Mercredi 4 décembre 2024
- Présidence de M. Cédric Perrin, président -
La réunion est ouverte à 10 h 00.
Déplacements en Afrique du Sud, au Gabon et au Maroc - Communications et échanges de vues
M. Pascal Allizard. - Nous nous sommes rendus au Maroc du 13 au 15 novembre dernier, quelques jours après la fin de la visite du Président Macron, qui a marqué le point d'orgue de la réconciliation entre nos deux pays, après une période de turbulences intenses qui durait depuis 2021.
Comme vous le savez, nous devions également effectuer un déplacement au Sénégal. Il a finalement été annulé du fait d'une situation confuse après la dissolution de l'Assemblée nationale par le nouveau président de la République, Bassirou Diomaye Faye. Nous avons cependant pu recueillir des éléments par des visio-conférences avec l'ambassade de France au Sénégal, mais aussi par des entretiens effectués au Maroc, car la coopération entre les deux pays est importante et a souvent été évoquée dans nos échanges.
Ainsi que l'ambassadeur Lecourtier nous n'a rappelé, la crise entre nos deux pays a été profonde. En 2023, les demandes des étudiants marocains pour faire des études en France ont baissé de 25% et le nombre d'élèves des Instituts français a baissé de 25% également. Une crise plus longue aurait pu avoir des conséquences définitives, car la défiance à l'égard de la France commençait à imprégner le monde économique et la classe moyenne.
Dès lors, notre capacité à renouer une relation profonde avec le Maroc, sur de nouvelles bases, apparaît comme un test pour le renouveau de nos partenariats en Afrique subsaharienne. Comme les autres pays du continent, le Maroc souhaite en effet une relation d'égal à égal avec la France, sans doute moins exclusive, mais plus productive en termes d'échanges économiques, culturels ou militaires.
Comme vous le savez, le Président de la République a affirmé, à l'occasion de sa visite officielle, le principe de l'autonomie sous souveraineté marocaine du Sahara occidental et du plan d'autonomie de 2007 « seule base pour parvenir à une solution politique juste, durable et négociée conformément aux résolutions du Conseil de sécurité des Nations-Unies ». Nous estimons pour notre part qu'il était important d'évoluer dans cette direction afin de sortir d'une situation bloquée depuis trop longtemps et qui n'était positive pour personne. Ceci ne constitue qu'une étape et des problèmes juridiques subsistent, comme l'a montré une décision récente de la Cour de justice de l'Union européenne sur la pêche, sans doute contestable. Mais cette étape était nécessaire.
Dans le cadre de ce renouveau de notre coopération, un aspect revêt une importance particulière : le fait que le Maroc se conçoive comme une plateforme africaine et considère que son rôle est de se projeter vers l'Afrique subsaharienne, et notamment le Sahel et le golfe de Guinée, d'abord d'un point de vue économique et commercial, mais aussi sur le plan de la coopération militaire. Cette projection s'incarne déjà dans les succès des banques et des assurances marocaines dans la région ou dans des projets d'infrastructures tels que le gazoduc Maroc-Nigeria.
Récemment, celle volonté a pris la forme de l'« Initiative Atlantique en faveur des pays du Sahel » du Roi Mohammed VI, visant à renforcer l'accès des nations sahéliennes à l'océan Atlantique, à travers le lancement de projets tels que l'autoroute de Tiznit à Dakhla et le port de Dakhla, qui devrait être opérationnel en 2028-2029. Cette aspiration à se projeter en Afrique est évidemment liée à la volonté marocaine de développer les « provinces du Sud ».
Pour notre pays, après la dégradation majeure de nos relations avec les pays du Sahel, dont le dernier épisode est la dénonciation de l'accord de défense avec le Tchad, l'initiative du Maroc constitue une opportunité de garder une forme de présence dans la région, en quelque sorte par partenaire interposé. Lors des échanges que nous avons eus avec le principal Think Tank marocain, l'un de nos interlocuteurs nous a d'ailleurs mis en garde contre la tentation de « bouder » après les événements du Sahel, faisant notamment référence à la cessation de toute aide au développement à destination de ces pays. Il a préconisé une attitude plus pragmatique, car selon lui les Russes rencontrent à leur tour de grosses difficultés au Sahel, au point que notre interlocuteur estimait qu'ils finiraient par en partir eux aussi.
