (AE) et de 5,5 % en crédits de paiement (CP).
Cette contraction des moyens était attendue et prévisible. En effet, ces dernières années, le programme a connu une augmentation historique de son enveloppe à la suite de fortes annonces d'investissements pour le renouvellement de la flotte d'hélicoptères, l'extension de la flotte d'avions bombardiers d'eau, la relance des pactes capacitaires ainsi que la création de la quatrième unité de ForMiSC.
En conséquence, la diminution des moyens pour 2025 concerne principalement les dépenses d'investissement.
Le contexte budgétaire difficile aboutit également à un gel du schéma d'emplois à partir de 2025. Cette décision intervient après deux années dynamiques au cours desquelles 228 agents ont été recrutés, sous l'effet conjugué de la trajectoire de la loi du 24 janvier 2023 d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi) et des annonces du Président de la République en octobre 2022. Il ressort néanmoins de mes échanges avec la direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises (DGSCGC) que cette « année blanche » ne sera pas de nature à remettre en cause la cible de 580 militaires positionnés à Libourne à l'horizon 2027, pour la montée en puissance de la quatrième unité de ForMiSC.
La décision de geler le schéma d'emplois, et de différer ce faisant d'éventuelles évolutions en dépenses de personnel aux exercices suivants, doit permettre par ailleurs de maintenir et de sanctuariser les crédits dédiés à la capacité opérationnelle de la sécurité civile.
Aussi, malgré le léger recul des crédits octroyés au programme « Sécurité civile » pour l'année 2025, je vous proposerai d'émettre un avis favorable sur ce programme, car il sécurise pour l'année à venir des financements supérieurs ou équivalents à l'exercice précédent pour les projets d'avenir structurants.
En premier lieu, le PLF tel qu'il nous est soumis entend préserver la capacité opérationnelle de la flotte nationale de la sécurité civile.
Vous l'avez constaté tout comme moi sur le terrain, ainsi que dans la presse qui a largement relayé cet enjeu au cours de l'été, bien que la saison des feux 2024 ait été caractérisée par un niveau d'intensité modéré, des inquiétudes ont vu le jour quant à la disponibilité des moyens aériens nationaux de la sécurité civile, indispensable à une prise en charge rapide des départs de feux. En effet, lors de certaines périodes l'été dernier, seuls quatre avions bombardiers d'eau étaient opérationnels, compromettant notre capacité à faire face à des feux concomitants ou de grande ampleur.
Afin de remédier à cette problématique, qui tient notamment au vieillissement de nos flottes d'hélicoptères et d'avions, le programme 161 prévoit, d'une part, une augmentation significative des crédits alloués au marché de maintien en condition opérationnelle, ainsi que, d'autre part, la sauvegarde du budget dédié à la location d'appareils, dans un montant similaire à 2024. De fait, 30 millions d'euros seront mobilisés au cours de l'année 2025 pour la mise à disposition de dix hélicoptères et de six avions bombardiers d'eau de juin à septembre, ces appareils pouvant être prépositionnés sur le territoire en fonction de l'intensité des risques.
Cette stratégie de location d'appareils, visant à garantir la disponibilité de moyens suffisants lors des périodes plus propices au risque de feux de forêt, a été éprouvée au cours des dernières années. Aussi, je me réjouis de sa reconduction par la DGSCGC.
En parallèle, le budget pour 2025 assure également la poursuite du renouvellement de la flotte d'hélicoptères acté au sein de la Lopmi, visant l'acquisition sur sept ans de 36 hélicoptères H145 en remplacement des 33 hélicoptères EC145. Alors que l'année 2024 a permis de réceptionner les premiers appareils, le programme de renouvellement dispose pour 2025 de moyens en hausse, avec près de 100 millions d'euros en CP, soit 21 % du montant total du renouvellement et une augmentation de 52 % des moyens alloués par rapport à 2024.
Ce montant historique, cohérent avec la trajectoire définie par la Lopmi, doit permettre l'acquisition de huit appareils et ainsi constituer une véritable avancée en atteignant le tiers des acquisitions totales du programme.
S'agissant du projet d'extension de la flotte d'avions amphibies bombardiers d'eau, mon propos sera malheureusement plus nuancé. Si, d'une part, nous ne pouvons que saluer la concrétisation, en août 2024, du contrat d'acquisition de deux avions bombardiers d'eau par le programme européen RescEU, ces premières acquisitions ne masquent pas, d'autre part, de lourdes interrogations quant au calendrier de livraisons, avec le risque de ne pas réceptionner ces engins avant 2030, ainsi que le renoncement à nos engagements pluriannuels. En effet, un décret d'annulation de crédits, en date du 21 février 2024 et concernant 52,8 millions d'euros, a contraint la DGSCGC à renoncer à la perspective de commande de deux Canadair hors du programme européen d'acquisition pour 2024. Le respect du calendrier d'acquisition annoncé par le Président de la République en 2022 semble donc désormais écarté.
En outre, force est de constater l'absence de moyens concrets, au sein du PLF 2025, pour la poursuite des acquisitions d'avions bombardiers d'eau. Retarder sans cesse la programmation de ces achats aura, je le crains, des conséquences regrettables sur notre capacité opérationnelle à terme, et suppose très certainement des prix d'acquisition plus élevés pour chaque Canadair, avec une inflation à prévoir sur le coût de ces appareils. Aussi, je forme le voeu que le contrat établi dans le cadre du programme RescEU soit pleinement mobilisé, puisqu'il permet de contractualiser jusqu'à 14 appareils à prix fixe d'ici à 2030.
Il serait également souhaitable que se poursuive et se concrétise la démarche de diversification industrielle dans laquelle s'est engagée la DGSCGC en septembre 2024 par la signature de deux courriers d'intérêts auprès d'industriels européens. Ce travail pourrait permettre, à terme, de ne plus se trouver en situation de dépendance d'un unique fournisseur d'avions bombardiers d'eau - situation de dépendance dont découlent en grande partie les difficultés de renouvellement que je viens d'aborder.
Je terminerai mon propos en saluant la poursuite des efforts en matière d'investissement des services départementaux d'incendie et de secours (SDIS) au sein du PLF pour 2025. En 2022, le gouvernement d'alors avait alloué 150 millions d'euros d'AE au titre des pactes capacitaires destinés à renforcer les moyens opérationnels des services d'incendie et de secours par l'acquisition de matériels cofinancés par l'État, et en particulier plus d'un millier de camions-citernes feux de forêt.
Les montants dédiés à ces pactes au sein du PLF pour 2025 sont en hausse de 30 % par rapport à l'enveloppe allouée l'année précédente. Ils permettront, à hauteur de 45 millions d'euros, de poursuivre les investissements en matériels utiles à la lutte contre les feux de forêt et, à hauteur de 3,6 millions d'euros, de financer des projets liés aux risques complexes ou émergents. Cette seconde enveloppe peut notamment être mobilisée pour l'acquisition de matériels contre les inondations. À ce titre, il me semble que le Beauvau de la sécurité civile devra permettre de plus amples discussions sur le devenir de cette enveloppe, au regard de réels besoins des départements pour l'investissement dans des moyens de pompage.
Plus largement, je forme le voeu que le cycle de concertation du Beauvau de la sécurité civile, initié en début d'année, puisse aboutir, le plus rapidement possible, à l'adoption d'une nouvelle feuille de route stratégique pour le développement et le financement de la sécurité civile, ainsi que pour les services départements d'incendie et de secours (Sdis), car de nombreuses interrogations à ce sujet restent en suspens.
J'espère ainsi que l'année 2025 sera porteuse d'évolutions concrètes pour l'ensemble des acteurs de la sécurité civile, afin d'être en mesure d'anticiper les défis majeurs qu'il faudra relever sur ces prochaines décennies.
En conclusion, en dépit d'une baisse modérée des crédits du programme « Sécurité civile » et des réserves émises à l'égard du programme d'acquisition des Canadair, je vous propose d'émettre un avis favorable, puisque l'effort budgétaire consenti ne se concrétisera pas au détriment de la poursuite des chantiers centraux pour l'avenir de la sécurité civile.
M. Olivier Bitz. - Je tiens à remercier le rapporteur pour avis pour le sérieux de son travail et son engagement sur le sujet.
Je tiens à faire part d'un certain nombre d'inquiétudes, notamment quant à l'avenir de la base de sécurité civile de Nîmes : si 40 millions d'euros avaient été inscrits dans le cadre de la Lopmi, je n'en vois plus trace, ni en AE ni en CP, alors même que les travaux menés dans cette base sont indispensables. Je rappelle que notre flotte aérienne - à l'exception de deux aéronefs sur vingt-deux - est placée en permanence à l'extérieur, c'est-à-dire soumise aux aléas climatiques et donc vulnérable. En outre, les parkings et les voies de circulation sont largement dégradés dans ce site, ce qui entraîne des frais supplémentaires et explique sans doute en partie les difficultés à maintenir les appareils en condition opérationnelle.
Enfin, la configuration actuelle ne permet pas d'accueillir de nouveaux avions : le report de l'acquisition de nouveaux appareils arrive en quelque sorte à point nommé puisque la base de Nîmes n'est pas en mesure de les héberger ! Si le report d'un an des investissements n'est pas extrêmement grave, nous ne pourrons pas pour autant fonctionner durablement avec une base sous-dimensionnée et insuffisamment dotée.
Sur un autre point, le rapport de la Cour des comptes consacré à la gestion des moyens aériens de la sécurité civile datant de 2022 avait pointé l'absence de vision stratégique de l'État dans la gestion de sa flotte. En raison de l'extension du risque de feux de forêt, une révision des doctrines d'emploi s'impose, mais les mêmes dysfonctionnements semblent perdurer, qu'il s'agisse de l'usage de la flotte ou du choix des appareils : il conviendrait ainsi de sortir de l'imaginaire collectif selon lequel les Canadair seraient l'unique réponse à ces feux. Pour l'instant, je ne vois pas une réflexion émerger sur cette stratégie opérationnelle, qui ne relève pas du Beauvau de la sécurité civile.
Je suis également attentif au développement des pélicandromes, dont nos 22 avions Dash ont besoin, partout sur le territoire, pour s'alimenter en produits retardant la propagation des incendies. Compte tenu du risque grandissant de feux de forêt, il faut prolonger cet investissement, financé à parité par l'État et les Sdis concernés.
Les pactes capacitaires sont essentiellement consacrés à la lutte contre les feux de forêt. Le risque d'inondation ne fait pas l'objet en tant que tel de ces pactes, alors qu'il nous concerne de façon immédiate et va s'accroître dans les années à venir. Nous sommes plusieurs à appeler de nos voeux le développement d'une deuxième génération de pactes capacitaires, qui porterait sur ce risque particulier.
Enfin, nous avons tous à l'esprit la contrainte budgétaire et je m'interroge sur les raisons qui poussent encore l'État à financer 25 % du fonctionnement de la brigade de sapeurs-pompiers de Paris (BSPP), soit près de 110 millions d'euros. Aucun Sdis en France n'est financé par les moyens nationaux. J'entends les explications historiques, mais les collectivités concernées pourraient pourvoir à ce financement. De plus, cette somme ne prend pas en compte les pensions prises en charge par l'État. Les collectivités défendues par la brigade ne sont donc pas touchées par l'augmentation de la cotisation à la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales (CNRACL), contrairement aux Sdis. Il s'agit d'une piste de réflexion. Nous devrions remettre en question certains financements, comme nous le faisons dans d'autres domaines.
M. Hussein Bourgi. - Le débat doit porter sur les moyens aériens. La livraison de 36 hélicoptères de secours d'ici à 2029 avait été prévue par la Lopmi. Il faudrait donc que cinq hélicoptères soient livrés chaque année, mais nous n'en avons reçu que trois en 2024. À ce rythme, les appareils ne seront pas livrés au terme du calendrier fixé.
Il ne faudrait pas d'un budget en trompe-l'oeil, dont le taux d'exécution ne serait pas satisfaisant, comme c'est le cas depuis plusieurs années. La Lopmi prévoyait aussi la livraison de 16 Canadair, mais nous n'avons aucune lisibilité en la matière. Quant aux deux bombardiers commandés cet été, essentiellement financés grâce au mécanisme de protection civile RescUE, ils ne seront livrés qu'en 2028.
Il ne nous reste plus qu'à croire les déclarations du Président de la République et les annonces des ministres de l'intérieur successifs, et à espérer que les fabricants honoreront les délais annoncés. Néanmoins, il est difficile de croire et d'espérer. En effet, la société De Havilland Canada, sur laquelle nous misions beaucoup, n'a produit aucun prototype du produit attendu. Il est peu probable que la flotte aérienne soit donc intégralement renouvelée d'ici à 2030.
Par voie de conséquence, les moyens alloués à la location d'aéronefs, qui étaient de 7 millions d'euros en 2024, s'élèveront à 30 millions d'euros en 2025. Il ne s'agit pas d'un usage vertueux de l'argent public. Pourquoi louer et ne pas acheter ? Lors de son audition, Bruno Retailleau a tenu un discours de vérité, expliquant que l'espoir de se fournir au Canada s'envolait et qu'il fallait réfléchir à la construction d'un avion français ou européen. Cette initiative s'inscrirait dans la volonté de relocaliser la production industrielle ; mais à quelle échéance ?
Mon discours est empreint de gravité : je ne voudrais pas que survienne en France une catastrophe de l'ampleur de celle qui a touché nos voisins espagnols et que nous soyons pris de court. Nous serions livrés à nous-mêmes, avec des appareils qui ont 25 ans et sont en nombre insuffisant. Il ne s'agit pas d'un débat budgétaire, mais bien de savoir comment faire pour que les chiffres annoncés se traduisent en actes. Nous voterons les crédits du programme, mais nous voulons envoyer un message d'exigence autant que de confiance.
Enfin, je souhaite que le Beauvau de la sécurité civile soit l'occasion d'examiner et d'approfondir la doctrine en matière de pactes capacitaires contre les inondations et les aléas climatiques. Les pactes de première génération ont fait leurs preuves ; nous avons besoin d'une deuxième génération.
Mme Françoise Dumont, rapporteur pour avis. - Comme vous, je m'inquiète pour nos moyens aériens. Je me suis rendue à Nîmes il y a trois semaines pour parler avec les pilotes et les responsables de la base de sécurité civile. Ils ont tenu des propos directs, mais ne m'ont pas fait part d'une quelconque inquiétude quant à l'avenir de cette base, qui constitue un fleuron français.
Certes, une bonne partie de nos avions y sont en extérieur et les Canadair ont une moyenne d'âge de 27 ans. Cependant, ils sont parfaitement entretenus et sont en parfait état, malgré des problèmes d'approvisionnement de pièces. À cet égard, le marché d'entretien passé avec Sabena Technics a rencontré des difficultés d'exécution. Si les avions subissent des pannes parce qu'ils sont dehors, ces dernières résultent principalement de la doctrine d'emploi. En effet, ces appareils doivent intervenir rapidement, sur le feu naissant, et procèdent à des rotations très rapides, effectuent des touchers sur l'eau de dix secondes, qui mettent chaque fois les avions à rude épreuve. Les Canadair de nos voisins européens ne sont pas soumis à de telles secousses parce qu'ils ne répondent pas à la même doctrine d'emploi. Pour autant, je considère que la nôtre est la bonne.
Notre dépendance à l'égard de la société canadienne qui produit les Canadair nous met dans une situation de grande fragilité. En effet, le coût d'un avion était de 25 millions d'euros il y a deux ans, contre 50 millions aujourd'hui ; cette surenchère n'est pas raisonnable.
Le directeur de la DGSCGC a signé deux lettres d'intérêt avec des consortiums européens, dont l'un est français. Cette initiative n'en est qu'à un stade embryonnaire. De plus, pour acheter de nouveaux appareils, il faut que des appareils soient disponibles sur le marché, ce qui n'est pas le cas. Cette démarche reste intéressante pour sortir de notre dépendance au Canadair. Cependant, nos pilotes disent qu'ils n'ont pas besoin de bijoux de technologie, mais d'engins solides et, aujourd'hui, le Canadair correspond à cette description. La chaîne de production de cet avion serait relancée.
En ce qui concerne les pactes capacitaires, le PLF 2025 prévoit 3,6 millions d'euros pour lutter contre les risques complexes ou émergents, enveloppe pouvant être mobilisée pour l'achat de matériel de pompage nécessaire pour intervenir lors d'inondations ; et 45 millions d'euros pour lutter contre les feux de forêt. Il ressort néanmoins de mes échanges avec les Sdis que ces derniers sont attachés à leur liberté de choix en matière d'acquisition, y compris dans le cadre des achats cofinancés. Ils savent ce dont ils ont besoin et nous devons leur faire confiance, en ne fléchant pas démesurément les dépenses autorisées dans le cadre des pactes capacitaires.
Enfin, s'agissant du plan de renouvellement des hélicoptères, le calendrier défini par la Lopmi est tenu. La France a ainsi acquis trois hélicoptères en 2024, huit seront livrés en 2025, huit en 2026, six en 2027, huit en 2028 et trois en 2029. La trajectoire de livraison et la trajectoire financière sont donc bien arrêtées.
M. Guy Benarroche. - Des alertes ont été formulées quant au nombre de techniciens de maintenance pour les bombardiers d'eau et à leur formation.
De plus, la Fédération nationale des sapeurs-pompiers de France (FNSPF) a lancé une alerte sur l'insuffisance des moyens nationaux de pompage de grande puissance, nécessaires lors de graves inondations.
Mme Françoise Dumont, rapporteure pour avis. - Au niveau local, le financement de ces moyens de pompage passe par le déblocage de fonds dans le cadre des pactes capacitaires puisque les Sdis souhaitent diversifier leurs ressources, pour faire face aux feux de forêt et aux inondations, et réclament la possibilité d'acquérir de tels moyens. La DGSCGC a par ailleurs indiqué conduire une réflexion, dans le cadre du Beauvau, quant au doublement de la capacité nationale de pompage.
En ce qui concerne les techniciens de maintenance, les bombardiers d'eau sont entretenus dans le cadre d'un marché national passé avec Sabena Technics, qui se termine en 2027 et n'a pas apporté complète satisfaction. Le renouvellement du marché se fera de manière sourcilleuse quant à la bonne exécution du cahier des charges.
La commission émet un avis favorable à l'adoption des crédits du programme 161 « Sécurité civile » de la mission « Sécurités ».
Projet de loi de finances pour 2025 - Mission « Transformation et fonction publiques » - Examen du rapport pour avis
Mme Catherine Di Folco, rapporteur pour avis du programme « Fonction publique ». - L'avis que nous examinons porte prioritairement sur la fonction publique de l'État et plus précisément sur le programme 148, destiné à compléter les actions des ministères en matière de ressources humaines. J'évoquerai trois sujets : les effectifs et la masse salariale, le programme 148 et enfin le temps de travail et l'absentéisme dans la fonction publique.
