Jeudi 5 décembre 2024

- Présidence de Mme Micheline Jacques, président -

La réunion est ouverte à 9 h 10.

Audition de M. Olivier Sudrie, économiste au sein du cabinet d'études DME spécialisé dans les problématiques ultramarines

Mme Micheline Jacques, présidente. - Dans le cadre de nos travaux sur la lutte contre la vie chère, nous auditionnons M. Olivier Sudrie, économiste au sein du cabinet d'études DME, spécialisé dans les problématiques ultramarines.

Je vous remercie de votre disponibilité et je n'ai pas besoin d'insister sur le contexte dans lequel nous vous recevons aujourd'hui, Monsieur Sudrie. Je suis convaincue que les élus ultramarins doivent se retrouver autour de cette problématique vitale qu'est le pouvoir d'achat de nos concitoyens. Compte tenu de vos précédents travaux sur la conception et l'évaluation des politiques publiques, vous avez été auditionné en 2023 par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur le coût de la vie dans les outre-mer. Vous avez pu livrer vos analyses et éclairages sur l'impact du caractère ultrapériphérique des économies ultramarines, de l'étroitesse des marchés ou encore des sur-rémunérations. Vous avez aussi formulé des propositions comme la réduction des coûts de production par le biais de gains de productivité, l'ouverture à la concurrence ou encore une réflexion globale sur la fiscalité outre-mer.

La crise actuelle en Martinique, qui est en réalité un phénomène récurrent et largement partagé dans nos territoires, appelle des réponses en profondeur. J'aurais l'occasion de revenir sur la proposition de loi que nous venons de déposer collectivement avec les collègues de la délégation et dont un volet permettra d'aborder au Sénat ce sujet.

Plusieurs pistes de réflexion ont déjà été avancées lors de nos précédentes auditions que nous avons commencées le 14 novembre et que vous pouvez retrouver sur le site du Sénat. Parmi nos interrogations figurent notamment la possibilité d'une réorientation des flux commerciaux vers le marché régional et l'adaptation des normes européennes.

Vous nous avez fait parvenir un dossier très complet que je vais vous laisser le soin de présenter dans un premier temps.

M. Olivier Sudrie, économiste au sein du cabinet d'études DME. - Merci pour votre accueil. Quelques réflexions liminaires sur la vie chère. D'abord, les outre-mer et l'Hexagone viennent de subir un choc inflationniste inédit, les prix alimentaires se sont accrus de 21 % en trois ans, alors que le Smic progressait de 13 %. Cette inflation a été vécue comme une privation de liberté par les ménages les plus modestes, parce que s'ils ont dû continuer à faire leurs dépenses contraintes - le logement, l'alimentation, l'énergie - ils ont été obligés de réduire considérablement et souvent de renoncer à leurs dépenses dites « libres », plus accessoires ; on a vu apparaître les « courses fictives », où des gens remplissaient leurs caddies de courses qu'ils auraient voulu faire, et qu'ils laissaient à la caisse en disant qu'ils ne pouvaient pas les payer... Ensuite, la vie chère a renforcé les inégalités internes et externes. Dans les outre-mer, les ménages ne sont pas tous à même enseigne, certains ont vu leur pouvoir d'achat maintenu - les inégalités étaient déjà fortes, elles s'étaient creusées lors de la crise Covid et l'inflation les a encore amplifiées pour les ménages les plus modestes. Mais l'écart s'est encore accentué également entre les outre-mer et l'Hexagone, puisque les prix étaient déjà plus élevés outre-mer : on ne réalise pas toujours qu'un même taux d'inflation est plus douloureux sur des prix plus élevés - par exemple, + 5 % sur un paquet de pâtes à 1,90 euro vendu dans l'Hexagone, c'est 10 centimes de plus ; mais comme ce paquet est vendu 3,3 euros à La Martinique, la hausse est alors de 17 centimes, c'est ce qui s'est passé.

Pourquoi les prix sont-ils plus élevés outre-mer ? Pour répondre, il faut d'abord voir comment se forment les prix des produits de consommation courante, c'était l'objet d'une étude que nous avons faite pour la Chambre de commerce et d'industrie (CCI) de la Martinique l'an dernier. Nous avons raisonné à partir d'un panier de produits de consommation courante d'une valeur de 100 euros à la Martinique, comprenant 40 % de produits alimentaires et 60 % de produits manufacturés de la vie quotidienne (hygiène, entretien, textile), et ce panier comprend des produits locaux pour le quart de sa valeur. En comparant, nous avons d'abord constaté que ce panier coûterait 80 euros en métropole, la différence est de 25 %. C'est beaucoup, car le niveau de vie médian est de 19 200 euros en Martinique, contre 22 000 euros dans l'Hexagone, et le taux de pauvreté est respectivement de 27 % et 15 %, quasiment le double à la Martinique.

