Mercredi 22 janvier 2025

- Présidence de Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 13 h 45.

Priorités de la présidence polonaise du Conseil de l'Union européenne - Audition de S. E. M. Jan Emeryk Rooeciszewski, ambassadeur de la République de Pologne en France

M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, Monsieur l'Ambassadeur, au nom de tous mes collègues, je suis très heureux de vous accueillir à nouveau au Palais du Luxembourg. Vous avez en effet honoré de votre présence la table ronde que notre commission a organisée au Sénat la semaine dernière pour apprécier les enjeux de la nouvelle Présidence Trump pour l'Union européenne, en présence des ambassadeurs à Paris des 26 États membres. Deux jours après l'investiture du nouveau Président américain, qui a été marquée par des mots et des actes forts, il est précieux de vous entendre aujourd'hui présenter les priorités de la présidence du Conseil de l'Union européenne qui revient à la Pologne en ce premier semestre 2025. Je vous remercie d'avoir accepté de venir à cet effet devant notre commission. C'est aussi une tradition de notre commission à chaque nouvelle présidence du Conseil.

La Pologne a pris la présidence du Conseil de l'UE le 1er janvier pour six mois cruciaux et amorce ainsi un nouveau trio de présidences avec le Danemark qui la suivra au 2ème semestre 2025, puis Chypre au 1er semestre 2026. Un trio déjà opérant en 2011 et 2012 qui aura encore, entre autres, la lourde mission de guider les négociations du Conseil sur le prochain Cadre financier pluriannuel de l'Union, négociations qui devraient s'ouvrir officiellement dès cet été.

La Pologne prend la suite d'une présidence hongroise compliquée où Budapest a trop souvent entretenu la confusion entre son mandat institutionnel à la tête du Conseil de l'Union et son propre agenda national.

Il me semble que la présidence polonaise est dans une autre démarche et veut manifester le « réveil européen » de la Pologne après les huit années de relations tendues entre Bruxelles et Varsovie, auxquelles a mis fin la victoire électorale de la coalition du 15 octobre 2023 menée par votre Premier Ministre Donald Tusk, qui fut d'ailleurs ancien Président du Conseil européen de 2014 à 2019.

L'Europe a bien besoin de ce réveil, et force est de reconnaître que la France et l'Allemagne traversent une période politique instable. L'avant-propos du programme de votre présidence le résume parfaitement : « La Pologne prend la présidence du Conseil de l'Union dans un contexte d'incertitude et d'inquiétude ».

L'agression russe de l'Ukraine a provoqué une guerre qui dure depuis presque trois ans et entre dans un moment charnière. Donald Trump, qui a promis d'y mettre fin en 24 heures, a réinvesti avant-hier la Maison Blanche. S'il n'a pas directement ciblé l'Europe dans son discours d'investiture, il a annoncé l'augmentation des droits de douane, la sortie de l'Accord de Paris ou encore le retrait de l'Organisation Mondiale de la Santé, mettant déjà certaines menaces à exécution. Défiant ainsi le multilatéralisme et s'entourant des géants américains du numérique, il a d'emblée opté pour une démonstration de force qui ébranle les relations transatlantiques. Face à lui, les institutions européennes, tout juste renouvelées, débutent elles aussi leur mandat, de manière moins tonitruante, même si l'alerte a été sonnée par les rapports Letta et Draghi sur la nécessité d'un urgent rebond de la compétitivité de l'Europe, distancée dans la compétition mondiale.

Monsieur l'Ambassadeur, votre pays a choisi pour slogan de présidence « Sécurité, Europe ! » qui met en exergue la priorité de l'Europe à retrouver sa sécurité dans cet environnement international instable. Sécurité d'ordre d'abord militaire, mais pas seulement : vous allez certainement nous expliquer comment votre présidence entend décliner ce concept dans la diversité des champs d'action européenne, dans une démarche qui n'est pas sans rappeler celle de la présidence française du Conseil de l'UE en 2022, centrée sur la notion d'autonomie stratégique, déclinée également selon plusieurs dimensions. Cette analogie m'amène à vous poser une première question : la Pologne croit-elle que l'Union européenne peut durablement assurer sa sécurité si elle ne consolide pas aussi son autonomie ? Ainsi, en matière de défense, la Pologne veut montrer l'exemple en consacrant presque 5 % de son PIB à s'équiper, comme requis pas son allié américain ; mais si, ce faisant, l'Europe devient plus dépendante de l'armement américain, aura-t-elle véritablement consolidé sa sécurité à moyen terme ? De même, si, au nom de la sécurité énergétique, l'Europe importe du GNL américain au lieu du gaz russe, aura-t-elle gagné en autonomie ?

Espérons que les ambitions de nos deux présidences -sécurité et autonomie- convergeront, en s'appuyant sur la relation étroite qui lie nos deux pays et sur leurs convictions européennes communes, concernant la nécessité de poursuivre le soutien à l'Ukraine, de renforcer l'Europe de la défense, de protéger nos agriculteurs d'une compétition mondiale inéquitable ou encore de développer toutes les énergies décarbonées, y compris nucléaire.

Autre similarité entre nos deux présidences : leur concomitance avec l'élection présidentielle nationale. Dans quelle mesure cela vous semble-t-il susceptible de compliquer la tâche de votre présidence ? Il me semble déjà, à quatre mois de l'élection présidentielle, percevoir l'amorce d'une surenchère entre les forces politiques polonaises pour s'assurer les faveurs du Président Trump... La Pologne saura-t-elle rester unie durant ce semestre ? Et parviendra-t-elle aussi à préserver l'unité des Européens face aux défis qui s'annoncent et rendent les six prochains mois si décisifs pour l'Union européenne ? Tous nos voeux en ce sens accompagnent votre présidence.

S. E. M. Jan Emeryk Rooeciszewski, ambassadeur de la République de Pologne en France. - Monsieur le Président, Mesdames les Sénatrices, Messieurs les Sénateurs, merci pour votre invitation. Je suis très honoré de pouvoir présenter les grandes lignes des priorités de la présidence polonaise du Conseil de l'Union européenne.

Il s'agit de la deuxième présidence assurée par notre pays ; c'est aussi la première du trio de présidence que la Pologne forme, sur 18 mois, avec le Danemark et Chypre. Il convient de souligner que notre présidence coïncide - comme vous le savez - avec un nouveau cycle institutionnel dans l'Union européenne, et un changement de présidence aux États-Unis.

L'environnement international - avec la guerre en cours de la Russie contre l'Ukraine, les tensions géopolitiques croissantes et les menaces hybrides - est extrêmement complexe et en tant que Présidence, nous sommes conscients qu'il s'agira d'une tâche difficile pour tous les États membres. Nous comptons sur leur volonté à tous de travailler ensemble pour trouver des accords et forger des consensus qui permettront à l'Europe d'aller de l'avant.

Face à ces défis, il devient de plus en plus nécessaire d'assurer la sécurité de nos pays et nos sociétés. Les déficits de sécurité et de stabilité en Europe sont existentiels et nécessitent une action stratégique. Par conséquent, la Pologne souhaite placer sa présidence de 2025 sous les auspices d'un mot d'ordre : la sécurité.

Notre stratégie va s'articuler autour de sept thématiques :

1) Le premier axe - la défense et sécurité : la guerre sur le continent européen nécessite de renforcer le potentiel de défense de l'Union en soutenant les initiatives européennes de défense, l'industrie de l'armement et le développement d'infrastructures militaires et à double usage, y compris le « Bouclier oriental », le « Dôme européen » et dans l'espace baltique.

Nous continuerons à coopérer avec la Commission européenne pour garantir un financement adéquat de la dimension de défense de l'UE. Notre priorité sera de renforcer les relations transatlantiques, en particulier la coopération de l'UE avec l'OTAN, les États-Unis et d'autres alliés, dont le Royaume-Uni, la Corée du Sud, le Japon et les pays « like minded », partageant les mêmes idées.

Permettez-moi de citer un extrait du discours prononcé aujourd'hui par le Premier ministre Tusk devant le Parlement européen à Strasbourg : « Il est temps que l'Europe ne fasse pas d'économies sur la sécurité. Je le dis en tant que Premier ministre d'un pays qui dépense déjà près de 5 % pour la sécurité. J'aimerais dire qu'il dépense ces 5 % non pas pour sa propre sécurité, mais pour la sécurité européenne. Il se trouve que la Pologne a de longues frontières avec la Russie, la Biélorussie et l'Ukraine, pays ami. Je sais que ce n'est pas la présidence polonaise qui décidera de cette question, mais il s'agit d'un appel urgent à toujours rejeter la pensée routinière. Si l'Europe veut survivre, elle doit être armée. Ce n'est pas notre choix. Je ne suis pas un militariste. La Pologne est le genre d'endroit sur terre où personne n'a envie de refaire une guerre. Nous devons tous être forts, armés, déterminés, forts en esprit, mais aussi forts dans nos capacités défensives, alors ne sous-estimez pas cet appel des 5 %. Pensons, faisons preuve de souplesse et de créativité. Car c'est aujourd'hui que les dépenses de défense doivent être radicalement augmentées. Après tout, pas pour toujours, mais si un jour nous devions commencer à dépenser nettement plus d'argent en tant qu'États-nations, en tant qu'États membres de l'OTAN, mais aussi en tant qu'Union européenne dans son ensemble, c'est exactement ce qui se passe aujourd'hui. »

D'une manière générale, notre présidence se concentrera sur les tâches suivantes : maximiser le soutien à l'Ukraine, maintenir les politiques actuelles à l'égard de la Russie et de la Biélorussie, et renforcer la sécurité et de la résilience de l'UE et de ses partenaires. Nous poursuivrons ces priorités en étroite collaboration avec les nouveaux dirigeants de l'UE, en particulier la haute représentante Kaja Kallas et le commissaire à la défense et à l'espace Andrius Kubilius. Nous nous efforcerons de maximiser le soutien politique, militaire et financier de l'UE - avec un financement stable et pluriannuel - à l'Ukraine.

L'année 2025 sera décisive pour déterminer la direction que prendra la guerre. L' « économie de guerre » de la Russie montre déjà des signes d'effondrement, et l'UE doit tenir ses promesses pour aider à repousser la Russie de l'Ukraine. Nous chercherons à renforcer les sanctions de l'UE contre la Russie et la Biélorussie et à améliorer les méthodes pour contrer leur contournement. Nous envisageons une conférence internationale dédiée à ce sujet en février.

La Russie doit être tenue légalement et financièrement responsable de son agression contre l'Ukraine. Nous chercherons à obtenir un accord entre les États membres pour utiliser pleinement les avoirs gelés de la Banque centrale de Russie afin de soutenir l'Ukraine. Les contribuables européens ne devraient pas payer pour les destructions causées par les missiles russes. Nous soutiendrons et chercherons à poursuivre la politique « no business as usual » à l'égard de la Russie et de la Biélorussie. En conséquence, nous nous opposerons à l'élection de ces deux pays dans les organes des organisations internationales.

Dans le cadre de la politique extérieure, il convient de souligner qu'une grande importance sera accordée à l'élargissement de l'UE. L'élargissement est le meilleur instrument dont dispose l'Union européenne pour consolider et promouvoir la paix, la démocratie, l'État de droit et la prospérité en Europe. Les nouveaux membres renforcent la compétitivité et le potentiel de croissance du marché unique, réalisent des économies d'échelle et créent des opportunités supplémentaires pour les citoyens et les entreprises. L'élargissement est également le moyen le plus efficace de promouvoir les valeurs européennes, au premier rang desquelles figurent la démocratie et l'État de droit, et de renforcer la sécurité et la stabilité dans notre voisinage. Au cours de notre présidence, nous veillerons à ce que l'élargissement de l'UE à l'Est et au Sud se fasse à un rythme et avec une qualité appropriés. Notre objectif est de progresser en ce qui concerne l'Ukraine et la Moldavie, mais aussi les pays des Balkans occidentaux.

