Mercredi 22 janvier 2025

- Présidence de Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 13 h 45.

Priorités de la présidence polonaise du Conseil de l'Union européenne - Audition de S. E. M. Jan Emeryk Rooeciszewski, ambassadeur de la République de Pologne en France

M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, Monsieur l'Ambassadeur, au nom de tous mes collègues, je suis très heureux de vous accueillir à nouveau au Palais du Luxembourg. Vous avez en effet honoré de votre présence la table ronde que notre commission a organisée au Sénat la semaine dernière pour apprécier les enjeux de la nouvelle Présidence Trump pour l'Union européenne, en présence des ambassadeurs à Paris des 26 États membres. Deux jours après l'investiture du nouveau Président américain, qui a été marquée par des mots et des actes forts, il est précieux de vous entendre aujourd'hui présenter les priorités de la présidence du Conseil de l'Union européenne qui revient à la Pologne en ce premier semestre 2025. Je vous remercie d'avoir accepté de venir à cet effet devant notre commission. C'est aussi une tradition de notre commission à chaque nouvelle présidence du Conseil.

La Pologne a pris la présidence du Conseil de l'UE le 1er janvier pour six mois cruciaux et amorce ainsi un nouveau trio de présidences avec le Danemark qui la suivra au 2ème semestre 2025, puis Chypre au 1er semestre 2026. Un trio déjà opérant en 2011 et 2012 qui aura encore, entre autres, la lourde mission de guider les négociations du Conseil sur le prochain Cadre financier pluriannuel de l'Union, négociations qui devraient s'ouvrir officiellement dès cet été.

La Pologne prend la suite d'une présidence hongroise compliquée où Budapest a trop souvent entretenu la confusion entre son mandat institutionnel à la tête du Conseil de l'Union et son propre agenda national.

Il me semble que la présidence polonaise est dans une autre démarche et veut manifester le « réveil européen » de la Pologne après les huit années de relations tendues entre Bruxelles et Varsovie, auxquelles a mis fin la victoire électorale de la coalition du 15 octobre 2023 menée par votre Premier Ministre Donald Tusk, qui fut d'ailleurs ancien Président du Conseil européen de 2014 à 2019.

L'Europe a bien besoin de ce réveil, et force est de reconnaître que la France et l'Allemagne traversent une période politique instable. L'avant-propos du programme de votre présidence le résume parfaitement : « La Pologne prend la présidence du Conseil de l'Union dans un contexte d'incertitude et d'inquiétude ».

L'agression russe de l'Ukraine a provoqué une guerre qui dure depuis presque trois ans et entre dans un moment charnière. Donald Trump, qui a promis d'y mettre fin en 24 heures, a réinvesti avant-hier la Maison Blanche. S'il n'a pas directement ciblé l'Europe dans son discours d'investiture, il a annoncé l'augmentation des droits de douane, la sortie de l'Accord de Paris ou encore le retrait de l'Organisation Mondiale de la Santé, mettant déjà certaines menaces à exécution. Défiant ainsi le multilatéralisme et s'entourant des géants américains du numérique, il a d'emblée opté pour une démonstration de force qui ébranle les relations transatlantiques. Face à lui, les institutions européennes, tout juste renouvelées, débutent elles aussi leur mandat, de manière moins tonitruante, même si l'alerte a été sonnée par les rapports Letta et Draghi sur la nécessité d'un urgent rebond de la compétitivité de l'Europe, distancée dans la compétition mondiale.

Monsieur l'Ambassadeur, votre pays a choisi pour slogan de présidence « Sécurité, Europe ! » qui met en exergue la priorité de l'Europe à retrouver sa sécurité dans cet environnement international instable. Sécurité d'ordre d'abord militaire, mais pas seulement : vous allez certainement nous expliquer comment votre présidence entend décliner ce concept dans la diversité des champs d'action européenne, dans une démarche qui n'est pas sans rappeler celle de la présidence française du Conseil de l'UE en 2022, centrée sur la notion d'autonomie stratégique, déclinée également selon plusieurs dimensions. Cette analogie m'amène à vous poser une première question : la Pologne croit-elle que l'Union européenne peut durablement assurer sa sécurité si elle ne consolide pas aussi son autonomie ? Ainsi, en matière de défense, la Pologne veut montrer l'exemple en consacrant presque 5 % de son PIB à s'équiper, comme requis pas son allié américain ; mais si, ce faisant, l'Europe devient plus dépendante de l'armement américain, aura-t-elle véritablement consolidé sa sécurité à moyen terme ? De même, si, au nom de la sécurité énergétique, l'Europe importe du GNL américain au lieu du gaz russe, aura-t-elle gagné en autonomie ?