Bien entendu, cet agenda sub-saharien du Maroc « percute » la relation avec l'Algérie, sur laquelle les représentants du ministère des affaires étrangères marocain nous ont interpelés plusieurs fois, manifestant notamment l'inquiétude du pays face à la forte augmentation des dépenses militaires algériennes.
De même la relation du Maroc avec le Sénégal peut constituer pour nous un point d'appui au moment où le Sénégal souhaite réaffirmer sa souveraineté et réviser ses partenariats.
Nous avons en effet eu un échange très riche et franc avec l'ambassadrice du Sénégal au Maroc, qui nous a fait part de sa vision de la perte d'influence de la France en Afrique et du renouveau possible de notre approche. Le Sénégal cherche en effet à « endogénéiser » davantage son économie dans un souci de souveraineté. Cette « endogénéisation » est en réalité déjà très avancée : beaucoup des grandes entreprises françaises au Sénégal ont créé des joint ventures et emploient du personnel en grande majorité sénégalais. Il s'agit donc là surtout d'un message politique qui correspond à la ligne électorale défendue par le Pastef. Néanmoins, il est évident que l'inégalité de l'échange économique reste pour partie une réalité et que seule la diversification de l'industrie et de l'agriculture du Sénégal permettront d'y échapper.
L'ambassadrice sénégalaise a également approuvé la réduction du format des Éléments français du Gabon, tout en affirmant, un peu paradoxalement, qu'elle en avait vu tout l'intérêt lorsque l'armée française avait sauvé le ministère des affaires étrangères sénégalais d'un incendie. Elle a ainsi évoqué le « bon équilibre » qui aurait été atteint. Il y a ici en réalité une certaine ambiguïté des autorités sénégalaises. Certes, le président sénégalais, dans un entretien de la semaine dernière dans Le Monde, pose la question : « est-ce que vous trouveriez normal qu'il y ait des soldats sénégalais en France ?», mais il se garde bien de fixer un délai pour le départ des militaires français. D'ailleurs, le processus de déflation a été plus ou moins gelé à la suite de l'expression du mécontentement des militaires sénégalais, qui ne souhaitaient pas une réduction décidée unilatéralement. Ainsi, alors que la France voulait rendre deux emprises militaires au Sénégal, notamment dans le port, les autorités ont refusé et nous nous retrouvons à devoir les gardienner et les entretenir alors qu'elles sont évacuées !
L'ambassadrice de France au Sénégal a également souligné un fait essentiel : l'âge médian des Sénégalais est de 19 ans. La moitié des Sénégalais n'étaient pas nés il y a 20 ans, et notre diplomatie n'a pas tenu suffisamment compte de ce fait. La génération qui a porté le Pastef au pouvoir connait beaucoup moins bien la France que la génération précédente, que nous avons continué à cultiver, sans voir qu'elle allait perdre le pouvoir. Il nous faut maintenant renouer des liens avec la société civile, sans ignorer ce que nous disait en audition Mme Bagayoko il y a deux semaines : cette société civile est désormais imprégnée de valeurs souverainistes et panafricanistes qui nous sont en partie hostiles.
En conclusion, nous avons pu constater que la relation franco-marocaine était désormais relancée sur des bases solides. Elle peut constituer, dans une certaine mesure, un tremplin pour permettre à la France de se projeter en Afrique subsaharienne et d'y rénover ses partenariats dans ce contexte difficile marqué par des critiques à l'encontre de notre pays mais aussi de l'« Occident » dans son ensemble.