La situation en Géorgie exige un message clair et fort. Nous sommes aux côtés du peuple géorgien et réitérons le soutien indéfectible de l'UE à sa lutte pour la démocratie et les valeurs européennes.

Nous souhaitons également que l'Union européenne et la Turquie prennent des mesures concrètes pour rapprocher les deux parties. La Turquie est un partenaire important et stratégique.

Nous considérons notre présidence comme une bonne occasion de réfléchir à l'avenir du Partenariat oriental. En conséquence, nous prendrons des mesures pour améliorer et revigorer le Partenariat oriental afin qu'il soit mieux adapté aux besoins géopolitiques d'aujourd'hui. Nos efforts viseront à faire en sorte que le partenariat devienne complémentaire du processus d'élargissement, qu'il ait un impact plus fort sur les réformes pro-européennes dans les pays qui n'aspirent pas à rejoindre l'UE, et qu'il mette davantage l'accent sur la sécurité et la lutte contre les menaces hybrides. Nous mettrons également l'accent sur le renforcement de la coopération économique. À cette fin, nous accueillerons le Forum des entreprises du Partenariat oriental à Varsovie en avril.

2) Au titre de la protection des personnes et des frontières, la Présidence prendra des mesures pour répondre au problème des attaques hybrides, en particulier l'instrumentalisation et la militarisation de la migration. Nous chercherons de nouvelles solutions pour assurer la sécurité des frontières extérieures de l'UE, mettre un terme à la migration illégale, renforcer l'efficacité des retours et coopérer avec les partenaires internationaux.

Nous oeuvrerons pour accroître la capacité de l'UE en matière de protection civile, de résilience aux catastrophes, de sauvetage et d'aide humanitaire. Nous aborderons le thème de la lutte contre le sabotage, les réseaux internationaux du crime organisé, le terrorisme et la radicalisation. Vu les conséquences tragiques des récentes catastrophes naturelles - le cyclone Chido àMayotte, les inondations en Espagne -, il est aussi nécessaire de renforcer la résilience de l'UE face au changement climatique.

3) La troisième priorité est la résistance à l'ingérence et la désinformation étrangères. Nous agirons pour améliorer la sécurité et la résilience non militaires de l'UE et de son voisinage oriental. Il est important de renforcer la résilience et la réponse aux menaces cybernétiques, hybrides et terroristes, d'améliorer les capacités de communication stratégique de l'UE et de lutter contre l'ingérence étrangère (en particulier russe) et la désinformation.

Une partie de ces efforts consiste à introduire le concept de conseil de résilience dans le domaine de la désinformation. Il s'agit d'un organe communautaire qui assiste les pouvoirs législatif et exécutif, y compris les coordinateurs des services numériques. Ces conseils réuniraient des experts et mettraient en commun les connaissances de différents domaines importants pour la lutte contre la manipulation de l'information étrangère et l'interférence (FIMI).

4) Un autre sujet important est celui de garantir la sécurité et la liberté des entreprises : la Présidence visera principalement à répondre aux défis posés par la situation économique et financière actuelle de l'UE. Nous voulons aider les entreprises à s'adapter aux changements dynamiques liés au climat et à la transformation numérique. Nous nous concentrerons sur l'approfondissement de l'intégration du marché unique, notamment dans le secteur des services.

Nous viserons également à améliorer les mécanismes de soutien à l'industrie dans les domaines importants pour la sécurité et la création des avantages économiques et rétablir des conditions de concurrence équitables pour l'industrie de l'UE face aux pratiques protectionnistes des concurrents mondiaux ; simplifier la réglementation européenne ; raccourcir les procédures et réduire les obligations bureaucratiques, en particulier pour les petites et moyennes entreprises (PME) et assouplir les règles de mise en oeuvre de la politique énergétique et climatique.

Nous chercherons à favoriser une plus grande implication des capitaux privés dans le financement de l'économie et de la transformation verte et numérique.

La présidence polonaise discutera de la forme future de la politique de cohésion. Cette politique joue un rôle important puisqu'elle égalise les opportunités de développement, implique les citoyens, renforce la démocratie représentative et l'identification aux priorités de l'UE.

5) Dans le cadre du pilier « transition énergétique », la Présidence mènera des discussions au sein du Conseil avec l'intention de les conclure sur le cadre de sécurité énergétique de l'UE ; la transition de l'UE vers l'abandon des sources d'énergie russes d'ici 2027 au plus tard ; le soutien à la décarbonation de l'UE par le biais de l'électrification, et les solutions au problème des prix élevés de l'énergie dans l'UE - puisque la sécurité énergétique de l'UE signifie également garantir que les citoyens et les entreprises aient accès à l'énergie en quantité adéquate et à des prix abordables, ce qui est essentiel pour la compétitivité de l'économie et la prospérité de l'UE.

Nous discuterons des moyens d'atteindre les prix de l'énergie les plus bas possibles dans l'UE, en tenant compte de la nécessité de soutenir de manière égale le développement de toutes les technologies de production d'énergie nécessaires à la transition verte, y compris l'énergie nucléaire.

6) Sur le sujet crucial d'une agriculture compétitive et résiliente, la Présidence organisera un débat politique sur la vision pour l'agriculture et l'alimentation annoncée par la Commission européenne. Les résultats de cette discussion constitueront une contribution importante, entre autres, pour déterminer la forme de la politique agricole commune (PAC) après 2027. Les solutions futures de la PAC seront cruciales pour la sécurité alimentaire et la stabilisation des revenus des agriculteurs. Elles doivent également permettre de construire et de maintenir une agriculture et un développement rural européens compétitifs et résistants. Elles devraient soutenir la transformation nécessaire pour relever les défis environnementaux et climatiques, y compris l'accès à l'eau. Il est également important de préparer le secteur agroalimentaire à l'élargissement de l'UE.

7) J'aborderai pour finir le sujet de la sécurité de la santé. La priorité sera de se concentrer sur la transformation numérique des soins de santé et sur la nécessité d'améliorer la sécurité des médicaments dans l'UE, en mettant l'accent sur la perspective des patients.

Nous nous préparons à discuter de l'initiative législative sur les médicaments critiques (Critical Medicine Act) - annoncée par la nouvelle Commission européenne - qui vise à remédier aux graves pénuries de médicaments essentiels tels que les antibiotiques, l'insuline et les analgésiques dans l'UE. La présidence entend aussi mener un débat sur l'amélioration de la sécurité des médicaments et élaborer des conclusions sur les mesures préventives pour la santé mentale des enfants et des jeunes à l'ère numérique.

Pour terminer, je signale que nous avons mis en place un site internet dédié à la présidence contenant, entre autres, des informations sur ses initiatives et événements. Je me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions. Merci pour votre attention.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci Monsieur l'Ambassadeur, je cède la parole à la présidente du groupe d'amitié France - Pologne du Sénat, Valérie Boyer.

Mme Valérie Boyer. - Merci Monsieur le Président. Excellence, merci pour cet exposé. J'ai trois questions à vous poser. Vous avez parlé en premier lieu du Partenariat oriental : est-ce que vous pourriez en dire plus ? S'agissant de nos relations avec la Turquie, vous avez insisté sur votre volonté de relancer des discussions sur notre coopération avec ce pays avec lequel tous les États membres n'ont pas de bonnes relations. Pouvez-vous nous développer ce sujet ? En outre, comment la Pologne compte-t-elle inciter les pays de l'Union à tendre vers l'objectif de consacrer 5 % de dépenses de leur PIB ? Vous mentionnez d'excellentes relations avec les États-Unis, comment voyez-vous l'évolution des relations transatlantiques avec l'élection de Donald Trump ? Vous avez parlé du nucléaire : envisagez-vous la possibilité de développer le partenariat avec la France en la matière ? Enfin, un sujet qui n'a pas été évoqué, c'est celui du déclin démographique. Quelles initiatives au niveau européen comptez-vous prendre pendant votre présidence sur ce point qui est aussi important que la défense ?

Mme Catherine Morin-Desailly. - Monsieur l'Ambassadeur, on ne peut que souscrire à vos idées sur la sécurité au regard de la géographie et de votre histoire au sein de l'Europe. Réarmer l'Europe, c'est aussi le faire au niveau numérique, puisque cela concerne toutes les industries, les infrastructures critiques et les réseaux sociaux. La guerre aujourd'hui est hybride et vous avez lourdement insisté sur les ingérences étrangères. Ma question est donc double : au vu de la faiblesse des réactions d'Ursula Von der Leyen, présidente de la Commission européenne, aux provocations d'Elon Musk, soutenu par la suite par Mark Zuckerberg, que comptez-vous faire afin que nos règlements européens - dont le DMA (Digital Market Act) permettant de développer des conditions loyales de concurrence - soient réellement appliqués, ce qui donneraient des briques de souveraineté à l'Union ?

Ma deuxième question concerne les rapports Draghi et Letta qui mettent en lumière, de manière dramatique, les carences accumulées au cours des trente dernières années, notamment notre incapacité à mener une politique industrielle adaptée, en particulier dans le domaine du numérique. Comment la Pologne pourrait-elle jouer un rôle moteur au sein du Conseil, puisque j'ai la conviction que c'est au sein de cette instance que les décisions cruciales et urgentes devront être prises, plutôt qu'à la seule échelle de la Commission, dont l'action reste limitée ? Nous sommes aujourd'hui à la croisée des chemins, si nous voulons survivre à l'étau dans lequel nous nous trouvons - entre la Russie, que vous avez mentionnée, mais également la Chine et les États-Unis.

Mme Florence Blatrix Contat. - Vous avez cité les sept priorités de votre programme qui constituent de véritables défis pour l'Union européenne. J'aimerais aborder trois enjeux clés qui en découlent s'agissant des enjeux financiers.

Le programme de la présidence polonaise indique une volonté d'améliorer le fonctionnement et la compétitivité des marchés de capitaux européens, avec une priorité donnée aux projets législatifs visant à renforcer l'Union des marchés des capitaux. Quelles propositions concrètes la présidence polonaise prévoit-elle en la matière ?

La présidence polonaise sera également chargée de préparer les premières discussions sur le futur cadre financier pluriannuel de l'Union, avec le commissaire Piotr Serafin : comment la présidence envisage-t-elle d'aborder cette échéance stratégique, notamment sur la question cruciale du financement par de nouvelles ressources propres ?

Enfin, le programme mentionne que la présidence continuera à travailler sur l'introduction de l'euro numérique, mais sans entrer dans les détails. Au Sénat, nous avons adopté un rapport d'information soulignant l'importance de ce sujet pour la souveraineté, la concurrence et l'intégration des paiements en Europe. Quelles initiatives spécifiques la présidence polonaise envisage-t-elle à ce sujet ?

S. E. M. Jan Emeryk Rooeciszewski, ambassadeur de la République de Pologne en France. - Je vous remercie pour ces questions pour lesquelles je vous ferai également parvenir des réponses écrites. Le Partenariat oriental est une priorité pour la présidence polonaise. L'objectif principal est de faire progresser le processus d'élargissement vers l'Est et les Balkans, en fonction de l'engagement des pays candidats. Cela est essentiel pour consolider les réformes dans ces pays, maintenir la crédibilité de l'Union européenne et renforcer notre sécurité dans le contexte de la guerre en Ukraine.