Après plusieurs années de croissance, les effectifs de la fonction publique devraient refluer en 2025. La fonction publique comptait 5,73 millions d'agents au 31 décembre 2022, dont 43,9 % dans la fonction publique de l'État, 35 % dans la fonction publique territoriale et 21,1 % dans la fonction publique hospitalière. La part des contractuels poursuit sa croissance et atteint près de 22 % en 2022.
Le projet de loi de finances (PLF) pour 2025 prévoit la suppression de 2 201 équivalents temps plein (ETP), dans le cadre du plan de 40 milliards d'euros d'économies tracé par le Gouvernement. Ces efforts reposeraient presque autant sur l'État (1 196 ETP supprimés) que sur ses opérateurs (1 005 ETP supprimés).
Les postes du ministère de l'éducation nationale seraient particulièrement touchés, avec la suppression de 4 000 ETP d'enseignants, due à la baisse de 97 000 du nombre d'élèves à la rentrée 2025. En revanche, le recrutement de 2 000 accompagnants d'élèves en situation de handicap (AESH) supplémentaires est prévu. D'autres ministères sont également concernés : ceux du travail et de l'emploi, du budget et des comptes publics, du partenariat avec les territoires et de la décentralisation ainsi que de l'agriculture, de la souveraineté alimentaire et de la forêt.
À l'inverse, 700 ETP supplémentaires seraient accordés au ministère des armées, 619 à celui de la justice et 294 à celui de l'enseignement supérieur et de la recherche.
Ces orientations renouent avec la politique conduite durant le premier quinquennat du Président de la République, qui visait à supprimer 50 000 ETP entre 2018 et 2022. L'objectif a été abandonné dès 2020 et seuls 10 500 ETP ont été supprimés sur la période.
La masse salariale de l'État devrait voir sa hausse freinée. Elle atteindrait 108,023 milliards d'euros, hors pensions, ce qui représente une hausse de 1,51 % par rapport à 2024, alors que les augmentations étaient de 6,13 % en 2024 et de 5,05 % en 2023. Par ailleurs, la hausse globale atteint 24,77 % depuis 2017.
Le ralentissement notable de cette progression s'explique par l'absence de mesures générales fortes - telles que la hausse du point d'indice en 2022 et 2023 ou l'attribution de points d'indice majoré supplémentaires en 2024 -, mais aussi par l'absence de mesures catégorielles comme la prime de pouvoir d'achat exceptionnelle, la garantie individuelle du pouvoir d'achat ou la revalorisation de la prise en charge des transports collectifs.
J'en viens au programme 148 « Fonction publique », qui finance trois actions : « Formation des fonctionnaires », « Action sociale interministérielle » et « Appui et innovation des ressources humaines ».
Le PLF prévoit une diminution de 0,25 % des autorisations d'engagement (AE), qui étaient de 275,8 millions d'euros en 2024 et s'élèvent à 275,1 millions d'euros pour 2025.
La ventilation des crédits de la mission reste stable par rapport à 2024. Ainsi, les crédits dédiés à l'action n° 2, « Action sociale interministérielle », représentent 55,2 % des AE, contre 57,5 % en 2024 ; ceux de l'action n° 1, « Formation des fonctionnaires », représentent 33,9 % des AE, contre 32,2 % en 2024 ; et ceux de l'action n° 3, « Appui et innovation des ressources humaines », correspondent à 10,9 % des AE, contre 10,3 % en 2024.
L'action n° 2 retrace les crédits consacrés au financement de prestations tendant à l'amélioration des conditions de vie et de travail des agents de l'État et de leurs familles, qui s'élèveraient à 151,8 millions d'euros en AE. Ce chiffre marque une baisse de 4 %, qui s'explique par un recul de 70 % des crédits consacrés à la rénovation des restaurants interadministratifs, dû à la livraison des projets prévus dans le cadre du grand plan d'investissement et du plan de relance.
Le montant dédié aux prestations individuelles progresserait de 9,4 %, en raison de l'intégration au programme des crédits relatifs aux rentes temporaires d'éducation créées en 2024, qui s'élèvent à 15 millions d'euros en AE.
Néanmoins, d'importantes diminutions de crédits sont proposées en ce qui concerne le chèque-vacances, qui ne bénéficie plus qu'aux seuls agents de l'État en activité à compter du 1er octobre 2023, pour une économie globale attendue de 9 millions d'euros par rapport à 2023. De plus, le nombre de bénéficiaires du chèque emploi service universel pour la garde des jeunes enfants de moins de six ans devrait passer de 95 000 à 85 000, permettant de réaliser une économie de 4,4 millions d'euros. Seule l'aide au logement verrait ses crédits se stabiliser.
Dans le même temps, la hausse du coût moyen des places en crèche entraînerait une augmentation de 1,3 % des crédits affectés aux prestations collectives, les 4 930 places étant reconduites en 2025. L'aide au maintien à domicile bénéficierait d'une forte hausse de 39,1 % liée au vieillissement des agents de l'État.
L'action n° 3 retrace les crédits relatifs au fonds interministériel d'amélioration des conditions de travail, au fonds des systèmes d'information des ressources humaines et au fonds en faveur de l'égalité professionnelle. Elle concerne également, entre autres, le centre interministériel de services informatiques relatifs aux ressources humaines et la plateforme « Choisir le service public ». Cette action est dotée de 30,1 millions d'euros en AE, ce qui représente une progression de 4,2 %.
Je souhaite évoquer particulièrement la plateforme « Choisir le service public », qui a succédé au site « Place de l'emploi public ». Selon le Gouvernement, cette plateforme a vocation à devenir « un véritable espace numérique commun aux trois fonctions publiques ». Entre septembre 2023 et juillet 2024, 285 000 offres d'emploi ont été publiées et 1,95 million de connexions ont été enregistrées entre mars et avril 2024. Cependant, les fiches de poste sont consultées par seulement 20 candidats en moyenne. De plus, l'objectif fixé pour les années à venir paraît bien peu ambitieux : 21 consultations en 2025, 22 en 2026 et 23 en 2027. Il serait intéressant de connaître le taux de candidatures reçues par rapport au nombre de consultations par fiche de poste. Il s'agirait d'un indicateur de performance plus révélateur de l'attractivité des postes proposés que le nombre moyen de candidats ayant consulté une fiche.
L'action n° 1 couvre à la fois les dépenses liées à la subvention pour charge de service public versée aux instituts régionaux d'administration (IRA), à l'organisation du concours d'accès à ces instituts, à des actions de formation interministérielle, à l'apprentissage dans la fonction publique territoriale, aux classes prépas Talents et aux bourses Talents ainsi qu'à diverses subventions.
En 2025, les AE s'élèveraient à 93,1 millions d'euros, soit une progression de 4,9 %, qui découle de l'augmentation du nombre d'élèves des IRA et du renforcement des effectifs de leur personnel permanent accompagnant.
Deuxième point que je souhaite spécifiquement aborder : le dispositif « Talents ».
Les classes préparatoires « Talents du service public », dites « prépas Talents », ont remplacé en 2021 les classes préparatoires intégrées. Elles ont vocation à faciliter l'accès des étudiants modestes et méritants à la haute fonction publique et à en diversifier le recrutement.
Ces classes sont intégrées à des écoles de service public, à des universités, à des instituts d'études politiques (IEP), à des centres de préparation à l'administration générale ou à des instituts de préparation à l'administration générale. Leurs élèves perçoivent, au cours de leur scolarité, une bourse Talents d'un montant de 4 000 euros.
Au total, 1 984 places, réparties dans 100 classes sur l'ensemble du territoire hexagonal et ultramarin, étaient offertes dans les prépas Talents à la rentrée 2024, contre1 890 en 2023. Afin de renforcer l'implantation du dispositif en outre-mer, deux classes ont été ouvertes au sein de l'université de Guyane et de celle de Mayotte.
Comme en 2024, le programme 148 prévoit 12,2 millions d'euros d'AE pour le subventionnement des prépas Talents et 8,3 millions d'euros pour le versement des bourses.
Le dispositif n'a été déployé qu'à titre expérimental jusqu'au 31 décembre 2024. Le rapport d'évaluation, dont la remise au Parlement était prévue au plus tard le 30 juin 2024, n'a toujours pas été transmis. Il est indispensable qu'un bilan soit établi au plus vite, afin que le Parlement puisse évaluer l'intérêt de sa pérennisation sur des bases solides.
Dernier point d'attention, comme chaque année : l'apprentissage.
En 2023, le gouvernement d'Élisabeth Borne a assigné aux employeurs publics de la fonction publique de l'État et de la fonction publique hospitalière des objectifs ambitieux en matière de recrutement d'apprentis pour les années 2023 à 2026.
Pour la fonction publique territoriale, un objectif minimal de 9 000 contrats d'apprentissage par an entre 2023 et 2025 a été fixé dans le cadre de la convention triennale signée entre l'État, le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) et France compétences.
Un certain nombre de mesures ont été mises en oeuvre ces dernières années pour lever les freins au développement de l'apprentissage dans la fonction publique. Pour autant, le bilan des recrutements intervenus en 2023 s'avère décevant au regard des cibles fixées, à l'exception notable de la fonction publique territoriale.
Concernant cette dernière, l'État maintiendra en 2025 sa contribution au CNFPT, au titre de sa participation au financement des frais de formation des apprentis, à hauteur de 15 millions d'euros. En revanche, la contribution de France compétences, qui s'est élevée à 15 millions d'euros en 2023 et à 10 millions d'euros en 2024, sera ramenée à 5 millions d'euros en 2025. Le CNFPT craint que ces ressources ne disparaissent complètement en 2026, ce qui limiterait considérablement ses capacités de financement des frais de formation des apprentis.
Pourtant, le développement de l'apprentissage est fondamental pour l'insertion des jeunes sur le marché de l'emploi. Il faut toutefois noter que la période d'apprentissage n'est toujours pas assimilée à une durée de service public effectif et n'est donc pas prise en compte dans le calcul de la durée retenue pour l'accès aux concours internes, alors qu'elle est considérée, depuis 2017, comme une expérience professionnelle pour l'accès aux concours de la troisième voie. Une évolution serait opportune dans une logique de renforcement de l'attractivité de l'apprentissage dans la fonction publique. Le Gouvernement en étudie actuellement la possibilité.
J'en viens à la durée annuelle de travail et à l'absentéisme. La loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique a généralisé la durée annuelle de travail de 1 607 heures dans la fonction publique territoriale et a supprimé la possibilité de maintenir des régimes dérogatoires antérieurs à 2001.
Les collectivités du bloc communal devaient définir de nouvelles règles applicables à leurs agents en matière de temps de travail avant mars 2021 et les départements comme les régions devaient le faire avant mars 2022, pour une application au plus tard le 1er janvier suivant.
La durée annuelle effective travaillée des agents de la fonction publique territoriale s'établissait à 1 599 heures en moyenne en 2023, soit 8 heures de moins que la durée légale. Cet écart s'explique par la persistance de dérogations, les collectivités étant autorisées à réduire la durée annuelle de travail de leurs agents, pour tenir compte de sujétions liées à la nature des missions et à la pénibilité ou à la dangerosité des travaux.
Selon la Cour des comptes, la résorption de cet écart permettrait de réduire de 2,7 % les effectifs des collectivités territoriales, soit 52 000 agents, et d'économiser près de 1,3 milliard d'euros par an. La Cour note aussi que le contrôle de légalité préfectoral manque de moyens d'investigation et peine à sanctionner les situations dérogeant à la durée légale.
Concernant l'absentéisme dans la fonction publique, les fonctionnaires se sont absentés de leur poste pour raison de santé 12 jours en moyenne en 2023, contre 10,3 jours dans le secteur privé. Les trois versants connaissent des situations très différentes : 8,4 jours d'absence en moyenne pour les agents de la fonction publique de l'État hors enseignants, 9,3 jours pour les enseignants, 14 jours pour les agents de la fonction publique hospitalière et 14,7 jours pour ceux de la fonction publique territoriale. Ces écarts sont notamment liés au fait que les fonctions publiques hospitalière et territoriale comportent des métiers beaucoup plus pénibles que la fonction publique d'État, où les cadres A sont plus nombreux.
Dans ce contexte, le Gouvernement souhaite porter d'un à trois jours le délai de carence en cas de congé de maladie dans la fonction publique, et ramener à 90 % le taux de remplacement de la rémunération des agents publics pendant les trois premiers mois d'arrêt, comme c'est le cas dans le secteur privé.
Le coût pour les employeurs publics des absences pour raison de santé est évalué par l'inspection générale des finances (IGF) et l'inspection générale des affaires sociales (Igas) à 15 milliards d'euros en 2022, tandis que le rétablissement du jour de carence aurait permis à l'État d'économiser 134 millions d'euros en 2023.
Selon l'Igas, l'allongement du délai de carence à trois jours induirait une économie de l'ordre de 112 millions d'euros pour le budget de l'État et de 289 millions d'euros pour l'ensemble de la fonction publique. La diminution du taux de remplacement permettrait quant à elle de réaliser 900 millions d'euros d'économies.
Je suis favorable à la mise en oeuvre de ces mesures, qui permettraient d'associer les agents publics au redressement de la trajectoire des finances publiques en leur appliquant, dans une logique d'équité, les règles opposables aux travailleurs du secteur privé. Cependant, il faut le rappeler, 70 % des salariés du secteur privé bénéficient du maintien de leur rémunération par l'employeur en cas d'arrêt maladie.
En parallèle de ces mesures, il me semble nécessaire d'activer plusieurs leviers, comme la mise en oeuvre effective de la réforme de la protection sociale complémentaire (PSC). Une mesure législative doit être adoptée afin que l'accord collectif national portant réforme de la PSC des agents publics territoriaux de juillet 2023 puisse être appliqué. Concernant la fonction publique hospitalière, les négociations sont encore très loin d'aboutir.
Par ailleurs, il serait judicieux d'analyser plus en profondeur les causes des arrêts maladie, d'inviter les employeurs publics à travailler sur l'amélioration des conditions de travail offertes aux agents, et de faire contrôler par un service de médecine de contrôle les pratiques des médecins qui accordent largement des arrêts de travail et la pertinence des prolongations des arrêts de travail.
Je vous propose d'émettre un avis favorable à l'adoption des crédits du programme « Fonction publique ».
Mme Audrey Linkenheld. - Nous partageons une partie des analyses présentées par la rapporteure, mais pas sa conclusion.
Les effectifs de la fonction publique dans son ensemble évoluent désormais à la baisse. On observe notamment un très fort recul dans l'éducation nationale, que notre groupe a déjà dénoncée et qui pourrait suffire à ce que nous votions contre l'adoption de ces crédits.
L'évolution des rémunérations est largement freinée. Même si des mesures favorables ont été prises ces dernières années, la situation sociale est telle qu'on aurait pu de nouveau faire un geste et, en tout cas, s'abstenir d'actions négatives. En effet, l'année 2025 sera, pour les fonctionnaires, celle de la non-reconduction de la garantie individuelle du pouvoir d'achat (Gipa), ce qui sera probablement dénoncé lors de la grande mobilisation du 5 décembre.
En ce qui concerne le programme 148, les crédits dédiés à l'action sociale interministérielle diminuent, alors que la situation sociale demeure complexe. Parmi les prestations dont les crédits sont en augmentation, on trouve le financement de places en crèche puisque l'État doit faire face à l'augmentation du prix des berceaux. J'invite donc le Gouvernement à une forme de cohérence et à une prise en compte des conséquences de sa politique en matière de petite enfance.
Vous avez également mentionné les conséquences du vieillissement puisque les crédits dédiés au maintien à domicile augmentent. À cet égard, on peut regretter que les crédits d'action sociale précédemment alloués aux retraités soient désormais réservés aux seuls actifs.
Quand on diminue les effectifs, le soutien et les avantages liés à l'action sociale, on ne renforce pas l'attractivité de la fonction publique.
Nous avons déjà indiqué nos craintes quant à la diminution des sommes versées par France compétences au CNFPT. Vous avez dit combien les collectivités étaient exemplaires dans le recours à l'apprentissage et il faut continuer à les encourager. Or ces crédits n'en prennent pas le chemin.
J'en viens enfin à l'absentéisme. Nous ne sommes pas en accord avec la proposition formulée sur les jours de carence. Vous avez indiqué que l'écart entre les nombres moyens de jours d'absence dans les trois versants de la fonction publique s'expliquait par la pénibilité de certains métiers. Un alignement sur le privé ne constitue ni une bonne mesure ni une bonne manière de faire choisir le service public. Pour l'ensemble de ces raisons, le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain est défavorable à l'adoption de ces crédits.
Mme Isabelle Florennes. - Une ordonnance sur la réforme de la PSC a été adoptée en 2021 et un accord signé entre les employeurs territoriaux et les formations syndicales en 2023. Il faut pourtant que certaines dispositions de cet accord trouvent une traduction législative. Même si les collectivités sont incitées à anticiper cette réforme, ces transpositions législatives sont nécessaires et urgentes.
Je voudrais également relayer des inquiétudes sur la question de l'apprentissage et de la contribution de France compétences. Ce sujet est récurrent, alors que les contrats d'apprentissage sont plébiscités par les collectivités. Il faudrait envisager une négociation pluriannuelle pour ne pas avoir à se reposer, chaque année, la question du financement d'un dispositif qui fonctionne.
En ce qui concerne l'absentéisme, des instances de dialogue social existent et fonctionnent, notamment au sein de la fonction publique territoriale. Des dispositifs de lutte contre l'absentéisme sont mis en oeuvre par certaines collectivités. Sur ces sujets, il serait souhaitable de sortir des clichés et des annonces, pour mieux travailler avec les instances de dialogue et les collectivités. Derrière cette question se joue celle de l'attractivité de la fonction publique.
M. Hussein Bourgi. - Le sujet de l'apprentissage dans les collectivités territoriales me tient particulièrement à coeur puisque je suis délégué régional du CNFPT en Occitanie. La convention tripartite a été signée entre l'État, France compétences et le CNFPT sous l'égide de la ministre Amélie de Montchalin. Chacun s'était alors enthousiasmé, mais, quelques semaines plus tard, le nouveau ministre a annoncé la couleur. Quand, l'an dernier, j'avais tiré la sonnette d'alarme sur le désengagement de France compétences, notre collègue Olivier Bitz m'avait alors répondu que le CNFPT pouvait mobiliser ses réserves et qu'en 2025, France compétences retrouverait son niveau d'engagement initial.
Le CNFPT a effectivement mobilisé ses réserves pour compenser le désengagement de France compétences et honorer ses engagements. Pour l'année 2024, une lettre d'intention a été adressée à toutes les collectivités pour savoir combien d'entre elles souhaitaient avoir recours à des contrats d'apprentissage. Au total, 4 800 collectivités ont répondu positivement, pour un volume de 21 000 intentions de recrutement, parmi lesquelles 18 770 relevaient de l'un des 44 métiers en tension de la fonction politique territoriale et auraient dû être prioritaires. Malheureusement, le nombre de contrats finançables ne s'élevait qu'à 9 000.