M. Alain Joyandet. - Le développement très important du Maroc, cohérent et moderne, nous a frappés. Le positionnement stratégique du Maroc est intéressant : une porte d'entrée en Afrique subsaharienne. Nos partenariats ont de l'avenir !
Le Maroc est le premier partenaire de l'AFD avec un encours de 3,2 milliards d'euros de prêts. L'AFD a dans ce pays de nombreux partenariats qui impliquent la participation des entreprises françaises.
Le groupe Orange réalise une grande partie de son chiffre d'affaires et de ses profits en Afrique. Engie a un très gros partenariat avec les entreprises d'État marocaines, notamment sur la question des énergies renouvelables, dont la production éolienne et solaire est très importante dans le pays, qui est également en avance pour les techniques de désalinisation de l'eau de mer.
Nous avons entendu une satisfaction unanime à la suite de la visite présidentielle qui a permis de relancer les relations en panne. Pendant toute la période précédant cette visite, l'AFD a poursuivi son partenariat, ce qui a permis de maintenir les relations.
Notre rencontre à l'Université Mohammed VI avec des chercheurs de haut niveau a été très fructueuse. Quant au pas en avant diplomatique que nous avons fait, il était nécessaire pour améliorer nos relations, ce qui est précieux compte-tenu des difficultés que nous rencontrons actuellement en Afrique. Ce pays est également très attaché à la francophonie et présente de nombreuses opportunités pour nous d'un point de vue économique.
Concernant enfin les visas, la France se doit de faciliter leur obtention pour tous ceux qui ont besoin de réaliser de fréquents allers-retours entre nos deux pays, même si, bien entendu, le travail mené par le ministère de l'intérieur reste nécessaire pour lutter contre l'immigration illégale.
Mme Évelyne Perrot. - Je suis très satisfaite du renouveau de la coopération avec ce pays, l'entreprise Petit Bateau par exemple est installée au Maroc, où la main d'oeuvre est de qualité.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Il est effectivement nécessaire de changer notre approche. Le lendemain de la visite éclair de notre ministre des affaires étrangères au Tchad, ce pays décide de revoir notre accord de défense. C'est un signal brutal : il a dû se passer quelque chose. Au Maroc, nous faisons des efforts. Peut-être pouvons-nous, en tant que parlementaires, faire avancer les choses, car les désaccords sont souvent entre les exécutifs. Ainsi, il y avait un désaccord fondamental entre notre Président de la République et le roi, qui avait des conséquences à tous les niveaux. Il y a urgence car la jeune génération, qui pourtant n'a pas connu la colonisation, nous la reproche, en faisant parfois de nous des bouc-émissaires pour des problèmes internes, qui sont montés en épingle sur les réseaux sociaux. Il faut prendre très au sérieux les déclarations du Sénégal.
M. Alain Joyandet. - Hélas, même avec les jeunes générations, le réflexe est encore très pyramidal. On peut jouer un rôle au niveau parlementaire ou de la francophonie, mais tout se joue au plus haut niveau. On a révisé les accords de défense à partir de 2010 en supprimant les interventions automatiques pour défendre les régimes. Nous ne sommes plus là pour nous imposer.
M. Pascal Allizard. - L'âge médian des Sénégalais est de 19 ans. Seulement 25% de la population a plus de 35 ans. Nous avons raté une génération, ce n'est pas le problème des Russes ! Nous avons continué à travailler comme avant alors qu'il faut vraiment inventer autre chose.
M. Ronan Le Gleut, rapporteur. - Nous allons vous présenter, avec Patrice Joly, une communication sur notre déplacement au Gabon puis en Afrique du Sud en novembre dernier.
Le choix de ces deux pays s'est avéré cohérent car ils sont très complémentaires au regard non seulement de leurs principales caractéristiques, mais aussi de leur attitude par rapport à la France.