Concernant la Turquie, bien que la relation soit complexe, elle demeure un partenaire stratégique important. La sécurité de la façade orientale de l'UE est très importante tant pour nous que pour la Turquie. La présidence polonaise souhaite maintenir un dialogue constructif conformément aux conclusions du Conseil européen et tout faire pour que la Turquie reste de notre côté. Ce dialogue cordial doit se poursuivre, ne serait-ce que parce que la Turquie est toujours un pays candidat à l'adhésion.

Pour ce qui est de la défense, nos dépenses en matière militaire sont des dépenses pour préserver notre indépendance, d'autant que nos frontières orientales sont aussi les frontières de l'UE. Ces frontières sont très longues, presque 1 200 km de frontières en additionnant celles de la Russie (232 km), la Biélorussie (418 km) et l'Ukraine (535 km), ce qui demande des fonds importants en matière de fortification et de surveillance. C'est pourquoi nous pensons que l'UE doit contribuer au renforcement de cette frontière. La présidence polonaise encouragera les États membres à augmenter leurs contributions au budget européen dédié à la défense.

Sur l'énergie nucléaire, la Pologne partage une vision analogue à celle de la France. Actuellement, la Pologne ne dispose d'aucune centrale nucléaire mais un contrat a été signé avec des partenaires américains pour la construction d'une première centrale et des négociations sont en cours pour développer deux centrales supplémentaires, en explorant différentes options technologiques dont certaines européennes.

Les relations entre la Pologne et les États-Unis sont historiques et stratégiques. Des Polonais ont participé à la guerre d'indépendance américaine, nous avons une très grande diaspora polonaise aux États-Unis et les États-Unis ont toujours été des fervents soutiens de l'indépendance de la Pologne. C'est pourquoi le partenariat transatlantique représente une garantie d'indépendance, non seulement pour la Pologne mais pour l'Europe entière. La Pologne continuera à cultiver des relations solides avec l'administration américaine, indépendamment des partis qui siègent à la Maison Blanche. Et tant qu'elle préside le Conseil de l'UE, la Pologne s'adressera toujours aux Américains après avoir obtenu une position européenne commune.

Sur la santé et la démographie, qui sont des sujets extrêmement importants pour la Pologne, je n'ai pas le temps nécessaire pour les développer dans le détail et rappellerai seulement la présidence polonaise soutient les initiatives en faveur de la famille et de la natalité. Je vous propose de vous donner des éléments plus précis par écrit. L'un des dossiers prioritaires en matière de santé à notre agenda est celui de l'autosuffisance sur la production de médicaments critiques pour réduire nos dépendances extérieures. Tant pour la santé que la défense, nous avons d'abord besoin d'une grande solidarité entre États membres pour dépasser l'égoïsme respectif de nos pays.

Sur le prochain cadre financier pluriannuel, la présidence polonaise organisera une conférence d'experts de haut niveau à ce sujet en février. Le sujet sera ensuite examiné au sein du conseil Affaires générales, où sera notamment discuté le financement de la défense, notamment via la participation de la Banque européenne d'investissement (BEI). À ce sujet, la France et Pologne ont noué un beau partenariat sur l'acquisition de satellites à double usage co-financés par la BEI ; c'est la première fois à ma connaissance que la BEI a investi dans un bien à double usage. C'est un partenariat européen qui est prometteur et doit en amorcer d'autres dans le domaine de l'armement.

Pour en revenir aux événements survenus aux États-Unis et aux propos d'Elon Musk, nous devons d'abord observer et attendre car la politique américaine est encore incertaine. Je le dis d'un point de vue très personnel, je crois que nous avons, d'une certaine manière, abandonné les États-Unis, laissant libre cours à un processus de « dé-européanisation » des États-Unis. Dans les années 1970, 1980 et 1990, toute une génération de conseillers à la Maison Blanche était issue de l'immigration européenne. Permettez-moi de rappeler les noms de Kissinger, Brzeziñski ou encore de Madeleine Albright. Ces derniers influençaient considérablement la politique étrangère et géopolitique américaine. Nous avons perdu cela ces dernières années et je crois que nous devons reconnaître que nous y avons notre part. Il y a peut-être un travail à faire en ce sens pour retrouver cette influence européenne sur les États-Unis.

Les rapports Draghi et Letta, dénoncent ce que nous savons déjà depuis un certain temps. Ils dressent un tableau de l'Europe, pas très optimiste et nous connaissons aujourd'hui clairement le décrochage de l'Europe, par exemple au niveau technologique par rapport aux États-Unis. Mais nous ne savons pas encore ce que nous devons faire et comment convaincre nos sociétés pour retrouver la compétitivité et relancer l'activité économique. Cela demande beaucoup de courage politique. Nous avons la responsabilité de préparer une autre Europe, une nouvelle Europe pour nos enfants et petits-enfants. Nous devons créer un cadre efficient pour que l'argent européen reste en Europe, et ne parte pas aux Etats-Unis, comme aujourd'hui pour y financer les technologies numériques. Nous manquons d'un climat d'affaires suffisamment efficace. Nous devons faire de l'Europe un continent beaucoup plus attractif et ouvert aux investissements. Ce climat reste à créer. Cela ne peut pas passer par trop de régulation et de réglementation.

Mme Gisèle Jourda. - Je tiens à rappeler que votre pays, la Pologne, a fait beaucoup d'envieux à une certaine époque, notamment lors de son adhésion à l'Union européenne. À ce moment-là, plusieurs pays candidats aspiraient à rejoindre l'Europe. Le Partenariat oriental a permis de répondre en partie à ces aspirations. Pour ma part, je me souviens avoir défendu au Sénat, dans les années 2016-2017, les contrats d'association liés à ce partenariat, en particulier pour la Géorgie, l'Ukraine et la Moldavie. Ces contrats étaient une réponse à la nécessité de ralentir l'élargissement rapide de l'Union européenne, tout en renforçant les liens avec ces pays.

Aujourd'hui, même si l'Ukraine et la Moldavie ont obtenu le statut de candidats, comme vous l'avez justement souligné, le conflit en Ukraine, conséquence de l'agression russe, a entravé ce processus. Ma question est donc la suivante : au niveau européen, va-t-on continuer à renforcer la politique de voisinage à travers le Partenariat oriental ? Pensez-vous qu'il soit possible et nécessaire de moderniser ses modalités et de faire évoluer les contrats existants, tout en maintenant une perspective d'intégration pour les pays concernés ?

M. Bernard Jomier. - Merci pour vos propos Monsieur l'Ambassadeur. La présidence polonaise a indiqué vouloir inscrire un certain nombre de questions sociales et de santé à son agenda. Je tiens d'abord à saluer cette initiative, car lors de la présidence précédente, aucune politique notable n'a été engagée dans ces domaines. Pouvez-vous préciser les dossiers spécifiques sur lesquels vous souhaitez avancer pendant ces six mois ?

Durant le mandat initial de Mme von der Leyen, la Commission européenne a avancé sur la révision de la législation pharmaceutique européenne. Vous avez mentionné deux objectifs prioritaires : la nécessité d'une autosuffisance en médicaments critiques qui ne figure pas comme objectif dans les textes actuels et la solidarité entre les États membres qui, même si elle n'est pas absente de ces textes, reste d'ambition modérée. Souhaitez-vous que ces textes actuellement en cours d'examen soient modifiés pour mieux faire droit à ces principes ?

M. Didier Marie. - Merci pour vos propos Monsieur l'Ambassadeur, j'aurai trois questions à vous poser. Tout d'abord, vous allez connaître une élection nationale importante durant votre présidence, l'élection présidentielle, craignez-vous à cette occasion des ingérences et de la désinformation dans le processus électoral ? Comment comptez-vous prévenir ce phénomène et y faire face ? Des outils à cet effet pourraient-ils selon vous être mis en place à l'échelle européenne ?

Sur l'autonomie stratégique en matière de défense, nous partageons une vision commune. Cependant, deux questions se posent : premièrement, comment encourager l'achat de matériel de défense européen ? Avez-vous des programmes ou des pistes que la présidence polonaise souhaite particulièrement soutenir ? Et deuxièmement, en ce qui concerne le financement, êtes-vous favorable ou non à l'utilisation d'« eurobonds » pour financer notre défense commune ?

Vous avez évoqué la simplification normative comme levier pour améliorer notre compétitivité. Cela soulève quelques inquiétudes, notamment face à l'exemple des États-Unis où une dérégulation totale a été choisie par Donald Trump et confiée à Elon Musk. Quelle est votre position concernant les directives européennes existantes, telles que celles sur le reporting extra-financier (CSRD) ou le devoir de vigilance ? La Pologne est-elle favorable à atténuer la charge administrative de ces dispositifs tout en conservant leurs fondements ou vise-elle à supprimer purement et simplement ?

M. André Reichardt. - Avec ma collègue Gisèle Jourda, nous travaillons au sein de la commission des affaires européennes sur le Partenariat oriental. J'ai noté avec grand intérêt que vous avez mentionné cet enjeu parmi les priorités de votre présidence. C'est, à ma connaissance, la première fois qu'une présidence européenne accorde autant d'importance au Partenariat oriental, et cela mérite d'être souligné.

J'ai compris que vous souhaitiez faire monter ce Partenariat oriental en puissance, en en faisant potentiellement un tremplin pour la candidature de certains pays au statut de membre de l'Union européenne. Pourriez-vous nous détailler les mesures concrètes que vous envisagez pour renforcer ce partenariat et l'accompagner vers cet objectif ? Cette question est particulièrement pertinente pour nous, qui travaillons déjà sur ces thématiques avec des pays comme la Géorgie et la Moldavie, voire dans un contexte plus complexe, l'Azerbaïdjan.

Deuxième point fondamental pour moi : l'unité et les valeurs. Que comptez-vous faire en la matière ? On constate une division persistante, notamment sur les valeurs fondamentales ou encore sur la question migratoire. Je pense ici au Pacte asile et migration qui continue de diviser les États membres, la Pologne ayant voté contre le pacte. Comme faire « union » sur le Pacte asile et migration ?

M. Jean-François Rapin, président. - Nous sommes contraints par le temps restant jusqu'à la séance de questions au Gouvernement, donc je vous propose, Monsieur l'Ambassadeur, de répondre à un thème en particulier et pour les autres questions d'y répondre par écrit.

S. E. M. Jan Emeryk Rooeciszewski, ambassadeur de la République de Pologne en France. - Très bien, je vais me concentrer sur quelques éléments de notre stratégie pour le Partenariat oriental et sur les médicaments critiques. Je donnerai par écrit des réponses précises sur la Moldavie mais sachez déjà que l'une de nos priorités sera de soutenir la normalisation des relations entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan comme élément clé de stabilisation du Caucase du Sud. Pour l'Ukraine, je crois que notre position est extrêmement claire et affichée dans notre programme. Et pour les Balkans occidentaux, notre mission est de poursuivre l'avancement du calendrier de négociations pour le rapprochement de ces pays vers l'adhésion.

Sur les médicaments critiques, atteindre l'autosuffisance en six mois est évidemment infaisable mais nous allons essayer de lancer une dynamique pour faire avancer les initiatives de la Commission européenne en ce sens avec un point particulier sur le « Critical Medicines Act ». Il est prévu aussi pendant notre présidence des actions en faveur de la santé psychique des enfants en lien notamment avec la question du numérique.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci à vous Monsieur l'Ambassadeur.

La réunion est close à 15 heures.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Jeudi 23 janvier 2025

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 9 h 00.

Désignation de rapporteurs

M. Jean-François Rapin, président. - Avant de démarrer notre réunion, je souhaite vous soumettre plusieurs nominations de rapporteurs, car quatre propositions de résolution européenne (PPRE) ont été déposées et notre commission doit les examiner dans le mois, donc avant la suspension parlementaire de février.