Je vous communique un schéma qui montre les étapes de la formation des prix, du fournisseur au magasin, en passant par les frais d'approche et la distribution. Nous n'avons pas les moyens d'investigation pour la formation des prix avant l'arrivée au Havre, le prix à quai - le prix FOB, pour « Free on board » - au Havre est notre point de départ, il y aurait certes à investiguer sur l'amont, mais c'est très compliqué, les opérateurs maritimes ne communiquent pas sur leurs marges. Donc la marchandise part du Havre à 42 euros, elle arrive à 45 euros à Fort-de-France. Le transport n'est donc pas le facteur principal de la cherté de la vie : le prix du fret, assurances comprises, représente de 7 à 10 % du prix FOB. On désigne souvent le transport comme le responsable principal de la cherté de la vie outre-mer, les chiffres ne le montrent pas, et si j'aurais bien aimé trouver un responsable et un seul, pour concentrer l'action sur ce facteur, le fait est qu'il n'y en a pas, et que c'est un ensemble de facteurs qui joue. Il y a donc ensuite les frais d'approche, c'est-à-dire l'octroi de mer, pour 5 euros, et la logistique, pour 4 euros. Les produits venus du Havre représentent alors 54 euros du panier, on y ajoute les 20 euros de marchandises produites localement, notre panier est donc à 74 euros. Il y a, ensuite, la distribution, qui majore le prix du panier de 21 euros, nous sommes alors à 95 euros. Puis intervient la TVA, pour 5 euros. J'indique au passage que le consommateur martiniquais paye plus de fiscalité indirecte pour les produits alimentaires que le consommateur hexagonal.

Cette chaîne comprend de nombreuses étapes, aucune n'est seule responsable. Pour le produit importé, les frais d'approche représentent 17 % du prix, dont 40 % sont dus à la fiscalité.

Mme Évelyne Perrot. - L'octroi de mer est à la main des élus locaux.

M. Olivier Sudrie. - Oui, c'est vrai, et cette taxe est plus importante qu'ailleurs en Martinique sur les produits alimentaires. L'Inspection générale des finances nous avait demandé une étude pour une réforme éventuelle de l'octroi de mer, on a bien identifié les freins à cette réforme, ainsi que ses pistes.

Mme Jocelyne Guidez. - L'octroi de mer frappe aussi l'électricité, alors qu'elle est produite localement : sur 175 euros, je paie 75 euros d'octroi de mer, c'est très surprenant - je pensais que cette taxe ne portait que sur les produits importés.

M. Olivier Sudrie. - L'octroi de mer ayant été vu comme un droit de douane par Bruxelles, les responsables politiques ultramarins ont décidé de l'appliquer aussi aux produits locaux, avec des exemptions - mais l'énergie n'a pas exemptée et on en arrive à situations aberrantes, comme le fait de taxer à ce titre de l'électricité produite sur place...

Mme Micheline Jacques, présidente. - La délégation a organisé une table ronde sur le thème, les élus ont dit que l'octroi de mer n'avait pas d'impact négatif pris globalement, et lors du dernier Congrès des maires, une étude a été présentée dans ce sens. C'est un noeud gordien...

M. Olivier Sudrie. - Nous avons fait des propositions sur l'octroi de mer, nous pourrons y revenir si vous le souhaitez. La fiscalité représente, pour un produit alimentaire, 6,6 % du prix de vente dans l'Hexagone, 15,6 % en Martinique, alors même que la TVA est à taux réduit en Martinique - l'octroi de mer représente à lui seul 12,9 % du prix, et il y a la marge que le distributeur fait sur l'octroi de mer.

M. Teva Rohfritsch. - Que pensez-vous de l'idée d'une TVA régionale pour remplacer l'octroi de mer ?

M. Olivier Sudrie. - C'est une très bonne idée. J'ai eu de très nombreuses réunions sur l'octroi de mer, je crois qu'il faut le réformer et lui préférer une TVA régionale. Il y a deux arguments principaux qu'opposent les élus ultramarins, en défense de l'octroi de mer : c'est le seul impôt à leur main, et avec la TVA, il y a toujours le risque que Bercy la reprenne... Il faut entendre ces arguments, mais si l'on ne fait rien, on entretient la vie chère. Je pencherais pour la suppression de l'octroi de mer, mais en veillant à ce que les collectivités ultramarines ne perdent rien.