Le Gabon, en pleine transition après le coup d'État survenu le 30 août 2023 qui a porté au pouvoir le général Brice Oligui, conserve de très bonnes relations avec la France. Les autorités de la transition ont montré dès l'origine une volonté de respecter les étapes du retour à la démocratie, ce qui leur a valu l'appui de la communauté internationale. La réaction de notre pays, quant à elle, illustre les difficultés auxquels nous sommes confrontées dans les relations avec certains régimes africains. La France a d'abord condamné le putsch qui suivait des élections très contestées remportées par Ali Bongo, et a demandé un « retour à l'ordre constitutionnel » tout en rappelant néanmoins son « attachement aux processus électoraux libres et transparents », formule dirigée contre l'ancien président. Ce n'est que dans un second temps que la France a décidé de coopérer avec le général Oligui, qui voue une grande admiration au général de Gaulle.
Les relations sont désormais très positives. Une nouvelle étape de la transition a été franchie depuis notre visite avec l'adoption d'une nouvelle constitution. Il s'agit d'un régime présidentiel sans Premier ministre, dans lequel le Président peut dissoudre l'Assemblée nationale sans qu'il existe de pouvoir réciproque de censure ou de destitution. Quelques opposants ont estimé que ce texte donnait trop de pouvoir au futur président, mais les Gabonais l'ont approuvé à 92%.
La France dispose au Gabon d'une de ses quatre bases militaires permanentes en Afrique. Depuis le 1er septembre 2014, le dispositif a déjà été beaucoup réduit, les forces françaises au Gabon (FFG) étant devenues les éléments français au Gabon (EFG) en passant de 900 à 370 militaires. Les EFG constituent ainsi un des deux pôles opérationnels de coopération (POC) français sur la façade ouest-africaine avec les éléments français au Sénégal. La base française a encore la capacité d'être un point d'appui opérationnel et logistique mais la mission principale des EFG, c'est le partenariat militaire opérationnel (PMO), c'est-à-dire une coopération pour renforcer les capacités de sécurité de l'ensemble des États de la région. Les EFG sont aussi censés coopérer avec la communauté économique des États de l'Afrique Centrale (CEEAC), volet régional de la Force africaine en attente de l'Union africaine.
Comme vous le savez, le président de la République a annoncé, dans un discours du 27 février 2023, une diminution massive des effectifs militaires de l'ensemble des bases en Afrique sauf Djibouti, dont la dimension Indo-Pacifique est considérée comme prioritaire. Cette évolution passe par un transfert de responsabilité de certaines emprises de la France vers les partenaires. Elle se traduira par la mise en place dans chaque base d'une dispositif « socle » de taille très réduite, auquel s'ajouteront des détachements à géométrie variable en fonction des missions. Ainsi, au Gabon, il est prévu que moins de 100 militaires restent présents à l'été 2025.
Cette déflation a été annoncée juste après le départ des forces du Burkina Faso et alors qu'elles avaient déjà quitté le Mali, quelques mois avant le coup d'État au Niger. Le raisonnement est le suivant : puisque les pays du Sahel nous demandent de partir, quittons préventivement le golfe de Guinée. Ce raisonnement ne me paraît pas très rigoureux. Les États du Sahel présentent des spécificités que n'ont pas ceux du golfe de Guinée. Par exemple, le Mali était déjà très proche de l'Union soviétique puis de la Russie depuis son indépendance. Ses intérêts n'ont jamais été alignés avec les nôtres pendant l'opération Barkhane, et le choix de Wagner reflète la situation très dégradée de l'État malien et du pays dans son ensemble. La situation n'est pas très différente au Burkina Faso et au Niger. En réalité, il me semble que ces choix reflètent une certaine fébrilité, qui elle-même alimente le processus en nuisant à la crédibilité de la France.
