- Mercredi 15 janvier 2025
- Audition de M. Olivier Lluansi, enseignant à l'École des mines de Paris et auteur d'un rapport sur la réindustrialisation de la France à l'horizon 2035
- Projet de loi d'urgence pour Mayotte - Désignation d'un rapporteur
- Proposition de loi visant à instaurer une trajectoire de réduction de l'artificialisation concertée avec les élus - Désignation d'un rapporteur
Mercredi 15 janvier 2025
- Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente -
La réunion est ouverte à 9 h 45.
Audition de M. Olivier Lluansi, enseignant à l'École des mines de Paris et auteur d'un rapport sur la réindustrialisation de la France à l'horizon 2035
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Nous accueillons M. Olivier Lluansi, expert reconnu dans le domaine de l'industrie et, plus spécialement, dans celui des politiques de réindustrialisation. Monsieur, vous avez commencé votre carrière à la Commission européenne au sein de l'unité produits chimiques et écolabel à la Direction générale de l'Environnement de la Commission européenne, puis au cabinet de la commissaire européenne en charge de la recherche, de l'innovation et de la jeunesse, alors Edith Cresson.
Vous avez ensuite rejoint le Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais puis l'entreprise Saint-Gobain au sein de laquelle vous avez occupé plusieurs postes, dont ceux de directeur de l'environnement et de délégué général pour l'Europe centrale et orientale.
Vous avez également été le conseiller industrie et énergie du Président de la République François Hollande et, plus récemment en 2019, vous avez préparé puis mis en place l'initiative « Territoires d'industrie » lancée par le Premier ministre de l'époque.
En 2024, après avoir été chargé, par le ministre de l'Économie Bruno Le Maire et par le ministre délégué à l'Industrie Roland Lescure, d'une mission sur l'avenir de la politique industrielle française, vous avez rendu un rapport sur la réindustrialisation de la France à l'horizon 2035.
Au cours des dernières années, vous avez été associé au sein d'un grand cabinet de conseil et vous êtes désormais, depuis quelques mois, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), où vous occupez la chaire « Transition énergétique pour l'industrie décarbonée ».
J'indique en outre que vous avez publié plusieurs ouvrages sur le sujet qui nous réunit : Vers la renaissance industrielle, en 2020, Les Néo-industriels - L'avènement de notre renaissance industrielle, en 2023 et Réindustrialiser, le défi d'une génération, l'année dernière.
Votre audition aujourd'hui s'inscrit dans la continuité de nos travaux sur le sujet. Notre commission a examiné, il y a un mois, le rapport d'évaluation du programme « Territoires d'industrie » de nos collègues Martine Berthet, Rémi Cardon et Anne-Catherine Loisier, et hier nous avons souhaité un débat en séance plénière sur le sujet. Lors de notre réunion de commission, Franck Montaugé avait d'ailleurs suggéré votre audition devant la commission.
C'est dire combien l'avenir de notre industrie préoccupe notre commission et nous comptons sur vous pour partager avec nous votre diagnostic et vos remèdes. Vous estimez que l'objectif qu'avait formulé Bruno Le Maire de porter notre industrie à 15 % du PIB à l'horizon 2035 contre 11 % aujourd'hui est intenable. Vous nous expliquerez en quoi, en voulant bien nous indiquer où nous nous situons en termes de dynamique. Les plans sociaux et le recul des investissements, annoncés au cours des semaines passées, sont-ils le signe d'une consolidation dans un processus haussier ou est-on à un point de bascule vers un nouveau recul et la perte des progrès qui semblaient avoir été acquis ces dernières années ? Vous souhaitez mesurer la réindustrialisation en utilisant la notion d'équilibre de la balance commerciale des biens, c'est-à-dire un rapport équilibré entre ce que la France vend à ses partenaires européens et non européens et ce qu'elle leur achète. Où en sommes-nous aujourd'hui et pourquoi cela vous paraît-il plus pertinent que de mesurer la réindustrialisation en pourcentage du PIB, en emploi industriel ou en nombre d'usines ? Est-ce que cela induit une stratégie et une politique publique différentes ?
Plus profondément, pourquoi la marche de la réindustrialisation semble-t-elle si haute pour notre pays ? Quelles sont les difficultés structurelles que nous devons surmonter pour relever le défi ? Comment remédier à ces difficultés à court, moyen et long terme selon vous ? En termes de remèdes, j'ai noté que vous proposiez huit priorités à court terme : la promotion du « Made in France », l'ancrage territorial, la formation, le foncier, le financement, la compétitivité et l'image de l'industrie, pourriez-vous les détailler et préciser comment les articuler ?
Enfin, dans un contexte de compétition exacerbée et souvent asymétrique avec les industriels américains, chinois et même européens, vous avez déclaré qu'un rapport de force était nécessaire. Estimez-vous que le cadre européen et la politique de la Commission soient devenus défavorables à notre industrie nationale ? Faisons-nous preuve de trop de naïveté en termes d'aides au secteur ou de préférence nationale dans la commande publique ?
Voici, Monsieur, quelques-unes des questions que je souhaitais vous soumettre, et que nos rapporteurs et les membres de la commission ne manqueront pas de compléter après votre intervention liminaire.
Avant de vous céder la parole, je rappelle que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo et est diffusée sur le site du Sénat.
M. Olivier Lluansi, enseignant à l'École des mines de Paris. - Merci pour votre accueil. Lorsque l'on parle de l'industrie, je crois qu'il faut commencer par se poser cette question : quelle est sa finalité ? La réindustrialisation ne se justifie pas par elle-même, pour la beauté des processus industriels, et c'est un fan de l'industrie qui vous parle : j'ai dirigé une usine qui était une « cocotte-minute » avec 2 000 tonnes de verre en fusion, c'est une responsabilité qu'on accepte d'autant mieux qu'on a le goût pour la transformation de la matière. Si quatre Français sur cinq soutiennent la réindustrialisation de notre pays, c'est parce qu'elle est au service d'un projet de société : la réindustrialisation consiste à se doter d'un outil productif pour servir trois finalités.
La réindustrialisation sert, tout d'abord, notre souveraineté. Nous l'avons tous constaté pendant la crise sanitaire : quand 80 % des molécules actives de nos médicaments sont importées de Chine ou d'Inde, nous ne sommes pas souverains. Deuxième finalité : maîtriser, pour la diminuer, notre empreinte environnementale, sachant que 55 % de notre empreinte carbone est liée à des produits que nous importons - c'est vrai aussi pour d'autres éléments que le carbone. Enfin, la troisième finalité, et c'est mon moteur, c'est la cohésion territoriale. Après le premier choc pétrolier, dans les années 1970, nous avons choisi collectivement de « tertiariser » notre économie et nous y sommes parvenus puisque la part actuelle de l'industrie dans notre PIB est celle que nous visions alors ; mais ce que nous n'avions pas anticipé, c'est le drame territorial que cela entraîne, lié à la concentration de valeur dans les métropoles, au détriment des autres territoires. La France, au sein de l'OCDE, détient le triste record du taux de concentration de la création de richesses dans les métropoles de 500 000 habitants, et derrière cette statistique il y a le drame de la désindustrialisation des sous-préfectures dont le principal employeur était une industrie moyenne, et dont le territoire était propice à une telle industrie : les usines ont fermé et la faillite économique a aussi été une faillite sociale et territoriale. On l'a vu dans le mouvement des « gilets jaunes », certains ont posé frontalement ces questions : mon territoire fait-il encore partie du récit économique de la Nation, voire tout simplement partie de notre Nation ? Face aux enjeux qui sont devant nous, un pays fragmenté socialement et territorialement est plus faible. Nous avons besoin de cohésion territoriale, le redéploiement industriel étant un outil de redistribution de richesses dans les sous-préfectures, je simplifie ici mon propos en raisonnant par grandes catégories, sachant que certains territoires s'en sortent bien mieux que d'autres et que la réalité est très hétérogène.
La réindustrialisation est donc au service de notre souveraineté, de notre maîtrise environnementale et de notre cohésion territoriale - et c'est pourquoi nos concitoyens y adhèrent très majoritairement.
Vous m'interrogez sur l'objectif de 15 % de PIB industriel à l'horizon 2035. Vous l'avez mentionné, les ministres Bruno Le Maire et Roland Lescure m'ont confié, en novembre 2023, dans le cadre de France Stratégie, une mission de réflexion sur l'avenir de nos politiques industrielles à l'horizon de dix ans. Nous y avons travaillé avec neuf administrations, qui ont très bien coopéré entre elles, et même si nous aurions préféré parvenir à un autre résultat, il nous a bien fallu nous résoudre à cette conclusion : nous ne disposions pas des éléments pour fixer cet objectif de 15 % de manière réaliste. On comprend l'ambition politique, c'est dans l'ordre des choses pour le politique d'y prétendre, mais l'écart avec le réel est tel, que nous n'avions pas d'autre choix que de dire le caractère peu réaliste de cet objectif, en expliquant pourquoi.
Il n'est pas réaliste, d'abord, parce qu'il demanderait de mobiliser 80 000 à 90 000 hectares de foncier supplémentaire pour l'industrie, ce qui n'est guère possible dans un délai si court quand on veut préserver notre biodiversité, ce qui est un objectif nécessaire, je le dis indépendamment de ce que l'on pense de l'objectif zéro artificialisation nette (ZAN), sur lequel j'ai un point de vue nuancé. Il n'est pas réaliste, ensuite, parce qu'il suppose de faire entrer dans le secteur industriel 150 000 personnes supplémentaires par an, ce qui est quatre fois plus qu'actuellement. Nous investissons chaque année 2 à 3 milliards d'euros dans notre outil de formation et nous constatons que la moitié des jeunes formés aux métiers de l'industrie s'en détournent au moment de choisir un emploi : on peut donc certainement faire des progrès, doubler nos investissements par exemple, travailler davantage sur l'image de l'industrie et ses conditions de travail, afin qu'il y ait plus d'entrants sur le marché du travail industriel - c'est possible en théorie, mais pas immédiatement, alors qu'il faudrait le faire tout de suite pour tenir l'objectif des 15 %. Enfin, cet objectif n'est pas réaliste faute d'un accès suffisant à l'énergie, selon les contraintes actuelles : RTE rappelle en effet qu'en 2035, les nouveaux réacteurs nucléaires ne seront pas disponibles et nous ne disposerons donc pas de suffisamment d'électricité décarbonée, y compris pour tenir nos autres objectifs en particulier de mobilité décarbonée - je n'ai pas à me prononcer sur la hiérarchie des objectifs, je signale néanmoins qu'il y a peut-être un peu de marge du fait que la décarbonation des mobilités va moins vite que prévu. Quoiqu'il en soit les données montrent que l'accès à l'énergie est un obstacle, dans les conditions actuelles, à l'atteinte de l'objectif des 15 % de PIB industriel en 2035.