Notre collègue Nathalie Goulet a déposé le 8 janvier dernier une PPRE visant à la création d'un fichier européen des comptes bancaires et assimilés : je propose d'en confier l'examen à André Reichardt et Florence Blatrix Contat.

Nos collègues Stéphane Demilly, Georges Patient et Christian Cambon ont déposé hier une PPRE sur l'intégration régionale des régions ultrapériphériques (RUP) de l'Union européenne : je vous propose d'en nommer rapporteurs Georges Patient et moi-même.

Nos collègues du groupe socialiste ont aussi déposé hier une PPRE visant à l'application stricte du cadre réglementaire numérique de l'Union européenne et appelant au renforcement des conditions d'une réelle souveraineté numérique européenne : je vous propose de désigner comme rapporteures Catherine Morin-Desailly et Florence Blatrix Contat.

Enfin, j'ai déposé hier avec mon collègue Olivier Rietmann une PPRE visant la reconnaissance par l'Union européenne de la catégorie des entreprises de taille intermédiaire : je propose qu'elle soit rapportée par Vincent Louault et Didier Marie.

Il en est ainsi décidé.

Actualité de l'Union européenne et influence française après le renouvellement des institutions européennes - Audition de M. Philippe Léglise-Costa, ambassadeur, représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne

M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur le représentant permanent, merci d'avoir accepté cette audition par notre commission, qui ne vous a pas entendu depuis plus de deux ans. À l'heure où les choses se remettent en route, à Bruxelles comme à Washington dans un contexte flottant à Berlin et Paris, et à un mois du funeste troisième anniversaire de la guerre déclenchée par l'agression russe de l'Ukraine, le moment nous a semblé particulièrement opportun pour faire un point avec vous, à la fois sur le nouveau paysage européen et sur les sujets qui vont faire l'actualité ces prochains mois.

En effet, les institutions européennes viennent d'achever leur renouvellement à la suite des élections européennes de juin dernier. La représentation permanente de la France a joué un rôle crucial à cet égard pour tenter de conserver une forte influence française en leur sein. À ce titre, nous sommes curieux d'entendre votre point de vue sur le poids de la France dans les nouvelles institutions européennes.

Sous la présidence renouvelée de Mme von der Leyen, la nouvelle Commission européenne, qui présentera son programme de travail le 12 février prochain, a annoncé nombre de réformes de grande ampleur dans les 100 premiers jours de son mandat, notamment en réponse aux rapports Letta et Draghi qui plaident pour un sursaut économique urgent de l'Union européenne (UE) afin de lui éviter une « lente agonie »  : pacte « Industrie propre », législation Omnibus de simplification, usines d'intelligence artificielle, cybersécurité dans la santé, fin de l'importation de gaz russe en Europe, reconfiguration de la stratégie agricole européenne, mais aussi livre blanc de la défense européenne, laquelle exige des investissements urgents, selon les propos tenus hier par la haute représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, aussitôt repris en écho par la présidence polonaise qui fait de la sécurité son mantra - nous entendions hier l'ambassadeur de la République de Pologne en France. Alors que le possible futur chancelier allemand, Friedrich Merz, s'est dit ouvert à ce que l'UE emprunte pour s'armer, ce sera l'un des enjeux majeurs des négociations autour du cadre financier pluriannuel 2028-2034 dont le lancement devrait se faire d'ici à l'été 2025 - les propos très durs qu'il a tenus à l'égard de l'UE suscitent des interrogations.

Mais l'agenda européen risque d'être largement dicté par celui de la nouvelle présidence Trump qui désavoue le multilatéralisme en se retirant de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et de l'Accord de Paris, qui s'allie les grandes plateformes numériques américaines méprisant les règles européennes applicables, qui annonce une guerre commerciale tous azimuts, qui promet la fin de la guerre en Ukraine par une négociation directe avec le président Poutine sans s'embarrasser de l'Europe, et qui requiert des membres de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan) un effort en matière de défense à hauteur de 5 % du PIB.

Le plus grand défi face à cette manifestation de force sera de maintenir l'unité entre les États membres, lesquels devront convenir de la stratégie à adopter en réponse : quel est votre pronostic à cet égard, en fonction du climat que vous percevez entre eux au Conseil ?

Par ailleurs, dans quelle mesure, selon vous, la nouvelle Commission est-elle disposée à revoir ses méthodes de travail pour ne pas braquer les États membres et éviter de nourrir la tentation nationaliste qui grandit chez la plupart d'entre eux ? Vous avez peut-être lu notre rapport sur la législation en Europe, publié en décembre dernier. Je serais intéressé de connaître à ce propos votre appréciation sur les recommandations faites par notre commission, qui s'inquiète d'une dérive normative européenne.

M. Philippe Léglise-Costa, ambassadeur, représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne. - Je vous remercie pour votre invitation. Elle intervient à un moment très particulier pour l'Union européenne, qui reste confrontée à des défis majeurs. Trois grands enjeux prioritaires peuvent être distingués.

Premièrement, la sécurité sur le continent européen est affectée depuis plusieurs années par différentes menaces, notamment terroristes, dont la portée a été profondément modifiée par l'agression russe contre l'Ukraine, et donc le retour de la guerre en Europe.

Deuxièmement, le risque de décrochage économique diagnostiqué par les rapports Letta et Draghi, au moment où des transformations climatiques et numériques profondes sont engagées, devrait conduire à des choix très importants pour la structure de nos politiques européennes.

Troisièmement, enfin, le défi démocratique se manifeste par des atteintes à l'État de droit au sein de l'Union et par des interférences dans des débats nationaux. Cette question très délicate est fondamentale pour la construction européenne et notre capacité à relever les autres défis, lesquels - pour reprendre les propos de M. Draghi - supposent un niveau inédit de coopération dans les années à venir.

Ces enjeux sont complexes, d'autant que l'Union européenne et la plupart des États membres eux-mêmes n'étaient pas nécessairement prêts. Pourtant, durant cette dernière période, ils ont manifesté une capacité d'unité et d'action qui a pu surprendre. Ils se sont dits résolus, lors du sommet de Versailles sous présidence française en 2022 à construire une souveraineté européenne en réduisant les dépendances stratégiques et ont su poser un diagnostic lucide.

Dans le même temps, les changements de l'environnement stratégique s'accélèrent, ce qui devrait inciter à aller beaucoup plus loin, comme l'a dit le Président de la République devant les ambassadeurs au début du mois. Les Européens sont ainsi mis à l'épreuve une nouvelle fois.

Dans ce contexte, la France continue à jouer son rôle d'initiative, de mobilisation des institutions et d'entraînement des États membres. En principe, elle est mieux préparée que d'autres aux réalités auxquelles nous devons faire face et qui appellent une pensée plus stratégique, une affirmation plus forte de la puissance publique et une plus grande indépendance.

En réponse à vos questions, Monsieur le Président, j'évoquerai trois volets.

D'abord, le renouvellement des institutions européennes, qui a lieu tous les cinq ans. Il a été engagé à partir des élections européennes du mois de juin dernier. Il s'est étendu sur près de six mois et a permis de déterminer de nouveaux équilibres au Parlement européen, d'installer des personnalités aux postes clés, en particulier le collège des commissaires, et d'arrêter un programme politique et institutionnel dont nous pouvons tirer quelques enseignements.

Le processus, qui par nature est un peu long, s'est déroulé sans retard ou incident majeur, même si certaines tensions sont apparues au Parlement européen. Nous y voyons un réalisme de la majorité des acteurs qui sont conscients des enjeux. La place des différents groupes politiques a en partie été modifiée, en particulier à droite de l'hémicycle. Si la réélection de la présidente du Parlement et de la présidente de la Commission s'est fondée sur une majorité au centre, il existe désormais en théorie des majorités alternatives à droite, ce qui peut créer une certaine incertitude dans le processus législatif à venir.

Les personnalités retenues pour les top jobs sont M. Costa, Mme von der Leyen, Mme Kallas et Mme Metsola. Elles reflètent ensemble les équilibres qui doivent être respectés sur les plans politique, géographique ou de la parité. Il témoigne aussi du choix de la continuité et de l'expérience, avec l'espoir que les relations entre elles seront meilleures que lors du mandat précédent.

S'agissant de la Commission européenne, le collège est composé de personnalités de qualité, dont beaucoup d'anciens ministres, et répond à la volonté de renverser la logique d'une organisation en silo pour mettre les politiques ou les programmes au service d'objectifs. A titre d'illustration, le commissaire français reprend le portefeuille du marché intérieur, mais couvre, dans sa fonction de vice-président exécutif, l'ensemble de la stratégie industrielle avec, sous sa responsabilité, les commissaires chargés du commerce, des services financiers, de la gouvernance économique et de la recherche. Cette évolution concerne également les commissaires espagnole ou finlandaise.

Deux postes de commissaires ont été créés, l'un à la défense et à l'espace, l'autre à la Méditerranée. D'autres portefeuilles ont été complétés, tels que ceux du commissaire au commerce, avec la sécurité économique, et du commissaire à la pêche, avec les océans. De nouveaux équilibres apparaissent, qui seront reflétés dans le programme. Ainsi, le commissaire au climat veillera à la croissance, et la commissaire à l'environnement sera chargée de l'économie circulaire compétitive. La commissaire aux services financiers devra développer l'Union pour l'épargne et l'investissement.

La contrepartie de cet effort de réorganisation est une exigence renforcée de coopération entre les commissaires et les directions générales. Cela demandera à être confirmé compte tenu d'une gouvernance de la Commission qui tend à la centralisation.

Enfin, le programme arrêté pour les institutions reprend de manière ambitieuse les principaux défis et paraît pertinent : la sécurité et la défense, qui vont de pair avec la protection des frontières extérieures et l'action internationale ; le redressement économique, assorti des recommandations des rapports Letta et Draghi, et la défense de la démocratie.

Le résultat, satisfaisant a priori, sera testé au Parlement et à la Commission et dépendra de sa traduction concrète. Se dessinent des divisions potentielles et des risques de repli. Face à de tels défis de gouvernance, l'Union a su le plus souvent trouver les voies. L'arrivée de l'administration de Trump pourrait d'ailleurs lui en donner l'occasion.

Deuxième volet, l'influence française, sur laquelle je m'exprime en tant que praticien de la négociation. Si de réelles préoccupations se manifestent à Paris, cette influence n'apparaît pas dégradée. Il faut y voir des facteurs structurels, comme la constance de l'engagement européen des autorités françaises, notre place naturelle qui reste centrale sur un grand nombre de politiques, une capacité d'initiative qui n'est pas contestée, et un métier de la négociation européenne qui a pu être préservé. Ces facteurs résistent aux conjonctures, tandis que plusieurs de nos partenaires se trouvent eux-mêmes dans des situations politiques fragiles.

Sur le fond, l'examen du bilan de la mandature précédente montre que nos initiatives et notre force d'entraînement ont joué un rôle crucial, non seulement pour faire face à la crise du Covid-19 et à la guerre en Ukraine, mais aussi pour réduire nos dépendances stratégiques, un choix acté au sommet de Versailles en 2022 et qui a entraîné des changements de paradigme dans les domaines du nucléaire, de la défense, du spatial ou des instruments de défense commerciale.

Nous avons aussi oeuvré à la régulation des plateformes numériques, à travers le Digital Markets Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA), ainsi qu'au lancement des premiers programmes industriels européens pour les batteries, les microprocesseurs et l'hydrogène. Enfin, après dix ans de blocage, le pacte sur la migration et l'asile a été adopté au terme d'un large accord.