Ainsi, le Tchad vient de dénoncer son accord de défense avec la France. Selon certaines sources, il s'agirait en réalité d'un effet collatéral de la guerre civile au Soudan. Le Tchad est en effet accusé de soutenir le général Hemetti contre le général Burhan, notamment par l'envoi d'armes fournies par les Émirats Arabes Unis, qui soutiennent eux-mêmes fortement Hemetti. Des rebelles tchadiens se battraient dans le camp de Burhan et sembleraient menaçants à N'Djamena, ce qui explique la convergence des intérêts des Tchadiens et des Emirati. De plus, ceux-ci viennent de faire un énorme prêt au Tchad, 500 millions de dollars octroyés par le Fonds d'Abu Dhabi pour le développement, soit 15% du budget 2024 du pays. Or la France a récemment demandé plusieurs fois au Président tchadien de rester neutre dans la crise soudanaise, ce qui aurait été mal reçu. On comprend aisément pourquoi, le Tchad étant un État fragile constamment menacé par des rébellions contre lesquelles la France a toujours été son meilleur allié, qu'elles viennent de Libye au Nord ou du Soudan au Sud. Mais justement, les annonces successives de retrait français ont peut-être fini par jeter le doute sur la volonté de la France de rester un partenaire fort du Tchad.
Contrairement à ces États du Sahel, le Gabon et la Côte d'Ivoire ont des États et des sociétés résilients. Si les critiques contre la France y existent, c'est à des degrés divers et qui n'appelaient pas, selon nous, cette réaction unique de réduire les effectifs. Par ailleurs, l'absence totale de concertation avec ces pays sur cette déflation, au moment même où on leur affirme que désormais l'on va mieux répondre à leurs demandes, est très dommageable. Malgré les visites de notre ancien collègue envoyé personnel du Président de la République en Afrique, nos partenaires se sont bien rendus compte que la décision était déjà prise depuis plusieurs mois. On leur affirme aussi qu'il va y avoir davantage d'actions de coopération, ce qui est manifestement faux, comme nous avons pu l'entendre au Gabon. Avec moins de 100 militaires, nous ne formerons plus comme aujourd'hui environ 10 000 militaires africains francophones par an au Gabon, dont 40% venus d'autres pays d'Afrique centrale.
En outre, en cas de crise, les éventuelles opérations d'évacuation de ressortissants français et européens seront beaucoup plus complexes. Déjà, lors de la précédente déflation, les militaires avaient exprimé leur inquiétude à ce sujet. Enfin, nous ne pourrons plus répondre rapidement à une demande d'aide de nos partenaires en cas d'attaque importante de groupes djihadistes.
Je reviendrai sur cette question plus longuement lors de la présentation du rapport le 22 janvier, mais il me semble par conséquent que cette réforme, au moins en ce qui concerne le Gabon, est inopportune.
S'agissant des capacités africaines de prise en charge des questions de paix et sécurité, qui feront l'objet d'un volet de notre rapport, nous avons pu constater au Gabon que la communauté économique régionale d'Afrique centrale (CEEAC), qui est censée être la force régionale intégrée à l'architecture de l'Union africaine, est peu dans les conflits de la région. Cette organisation est en outre concurrencée par deux autres communautés régionales : la Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale (CEMAC) et la Communauté économique des pays des Grands Lacs (CEPGL).
Notre deuxième visite, en Afrique du Sud, nous a permis de prendre la mesure de la progression de l'idéologie du « Sud global ». En effet, l'Afrique du Sud a rejoint le groupe des BRIC en 2011, formant ainsi les BRICS et depuis le 1er janvier 2024 les BRICS+. Les dirigeants de l'ANC, parti qui a récemment perdu sa majorité absolue, considèrent que la France appartient à l'« Occident » auquel ce Sud global à vocation à s'opposer. Pour simplifier, à leurs yeux nous sommes toujours une puissance coloniale, qui a longtemps soutenu l'apartheid et qui est partie prenante du système de gouvernance économique mondiale inégalitaire profitant à l'Occident. Cette représentation est très ancrée et il sera par conséquent difficile de la faire évoluer, quels que soient nos efforts, notamment en matière d'aide publique au développement.