Voilà pourquoi, au total, nous avons « recalibré » l'objectif raisonnable à 12-13 % du PIB, sachant que nous sommes actuellement à 9,5-10 %, ce qui nous classe parmi les cancres européens - nous sommes au niveau de la Grèce, devant Chypre, Malte et le Luxembourg, mais derrière l'Espagne et le Portugal, qui sont à 12 %, l'Italie, à 16 %, et l'Allemagne, à 20 %, c'est le résultat de 40 ans de désindustrialisation française.
Pourquoi avons-nous préféré parler de balance commerciale plutôt que de points de PIB ? Je crois que l'objectif d'une politique doit être compréhensible par tous, et qu'à cette aune, l'idée d'acheter autant qu'on vend est plus compréhensible que de parler en points de PIB. Notre idée, c'est d'acheter autant de biens manufacturés qu'on en vend, ce qui représente 12 à 13 points de PIB en termes macroéconomiques et cet objectif répond très bien à la finalité de souveraineté. Nous mettons aussi en avant l'indicateur du nombre d'emplois, leur localisation territoriale, mais aussi la création de sites industriels, qui est importante pour la dynamique dans les territoires - nous savons bien que l'ouverture d'une PME industrielle n'a pas le même enjeu qu'un grand site, mais c'est un message de dynamique et d'espoir alors que toute fermeture donne le signe inverse.
Où en est-on ? Notre balance commerciale est déficitaire depuis le milieu des années 2000, oscillant entre moins 60 et moins 100 milliards d'euros. Notre objectif est de parvenir à une balance commerciale équilibrée en biens manufacturés d'ici 2035.
Le « printemps de la réindustrialisation » de 2021 et 2022 est terminé, mais nous n'avons pas connu l'été qui aurait dû suivre. L'indicateur de création nette de sites industriels est devenu négatif à la fin du premier trimestre 2024. Les emplois industriels sont également en décroissance depuis le troisième trimestre 2024. En 2022, nous avions créé 40 000 emplois industriels, mais depuis la fin 2022, nous observons une tendance à la baisse. Nous avons alerté sur ce phénomène mais nous n'avons pas été entendus. Cette évolution était prévisible depuis près de deux ans : ce n'est pas un accident mais bel et bien une tendance qu'il nous faudra inverser.
Notre politique de réindustrialisation a commencé en 2009, à l'occasion des États généraux de l'industrie présidés par Christian Estrosi. Cette dynamique s'est poursuivie avec les plans Montebourg, le rapport Gallois sur la compétitivité française, et sous les gouvernements du président Emmanuel Macron, avec plusieurs initiatives telles que France Relance, la loi du 23 octobre 2023 relative à l'industrie verte et le programme France 2030. L'ambition de réindustrialiser a donc été continue depuis trois présidents de la République, le sujet est transpartisan, mais son résultat global est très décevant. En termes macroéconomiques, il n'y a pas de réindustrialisation, puisque la part de l'industrie dans la création de richesses reste stable, autour de 10 %. Il y a certes eu une reprise en 2021 et 2022, liée au rattrapage après la crise sanitaire et aux politiques mises en place, mais la part de l'industrie dans le PIB est sensiblement la même qu'en 2009.
Pourquoi ce faible effet macroéconomique de nos politiques ? Pour comprendre, je crois qu'il faut regarder du côté des objectifs. Nos politiques industrielles ont pris pour référence les grandes politiques gaullo-pompidoliennes - La Caravelle, puis Airbus, Ariane, le TGV, les centrales nucléaires -, avec l'idée de grands plans, de filières verticales et de ruptures technologiques. Ce que nous avons oublié - et je me mets dans le lot, puisque j'ai été conseiller à l'Élysée -, c'est que ces programmes de percées technologiques, dans les années 1960 et 1970, étaient soutenus par un tissu industriel de base extrêmement dynamique pendant les Trente Glorieuses. Or, quand nous lançons la réindustrialisation à partir de 2009, nous ne voyons pas que notre tissu industriel de base a été lessivé par la désindustrialisation.
En fait, nous avons fait des paris technologiques pour devenir le premier pays dans tel ou tel domaine, sans disposer du socle industriel nécessaire. Dans une note de La Fabrique de l'industrie, nous avons exposé ce point qui n'était qu'une intuition au départ, la BPI l'a établi dans une étude approfondie. Les deux tiers de notre potentiel de réindustrialisation sont liés au tissu industriel existant. Pour monter une filière hydrogène, 20 % des compétences nécessaires sont liées à la molécule d'hydrogène, mais 80 % sont des compétences industrielles de base, de mécanique, de sidérurgie, de plasturgie, de robinetterie, etc. Nous ne pouvons pas devenir un pays leader de l'hydrogène sans un socle industriel. J'ai eu l'occasion de discuter avec le directeur de la stratégie industrielle du Royaume-Uni : nos voisins britanniques vont mettre en place une nouvelle stratégie industrielle, qui sera publiée dans quelques mois, forts de l'expérience de l'échec de leur réindustrialisation tentée dans les années 2010, ce qui va les conduire à se positionner dans plusieurs domaines en vue du leadership technologique, et mon interlocuteur s'intéressait très précisément à cette question du tissu industriel de base, cherchant à savoir comment faire renaître des industries dans des territoires excentrés, comme nous le faisons en France à travers le programme Territoires d'industrie. En fait, depuis 2009, nous avons voulu faire fonctionner une réindustrialisation sur une jambe, à cloche-pied, uniquement par des grands paris technologiques - c'est très plaisant de penser pouvoir devenir le premier de la classe sur un marché précis, mais alors on ne fait trop souvent que construire des châteaux sur du sable.
Le résultat que nous avons obtenu est triste, car malgré les engagements politiques sincères et des moyens financiers effectifs, la réindustrialisation n'a pas lieu et cela tient, il me semble, à une lecture parcellaire de ce qui était nécessaire pour réussir à réindustrialiser. Entre 2021 et 2022, nous avons lancé France Relance, doté de 100 milliards d'euros, dont un tiers pour l'industrie ; dans le contexte de rattrapage après la crise sanitaire, il y a eu 100 à 120 sites industriels nouveaux en France chaque année, c'est le rythme qu'il faut maintenir sur dix ans pour réussir à réindustrialiser. Avec France 2030, nous avons un outil pour accompagner le tissu économique, qui est fléché sur la décarbonation et les acteurs émergents. Cependant, sur ce volet de l'accompagnement de notre tissu économique, la logique reste celle des grands paris technologiques, et beaucoup moins celle du tissu industriel de base dont ces paris ont pourtant besoin pour tenir dans la durée. J'ai plusieurs fois évoqué ce sujet avec Bruno Bonnel en lui demandant une enveloppe de l'ordre de 300 millions d'euros par an de l'État que nous pourrions proposer aux régions, comme cela avait été fait pendant France Relance, avec un équivalent un pour un, assortie d'une aide à aller chercher auprès des fonds européens. Cette demande de soutien à notre tissu industriel de base n'a pas été entendue, je le regrette parce que ce n'était pas hors de portée à ce moment-là - et parce que c'était nécessaire pour consolider la dynamique que nous avons connue en 2021 et 2022.
La crise de l'énergie est un deuxième point de rupture qui explique notre retour à la désindustrialisation. Nous avions alerté en décembre 2022 sur les conséquences de la guerre en Ukraine, sur les conséquences du couplage entre le prix du gaz et celui de l'électricité, mais notre message n'a pas été entendu, alors que cette crise de l'énergie est sans doute le premier facteur de retour à la déprise industrielle. Nous achetions aux Russes du gaz à 20 euros le MWh, nous n'en trouvons plus à ce prix sur le marché ; et comme il n'est pas question d'en racheter aux Russes ni d'exploiter les gaz de schiste , comment peut-on retrouver une énergie à coût compétitif pour notre industrie ? EDF a repris la maîtrise de son outil de production, on ne félicite pas assez l'entreprise pour ses efforts - par mon expérience à Saint Gobain, j'imagine les sacrifices en nombre d'heures de travail de nuit et de week-end que les équipes d'EDF ont dû faire face à la crise dite des fissures sous corrosion - et l'entreprise produit désormais 90 TWh pour l'exportation, un record historique. Nous produisons de l'électricité, mais nous ne la vendons pas à un prix compétitif à notre industrie, ce qui empêche notre réindustrialisation et sa décarbonation. J'ai eu plusieurs échanges avec Bercy sur le sujet. En réalité, on pourrait amputer les comptes d'EDF de 2 ou 3 milliards d'euros sans remettre en cause les équilibres financiers de l'entreprise ni sa capacité à se désendetter, mais on m'oppose un blocage européen. Pour avoir fait le choix au tout début de ma carrière de rejoindre la Commission européenne, alors qu'on me le déconseillait, je crois avoir montré mon engagement européen, il reste profond ; cependant, je sais qu'aujourd'hui, dans notre situation, nous ne pouvons plus continuer de jouer les règles classiques de l'Europe et qu'il est devenu nécessaire de rétablir des rapports de force.