Sur le plan institutionnel, la place des Français paraît satisfaisante au regard de la taille de notre pays et de notre ambition. Au Parlement européen, la répartition des députés dans les différents groupes reflète le vote de nos concitoyens, mais plusieurs responsabilités importantes sont exercées par des Français : deux postes au Bureau, dont un vice-président et une questeure, trois présidences de groupe, trois présidences de commission, six vice-présidences et 21 postes de coordinateurs, qui ont un rôle déterminant dans l'attribution des rapports. C'est également une Française qui dirige le secrétariat du principal groupe politique, le PPE.

J'ajoute que, pour la première fois, nous avons réussi à inverser la logique de contestation du siège de Strasbourg, avec une extension prévue de l'implantation du Parlement européen dans le bâtiment Simone-Veil.

J'ai déjà rappelé l'importance du portefeuille du commissaire français, mais 31 Français occupent également des postes dans les différents cabinets des commissaires, contre 27 Allemands et 25 Italiens. Nous avons aussi des compatriotes très bien placés au cabinet du président Costa, de la présidente von der Leyen et de la haute représentante Kallas, Parmi les chefs et chefs-adjoints de cabinet, on compte 8 Français, contre 9 Allemands et 3 Italiens. Nous figurons également parmi les premiers pays représentés dans l'administration de la Commission européenne et du Service européen pour l'action extérieure. C'est une bataille permanente, mais nous tenons notre rang. Il reste des points de faiblesse, notamment dans l'administration du Parlement européen, très politique, mais nous travaillions avec les députés pour redresser cette situation.

L'agenda des prochains mois sera très dense.

Bien que nous ayons obtenu des avancées importantes lors de la mandature précédente, l'industrie européenne se trouve dans une situation difficile. L'industrie traditionnelle est confrontée à des contraintes fortes, notamment le coût de l'énergie et une concurrence brutale, souvent déloyale, en particulier de la Chine. Le secteur numérique et les technologies avancées accusent un retard important par rapport aux États-Unis en termes d'innovation et d'investissements. Nous avons appelé la Commission à prendre des mesures fortes, en ligne avec les recommandations formulées par Mario Draghi.

Celle-ci présentera le 29 janvier un cadre d'ensemble, appelé « boussole de compétitivité », puis le 19 février, un acte de simplification très attendu visant à réduire les charges de 25 % pour les entreprises et de 35 % pour les PME. Le 26 février, elle devrait présenter le pacte pour l'industrie propre, dont l'ambition sera d'articuler de façon pragmatique trajectoire de décarbonation et impératif de compétitivité, notamment au moyen de plans d'action sectoriels en faveur de l'automobile, de l'acier et de la chimie.

L'agriculture s'est également installée parmi les grandes priorités économiques. Une vision pour l'agriculture sera présentée le 19 février. Elle abordera les revenus des agriculteurs, leur place dans la chaîne de valeur, les normes environnementales, la résilience face aux crises, les pratiques commerciales déloyales des pays tiers, l'innovation, l'investissement et l'installation des jeunes. Après les tensions avec la profession au début de l'année dernière, nous avons voulu placer les objectifs de compétitivité et de souveraineté alimentaire au centre des travaux. Un acte de simplification spécifique à l'agriculture suivra l'acte de simplification générale.

Au-delà, deux grandes négociations débuteront cet été.

La première portera sur l'Union pour l'épargne et l'investissement, version plus large de l'union des marchés des capitaux, qui vise à créer des produits d'épargne européens ainsi qu'une supervision pour mobiliser l'épargne européenne vers des investissements prioritaires. Il est en effet estimé qu'une partie trop importante de l'épargne européenne, très abondante, reste dormante, tandis que près de 300 milliards d'euros partent chaque année vers les États-Unis.

La seconde portera sur le budget européen et aura vocation à revoir l'ensemble de nos politiques, de nos programmes, de nos plafonds de dépenses et de recettes pour la période 2028-2034. Cette négociation, difficile mais très importante, s'engagera cet été pour une durée de deux ans environ.

Enfin, dernier volet, la sécurité et la défense.

Nous avons fait beaucoup pour soutenir l'Ukraine, y compris sur le plan militaire, beaucoup aussi pour nous doter d'instruments de réponse aux attaques cyber et hybrides. Mais, collectivement, les Européens acquièrent toujours plus de 80 % de leurs équipements militaires dans des pays tiers, et plus de 60 % aux États-Unis. Il faudra donc aller beaucoup plus loin dans la réduction de nos dépendances stratégiques en matière de défense. Un livre blanc traitant des enjeux capacitaires, industriels et financiers sera présenté par la haute représentante et la Commission le 19 mars. Les chefs d'État et de gouvernement se retrouveront par ailleurs dès le 3 février pour un séminaire à ce sujet, à l'initiative du président Costa.

La Commission prépare également pour le printemps une communication, inspirée d'un rapport remis en octobre dernier par l'ancien président finlandais Niinistö, pour mieux préparer l'Europe à l'état des menaces et au risque de crise dans différents secteurs - catastrophes naturelles, menaces hybrides et cyber, etc. -, dans une logique de complémentarité avec les États membres.

Nous devons également poursuivre le travail engagé sur la gestion de l'asile et de l'immigration. Le pacte sur la migration et l'asile a entériné de nouveaux moyens de protection des frontières extérieures de l'Union, ainsi que des règles plus claires de coopération entre États membres. Ce pacte est complété par une révision du code frontières Schengen, qui met à niveau nos règles internes pour traiter les mouvements de personnes, les menaces et les contrôles aux frontières intérieures de façon intelligente.

Une coopération avec les pays d'origine et de transit est prévue parallèlement pour lutter contre les passeurs, prévenir les départs et favoriser les réadmissions, en mobilisant si nécessaire, les leviers disponibles, notamment en matière de visas et de financements. De fait, une réduction significative des arrivées irrégulières a été constatée sur la plupart des routes aux frontières extérieures de l'Union européenne.

Il reste à traiter le sujet des éloignements, qui suppose une évolution législative. La Commission devrait présenter le 11 mars une révision de la « directive Retour », laquelle tend actuellement à plus impliquer le travail des États membres en matière d'éloignements qu'à le faciliter.

La sécurité est un autre sujet important. Les phénomènes de criminalité organisée s'amplifient, notamment le trafic de drogue. La Commission proposera une nouvelle stratégie européenne de sécurité, attendue pour le 26 mars, afin d'agir plus efficacement contre des organisations criminelles, qui n'ont aucune limite en termes de moyens financiers et technologiques et de recours à la violence.

L'actualité internationale est enfin de plus en plus présente dans notre travail. Sur l'Ukraine, les Européens restent majoritairement déterminés, mais des cas de défection apparaissent. L'objectif est de placer ce pays dans la meilleure position possible lorsque le moment des négociations viendra. Nous connaissons les priorités du président des États-Unis et nous agissons aussi auprès de la nouvelle administration américaine pour qu'elle fasse pression sur la Russie. La ligne européenne, arrêtée par le Conseil européen en décembre, est claire : pas de négociations sur l'Ukraine sans l'Ukraine, pas d'accord de sécurité en Europe sans les Européens. Nous aurons un rôle à jouer dans les négociations, qu'il s'agisse des garanties de sécurité à apporter, du travail de reconstruction ou de la perspective d'adhésion à l'Union européenne.

S'agissant du Proche et Moyen-Orient, nous avons exposé des attentes claires devant le Conseil européen : traiter l'urgence, avec un cessez-le-feu à Gaza ; la libération des otages et l'aide humanitaire ; engager un travail concret vers la solution à deux États ; soutenir le Liban ; accompagner la transition en Syrie ; traiter le défi stratégique et sécuritaire que représente l'Iran. Ces sujets offrent aux Européens l'occasion de peser et d'utiliser leurs propres leviers, malgré des nuances importantes d'appréciation entre les États.

L'arrivée de la nouvelle administration américaine constitue un test pour l'Union européenne tant la relation avec les États-Unis est spécifique à chaque État membre. Certains sont très sensibles au maintien de la relation transatlantique, d'autres sont fortement dépendants de la garantie de sécurité américaine ou des équipements militaires américains, d'autres enfin sont très dépendants du marché américain en raison de leurs excédents. L'enjeu pour les Européens sera donc de préserver leur unité. L'administration américaine pourrait être tentée de bilatéraliser les relations afin d'affaiblir la capacité de l'Europe à défendre collectivement ses intérêts et ses valeurs.

Nous disposons des outils pour installer un rapport de force permettant de faciliter une éventuelle négociation, mais cela dépendra de notre volonté politique. Malgré la retenue du président des États-Unis sur l'Europe dans ses premiers choix, des incertitudes subsistent, notamment en matière de commerce et de défense. Les Européens sont bien entendu ouverts à des coopérations, mais restent vigilants sur les actions à venir de l'administration américaine. Il semble que les pays européens aient aujourd'hui davantage conscience de l'importance de l'unité et de la solidarité. Certains pays d'ordinaire très tournés vers la relation transatlantique, comme le Danemark, font désormais appel à l'Europe après les revendications du président américain sur le Groenland. C'est également le cas des pays baltes, exclus de certains marchés technologiques déjà par l'administration Biden. La présidente von der Leyen a pour sa part souligné à Davos que la première réponse de l'Europe devait être la mise en oeuvre de son propre agenda : renforcer sa souveraineté, sa croissance économique et sa sécurité, tout en préservant son modèle social et écologique.

L'arrivée du président Trump modifie également les enjeux géopolitiques, et les Européens devront s'adapter. Le retrait américain de l'accord de Paris, par exemple, devrait nous conduire à renforcer nos relations avec d'autres pays fragilisés par les dérèglements climatiques ou fortement émetteurs de CO2, comme l'Inde ou la Chine, afin de préserver l'avenir de la planète et tirer parti de nouvelles coopérations. Le même raisonnement pourrait s'appliquer en matière de santé, après le retrait annoncé de l'OMS. L'Europe, attachée à son multilatéralisme et fiable dans ses principes, peut retrouver un espace supplémentaire.

M. Jean-François Rapin, président. - Avant de passer la parole à mes collègues, une question me préoccupe. Hier, j'ai été inquiet d'entendre l'ambassadeur polonais nous dire qu'il fallait attendre de voir comment Donald Trump allait agir...

J'espère au contraire que les diplomates européens se préparent à tous les scénarios. Pouvez-vous me rassurer sur ce point ?

M. Philippe Léglise-Costa. - Effectivement, nous avons travaillé avec la Commission et quelques États membres, depuis l'automne dernier, pour envisager différentes hypothèses en fonction des décisions que le président des États-Unis pourrait prendre.

Nous avons recensé l'ensemble des instruments disponibles et les options que nous pourrons proposer aux chefs d'État et de gouvernement lorsque le Conseil européen devra trancher.

À titre d'illustration, si l'administration Trump décidait d'imposer des droits de douane généralisés ou spécifiques, l'Union européenne disposerait pour se défendre d'outils de représailles ou d'instruments de défense de son marché.

Sur la manière d'agir avec l'administration américaine, la ligne française suggère d'établir d'abord un rapport de force, en indiquant clairement aux responsables américains que, en cas de passage à l'acte, les Européens n'auront d'autre choix que de défendre leurs intérêts de façon proportionnée. Certains estiment qu'il faut commencer par la négociation en essayant de convaincre le président américain qu'il n'a aucun intérêt à agir en ce sens, ce qui mérite sans doute d'être tenté mais reste incertain.

En 2018, le président Trump avait imposé des tarifs sur l'acier et l'aluminium européens. La Commission avait préparé des représailles sur des secteurs sensibles, et c'est bien cette perspective qui avait permis à l'époque un accord pragmatique entre les États-Unis et l'Europe.