S'agissant des capacités régionales en matière de sécurité, les échanges que nous avons eus nous ont convaincu que la Communauté économique des États d'Afrique australe (SADC) a certes plus d'épaisseur que la CEEAC en Afrique centrale, mais qu'elle reste aussi un instrument très imparfait. Menée par les troupes sudafricaines, elle a, de l'avis général, échoué au Mozambique face à l'insurrection djihadiste, laissant la place aux forces rwandaises. De même, la nouvelle mission de la SADC en RDC semble mal préparée et les soldats sud-africains se plaignent eux-mêmes de ne pas en percevoir les finalités.
M. Patrice Joly. - Les deux déplacements nous ont permis de mesurer très clairement, pour ce qui me concerne, la volonté dans ces pays, mais également dans d'autres selon les échanges que nous avons eus, de s'affranchir des formes du colonialisme, néo colonialisme ou post colonialiste et de revendiquer une souveraineté politique, militaire, économique et culturelle. Bien évidemment, l'intensité de ces revendications varie selon les pays, avec un Gabon moins vindicatif que l'Afrique du Sud.
Par ailleurs, force est de constater qu'en terme de multilatéralisme, les organisations africaines sont faibles et peinent mener à bien les missions qui leur sont assignées, alors qu'émergent d'autres modalités de coopération moins formalisées, avec des volontés de puissance en cours en gestation mais clairement exprimées : les BRICS plus ou encore le Sud global.
Ainsi au Gabon, la transition politique a paru satisfaire toutes les étapes obligées prévues par la communauté internationale : dialogue national inclusif entre toutes les forces vives de la Nation, nouvelle constitution approuvée à une majorité de 92%, puis nouveau code électoral et élection présidentielle encore à venir, qui devrait très probablement voir l'élection du général Brice Oligui.
Néanmoins on peut remarquer que la nouvelle Constitution traduit le souverainisme et le conservatisme en progression comme dans beaucoup de pays d'Afrique. Alors que la précédente disposait que « La famille est la cellule de base naturelle de la société, le mariage en est le support légitime », cette nouvelle constitution a gardé ces termes mais a ajouté quelques mots : « La famille est la cellule de base naturelle de la société. Le mariage, union entre deux personnes de sexes opposés, en est le support légitime ». En outre, cette disposition est intangible.
Par ailleurs, la nouvelle constitution insiste beaucoup sur la nationalité gabonaise. Les éligibilités excluent désormais les Gabonais qui ne sont pas nés d'au moins un parent gabonais lui-même né Gabonais. Les candidats doivent aussi être mariés à un Gabonais né d'au moins un parent gabonais, lui-même né Gabonais. Cette insistance s'explique notamment par la conviction que l'ancien régime était dirigé par une « clique » d'étrangers sous l'autorité de Sylvia Bongo, la première dame, elle-même française.
Pour le reste, il s'agit d'un régime que l'on pourrait qualifier d'ultra présidentiel. En effet, les Gabonais rejetaient le précédent régime non parce qu'ils considéraient qu'Ali Bongo était autoritaire, mais au contraire qu'il était faible et sous la coupe de son entourage. Une majorité d'entre eux voient donc d'un bon oeil l'arrivée au pouvoir du général Oligui et la création d'une régime présidentiel fort.
Enfin, ont été évoquées lors de nos échanges les conditionnalités parfois posées pour des aides ou des soutiens financiers aux infrastructures. Il s'agit des conditionnalités environnementales, de genre ou encore de démocratie et de droits de l'homme, que les chinois ou d'autres partenaires n'exigent pas. Cela génère des délais de réalisation qui sont regrettés, sinon dénoncés.
Ainsi, tant sur le plan institutionnel que sociétal, ces pays prennent de la distance par rapport aux valeurs occidentales. Cependant, il faut le noter nous n'avons constaté aucune agressivité vis-à-vis de la France au Gabon.
En Afrique du Sud, nous avons pu prendre la mesure de l'hétérogénéité des pays africains, des sous-régions, de leur environnement et de leurs enjeux. Cette situation est liée à la superficie de ce continent : il y a la même distance entre le Gabon et l'Afrique du Sud qu'entre le Somaliland et l'Espagne.