Je propose d'isoler 10 à 15 % de notre production électronucléaire du marché européen pour la rendre compétitive et décarbonée ; ce n'est pas possible dans le circuit de la comitologie européenne, les cinq années que j'y ai passé me permettent de dire que nous n'y obtiendrions pas satisfaction, ou alors trop tard. Je recommande donc un rapport de force politique pour mettre ce sujet sur la table, avec une double demande de neutralité technologique : que la Commission européenne aide le nouveau nucléaire et que nous puissions isoler 60 TWh, soit 10 à 15 % de notre production nucléaire, pour aider notre industrie. Si la Commission ou l'Allemagne s'y opposent, je pense que nous avons les moyens de faire valoir notre position, par exemple en limitant nos exportations et interconnexions avec l'Allemagne. Ma carrière de haut fonctionnaire et d'ingénieur me porte à préférer la rationalité et la discussion, mais je ne vois plus ici d'autres solutions qu'un rapport de force, et il est urgent.
Sur la compétition internationale, ensuite, le rapport Draghi dit très clairement que nous avons besoin d'une politique commerciale « défensive ». Ce terme me paraît trop prudent, nous devons être plus actifs, au nom du projet de société que nous avons en Europe, qui comporte un modèle social, des ambitions environnementales et la volonté d'avoir un commerce éthique.
Lorsque nous décidons de ne plus acheter du gaz à 20 euros à la Russie, mais que nous achèterons désormais du gaz d'origine de schiste en grande partie, liquéfié, transporté et regazéifié, à 40 euros, nous faisons un choix éthique plutôt qu'économique. Cela entraîne des contraintes sur nos exigences et notre production, donc un coût supplémentaire. Sur un tiers du tissu industriel européen, l'écart de coût de production est d'au moins 20 % avec la Chine et les Etats-Unis, même avec la meilleure usine, les meilleures technologies et les meilleures compétences. Notre modèle de société crée des écarts de coûts qui ne sont plus compatibles avec le libre-échange tel que nous l'avons conçu depuis les années 1990. La crise en Ukraine l'a révélé, puisqu'elle a fait perdre à l'Europe son avantage d'une énergie à faible coût - nous payions le gaz russe à 20 euros le MWh, alors que la Chine le payait entre 40 et 50 euros le MWh.
Pour maintenir la puissance industrielle européenne, qui est exportatrice pour les biens manufacturés - l'excédent européen est de 0,5 % de PIB européen, alors que le déficit français est de 2 à 3 points de PIB -, nous devons protéger notre tissu économique. Je ne suis pas pour une « muraille de Chine », je suis pour l'émulation de la concurrence, comme l'a dit Luca De Meo à propos des véhicules électriques chinois, mais si nous décidons d'ouvrir le marché européen, il faut le faire dans le cadre d'une négociation. Nous pourrions proposer une ouverture limitée de notre marché, qui est riche, en demandant deux contreparties : un transfert de technologie, car nous accusons un retard de 5 à 10 ans, et le partage de la sécurisation d'approvisionnement en métaux stratégiques - que la Chine a construite depuis des décennies. Je ne pense donc pas que nous devions bloquer le commerce international de manière globale, mais nous devons choisir nos combats.
Je suggère par ailleurs d'identifier collectivement une liste de 100 à 150 productions essentielles, nécessaires à la résilience de nos sociétés face aux crises à venir, et afin de protéger notre production domestique. Ensuite, nous devons bien voir que nous sommes aujourd'hui un pays en voie de développement en termes industriels. La demande de transferts de technologies contre l'accès à un marché est typiquement celle de pays en retard technologique : c'est par exemple celle du Brésil quand nous lui vendons des sous-marins ou celle de l'Inde quand nous lui vendons des Rafale, or nous sommes dans cette situation-là pour un certain nombre de technologies. Les études sont claires : nous n'avons plus une génération de technologies productives d'avance, nous en sommes plutôt à une génération de retard, ce qui représente des coûts de production de l'ordre de 20 %. Sans cette marge, vous ne pouvez plus financer votre modèle social, vos ambitions environnementales. C'est pour cela qu'avoir une politique commerciale protectionniste « en dentelle » sur certains produits devient indispensable.
Nous n'avons donc plus cette avance technologique qui, grâce à des avantages en termes de compétitivité, a financé notre modèle de société. Cependant, nous avons, en France, des atouts qui ne sont pas mobilisés. Nous restons un pays riche. Pour financer notre réindustrialisation sur 10 ans, il faudrait investir 200 milliards d'euros dans notre outil productif, cela représente 2 à 3 % de l'épargne financière des Français - évaluée à 6 600 milliards d'euros d'épargne financière et 7 000 à 8 000 milliards d'euros d'épargne immobilière. Depuis 15 ans, nous n'avons pas réussi à flécher 2 à 3 % de l'épargne de nos concitoyens vers notre outil productif, alors que cet investissement aurait un rapport de 4 à 5 %, davantage donc que le livret A. Le livret épargne industrie a été annoncé par trois Premiers ministres - le dernier étant Michel Barnier -, cela reste un échec. Je ne crois plus que notre système de bancassurance national soit en mesure de nous suivre après ces trois échecs. Ma recommandation est plutôt de s'appuyer sur les régions, au moins dans un premier temps. Des régions comme Auvergne-Rhône-Alpes ou la Bretagne ont monté des fonds pour financer leur tissu industriel et économique régional : c'est un exercice compliqué mais possible. Je crois que toutes les régions devraient le faire, à une échelle plus large, de l'ordre du milliard d'euros par région. À ce moment-là, je suis certain que notre système de bancassurance se rendra compte qu'il y a un marché de quelques centaines de milliards d'euros d'investissement possible, qu'il s'y intéressera avec toute son ingénierie financière et qu'il y fera des miracles.
Autre atout, nous sommes sur un marché riche et la question de l'achat « made in France » est cruciale. En comparant les pratiques, nous avons constaté que si les acheteurs publics français faisaient comme leurs homologues allemands, il y aurait 15 milliards d'euros de plus de commandes publiques pour des biens manufacturiers français chaque année, sans besoin de changer aucun texte européen ni français : c'est une question de management, pas de texte ni de débat européen. Les collectivités locales sont en avance sur ce sujet, c'est surtout l'État qui doit faire un effort, en particulier pour former les acheteurs.
La France est l'un des pays les moins denses d'Europe, c'est un autre atout, surtout quand on veut de l'industrie tout en préservant la biodiversité ; je considère que la réindustrialisation est compatible avec la préservation de notre biodiversité, elle en est même indissociable. Elle demandera 15 à 20 ans d'effort et il sera indispensable de le faire en tenant compte des sujets environnementaux, de biodiversité et de changement climatique pour ne pas perdre le soutien de la population. Or, l'objectif ZAN, tel qu'il est conçu, rend cette équation impossible : selon les intercommunalités de France, 90 % de nos intercommunalités n'auraient plus de foncier disponible pour l'industrie dès 2030. Un rapport du Sénat l'a souligné : nous avons la loi sur la protection de la biodiversité la plus stricte d'Europe, personne n'est allé aussi loin dans l'exigence, ou bien ceux qui l'ont fait ont adopté des mécanismes de compensation beaucoup plus souples que les nôtres.
Autre sujet décisif, la décentralisation. Les deux tiers de notre potentiel de réindustrialisation résident dans le tissu industriel existant, essentiellement des PMI et des ETI. C'est ce que nous avons mis en évidence, la BPI l'a confirmé en mai 2024. Le bloc des collectivités locales dispose de 6 à 7 milliards d'euros par an pour le développement économique, alors que l'État dispose de 80 à 90 milliards d'euros, auxquels s'ajoutent 80 à 90 milliards d'aides fiscales. L'accompagnement de notre tissu industriel sera bien mieux fait en proximité, à l'échelon régional par exemple, plutôt que par l'État, qui est très éloigné. La première raison de décentraliser une partie significative du budget d'accompagnement du tissu économique vers les régions est donc d'abord mécanique, c'est une question d'efficacité : les moyens seront mieux utilisés en proximité qu'à distance. Il nous faut, ensuite, constater l'échec de la simplification administrative. Depuis que j'observe le tissu économique en France, j'ai vu trois présidents de la République annoncer de la simplification - cela a été un échec à chaque fois et je ne crois plus aux exercices de simplification qui se contentent de supprimer un texte ou un dispositif, car notre culture administrative est telle que le temps qu'on supprime un texte, on en republie deux ou trois autres. Les chantiers de changement culturel sont, dans le management, particulièrement complexes à conduire. Dans les grands groupes, la moitié des chantiers de changement culturel échouent. La seule solution dont disposent ces grandes entreprises, c'est de changer l'organisation. Des groupes comme Saint-Gobain ou Lafarge sont ainsi passés d'une organisation par métier à une organisation par marché ; je parie qu'ils reviendront à une organisation par métier dans dix ou quinze ans, simplement parce que nos organisations humaines sont ainsi faites qu'elles développent leur système d'autodéfense contre toute réforme. J'en suis arrivé à la conclusion que, pour simplifier, la seule solution était, à court terme, de recourir à des dérogations, comme on l'a fait pour réussir les Jeux olympiques ou le chantier de Notre-Dame-de-Paris - et pour la réindustrialisation, il s'agirait de confier les dérogations aux préfets, et de passer par la voie d'ordonnances législatives, mais vous êtes bien plus experts que moi sur ces sujets. À plus long terme, il faudrait envisager une décentralisation plus forte de nos administrations, pour qu'elles apportent le meilleur soutien à notre tissu économique.
M. Jean-Claude Tissot. - Notre industrie est en difficulté, il faut réindustrialiser, mais la reconquête industrielle doit se faire dans le respect de la préservation des sols, vous l'avez dit. Cependant, vous exprimez une certaine prudence vis-à-vis de l'objectif de zéro artificialisation nette en 2050, en indiquant qu'il pourrait contrarier les besoins croissants d'espace pour la relocalisation de certaines industries et la création de nouvelles zones industrielles.
La reconversion des friches industrielles est une façon de réindustrialiser tout en respectant l'objectif ZAN. Dans mon département, la Loire, les friches sont très nombreuses et constituent un héritage visuel de la violente désindustrialisation subie par un territoire historiquement industriel et minier. Je peux citer, par exemple, la friche industrielle de Novaciéries à Saint-Chamond, qui va accueillir une usine de textile.
Cependant, malgré leur bonne volonté et les bénéfices à long terme liés aux réhabilitations, ces travaux sont complexes à mener et représentent un coût conséquent - je pense, un exemple parmi tant d'autres, aux sept hectares de la friche Duralex.