Si des mesures contraires à nos intérêts devaient être prises, nous avons des moyens de répliquer et de négocier. De même, en cas d'effets indirects, par exemple si l'administration américaine décidait de ne pas appliquer la régulation bancaire internationale Bâle III, nous devrons nous-mêmes faire le choix de continuer à appliquer cette réglementation, de l'adapter ou de la suspendre.

Les États-Unis pourraient également imposer des tarifs très significatifs sur les produits chinois, avec à la clé un risque de réorientation encore plus importantes des surcapacités chinoises vers le territoire européen. Il nous faudrait alors prendre des mesures pour protéger le territoire européen.

Des sujets difficiles pourraient aussi apparaître dans le domaine de la défense. Une bonne partie des États membres restent très dépendants des garanties de sécurité américaines, ce qui peut entrer en contradiction avec le travail de renforcement de notre base industrielle européenne de défense.

C'est aussi vrai en matière spatiale. Sur l'initiative du commissaire Breton, nous avons créé une constellation s'inspirant de Starlink en termes de couverture, mais la Première ministre italienne vient d'annoncer la conclusion d'un accord avec Starlink, ce qui serait contradictoire avec les ambitions européennes si elle devait le confirmer.

Les États membres prennent toutefois peu à peu conscience de ces enjeux. Nous pouvons espérer qu'une coopération franco-allemande solide permettra d'engager l'Europe sur la voie d'une relation équilibrée avec les États-Unis, en particulier après les élections à venir en Allemagne.

M. Jean-François Rapin, président. - Après avoir réussi à imposer le concept d'autonomie stratégique, il nous faut maintenant promouvoir la préférence européenne, si je comprends bien...

M. François Bonneau. - Monsieur l'Ambassadeur, que pensez-vous des déclarations du commissaire européen sur le marché unique de la défense ? Et comment les déclarations du ministre français de la défense sur le programme européen pour l'industrie de la défense (Edip) et les réticences exprimées par un certain nombre d'entreprises françaises de la défense ont-elles été perçues en Europe ?

M. Didier Marie. - Vous avez évoqué les rapports de force au sein de l'Union européenne, quelques pays ne jouant pas le jeu, dont la Hongrie, la Slovaquie et, dans une moindre mesure, l'Italie. Quelle attitude l'Union européenne et la France devraient-elles selon vous adopter afin de les maintenir à leurs côtés ? Je pense notamment, pour ce qui concerne la Hongrie, à l'application de l'article 7 du traité sur l'Union européenne et aux contraintes que nous pouvons exercer sur M. Orban.

Par ailleurs, nous faisons face à des ingérences et à une désinformation extrêmement puissante, Elon Musk n'hésitant pas à soutenir des mouvements d'extrême droite et à interférer dans des processus électoraux. J'ai l'impression que la Commission européenne n'est pas suffisamment mobilisée pour lutter contre ces ingérences : pouvez-vous nous dire ce qu'il en est et si nous appliquerons fermement la réglementation dont nous disposons ?

Enfin, qu'en est-il des échanges au sein du Conseil s'agissant de l'accord avec le Mercosur ? La perspective d'un accord intérimaire reprenant seulement le volet commercial paraît-elle toujours envisageable ? Quelle est la position de la France à ce sujet ? Même si les paroles sont fortes, quelles sont nos capacités à peser dans ce dossier ?

Mme Florence Blatrix Contat. - Monsieur l'Ambassadeur, vous avez évoqué la révision du cadre financier pluriannuel (CFP). Quelles seront les priorités de la France lors des négociations budgétaires à venir face au mur d'investissements évoqué par le rapport Draghi ? Comment sortir du blocage actuel, notamment au sujet des ressources propres, qui, si elles restaient en l'état, entraîneraient une augmentation des contributions nationales ? Est-il encore crédible de tabler sur un emprunt commun ?

Vous avez aussi mentionné l'Union des marchés des capitaux (UMC), désormais appelée Union de l'épargne et des investissements. La titrisation n'induit-elle pas des risques ? Quels produits d'épargne européens à terme sont envisagés ? Quelles législations doivent-elles être prioritairement modifiées afin de résorber la fragmentation des marchés financiers ?

En outre, la présidence polonaise entend se pencher sur l'introduction de l'euro numérique : où en sont les discussions du Conseil sur ce point, en particulier pour ce qui concerne la répartition des compétences entre banques centrales, Commission européenne et colégislateurs ?

Enfin, plusieurs législations portant sur le secteur bancaire sont en cours d'élaboration, dont l'une porte sur le partage des données en matière financière (Fida, Financial Data Access) et une autre sur le cadre pour la gestion des crises bancaires et la garantie des dépôts (CMDI, Crisis Management and Deposit Insurance). Quels sont les points d'attention prioritaires de la France en la matière ?

M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - L'objectif premier affiché par la politique de cohésion de la nouvelle Commission européenne consiste à soutenir les réformes et les investissements durables, afin de renforcer la croissance et la compétitivité européenne dans un contexte international particulièrement tendu.

L'engagement du nouveau président américain sur la voie d'une politique étrangère et commerciale plus agressive confère un caractère urgent à cette exigence de compétitivité européenne, qui doit être garantie sur le long terme, ce qui soulève deux questions.

Premièrement, la lutte contre les inégalités territoriales et pour la convergence économique - considérée non plus comme une fin en soi, mais comme devant être mise au service de la croissance et de la compétitivité - amorce-t-elle une réorientation fondamentale de la politique de cohésion, principal poste budgétaire de l'Union européenne à l'heure actuelle ? Cette dernière pourrait-elle alors simplement servir de variable d'ajustement dans le prochain cadre financier pluriannuel ?

Deuxièmement, comment les spécificités des îles situées dans nos régions ultrapériphériques (RUP) et pays et territoires d'outre-mer (PTOM) sont-elles prises en compte ? Quelles pourraient être les modalités d'application du règlement Restore, qui permet d'accélérer la mise en oeuvre des fonds de cohésion pour remédier aux conséquences des catastrophes naturelles ?

M. Olivier Henno. - Nous faisons à l'évidence face à un nouveau monde, dans lequel le président des États-Unis adopte des positions climatosceptiques, isolationnistes et protectionnistes, sans même parler des prises de position d'Elon Musk. Rappelons que la majorité du peuple américain a validé ces orientations.

L'Union européenne semble peiner à prendre en compte les réalités de ce nouveau monde, qui ne nous plaît pas, certes, mais telle n'est pas la question : il s'agit désormais de s'y adapter, en intégrant le fait que le président américain goûte davantage le bilatéralisme que le multilatéralisme. De ce point de vue, l'Union européenne affiche quelques faiblesses : pensez-vous que nous parviendrons à les dépasser, ou les jugez-vous susceptibles de mettre à mal la force des politiques européennes ?

M. Philippe Léglise-Costa. - Dans le domaine de la défense, nous sommes engagés dans un travail qui donnera lieu à un séminaire des chefs d'État et de gouvernement le 3 février et à la publication d'un livre blanc au mois de mars.

Le principal défi consiste à combler nos lacunes capacitaires - diagnostiquées depuis le sommet de Versailles -, afin que l'industrie de défense européenne puisse répondre aux besoins prioritaires des armées européennes, ce qui est loin d'être le cas aujourd'hui. Ce chantier majeur doit être mené en tenant compte des spécificités du secteur de la défense, qui relève de la compétence des États. La France travaille à clarifier à Bruxelles l'articulation entre, d'une part, les prérogatives qui doivent continuer à relever strictement des États membres - la définition des besoins des armées, par exemple -, qui peuvent faire l'objet d'une coordination européenne, afin de répondre à des lacunes communes : tel est le cas, par exemple, en matière de drones et de missiles ou encore dans le domaine spatial, la quasi-totalité des États membres ayant des besoins comparables et étant exposés à des risques de décrochage technologique, - et, d'autre part, les domaines où l'Union européenne peut apporter sa valeur ajoutée, comme le soutien à l'industrie.

Par ailleurs, certains États membres aimeraient que l'Union européenne finance des projets spécifiques : la Pologne porte ainsi un projet de défense de sa frontière terrestre, tandis que d'autres pays défendent un projet de bouclier européen de défense aérienne. Une discussion peut alors avoir lieu pour déterminer si ces cas relèvent de la responsabilité de chaque État en propre - la France ne demande ainsi aucun cofinancement pour son outil de dissuasion nucléaire - ou si des moyens communs peuvent être dégagés pour faire face à des situations particulièrement exposées.

Les outils européens peuvent apporter une réelle valeur ajoutée à l'industrie de défense, à condition de tenir compte de ses spécificités. Des outils de développement des capacités de production tels que l'action de soutien à la production de munitions (Asap, Act in Support of Ammunition Production), déployé pour produire en urgence, se sont ainsi avérés efficaces, car ils correspondent à ce que l'Union européenne sait faire.

Elle peut également être utile pour favoriser des achats conjoints des États membres, qui ont pour vertus de donner davantage de prévisibilité aux industriels, de diminuer les coûts et de standardiser les matériels. De surcroît, elle peut faciliter le développement de chaînes de valeur sur le territoire européen, dès lors que la Commission européenne ne cherche pas à répliquer des modes de fonctionnement valables pour d'autres secteurs, mais inadaptés au secteur de la défense.

Sur l'ensemble de ces sujets, il existe bien un intérêt à avancer au niveau européen, une augmentation des dépenses sur une base strictement nationale ne permettant pas de tirer parti des possibilités de mutualisations. Cette démarche doit néanmoins se déployer dans le strict respect des compétences des États membres.

Concernant la Hongrie, l'Italie et la Slovaquie, il est toujours délicat de définir une ligne de partage entre les atteintes au droit, aux valeurs et aux intérêts communs de l'Union européenne, d'une part, et la liberté de chaque gouvernement d'exprimer des choix politiques, d'autre part. Déterminer cette ligne n'a rien d'évident pour les institutions, car elles sont à la fois le sujet et l'objet de la discussion.

Cependant, des instruments ont été développés, en particulier pour ce qui concerne le respect de l'État de droit. La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) s'est ainsi prononcée à plusieurs reprises sur la question de l'indépendance de la justice, s'agissant notamment de la Pologne.

L'article 7 du traité sur l'Union européenne, qui prévoit un mécanisme permettant de répondre à des atteintes à l'État de droit, a résulté de l'arrivée au pouvoir, en 1999, du parti d'extrême droite autrichien dirigé par M. Haider, épisode qui avait suscité un choc pour les autres États membres. À l'époque, le traité ne comportait aucun instrument spécifique, car l'État de droit était considéré comme un acquis de la construction européenne.

Cet article, mis en place en conséquence, prévoit un dialogue, des recommandations et, dans une phase ultime, des sanctions qui peuvent aller jusqu'à la privation des droits de vote pour l'État membre concerné. Cette dernière étape suppose néanmoins l'unanimité des autres États membres, ce qui est une condition très restrictive dans la mesure où il existe de fortes chances qu'un autre État prenne la défense de l'État mis en cause.

Pour autant, la pression politique engendrée par le déclenchement d'une procédure sur la base de cet article produit des effets, comme l'illustrent les mesures prises par le nouveau gouvernement polonais pour se dégager de cette procédure. Aujourd'hui, seule la Hongrie est concernée par ce mécanisme.

En outre, des instruments très puissants ont été mis en place à la faveur du dernier cadre financier pluriannuel afin de sanctionner les atteintes à l'État de droit qui affectent les intérêts financiers de l'Union européenne. Ce cas de figure est récurrent compte tenu de l'importance des moyens européens qui transitent par les gouvernements nationaux : des manquements à l'État de droit, tels qu'une insuffisante indépendance de la justice, posent ainsi rapidement problème en termes de marchés publics.