Espérons que les ambitions de nos deux présidences -sécurité et autonomie- convergeront, en s'appuyant sur la relation étroite qui lie nos deux pays et sur leurs convictions européennes communes, concernant la nécessité de poursuivre le soutien à l'Ukraine, de renforcer l'Europe de la défense, de protéger nos agriculteurs d'une compétition mondiale inéquitable ou encore de développer toutes les énergies décarbonées, y compris nucléaire.

Autre similarité entre nos deux présidences : leur concomitance avec l'élection présidentielle nationale. Dans quelle mesure cela vous semble-t-il susceptible de compliquer la tâche de votre présidence ? Il me semble déjà, à quatre mois de l'élection présidentielle, percevoir l'amorce d'une surenchère entre les forces politiques polonaises pour s'assurer les faveurs du Président Trump... La Pologne saura-t-elle rester unie durant ce semestre ? Et parviendra-t-elle aussi à préserver l'unité des Européens face aux défis qui s'annoncent et rendent les six prochains mois si décisifs pour l'Union européenne ? Tous nos voeux en ce sens accompagnent votre présidence.

S. E. M. Jan Emeryk Rooeciszewski, ambassadeur de la République de Pologne en France. - Monsieur le Président, Mesdames les Sénatrices, Messieurs les Sénateurs, merci pour votre invitation. Je suis très honoré de pouvoir présenter les grandes lignes des priorités de la présidence polonaise du Conseil de l'Union européenne.

Il s'agit de la deuxième présidence assurée par notre pays ; c'est aussi la première du trio de présidence que la Pologne forme, sur 18 mois, avec le Danemark et Chypre. Il convient de souligner que notre présidence coïncide - comme vous le savez - avec un nouveau cycle institutionnel dans l'Union européenne, et un changement de présidence aux États-Unis.

L'environnement international - avec la guerre en cours de la Russie contre l'Ukraine, les tensions géopolitiques croissantes et les menaces hybrides - est extrêmement complexe et en tant que Présidence, nous sommes conscients qu'il s'agira d'une tâche difficile pour tous les États membres. Nous comptons sur leur volonté à tous de travailler ensemble pour trouver des accords et forger des consensus qui permettront à l'Europe d'aller de l'avant.

Face à ces défis, il devient de plus en plus nécessaire d'assurer la sécurité de nos pays et nos sociétés. Les déficits de sécurité et de stabilité en Europe sont existentiels et nécessitent une action stratégique. Par conséquent, la Pologne souhaite placer sa présidence de 2025 sous les auspices d'un mot d'ordre : la sécurité.

Notre stratégie va s'articuler autour de sept thématiques :

1) Le premier axe - la défense et sécurité : la guerre sur le continent européen nécessite de renforcer le potentiel de défense de l'Union en soutenant les initiatives européennes de défense, l'industrie de l'armement et le développement d'infrastructures militaires et à double usage, y compris le « Bouclier oriental », le « Dôme européen » et dans l'espace baltique.

Nous continuerons à coopérer avec la Commission européenne pour garantir un financement adéquat de la dimension de défense de l'UE. Notre priorité sera de renforcer les relations transatlantiques, en particulier la coopération de l'UE avec l'OTAN, les États-Unis et d'autres alliés, dont le Royaume-Uni, la Corée du Sud, le Japon et les pays « like minded », partageant les mêmes idées.

Permettez-moi de citer un extrait du discours prononcé aujourd'hui par le Premier ministre Tusk devant le Parlement européen à Strasbourg : « Il est temps que l'Europe ne fasse pas d'économies sur la sécurité. Je le dis en tant que Premier ministre d'un pays qui dépense déjà près de 5 % pour la sécurité. J'aimerais dire qu'il dépense ces 5 % non pas pour sa propre sécurité, mais pour la sécurité européenne. Il se trouve que la Pologne a de longues frontières avec la Russie, la Biélorussie et l'Ukraine, pays ami. Je sais que ce n'est pas la présidence polonaise qui décidera de cette question, mais il s'agit d'un appel urgent à toujours rejeter la pensée routinière. Si l'Europe veut survivre, elle doit être armée. Ce n'est pas notre choix. Je ne suis pas un militariste. La Pologne est le genre d'endroit sur terre où personne n'a envie de refaire une guerre. Nous devons tous être forts, armés, déterminés, forts en esprit, mais aussi forts dans nos capacités défensives, alors ne sous-estimez pas cet appel des 5 %. Pensons, faisons preuve de souplesse et de créativité. Car c'est aujourd'hui que les dépenses de défense doivent être radicalement augmentées. Après tout, pas pour toujours, mais si un jour nous devions commencer à dépenser nettement plus d'argent en tant qu'États-nations, en tant qu'États membres de l'OTAN, mais aussi en tant qu'Union européenne dans son ensemble, c'est exactement ce qui se passe aujourd'hui. »