Mme Évelyne Perrot. - Que pensez-vous de l'idée de supprimer l'octroi de mer pour les distributeurs ?

M. Olivier Sudrie. - C'est l'une de nos propositions. Parmi les leviers, il y a aussi la péréquation de l'octroi de mer et de la TVA. L'idée, reprise dans le protocole contre la vie chère signé en octobre dernier à La Martinique, c'est d'enlever l'octroi de mer sur les produits de première nécessité, en le reportant sur les produits de « dernière » nécessité, en instaurant une péréquation.

Mme Évelyne Perrot. - Un conteneur transporte 80 % de produits bon marché et 20 % de produits chers, l'octroi de mer porterait donc davantage sur cette dernière partie ?

M. Olivier Sudrie. - Oui, il faut travailler à un mécanisme à somme nulle, qui allège la charge des ménages les plus modestes. Le premier levier, c'est la péréquation des frais d'approche. Exemple : supposez un conteneur avec 10 000 bouteilles, cela peut-être des bouteilles d'eau à 1 euro, ou des bouteilles d'alcool à 20 euros ; le coût du conteneur avoisinant 4 000 euros, cela représente 40 centimes par bouteille : c'est donc 40 % de surcoût pour l'eau, mais 2 % pour l'alcool. Avec une péréquation, personne ne perd.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Il faut également prendre en compte le volume : les couches-culottes prennent plus de place que le riz, par exemple - comment s'ajuster ?

M. Olivier Sudrie. . - La péréquation des frais d'approche concerne les professionnels, on a regardé du côté du transporteur s'il pouvait s'en occuper ; mais CMA-CGM a avancé que ce n'était pas son travail, le transporteur pratique une tarification « à la boite », sans se soucier de ce qu'il y a à l'intérieur ; en revanche, les distributeurs connaissent très précisément le contenu des conteneurs, c'est à eux de faire la péréquation, ils sont parfaitement outillés puisque tout est informatisé - la péréquation existe d'ailleurs dans le commerce, par exemple avec les produits placés en tête de gondole. Il faut trouver un système où personne ne perde, c'est aussi l'idée du bouclier qualité-prix, mais c'est alors le consommateur qui paie cette péréquation entre les prix, les commerçants et distributeurs ne perdent rien.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Les transitaires peuvent-ils se charger de cette péréquation, puisqu'ils remplissent les conteneurs ?

M. Olivier Sudrie. - Oui, et ce n'est pas compliqué sur le plan technique, les outils de péréquation existent - les distributeurs se sont engagés à le faire dans le protocole signé en octobre. Même chose pour la péréquation entre l'État les collectivités : l'État s'est engagé à diminuer la TVA sur les produits de première nécessité, et il compte bien se rattraper sur les autres produits.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Oui, nous avons voté cette disposition dans la première partie du PLF...

M. Olivier Sudrie. - Le facteur principal, c'est « l'ultrapériphéricité » du marché, c'est-à-dire son éloignement. Les 20 euros de plus dans le prix du panier, s'expliquent pour les deux-tiers par l'éloignement : le transport, la logistique portuaire, les surcoûts des intrants, la longueur de la chaine logistique ; reste 25 % pour les surcoûts liés à l'étroitesse du marché et 10 % pour d'autres surcoûts. Je crois qu'il faut parler ici du caractère oligopolistique de la concurrence outre-mer : l'oligopole, c'est la situation où le marché compte quelques acteurs seulement, qui peuvent, parce qu'ils sont peu nombreux, définir les prix. Que dit la théorie économique pour ce cas de figure ? Que les opérateurs font les prix en fonction de la disposition des clients à payer, donc que le prix monte jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de clients - cela s'applique aussi bien aux produits locaux qu'aux produits importés. Or, il ne faut pas oublier que s'il y a des ménages modestes dans les outre-mer, il y a aussi des ménages aux revenus élevés, qui sont prêts à payer plus cher pour obtenir les biens et services qu'ils souhaitent. On ne peut manquer ici de faire le lien avec le débat sur les sur-rémunérations des fonctionnaires - la paie est double, par exemple, dans les Marquises ou en Nouvelle-Calédonie, cela pèse nécessairement sur les prix en situation de marché oligopolistique. Il faut ouvrir ce débat, il est politique et sensible, mais nous savons que les sur-rémunérations ont une incidence. Didier Migaud, à la Cour des comptes, a posé le problème par trois fois, c'est très rare que la Cour des comptes insiste à ce point sur un sujet - parce qu'on sait que ce mécanisme a des effets pervers, en particulier sur la vie chère. Il y a urgence, d'autant que les charges de fonctionnement sont un sujet dans les outre-mer, le débat est ouvert à Nouméa sur ce point - il faut avancer.