Quel pourrait être l'accompagnement financier de l'État aux collectivités qui se chargent de ces travaux ? Ne faudrait-il pas que la réhabilitation revienne moins cher que la création d'une nouvelle zone industrielle ?
M. Christian Redon-Sarrazy. - La mission « Économie » du projet de loi de finances pour 2025 prévoit une très forte baisse des crédits dédiés à la politique industrielle. Alors que des entreprises ferment, est-il pertinent de supprimer l'accompagnement financier à la restructuration et à la résilience des PME, un dispositif peu onéreux qui a déjà permis de sauver plus d'un millier d'entre elles ? Le projet de budget prévoit aussi de supprimer des dispositifs d'accompagnement non financier des entreprises par BPI France, ce serait une erreur stratégique majeure. Enfin, la part de l'État concernant le financement des pôles de compétitivité, qui constituent un maillage important sur tout le territoire et bénéficient particulièrement aux PME, nous paraît incompréhensible au regard des enjeux pour l'avenir que vous avez très bien définis.
Le besoin d'économies est compréhensible, mais l'État me paraît fermer les mauvais robinets : qu'en pensez-vous ? Comment faire des économies sans compromettre la réindustrialisation ?
Mme Viviane Artigalas. - Sur la gestion des ressources hydriques, France Stratégie préconise une amélioration des procédés de prélèvements de certaines industries (agroalimentaire, chimie et pharmacie notamment), qui permettraient de contenir largement l'augmentation des besoins de l'industrie manufacturière. Cependant, les tensions sur l'eau sont prégnantes, notamment dans le secteur agricole, et le changement climatique ne va rien arranger. Dès lors, comment améliorer les procédés de prélèvement et de stockage pour équilibrer les besoins entre les secteurs ?
M. Olivier Lluansi. - À l'horizon 2035, une réindustrialisation pourrait faire que l'industrie représente 12 à 13 points de PIB, avec la création de 60 000 emplois industriels par an. Pour atteindre cet objectif, nous avons besoin de 25 000 à 30 000 hectares de foncier, compte tenu de la « compression » des usines actuelles, c'est l'hypothèse sur laquelle nous avons travaillé. Nous avons divisé ce besoin en trois parties : un tiers gagné sur les friches, un tiers par densification de tissus industriels, et un tiers par artificialisation avec compensation.
Il y aurait donc quelque 8 000 hectares de friches à réhabiliter chaque année, ce qui représenterait, d'après notre première estimation, un coût supplémentaire de 500 millions d'euros par an.
Nous avons proposé d'organiser une gestion prévisionnelle du foncier au niveau de chacun des territoires, plutôt qu'intercommunale. On aurait une première consolidation à l'échelon des régions pour vérifier comment s'applique le ZAN et comment s'équilibrent les usages de l'espace, mais il faudrait aussi que l'État sanctuarise des espaces, en vue de stabiliser le foncier industriel et économique et qu'il ne subisse pas la concurrence du foncier résidentiel. C'est aussi pourquoi nous préconisons que l'État porte la dotation du fonds friche à 500 millions d'euros par an, et que ce fonds serve prioritairement d'outil d'aménagement du territoire - nous avons fait cette proposition dans un contexte budgétaire différent de celui d'aujourd'hui, il nous paraissait nécessaire pour créer du foncier industriel disponible dans les territoires qui en ont le plus besoin eu égard à leur situation économique et sociale, au titre de la solidarité nationale.
S'agissant des aides et de la fiscalité, il faut savoir que si nous appliquions les impôts allemands aux entreprises industrielles françaises, elles verraient leurs prélèvements baisser de 20 milliards d'euros avant résultat. Cette somme correspond à ce qu'il faudrait investir pour se mettre sur la trajectoire d'une véritable réindustrialisation. Le secteur de l'industrie est conscient des difficultés budgétaires du présent, il ne s'attend certainement pas à des cadeaux fiscaux, mais je crois que nous aurions intérêt à définir une trajectoire pluriannuelle, peut-être sur cinq ans, pour réduire la fiscalité de l'ordre de 20 milliards d'euros.
S'agissant des aides directes, j'ai constaté que les conditionnalités posées par l'administration sont difficiles à mettre en oeuvre et à contrôler. Notre administration, qu'elle soit centrale ou décentralisée, ne suit guère dans le temps les conditionnalités qu'elle établit elle-même aux aides votées par les élus. Je recommande de passer à une conditionnalité sur l'investissement. L'industrie, c'est de l'ancrage territorial : vous aidez un bâtiment, et même si l'entreprise échoue, le bâtiment reste sur place, il peut être utilisé. Alors que les entreprises utilisent le crédit-bail pour alléger leur bilan, il est possible également d'être plus précis sur les aides à l'équipement, en particulier pour demander à ce que ces équipements soient fabriqués en France et stimuler ainsi la demande d'une industrie de machines-outils française qui nous fait défaut. C'est une piste de réflexion sur la conditionnalité des aides, un sujet qui revient de manière récurrente quand on examine les cas d'échec d'entreprises industrielles ou de projets industriels. L'échec fait partie de la vie économique, conditionner l'aide publique à l'interdiction de licenciements me paraît irréaliste, mais il faut bien voir que la façon dont on gère les aides aux industries compte dans l'adhésion de nos concitoyens à la réindustrialisation. L'accompagnement non financier de nos chefs d'entreprise est aussi quelque chose d'important, pendant 40 ans on leur a reproché de diriger des entreprises industrielles, ce qui était très mal vu en France, ils ont beaucoup de projets qu'ils n'ont pas développés - les deux-tiers des projets industriels restent dans les cartons...-, ils ont l'esprit d'entreprise, il faut les accompagner, conforter leur confiance dans leur rôle dans la société et l'économie, et leur confiance par rapport aux transitions numériques comme environnementales. Cet accompagnement aura un effet de levier important pour l'argent public, il ne faut pas le négliger.
Le stress hydrique est un vrai sujet, 25 % des territoires français ont fait l'objet d'arrêtés préfectoraux de stress hydrique dans les dernières années, c'est devenu un paramètre de choix d'implantation industrielle. Je vois trois pistes à développer pour y faire face. D'abord, développer des technologies qui consomment moins d'eau, elles font économiser de 20 à 30 % d'eau, c'est bien, mais pas suffisant. On peut aussi organiser des clusters industriels où l'eau usée de l'un devient l'intrant de l'autre : très souvent, les industriels n'ont pas besoin d'utiliser une eau potable, par exemple pour l'eau de refroidissement. L'eau en sortie de processus peut donc être un peu traitée et réutilisée, c'est une piste. Enfin, il y a les solutions assurancielles. Quand une usine ferme à cause du stress hydrique, elle subit l'intégralité du dommage lié à la rareté de l'eau ; il faudrait mutualiser les pertes de production, c'est une réflexion conduite à l'École des mines de Paris, inspirée de la pratique ancienne de mutualisation des pertes des cargaisons des armateurs.
M. Franck Montaugé. - Votre propos invite à nous focaliser sur le processus national de management de la réindustrialisation, ceci à l'échelle de l'État aussi bien que des territoires. Vous appelez de vos voeux que la réindustrialisation soit érigée en cause nationale, c'est fondamental. Cela renvoie à la question de l'acculturation des Français à l'industrie. Il y a eu une culture industrielle par le passé, elle s'est fragilisée, désormais la moitié des jeunes formés aux métiers de l'industrie s'en détournent, mais le sujet concerne aussi les élus. Dans le Gers, l'économie est surtout agricole, nous faisons des progrès de productivité, ce qui se traduit par une baisse de l'emploi ; nous avons de la disponibilité foncière, mais pas assez de projets économiques d'avenir, il y a tout à créer en matière d'industrie. La question se pose de la capacité des élus locaux à se saisir des outils en place, pour développer des industries, qui peuvent être aussi de petites ou de moyennes unités.
Il y a, depuis quelques années, un secrétaire général à la planification écologique, quel rôle joue-t-il ? Faut-il le déployer davantage dans les territoires ?
Dans certaines régions, les schémas régionaux de développement économique, d'innovation et d'internationalisation (SDERII) sont très légers, voire inexistants. Comment instaurer de la cohérence et une culture de la réindustrialisation aux différents échelons de la Nation ? Quel processus proposeriez-vous pour atteindre les objectifs que vous avez indiqués ?
Enfin, comment voyez-vous l'évaluation des effets du processus ? C'est un point important, nous ne sommes pas très forts en France en matière d'évaluation, alors qu'elle participe éminemment au développement de la politique publique poursuivie, par son appropriation collective : qu'en pensez-vous ?
M. Fabien Gay. - L'industrie ne peut être considérée isolément, elle est étroitement liée à la question énergétique, au logement, aux services publics, à la politique des transports et à l'aménagement du territoire. On n'implante pas une industrie dans un désert mais dans un environnement propice aux hommes et aux femmes qui composent cette industrie - c'est de tout cela aussi qu'il faut parler en matière de réindustrialisation.
Je m'intéresse particulièrement aux aides publiques. Les ministres qui se succèdent depuis sept ans nous expliquent que tout va bien et que la réindustrialisation de la France est en marche. Vous avez déclaré à la presse qu'il faudrait créer entre 60 000 et 70 000 emplois industriels par an, mais, dans les faits, on va supprimer 300 000 emplois dans les deux prochaines années. Avant même de réindustrialiser ou de relocaliser, essayons au moins de stopper l'hémorragie...
La conditionnalité des aides publiques est à examiner. Nous ne disposons pas des outils nécessaires pour contrôler efficacement l'argent public ; dans son rapport sur les Territoires d'industrie, la Cour des comptes indique un volume d'investissement de 1,4 milliard d'euros, il faut regarder cela de plus près, en particulier pour évaluer l'efficacité en emploi des aides publiques, pour répondre à cette question simple : est-ce que nous réindustrialisons de la bonne manière ?