D'une manière générale, notre présidence se concentrera sur les tâches suivantes : maximiser le soutien à l'Ukraine, maintenir les politiques actuelles à l'égard de la Russie et de la Biélorussie, et renforcer la sécurité et de la résilience de l'UE et de ses partenaires. Nous poursuivrons ces priorités en étroite collaboration avec les nouveaux dirigeants de l'UE, en particulier la haute représentante Kaja Kallas et le commissaire à la défense et à l'espace Andrius Kubilius. Nous nous efforcerons de maximiser le soutien politique, militaire et financier de l'UE - avec un financement stable et pluriannuel - à l'Ukraine.

L'année 2025 sera décisive pour déterminer la direction que prendra la guerre. L' « économie de guerre » de la Russie montre déjà des signes d'effondrement, et l'UE doit tenir ses promesses pour aider à repousser la Russie de l'Ukraine. Nous chercherons à renforcer les sanctions de l'UE contre la Russie et la Biélorussie et à améliorer les méthodes pour contrer leur contournement. Nous envisageons une conférence internationale dédiée à ce sujet en février.

La Russie doit être tenue légalement et financièrement responsable de son agression contre l'Ukraine. Nous chercherons à obtenir un accord entre les États membres pour utiliser pleinement les avoirs gelés de la Banque centrale de Russie afin de soutenir l'Ukraine. Les contribuables européens ne devraient pas payer pour les destructions causées par les missiles russes. Nous soutiendrons et chercherons à poursuivre la politique « no business as usual » à l'égard de la Russie et de la Biélorussie. En conséquence, nous nous opposerons à l'élection de ces deux pays dans les organes des organisations internationales.

Dans le cadre de la politique extérieure, il convient de souligner qu'une grande importance sera accordée à l'élargissement de l'UE. L'élargissement est le meilleur instrument dont dispose l'Union européenne pour consolider et promouvoir la paix, la démocratie, l'État de droit et la prospérité en Europe. Les nouveaux membres renforcent la compétitivité et le potentiel de croissance du marché unique, réalisent des économies d'échelle et créent des opportunités supplémentaires pour les citoyens et les entreprises. L'élargissement est également le moyen le plus efficace de promouvoir les valeurs européennes, au premier rang desquelles figurent la démocratie et l'État de droit, et de renforcer la sécurité et la stabilité dans notre voisinage. Au cours de notre présidence, nous veillerons à ce que l'élargissement de l'UE à l'Est et au Sud se fasse à un rythme et avec une qualité appropriés. Notre objectif est de progresser en ce qui concerne l'Ukraine et la Moldavie, mais aussi les pays des Balkans occidentaux.

La situation en Géorgie exige un message clair et fort. Nous sommes aux côtés du peuple géorgien et réitérons le soutien indéfectible de l'UE à sa lutte pour la démocratie et les valeurs européennes.

Nous souhaitons également que l'Union européenne et la Turquie prennent des mesures concrètes pour rapprocher les deux parties. La Turquie est un partenaire important et stratégique.

Nous considérons notre présidence comme une bonne occasion de réfléchir à l'avenir du Partenariat oriental. En conséquence, nous prendrons des mesures pour améliorer et revigorer le Partenariat oriental afin qu'il soit mieux adapté aux besoins géopolitiques d'aujourd'hui. Nos efforts viseront à faire en sorte que le partenariat devienne complémentaire du processus d'élargissement, qu'il ait un impact plus fort sur les réformes pro-européennes dans les pays qui n'aspirent pas à rejoindre l'UE, et qu'il mette davantage l'accent sur la sécurité et la lutte contre les menaces hybrides. Nous mettrons également l'accent sur le renforcement de la coopération économique. À cette fin, nous accueillerons le Forum des entreprises du Partenariat oriental à Varsovie en avril.