J'ai passé l'année à expliquer à des maires la raison pour laquelle je ne pouvais pas leur donner satisfaction. Ces contrats bénéficient souvent à des jeunes éloignés des études et représentent pour eux une façon de s'insérer dans le monde professionnel. L'année prochaine, compte tenu du désengagement de France compétences, le CNFPT ne pourra plus financer 9 000 contrats, mais seulement 5 000. L'idée d'utiliser ses ressources propres était recevable, mais sous réserve que France compétences revienne autour de la table. Je pense aux jeunes qui, dans quelques jours, se rendront dans des forums de l'emploi public organisés par les préfets ; on leur dira qu'ils peuvent entrer dans la fonction publique par la voie du concours ou celle de l'apprentissage. On suscite des espoirs et des envies pour les décevoir ensuite.
Mme Marie Mercier. - Je partage les propos d'Isabelle Florennes sur l'absentéisme dans la fonction publique territoriale. Nous nous sommes tous interrogés sur les lombalgies récidivantes de certains agents. Dans les mairies, quand on se pose de telles questions, on convoque et on écoute les agents parce que la souffrance parle. On parvient ainsi à remanier des postes et des missions pour pallier les problèmes.
Toujours sur le même sujet, je voudrais exprimer mon courroux à propos de la médecine, même s'il n'est pas dans mes habitudes de m'en prendre à mes confrères. Je vise ici la télémédecine et les cabines de téléconsultation Medadom, dans lesquelles le médecin commence souvent par demander combien de jours d'arrêt souhaite le patient. Il ne s'agit pas d'une bonne méthode de prise en charge, car, lorsqu'on a mal au dos, on a parfois mal ailleurs. Bien sûr, nous sommes confrontés à une problématique de raréfaction des médecins, mais ce n'est pas ainsi que nous rendrons la médecine générale attractive. Nous devons mener un véritable travail de fond sur ce sujet.
Mme Catherine Di Folco, rapporteur pour avis. - J'ai bien entendu vos remarques. Madame Florennes, concernant la PSC, le Gouvernement a pensé à proposer un amendement dans le cadre du PLF, mais il se serait agi d'un cavalier budgétaire. Il faudra donc que nous en passions par une proposition de loi ; je vais m'atteler à cette tâche pour résoudre ce problème.
Je partage les propos de M. Bourgi sur l'apprentissage. Effectivement, seuls 9 000 postes ont pu être financés. Toutefois, certaines collectivités ont recruté des apprentis sans bénéficier de financement. Ainsi, on compte au total plus de 12 000 recrutements. Les collectivités fournissent donc des efforts conséquents en la matière.
La commission émet un avis favorable à l'adoption des crédits du programme 148 « Fonction publique » de la mission « Transformation et fonction publiques ».
La réunion, suspendue à 11 h 25, est reprise à 16 h 30.
Projet de loi de finances pour 2025 - Audition de Mme Catherine Vautrin, ministre du partenariat avec les territoires et de la décentralisation
Mme Muriel Jourda, présidente. - Nous procédons à l'audition de Catherine Vautrin, ministre du partenariat avec les territoires et de la décentralisation, dans le cadre de l'examen des crédits de la mission « Relations avec les collectivités territoriales » (RCT), inscrits dans le projet de loi de finances (PLF) pour 2025. Traditionnellement, cette audition est aussi le moment d'aborder le soutien financier de l'État aux collectivités territoriales, qui ne se résume pas à cette mission.
Ce matin, nous avons entendu le rapport de notre collègue Jean-Michel Arnaud, en sa qualité de rapporteur pour avis. Je rappelle que notre commission a émis un avis favorable à l'adoption des crédits de la mission, tout en adoptant trois amendements proposés par notre rapporteur pour avis.
L'examen du budget s'inscrit cette année dans un contexte particulier, marqué par l'impératif de redressement de nos finances publiques. Au travers de l'examen de cette mission se pose la question de la participation des collectivités territoriales à l'effort budgétaire collectif.
Lors de nos débats sur cette mission, nous avons dressé le constat d'une stabilité de ses crédits, ce qui constitue un fait notable dans le contexte budgétaire actuel et un bon signal envoyé par l'État aux territoires.
Nous vous invitons, madame la ministre, à nous présenter les crédits de cette mission et l'évolution proposée, ainsi que les dispositifs portés par les articles rattachés. Nous aurons l'occasion, après vous avoir cédé la parole pour une présentation, de débattre sur la base des questions qui vous seront adressées par le rapporteur et les autres membres de la commission.
Avant votre présentation liminaire, je souhaite vous poser une première question. Le président du Sénat, Gérard Larcher, a annoncé que notre assemblée était prête à ramener l'effort demandé aux collectivités de 5 à 2 milliards d'euros. Cela passe notamment par une modification du fonds de réserve, adoptée ce matin par notre commission en appui des travaux menés par la commission des finances.
Votre collègue Laurent Saint-Martin, ministre du budget et des comptes publics, a déclaré hier que le Gouvernement avait l'intention de réduire significativement l'effort auquel devront consentir les collectivités en 2025. Pouvez-vous nous apporter des précisions sur ce point ?
Mme Catherine Vautrin, ministre du partenariat avec les territoires et de la décentralisation. - Merci de m'accueillir devant votre commission pour vous présenter les principales mesures du PLF pour 2025. La situation de notre pays, les défis auxquels font face les territoires, l'urgence de répondre aux attentes de nos concitoyens exigent clarté, responsabilité et action. Cette audition est l'opportunité de vous détailler le budget, mais aussi d'échanger avec vous sur vos travaux.
Le PLF, comme vous le savez, a été élaboré dans un contexte budgétaire difficile, exigeant un effort collectif sans précédent. Le Premier ministre a fixé une priorité absolue pour l'action gouvernementale : la réduction de la dette financière, dont le montant s'élève à 3 228 milliards d'euros, avec une charge d'intérêts qui, depuis le jour du dépôt du texte jusqu'à aujourd'hui, n'a fait qu'augmenter ; nous parlons aujourd'hui d'environ 57 milliards d'euros, soit le deuxième budget de l'État derrière celui de l'éducation nationale.
Je souhaite insister sur le niveau très élevé des dépenses publiques, à hauteur de 57 % de la richesse nationale quand, en Europe, la moyenne se situe à 49 %. Se pose la question du niveau des prestations ; celui-ci est-il meilleur qu'ailleurs ? Nous n'en avons pas la certitude. Alors, pourquoi un tel différentiel ? N'avons-nous pas des procédures trop coûteuses ?
Un sursaut national est indispensable, l'effort doit être collectif et réalisé dans un esprit de rassemblement et de responsabilité. Le contribuable est une seule et même personne ; l'État, la sécurité sociale et les collectivités territoriales, pour lesquels était prévu, dans la première version du budget, un effort respectivement de 20, 15 et 5 milliards d'euros d'économies, ne s'opposent pas dans leur contribution au redressement des comptes publics.
Dès le début, il a été dit que cette copie pouvait être améliorée. Les collectivités territoriales, qui portent 60 % de l'investissement public, ne représentent que 8 % de la dette publique. Je le répète, les collectivités territoriales ne sont pas responsables de l'aggravation du déficit de notre pays. Dans tous les cas, nous avons besoin d'un dialogue renforcé entre les acteurs.
Le ministère qui m'a été confié porte le mot « partenariat ». Ce terme sous-tend quatre principes : l'écoute des besoins et les attentes des acteurs locaux ; le dialogue constant pour construire des solutions ; le suivi des engagements pris ; et enfin, une contractualisation pour donner corps à ce partenariat.
Respecter les compétences des collectivités, bâtir un nouveau contrat de responsabilité entre l'État et les territoires, quarante ans après les grandes lois de décentralisation, sont des sujets indispensables. Les efforts que nous demandons aux uns et aux autres doivent être calibrés avec justesse. Assurer une répartition juste et équilibrée nécessite de reprendre la copie initialement déposée. Vous avez présenté un amendement sur le fonds de compensation pour la taxe sur la valeur ajoutée (FCTVA). Le Premier ministre a indiqué que la rétroactivité d'une telle mesure, en plus de nous interpeller quant à sa constitutionnalité, pouvait être considérée comme une sorte de non-respect d'un contrat passé.
Un autre sujet concerne l'article 64 du PLF. L'idée est de réduire les dépenses des collectivités en effectuant un prélèvement sur les recettes réelles de fonctionnement, initialement fixé à 2 %. Lors des Assises des départements de France, le Premier ministre a annoncé sa volonté de revenir de façon « très significative » sur le sujet. Le Premier ministre est conscient de la spécificité des départements. Les aides individuelles de solidarité, notamment, constituent des dépenses effectuées pour le compte de l'État par les collectivités.
Se pose également la question des collectivités dont le budget s'élève à plus de 40 millions d'euros. Votre assemblée a beaucoup travaillé sur le sujet pour, d'une part, baisser le montant de la contribution et, d'autre part, réfléchir à un mécanisme plus juste. L'objectif consiste à diminuer le nombre de départements et augmenter celui des communes et établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) concernés, dans des proportions de moindre importance. Nous travaillons actuellement avec vos rapporteurs sur le sujet. Le Gouvernement regarde avec intérêt les amendements proposés.
Les droits de mutation à titre onéreux (DMTO) constituent un autre engagement du Premier ministre. À l'exception de deux départements, tous les autres atteignent le plafond fixé à 4,5 %. Le Premier ministre a laissé entendre qu'une augmentation de 0,5 point serait possible, le Gouvernement travaille sur le sujet. Le rendement de cette mesure diffère selon les territoires ; par exemple, dans les Alpes-Maritimes, le rendement est de 600 euros par habitant quand il n'est que de 70 euros dans les Ardennes. La réponse pour les finances des collectivités concernées n'est donc pas du tout la même.
Dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), nous avons proposé d'étaler sur quatre ans - au lieu de trois - l'augmentation des cotisations des employeurs à la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales (CNRACL). L'idée consiste à offrir un peu de souplesse, sachant que le montant de la contribution au titre de la CNRACL s'élèvera à environ 1 milliard d'euros.
Je souhaite également évoquer les moyens des collectivités en 2025, au titre du prélèvement sur recettes. Dans un contexte budgétaire contraint, l'État continue de soutenir les collectivités territoriales. Les concours financiers alloués s'élèvent à 53,5 milliards d'euros en crédits de paiement (CP), soit un niveau sans précédent. La principale composante reste la dotation globale de fonctionnement (DGF), qui représente 27,245 milliards d'euros ; celle-ci sera maintenue à son niveau actuel avec un effort de péréquation. Le PLF consolide la DGF après deux années de hausse successive.
Nous proposons également des mesures de simplification élaborées avec le Comité des finances locales (CFL), telles que l'utilisation de données de longueur de voirie ou l'alignement du périmètre des logements sociaux sur le calcul de la dotation de solidarité rurale (DSR).
Un effort de péréquation se traduit par une augmentation significative des prélèvements en faveur de la DSU, portée à 140 millions d'euros, et de la dotation de solidarité rurale (DSR), qui atteint 150 millions d'euros. Ainsi, 60 % des collectivités verront leur DGF augmenter en 2025. À cela s'ajoutent des dotations spécifiques, telle la dotation de péréquation verticale des départements, majorée de 10 millions d'euros.
La dotation pour les titres sécurisés et la dotation aménités rurales, à hauteur de 100 millions d'euros chacune, restent inchangées. Votre commission a proposé un amendement ajoutant 10 millions d'euros supplémentaires à l'enveloppe prévue pour la dotation aménités rurales
Je souligne également la dynamique des prélèvements sur les recettes d'origine fiscale, avec une hausse de 286 millions d'euros en 2025, aidée par la revalorisation forfaitaire des valeurs locatives cadastrales.
Enfin, le prélèvement sur recettes en faveur des communes nouvelles, introduit en 2024, a été réévalué à 24 millions d'euros pour 2025, consolidant ainsi le soutien aux démarches de mutualisation de regroupements communaux.
Les dotations de soutien à l'investissement - programme 119 de la mission - sont maintenues à hauteur de 2 milliards d'euros en autorisations d'engagement (AE), affirmant ainsi notre engagement pour des territoires plus résilients et durables. La dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR) est dotée de 1,046 milliard d'euros, la dotation de soutien à l'investissement local (DSIL) de 570 millions d'euros, la dotation de soutien à l'investissement des départements (DSID) de 200 millions d'euros et la dotation politique de la ville (DPV) de 150 millions d'euros. Nous allons renforcer leur trajectoire de verdissement tout en préservant leur caractère généraliste.
Le sujet du fonds vert a suscité de nombreux commentaires. Le projet de loi de finances initiale (PLFI) pour 2024 avait prévu un montant de 2,5 milliards d'euros. Dès février 2024, ce programme a été gelé à 2 milliards d'euros. Au moment où nous parlons, nous sommes à 1,2 milliard d'euros et, en fin d'année, nous serons à 1,6 milliard d'euros. Dans le PLF pour 2025, le montant s'élève à 1 milliard d'euros, soit une différence de l'ordre de 700 millions d'euros par rapport à la réalité de 2024, afin de mieux maîtriser les finances publiques.
Le soutien de l'État repose principalement sur deux grands programmes budgétaires. Ces derniers, bien qu'administrativement distincts, partagent les mêmes gestionnaires délégués - les préfets - qui s'adressent aux mêmes partenaires - les collectivités territoriales.
Lors de l'exercice 2025, je proposerai de réfléchir à un rapprochement de ces dotations d'investissement. Pour information, 25 % des investissements financés par la DSIL et 15 % de ceux qui sont financés par la DETR contribuent déjà à la transition écologique. Le fonds vert n'a donc pas le monopole du verdissement.
En parallèle, nous constatons une multiplication des cofinancements. Au moment où l'on recherche des simplifications pour nos concitoyens, on pourrait engager une réflexion. Un gestionnaire parvenant à optimiser ses crédits sur un projet ne devrait pas être sanctionné, mais encouragé à redéployer ses moyens sur d'autres priorités. Cela correspond à la logique de fongibilité partielle, que je souhaite vous proposer.
Le programme 122 regroupe les aides spécifiques aux collectivités et les moyens alloués à la direction générale des collectivités locales (DGCL). Les crédits, reconduits à un niveau quasi identique, constituent un enjeu fort dont nous constatons la nécessité ; je pense notamment à la dotation de solidarité en faveur de l'équipement des collectivités territoriales et de leurs groupements touchés par des évènements climatiques ou géologiques (DSEC), fortement utile en 2024. Une ouverture exceptionnelle de 63,8 millions d'euros en crédits de paiement est prévue pour financer les dégâts causés aux biens des collectivités lors des violences urbaines de juin et juillet 2023. Les crédits inscrits au titre de ce fonds, créé en 2023, permettront de couvrir les engagements restants de l'État.
Concernant ma feuille de route, je souhaite simplifier notre action publique locale en identifiant les projets bloqués par des réglementations trop complexes, et lever les obstacles en concertation avec le Parlement. Tel est le sens de la mission confiée au maire de Charleville-Mézières, Boris Ravignon, afin de transformer certaines des propositions de son rapport en actions concrètes.
Je souhaite également reconnaître la diversité territoriale qui caractérise notre pays. Les zones rurales, la montagne, les territoires ultramarins et insulaires nécessitent une attention toute particulière. Le dialogue avec les élus en Corse doit nous conduire vers un consensus républicain solide.
Je souhaite réaffirmer la proximité de l'État au travers du préfet et des sous-préfets, au plus près des acteurs locaux. Avant de parler de décentralisation, nous pouvons renforcer la déconcentration, avec un préfet qui sera davantage encore le correspondant naturel des maires sur l'ensemble des territoires.
Enfin, je souhaite évoquer la nécessité d'un statut protecteur pour nos élus. Au Sénat, vous avez adopté, à l'unanimité, une proposition de loi sur ce sujet. Ce texte, initié par votre ancienne collègue Françoise Gatel, sera repris par le Gouvernement. Il a vocation à être complété par des propositions de l'Assemblée nationale. La volonté du Gouvernement est d'inscrire ce texte à l'agenda des travaux de l'Assemblée nationale au début de l'année prochaine. Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, nous avons l'opportunité de transformer notre action publique locale. Je suis convaincue que nous pouvons concrétiser ensemble cette ambition.
M. Jean-Michel Arnaud, rapporteur pour avis de la mission « Relations avec les collectivités territoriales ». - Madame la ministre, je serai bref sur la question de la contribution des collectivités territoriales au redressement des finances publiques, puisque nous aurons l'occasion d'en débattre en séance publique.
Nous avons déposé un amendement de suppression concernant le fonds de réserve. Il s'agit d'imaginer un dispositif plus juste, plus équitable, avec des critères permettant un élargissement de l'assiette et une minoration de la charge pour chacune des collectivités concernées. Par ailleurs, les sommes prélevées en application du dispositif doivent pour l'essentiel revenir dans le budget des collectivités contributrices.
Je note également votre volonté d'améliorer la dotation aménités rurales. Celle-ci concerne un nombre significatif de collectivités territoriales ayant des charges propres liées à la spécificité de leur territoire et contribuant à la préservation d'espaces protégés. Avec la mise en oeuvre en 2024 de la réforme de cette dotation, le montant moyen attribué à chaque commune est passé de 6 512 à 11 153 euros par commune et le nombre de communes bénéficiaires de 6 388 à 8 921.
Il est important de sauvegarder, au moins en valeur absolue, les financements au titre des dotations, notamment la DETR et la DSIL. Sachant les risques de déperdition, peut-être faudrait-il, comme vous l'avez évoqué, envisager des passerelles entre ces différentes dotations. Le fait d'avoir une DETR clairement identifiée sur le périmètre rural me paraît toutefois important. Je souhaite que votre proposition de simplification et de souplesse dans l'usage des fonds, afin de permettre une certaine fongibilité, ne pénalise pas les territoires ruraux.
Sur la base de ces observations à caractère général, j'ai deux questions complémentaires à vous poser. Ma première question porte sur l'accompagnement des collectivités frappées par des intempéries, et ma seconde, en marge de la mission qui nous réunit aujourd'hui, concerne le fonds national d'aménagement et de développement du territoire (FNADT).
Les crédits ouverts au titre de la DSEC - 40 millions d'euros en AE et 30 millions d'euros en CP - tendent à devenir insuffisants pour accompagner l'ensemble des collectivités victimes d'intempéries. Dans mon département des Hautes-Alpes, 18 millions d'euros manquent pour couvrir le coût des travaux de reconstruction rendus nécessaires par les dégâts provoqués par les épisodes d'intempéries que nous avons connus à la fin de l'année 2023. La ministre Françoise Gatel fera, je l'espère, des annonces rassurantes en ce sens lors de son déplacement dans les Hautes-Alpes le 28 novembre. Que pouvez-vous nous dire sur ce sujet ?