Lorsque l'on donne de l'argent public, il faut se demander ce que l'on veut relocaliser ou réindustrialiser en termes de chaîne de valeur. Dans l'automobile par exemple, c'est une chose de devenir un champion européen voire mondial pour la fabrication de batteries électriques, mais si demain on ne produit plus que des batteries électriques et que nous n'avons, par exemple, plus aucune fonderie sur notre territoire, comment imaginer avoir encore une véritable chaîne de valeur automobile ? Le problème se pose dans de nombreux domaines, notamment l'industrie pharmaceutique, où tout se délocalise : on n'est même plus capable de produire un vaccin, on l'a vu avec Sanofi pendant la crise sanitaire... Il faut donc se poser des questions de fond : quels secteurs voulons-nous réindustrialiser, relocaliser, et dans quels secteurs voulons-nous être souverains ? Nous avons besoin d'un débat de fond, pour identifier des filières clés pour la France ou l'Union européenne et y réinvestir.
M. Daniel Fargeot. - Vous avez fait référence à l'industrie dans le contexte international. C'est une réalité, les entreprises industrielles sont davantage tournées vers l'extérieur que celles des autres secteurs puisqu'elles y réalisent 40 % de leur chiffre d'affaires. Or, elles évoluent dans un monde ambivalent. Les grandes puissances ont de plus en plus recours à des droits de douane, comme on le voit dans le domaine automobile entre l'Union européenne et la Chine, mais également aux Etats-Unis avec les mesures inquiétantes de la nouvelle administration Trump. Dans le même temps, l'Union européenne semble être parmi les dernières puissances à pousser à bout de bras des accords de libre-échange comme le CETA et le Mercosur nécessaires dans le cadre de notre réindustrialisation.
Ces dynamiques, contradictoires et changeantes, pèsent-elles sur nos efforts en matière de réindustrialisation ? Comment le libre-échange et le protectionnisme peuvent-ils cohabiter sans affoler les boussoles de nos politiques de réindustrialisation ? Comment les entreprises industrielles peuvent-elles s'affermir ou se renforcer ?
M. Olivier Lluansi. - Je suis optimiste sur la culture industrielle dans notre pays. De nombreuses initiatives sont prises dans les territoires pour ouvrir les sites industriels aux écoles et aux habitants, leur succès est très intéressant quand on sait qu'il y a 60 000 postes industriels vacants en France, ce qui représente 5 à 6 milliards d'euros de valeur ajoutée potentielle. Ouvrir au public un site productif, cela rend l'industrie plus attractive et cela donne à nos compatriotes une image de l'industrie plus proche de la réalité. Les enquêtes d'opinion montrent que les Français perçoivent souvent l'industrie comme elle était dans les années 1980, sans prendre en compte les efforts de digitalisation, de robotisation et de suppression des tâches répétitives et pénibles - c'est aussi pourquoi la visite sur place est plus efficace qu'un grand discours et je me réjouis que la France soit championne d'Europe du tourisme industriel, la réconciliation est en cours.
Cependant, il faut souligner que la pénibilité et la répétitivité des tâches restent des réalités dans l'industrie, il faut le dire aux jeunes, mais aussi leur dire que les métiers y sont mieux payés que dans les services - c'est 20 % de plus -, que les représentations qu'ils se font des industries ne sont pas forcément justes, et qu'il faut connaître la réalité avant de la juger. Il faut aussi regarder du côté de notre organisation productive, encore trop fondée sur le fordisme et le taylorisme - on ne peut guère télétravailler deux jours par semaine à l'usine, le rythme de la production impose qu'on ne travaille pas toujours aux horaires qu'on voudrait, en particulier le soir et le week-end, aussi faut-il faire des efforts d'organisation pour répondre aux aspirations des salariés d'aujourd'hui, en particulier des jeunes, je crois que nous progressons rapidement sur ces sujets.
Quelle articulation de l'industrie avec le territoire, ses habitants, ses élus ? J'ai toujours dit que Territoires d'industrie se traduit par un projet de développement économique grâce à l'industrie dans un territoire, mais cet objectif doit s'insérer dans un projet territorial plus large, avec l'alimentation, l'éducation, le logement... C'est un volet d'un projet de territoire qui est le point central à partir duquel on peut développer une politique économique. Je suis relativement optimiste sur le sujet industriel. En 2019, lorsque j'ai pris la responsabilité du programme Territoires d'industrie, une demi-douzaine de territoires avaient une maturité suffisante dans la gestion territoriale de leur tissu industriel, la capacité de dire quelles industries ils voulaient attirer ou maintenir, et comment ; un an après, il y en avait une vingtaine et aujourd'hui, je dirais que sur environ 200 territoires cibles, 50 à 60 ont atteint cette maturité. Cela prend du temps, mais l'émulation entre territoires fonctionne très bien et cette maîtrise se diffuse.
Quel pilotage pour la réindustrialisation ? La politique industrielle est interministérielle, et j'ai proposé huit initiatives pour sortir du marasme actuel, la plupart ne nécessitent ni loi, ni budget supplémentaire. Il y a des possibilités d'action, même dans la situation politique et budgétaire actuelle et, j'ai pris position publiquement sur ce point, un pilotage par un équivalent du Secrétariat général à la planification écologique serait le bienvenu.
Sur l'évaluation, ensuite, je crois intéressant de prendre comme critères la balance commerciale au niveau macroéconomique et l'emploi au niveau territorial. La Cour des comptes a montré que le programme Territoires d'industrie ne créait pas plus d'emplois, mais qu'il était positif pour la valeur ajoutée, qu'il dynamisait la productivité et l'investissement dans les sites industriels. Cela demande à être approfondi, je crois que cette animation territoriale pour l'industrie contribue à une meilleure répartition de la valeur ajoutée entre les territoires, vous trouverez des éléments dans le rapport de la Cour des comptes aussi bien que dans mon livre.
En France, une réindustrialisation a eu lieu, mais à un rythme plus lent que chez nos principaux partenaires européens, elle existe en volume mais pas en point de PIB, notre industrie a progressé depuis 2009, mais pas plus vite que le reste de l'économie - et notre industrie progresse à un rythme quatre fois moindre que celle de nos principaux partenaires européens. C'est aussi pourquoi nous devons choisir des priorités bien dimensionnées.
Nos sociétés seront confrontées à des crises environnementales, politiques, économiques et sociales. La question est moins de savoir où nous voulons être les premiers, que de trouver comment résister à ces crises. Quelles sont les productions dont notre pays et l'Europe ont besoin pour être résilients face à un avenir de quelques décennies de crise ? Avec cette grille de lecture, on verra que des produits de très haute technologie, des missiles supersoniques, par exemple, sont des biens essentiels dans un monde qui se dirige vers des guerres, ou bien qu'une filière de végétaux protéagineux comme le soja serait utile à la résilience de notre pays et de l'Europe.
Cette réflexion est très parcellaire, nous avons établi une liste de 80 médicaments critiques et listé des métaux stratégiques, mais nous avons besoin d'une réflexion globale sur le sujet, elle est à notre portée. Si l'on m'en confiait le mandat, je suis sûr qu'on pourrait produire une liste même si, bien entendu, c'est au politique, c'est à vous d'en décider. Si nous avions à établir une telle liste, je chercherais à répondre à cette question : quels sont les produits essentiels dont notre pays et l'Europe ont besoin pour résister aux crises à venir ? Cela doit être l'orientation future de nos politiques industrielles. Je partage avec vous l'idée que la crise sanitaire a révélé notre désindustrialisation, notamment dans la production de vaccins et de masques. Cela montre que notre production industrielle doit être à la fois technologique et de base. Nous avons donné la priorité aux produits à haute valeur ajoutée, mais de manière déséquilibrée.
Sur la chaîne de valeur, j'ai un point de vue qui n'est pas très partagé et qui consiste à dire qu'on ne peut pas tout faire - et qu'il faut choisir nos combats. Sur la voiture électrique, par exemple, quels sont les trois ou quatre composants essentiels sur lesquels nous positionner : la batterie, l'électronique de puissance, le logiciel de pilotage ? La question des fonderies est essentielle, mais peut-être davantage pour les filières militaires. Je pense donc qu'il faut se réinterroger sur les productions essentielles à la résilience de notre économie et à notre projet de société.
Notre politique industrielle est fondée sur la filière, alors qu'il n'y a plus guère de bien industriel complexe qui soit fabriqué uniquement en France. Lorsque nous faisons une politique nationale de filière, on prend le maillon final, le produit fini, mais on oublie les deux ou trois maillons précédents, qui sont ailleurs, au Mexique, en Pologne, en Roumanie ou en Chine. C'est une limite criante de nos politiques actuelles de filière, et c'est pourquoi je demande un équilibrage par les territoires.
Nous vivons un changement de paradigme, annoncé à l'avance, mais auquel nous avons été un peu aveugles. L'arrivée de Donald Trump va nous marquer par son style, mais la politique conduite aux États-Unis sera plutôt dans la continuité. Rappelez-vous que cinq jours seulement après sa prise de fonction, Joe Biden a signé un acte pour que la valeur des achats publics en produits américains passe progressivement de 55 % à 75 %, avec un incrément de 5 % tous les ans. Cela me paraît très peu compatible avec les règles de l'OMC, mais le président démocrate américain l'a fait. Du reste, les Etats-Unis eux-aussi sont peu industrialisés, leur industrie représente à peine 10 % du PIB ; mais ils ont pris des mesures radicales de réindustrialisation, avec l'Inflation Reduction Act (IRA) et un protectionnisme assumé dans tous les compartiments de la vie des entreprises, y compris la gouvernance. Les Américains ont d'ailleurs un point faible, c'est qu'ils ont perdu de leur excellence opérationnelle, faute de socle industriel ; c'est ce qui menace l'Europe si notre filière automobile disparaissait, car l'automobile est bien notre creuset d'excellence industrielle, c'est là que se servent les industriels d'autres secteurs lorsqu'ils recherchent des ingénieurs capables de prendre en charge un process complexe pour l'améliorer. Cette excellence opérationnelle, les Etats-Unis doivent la reconstruire.
Nous entrons dans une période de conflagrations fortes entre puissances continentales, cela a une incidence directe sur notre politique industrielle. Or, il n'y a pas de politique industrielle sans politique commerciale de protection sur laquelle elle puisse s'adosser, c'est la réalité, aussi bien à l'échelle nationale, qu'européenne.