Mme Micheline Jacques, présidente. - La notion « d'ultrapériphéricité » a aussi une dimension normative, nous réfléchissons à l'idée de régionaliser les marchés : pensez-vous que cela permette de résoudre la dimension oligopolistique des marchés ultramarins ? Est-il possible de s'approvisionner sur des marchés plus proches que l'Hexagone, à un prix moins élevé ? Je pense à la production agricole dominicaine, par exemple par rapport au marché antillais.

M. Olivier Sudrie. - Je ne pense pas avoir les réponses à ces deux questions centrales. Sur les conditions d'ouverture des marchés, d'abord. Il ne faut pas perdre de vue que les normes visent à protéger les consommateurs ; cependant, dans bien des cas, les pays environnants disposent de normes de même niveau que les nôtres, je pense par exemple à la Nouvelle-Zélande et à l'Australie, voisines de la Nouvelle-Calédonie. Je crois qu'il est temps d'assouplir certaines règles, je l'ai fait dans ma carrière d'universitaire pour les équivalences de diplômes, par exemple.

Mme Évelyne Perrot. - On le fait déjà pour les médecins...

Mme Micheline Jacques, présidente. - Le marquage « RUP » - pour « région ultra-périphérique » - est en cours pour le bâtiment, nous proposons de l'élargir aux produits du quotidien. Pour être « bio », un produit doit respecter un cahier des charges européen très strict à l'entrée sur le territoire, il est possible de faire des équivalences régionales sans mettre en danger les consommateurs.

M. Olivier Sudrie. - C'est aussi le débat sur le Mercosur.

M. Teva Rohfritsch. - L'alternative ne consiste-t-elle pas à encourager la production locale ? Ou bien on compense « l'ultrapériphéricité » de l'extérieur, ou bien on vise la souveraineté alimentaire : qu'en pensez-vous, avez-vous des éléments sur la différence de coût entre ces deux stratégies ? Ou bien diriez-vous, par exemple, que la souveraineté alimentaire des outre-mer est un mythe ?

M. Olivier Sudrie. - Des progrès sont possibles et la perspective d'une souveraineté alimentaire mérite d'être examinée - il faut le faire au cas par cas, car si des progrès sont faciles sur certains territoires, pour d'autres c'est une tout autre affaire. Cependant, il faut parler ici des conséquences du marché oligopolistique, il entretient un écosystème où les opérateurs n'ont pas intérêt à être bons et à tenter d'être meilleurs que la concurrence extérieure. On est bon quand on est en compétition, parce qu'elle force à se dépasser - mais en réalité, les agents économiques détestent la concurrence, c'est un régime où il faut tout le temps se dépasser, faire mieux que la veille ; dans l'oligopole, c'est plus confortable, on a intérêt à rester entre soi et à ce que les autres, sur le marché qu'on contrôle, ne soient pas forcément les meilleurs. Voyez l'importateur : il n'a pas intérêt à ce que le producteur local soit bon, puisqu'il aurait alors moins à importer. En réalité, son intérêt n'est pas de vendre, mais de faire des profits. Il y a ce qu'on appelle en économie la rente différentielle, ricardienne, qui fait que tout le monde a intérêt à augmenter sa marge, au point qu'une bouteille d'eau est vendue aussi chère, qu'elle ait parcouru 7 000 ou 22 000 kilomètres. Il n'y a pas besoin d'une entente formelle pour cela, c'est le marché non concurrentiel qui pousse chacun des acteurs dans ce sens. L'importateur a-t-il intérêt à vendre pas cher ? Ce n'est pas sûr, d'autant que le marché est petit. Nous avions eu l'exemple à Nouméa, où nous avions constaté que les supermarchés ne vendaient aucune brosse à dents de premier prix ; pourquoi ? Mais parce que les 20 % de marge sont plus élevés sur des prix élevés, c'est mécanique.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Quelle peut être la production directe, qui a l'avantage de générer des revenus locaux ? Nous avons l'exemple des tomates, qui nous arrivent d'Europe et qu'on ne peut pas cultiver en Martinique parce que leurs variétés ne sont pas adaptées à notre climat - on devrait plutôt importer des graines du Brésil, et les cultiver chez nous...