2) Au titre de la protection des personnes et des frontières, la Présidence prendra des mesures pour répondre au problème des attaques hybrides, en particulier l'instrumentalisation et la militarisation de la migration. Nous chercherons de nouvelles solutions pour assurer la sécurité des frontières extérieures de l'UE, mettre un terme à la migration illégale, renforcer l'efficacité des retours et coopérer avec les partenaires internationaux.

Nous oeuvrerons pour accroître la capacité de l'UE en matière de protection civile, de résilience aux catastrophes, de sauvetage et d'aide humanitaire. Nous aborderons le thème de la lutte contre le sabotage, les réseaux internationaux du crime organisé, le terrorisme et la radicalisation. Vu les conséquences tragiques des récentes catastrophes naturelles - le cyclone Chido àMayotte, les inondations en Espagne -, il est aussi nécessaire de renforcer la résilience de l'UE face au changement climatique.

3) La troisième priorité est la résistance à l'ingérence et la désinformation étrangères. Nous agirons pour améliorer la sécurité et la résilience non militaires de l'UE et de son voisinage oriental. Il est important de renforcer la résilience et la réponse aux menaces cybernétiques, hybrides et terroristes, d'améliorer les capacités de communication stratégique de l'UE et de lutter contre l'ingérence étrangère (en particulier russe) et la désinformation.

Une partie de ces efforts consiste à introduire le concept de conseil de résilience dans le domaine de la désinformation. Il s'agit d'un organe communautaire qui assiste les pouvoirs législatif et exécutif, y compris les coordinateurs des services numériques. Ces conseils réuniraient des experts et mettraient en commun les connaissances de différents domaines importants pour la lutte contre la manipulation de l'information étrangère et l'interférence (FIMI).

4) Un autre sujet important est celui de garantir la sécurité et la liberté des entreprises : la Présidence visera principalement à répondre aux défis posés par la situation économique et financière actuelle de l'UE. Nous voulons aider les entreprises à s'adapter aux changements dynamiques liés au climat et à la transformation numérique. Nous nous concentrerons sur l'approfondissement de l'intégration du marché unique, notamment dans le secteur des services.

Nous viserons également à améliorer les mécanismes de soutien à l'industrie dans les domaines importants pour la sécurité et la création des avantages économiques et rétablir des conditions de concurrence équitables pour l'industrie de l'UE face aux pratiques protectionnistes des concurrents mondiaux ; simplifier la réglementation européenne ; raccourcir les procédures et réduire les obligations bureaucratiques, en particulier pour les petites et moyennes entreprises (PME) et assouplir les règles de mise en oeuvre de la politique énergétique et climatique.

Nous chercherons à favoriser une plus grande implication des capitaux privés dans le financement de l'économie et de la transformation verte et numérique.

La présidence polonaise discutera de la forme future de la politique de cohésion. Cette politique joue un rôle important puisqu'elle égalise les opportunités de développement, implique les citoyens, renforce la démocratie représentative et l'identification aux priorités de l'UE.

5) Dans le cadre du pilier « transition énergétique », la Présidence mènera des discussions au sein du Conseil avec l'intention de les conclure sur le cadre de sécurité énergétique de l'UE ; la transition de l'UE vers l'abandon des sources d'énergie russes d'ici 2027 au plus tard ; le soutien à la décarbonation de l'UE par le biais de l'électrification, et les solutions au problème des prix élevés de l'énergie dans l'UE - puisque la sécurité énergétique de l'UE signifie également garantir que les citoyens et les entreprises aient accès à l'énergie en quantité adéquate et à des prix abordables, ce qui est essentiel pour la compétitivité de l'économie et la prospérité de l'UE.

Nous discuterons des moyens d'atteindre les prix de l'énergie les plus bas possibles dans l'UE, en tenant compte de la nécessité de soutenir de manière égale le développement de toutes les technologies de production d'énergie nécessaires à la transition verte, y compris l'énergie nucléaire.

6) Sur le sujet crucial d'une agriculture compétitive et résiliente, la Présidence organisera un débat politique sur la vision pour l'agriculture et l'alimentation annoncée par la Commission européenne. Les résultats de cette discussion constitueront une contribution importante, entre autres, pour déterminer la forme de la politique agricole commune (PAC) après 2027. Les solutions futures de la PAC seront cruciales pour la sécurité alimentaire et la stabilisation des revenus des agriculteurs. Elles doivent également permettre de construire et de maintenir une agriculture et un développement rural européens compétitifs et résistants. Elles devraient soutenir la transformation nécessaire pour relever les défis environnementaux et climatiques, y compris l'accès à l'eau. Il est également important de préparer le secteur agroalimentaire à l'élargissement de l'UE.