M. Daniel Gremillet. - Notre commission avait prédit, avant même la guerre en Ukraine, qu'on allait vers un problème énergétique en France. La crise sanitaire démontre qu'on ne doit pas arrêter les programmes de maintenance. Comment expliquez-vous qu'on ait mis tant de temps sur la taxinomie, alors que l'Union européenne laisse aux États membres la liberté de choisir leur mix énergétique ? Nous avons des capacités d'hydroélectricité, donc de produire de l'énergie décarbonée : qu'en pensez-vous ? Dans la bataille pour l'hydrogène, j'ai le sentiment que nous allons vers une défaite, parce que tous les États européens renoncent : pourquoi ?
On ne cesse, ensuite, de saucissonner les territoires, de les mettre en compétition au risque de la cacophonie, alors que les investissements industriels demandent de la cohérence : quelles sont vos propositions pour renforcer la cohérence ?
Je suis moins optimiste que vous sur la rencontre entre l'entreprise et l'appareil de formation : pourquoi tant d'entreprises en viennent à former elles-mêmes des jeunes, sinon parce qu'elles ne trouvent pas de candidats ? J'ai le sentiment qu'il y a une rupture entre le monde universitaire et le monde de l'entreprise.
Le Sénat a été à l'initiative, contre l'avis du Gouvernement, pour prendre en compte la notion d'impact carbone dans les appels d'offres : qu'en pensez-vous ?
Comment expliquez-vous, enfin, le retard de la France dans la mise en route des projets industriels - il faut deux à trois ans de plus chez nous, alors que le temps est un facteur décisif en économie... Que proposez-vous pour y remédier ?
M. Philippe Grosvalet. - Merci de rappeler ce qu'est une terre d'industrie. Mon grand-père disait : « On ne fait pas pousser les carottes en tirant sur les feuilles ». Il en va de même pour l'industrie. Je vis sur une terre d'industrie résiliente, elle a résisté à toutes les crises depuis un siècle, y compris à la guerre.
Vous défendez à raison l'idée que l'industrie sert une vision que nous avons de notre société, un certain modèle social - à quoi servirait l'industrie, si ce n'était pour servir les femmes et les hommes qui vivent sur nos territoires ? Les calculs que nous faisons sont toujours démentis, la réalité ne se passe pas toujours comme on l'a imaginée, mais ce dont on est sûr, c'est que les mouvements d'industrialisation et de désindustrialisation ont des conséquences sociales, notamment sur les mouvements de population. Nos pères quittaient leur foyer pour aller travailler ailleurs en France ou à l'étranger, jusqu'en Arabie saoudite, ils migraient en laissant leur famille ; aujourd'hui, dans ma ville, c'est l'inverse, 20 à 30 % de la main-d'oeuvre employée viennent des pays de l'Est, ce sont des hommes et des femmes qui ont quitté leur famille pour venir travailler - on parle des langues slaves dans ma ville, cela fait aussi plaisir, tout le monde y retrouve son compte et il faut, je crois, en parler positivement.
Mme Marie-Lise Housseau. - L'annonce par Donald Trump d'une augmentation des droits de douane américains, va se traduire par l'arrivée massive de produits chinois en promotion sur le continent européen : est-ce anticipé en Europe, prépare-t-on des mesures de protection ? Dans le Tarn, le groupe pharmaceutique Pierre Fabre annonce qu'il vend un de ses laboratoires à un groupe indien. Cela illustre bien notre besoin d'une liste de filières prioritaires, sur lesquelles nous devons garder notre souveraineté ; c'est le cas pour la filière sanitaire, mais comment une telle liste se traduit-elle dans les faits ?
M. Olivier Lluansi. - Je salue les travaux du Sénat sur l'électricité, je suis sur la ligne que vous avez défendue et je tiens à féliciter votre commission, qui a su tenir un point de vue à contre-courant et dont on voit désormais bien mieux la justesse.
Sur l'hydrogène, le fait est là : nous n'aurons pas de modèle économique pour la filière hydrogène tant que nous n'aurons pas une source d'énergie décarbonée compétitive pour le fabriquer. Le marché européen nous impose un prix élevé pour l'électricité nucléaire, car nous sommes toujours confrontés à ce couplage de l'électricité avec du gaz importé et taxé de quotas de CO2. En réalité, il serait tout à fait possible de produire de l'hydrogène vert ou jaune si l'on disposait d'électricité décarbonée. En attendant, se produisent de véritables drames. Je pense par exemple à la gigafactory d'électrolyseurs inaugurée à Belfort par McPhy en juin dernier, ce site est vide, car nous n'avons pas besoin d'électrolyseurs tant que le modèle économique de fabrication de l'hydrogène à partir d'électricité décarbonée ne fonctionne pas. L'une des causes est que l'énergie coûte trop cher. Le risque de l'hydrogène, c'est qu'il soit fabriqué avec du gaz de schiste aux États-Unis. Le mégawatt heure de gaz aux États-Unis coûte 6 à 7 euros ; arrivé en Europe, il coûte 40 euros, puis on le taxe au quota de CO2, il est alors à 65 euros avant transport, distribution et fiscalité nationale. Le mégawatt heure de gaz est dix fois plus cher en Europe qu'aux Etats-Unis : comment voulez-vous être compétitif ? Si vous avez 2 % de gaz dans votre structure de coût pour faire un produit industriel, ce dernier va vous revenir 20 % plus cher, c'est un différentiel de compétitivité très important, en particulier sur l'hydrogène. En fait, l'hydrogène pourrait être importé en Europe sous forme de produit fini pour décarboner nos sites industriels, qui seront cadenassés par nos lois. C'est un véritable risque.
Notre politique énergétique doit composer avec un marché unique de l'électricité et 27 mix énergétiques différents, c'est contradictoire, car si le marché européen permet de faire l'équilibre offre-demande à l'instant présent, il ne donne pas le signal à long terme nécessaire aux investissements : il est efficace à court terme, mais pas à long terme. C'est pourquoi je pense que nous devrions consacrer un tiers de notre production d'électricité à cette fonction d'équilibre instantané du marché européen, et en attribuer les deux tiers à une politique nationale d'allocation de cette ressource. Sortir du marché européen, ce n'est pas la catastrophe ; avant qu'il n'existe, les grands acteurs de distribution de l'électricité avaient une bourse qui faisait les grands équilibres par bloc. En 2023, nous avons manqué une occasion de réformer profondément le marché européen de l'électricité. Ce marché est déséquilibré, spéculatif, et donne lieu à des aberrations puisque dès que l'offre ralentit, les prix explosent - RTE a indiqué que, pendant la crise, le prix était largement au-dessus du risque économique maximal, nous sommes en réalité dans un marché spéculatif alors qu'on parle d'un bien essentiel. Il y a même eu 400 heures de prix négatifs, alors que toutes nos règles ordinaires interdisent la vente à perte... Nous avons donc un problème, il faudra le régler.
Est-ce que l'on met les territoires en concurrence, au détriment de la cohérence ? La question est importante, et la réponse, difficile. En fait, les dynamiques territoriales sont différentes sur un marché, en particulier à l'échelle d'un continent. Même si vous mettez l'ensemble de la France en territoires d'industrie, ce qui, sur le plan conceptuel, ne me dérange pas, vous ne résolvez pas tout à fait la difficulté. Lorsque j'étais en Pologne, j'ai vu que des investissements d'un groupe international étaient subventionnés à 30 %, c'est tout à fait exceptionnel en France, c'est une différence sur le marché qui a des conséquences. En fait, sauf la confiance dans la convergence progressive de pays européens qui partagent à peu près le même système de valeurs, je n'ai pas de réponses à vous proposer. Cela dit, à notre échelle, le programme Territoires d'industries a toujours été ouvert pour accueillir de nouveaux territoires. Il y a une dynamique territoriale et l'émulation entre les territoires pour rejoindre ce genre de programme est vertueux.
Les questions de formation, ensuite. Toutes les entreprises ne trouvent pas, dans le système public de formation, toutes les compétences dont elles ont besoin et c'est pourquoi elles se dotent d'écoles internes, y compris celles qui ne font pas partie de grands groupes. J'ai débattu avec une jeune chef d'entreprise d'une PME en Normandie, qui a le projet de monter une école parce qu'elle ne trouve pas les compétences dont elle a besoin, c'est compliqué mais elle le ressentait comme une nécessité. Je pense qu'il y a là une question de cycle et de temps. Le système de formation est en train d'évoluer doucement, à son rythme, qui n'est pas le temps économique - je crois qu'il va y avoir un ajustement. Les écoles de production ont des difficultés à être reconnues par l'Éducation nationale, parce que leurs méthodes d'enseignement n'entrent pas toujours dans celles qui sont définies habituellement, mais ces écoles ouvrent sur l'emploi, pour des jeunes qui ont souvent décroché. Il y a une friction entre les deux systèmes d'enseignement, de formation, mais je crois qu'ils vont se rapprocher - ma nature optimiste me dit qu'on trouvera des solutions.
Nous n'avons pas besoin de loi pour mettre un critère carbone dans les achats publics. On peut localiser un certain nombre d'achats par divers critères dans le cahier des charges, sans besoin d'ajouter des normes, le sujet relève plus du management de nos acheteurs publics et l'enjeu, nous l'avons estimé à 15 milliards d'euros de biens manufacturés made in France.
Nos procédures, effectivement, imposent des délais bien plus longs qu'ailleurs aux implantations industrielles - et la réponse à donner, c'est la décentralisation. Je regrette que les propositions faites par des présidents de région, d'expérimenter la décentralisation des autorisations d'ouverture de sites industriels et de PSE, n'aient pas été acceptées : je ne suis pas certain que cela suffise, mais, au moins, on aurait expérimenté. La décentralisation me semble la solution pour réduire les délais procéduraux, la boucle de rétroaction entre un chef d'entreprise et un vice-président d'un conseil régional est par exemple plus courte, les échanges sont plus rapides.