M. Olivier Sudrie. - Il faut prendre en compte aussi le réseau des transports maritimes, la connexion des territoires entre eux ; certaines liaisons ne sont pas assurées et coûtent donc bien plus cher que de passer par la métropole.

Mme Micheline Jacques, présidente. - C'est un vrai problème, effectivement, qui est aussi celui de la mobilité. En audition, les responsables de la CMA CGM nous ont dit que des lignes peuvent être ouvertes partout où il y a des échanges, y compris de petites lignes, c'est une question de flux.

M. Olivier Sudrie. - Certes. J'ai participé à une étude et à l'ouverture d'une desserte maritime de Mayotte, la question est très complexe. Le bassin régional peut être une source d'approvisionnement, c'est une bonne idée, mais il y faut une forte volonté politique, et espérer que cela fasse baisser les prix, ce n'est pas acquis.

Mme Jocelyne Guidez. - J'ai été surprise du prix des produits locaux en Martinique, tout était cher. Tout le monde nous disait, et je l'ai constaté, que les prix étaient trop élevés au marché local, j'y ai vu, effectivement, de l'igname à 5 euros le kilo... Donc les gens préfèrent aller au supermarché, les prix y sont quand même moins élevés : le serpent se mord la queue. Autre étonnement : le plus souvent aux Antilles, les révoltes commencent en Guadeloupe et se diffusent, tranquillement, en Martinique, cette année c'était l'inverse : savez-vous pourquoi ?

M. Olivier Sudrie. - Effectivement, c'est une question complexe, et si la prévision économique est une matière difficile, la prévision des mouvements sociaux n'est tout simplement pas une matière académique... Pour qu'un mouvement social se déclenche, il faut un substrat, c'était la vie chère, mais rien de nouveau puisque le phénomène est ancien ; il faut aussi une organisation - je ne suis pas à l'aise pour en parler, comme économiste. On l'a vécu dans l'Hexagone avec la crise des camionneurs contre les péages routiers, il y a une dizaine d'années ; le mouvement était parvenu à tout bloquer, mais il n'avait pas de leader ; les chauffeurs routiers en ont donc désigné un, en choisissant parmi eux, celui qui avait la plus grande antenne de radio-CB, et le mouvement a pu prospérer... Les conditions de vie sont les mêmes sur les îles soeurs des Antilles, mais en Martinique il y a eu une organisation, pas en Guadeloupe, c'est ce qui me semble expliquer l'ordre des événements survenus cette année.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Il y a eu aussi le fait que si la crise de 2008-2009 a été dure en Martinique, elle a été très éprouvante en Guadeloupe, cela a pu faire changer les mentalités.

M. Olivier Sudrie. - Nous avons fait une étude sur l'incidence du choc de cette crise : elle a pénalisé les Martiniquais pendant dix ans. La crise est arrivée au plus mauvais moment pour les Martiniquais, qui avaient beaucoup investi dans leur économie - et qui se sont trouvés frappés de plein fouet par la crise économique.

Mme Évelyne Perrot. - En métropole, des circuits courts ont été mis en place pendant la crise sanitaire, ils ont alors bien fonctionné, des agriculteurs et des éleveurs se sont installés grâce à ce mouvement, mais la moitié ont fermé depuis, les consommateurs repartent vers les supermarchés. La production locale n'est pas aussi facile qu'on ne le pense parfois.

M. Olivier Sudrie. - C'est vrai. Nous avons montré dans notre étude que plus le circuit est court, meilleur marché sont les prix et plus la chaine de valeur est longue, plus les prix sont élevés. Nous avons comparé le cas où il y a un seul distributeur, et le cas où il y en a deux : quand il n'y a qu'un distributeur, les marges sont de 32 euros pour un panier FOB à 100 euros, mais s'il y a deux distributeurs, les marges atteignent 68 euros, alors que le travail aura été le même puisqu'on parle de la même marchandise.

Mme Évelyne Perrot. - Et il faut compter aussi avec le fait que l'hypermarché a des produits d'appel, qui attirent les clients pour la bonne affaire - puis une fois venus, ils y font le reste de leurs courses...

M. Olivier Sudrie. - Ce modèle va évoluer, plus vite outre-mer que dans l'Hexagone, me semble-t-il. Aux Etats-Unis, beaucoup de grands malls ont fermé, je crois que le mouvement arrive en France. Le vieillissement de la population va redonner du dynamisme au petit commerce de centre-ville, à la proximité.