De nombreuses collectivités sont concernées - environ une sur trois dans mon département. Si vous ne souhaitez pas que l'on consacre des crédits spécifiques via un fonds d'accompagnement exceptionnel, comme ce fut le cas l'année dernière pour plusieurs départements du Nord-Pas-de-Calais et de la région Bretagne, il convient de revoir la manière dont est attribuée la DSEC et de revenir également, en lien avec les assureurs, sur les démarches nécessaires à effectuer après chaque intempérie. Actuellement, une même collectivité est tenue de déposer un dossier de demande compensation via la DSEC pour chaque événement climatique qu'elle subit, même si elle est victime de plusieurs intempéries dans l'année. La volonté de simplification doit également passer par une inflexion en la matière. Comment comptez-vous prendre en compte la situation des collectivités confrontées à ces difficultés au cours de ces deux dernières années ?
Concernant le FNADT, il s'agit d'un outil financier souple et efficace, dont l'effet levier sur les politiques de développement local des territoires est considérable. Dès lors, si le dispositif subit une coupe budgétaire importante en raison du report d'un an des opérations contractualisées, certaines dépenses de fonctionnement, comme celles qui ont été allouées aux comités de massif, doivent être préservées. Ces comités sont nécessaires à la cohésion des territoires de montagne, notamment pour les territoires qui auront la charge d'organiser les Jeux Olympiques de 2030. Comptez-vous infléchir la ligne d'entrée de ce PLF afin de sanctuariser les moyens nécessaires à cette politique utile ? Pour rappel, ces comités de massif travaillent en coordination avec les collectivités locales ainsi qu'avec les ONG.
M. Stéphane Sautarel, rapporteur spécial de la commission des finances sur la mission « Relations avec les collectivités territoriales ». - Premièrement, je souhaite vous remercier, madame la ministre, pour la méthode adoptée dans le cadre de ce PLF. Cette méthode a permis une contribution des collectivités à l'effort national, en sortant du procès d'intention et en retravaillant la version initiale du projet de loi. Nous aboutissons aujourd'hui à un texte qui, à la fois sur le volume et les modalités, me semble plus acceptable pour les collectivités.
Deuxièmement, dans ce périmètre global des relations entre l'État et les collectivités locales - à savoir l'enveloppe de l'ensemble des transferts estimée à 151 milliards d'euros, dont les 4 milliards d'euros de la mission « Relations avec les collectivités territoriales » -, j'observe une forme de stabilité. Un point de vigilance doit être accordé aux compensations et à la question des « variables d'ajustement » sur laquelle devront sans doute s'effectuer des travaux à l'avenir.
Je souligne les engagements tenus concernant les nouveautés introduites lors du PLF pour 2024 ; je pense aux efforts de péréquation, encore renforcés cette année, à hauteur de 150 millions d'euros pour la dotation de solidarité rurale (DSR), de 140 millions pour la DSU et de 10 millions pour la péréquation verticale des départements. La réforme des dispositifs France Ruralités Revitalisation (FRR) est également confirmée en 2025.
Troisièmement, concernant le FCTVA, il s'agit de trancher la question de la rétroactivité des modifications des modalités d'attribution des compensations. Nous avons entendu les engagements du Premier ministre et les vôtres sur le sujet. L'approche de la commission des finances, plus globale, vise à rendre le dispositif plus lisible. Il conviendra, à l'avenir, de travailler sur le contenu et le périmètre.
Les travaux sur l'article 64 sont en cours ; le dispositif deviendrait un outil de lissage conjoncturel sur les recettes des collectivités. L'objectif est de rendre celui-ci plus progressif - il était, jusqu'à présent, un peu brutal, avec beaucoup d'effets de seuil -, plus juste - il faut sortir de la seule approche du niveau de dépenses de fonctionnement pour considérer davantage la richesse et les ressources des collectivités - et enfin plus souple - il faut trouver des réponses différenciées et allégées, notamment pour les départements.
Je partage l'inquiétude de Jean-Michel Arnaud concernant la DSEC. La commission des finances n'a pas pu proposer d'évolutions à ce stade. Il s'agit d'avoir une approche globale, en tenant compte des mesures qui existent déjà dans la mission « Écologie » - je pense notamment au fonds Barnier -, afin de répondre aux enjeux.
Au-delà des mesures conjoncturelles dans un cadre assez inédit d'examen du PLF, il convient de dresser des perspectives. Vous avez évoqué des travaux partagés sur les sujets de simplification et de débureaucratisation, ou encore sur l'approche de la diversité territoriale. De notre côté, nous sommes convaincus que des marges d'économies sont envisageables dans le domaine de la commande publique. Enfin, nous devons réfléchir aux sujets de fiscalité locale et, en lien avec cela, à la question de la DGF.
Mme Muriel Jourda, présidente. - Madame la ministre, vous avez indiqué que les départements pourraient augmenter le taux des DMTO. Au regard du marché actuel de l'immobilier, je m'interroge sur le bien-fondé d'augmenter un impôt qui va surenchérir le coût de l'achat. Les conseils départementaux ne disposant plus du pouvoir d'agir sur les taux - la quasi-totalité des départements ayant fixé le taux à son maximum de 4,5 % -, il s'agirait de s'orienter vers une refonte de la fiscalité locale. Partagez-vous cette réflexion ?
Mme Catherine Vautrin, ministre. - Concernant les DMTO, l'idée serait de relever le taux plafond et ainsi de proposer une augmentation à la main des départements. Par ailleurs, le dispositif serait temporaire - sur trois ans - et exonérerait les primo-accédants. Le Gouvernement déposera un sous-amendement sur le sujet, l'objectif étant de donner un peu de pouvoir aux départements tout en étant vigilant ; il ne faudrait pas, notamment, que l'élargissement du prêt à taux zéro (PTZ) soit entravé par une augmentation des DMTO.
Sur l'évolution de la fiscalité, le sujet a déjà été évoqué par le CFL. Des questions se posent notamment sur les critères et l'organisation de la DGF. Parmi les mesures de simplification, ne peut-on pas envisager un renforcement du CFL combiné à une suppression du Haut Conseil des finances publiques (HCFP) ?
Concernant le fonds de réserve, les travaux sont en cours. Les dernières simulations viennent de nous parvenir. Nous aurons, j'imagine, un débat en séance sur ce sujet. Une chose est certaine : les sommes prélevées seront restituées aux collectivités à partir de 2026.
Dans la loi de finances pour 2024, la dotation pour les aménités rurales a été réformée, passant de 40 à 100 millions d'euros, afin de valoriser les efforts des communes qui contribuent à la biodiversité. Le montant pourra être discuté en séance publique.
Concernant la spécificité des territoires ruraux et la fusion des subventions d'investissement, l'idée est de faciliter la gestion pour les communes avec un document unique. Les crédits dédiés à la DETR, la DSIL et la DSID sont sanctuarisés et mobilisables, notamment sur les sujets liés à la montagne.
La dotation de la FNADT s'élève à 64 millions d'euros en AE. L'objectif est de sanctuariser les dispositifs qui fonctionnent - France services, Petites Villes de demain, Action coeur de ville. Nous donnons la priorité aux projets les plus matures.
Concernant la DSEC, il s'agit d'anticiper, de gérer les catastrophes et de réparer. La gestion de l'information, comme l'a montré l'exemple récent de Valence, est essentielle. Nous devons également relier ce sujet à la réforme du régime assurantiel et au fonds Barnier. La dotation de la DSEC s'élève aujourd'hui à 40 millions d'euros en AE et 30 millions en CP. Le Gouvernement est conscient des conséquences de la tempête Aline et des intempéries dans les départements du sud-est de la France. Le 28 novembre, Françoise Gatel aura l'occasion de préciser la volonté d'accompagnement du Gouvernement.
Dans certains territoires, j'ai été interpellée sur les besoins en accompagnements à la fois financiers et techniques. Les analyses réalisées par le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) permettent d'évaluer les capacités à reconstruire, ainsi que les risques de reproduction des événements.
Sur l'article 64 et le lissage conjoncturel sur les recettes des collectivités, les travaux sont en cours. L'idée est de proposer une réponse irréprochable d'un point de vue constitutionnel, d'où les réflexions sur l'indice de fragilité sociale, sur les communes contributrices ou bénéficiaires du Fonds national de péréquation des ressources intercommunales et communales (Fpic).
Enfin, concernant les travaux de simplification, je partage votre propos sur la commande publique. Cela fait partie des sujets à étudier prochainement. Cela n'empêche en aucun cas les contrôles de légalité et le travail effectué par les chambres régionales, mais il y a matière à avancer. Pour ma part, je suis tout à fait prête à m'y engager, de même que je suis disposée à ouvrir le chantier sur la fiscalité locale.
M. Pierre-Alain Roiron. - Vous avez évoqué le sujet du prélèvement versé par les collectivités locales contributrices. Le Premier ministre a indiqué qu'elles récupéreraient cette contribution, en 2026, avez-vous, pour votre part, précisé. Avez-vous envisagé des critères d'exonération ou de progressivité ? La situation financière des collectivités locales sera-t-elle prise en compte ?
Avec le dispositif proposé par le Sénat, 2 387 communes seraient concernées par la contribution ; vous avez indiqué qu'il pourrait y en avoir davantage. Le mécanisme sera-t-il le même pour chaque type de collectivité ?
Concernant le fonds vert, sujet important pour les collectivités, ne pensez-vous pas que la situation posera un problème dans le cadre de la transition environnementale, notamment avec le fonds chaleur ?
Mme Audrey Linkenheld. - Madame la ministre, vous avez précisé que les collectivités n'étaient pas responsables de l'aggravation du déficit. C'est la raison pour laquelle, en dépit de vos explications, il reste inconcevable pour ces collectivités d'être mises à contribution à un tel niveau. Le CFL a réalisé un certain nombre d'évaluations ; celles qui concernent la ville de Lille s'avèrent parfaitement justes. Le prélèvement annoncé était évalué à 8 millions d'euros, mais, lorsque l'on additionne les dispositifs, on obtient un montant d'environ 20 millions d'euros. Pendant des années, nous avons réalisé des efforts de gestion et de justice sociale, notamment en faveur de la transition énergétique. Je partage l'avis de Pierre-Alain Roiron sur les conséquences inévitables de la diminution des crédits du fonds vert dans le cadre de l'atténuation du changement climatique.
Nous avons entendu que certaines collectivités seraient moins touchées que d'autres ; je pense aux communes, notamment celles qui sont éligibles à la DSU. L'augmentation de la dotation de la DSU tiendra-t-elle compte du niveau de l'inflation ? Des collectivités comme celles de Lille, qui bénéficient de la DSU, seront-elles épargnées ?
M. Christophe Chaillou. - Concernant l'article 64 et le fonds de prélèvement, des messages contradictoires ont été envoyés aux collectivités, laissant penser que certaines d'entre elles pourraient y échapper. Les départements sont-ils concernés par le dispositif ? J'entends que certains critères sont envisageables afin de prendre en compte les situations particulières.
Concernant les DMTO et les départements, des annonces sont venues compléter le dispositif, notamment pour les primo-accédants. D'autres dérogations sont-elles envisagées ? Avez-vous étudié les conséquences de l'exonération des primo-accédants ?
Ma dernière question porte sur la CNRACL. L'hypothèse d'un lissage sur quatre ans de l'augmentation est-elle confirmée ? Cela ne change rien au fond du problème, la charge reste lourde, notamment pour les collectivités ayant des masses salariales importantes.
Enfin, concernant le fonds vert, il est clair que les mesures prises seront de nature à mettre les dispositifs existants sous pression, et un certain nombre de décisions rendues au niveau des différentes préfectures deviendront plus complexes encore.
M. André Reichardt. - Le budget de ce PLF s'inscrit dans le cadre traditionnel des compétences attribuées aux différentes strates de collectivités territoriales. Avez-vous des informations plus précises concernant la date éventuelle d'un texte sur la décentralisation ? Celui-ci est-il toujours d'actualité ?
Je rejoins mes collègues sur le sujet de la simplification des demandes et des dossiers. Les commissions départementales d'attribution fonctionnent différemment d'un département à l'autre. Mais rares sont les collectivités qui s'y retrouvent encore. À n'en pas douter, une pression s'exercera sur les instruments traditionnels, tels que la DETR et la DSIL, à la suite des mesures de réduction des crédits du fonds vert. Il sera nécessaire de réfléchir à la réorganisation des dossiers et, plus globalement, à la configuration des dispositifs d'intervention en faveur de ces collectivités.
M. Hussein Bourgi. - Le fonctionnement de la DETR gagnerait à être homogénéisé et mieux encadré. En effet, les préfets ont des approches différentes. Certains font les choses de manière républicaine, comme le préfet actuel de l'Hérault, qui communique toutes les informations relatives aux dotations, considérant qu'il s'agit de l'argent du contribuable. Cependant, en vertu des textes, les préfets ne sont obligés d'informer la commission DETR que des subventions supérieures à 100 000 euros. Nous gagnerions à supprimer ce seuil. Les communes rurales qui obtiennent des subventions supérieures à cette somme ne sont qu'une poignée.
Je voulais surtout vous parler de l'apprentissage, sujet qui nous tient particulièrement à coeur, que les apprentis travaillent dans le privé ou dans le public. Il y a quelques années, une convention tripartite a été signée par l'État, France compétences et le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT), sous l'égide d'Amélie de Montchalin, qui a été remplacée quelques semaines plus tard. Le financement tripartite a été remis en cause dès l'année dernière par France compétences, ce qui pose problème.
Le CNFPT a lancé un sondage auprès des collectivités, pour savoir combien d'entre elles souhaitaient avoir recours aux contrats d'apprentissage pour l'année 2024. Entre 4 800 et 5 000 collectivités ont répondu, pour demander 22 000 contrats, dont 18 000 concernaient des métiers en tension. Or les sommes allouées par l'État, France compétences et le CNFPT n'ont permis de financer que 9 000 contrats.
Les financements de France compétences s'élevaient à 15 millions d'euros en 2023 et à 10 millions d'euros en 2024. L'année prochaine, ils ne seront que de 5 millions d'euros. Or, si le CNFPT a pu pallier le désengagement de France compétences l'année dernière en ayant recours à ses réserves, celles-ci sont aujourd'hui épuisées. Je parle en connaissance de cause puisque je suis délégué du CNFPT en Occitanie.
Dans les départements, les préfets multiplient les forums de l'emploi public, dans lesquels on explique aux jeunes qu'il y a deux manières d'entrer dans la fonction publique : le concours et l'apprentissage. On suscite de l'intérêt et de l'espoir, que l'on finit par décevoir. Comment remédier à cette situation fâcheuse ?
Mme Catherine Vautrin, ministre. - Le sujet du prélèvement et de l'article 64 a été soulevé par plusieurs d'entre vous. Dans la version gouvernementale, certaines collectivités seraient exonérées en fonction d'indicateurs de ressources et de charges, tels qu'ils sont mesurés dans le cadre des dispositifs de péréquation, tels que le Fpic. Au départ, l'article prévoyait non pas la restitution aux collectivités des sommes prélevées, mais l'alimentation d'un fonds de péréquation. Aujourd'hui, le Gouvernement s'engage à un remboursement qui pourrait être effectué sur trois ans, en 2026, 2027 et 2028. Dans le PLF pour 2025, ce remboursement n'est pas pluriannuel et il est proposé pour une année.
En ce qui concerne le mécanisme de lissage, le travail mené avec le Sénat nous conduit à dépasser largement le chiffre de 450 collectivités. En effet, la démarche de lissage en charge-ressources conduit à toucher plus de collectivités. Ainsi, 13 régions et la moitié des départements seraient concernés, mais le nombre de communes contributrices et d'EPCI contributeurs serait beaucoup plus important. Cependant, les montants seraient plus faibles, en raison du mécanisme de charge-ressources.
Les simulations ont pour objectif de vérifier que les communes potentiellement exonérées en fonction des critères retenus ne se retrouvent pas concernées avec ce nouveau mécanisme. Je ne citerai donc aucune commune à ce stade.
Le travail réalisé avec la commission des finances consiste à voir quel dispositif permettrait de toucher un maximum de collectivités. Les simulations permettront peut-être d'aller plus loin encore. Je le répète : les prélèvements seraient bien moins importants ; de millions d'euros, nous pourrions passer à des centaines de milliers, des dizaines de milliers, voire des centaines d'euros. Pour certaines communes, cela pose question dans la mesure où les sommes récupérées pourraient être plus élevées que le prélèvement.
En ce qui concerne la DETR, la loi précise les priorités nationales, puis le ministre publie une circulaire. Les priorités locales sont fixées avec les commissions des élus. J'entends ce que vous dites sur la transparence. La notion de déconcentration soulève la question de savoir si les élus peuvent avoir des priorités différentes selon les départements. Cette question mérite d'être examinée. En tout cas, je pourrais rédiger une circulaire qui obligerait les préfets à donner communication de l'ensemble des attributions de la DETR, et ce pour une plus grande transparence. Cependant, cela pourrait relever du législatif.
M. Stéphane Sautarel, rapporteur spécial. - Si je peux me permettre, madame la ministre, l'année dernière, dans le cadre de l'examen du PLF, nous avons adopté un amendement visant à obliger les préfets à communiquer sur les attributions de la DETR, quel que soit le montant.
Mme Catherine Vautrin, ministre. - Si ce dispositif est présent dans la loi, nous devons avoir la capacité de faire une circulaire. Je prends donc l'engagement de m'y atteler, de sorte que l'information soit claire pour tout le monde.
Audrey Linkenheld et Christophe Chaillou m'ont interrogée sur le fonds vert. Évidemment, nous sommes soucieux de la performance environnementale de la dépense. En général, le fonds vert a un effet de levier qui multiplie par sept les fonds engagés. Ainsi, 1 milliard d'euros équivaut à 7 milliards d'euros de travaux. Dans le contexte budgétaire actuel, les crédits alloués au fonds vert s'élèvent à 1 milliard d'euros. Cependant, des fonds de la DSIL et de la DETR sont également utilisés à des fins environnementales.
Pour la CNRACL, l'idée était de lisser la mesure sur quatre exercices. Considérant les difficultés financières très importantes de la CNRACL, il était nécessaire de trouver des réponses permettant de payer les retraites des agents de la fonction publique hospitalière et de la fonction publique territoriale. Pour cette dernière, nous connaissons un effet de ciseau important, lié au fait que de plus en plus de contractuels cotisent à l'institution de retraite complémentaire des agents non titulaires de l'État et des collectivités publiques (Ircantec), quand les agents cotisent à la CNRACL. Il faut engager une réflexion en la matière, car la question de l'équilibre du régime se pose à long terme.
En ce qui concerne l'apprentissage, la convention tripartite que vous avez mentionnée, monsieur Bourgi, arrivera à son terme en 2025. Il faudra donc renégocier le montant que les trois parties consacrent à l'apprentissage dans la fonction publique. Je suis prête à ouvrir un échange à ce sujet avec le ministre Guillaume Kasbarian.