En vertu de ce nouveau règlement, le transfert des fonds européens vers les bénéficiaires peut être suspendu, ce qui est le cas pour la Hongrie. Ce mécanisme est complété par des dispositions intégrées dans les règlements financiers européens relatifs aux fonds structurels ou aux fonds de la Facilité pour la reprise et la résilience de 2020.

Par conséquent, la Hongrie n'a pas accès à une partie substantielle des fonds européens, ce qui crée des tensions, mais ce qui la place aussi sous pression et l'amène - malgré tout - à adopter certaines réformes internes afin de se conformer aux règles de base en termes de séparation des pouvoirs et d'indépendance de la justice.

Afin de développer une culture partagée de l'État de droit, la Commission présente tous les ans un rapport et une évaluation de chacun des États membres, ce qui permet d'identifier les points à améliorer et de favoriser la convergence entre les États. Néanmoins, cette démarche peut être contredite par les choix de certains gouvernements, d'où une tension permanente.

Au-delà de l'État de droit, toutes les prises de décisions fondées sur une règle de vote à l'unanimité peuvent donner lieu à des instrumentalisations ou à des blocages afin d'obtenir des concessions dans tel ou tel dossier, ou de faire valoir une position différente en matière de politique étrangère : la Hongrie s'est livrée à cette manoeuvre à plusieurs reprises s'agissant des sanctions contre la Russie ou de l'aide fournie à l'Ukraine. La Slovaquie, tout en laissant entendre qu'elle pourrait le faire, n'a pas franchi le pas jusqu'à présent.

Dans ce contexte, les ingérences extérieures peuvent effectivement créer de la désunion au sein de l'Union européenne, voire biaiser le résultat des élections. Ces ingérences sont le plus souvent conduites par la Russie, comme l'ont illustré la dernière élection présidentielle en Roumanie ou les événements en Géorgie et en Moldavie, mais peuvent également se produire à l'initiative de figures telles qu'Elon Musk, qui utilise son propre réseau social X afin de peser dans les débats politiques européens.

Une série d'outils a été développée pour mieux détecter les manipulations de l'information : en particulier, le DSA trouve à s'appliquer dès lors qu'il est question de manipulations et d'interférences menées par le biais des grandes plateformes, désormais soumises à des exigences très fortes.

Dans le cas précis d'Elon Musk et de l'Allemagne, le Gouvernement français a invité la Commission européenne à s'exprimer clairement, non pas pour conclure par avance qu'Elon Musk violait les règles du DSA - une enquête approfondie est nécessaire - mais simplement pour rappeler que ces dernières seraient appliquées en toutes circonstances. Cela peut valoir aussi pour Mark Zuckerberg, qui a directement contesté les règles européennes.

Cette défense des principes est venue, même tardivement, ce qui devrait clarifier la situation. La Commission européenne a engagé une enquête qui permettra de déterminer - sans appréciation politique - si le réseau social X a enfreint les règles édictées par le DSA. Les sanctions prévues pour des infractions de ce type sont potentiellement très lourdes, puisqu'elles peuvent consister en des pénalités atteignant jusqu'à 6 % du chiffre d'affaires mondial de ces plateformes.

Pour ce qui est de l'accord avec le Mercosur, je rappelle en préalable qu'il n'a pas été signé par la Commission européenne - contrairement à la communication de la Commission elle-même -, seul le Conseil validant cette étape avant ratification. La Commission européenne a en fait conclu les négociations à son niveau et, même si cette finalisation a été incarnée par la présidente de la Commission en personne, il ne s'agit que d'une étape.

La prochaine phase consistera à soumettre l'accord - en cours de toilettage technique et juridique - au Conseil, probablement au second semestre. L'autorisation du Conseil est requise afin de signer l'accord puis de le transmettre au Parlement européen, puis le cas échéant aux parlements nationaux pour ratification.

S'agissant de la base juridique, l'accord avec le Mercosur a en principe été négocié sous la forme d'un accord mixte, c'est-à-dire d'un accord associant l'Union européenne et les États membres, en raison des compétences qui sont en jeu. Il faudrait donc recueillir non seulement l'accord du Conseil, mais aussi le commun accord des États membres afin d'autoriser la signature : nous continuons à porter cette position.

La Commission européenne dispose d'une marge d'appréciation et peut présenter deux accords, comme elle l'a fait, par exemple, pour le Chili. Dans cette configuration coexistent un accord d'ensemble - soumis à la double ratification, européenne et nationale - et un accord transitoire portant sur le volet commercial, qui n'est soumis qu'à la ratification du Parlement européen, avec une décision prise à la majorité qualifiée au sein du Conseil. Cet accord transitoire prend ensuite fin dès lors que la ratification de l'accord d'ensemble est achevée, ce qui permet aux dispositions communautaires, qui forment la plus grande partie des mesures commerciales, de s'appliquer entretemps.

Le cas de l'application provisoire - c'est le cas de l'accord avec le Canada - se présente de manière différente dans la mesure où le blocage définitif de l'une des ratifications nationales ferait tout tomber, y compris l'application provisoire, ce qui n'est pas le cas avec le dispositif que je décrivais s'agissant du Chili.

En apparence technique, ces considérations ont des répercussions très importantes sur le plan politique. La France défend ainsi le principe d'un accord mixte, pour des raisons juridiques et politiques évidentes. Si jamais la Commission devait procéder à ce découplage, la question d'une majorité qualifiée - et donc d'une minorité de blocage - se poserait.

Il nous semble que les faiblesses et le caractère déséquilibré de l'accord devraient amener d'autres États membres à s'interroger sur son approbation : c'est déjà le cas puisque l'Autriche s'y oppose, tandis que les Pays-Bas et la Belgique s'interrogent et que la Pologne et l'Italie ont exprimé des réserves. L'addition de ces pays permettrait de réunir une minorité de blocage, mais il reste à convaincre des risques agricoles et environnementaux, d'autant que la Commission européenne a accepté certaines dispositions contestables lors de la phase finale de négociation.

Nous avons ainsi découvert des points susceptibles de remettre en cause cet accord : la Commission a, par exemple, accepté le principe du versement d'une compensation pour les pays du Mercosur qui s'estimeraient lésés par une législation européenne, ce qui risque de créer un précédent fâcheux.

Dans ce scénario de découplage, enfin, l'éventuelle autorisation de signer par le Conseil devrait donc être suivie d'un vote au Parlement européen. Les forces politiques elles-mêmes sont divisées à ce sujet et le débat se poursuivra dans les mois qui viennent.

Concernant le cadre financier pluriannuel, l'exercice, toujours complexe, le sera particulièrement cette fois-ci: un grand nombre d'États membres, dont la France, ne peuvent pas concevoir que des politiques aussi importantes que la PAC ou la politique de cohésion soient sacrifiées au profit de nouveaux besoins ; pour autant, ces derniers sont bien réels, qu'il s'agisse de la compétitivité industrielle, de la recherche et de l'innovation, de la protection des frontières, de la défense ou encore de l'action extérieure. Ce constat a amené Mario Draghi à affirmer qu'il faudrait multiplier par deux le budget européen pour atteindre tous ces objectifs, mais très peu d'États membres sont enclins à augmenter leur contribution nationale.

Il nous faudra donc être très inventifs. Plusieurs voies existent afin de surmonter ces contradictions, dont le développement de ressources propres, le recours à un nouvel emprunt ou une meilleure utilisation de certains instruments existants, permettant un effet de levier, dont InvestEU, programme d'investissements dont le volume et les objectifs pourraient être revus à la hausse.

La Commission européenne a déjà proposé de nouvelles ressources propres, évoquant par exemple les recettes tirées des permis d'émission de gaz à effet de serre (GES), mais il n'y a pas eu d'accord global à ce stade. Or la mise en place de ces nouvelles ressources propres doit être approuvée à l'unanimité des États membres, puis ratifiée par les Parlements nationaux. Les oppositions sont variées : certains États membres dénoncent par principe une autonomisation du budget européen, d'autres assimilent les ressources propres à un impôt européen, d'autres enfin s'opposent à l'effet de redistribution attendu au sein de l'Union européenne, comparé aux contributions nationales fondées sur le PIB.

Ainsi, certaines ressources propres, telles que celles liées au système d'échange de quotas d'émission, risquent de solliciter davantage la Pologne que la France, plus décarbonée, ce qui explique que les seules ressources propres recueillant un début de consensus sont des taxes sur les entreprises des pays tiers telles que le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF). Malheureusement, ces recettes sont relativement limitées compte tenu de l'ampleur des besoins.

Pour ce qui est de la perspective d'un nouvel emprunt commun, je rappelle que l'emprunt effectué en 2020 à hauteur de 750 milliards d'euros a engagé la crédibilité de l'Union européenne auprès des investisseurs jusqu'en 2058, et qu'il avait été décidé, pour obtenir l'accord des États membres les plus réticents, avec l'engagement que cet emprunt serait complètement remboursé à partir de 2028 et ne serait pas renouvelé.

Sur le plan national, cet engagement pourrait sans doute être remis en question au regard des besoins d'investissement. Le remboursement de l'emprunt représente en effet une dépense d'environ 30 milliards d'euros par an de 2028 à 2058 ; il peut sembler paradoxal de l'acquitter alors qu'il pourrait simplement être renouvelé, au moins pour un temps, - comme peuvent le faire les États - au moment même où nous avons besoin de ces 30 milliards d'euros. Mais le débat s'annonce difficile, en particulier avec l'Allemagne, tenue par les contraintes édictées par sa Cour constitutionnelle. Cependant, l'idée d'un emprunt commun fait son chemin pour un secteur en particulier, à savoir la défense : des États membres qui étaient à l'époque très opposés à un emprunt commun, tels que la Finlande ou le Danemark, envisagent désormais cette perspective compte tenu de l'environnement stratégique.

Ces enjeux budgétaires impliquent donc un travail technique - mais surtout politique - afin de déterminer la meilleure manière de combiner des ressources propres, un éventuel emprunt pour la défense et les modalités de remboursement de l'emprunt actuel. Ces questions seront posées au nouveau gouvernement allemand après les élections prévues en février.

J'en viens aux enjeux financiers et à l'UMC. Aux côtés d'autres États membres, nous avons identifié la titrisation et une révision adaptée des exigences en matière de solvabilité bancaire (Bâle III) et assurantielle, lesquelles pourraient ensemble libérer des capitaux très significatifs dans l'économie européenne. Il semble possible de réduire ces exigences tout en évitant les travers qui avaient abouti à la crise financière de 2008, très largement liée à de mauvaises pratiques américaines en matière de crédits immobiliers.

Des capitaux pourraient donc être sortis du bilan des institutions financières tout en ne prenant pas de risques inconsidérés en termes de stabilité. S'agissant de la titrisation, une très vaste consultation a été engagée par la Commission européenne à ce sujet et devrait aboutir à une proposition au cours de ce semestre.

Par ailleurs, nous souhaitons avancer sur la labellisation de produits d'épargne qui restent certes des produits nationaux, mais qui pourraient être coordonnés au niveau européen, avec des caractéristiques communes et des objectifs communs aux Européens, par exemple en termes de décarbonation et d'innovation.

Enfin, vous avez mentionné plusieurs négociations en cours.