7) J'aborderai pour finir le sujet de la sécurité de la santé. La priorité sera de se concentrer sur la transformation numérique des soins de santé et sur la nécessité d'améliorer la sécurité des médicaments dans l'UE, en mettant l'accent sur la perspective des patients.

Nous nous préparons à discuter de l'initiative législative sur les médicaments critiques (Critical Medicine Act) - annoncée par la nouvelle Commission européenne - qui vise à remédier aux graves pénuries de médicaments essentiels tels que les antibiotiques, l'insuline et les analgésiques dans l'UE. La présidence entend aussi mener un débat sur l'amélioration de la sécurité des médicaments et élaborer des conclusions sur les mesures préventives pour la santé mentale des enfants et des jeunes à l'ère numérique.

Pour terminer, je signale que nous avons mis en place un site internet dédié à la présidence contenant, entre autres, des informations sur ses initiatives et événements. Je me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions. Merci pour votre attention.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci Monsieur l'Ambassadeur, je cède la parole à la présidente du groupe d'amitié France - Pologne du Sénat, Valérie Boyer.

Mme Valérie Boyer. - Merci Monsieur le Président. Excellence, merci pour cet exposé. J'ai trois questions à vous poser. Vous avez parlé en premier lieu du Partenariat oriental : est-ce que vous pourriez en dire plus ? S'agissant de nos relations avec la Turquie, vous avez insisté sur votre volonté de relancer des discussions sur notre coopération avec ce pays avec lequel tous les États membres n'ont pas de bonnes relations. Pouvez-vous nous développer ce sujet ? En outre, comment la Pologne compte-t-elle inciter les pays de l'Union à tendre vers l'objectif de consacrer 5 % de dépenses de leur PIB ? Vous mentionnez d'excellentes relations avec les États-Unis, comment voyez-vous l'évolution des relations transatlantiques avec l'élection de Donald Trump ? Vous avez parlé du nucléaire : envisagez-vous la possibilité de développer le partenariat avec la France en la matière ? Enfin, un sujet qui n'a pas été évoqué, c'est celui du déclin démographique. Quelles initiatives au niveau européen comptez-vous prendre pendant votre présidence sur ce point qui est aussi important que la défense ?

Mme Catherine Morin-Desailly. - Monsieur l'Ambassadeur, on ne peut que souscrire à vos idées sur la sécurité au regard de la géographie et de votre histoire au sein de l'Europe. Réarmer l'Europe, c'est aussi le faire au niveau numérique, puisque cela concerne toutes les industries, les infrastructures critiques et les réseaux sociaux. La guerre aujourd'hui est hybride et vous avez lourdement insisté sur les ingérences étrangères. Ma question est donc double : au vu de la faiblesse des réactions d'Ursula Von der Leyen, présidente de la Commission européenne, aux provocations d'Elon Musk, soutenu par la suite par Mark Zuckerberg, que comptez-vous faire afin que nos règlements européens - dont le DMA (Digital Market Act) permettant de développer des conditions loyales de concurrence - soient réellement appliqués, ce qui donneraient des briques de souveraineté à l'Union ?

Ma deuxième question concerne les rapports Draghi et Letta qui mettent en lumière, de manière dramatique, les carences accumulées au cours des trente dernières années, notamment notre incapacité à mener une politique industrielle adaptée, en particulier dans le domaine du numérique. Comment la Pologne pourrait-elle jouer un rôle moteur au sein du Conseil, puisque j'ai la conviction que c'est au sein de cette instance que les décisions cruciales et urgentes devront être prises, plutôt qu'à la seule échelle de la Commission, dont l'action reste limitée ? Nous sommes aujourd'hui à la croisée des chemins, si nous voulons survivre à l'étau dans lequel nous nous trouvons - entre la Russie, que vous avez mentionnée, mais également la Chine et les États-Unis.

Mme Florence Blatrix Contat. - Vous avez cité les sept priorités de votre programme qui constituent de véritables défis pour l'Union européenne. J'aimerais aborder trois enjeux clés qui en découlent s'agissant des enjeux financiers.