Enfin, aucune date n'est prévue pour une grande loi sur la décentralisation et d'ailleurs, il n'y a pas de texte. C'est la raison pour laquelle, dans un premier temps, j'étais plutôt favorable à une logique de déconcentration et de simplification, qui permet de travailler par voie réglementaire, dans une approche d'économie législative. Cependant, certains sujets nécessiteront des adaptations législatives.
Mme Muriel Jourda, présidente. - Je me permets, madame la ministre, de vous signaler que des propositions de loi constitutionnelle, organique et ordinaire ont été déposées au Sénat sur la décentralisation. Il vous est possible de vous en emparer ! Nous vous remercions de votre participation.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion, suspendue à 17 h 35, est reprise à 18 h 35.
Mission d'information sur les accords internationaux conclus par la France en matière migratoire - Audition de M. Bruno Retailleau, ministre de l'intérieur
Mme Muriel Jourda, présidente, rapporteur. - Monsieur le ministre, l'idée de cette mission d'information a germé au cours des travaux que j'avais conduits avec Philippe Bonnecarrère lors de l'examen de la loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration. Si on légifère souvent sur l'immigration, on oublie fréquemment de préciser que des pans entiers de notre politique migratoire sont réglés par le droit international et échappent donc au législateur. L'exemple le plus parlant est celui des ressortissants algériens, qui bénéficient d'un régime de séjour intégralement dérogatoire, au titre de l'accord franco-algérien de 1968.
Au-delà de ce cas emblématique, nous avons identifié une myriade d'accords applicables dans tous les domaines de la politique migratoire : visas, réadmissions, gestion concertée et codéveloppement, mobilité des jeunes ou encore admission au séjour. En ajoutant les accords européens, on arrive à un total d'environ 200 instruments internationaux contraignants.
Le sujet mérite une attention particulière pour au moins deux raisons. D'une part, la structuration de la coopération avec les États de départ est un facteur clé de la prévention des départs, comme de l'amélioration de notre politique de retour. D'autre part, la cohérence de notre droit pâtit de cet empilement d'accords dérogatoires qui ne sont pas toujours appliqués ni évalués et dont certains sont tombés en désuétude. Vous nous direz, monsieur le ministre, si vous partagez le sentiment d'un certain fouillis en la matière.
Nos travaux ont trois objectifs : fiabiliser le recensement des accords, établir un bilan de leur application et formuler des recommandations pour une meilleure structuration de notre politique migratoire. Par ailleurs, nous avons souhaité examiner deux points particuliers en la matière : la relation franco-algérienne et les accords de coopération transfrontalière conclus avec le Royaume-Uni.
Pourriez-vous nous éclairer sur la stratégie mise en place par les pouvoirs publics afin de structurer la diplomatie migratoire, partagée entre votre ministère et celui de l'Europe et des affaires étrangères ? Quelles sont les principales orientations retenues par le comité stratégique sur les migrations, les frontières et l'asile ?
Sur l'accord franco-algérien, au-delà des avis politiques sur ce sujet hautement sensible, il me semble essentiel de poser les termes du débat. Partagez-vous l'analyse selon laquelle cet accord serait, dans l'ensemble, plus favorable que le droit commun ? Dans l'hypothèse d'une dénonciation unilatérale, quel régime de séjour s'appliquerait aux ressortissants algériens ? Enfin, quelle est votre position quant au futur de cet accord : maintien du statu quo, renégociation ou dénonciation ?
M. Bruno Retailleau, ministre de l'intérieur. - Pour planter le décor et répondre à votre introduction, madame la présidente : oui, il y a fouillis. Celui-ci est généré par la cohabitation d'accords de plusieurs générations. Cependant, le cadre des accords d'hier ne correspond plus aux exigences actuelles, ce qui provoque aussi cet effet de désordre. Enfin, les accords internationaux et surtout les accords bilatéraux sont absolument essentiels. On ne peut pas mener une politique migratoire sans ces accords, qui doivent à mon sens évoluer pour devenir plus simples, plus administratifs, plus procéduraux, plus techniques, plus concrets et donc à certains égards plus secrets.
J'ai eu deux surprises en arrivant au ministère de l'intérieur. D'abord, j'ai constaté le décalage entre les polémiques parisiennes et le consensus assez grand qui règne sur le sujet chez les Français et chez mes collègues ministres des États membres de l'Union européenne (UE). Chez les Français, de nombreuses études, recoupées par des instituts et des think tanks très différents, montrent que les Français exigent de notre part une plus grande fermeté. Ainsi, ils sont sept sur dix à considérer que la politique migratoire de la France est trop laxiste. De plus, 79 % d'entre eux souhaitent le rétablissement du délit de séjour irrégulier. Quels que soient les électorats, une majorité se prononce en faveur de la fermeté et d'une reprise de contrôle. Certes, à droite, les majorités sont plus fortes, mais elles existent aussi dans les électorats de gauche et même dans celui de La France insoumise. Globalement, les Français les plus modestes sont ceux qui souhaitent le plus de fermeté. En effet, ils sont souvent en première ligne des conséquences des désordres créés par l'immigration, notamment irrégulière.
J'ai constaté le même consensus au niveau européen lors du premier Conseil « justice et affaires intérieures » auquel j'ai assisté. Les 27 ministres de l'intérieur se sont exprimés et tout le monde aurait été bien incapable de relier leurs propos à la couleur politique des gouvernements qu'ils représentaient, sociaux-démocrates ou conservateurs de droite. Je me suis entretenu avant-hier avec Magnus Brunner, nouveau commissaire aux affaires intérieures et à la migration : nous avons constaté nos convergences de vues. Les clivages traditionnels n'existent plus en la matière et, quand je parle avec mon homologue social-démocrate allemande Nancy Faeser, nous nous retrouvons tout à fait sur le contrôle aux frontières et la lutte contre l'immigration irrégulière.
En ce qui concerne l'immigration irrégulière, nous comptabilisons 126 000 interpellations par les forces de l'ordre, près de 160 000 décisions d'éloignement prononcées par les préfets et seulement 22 000 départs. Par ailleurs, 100 000 personnes accèdent chaque année à la nationalité française. L'enjeu est énorme au moment où nous n'avons plus les moyens d'accueillir dignement et où le processus d'intégration est en panne. C'est ce qui crée un sentiment de colère chez nos compatriotes.
Ma vision d'une politique globale en la matière sous-tend trois niveaux. Le premier est international et concerne les accords dont nous allons parler. Le deuxième est le niveau européen, avec la directive sur le retour des étrangers en situation irrégulière, dite « directive retour », que nous devrions réussir à renégocier dans les premiers mois de l'année prochaine, mais aussi le paquet migration et asile, qu'il va falloir transposer et qui impacte environ 30 % ou 40 % du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (Ceseda). Enfin, il y a le niveau national avec, je l'espère, un vecteur législatif.
Nous évoquerons ce soir le premier niveau. L'une des grandes règles du droit international est celle de la réciprocité. À cet égard, il existe un cadre précis de réadmission : quand un ressortissant est en situation irrégulière, son pays d'origine doit l'accueillir en vertu d'une obligation coutumière et de la Convention de Chicago. Cependant, ce n'est pas ainsi que les choses se passent en pratique et la question des accords bilatéraux est fondamentale parce que notre problème, c'est celui des laissez-passer consulaires.
Tout ce qui entame la réciprocité doit être dénoncé et nous avons des leviers. D'abord, nous pouvons avoir recours au levier « réadmission contre visa ». L'article 25 bis du code des visas de l'UE, qui prévoit explicitement ce bras de fer, n'est pas suffisamment utilisé. Quand la France utilise seule ce levier, contre l'Algérie ou le Maroc, elle s'engage dans un face-à-face difficile. Mais quand ce levier est utilisé avec les autres États membres, ce n'est plus du tout la même chose. Le recours à cet article a produit des résultats avec la Gambie et l'Éthiopie. Il a montré qu'il avait un caractère dissuasif et il faudra préférer cette voie à d'autres, quand ce sera possible.
En ce qui concerne le droit interne, l'article 47 de la loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration, prévoit l'usage d'un tel levier. Quand nous l'avons utilisé, des difficultés ont pu s'ensuivre, notamment avec certains pays du Maghreb, mais cela a parfois fonctionné, comme dans le cas du Mali et des Comores.
J'en viens au levier « coopération contre visa ». L'Agence française de développement (AFD) prévoyait 180 millions d'euros d'aide pour l'Algérie. Je ne vois pas pourquoi, en l'absence de réciprocité, nous n'utiliserions pas ce levier. Notre pays est-il si faible qu'il a peur de se faire respecter ? Certes, il peut y avoir, en matière de politique étrangère, d'autres sujets que celui-là, qui n'en demeure pas moins important.
Un autre levier, qui n'est pas souvent explicite, a fait l'objet d'une délibération des chefs d'État et de gouvernement des membres de l'UE, lors du dernier Conseil européen. Il s'agit de celui de la préférence commerciale. Nous pourrions exercer des moyens de pression en matière de droits de douane.
Les accords bilatéraux ont pour principal objectif de faciliter les réadmissions. Ils visent de plus en plus à définir des procédures techniques, opérationnelles, souvent administratives, qui ne nécessitent pas de grands accords, mais réclament que les deux pays concernés précisent de façon détaillée les modalités de la réadmission.
Par ailleurs, il faut rediscuter la directive « Retour », qui pose une vraie difficulté, notamment pour le contrôle de nos propres frontières intérieures et des réadmissions. L'article 3 prévoit qu'un étranger en situation irrégulière peut être éloigné sans son consentement, pour peu qu'on parvienne à montrer que des arrangements de réadmission ont été conclus dans un pays d'origine ou de transit. Ainsi, si l'on démontre que cet étranger a transité par un pays ou y a séjourné, même si ce n'est pas son pays d'origine, dès lors qu'un accord bilatéral existe, on peut l'y éloigner.
Un chiffre vous montrera combien ces accords offrent le cadre fondamental d'une politique d'éloignement : plus de 90 % des réadmissions sont réalisées avec des pays qui ont signé de tels accords ; sans eux, notre politique d'éloignement serait encore moins efficace.
De plus, ces accords peuvent être conclus par l'UE, selon l'article 79 du traité sur le fonctionnement de l'UE. Quand l'Union le fait, sa compétence devient exclusive et les États membres doivent se retirer. Cette disposition peut présenter des avantages, comme dans le cas de l'accord que l'UE a conclu avec la Tunisie, même s'il est plus global.
J'évoquais plusieurs générations d'accords bilatéraux. Avec les accords de première génération, signés dans les années 2000, nous avons multiplié de grands accords mixtes. Il s'agissait d'accords de gestion, qui étaient élargis à l'ensemble du flux migratoire, légal et irrégulier. Ils étaient mixtes et pouvaient comprendre d'autres points, comme la surveillance aux frontières. Nous n'abandonnons pas ces accords, mais avons aujourd'hui un besoin plus opérationnel. Plus l'accord est large, moins la réadmission risque d'être effective parce que le pays concerné peut se glisser dans un angle mort.
Je vais donc tenter de développer une nouvelle génération d'accords, moins ambitieux en ce qu'ils sont moins généraux, mais plus efficaces en ce qu'ils sont plus ciblés. Ces formes plus souples, quasiment administratives, permettent de formaliser des procédures très précieuses pour nos services. En conséquence, les États avec lesquels nous les signons souhaitent rarement qu'ils soient publics. C'est la condition de leur efficacité et de leur signature ; il faut l'assumer, même s'ils ne comportent rien de fondamentalement secret.
Bien sûr, dans certains cas, les accords peuvent prendre en compte d'autres éléments. Ainsi, quand je suis allé au Maroc, nous avons aussi discuté de la criminalité organisée. À titre d'exemple, à Marseille, deux clans s'affrontent : le DZ Mafia et le clan Yoda. Félix Bingui, à la tête de ce dernier, est désormais derrière les barreaux marocains.
La stratégie internationale en matière migratoire s'articule autour de points de priorités géographiques, codéfinis par les ministres de l'intérieur et des affaires étrangères. Ainsi, nous avons un énorme souci à Mayotte et, dans quelques semaines, j'irai dans la région des Grands Lacs pour développer des accords avec plusieurs pays. Nos problèmes et l'origine des ressortissants que nous voulons faire réadmettre dessinent une géographie. En ce moment, nous avons un problème avec la population d'Afghans présents en France, dont certains sont très islamisés. Comme nous n'avons pas de représentation diplomatique en Afghanistan, il faut passer des accords avec d'autres pays de la plaque asiatique, comme nous l'avons fait avec le Kazakhstan en novembre. Nous discutons aussi avec l'Ouzbékistan et le Kirghizistan. Nous essayons de dessiner une géographie de nos accords en fonction de la projection des menaces qui pèsent sur le territoire français.
J'en viens aux deux accords internationaux dont nous parlons beaucoup en ce moment. D'abord, l'accord franco-algérien de 1968, totalement dérogatoire, a été conclu dans un contexte particulier, quelques années après les accords d'Évian. Il a été modifié à trois reprises, en 1985, 1994 et 2001, et n'est donc pas gravé dans le marbre. En l'absence de nouvel avenant, toutes les évolutions du droit du séjour et de la circulation des étrangers intervenues depuis plus de vingt ans ne sont pas applicables aux Algériens. Ce cadre prévaut sur tout le reste pour ces ressortissants, y compris sur le Ceseda.
Ces ressortissants disposent de conditions avantageuses et dérogatoires en matière d'immigration familiale et professionnelle, dont je pourrai vous donner des exemples édifiants. Ces avantages ont conduit structurellement à deux difficultés. D'abord, ils ont profondément structuré l'immigration algérienne en une immigration d'installation, au contraire des immigrations marocaine et tunisienne, aujourd'hui davantage économiques et estudiantines. Ensuite, il n'existe pas de fondement juridique pour refuser aux ressortissants algériens le renouvellement de certificats de résidence de dix ans, même lorsque leur comportement constitue une menace grave à l'ordre public, ce qui est terrible.
J'en viens au traité du Touquet de 2003, signé avec le Royaume-Uni. Depuis le début de l'année, 72 personnes sont mortes lors de leur traversée de la Manche. La situation ne peut plus durer. Nous renforçons notre présence et 800 gendarmes et policiers gardent la frontière. Ces derniers font face à une agressivité croissante. La population est excédée par les dégradations en ville et les actes de délinquance.
Il va falloir traiter ce problème dans un autre cadre. Aujourd'hui, le cadre repose sur deux accords : le traité du Touquet et celui de Sandhurst. Le premier externalise la frontière britannique sur les côtes françaises. Sa dénonciation n'aurait pas d'effet sur les flux transfrontaliers irréguliers dans la Manche et la mer du Nord. En effet, 30 % du flux irrégulier européen se retrouve autour de cette zone, devenue frontière extérieure de l'UE après le Brexit. De plus, la dénonciation présenterait un risque économique important pour les ports. En effet, le traité règle la question de l'ensemble des échanges, notamment de marchandises. Il faudrait mettre en place en France des zones d'attente, y compris pour les étrangers non admis.
Le traité de Sandhust, qui date de 2018, encadre la façon dont le Royaume-Uni contribue à la politique de défense de la frontière commune. Il le fait de manière incomplète, mais le dénoncer reviendrait à se tirer une balle dans le pied. Les Britanniques nous donnent aujourd'hui à peu près 500 millions d'euros, quand la protection des frontières coûte au moins le double.
J'irai à Calais en fin de semaine, y passerai une nuit avec les forces de l'ordre, y rencontrerai les maires, les membres d'associations et les secours. J'ai également invité mon homologue britannique Yvette Cooper à venir le 9 décembre et, le 10, je serai à Londres où se réunira le groupe de Calais, qui rassemble traditionnellement les Pays-Bas, l'Allemagne, la Belgique, la France, le Royaume-Uni et auquel s'ajoutera l'Irlande. L'objectif est de sortir du face-à-face franco-britannique pour créer un nouveau cadre, totalement différent.
Nous pourrions concevoir un traité entre l'UE et le Royaume-Uni. Il faudra travailler à une voie d'admission légale, puisque 70 % de ceux qui traversent sont admis au Royaume-Uni, qui ne joue pas le jeu puisqu'une partie de son économie repose sur le travail clandestin. Il faut aussi prévoir une voie de réadmission et il est hors de question que la France prenne à sa charge l'ensemble des réadmis.
M. Olivier Bitz, rapporteur. - Je reviendrai sur l'accord franco-algérien, qui est problématique et s'inscrit dans des relations actuellement complexes. Comment renégocier dans un contexte aussi tendu ? En cas d'absence de perspective de renégociation, envisageriez-vous une dénonciation unilatérale ? Quel serait alors le régime applicable ? Enfin, quel est le niveau de notre coopération avec l'Algérie ? Au cours de nos auditions, il nous a été dit que la coopération se passait plutôt bien pour les cas du haut du spectre et de menace à l'ordre public. Il faudra faire attention à ne pas sacrifier cette coopération sur les cas les plus graves pour des enjeux qui concernent des personnes posant moins de difficultés.
Mme Corinne Narassiguin, rapporteure. - Lors de nos auditions, nous avons beaucoup entendu qu'il fallait renouer avec un esprit de droit mou, ce qui rejoint ce que vous avez dit sur des accords plus administratifs et précis. Peut-être faudrait-il privilégier un cadre de négociations récurrentes plutôt que des accords signés, afin de remettre à jour régulièrement les procédures, selon l'évolution des contextes. Le fait de signer des accords peut empêcher une certaine flexibilité. Il faut aussi utiliser à la fois la carotte et le bâton, y compris avec un même pays. Nous ne pouvons pas être systématiquement dans un rapport de force et la collaboration peut parfois s'avérer plus fructueuse. À cet égard, il faut davantage développer une stratégie diplomatique globale. Nous pouvons vous retrouver sur l'idée que les accords globaux sont un peu contre-productifs, mais il faut laisser une large latitude à l'action diplomatique, y compris pour obtenir les laissez-passer consulaires.
Une question plus large se pose : le but est-il uniquement de se préoccuper des réadmissions ? Avoir plus de voies claires d'immigration légale, identifiées dans les pays de départ et facilitées par notre réseau consulaire, permettrait de réduire le problème de l'immigration illégale. Certaines personnes risquent leur vie alors qu'elles auraient pu passer par des voies légales. Mieux sécuriser les voies légales permet aussi de se concentrer de manière plus efficace sur ce qui pose problème dans l'immigration illégale, notamment sur la question des personnes dangereuses. Je peux entendre que les hommes qui viennent aujourd'hui d'Afghanistan ne sont pas ceux de la première vague. En revanche, on devrait faciliter l'accès à l'asile des femmes afghanes. Il y a des façons différenciées de traiter des publics différents, y compris depuis un même pays.