Nous avons en particulier pu échanger avec Achille Mbembe, politologue, historien et anthropologue camerounais, enseignant à l'université du Witwatersrand à Johannesbourg. Il a été chargé par le président de la République de rédiger un rapport en 2021 en vue de préparer le sommet Afrique France qui s'est tenue la même année à Montpellier.
Achille Mbembe considère que l'Afrique va être l'objet de flux migratoires importants dans les années à venir, pour des raisons liées à la fois au réchauffement climatique et aux conflits, et considère à cet égard que les frontières issues de la colonisation ne sont plus du tout adaptées à la circulation des hommes, des idées et des biens.
À la différence d'un certain nombre d'interlocuteurs des milieux politiques et en particulier de l'ANC que nous avons rencontrés, Achille Membé ne remet pas en cause de manière virulente le colonialisme ou le post colonialisme, mais considère que la prise en compte des cultures locales, en particulier leur rapport à la nature, permettraient d'apporter des réponses aux défis environnementaux qui sont devant nous et qui résultent de la posture de domination sur la Nature par l'homme dans les conceptions occidentales.
Il ne conteste pas les valeurs démocratiques portées ou soutenues par l'Occident. Il est d'ailleurs chargé d'animer un fonds financé par la France destiné à soutenir les initiatives de promotion de la démocratie en Afrique.
S'agissant de la vie politique et économique locale, si le développement exponentiel de la Chine ces dernières décennies fascine et donne des envies aux élites sud-africaines, en revanche il ne semble pas y avoir d'appétence pour le régime politique chinois. Celui d'Afrique du Sud avance sur la voie de la démocratie en testant récemment une forme d'alternance démocratique issue des dernières élections qui ont obligé à construire des coalitions très larges alors que jusque-là le pays était dirigé par l'ANC.
Dans nos deux déplacements et en particulier au Gabon, nous avons bien identifié les difficultés rencontrées par les organisations régionales africaines pour trouver la bonne réaction aux putschs, qui ne sont pas sans rappeler les difficultés françaises dans ce type de situations. En effet, l'Union africaine a immédiatement imposé des sanctions au pays, de même que la Communauté des États d'Afrique centrale (CEEAC), ce qui a suscité la colère de la population. Il est souvent reproché à l'Union africaine de faire passer la légalité démocratique formelle avant la condamnation des chefs d'État autoritaires ou défaillants. Il en va de même pour la CEEAC. Certains dirigeants d'Afrique centrale ayant les plus grandes longévités au pouvoir au monde, ils ne voyaient pas d'un bon oeil la réhabilitation rapide d'un pays où le chef de la garde prétorienne a renversé un de leurs pairs. Ainsi L'Équato-Guinéen Teodoro Obiang totalise 44 ans au pouvoir, le Camerounais Paul Biya plus de 41 ans, le Congolais Denis Sassou Nguesso 26 ans et le Rwandais Paul Kagame 23 ans. Cette présence de chefs d'État vieillissants en Afrique central et les transitions qui s'annoncent constituent d'ailleurs un risque majeur pour la stabilité régionale. Il serait sans doute judicieux pour la France de commencer à préparer sa réaction face à ces changements inéluctables dans les prochaines années.
Plus globalement, il est loisible de s'interroger sur l'application des sanctions par l'UA aux changements de régime inconstitutionnels. Cette politique est devenue inefficace, faute de cohérence. Ainsi, l'UA a rapidement suspendu le Mali, la Guinée, le Burkina Faso et le Gabon, mais a hésité à faire de même avec le Niger, allant à l'encontre de son Acte constitutif. Au Tchad, sa réponse a suscité la perplexité en ne traitant pas la situation comme un changement anticonstitutionnel, prétextant des risques sécuritaires. L'UA s'est également abstenue de commenter les manipulations constitutionnelles pour prolonger les mandats présidentiels en Côte d'Ivoire (2016), en Guinée (2020), au Gabon (2023), au Rwanda (2023) et en République centrafricaine (2023).