Le programme de la présidence polonaise indique une volonté d'améliorer le fonctionnement et la compétitivité des marchés de capitaux européens, avec une priorité donnée aux projets législatifs visant à renforcer l'Union des marchés des capitaux. Quelles propositions concrètes la présidence polonaise prévoit-elle en la matière ?

La présidence polonaise sera également chargée de préparer les premières discussions sur le futur cadre financier pluriannuel de l'Union, avec le commissaire Piotr Serafin : comment la présidence envisage-t-elle d'aborder cette échéance stratégique, notamment sur la question cruciale du financement par de nouvelles ressources propres ?

Enfin, le programme mentionne que la présidence continuera à travailler sur l'introduction de l'euro numérique, mais sans entrer dans les détails. Au Sénat, nous avons adopté un rapport d'information soulignant l'importance de ce sujet pour la souveraineté, la concurrence et l'intégration des paiements en Europe. Quelles initiatives spécifiques la présidence polonaise envisage-t-elle à ce sujet ?

S. E. M. Jan Emeryk Rooeciszewski, ambassadeur de la République de Pologne en France. - Je vous remercie pour ces questions pour lesquelles je vous ferai également parvenir des réponses écrites. Le Partenariat oriental est une priorité pour la présidence polonaise. L'objectif principal est de faire progresser le processus d'élargissement vers l'Est et les Balkans, en fonction de l'engagement des pays candidats. Cela est essentiel pour consolider les réformes dans ces pays, maintenir la crédibilité de l'Union européenne et renforcer notre sécurité dans le contexte de la guerre en Ukraine.

Concernant la Turquie, bien que la relation soit complexe, elle demeure un partenaire stratégique important. La sécurité de la façade orientale de l'UE est très importante tant pour nous que pour la Turquie. La présidence polonaise souhaite maintenir un dialogue constructif conformément aux conclusions du Conseil européen et tout faire pour que la Turquie reste de notre côté. Ce dialogue cordial doit se poursuivre, ne serait-ce que parce que la Turquie est toujours un pays candidat à l'adhésion.

Pour ce qui est de la défense, nos dépenses en matière militaire sont des dépenses pour préserver notre indépendance, d'autant que nos frontières orientales sont aussi les frontières de l'UE. Ces frontières sont très longues, presque 1 200 km de frontières en additionnant celles de la Russie (232 km), la Biélorussie (418 km) et l'Ukraine (535 km), ce qui demande des fonds importants en matière de fortification et de surveillance. C'est pourquoi nous pensons que l'UE doit contribuer au renforcement de cette frontière. La présidence polonaise encouragera les États membres à augmenter leurs contributions au budget européen dédié à la défense.

Sur l'énergie nucléaire, la Pologne partage une vision analogue à celle de la France. Actuellement, la Pologne ne dispose d'aucune centrale nucléaire mais un contrat a été signé avec des partenaires américains pour la construction d'une première centrale et des négociations sont en cours pour développer deux centrales supplémentaires, en explorant différentes options technologiques dont certaines européennes.

Les relations entre la Pologne et les États-Unis sont historiques et stratégiques. Des Polonais ont participé à la guerre d'indépendance américaine, nous avons une très grande diaspora polonaise aux États-Unis et les États-Unis ont toujours été des fervents soutiens de l'indépendance de la Pologne. C'est pourquoi le partenariat transatlantique représente une garantie d'indépendance, non seulement pour la Pologne mais pour l'Europe entière. La Pologne continuera à cultiver des relations solides avec l'administration américaine, indépendamment des partis qui siègent à la Maison Blanche. Et tant qu'elle préside le Conseil de l'UE, la Pologne s'adressera toujours aux Américains après avoir obtenu une position européenne commune.

Sur la santé et la démographie, qui sont des sujets extrêmement importants pour la Pologne, je n'ai pas le temps nécessaire pour les développer dans le détail et rappellerai seulement la présidence polonaise soutient les initiatives en faveur de la famille et de la natalité. Je vous propose de vous donner des éléments plus précis par écrit. L'un des dossiers prioritaires en matière de santé à notre agenda est celui de l'autosuffisance sur la production de médicaments critiques pour réduire nos dépendances extérieures. Tant pour la santé que la défense, nous avons d'abord besoin d'une grande solidarité entre États membres pour dépasser l'égoïsme respectif de nos pays.