Enfin, sur l'immigration, il faut savoir que le scénario des 15 % de PIB suppose de faire basculer 2 millions de personnes des services vers l'industrie, en dix ans : c'est sociologiquement impossible. On pourrait, au maximum, atteindre la moitié - il resterait donc à accueillir 1 million de personnes venues travailler de l'étranger, je ne sais pas si notre pays est prêt à le faire. Aller chercher de la compétence à l'étranger est une solution pour pallier nos carences, mais le sujet est ailleurs : pour réussir la réindustrialisation que nous préconisons, il faut former davantage de personnes - la question n'a pas à être prise en otage par la thématique de l'immigration. On peut utiliser le volet migratoire, mais on peut aussi s'en passer en mobilisant plus nos jeunes et en montrant l'attractivité des métiers industriels.
La fermeture relative du marché américains aux produits chinois a déjà des conséquences sur le marché européen, on le voit dans la chimie, des produits chimiques chinois et en parapharmacie arrivent avec des prix cassés, de l'ordre de 30 à 40 %. C'est particulièrement difficile, parce que cette concurrence accentuée s'ajoute au fait que notre chimie paie déjà son énergie plus cher que ses concurrents. Cette situation était-elle prévisible ? Oui. Est-ce qu'on s'y est préparé ? Non. Nous avons une liste de médicaments stratégiques qu'on a eu le courage d'établir en France ; notre mécanisme d'établissement du prix des médicaments permet de différencier les produits selon leur origine, grâce à une clause qui a déjà quelques années... mais qui n'a jamais été utilisée. Les outils existent, ils ne sont pas utilisés, tout ceci nous vaudra de fortes déconvenues.
Mme Martine Berthet. - Notre rapport sénatorial sur le programme Territoires d'industrie préconise la création d'un délégué interministériel à la réindustrialisation, pour coordonner les ministères concernés, qui sont très nombreux : l'Éducation nationale, l'université, le travail, le logement, la recherche, l'économie, l'énergie, l'environnement et d'autres encore. Il est important de coordonner ces ministères et de porter une gouvernance des missions de politique industrielle en « mode projet » au niveau national. En tant que délégué aux territoires d'industrie, vous avez pu constater les bénéfices d'une approche transversale et accélérer les arbitrages interministériels.
Pensez-vous que l'institution d'un délégué interministériel dédié à la réindustrialisation pourrait améliorer la coordination nationale et optimiser les retombées dans nos territoires ? Quels seraient, selon vous, les points de vigilance à considérer pour assurer l'efficacité et l'intégration harmonieuse de cette fonction au sein des dispositifs existants ?
M. Bernard Buis. - Quelles sont les principales contraintes environnementales anticipées dans le processus de réindustrialisation ? Et comment les intégrer efficacement sans freiner le développement industriel ?
M. Franck Menonville. - Nous avons 3 200 milliards d'euros de dette publique, mais nos concitoyens ont 6 000 milliards d'euros d'épargne ; Michel Barnier avait proposé un « livret industrie », un support de placement sécurisé et attractif pour investir dans l'industrie. Qu'en pensez-vous ?
Que pensez-vous, ensuite, de la stratégie de notre filière automobile ? Je ne crois pas au « tout électrique », qui détruit des emplois et de la valeur ajoutée, et qui nous met dans l'impasse. Qu'en pensez-vous ? Est-il possible de redresser la barre ?
Que pensez-vous, enfin, de la loi Florange ? J'ai constaté que, bien souvent, les « fonds de retournement »... ne retournaient rien du tout, et que des entreprises optimisaient des plans de sauvegarde de l'emploi (PSE), au détriment des salariés, tandis que le cédant se désengage de certaines responsabilités environnementales et de retraitement des sites avec des repreneurs qui n'ont pas toujours les ambitions escomptées. Cela a des conséquences graves pour les salariés, l'emploi et les territoires et les collectivités qui doivent assumer l'avenir.
M. Serge Mérillou. - Vous avez évoqué l'existence d'un potentiel industriel caché dans nos territoires. Je suis convaincu qu'il est très important, avec des pépites industrielles très performantes à l'exportation, qui progressent en volume et en personnel, et qui sont souvent très peu mises en valeur. Comment mobiliser ce potentiel ? Quelles mesures concrètes mettre en oeuvre ?
Vous avez mentionné la culture de l'État qui tend à privilégier les grands groupes industriels. Dans les départements ruraux, où l'on n'a pas forcément de grands groupes, mais des industriels qui fonctionnent très bien, comment mobiliser l'État autour de ces groupes moyens, qui sont extrêmement importants pour notre souveraineté industrielle ?
M. Olivier Lluansi. - J'ai déjà dit l'intérêt qu'il y aurait à instituer un délégué interministériel pour la réindustrialisation. Notre industrie est dans une situation de crise, le programme Territoires d'industrie m'a démontré l'intérêt de développer une culture de projet dans l'administration, c'est précisément la fonction d'un délégué interministériel. Nous avons proposé huit projets à lancer immédiatement, la plupart ne nécessitent ni loi ni budget supplémentaire. Il faut les piloter comme nous l'avions fait pour Territoires d'industrie - ce programme n'a pas été parfait, mais il a créé une dynamique en deux ans, qui redonne de l'espoir aux acteurs, ainsi qu'une perspective.
Il me semble que deux conditions sont nécessaires au pilotage de la réindustrialisation par un délégué interministériel : d'abord, avoir une structure opérationnelle pour rendre compte directement aux ministres concernés, je l'ai fait en rapportant toutes les semaines à Agnès Pannier-Runacher et à Jacqueline Gourault ; ensuite, disposer d'un minimum de ressources. J'ai lancé Territoires d'industrie avec une équipe de quatre personnes et aucun crédit ; le résultat était au-delà de mes espérances, mais il faut quand même un minimum de ressources. Le modèle du SGPE, avec quelques dizaines de personnes, pourrait fonctionner. Le programme Territoires d'industrie est progressivement réintégré dans l'ANCT, c'est une bonne chose, parce qu'il faut mobiliser des moyens et être au contact du politique. De fait, le sujet demande de batailler au sein de l'administration, je le sais d'expérience, et même à engager des rapports de force.
Les enjeux environnementaux sont importants. Le CO2 commence à être pris en charge. L'eau sera le second enjeu, et le troisième, qui est énorme, c'est la circularité matière, qui peut être à la fois un bénéfice environnemental fantastique et un outil de protection par rapport à une politique commerciale, grâce à des barrières techniques et non tarifaires sur la réutilisation de la matière, le démontage, la réparabilité, la durabilité. J'ai proposé à la famille de l'industrie d'avancer sur ce champ-là, mais je n'ai pas été suivi, car les industriels ont perdu la confiance envers l'administration du fait du dossier carbone. Nous demandons aux industriels de décarboner leurs productions, mais nos producteurs n'arrivent pas à valoriser leurs efforts sur les marchés parce que la taxe carbone aux frontières est un panier percé. Les industriels sont conscients des enjeux, ils sont prêts à suivre, mais leurs efforts ne sont pas valorisables, alors que la concurrence est ouverte. Il y a une rupture de confiance forte qui s'exprime par le moratoire demandé par les industriels. Tant qu'ils n'auront pas confiance dans le fait que leurs efforts pour atteindre les objectifs environnementaux seront traduits dans les règles économiques, ils auront du mal à s'engager sur le sujet de la circularité matière.
J'ai déjà exprimé mon point de vue sur le livret « industrie » proposé par Michel Barnier. C'est une bonne initiative qui n'a pas abouti, et c'est la troisième fois que nous essayons. Notre environnement bancaire et assurantiel français, qui compte des leaders mondiaux respectables gérant des milliards d'euros d'épargne française, n'a pas envie de prendre le risque de la PMI non cotée. Les banques et assurances préfèrent passer par des produits financiers gérés au Luxembourg ou ailleurs. D'où l'idée de passer par des fonds régionaux avec des acteurs mutualistes comme le Crédit mutuel Arkea, davantage prêts à prendre ce risque. Commençons par l'échelon régional, avançons et je crois que cela aura un effet d'entraînement.
Je partage votre avis sur le véhicule électrique et le butoir de 2035, le symbole a été préféré à la réalité économique et même environnementale. L'usage de la voiture électrique a des bénéfices pour l'environnement dans un certain nombre de cas, mais pas dans tous. En fait, le pouvoir politique n'est pas toujours à même de faire le meilleur choix technologique. On l'a peut-être oublié, mais dans les années de Gaulle-Pompidou, l'État disposait du Centre national d'études spatiales (CNES), du Centre national d'études des télécommunications (CENT), de la Délégation générale aux armements (DGA), du Commissariat à l'énergie atomique (CEA), etc., l'appareil politique s'appuyait sur des grands centres qui détenaient cette connaissance technologique. Depuis, il y a eu un transfert de la connaissance des nouvelles technologies vers les entreprises et notamment vers les grands groupes, c'est là que se trouvent désormais les savoir-faire. Donc même si la puissance publique est légitime pour faire des choix technologiques, elle n'est pas toujours la mieux située pour le faire de la manière la plus avisée.
Ensuite, dans la prise de décision, nous n'avons pas écouté suffisamment les acteurs de l'automobile. Il faut dire qu'avec le dieselgate, ils se faisaient plutôt discrets, et sans ce scandale les constructeurs allemands auraient sans doute levé la voix bien davantage. Nous avons fait une erreur collective, j'espère que nous allons en tirer les enseignements. Il faut prendre également en compte le fait que, dans l'industrie, on cultive plutôt la discrétion, le « vivons heureux, vivons cachés ». Ce n'est plus possible aujourd'hui, l'industrie fait partie du débat politique et si la famille de l'industrie veut faire valoir ses intérêts, elle doit faire porter sa voix. Je l'ai dit lorsque j'étais conseiller de François Hollande, il y a besoin que l'industrie prenne la parole dans les débats publics. L'industrie compte à la fois en matière d'aménagement du territoire, de formation, d'environnement, etc. Son rôle dans la société dépasse son strict objet économique - ce qui rend légitime que l'industriel prenne la parole et occupe une place dans le débat public. Il s'agit d'un véritable effort que les industriels doivent faire sur eux-mêmes, mais il est nécessaire pour éviter certaines erreurs, comme cela a pu par exemple être fait concernant les véhicules électriques.