Mme Évelyne Perrot. - Les petites superettes appartiennent à de grandes enseignes, pourquoi les prix y sont-ils plus élevés qu'en grande surface ?

M. Olivier Sudrie. - Il y a plusieurs facteurs : la superette est souvent franchisée, elle accède aux marchandises à des prix plus élevés que les hypermarchés, pour des raisons de quantité et de logistique, et elle a ses propres frais, son loyer est plus élevé en centre-ville par exemple, et finalement sa marge brute est plus faible.

Mme Évelyne Perrot. - C'est dommage, parce que ces petites surfaces sont très importantes pour les personnes âgées.

M. Teva Rohfritsch. - Merci pour cet exposé détaillé, inspirant mais décevant, puisque vous nous dites qu'il n'y a pas de solution que personne n'aurait vue et qu'il suffirait d'appliquer contre la vie chère... Vous avez des pistes, elles sont intéressantes. Il y a l'octroi de mer, son enjeu porte aussi sur les recettes des collectivités - pas en Polynésie française puisque nous avons l'autonomie fiscale, nous avons exonéré totalement nos marchandises de cette taxe. L'Etat pourrait venir compenser même partiellement le coût de « l'ultrapériphéricité », cela relève d'un choix politique. Deux autres pistes : les frais d'approche, et le caractère oligopolistique des marchés ultramarins - cependant, on n'augmente pas la concurrence par décret, il faut que de nouveaux acteurs veuillent se présenter. Votre étude décortique précisément les mécanismes, c'est précieux ; reste à trouver des solutions sachant que, si je vous comprends bien, la simple recombinaison des mêmes facteurs ne changerait pas les choses au fond, puisque le marché reste étroit et oligopolistique.

M. Olivier Sudrie. - Je le crois aussi. Il y a aussi le facteur des revenus, c'est un chantier très important, il faut réfléchir au modèle des revenus ultramarins, c'est un problème : on contraint le travail alors que c'est le facteur le plus abondant, on favorise le capital, alors qu'il est plus rare. Il faut renverser la vapeur, les observatoires des prix, des marges et des revenus (OPMR) devraient se saisir de ce problème, c'est urgent, non seulement face aux mouvements sociaux du présent, mais pour la situation à plus long terme.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Je suis sur cette ligne également, il faut trouver des modèles économiques qui favorisent l'emploi et tirent les populations vers le haut, on ne peut se contenter d'une économie qui en reste à satisfaire les besoins primaires, les territoires ultramarins ont des potentiels énormes.

À Saint-Barthélemy aussi, nous avons une fiscalité particulière. Pensez-vous que l'analyse du potentiel fiscal de chaque territoire permettrait d'affiner les modèles économiques à développer ? Des collectivités ont identifié cette piste : qu'en pensez-vous ?

M. Olivier Sudrie. - J'y souscris tout à fait, et je pense, plus largement qu'il faut réformer la fiscalité ultramarine - mais cela vaut aussi pour l'Hexagone... La fiscalité a pour but le service à la population, il faut donc commencer par l'objectif, cibler quels sont les services que l'on souhaite, pour quel coût, et voir ensuite comment les financer, quelles sont les bases fiscales ; c'est d'autant plus important outre-mer que les collectivités ultramarines jouent un rôle crucial dans l'investissement local, on l'a vu encore pendant la crise sanitaire : c'est grâce aux collectivités territoriales que les territoires ultramarins n'ont pas plongé pendant la crise sanitaire. Il faut commencer par définir les besoins, les priorités, pour établir la fiscalité dans une perspective de long terme, on en a besoin.

Mme Micheline Jacques, présidente. - Merci pour cet éclairage précis, nous voulons trouver des solutions en associant toutes les parties prenantes. Il n'y a pas de solution simple à la vie chère, que nous n'aurions pas vue, vous l'avez dit, le transport n'est pas seul en question - nous l'avons vérifié quand le ministre Jean-François Carenco a obtenu de CGA CGM de réduire pour un an le coût de location des conteneurs à destination des Antilles : cela n'a pas eu d'impact sur les prix... Les travaux de la délégation aux outre-mer ne visent pas à désigner tel ou tel acteur comme responsable, mais à trouver ensemble les meilleures pistes pour avancer contre la vie chère : nous allons avancer progressivement, avec détermination.

La réunion est close à 10 h 30.

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