Sur le prochain cadre financier pluriannuel, la présidence polonaise organisera une conférence d'experts de haut niveau à ce sujet en février. Le sujet sera ensuite examiné au sein du conseil Affaires générales, où sera notamment discuté le financement de la défense, notamment via la participation de la Banque européenne d'investissement (BEI). À ce sujet, la France et Pologne ont noué un beau partenariat sur l'acquisition de satellites à double usage co-financés par la BEI ; c'est la première fois à ma connaissance que la BEI a investi dans un bien à double usage. C'est un partenariat européen qui est prometteur et doit en amorcer d'autres dans le domaine de l'armement.

Pour en revenir aux événements survenus aux États-Unis et aux propos d'Elon Musk, nous devons d'abord observer et attendre car la politique américaine est encore incertaine. Je le dis d'un point de vue très personnel, je crois que nous avons, d'une certaine manière, abandonné les États-Unis, laissant libre cours à un processus de « dé-européanisation » des États-Unis. Dans les années 1970, 1980 et 1990, toute une génération de conseillers à la Maison Blanche était issue de l'immigration européenne. Permettez-moi de rappeler les noms de Kissinger, Brzeziñski ou encore de Madeleine Albright. Ces derniers influençaient considérablement la politique étrangère et géopolitique américaine. Nous avons perdu cela ces dernières années et je crois que nous devons reconnaître que nous y avons notre part. Il y a peut-être un travail à faire en ce sens pour retrouver cette influence européenne sur les États-Unis.

Les rapports Draghi et Letta, dénoncent ce que nous savons déjà depuis un certain temps. Ils dressent un tableau de l'Europe, pas très optimiste et nous connaissons aujourd'hui clairement le décrochage de l'Europe, par exemple au niveau technologique par rapport aux États-Unis. Mais nous ne savons pas encore ce que nous devons faire et comment convaincre nos sociétés pour retrouver la compétitivité et relancer l'activité économique. Cela demande beaucoup de courage politique. Nous avons la responsabilité de préparer une autre Europe, une nouvelle Europe pour nos enfants et petits-enfants. Nous devons créer un cadre efficient pour que l'argent européen reste en Europe, et ne parte pas aux Etats-Unis, comme aujourd'hui pour y financer les technologies numériques. Nous manquons d'un climat d'affaires suffisamment efficace. Nous devons faire de l'Europe un continent beaucoup plus attractif et ouvert aux investissements. Ce climat reste à créer. Cela ne peut pas passer par trop de régulation et de réglementation.

Mme Gisèle Jourda. - Je tiens à rappeler que votre pays, la Pologne, a fait beaucoup d'envieux à une certaine époque, notamment lors de son adhésion à l'Union européenne. À ce moment-là, plusieurs pays candidats aspiraient à rejoindre l'Europe. Le Partenariat oriental a permis de répondre en partie à ces aspirations. Pour ma part, je me souviens avoir défendu au Sénat, dans les années 2016-2017, les contrats d'association liés à ce partenariat, en particulier pour la Géorgie, l'Ukraine et la Moldavie. Ces contrats étaient une réponse à la nécessité de ralentir l'élargissement rapide de l'Union européenne, tout en renforçant les liens avec ces pays.

Aujourd'hui, même si l'Ukraine et la Moldavie ont obtenu le statut de candidats, comme vous l'avez justement souligné, le conflit en Ukraine, conséquence de l'agression russe, a entravé ce processus. Ma question est donc la suivante : au niveau européen, va-t-on continuer à renforcer la politique de voisinage à travers le Partenariat oriental ? Pensez-vous qu'il soit possible et nécessaire de moderniser ses modalités et de faire évoluer les contrats existants, tout en maintenant une perspective d'intégration pour les pays concernés ?

M. Bernard Jomier. - Merci pour vos propos Monsieur l'Ambassadeur. La présidence polonaise a indiqué vouloir inscrire un certain nombre de questions sociales et de santé à son agenda. Je tiens d'abord à saluer cette initiative, car lors de la présidence précédente, aucune politique notable n'a été engagée dans ces domaines. Pouvez-vous préciser les dossiers spécifiques sur lesquels vous souhaitez avancer pendant ces six mois ?

Durant le mandat initial de Mme von der Leyen, la Commission européenne a avancé sur la révision de la législation pharmaceutique européenne. Vous avez mentionné deux objectifs prioritaires : la nécessité d'une autosuffisance en médicaments critiques qui ne figure pas comme objectif dans les textes actuels et la solidarité entre les États membres qui, même si elle n'est pas absente de ces textes, reste d'ambition modérée. Souhaitez-vous que ces textes actuellement en cours d'examen soient modifiés pour mieux faire droit à ces principes ?