Ainsi, il ne semble pas plus aisé pour les organisations africaines que pour les pays comme la France ou pour les autres organisations internationales de trouver la bonne attitude dans ces situations.
En outre, la CEEAC a levé les sanctions contre le Gabon en février 2024, alors que celles de l'Union africaine sont toujours en vigueur, ce qui apparaît totalement incohérent dans la mesure où l'Union africaine est censée appliquer le principe de subsidiarité avec les organisations régionales. Tout ceci montre le chemin qui reste à parcourir pour l'Union africaine et son Architecture de paix et de sécurité.
En Afrique du Sud, nous avions mieux appréhendé ce que signifiait pour nos interlocuteurs les notions de Sud global ou de BRIC+.
Les relations avec l'Afrique du Sud représentent en effet un enjeu diplomatique important dans le concert des nations. L'Afrique du Sud a acquis, après l'isolement de l'apartheid, une visibilité de premier plan sur la scène internationale. Elle prétend défendre les peuples marginalisés, les intérêts des pays en développement, les droits humains, les principes démocratiques et le multilatéralisme, dans une optique de « non alignement ». L'Afrique du Sud est le seul pays africain du G20 (et l'un des deux membres africains du fait de l'inclusion de l'Union africaine en 2022) et a intégré les BRICS en 2010. En matière de paix et de sécurité, elle a occupé de nombreux mandats au Conseil de paix et de sécurité de l'Union africaine et a poursuivi sa volonté de médiation sur des crises récentes.
Or, dans une totale fidélité à ses anciennes alliances, héritées des soutiens apportés à la Lutte anti-apartheid et du poids des orientations du Congrès national africain (ANC) sur la politique étrangère, l'Afrique du Sud continue à cultiver une grande proximité avec Moscou. Ceci explique le positionnement du pays sur l'invasion russe de l'Ukraine : absence de toute condamnation et facilitation du relais de messages pro-russes dans le pays. Les sympathies de l'Afrique du Sud continuent ainsi à aller très nettement vers les principaux compétiteurs stratégiques de la France.
En la matière, le poids des alliances traditionnelles leur confère une constance et une solidité qui semble devoir résister à toutes les tentatives contraires. Il n'est donc pas certain que notre investissement très important pour la transition énergétique du pays (le partenariat pour une transition énergétique juste - Just Energy Transition Partnerships, « JETP »), soit bien identifié par les autorités politiques sud-africaines et permettent de contribuer à un changement d'attitude qui serait favorable à nos intérêts au plan international et à ceux de l'Europe occidentale.
Mme Gisèle Jourda. - L'Afrique du Sud pratiquait l'apartheid il n'y a encore pas si longtemps. Quand des voix ont commencé à s'exprimer en faveur de la liberté, la France a été très absente. Il sera donc difficile de faire évoluer les choses car les blessures sont profondes. Lors des émeutes de Soweto, la police a tiré sur des enfants de 5 à 12 ans, dont les survivants sont encore là aujourd'hui. À l'époque, les mariages mixtes étaient interdits. On peut comprendre le jeu des alliances qui prévaut encore aujourd'hui.
M. Patrice Joly. - La France est présente en Afrique du Sud depuis 30 ans avec l'AFD qui a ouvert son agence en 1994 ; cet anniversaire vient d'être fêté sur place en présence du directeur général. Parmi les premiers représentants occidentaux à avoir fait le déplacement pour reconnaître le nouveau régime, le président Mitterrand était présent.
M. Ronan Le Gleut. - Le président de la commission des affaires étrangères d'Afrique du Sud, issu de l'ANC, que nous avons rencontré, a eu cette formule : « the west bullied us » ! Nous appartenons au camp occidental et nous somme comptables de tout cela à leurs yeux.
La réunion est close à 11 h 30.