Vous avez dit que l'accord franco-algérien était très avantageux pour les Algériens. Cependant, les Algériens réclament aussi une renégociation et estiment que, pour certains points, ils sont défavorisés par rapport au droit commun. Vous avez également mentionné une immigration d'installation ; est-elle vraiment due à l'accord ? Il s'agit plutôt de notre histoire, du fait que l'Algérie a été une colonie de peuplement et que, depuis le début du XXe siècle, des familles franco-algériennes sont installées des deux côtés et ont l'habitude de vivre entre les deux pays. Les Algériens continueront de s'installer en France. Vous avez indiqué qu'une dénonciation du traité du Touquet n'aurait pas d'impact sur le flux et je voudrais vous poser la même question sur l'accord franco-algérien.
En ce qui concerne le traité du Touquet, nous sommes d'accord sur le fait qu'il ne fonctionne plus et j'accueille de manière positive le fait qu'on veuille trouver un nouveau cadre au niveau européen, qui prévoirait aussi des voies légales claires. Nous procédons nous-mêmes à des externalisations négociées au niveau européen et français, comme en Tunisie. L'échec de l'externalisation prévue par les accords du Touquet ne devrait-il pas nous engager à tirer des conclusions plus larges sur le principe d'externalisation ? Pourquoi fonctionnerait-il mieux quand nous, Français, tentons de le mettre en place de l'autre côté de la Méditerranée ? Cette façon de faire ne constitue-t-elle pas une impasse si on ne développe pas aussi les voies légales et si on ne met pas les moyens nécessaires pour s'assurer que les droits humains des migrants sont respectés ? Il nous faut être vigilants sur la manière dont nous gérons ces nouveaux accords.
M. Bruno Retailleau, ministre. - Le partage des responsabilités entre le ministère de l'intérieur et celui des affaires étrangères est clair. Le ministre de l'intérieur a la main sur la politique des visas, au travers des consulats, ce qui est fondamental. Pour autant, il y a une coopération, qui va devenir plus visible encore. En effet, le ministre des affaires étrangères nomme un ambassadeur chargé des migrations et j'ai tenu à désigner moi aussi un missi dominici, pour tenir compte du caractère technique des nouveaux accords. Ce missi dominici sera rompu aux modalités pratiques de la réadmission et formera un tandem avec l'ambassadeur. Cela n'avait jamais été fait et j'annoncerai dans quelques jours le nom de celui que je choisirai pour effectuer ce travail.
Le comité stratégique sur les migrations ne s'est pas réuni depuis plus d'un an et se réunira sans doute en début d'année. Il s'agit d'un point important.
Mme Muriel Jourda, présidente, rapporteur. - Monsieur le ministre, cela signifie-t-il que vous souhaitez mettre en place de nouvelles orientations ?
M. Bruno Retailleau, ministre. - Bien sûr, pour acter une grande partie de ce que je viens de vous dire ainsi qu'une méthode de travail pour nos deux ministères. Je rêve qu'il soit un jour possible d'organiser une réunion entre les hauts fonctionnaires de l'intérieur et des affaires étrangères. Il s'agit d'harmoniser l'action de l'État, qui est un, sous la responsabilité du Premier ministre.
Madame Narassiguin, votre compréhension des accords de nouvelle génération est la bonne. Il s'agit d'arrangements plus administratifs, qui ne nécessitent pas de ratification particulière. Ils sont plus souples et peuvent être révisables.
Bien sûr, il y a des voies légales et j'espère que le nouveau cadre liant l'Europe au Royaume-Uni en définira. Cependant, je voudrais rappeler que nous avons signé 66 accords en matière de migration légale et moins de la moitié concernent la réadmission seule.
Par rapport à ses partenaires européens, la France se singularise par deux caractéristiques en matière migratoire : elle a l'immigration la plus africaine - trois fois plus par rapport à la moyenne - et la moins tendue vers le marché du travail. Ainsi, le taux de chômage des étrangers est trois fois supérieur à celui des nationaux.
J'en viens à l'accord franco-algérien. D'abord, la nationalité algérienne est la nationalité étrangère la plus présente sur le territoire national. Ainsi, 646 462 majeurs sont en possession d'un titre de séjour. Il s'agit d'une immigration d'installation, très favorable à l'immigration familiale et notamment aux conjoints de Français. En outre, tous les ans, plus de 200 000 visas sont accordés. En 2023, 209 708 visas ont été accordés, soit une hausse de 60 % par rapport à 2022. À titre de comparaison, l'an dernier, moins de 2 000 laissez-passer consulaires ont été accordés. Vous voyez bien la différence de flux et le problème en matière de réciprocité.
Dans les centres de rétention administrative (CRA), 40 % des retenus ont la nationalité algérienne. Il y a donc un problème. Quand on négocie les laissez-passer consulaires, la priorité est de faire réadmettre des personnes qui sont dans les CRA. Ces centres comptent peu de places et nous les réservons désormais aux auteurs de troubles à l'ordre public.
L'accord franco-algérien est le seul accord bilatéral qui évoque uniquement les conditions de séjour et de travail des étrangers en France. Il régit de manière détaillée et complète toutes les conditions dans lesquelles les Algériens sont admis à séjourner et à exercer une activité professionnelle en France.
Les ressortissants algériens éligibles au séjour bénéficient non pas de titres de séjour, mais de certificats de résidence algériens - pour un, deux ou dix ans - et d'autorisations provisoires de séjour. Ils peuvent également bénéficier de l'admission exceptionnelle au séjour via le pouvoir discrétionnaire des préfets pour des personnes étrangères qui ne sont pas soumises au droit commun. Il s'agit d'une décision du Conseil d'État. En 2022, 22 350 ressortissants ont bénéficié d'une telle procédure, par la voie de la régularisation.
Les dispositions de l'accord sont en général beaucoup plus avantageuses, à part quelques-unes. J'en donnerai d'autres exemples. Les ressortissants algériens ne sont pas soumis à la signature des contrats d'intégration républicaine, ce qui est incroyable. Le nouveau contrat d'engagement à respecter les principes de la République ne leur est pas non plus applicable. Le certificat de résidence salarié algérien est valable pour toutes les professions et toutes les régions, les restrictions géographiques et professionnelles, notamment applicables à la carte de séjour temporaire salarié, ne leur sont pas non plus opposables.
Par ailleurs, les Algériens peuvent déposer une demande de regroupement familial au bout d'un an de séjour et ceux qui les rejoignent obtiennent un certificat de résidence pour algérien, dont la durée est similaire à celle du certificat de la personne rejointe. De plus, les conjoints algériens de Français ne sont pas soumis à l'obligation de présenter un visa de long séjour pour entrer et séjourner en France. En outre, un certificat de résidence de dix ans est octroyé au bout d'un an de mariage, ce qui pose problème et encourage parfois à conclure des mariages qui n'en sont pas vraiment.
La dénonciation de l'accord emporterait la fin du délai de douze mois pour demander le regroupement familial, quand le droit commun en prévoit dix-huit, la fin de la prise en compte des prestations et allocations sociales dans l'estimation des ressources et la fin de l'identité de titre pour les membres de famille venant dans le cadre d'une procédure de regroupement familial. Le passage au droit commun impliquerait aussi de se conformer aux principes essentiels qui régissent la vie familiale en France.
Aujourd'hui, les parents algériens de Français obtiennent un certificat de résidence d'un an s'ils exercent même partiellement l'autorité parentale ou s'ils subviennent effectivement aux besoins de l'enfant et, à l'expiration, obtiennent un certificat de résidence algérien de dix ans. De plus, si le ressortissant algérien est entré en France avant l'âge de 10 ans et qu'il a résidé habituellement en France malgré son entrée irrégulière, son séjour irrégulier ou son séjour sans parents est éligible à un certificat de dix ans.
Il existe aussi des dispositions dérogatoires en matière d'immigration professionnelle. Ainsi, l'exercice par un Algérien d'une activité commerciale, artisanale ou industrielle est soumis aux mêmes conditions que celles qui s'appliquent aux Français. Aucune preuve de viabilité économique n'est exigée pour une demande de titre ou de renouvellement sur cette base.
Il existe certes des dispositions moins favorables concernant la carte de séjour pluriannuelle, le « passeport talent », la carte de séjour pluriannuelle de travailleur saisonnier et la carte de résident permanent.
S'agissant des restrictions en matière de police de séjour et d'éloignement, l'accord franco-algérien ne prévoit aucune réserve d'ordre public, seul le refus de renouvellement du CRA d'un an étant possible lorsqu'il existe une menace à l'ordre public.
Les possibilités de dénoncer cet accord existent bel et bien. En réalité, cela ne semble pas poser de problèmes juridiques majeurs et il est faux de prétendre, comme le fait le pouvoir algérien, que cela aboutirait à un retour aux accords d'Évian, car nous retomberions alors - de façon certaine - sur les dispositions du Ceseda, c'est-à-dire de notre droit commun.
Dans une telle hypothèse, le raisonnement est le suivant : l'accord du 27 décembre 1968 ne comportant pas de clauses de dénonciation par l'une ou l'autre des parties, c'est le droit international commun qui s'appliquerait, c'est-à-dire, en l'espèce, la convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités. En vertu de ladite convention, la dénonciation unilatérale d'un traité n'est pas autorisée à l'exception de deux considérations : soit, d'une part, s'il est montré qu'il entrait dans l'intention des parties d'admettre la possibilité d'une dénonciation ; soit, d'autre part, si le droit de dénonciation peut être déduit de la nature du traité.
L'analyse de nos services est aussi « qu'il pourrait être soutenu que l'accord de 1968 fait partie des traités qui n'ont pas vocation à être perpétuels, comme peuvent l'être les traités de paix ou les traités délimitant les frontières ». La matière même de l'accord franco-algérien est en effet bien différente de la fixation des frontières, qui sont là pour toujours, et est davantage liée à un moment de la vie économique et sociale des pays : selon notre analyse juridique, l'accord ne fait donc pas partie de la catégorie des traités qui ne pourraient pas être dénoncés.
Certes, le texte de l'accord de 1968 fait référence, dans son préambule, à la déclaration de principe des accords d'Évian, les autorités algériennes en tirant la conclusion que la dénonciation du texte équivaudrait à mettre fin auxdits accords. Selon elles, cette dénonciation ramènerait au statu quo ante, c'est-à-dire à la libre circulation entre les deux pays telle qu'elle existait de facto avant l'indépendance.
Cette analyse est erronée et il serait légitime, d'après la direction juridique du ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE), que la France invoque le droit coutumier tel qu'inscrit dans l'article 59 de la convention de Vienne, en vertu duquel un traité postérieur doit être tenu comme abrogeant un traité antérieur dans l'hypothèse où le traité subséquent réglemente la même matière - en cas d'incompatibilité entre deux traités.
De toute évidence, le traité de 1968 n'avait pas pour vocation de compléter les accords d'Évian, mais de s'y substituer, car le principe de liberté totale d'installation inscrit dans les accords d'Évian paraissait incompatible avec celui des restrictions et des conditions de séjour. La nature même de l'accord de 1968 bat en brèche l'idée selon laquelle nous pourrions revenir purement et simplement aux accords d'Évian.
Outre la récente affaire autour de l'écrivain Boualem Sansal, les relations avec l'Algérie sont extrêmement tendues, malgré les nombreux efforts fournis par le président de la Répunlique. Le régime algérien a d'ailleurs adopté des mesures hostiles telles que celle qui vise à « défranciser » l'enseignement : bien avant les frictions liées à la reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, un processus très agressif s'est engagé. En tant que ministre de l'intérieur, j'ai également à connaître d'autres éléments qui me laissent à penser qu'une puissance étrangère ne peut pas tout s'autoriser en matière de violation de souveraineté.
À titre personnel, je suis favorable à la dénonciation de cet accord, car il est question de droits exorbitants du droit commun et de dérogations que plus rien ne justifie. L'Algérie vole de ses propres ailes depuis de nombreuses années, et c'est tant mieux : peut-être que nos deux pays pourraient se rendre mutuellement service en s'oubliant un peu l'un l'autre, notamment en matière d'accords migratoires.
Ces propos n'engagent que moi, aucun arbitrage du Premier ministre ou du Gouvernement n'ayant été rendu sur ce sujet. Je tenais cependant à vous décrire une situation totalement dérogatoire et déséquilibrée.
M. Dany Wattebled. - Je souhaite revenir sur les accords du Touquet alors que vous vous apprêtez à vous rendre sur les côtes du Nord. Un bouchon humanitaire s'y est formé à la suite de l'arrivée de flux de personnes venant de tous les côtés de l'Europe ; parallèlement, aucun bateau ne part de la Belgique vers la Grande-Bretagne, alors que les plages de nos voisins ne sont guère éloignées.
Le droit anglais attire ces migrants et je doute qu'un accord financier complémentaire modifie la situation tant le désir des migrants de partir vers le Royaume-Uni est fort. Les ports français jouent désormais le rôle de frontière, ce qui me semble totalement illogique ; les accords de Dublin, quant à eux, impliquent de reconduire la personne immigrante dans le premier pays d'accueil, qui peut être l'Italie ou l'Espagne, mais le bouchon humanitaire reste chez nous, avec les tragédies humaines liées aux tentatives de traversée.
De fait, nous accomplissons le travail des Britanniques, qui pourraient modifier leur législation.
Mme Sophie Briante Guillemont. - Monsieur le ministre, si vous veniez à gagner l'arbitrage sur la dénonciation de l'accord avec l'Algérie, vous n'êtes pas sans savoir que plus de 30 000 ressortissants français sont présents en Algérie et qu'ils risquent de subir les conséquences de la dégradation des relations entre nos deux pays. N'oublions donc pas que la réciprocité vaut aussi pour nos ressortissants.
Par ailleurs, si les aides de l'AFD peuvent jouer le rôle de levier diplomatique, je rappelle que l'aide publique au développement (APD) vise à limiter les départs du pays concerné, en faisant en sorte d'y garantir des conditions de vie satisfaisantes. Selon moi, conditionner l'APD revient à se tirer une balle dans le pied si l'on entend limiter l'immigration, en particulier l'immigration illégale.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Je tiens à saluer, monsieur le ministre, la clarté de vos positions. J'estime qu'il faut davantage se placer dans une optique de rapport de force avec l'Algérie, le temps n'étant plus à la gentillesse.
L'accord franco-algérien pose problème depuis de nombreuses années, comme j'ai pu le constater en tant que présidente de la commission du titre de séjour dans mon département. Lorsque des Algériens obtiennent des titres de séjour au bout de dix ans sans condition, alors que des personnes d'autres nationalités présentes sur le territoire pendant la même durée n'y ont pas accès, il existe une véritable injustice.
De plus, le français n'est plus enseigné en Algérie et les jeunes arrivant dans notre pays ne parlent que très peu notre langue, ce qui pose un véritable problème. Une fois encore, j'apprécie la clarté de vos positions et j'espère que vous obtiendrez un accord global du Gouvernement sur ce sujet. Comme vous l'avez indiqué, les Français attendent un changement de cap pour notre politique migratoire : il y a ainsi urgence à dénoncer cet accord, qui n'a plus de sens aujourd'hui.
Concernant les difficultés auxquelles nous sommes confrontés dans le Nord, je souligne qu'une partie des migrants commencent à se déplacer vers la Normandie, avec des problèmes identifiés à Caen comme à Rouen. Nous devrions évoquer ce problème plus récent, qui risque de s'aggraver.
M. Bruno Retailleau, ministre. - Je partage l'avis de Dany Wattebled, qui connaît bien la situation dans le Nord. S'agissant des aspects financiers, je rappelle que le traité de Sandhurst permet à la France de demander au Royaume-Uni une contrepartie pour la surveillance des frontières ; j'évoquais, pour ma part, un accord idéal, qui n'aurait pas un caractère financier.
La situation est claire : quoi qu'ils en disent, les Britanniques n'ont à aucun moment créé les conditions d'une moindre attractivité de leur pays. J'aborderai ce point avec mon homologue Yvette Cooper, en insistant sur le fait qu'il n'est pas envisageable de demander à la France de garder la frontière si, de l'autre côté de la Manche, aucune mesure n'est adoptée afin de réduire l'attractivité du territoire, en matière de droit du travail par exemple. Là encore, je souhaite que la réciprocité soit de mise, ce principe étant valable pour tous les pays.
Du reste, les accords de Dublin ne fonctionnent plus, d'où la nécessité d'un nouvel accord entre l'Union européenne et le Royaume-Uni.
Madame Briante Guillemont, il existe bien évidemment une communauté française en Algérie, mais c'est le cas dans tous les pays, et la France ne peut pas être prise en otage pour cette raison. Je n'ai pas exigé la dénonciation de l'accord, mais simplement dit qu'elle était possible si aucune coopération ne se dessinait sur les sujets de sécurité et de migration. Je souhaite que la raison permette à nos deux nations de dépasser l'accord actuel, qui est totalement déséquilibré. Je cherche aujourd'hui les raisons - en dehors de celles que l'on peut trouver dans notre histoire - qui justifieraient ce déséquilibre. Si je n'enverrai pas une lettre de dénonciation en sortant de cette salle, je tiens à ce que l'on sache qu'il est parfaitement possible de dénoncer l'accord franco-algérien.
Par ailleurs, l'APD ne sert en aucun cas à limiter l'immigration et je souhaite que nous rétablissions également un équilibre dans ce domaine. Dans un contexte budgétaire très contraint, chaque ministère doit faire des efforts ; il me paraît tout aussi naturel et légitime que les ressources, en voie de raréfaction, soient utilisées prioritairement en direction d'États qui coopèrent.
Madame Eustache-Brinio, je vous remercie de vos propos. Comme vous, je crois que nous nous approchons de ce moment de clarification. Pour ce qui est des côtes du Nord, je note que les côtes boulonnaises ne sont plus épargnées. Plus globalement, les accords du Touquet ont échoué : nous avons atteint le chiffre insupportable de 72 migrants morts en tentant de traverser la Manche et il nous faut désormais changer de cap.
Je porterai ce message aux élus que je rencontrerai le 29 novembre, mais surtout à Yvette Cooper et à mes collègues du groupe de Calais : nous ne pouvons pas continuer ainsi, sauf à nous rendre coupables des drames qui se produisent entre les côtes anglaises et françaises.
Mme Muriel Jourda, présidente, rapporteur. - Je vous remercie de votre venue devant la commission.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 55.
Jeudi 28 novembre 2024
- Présidence de Mme Muriel Jourda, présidente de la commission des lois, de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, et de M. Rachid Temal, vice-président de la commission des affaires étrangères -
La réunion est ouverte à 08 h 30.
Étude annuelle du Conseil d'État relative à la souveraineté - Audition de M. Didier-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d'État
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Nous accueillons aujourd'hui M. Didier-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d'État, que nous avons invité à présenter l'étude annuelle que le Conseil d'État a récemment publiée et qui porte cette année sur la notion de souveraineté, notion fondatrice de l'État et de l'ordre international, mais aujourd'hui questionnée, à l'extérieur par les interdépendances économiques, les rapports de force ou les défis globaux tels que le dérèglement climatique, et à l'intérieur par la crise de la démocratie représentative.