Par ailleurs, il faut voir aussi, je le signale en passant, le mal qu'a fait la taxe carbone aux frontières : elle part d'une très bonne intention, mais elle s'avère un panier percé et des études montrent que deux-tiers des métiers de la mécanique s'en trouvent directement menacés, alors que cette taxe était censée les protéger... L'effet indésirable est plus fort que l'effet recherché, il faut en tenir compte. La méconnaissance des mécanismes industriels par notre sphère politico-administrative, ainsi que le manque de prise de parole des industriels dans les débats, contribuent à ces erreurs. Il est facile de pointer les autres du doigt, mais les industriels doivent prendre la parole, faire des tribunes et s'exprimer.
La loi « Florange » est imparfaite, mais elle met l'accent sur un problème de fond : nous avons financiarisé notre tissu productif en France, or l'actionnariat éloigné des enjeux territoriaux et sociaux produit des effets de contournement. Je crois donc qu'il faut revenir à un actionnariat ancré dans les territoires. Il y a de l'argent à mobiliser, celui de l'épargne des Français. Un fonds souverain pour ancrer l'actionnariat est possible - ce n'est pas une question de moyens, mais de volonté politique. La responsabilité des effets négatifs de la bureaucratie n'incombe toutefois pas uniquement à la partie politique ou administrative, la famille de l'industrie doit aussi faire plus d'efforts pour expliquer son point de vue, entrer dans des rapports de force, ce qu'elle n'aime pas beaucoup, on le sait.
Comment mobiliser le potentiel caché des territoires ? C'est un enjeu majeur. Des fonds territoriaux ou régionaux peuvent aider à financer et à créer des environnements favorables - il faut faire passer ce message : 40 % des facteurs de succès d'un site industriel sont liés au territoire dans lequel il est implanté. Il faut donc souligner l'importance d'une bonne acceptabilité des projets industriels, d'une bonne relation avec les élus, de formations qui conviennent au bassin d'emploi, de la disponibilité de foncier pour s'étendre, des relations avec les voisins pour résoudre les problèmes, et même des petits coups de pouce pour avancer. Il y a un impensé collectif sur cet aspect des choses dans notre politique de réindustrialisation, alors qu'il s'agit d'un aspect décisif.
M. Yves Bleunven. - La culture industrielle française est un paradoxe, une contradiction permanente : on déplore la fermeture d'une usine, mais on se plaint quand on veut en ouvrir une ! C'est un problème de culture industrielle. Entre la volonté politique et la réalité du terrain, il y a bien des décalages...
En tant qu'élu du Morbihan, je viens d'un territoire où l'industrie agroalimentaire est le socle de l'économie. Elle remplit les conditions de souveraineté, d'impact environnemental et d'aménagement du territoire, elle est un facteur décisif de cohésion territoriale. Mais aujourd'hui, dès qu'on associe industrie à alimentaire, on est critiqué. Quels conseils auriez-vous à donner à l'industrie alimentaire, pour mieux la défendre ?
M. Henri Cabanel. - Merci pour vos propos, que je partage entièrement. Nous avons fait des erreurs depuis 2009, à droite et à gauche, qui nous valent cette place de cancre européen, mais nous ne reconnaissons pourtant pas nos erreurs. Notre système politique ne manque-t-il pas de stratégie ? Nous n'avons plus de capacité de prospective, nous faisons des annonces, comme ces 15 % de PIB industriels en 2035, impossibles à réaliser - donc de la communication plutôt que de l'action, parce que ceux qui ont le pouvoir veulent les lauriers avant tout. Je suis d'accord avec la nécessité d'un protectionnisme et d'un lobbying au niveau européen, mais comment avoir une stratégie française qui s'inscrive dans stratégie européenne, quand certains États membres, comme l'Allemagne, défendent leur intérêt particulier plutôt que l'intérêt européen ?
Mme Annick Jacquemet. - Les chefs d'entreprise ont du mal à payer leurs factures d'énergie et doivent licencier ; en attendant la mise en place de vos propositions, que peuvent-ils faire ?
M. Olivier Lluansi. - La Bretagne a adopté un modèle de développement industriel et agroalimentaire singulier. Lorsque j'ai mis en place le programme Territoires d'industrie, les élus bretons m'ont expliqué que leur politique de développement économique, fondée sur l'industrie agroalimentaire, reposait sur l'idée d'un village, une usine -à l'opposé de ce qui a été fait à Toulouse, par exemple. Le programme Territoires d'industrie, qui nécessitait de sélectionner un tiers des territoires, ne s'appliquait pas à la Bretagne, car toute la région voulait en être. C'est un débat, j'apprécie ce mode d'aménagement, il ressemble à celui de l'Allemagne, où chaque village a son usine. C'est un modèle que nous devrions viser à long terme.
La question de l'industrie agroalimentaire est complexe. Lorsque nous avons écrit le livre Vers la Renaissance industrielle, nous avons beaucoup discuté du terme « industrie », du fait de ses connotations négatives, et nous avons voulu le réhabiliter, lui redonner de sa grandeur. L'industrie est souvent associée à la production de masse, mais si l'on remonte dans l'histoire, le terme a une valeur positive liée à la création, à l'invention et aux savoir-faire. En réalité, l'industrie répond à un projet de société, et quand notre projet a été la consommation de masse, nous avons fait un outil productif de masse qui a laissé des traces dans notre imaginaire. Je reconnais nos erreurs stratégiques, j'y ai participé ; en 2018, j'ai entamé un long travail de déconstruction et de reconstruction, qui m'a conduit aux positions que je défends aujourd'hui. Il est difficile de reconnaître ses erreurs, c'est vrai aussi pour les lois : on préfère souvent les corriger à la marge, plutôt que de les abroger ou de les réécrire complètement. Le ZAN en est un exemple : l'intention est bonne, mais je pense qu'on devrait non pas amender mais réécrire entièrement le texte.
Nous n'avons pas de stratégie industrielle dans notre pays. France 2030 n'est pas une stratégie industrielle, c'est un élément de stratégie industrielle sur la décarbonation et les parties technologiques. Au cours de la mission que m'ont confié Bruno Le Maire et Roland Lescure, j'ai été impressionné par la compétence des services de l'État, la modélisation que nous avons faite de notre industrie à 2035 nous a permis de dire que le scénario à 15 % n'était pas tenable, l'exercice est de très bonne qualité. Les compétences sont là, mais on ne les utilise pas à bon escient, France Stratégie a des moyens, nos administrations ont des compétences, mais l'ensemble n'est pas bien orchestré, on fait d'excellentes notes, les administrations se mobilisent, travaillent de concert, mais cela ne donne pas de grandes politiques publiques cohérentes, j'avoue que cela m'étonne aussi, mais je sais que ce n'est pas une question de moyens.
Dernier point, l'échelle territoriale pertinente est-elle l'Europe, ou la France ? L'échelle économique pertinente est l'Europe parce que nous sommes dans un monde de rapports de force entre continents-puissances. Cependant, notre gouvernance européenne est incapable de traiter rapidement des sujets de souveraineté. Les quelques exemples qu'on nous donne, comme l'achat de masques pendant la crise sanitaire, sont insuffisants - heureusement qu'on est capable d'acheter des produits ensemble ... La crise sanitaire et la guerre en Ukraine ont surtout montré que nous avons été incapables de prendre des décisions rapides et efficaces, voyez ce qu'on a fait sur le prix maximum du gaz. Ma conviction personnelle, c'est que l'Europe ne sait pas gérer les sujets de souveraineté. C'est regrettable, mais l'échelle nationale est, en réalité, le seul endroit où l'on a encore une gouvernance, parce que nos États-nations sont nés sur le concept de souveraineté et qu'il en reste une trace importante dans notre imaginaire et dans nos décisions. Mon espoir et ma ligne rouge, c'est de ne pas construire une politique industrielle en France qu'il faudrait reproduire dans chaque pays européen pour avoir une politique industrielle européenne. Mon idée, c'est que si l'on définit en France une politique d'achat de produits fabriqués en France, par exemple, elle aura vocation à disparaître si un équivalent existe à l'échelle européenne. Cela permettra de laisser se développer la mesure au niveau économique pertinent, en favorisant l'achat de produits européens au niveau européen. Cependant, honnêtement, notre plus grand risque en matière de politique industrielle, c'est de ne pas trouver de solution avant qu'il ne soit trop tard, car cela prend trop de temps à l'échelle du continent européen.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Merci beaucoup pour votre grande disponibilité et ces propos passionnants.
Ce compte rendu a fait l'objet d'une captation vidéo disponible sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 30.
Projet de loi d'urgence pour Mayotte - Désignation d'un rapporteur
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Mes chers collègues, avant de nous séparer, il nous reste à procéder à deux désignations de rapporteurs.
La première concerne le projet de loi d'urgence pour Mayotte, qui est actuellement en débat à l'Assemblée nationale.
Nous examinerons ce texte en commission le 29 janvier. L'examen en séance publique aura lieu le lundi 3 février, à partir de 16 h 30.
Je vous propose la candidature de notre collègue Micheline Jacques.
La commission désigne Mme Micheline Jacques rapporteur du projet de loi d'urgence pour Mayotte.
Proposition de loi visant à instaurer une trajectoire de réduction de l'artificialisation concertée avec les élus - Désignation d'un rapporteur
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Il nous revient également de désigner un rapporteur sur la proposition de loi n° 124 (2024-2025), présentée par MM. Guislain Cambier, Jean-Baptiste Blanc et plusieurs de leurs collègues, visant à instaurer une trajectoire de réduction de l'artificialisation concertée avec les élus.
Vous le savez, cette proposition de loi fait suite aux conclusions du rapport d'information, lui-même issu des travaux du groupe de suivi des politiques de réduction de l'artificialisation des sols.
Elle sera examinée en commission le mercredi 12 février, puis en séance à partir du mardi 18 février.
Je vous propose les candidatures de M. Jean-Marc Boyer et de Mme Amel Gacquerre.
Il n'y a pas d'opposition ? Il en est ainsi décidé. Je vous remercie.
La commission désigne M. Jean-Marc Boyer et Mme Amel Gacquerre rapporteurs de la proposition de loi visant à instaurer une trajectoire de réduction de l'artificialisation concertée avec les élus.
La réunion est close à 12 h 30.