M. Didier Marie. - Merci pour vos propos Monsieur l'Ambassadeur, j'aurai trois questions à vous poser. Tout d'abord, vous allez connaître une élection nationale importante durant votre présidence, l'élection présidentielle, craignez-vous à cette occasion des ingérences et de la désinformation dans le processus électoral ? Comment comptez-vous prévenir ce phénomène et y faire face ? Des outils à cet effet pourraient-ils selon vous être mis en place à l'échelle européenne ?

Sur l'autonomie stratégique en matière de défense, nous partageons une vision commune. Cependant, deux questions se posent : premièrement, comment encourager l'achat de matériel de défense européen ? Avez-vous des programmes ou des pistes que la présidence polonaise souhaite particulièrement soutenir ? Et deuxièmement, en ce qui concerne le financement, êtes-vous favorable ou non à l'utilisation d'« eurobonds » pour financer notre défense commune ?

Vous avez évoqué la simplification normative comme levier pour améliorer notre compétitivité. Cela soulève quelques inquiétudes, notamment face à l'exemple des États-Unis où une dérégulation totale a été choisie par Donald Trump et confiée à Elon Musk. Quelle est votre position concernant les directives européennes existantes, telles que celles sur le reporting extra-financier (CSRD) ou le devoir de vigilance ? La Pologne est-elle favorable à atténuer la charge administrative de ces dispositifs tout en conservant leurs fondements ou vise-elle à supprimer purement et simplement ?

M. André Reichardt. - Avec ma collègue Gisèle Jourda, nous travaillons au sein de la commission des affaires européennes sur le Partenariat oriental. J'ai noté avec grand intérêt que vous avez mentionné cet enjeu parmi les priorités de votre présidence. C'est, à ma connaissance, la première fois qu'une présidence européenne accorde autant d'importance au Partenariat oriental, et cela mérite d'être souligné.

J'ai compris que vous souhaitiez faire monter ce Partenariat oriental en puissance, en en faisant potentiellement un tremplin pour la candidature de certains pays au statut de membre de l'Union européenne. Pourriez-vous nous détailler les mesures concrètes que vous envisagez pour renforcer ce partenariat et l'accompagner vers cet objectif ? Cette question est particulièrement pertinente pour nous, qui travaillons déjà sur ces thématiques avec des pays comme la Géorgie et la Moldavie, voire dans un contexte plus complexe, l'Azerbaïdjan.

Deuxième point fondamental pour moi : l'unité et les valeurs. Que comptez-vous faire en la matière ? On constate une division persistante, notamment sur les valeurs fondamentales ou encore sur la question migratoire. Je pense ici au Pacte asile et migration qui continue de diviser les États membres, la Pologne ayant voté contre le pacte. Comme faire « union » sur le Pacte asile et migration ?

M. Jean-François Rapin, président. - Nous sommes contraints par le temps restant jusqu'à la séance de questions au Gouvernement, donc je vous propose, Monsieur l'Ambassadeur, de répondre à un thème en particulier et pour les autres questions d'y répondre par écrit.

S. E. M. Jan Emeryk Rooeciszewski, ambassadeur de la République de Pologne en France. - Très bien, je vais me concentrer sur quelques éléments de notre stratégie pour le Partenariat oriental et sur les médicaments critiques. Je donnerai par écrit des réponses précises sur la Moldavie mais sachez déjà que l'une de nos priorités sera de soutenir la normalisation des relations entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan comme élément clé de stabilisation du Caucase du Sud. Pour l'Ukraine, je crois que notre position est extrêmement claire et affichée dans notre programme. Et pour les Balkans occidentaux, notre mission est de poursuivre l'avancement du calendrier de négociations pour le rapprochement de ces pays vers l'adhésion.

Sur les médicaments critiques, atteindre l'autosuffisance en six mois est évidemment infaisable mais nous allons essayer de lancer une dynamique pour faire avancer les initiatives de la Commission européenne en ce sens avec un point particulier sur le « Critical Medicines Act ». Il est prévu aussi pendant notre présidence des actions en faveur de la santé psychique des enfants en lien notamment avec la question du numérique.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci à vous Monsieur l'Ambassadeur.

La réunion est close à 15 heures.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.