Parallèlement, et paradoxalement, le discours politique décline de plus en plus la souveraineté au pluriel, l'invoquant en matière énergétique, numérique, sanitaire ou encore alimentaire, le plus souvent à l'échelon européen.
Au nom de la commission des affaires européennes, je me concentrerai sur vos recommandations pour mieux articuler souveraineté nationale et intégration européenne. La construction de l'Union européenne repose sur le choix libre de ses États membres de partager leur souveraineté en certains domaines, dans l'espoir d'apporter une valeur ajoutée et même de faire émerger une forme augmentée de souveraineté, à plus grande échelle. L'incantation en faveur d'une souveraineté européenne, sous l'impulsion de la France, a pris corps dans la déclaration de Versailles au lendemain de l'agression de l'Ukraine par la Russie, pour devenir progressivement admise par l'ensemble de nos partenaires européens. J'ai même eu lundi dernier la surprise, lors d'une réunion en format Weimar qui se tenait à Berlin entre commissions des affaires européennes des parlements allemand, polonais et français, de voir mon homologue allemand proposer lui-même de retenir le mot « souveraineté », au lieu « d'autonomie stratégique », dans notre déclaration commune.
Dans le volet européen de votre étude, vous insistez, d'une part, sur l'articulation entre souveraineté nationale et européenne, qui repose sur le principe de subsidiarité, et, d'autre part, sur le vecteur de puissance renouvelée que peut représenter la souveraineté exercée au niveau européen.
Si votre rapport valorise l'importance du respect du principe de subsidiarité, il est presque silencieux sur l'action des parlements nationaux en ce domaine, alors que les traités européens leur confient une responsabilité particulière à cet égard et qu'ils se trouvent souvent bien seuls à le défendre.
Sur l'initiative du Sénat, un groupe de travail interparlementaire a été constitué au sein de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires de l'Union (Cosac) pour proposer des moyens de renforcer le rôle des parlements nationaux dans l'Union européenne : son rapport de juin 2022 plaide pour simplifier les règles de déclenchement du contrôle de subsidiarité - par l'allongement du délai imparti pour ce contrôle et l'abaissement du seuil de déclenchement du « carton jaune » -, mais aussi pour instaurer un droit d'initiative législative des parlements nationaux - « carton vert » - ou encore institutionnaliser un droit de questionnement écrit des parlementaires nationaux à l'égard des institutions européennes.
Ces propositions peinent toutefois à se concrétiser, même si nous sommes fiers d'avoir réussi à faire adopter des amendements en ce sens lors de la dernière Cosac, qui s'est tenue en Hongrie.
Monsieur le vice-président, comment réagissez-vous à ces propositions ? Quelle est votre vision du rôle des parlements nationaux dans la défense du principe de subsidiarité ?
L'étude annuelle insiste aussi sur la part que l'exécutif devrait prendre dans le contrôle du principe de subsidiarité et dans la préservation des compétences nationales en matière de sécurité, notamment par l'insertion d'une « clause bouclier » dans les nouvelles législations européennes en ces domaines. Cela me semble essentiel : concrètement, comment mieux impliquer le Conseil dans le contrôle de subsidiarité ? Comment l'inciter à se montrer plus vigilant sur la base juridique retenue par la Commission pour fonder une initiative législative, sur le choix de l'instrument juridique - règlement ou directive - et sur l'opportunité du recours aux actes délégués et aux actes d'exécution ?
L'empiétement de l'Union sur la souveraineté nationale semble par ailleurs alimenté par l'interprétation « constructive » des traités européens que fait la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) : au vu de cette tendance, la CJUE peut-elle vraiment jouer le rôle d'arbitre que mentionne votre rapport ? Pourquoi le Conseil d'État s'est-il jusqu'à présent refusé de contrôler l'intervention de la CJUE ultra vires, en vérifiant, comme le fait par exemple la Cour constitutionnelle allemande, que la CJUE n'excède pas ses compétences ? Croyez-vous que le dialogue des juges puisse suffire à amener la CJUE à mieux reconnaître la « marge nationale d'appréciation » des États membres dans leurs domaines de compétence les plus sensibles, comme le fait la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) ?
Votre rapport nourrit aussi l'ambition de faire du niveau européen un vecteur de puissance renouvelée. Pourriez-vous apporter quelques précisions sur la « méthode d'action coordonnée » que votre rapport préconise au niveau européen pour réduire le travail en silo et développer une approche plus pragmatique ?
Quels seraient les avantages de la codification du droit de l'Union européenne que vous recommandez. Ne craignez-vous pas, au regard de l'expérience de notre propre processus de codification, qu'elle soit trop lourde à mettre en oeuvre ?
Enfin, n'est-il pas paradoxal que votre étude annuelle insiste sur le respect de la souveraineté tout en plaidant pour l'extension du vote à la majorité qualifiée au Conseil ?
Mme Muriel Jourda, présidente de la commission des lois. - Monsieur le vice-président, dans cette nouvelle étude du Conseil d'État, vous prenez à bras-le-corps une réflexion sur une question difficile, mais essentielle pour un État, celle de la souveraineté.
Attribut fondamental de l'État, sans lequel il ne serait pas, la souveraineté est aujourd'hui questionnée par d'autres formes de pouvoirs, en particulier les organisations internationales gouvernementales, les organisations non gouvernementales et les entreprises multinationales, à commencer par les Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft.
Des questions essentielles de cohérence de l'action juridique et juridictionnelle de la France avec celle des organisations internationales auxquelles elle appartient, en particulier l'Union européenne, se posent donc.
Votre étude, très complète, aborde aussi les modalités de l'expression démocratique. Plusieurs travaux du Sénat, notamment sous l'autorité du président Larcher, ont été conduits sur cette thématique, et votre étude y fait d'ailleurs référence. La plateforme des pétitions mise en place par le Sénat depuis 2019 offre également un espace d'expression et de proposition aux citoyens ; elle a donné lieu à l'examen par le Sénat de plusieurs textes législatifs et à la mise en oeuvre de travaux de contrôle spécifiques.
Il nous faut trouver un équilibre entre l'expression démocratique directe et l'expression de la démocratie représentative, qui reste le meilleur système, même s'il est toujours améliorable... L'exercice de la démocratie directe peut sans doute être renforcé, mais celle-ci, pour fonctionner, doit impérativement être éclairée. On voit bien tout ce que le monde actuel permet en termes de manipulation de l'information et des différents dispositifs démocratiques.
Vous proposez à cet égard de créer un « espace civique de confiance numérique », qui permettrait, si j'ai bien compris, de mettre à disposition des éléments de débat préalablement à une consultation référendaire. J'aimerais que vous approfondissiez devant nous cette proposition, en nous indiquant comment, en pratique, vous voyez la mise en place et l'administration quotidienne de cette innovation.
M. Rachid Temal, vice-président de la commission des affaires étrangères. - Il n'est guère de sujet plus actuel pour notre commission que celui de ce rapport.
La situation stratégique du continent européen, dans le climat géopolitique instable et belliqueux que nous connaissons, a fortiori depuis la dernière élection présidentielle américaine, pose de nouveau la question de l'organisation de notre défense et de nos alliances à l'échelle pertinente.
Le rapport conjugue fort opportunément les aspects juridiques et politiques des questions touchant à la souveraineté.
La « souveraineté européenne » reste pour l'heure un motif de rhétorique politique, mais les passages de votre rapport consacrés à l'accroissement des interdépendances de fait, au caractère théorique des « réserves de souveraineté » ménagées aux États ou à l'effet cliquet des compétences transférées à l'Union semblent parfois démontrer la supériorité des faits communautaires sur le droit national. Vous nous direz, monsieur le vice-président, dans quelle mesure vous estimez que cette souveraineté européenne peut se concrétiser juridiquement. À partir de quand le transfert progressif, par petits pas, de compétences à Bruxelles conduit-il à lui attribuer, quoi qu'en disent les traités, des pans entiers de souveraineté ?
Après la directive sur le temps de travail des militaires, le programme européen pour l'industrie de la défense (Edip) interroge, même si son objectif - améliorer l'efficacité du marché intérieur, en particulier pour faciliter l'aide militaire à l'Ukraine - apparaît légitime. Notre commission a déjà rendu, après celle des affaires européennes, un avis critique sur le respect du principe de subsidiarité par ce programme.
On aurait tort de réduire ces questions à de simples spéculations théoriques : en l'occurrence, on parle d'une compétence qui permet de donner l'ordre de tuer et de mourir pour la collectivité, ce qui n'est pas rien.
Le projet de communauté européenne de défense a donné lieu en 1954 à des débats politiques houleux, mais aussi à une vigoureuse controverse opposant certains des juristes les plus en vue de l'époque - Georges Burdeau et René Capitant d'un côté, Georges Vedel ou Paul Reuter de l'autre -, notamment dans les colonnes du journal Le Monde. Quel regard portez-vous sur la nature de ce débat juridique et intellectuel en 2024, notamment dans le cadre du projet de directive que j'évoquais ?
M. Didier-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d'État. - Nous sommes très honorés de pouvoir vous présenter notre étude annuelle sur le thème de la souveraineté, et nous nous réjouissons de tout ce qui contribue au renforcement des relations entre le Parlement et le Conseil d'État. C'est aussi le cas lorsque nous sommes saisis pour avis d'une proposition de loi ou lorsque nous accueillons une délégation parlementaire au sein de notre institution.
Je suis accompagné ce matin de Martine de Boisdeffre, présidente de la section des études, de la prospective et de la coopération, de Fabien Raynaud, président adjoint de cette même section, et de Mélanie Villiers, rapporteure générale adjointe de la présente étude sur la souveraineté. Cette dernière étant le fruit d'un travail collégial, validé par une délibération de la section puis de l'assemblée générale, c'est bien la voix du Conseil d'État que nous portons ce matin, et non celle de chacun d'entre nous.
Nous pouvons produire des études à la demande du Gouvernement - nous menons actuellement un chantier important sur la simplification du droit -, mais l'étude annuelle revêt pour le Conseil d'État une importance particulière, a fortiori depuis que le décret de mars 2024 prévoit sa présentation lors de notre rentrée de septembre.
Nous nous efforçons aussi de prévoir un enchaînement aussi cohérent que possible de nos différents travaux. Nous avons ainsi réalisé une étude sur le dernier kilomètre, c'est-à-dire la façon dont les politiques publiques peuvent atteindre leurs objectifs, et nous travaillons actuellement sur la façon de produire des politiques à long terme, autant de sujets qui sont intimement liés à celui de la souveraineté.
Comme vous l'avez souligné, le terme de souveraineté s'accompagne de plus en plus fréquemment d'adjectifs - numérique, agricole, sanitaire, etc. -, ce qui démontre au demeurant toute l'actualité du sujet.
La souveraineté interroge la manière dont un peuple assure son indépendance et décide librement de son destin. À l'échelle du citoyen, elle implique un double besoin : participer démocratiquement à l'orientation de l'État souverain, garantir que les choix établis démocratiquement puissent se concrétiser.
Juridiquement - je me permets de le réaffirmer très clairement -, la souveraineté se manifeste par la supériorité de la Constitution. Chaque nation choisit les règles qui l'organisent et fondent son État. Ni l'intégration de la France dans l'ordre international ni la construction européenne n'ont modifié ce principe fondamental. La Constitution prime les traités en vertu des jurisprudences convergentes et explicites du Conseil constitutionnel, de la Cour de cassation et du Conseil d'État depuis les années 1990.
Le juge s'assure du respect des traités internationaux conclus par la France, car la Constitution le prévoit explicitement. L'arrêt rendu par l'assemblée du contentieux le 21 avril 2021, French Data Network, précise que le Conseil d'État écarterait l'application d'un acte de l'Union qui aurait pour effet de priver de garantie effective une exigence constitutionnelle. Ce n'est pas la voie du contrôle ultra vires retenue par les juges allemands, mais le résultat est similaire.
L'étude rappelle que la souveraineté se trouve au coeur de notre Constitution, à travers son article 3 : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum. » Ainsi, le peuple souverain, lorsqu'il agit en constituant, détient nécessairement le dernier mot.
La France est un État souverain, mais elle peut envisager d'affermir sa souveraineté pour faire face aux grands défis contemporains, en particulier l'accroissement des dépendances et des interdépendances liées à la mondialisation. Menaces épidémiques, dérèglements climatiques, tensions entre les États et résurgence des guerres mettent à nu un certain nombre de faiblesses sectorielles affectant les États. Nous faisons très souvent écho à ces difficultés dans notre étude, sans négliger non plus la montée en puissance de nouveaux acteurs non étatiques comme les grandes fondations ou les géants du numérique.
Autre champ de défi, l'intégration européenne, bien évidemment, qui permet potentiellement aux États d'additionner leur puissance, mais qui crée aussi des frustrations liées notamment à l'effet de cliquet de la construction européenne - un transfert de compétences vers l'Union n'est que rarement remis en cause.
Enfin, la crise de la représentation traditionnelle conduit à se réinterroger sur les modes d'expression démocratiques et les moyens d'intéresser et de faire participer les citoyens aux décisions publiques. Cela relève de l'évidence, mais la démocratie s'étiole si les citoyens s'en détournent.
Face à ces constats, notre étude délivre trois messages principaux.
La souveraineté, tout d'abord, suppose une citoyenneté active. Nous envisageons certaines pistes pour renforcer l'esprit de défense des citoyens et leur intérêt pour les décisions politiques, notamment au travers des référendums locaux ou du vote préférentiel. L'étude invite également à développer l'esprit civique des citoyens, en renforçant encore l'enseignement civique et en garantissant les conditions d'existence d'une information fiable, indépendante et pluraliste.
Il nous faut ensuite améliorer l'articulation nécessairement complexe entre l'Union européenne et les États souverains. La souveraineté se définissant depuis plusieurs siècles dans le cadre de l'État-nation, le dépassement des frontières ne peut se faire sans précaution. Nous devons nous assurer que l'Union ne remette pas en cause les intérêts fondamentaux de notre nation et que chacun exerce ses compétences avec mesure et considération réciproque.
Nous recommandons en particulier d'améliorer la production normative en faisant plus strictement respecter le principe de subsidiarité. Nous proposons également d'associer les États dès le choix de l'instrument juridique par la Commission - les règlements tendent à supplanter progressivement les directives - et d'insérer plus fréquemment dans les textes de droit dérivé une clause bouclier rappelant que les dispositions du texte ne portent pas atteinte à l'intégrité territoriale de l'État ni à ses fonctions essentielles en matière d'ordre public et de sécurité nationale.
Nos propositions s'orientent aussi vers la marge d'appréciation laissée par la CJUE aux États membres et sur les moyens pour ces derniers de peser collectivement dans les relations internationales. Nous suggérons de renforcer la méthode d'action coordonnée, qui repose sur la fixation d'objectifs stratégiques communs et sur la conciliation de politiques parfois contradictoires, un exercice qui suppose des échanges réguliers entre les États membres et les institutions européennes. Il pourrait avoir lieu autour de la présidence du Conseil européen et entre commissaires européens, de façon à associer pleinement les parlements et les autres responsables nationaux. La méthode retenue pour le Brexit, où les négociateurs européens avaient d'abord veillé à la solidarité entre États membres, est sans doute une source d'inspiration.
Compte tenu de l'ampleur du sujet, dans un souci opérationnel, nous avons fait le choix de réaliser une étude à traités et Constitution constants. Certaines des pistes que vous avez évoquées ne sont donc pas explorées, hormis un commentaire sur l'évolution de la majorité qualifiée.
Notre troisième axe, qui sera complété par l'étude que nous menons pour 2025, vise à inscrire l'exercice de la souveraineté dans une stratégie de long terme qui permettrait, sur des sujets fondamentaux, de dépasser les contingences du moment et de mobiliser des moyens dans la durée. Cela suppose d'abord de cartographier les secteurs essentiels pour notre souveraineté, puis de fixer un cap et de dégager des moyens financiers, par exemple dans le cadre d'une programmation pluriannuelle. Nous proposons, pour chaque secteur, de désigner un groupe de pilotes dont la légitimité serait reconnue par les autres acteurs.
Ne négligeons pas non plus certains sous-jacents qui nous semblent importants, en particulier la nécessité de disposer de personnes aptes à éclairer et à traduire dans nos politiques publiques les progrès de la science et de la technologie. Ces derniers sont extrêmement mouvants, mais nous savons qu'ils pèseront de plus en plus à l'avenir sur les questions de souveraineté. C'est à cette condition, nous semble-t-il, que notre pays pourra préserver au mieux sa souveraineté, relever les défis auxquels il est confronté et continuer de faire entendre sa voix singulière dans l'ordre international. Il retrouvera ainsi des leviers d'action pour décider de son destin, selon des orientations qui, bien entendu, ne relèvent plus du Conseil d'État, mais du seul champ politique, et donc de la représentation nationale.
Mme Martine de Boisdeffre, présidente de la section des études, de la prospective et de la coopération du Conseil d'État. - J'ajoute mes remerciements à ceux que M. le vice-président vous a exprimés. Je vous remercie aussi, madame la présidente de la commission des lois, d'avoir indiqué que l'étude était très complète. Elle peut l'être, car elle fait plus de 500 pages - mais elle comporte une synthèse de 20 pages. L'acuité et la pertinence de vos questions montrent que vous l'avez bien lue. J'ai coutume de dire en souriant que son plus beau résumé, c'est un dessin de Plantu qui figure à la page 530.
Monsieur le président de la commission des affaires européennes, vous avez apporté un bémol à ce caractère complet en nous disant que nous n'avions pas assez traité du rôle des Parlements nationaux et que, en tous les cas, nous n'avions pas formulé de propositions à cet égard. Or c'est un positionnement que nous prenons de manière générale. Car nous considérons que nos recommandations s'adressent plus à l'exécutif et que, dans le cadre national, il ne nous appartient pas de nous prononcer sur le rôle du Parlement.
Comme l'a dit M. le vice-président, nous avons regardé ce qui existe, à savoir l'organisation du rôle des parlements nationaux par le protocole n° 1 - relatif à ce rôle lui-même - et le protocole n° 2 - sur l'application des principes de subsidiarité et de proportionnalité -, annexés au traité d'Amsterdam. La Commission européenne soumet aux Parlements nationaux tous les textes concernés, mais il nous a semblé que l'usage qui en était fait par les parlements n'était peut-être pas aussi répandu qu'il pourrait l'être. Cela dit, nous avons un démenti par l'action que vous évoquiez, monsieur le président, afin de faciliter la mise en oeuvre du carton jaune et d'initier le carton vert. Un second démenti, apporté par M. le vice-président de la commission des affaires étrangères, est celui de l'avis motivé que vous avez rendu sur EDIP. Nous ne pouvons que nous en féliciter.
À nos yeux, une plus grande implication des parlements nationaux serait en effet intéressante, mais nous l'avons abordée sous un autre angle que celui de l'action propre des parlements nationaux : il s'agirait d'une plus grande présence devant les parlements de l'ensemble des représentants de la Commission, voire des commissaires eux-mêmes, qui pourraient leur donner plus d'informations et, au besoin, s'y déplacer.
Nous avons également beaucoup insisté sur les actions à mener du côté du Conseil. Un « Monsieur subsidiarité » existe déjà au sein de la Commission. Nous pourrions imaginer qu'il vienne expliquer devant tel ou tel Parlement comment mieux faire respecter le principe de subsidiarité. Mais le Conseil mériterait d'être plus présent, car il est la voix des États dans le système institutionnel européen. D'où nos propositions : un point régulier - chaque semestre - au Conseil des affaires générales sur la question de la subsidiarité ; la création auprès du Conseil d'un autre « Monsieur subsidiarité ». Ce dernier pourrait s'appuyer sur le secrétariat général et le service juridique du Conseil. Ces créations, à traité constant, seraient de nature à faire évoluer les esprits.
Dans le même sens, il serait utile que le président du Conseil européen puisse passer plus de temps dans les capitales des 27 États membres afin de jouer un rôle de trait d'union entre le niveau européen et le niveau national. Cela avait été fait par le Premier ministre au moment du Brexit et auparavant par Jacques Delors, alors président de la Commission.
Enfin, il est très important que nos négociateurs soient attentifs au respect de la subsidiarité pour déterminer si la limite n'est pas franchie et quel est l'instrument juridique le plus adéquat : à l'heure actuelle, les règlements deviennent de plus en plus longs, et la frontière entre directive et règlement n'est plus aussi nette.
Par ailleurs, il faut veiller à la base légale retenue pour éviter que les modalités d'adoption ne soient modifiées indûment.
J'en viens aux « clauses boucliers ».
Le traité de l'Union européenne, au paragraphe 2 de son article 4, stipule que l'Union européenne « respecte les fonctions essentielles de l'État, notamment celles qui ont pour objet d'assurer son intégrité territoriale, de maintenir l'ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale ». Il ajoute que « la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre ». Mais dans la pratique et en vertu de la jurisprudence de la CJUE, lorsqu'elle est amenée à interpréter la portée de tel ou tel texte de droit dérivé, l'on peut observer une tendance à accorder une moindre attention à cette clause de limitation de la compétence de l'Union.
Nous recommandons donc de bien anticiper les choses, ce qui n'a peut-être pas été le cas pour le temps de travail des militaires, et de prévoir systématiquement l'ajout dans les textes de droit dérivé de cette « clause bouclier » qui fasse expressément écho à la réserve générale. Cela se fait déjà dans le domaine de la justice et des affaires intérieures (JAI). L'objectif serait, texte par texte, de permettre un véritable équilibre dans l'interprétation des dispositions, plutôt que de s'en remettre à la clause générale.
Enfin, nous sommes favorables au dialogue des juges. Sur les données de connexion, la dernière décision de la Cour de justice, qui modifie les exigences pour mettre en oeuvre la conservation de certaines de ces données, me paraît être le signe d'une évolution en ce sens.
M. Fabien Raynaud, président adjoint de la section des études, de la prospective et de la coopération du Conseil d'État. - Sur la marge d'appréciation, nous recommandons que la Cour de justice donne davantage de latitude aux États membres dans tous les domaines qui touchent à leur rôle essentiel : la sécurité nationale, l'intégrité du territoire, l'ordre public, etc. Cette notion est bien connue de la CEDH. Dans la mesure où celle-ci doit appliquer un texte unique, relativement ancien, à des situations concrètes, actuelles, elle admet une marge d'appréciation entre les États membres. La Cour de justice part d'un rôle inverse : elle doit assurer l'application uniforme, dans un espace intégré, de normes techniques et évolutives.
Au demeurant, le droit de l'Union européenne se développe dans certains domaines et peut porter atteinte au rôle essentiel des États en matière de sécurité nationale. Outre la clause de réserve générale et les « clauses boucliers », dont nous appelons de nos voeux le développement, il est nécessaire que la Cour de justice tienne compte des différences de situation qui existent entre les États membres.
Dans une certaine mesure, la Cour de justice a envoyé certains signaux intéressants, notamment dans l'affaire du temps de travail des militaires. Elle a dit que les États membres n'étaient pas confrontés à la même situation géostratégique, aux mêmes menaces, et que leurs responsabilités internationales n'étaient pas identiques. Elle a semblé être prête à s'engager dans une évolution positive. Pour réaliser notre étude, nous avons auditionné le président de la Cour de justice, avec lequel nous avons eu un dialogue constructif.
Pourquoi le Conseil d'État ne s'est-il pas engagé dans un contrôle de l'ultra vires ?
Dans nos arrêts du 21 avril 2021 et du 17 décembre 2021, French Data Network et Bouillon, qui n'étaient que le développement de l'arrêt Sarran du 30 octobre 1998 et de l'arrêt Arcelor du 8 février 2007, nous avons clairement déclaré que, en cas de divergences irréconciliables entre un principe constitutionnel et les exigences du droit de l'Union, nous ferions prévaloir le premier. Fort heureusement, nous n'avons pas encore été confrontés à une telle situation.
Il est vrai que nous avons refusé de nous engager dans le contrôle de l'ultra vires. Pourquoi ? Ce contrôle porte sur la validité du droit dérivé au regard des règles de compétences entre les États et l'Union telles qu'elles sont définies par les traités. Or cette mission relève de la Cour de justice. Il ne nous a pas semblé possible d'aller jusque-là.
Même si ces deux voies sont théoriquement très différentes, en pratique, elles aboutissent à un résultat très proche ; car in fine, c'est la Constitution française qui prévaudrait.
Pour ce qui est de la méthode d'action coordonnée, l'une des difficultés dans l'exercice de la souveraineté réside dans le fait que certains instruments ont été transférés au niveau européen tandis que d'autres restent au niveau national. Or, pour être efficaces, nous devons mobiliser tous nos instruments au service d'objectifs stratégiques définis en commun. Par exemple, la politique de la concurrence est exercée au niveau européen, tandis que la politique industrielle reste nationale. Pour une meilleure articulation entre les deux, un groupe de personnes qualifiées pourrait soumettre des propositions à l'autorité politique. Cela permettrait d'éviter les effets de silo, qui peuvent être à la fois verticaux et horizontaux.
Mme Martine de Boisdeffre. - Nous sommes en pointe sur la question de la codification depuis 220 ans, le code civil datant de 1804. Certes, la codification existe à l'échelle de l'Europe avec un code des douanes, mais de manière moins développée. De plus, la méthode suivie est plus complexe dans la mesure où la codification est plus ponctuelle et ne se fait pas à droit constant, ce qui nécessite bien plus de temps.
La codification menée en France a pour objectif de faciliter l'accès au droit et d'améliorer sa lisibilité : de manière symétrique, il pourrait être intéressant de reproduire cette démarche à l'échelle européenne, afin de rendre le droit européen plus organisé, plus lisible et sans doute plus cohérent. L'effort de codification impose en effet de vérifier l'absence de contradiction entre les textes.
Toutefois, même si certains promeuvent, en France comme en Allemagne, l'idée très ambitieuse d'un code européen des affaires - cela a du sens -, travailler à la codification dans le domaine européen devrait pouvoir, au moins dans un premier temps, se faire à droit constant, sans avoir à créer complètement un autre corpus.
M. Didier-Roland Tabuteau. - Sur un autre point, je précise que nous avons analysé les enjeux de l'extension du vote à la majorité qualifiée, mais sans émettre de recommandations dans un sens ou dans l'autre.
Mme Mélanie Villiers, rapporteure générale adjointe de l'étude annuelle relative à la souveraineté. - Notre proposition relative à l'espace civique de confiance numérique s'inscrit dans le cadre d'un axe essentiel de l'étude visant à conforter les modes d'expression de la démocratie et à repenser plus particulièrement, en contrepoint du primat de la démocratie représentative, les outils de la démocratie directe.
Nous nous sommes ainsi interrogés quant à la meilleure manière de préparer l'organisation d'un éventuel référendum, en tenant compte du fait que notre pays est exposé, comme certains de nos voisins l'ont éprouvé récemment, à des risques de manipulation et de désinformation en ligne.
Nous proposons que notre pays se dote d'outils permettant d'éclairer le débat public sur la question soumise à référendum, à l'instar de ce que pratiquent d'autres pays. En Suisse, par exemple, des brochures d'information sont élaborées à destination des électeurs ; aux États-Unis, l'Oregon pratique depuis un certain nombre d'années une forme assez aboutie de ce dispositif avec la Citizens' Initiative Review : une assemblée de citoyens tirés au sort produit ainsi, à l'attention des électeurs invités à se prononcer sur une question issue d'une initiative citoyenne, une analyse présentant à la fois les enjeux et les arguments en faveur du « oui » et du « non ».
L'espace civique de confiance numérique représente un autre moyen pour améliorer la qualité de la délibération, afin de tirer parti de toute la potentialité du numérique et du fait que nos concitoyens se nourrissent beaucoup d'informations sur les réseaux. Concrètement, il s'agirait de mettre en place une plateforme numérique leur offrant un accès à une information vérifiée et à une présentation structurée des effets à attendre de tel ou tel choix.
Nous avons identifié plusieurs prérequis au déploiement de cet espace civique de confiance numérique : tout d'abord, il faudrait éviter l'écueil consistant à donner l'impression que l'on cherche à édicter une sorte de bonne parole, ce qui réduirait l'initiative à néant. Une approche plus adaptée pourrait consister à mettre en perspective les positions en présence sur un sujet déterminé, sur la base de données partagées.
Une telle démarche implique d'associer les parties prenantes à l'élaboration des contenus. Naturellement, la construction d'un espace civique numérique de confiance doit prendre en compte les enjeux de cybersécurité. Afin d'éviter l'écueil d'une parole qui serait descendante ou purement étatique, il nous semble important d'associer un large panel d'acteurs dès la conception, dont des autorités administratives indépendantes telles que l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) ou la Commission nationale du débat public (CNDP), qui pourraient jouer le rôle de cheville ouvrière et de point d'accueil des projets. Des fondations politiques, des chercheurs, des acteurs de la Civic Tech et des médias pourraient également participer à la conception de l'outil.
Nous suggérons dans l'étude la constitution d'un groupe de travail à froid, avant même qu'un texte référendaire ne soit mis à l'ordre du jour, afin de se pencher sur ces questions méthodologiques essentielles, sur les aspects techniques du projet et sur les règles de la gouvernance de la plateforme. Il est en effet indispensable de garantir son indépendance et son impartialité, ce qui suppose la mise en place de règles de supervision.
M. Fabien Raynaud. - Un autre aspect de l'étude nous conduit à rappeler que la compétence en matière de défense est essentiellement nationale, même s'il existe des éléments de compétences au niveau de l'Union européenne au travers de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD), notamment avec la clause de défense mutuelle de l'article 42.7 du traité sur l'Union européenne. La France en avait d'ailleurs été une grande promotrice lors de la révision des traités, car elle souhaitait y inclure des responsabilités plus grandes dans le domaine de la défense.
Par ailleurs, il existe des domaines dans lesquels l'Union européenne, en exerçant ses compétences, est susceptible d'affecter positivement ou négativement la capacité des Européens à se défendre. Je pense ici au domaine de l'armement, situé à la frontière entre les compétences classiques et les compétences de défense.
Là encore, et en lien avec ce qu'a rappelé la Mme de Boisdeffre à propos de la subsidiarité et de la méthode d'action coordonnée, il convient d'être vigilants afin d'éviter, d'une part, une ingérence de l'Union européenne dans des domaines dans lesquels son rôle n'est que second ; et de s'assurer, d'autre part, que l'exercice des compétences de l'Union aille dans le sens d'une meilleure défense des Européens. Telles sont les questions qui se posent à nous compte tenu de la situation actuelle et des échos du débat autour de la Communauté européenne de défense (CED).
Mme Martine de Boisdeffre. - Je vais conclure sur ce point en tant que présidente du comité d'histoire du Conseil d'État. Le débat autour de la CED avait profondément divisé le pays, mais dans un contexte totalement différent : la Communauté économique du charbon et de l'acier (Ceca) était en pleine construction et la CED était une initiative française qui visait à éviter que le réarmement allemand ne se fasse dans un cadre national, avec l'idée de le « communautariser ».
La situation actuelle est fort différente : si l'Union européenne a été construite par les États, la défense relève toujours de leur compétence. De surcroît, le contexte actuel est marqué par le retour de la guerre en Europe, la montée de menaces directes comme diffuses, et enfin par des incertitudes quant au niveau - voire au principe - de l'engagement américain.
Nous devons donc nous poser l'ensemble de ces questions, avant d'effectuer un choix politique et démocratique.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - J'y ajoute la question de la dissuasion nucléaire, qui est en quelque sorte le chapeau de cette problématique de la défense européenne.
M. Rachid Temal, vice-président de la commission des affaires étrangères. - Je partage cette opinion. Vous avez évoqué à juste titre, madame la présidente, le caractère démocratique des questions posées : nous en convenons, mais convenez également que l'utilisation de règlements européens n'est pas la panacée en termes de débat démocratique, alors qu'il conviendrait de permettre d'aborder ces questions de fond dans les Parlements nationaux.
Si l'urgence pouvait se justifier dans le dossier ukrainien, il n'en reste pas moins que nous avons mis le doigt dans l'engrenage. Le débat qui doit nous préoccuper porte bien sur les modalités démocratiques qui permettraient d'aborder les enjeux liés à l'article 4 du traité sur l'Union européenne et à la dissuasion nucléaire, le choix du règlement ne permettant pas un débat serein.
Mme Martine de Boisdeffre. - C'est pourquoi nous avons tant insisté sur le respect du principe de subsidiarité.
M. Rachid Temal, vice-président de la commission des affaires étrangères. - J'ai été rapporteur de la commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères présidée par notre collègue Dominique de Legge, et l'une de ses conclusions a mis l'accent sur le fait qu'une mobilisation de l'ensemble de la société était nécessaire pour combattre les ingérences.
Vous avez évoqué la perspective d'un renforcement de l'enseignement civique, qu'il conviendrait sans doute d'élargir à l'ensemble de l'enseignement, quelles que soient les matières. Pour prendre l'exemple des mathématiques, l'apprentissage de la lecture d'une courbe permet d'acquérir une méthode dans l'analyse des données.
Par ailleurs, j'apporterai un bémol sur l'espace civique de confiance numérique : s'il faut, comme vous l'avez indiqué, éviter l'écueil qui consisterait - pour caricaturer - à recréer l'Office de radiodiffusion télévision française (ORTF), n'oublions pas que les Gafam sont désormais dotés d'une telle puissance qu'ils participent même à la défense nationale américaine. Comment un tel dispositif pourrait-il exister face à ces géants ? L'Union européenne a réalisé quelques avancées pour défendre sa souveraineté numérique et il faut saluer le travail accompli par le commissaire Thierry Breton. Dans ce domaine, la souveraineté européenne aurait tout son sens.
Mme Martine de Boisdeffre. - Vous avez entièrement raison de souligner la force normative de l'Union européenne en matière numérique. Très critiqué, le règlement général sur la protection des données (RGPD) a néanmoins eu un rôle d'entraînement vis-à-vis de pays tels que le Japon ou l'Inde, qui ont élaboré des documents qui s'en inspirent. De plus, les Gafam ont dû s'y plier afin de conserver l'accès au marché européen, qui reste considérable.
De la même manière, le Digital Markets Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA) ont instauré des règles fortes pour les grandes plateformes, à la fois en termes de concurrence et de contenus. Nous avions dit, à l'occasion de notre étude portant sur les réseaux sociaux, qu'il faudrait que la Commission européenne ait les moyens de mettre en oeuvre cette réglementation. D'après les échos dont nous disposons, il semble que ce soit le cas. Là aussi, nous pourrions parler de méthode d'action coordonnée entre les directions concernées au niveau européen - la DG Connect, par exemple - et les autorités administratives impliquées au niveau national.
S'agissant de la possibilité de positionner l'espace civique de confiance numérique face aux Gafam, un travail considérable est mené en France sous l'égide de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi), ce qui permet de déjouer un certain nombre de cyberattaques. Au-delà des aspects techniques, nous devons être conscients de l'importance de ce risque cyber : si les entreprises et les administrations y sont sensibilisées, les citoyens doivent également l'être, ce qui m'amène à l'éducation civique.
Cette dernière doit intégrer une sensibilisation aux avantages et aux inconvénients du numérique, ainsi qu'à « l'esprit de défense » qui avait été mis en exergue par le général André Lanata, ancien chef d'état-major de l'armée de l'air. Il faut développer cet esprit chez nos concitoyens, à l'instar de la Finlande.
Mme Mélanie Villiers. - Pour poursuivre sur la dimension éducative, l'étude suggère la présence un peu plus marquée, dans les établissements scolaires, d'acteurs tels que les élus et les représentants des administrations, afin qu'ils puissent présenter et expliquer leurs fonctions : on nourrit encore mieux la compréhension des enjeux démocratiques du système quand on en est un acteur, avec des anecdotes à transmettre. L'association Parlons démocratie, qui monte actuellement en puissance, joue ce rôle.
Par ailleurs, nous proposons de prendre davantage appui sur les collectivités territoriales et sur le monde universitaire afin de développer la réserve citoyenne et la Garde nationale. Certaines collectivités se sont déjà engagées : le président de la région des Hauts-de-France vient ainsi de signer une convention avec le secrétaire général de la Garde nationale. Il reste cependant beaucoup à faire pour élargir cet esprit citoyen, en permettant à des fonctionnaires ou à des étudiants de s'engager.
Concernant les Gafam et l'espace civique numérique, les premiers disposent certes de l'information, mais cela n'interdit en rien à la puissance publique de construire un outil destiné à éclairer le débat. En outre, les Gafam eux-mêmes ont conscience de ces enjeux démocratiques : une fondation liée à Google a ainsi lancé un appel à projets au niveau européen afin d'identifier les pratiques permettant de renforcer la démocratie. Il existe donc des marges de co-construction avec ces acteurs.
M. Didier-Roland Tabuteau. - Au-delà de l'enseignement civique, indispensable pour connaître les bases de la citoyenneté, des institutions et du service public, je crois qu'il faut encourager l'enseignement dans son ensemble, dans la mesure où il conduit les enfants et les jeunes à la rationalité, au raisonnement et au maniement de l'esprit critique, et ce dans toutes les disciplines. L'apprentissage d'une méthode de raisonnement a un effet sur la manière d'analyser les informations, l'enseignement étant ainsi un puissant facteur de confortation de notre citoyenneté et donc du bon exercice de notre souveraineté.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Merci pour ces réponses très éclairantes, ce débat ayant vocation à se prolonger.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 9 h 45.