Pour ce qui est de Fida, texte qui vise à ouvrir l'accès aux données financières, nous restons prudents dans la mesure où il crée en l'état plusieurs risques, dont celui de porter atteinte au principe de mutualisation, très important pour la France puisqu'il permet de s'assurer que les clientèles plus fragiles sont prises en charge. Il existe également un risque de voir ces données transférées aux États-Unis, auquel s'ajoute un risque de complexité administrative qui contredit directement l'objectif de simplification. Aux côtés de l'Allemagne et du Danemark, nous avons donc posé les conditions permettant d'aboutir à un compromis acceptable sur ces trois aspects.

Concernant le CMDI, le texte initial nous a inquiétés dans la mesure où il semblait permettre à certaines institutions financières d'accéder trop aisément au fonds de résolution unique (FRU), ce qui induisait un risque de déresponsabilisation, sachant également que les banques françaises contribuent fortement à ce fonds. Des garanties commencent cependant à être apportées sur ces sujets. Nous restons par ailleurs vigilants sur les enjeux de gouvernance, afin de nous assurer que la France pourra se prononcer en cas d'activation des dispositifs.

J'ajoute que les dérégulations qui pourraient être décidées par la nouvelle administration américaine nous conduiront à prêter une grande attention aux accords de Bâle III et à la directive Solvabilité II, afin d'éviter de placer nos institutions financières dans une situation de désavantage compétitif.

Vous avez soulevé l'enjeu de la politique de cohésion, dont la mise en oeuvre accuse un retard potentiellement dommageable, lié principalement à l'effet d'éviction qu'ont eu un certain nombre de projets issus du plan de relance et de résilience.

Dans la perspective de la négociation du futur cadre financier pluriannuel, des débats et des craintes sont apparues au sujet de la réforme de la politique de cohésion. Les régions se sont ainsi inquiétées des projets visant à confier la programmation des fonds structurels aux États, avec la Commission, tout en conditionnant l'octroi de fonds à la mise en oeuvre de réformes au niveau national.

Un grand nombre de régions européennes ont protesté contre cette orientation pour deux raisons au moins : elles tiennent à leur relation directe avec la Commission ; elles ne souhaitent pas être soumises à des conditions générales que respecteraient ou non les États. La Commission défend pour sa part une logique de performance. Il conviendra de trouver un équilibre et nous avons souscrit à une note de l'Allemagne qui a rappelé en novembre un certain nombre de principes de la politique de cohésion, dont le rôle des régions.

S'agissant des RUP, nous nous assurerons qu'elles bénéficient des fonds européens dont elles ont besoin. Le règlement Restore, créé après les inondations causées par la crue du Danube, est également mobilisé pour la région espagnole de Valence et le sera bien sûr pour Mayotte. Un travail technique est en cours pour évaluer les besoins et réorienter une partie des fonds de la période 2021-2028.

S'agissant de la relation entre l'Union européenne et les États-Unis, qui était - selon les mots d'un ministre pour lequel j'ai travaillé - « l'angle mort » de la construction européenne, la prise de distance progressive des Américains est engagée depuis plusieurs années et devient désormais une réalité. Les États-Unis se concentrent sur leurs propres priorités nationales et se tournent vers l'Asie. Cette divergence progressive des intérêts crée une incertitude sur la situation de l'Ukraine comme à terme sur l'implication des États-Unis au sein de l'Otan.

Plusieurs tensions sont à l'oeuvre dans cette relation : si les Européens assument de plus en plus de responsabilités au sein de l'Alliance atlantique, il n'y a pas de raison qu'ils continuent à dépendre complètement des États-Unis ; or, parallèlement, ces derniers demandent à ce que l'augmentation des dépenses de défense bénéficie avant tout à l'industrie de défense américaine, ce qui perpétuerait de fait une dépendance, sans compter l'enjeu de l'investissement dans l'économie européenne. Nos discussions relatives au programme Edip, très difficiles, portent précisément sur ces sujets.

Si les États-Unis et l'Union européenne continuent naturellement à partager un grand nombre d'intérêts communs et des coopérations profondes, les ingérences que nous avons pu observer et la manière dont la société américaine évolue pourraient avoir des répercussions en Europe. Le risque, pour la construction européenne, est de voir se développer des nationalismes qui entraveraient la capacité d'action commune et la coopération sur le continent.

M. Jean-François Rapin, président. - J'aimerais savoir qui mène l'enquête consacrée au réseau social X.

Mme Marta de Cidrac. - L'Union européenne a des intérêts communs à défendre, mais ses réponses ne sont pas toujours coordonnées.

Je voudrais revenir sur les Balkans occidentaux, notamment sur le prêt de 500 millions d'euros octroyé par la Hongrie à la Macédoine du Nord. Au-delà de la provenance de ces fonds, ne faut-il pas y voir une forme d'ingérence ? Quelle est la position de l'Union européenne sur le sujet ?

En outre, Aleksandar Vuèiæ, président de la Serbie, propose que les pourparlers Trump-Poutine sur l'Ukraine se tiennent en Serbie, alors que le pouvoir serbe traverse une période très difficile, marquée par d'importantes manifestations étudiantes et de la société civile. Dans un hypothétique trio Trump-Poutine- Vuèiæ, quelle serait la place de l'Union européenne ?

Mme Mathilde Ollivier. - Je veux revenir sur le Digital Services Act. Avec l'arrivée de Donald Trump à Washington et de son allié Elon Musk, nous devons nous interroger sur le corpus réglementaire de l'Union européenne. Une discussion a-t-elle lieu sur les outils qu'il nous faudrait développer ? Nous connaissons les inquiétudes en Allemagne, en Pologne, ainsi que l'exemple inquiétant de la Roumanie. Comment nous assurer que les plateformes avancent ou, à tout le moins, ne reculent pas en termes de contrôle des fake news ?

Je me pose aussi la question des investigations lancées par la Commission européenne sur X. Où en sont-elles ? Pour l'instant, les sanctions restent très limitées à l'échelle européenne.

La question des plateformes que nous pourrions développer sur le continent européen se pose également. Nous sommes actuellement complètement dépendants des Américains et des Chinois, extrêmement loin d'une forme de souveraineté numérique européenne.

Enfin, Stéphane Séjourné déclarait en début de semaine que certaines exigences de la directive sur les rapports de durabilité des entreprises pourraient être supprimées, notamment sur le développement durable et le devoir de vigilance des entreprises. Pouvez-vous nous en dire plus ? Quelle est la position de la France en la matière ?

M. Jacques Fernique. - Vous avez évoqué la composition de la nouvelle Commission européenne. Je remarque toutefois que le profil politique du commissaire italien, vice-président exécutif à la cohésion et aux réformes, détonne nettement avec celui des commissaires en poste jusqu'à présent.

Alors que le mandat précédent était marqué par la dynamique du pacte vert européen (Green Deal), il semblerait que les partisans de la pause, voire du détricotage, aient pris du poids. Qu'en est-il des pressions pour remettre en cause l'objectif d'une fin de commercialisation des voitures neuves thermiques en 2035 ? Quid de l'harmonisation européenne des primes à l'achat de voitures électriques, envisagée par le chancelier allemand et la présidente de la Commission, à l'heure où l'aide à l'électromobilité a été divisée par trois en France ?

M. Daniel Gremillet. - Notre réindustrialisation dépend fortement du prix de l'énergie. Quelle est la stratégie actuelle, française et européenne, pour retrouver notre compétitivité ?

Dans les discussions sur la prochaine politique agricole commune (PAC), allons-nous tirer les leçons de l'accord de libre-échange avec le Mercosur et des négociations bilatérales pouvant intervenir au niveau international ?

Enfin, comment éviter la plus grande rupture sociétale dans l'histoire de la mobilité, qui serait causée par l'incapacité des ménages à acheter un véhicule correspondant aux nouvelles réglementations européennes ? Sans compter la perte de la filière d'excellence française des sous-traitants de l'industrie des véhicules thermiques...

M. Philippe Léglise-Costa. - Sur l'euro numérique, une négociation difficile s'était engagée à un moment où les États-Unis et la Chine donnaient le sentiment d'accélérer en la matière. De nombreuses questions sont encore en discussion entre les États, la Commission et la Banque centrale européenne (BCE), notamment le point de savoir s'il s'agirait d'un moyen de paiement amélioré ou d'une véritable monnaie.

Les enjeux de gouvernance sont également sensibles. Un accord a été trouvé sur un plafond de détention d'euros numériques, mais la BCE considère que la fixation de ce plafond relève de sa compétence exclusive, alors que nous estimons qu'elle relève des colégislateurs européens, c'est-à-dire du Conseil et du Parlement européen.

La protection de la vie privée fait par ailleurs débat. Nous avons proposé un principe de confidentialité visant à distinguer entre différents types de transactions, mais la BCE considère à ce stade qu'elle ne peut pas le mettre en oeuvre techniquement.

Sur tous ces points, nous restons vigilants afin d'éviter des erreurs au niveau européen.

S'agissant du DSA, l'enquête engagée sur X par la Commission européenne porte sur la gestion des risques, la modération du contenu et l'accès aux données. Cette enquête est complexe, car elle nécessite l'analyse d'un grand nombre de données et l'évaluation du rôle des algorithmes. Lors de la présidence française, un accord avait été trouvé pour doter la Commission des ressources nécessaires pour mener à bien ce type d'enquête.

Si certaines des obligations en matière de modération, de protection contre la désinformation ou de transparence algorithmique n'ont pas été respectées, les sanctions peuvent aller jusqu'à 6 % du chiffre d'affaires mondial de l'entreprise, voire l'interdiction de la plateforme sur le territoire européen dans les cas les plus graves.

Il est compréhensible que la Commission procède à cette enquête avec soin, étant donné les conséquences importantes qui s'appliqueraient automatiquement et l'inévitable contestation des décisions par ces plateformes, lesquelles disposent de moyens juridiques considérables. Un échec devant la Cour de justice serait désastreux pour l'Union européenne.

En revanche, sans préjudice de l'enquête, le gouvernement français a pu reprocher à la Commission son absence d'expression publique en réponse à la contestation des règles européennes par certaines plateformes. Il est important d'expliquer les raisons pour lesquelles ces règles ont été adoptées et défendre la conception européenne de la liberté d'expression, différente de celle d'Elon Musk par exemple, qui est suspecté au demeurant d'utiliser de manière discriminatoire ses propres moyens de diffusion.

S'agissant des Balkans, nous observons à la fois une certaine dynamique dans les négociations d'adhésion et des difficultés persistantes. Cette dynamique est liée à l'effet d'entraînement de la candidature ukrainienne, qui a replacé les Balkans au centre des discussions. A partir d'une initiative française, une nouvelle méthodologie, fondée sur un principe d'intégration graduelle, a permis de favoriser les réformes et la reprise de l'acquis européen nécessaire au progrès des négociations d'adhésion, les États candidats en retirant des bénéfices au fur et à mesure en termes de financement ou d'accès à des politiques européennes.

Ce mode de fonctionnement a permis de rompre avec la situation de blocage généralisé qui prévalait jusqu'alors, puisque le seul bénéfice attendu des réformes étant l'adhésion elle-même, c'est-à-dire un horizon incertain et lointain, les pays candidats ne mettaient pas en oeuvre les plus difficiles. La nouvelle méthodologie a permis d'insuffler cette dynamique : concrètement, un plan de croissance doté de 6 milliards d'euros vise à apporter des investissements et des financements au fur et à mesure de l'accomplissement de réformes, ce qui permet en principe aux négociations de progresser.

En contrepoint, des obstacles demeurent, dont les différends bilatéraux entre la Serbie et le Kosovo, mais également des tensions entre la Croatie et le Monténégro, ainsi qu'entre la Bulgarie et la Macédoine du Nord, ce dernier différend étant particulièrement ancien et profond. Nous avions trouvé en 2022 un accord qui permettait d'engager des négociations d'adhésion avec la Macédoine du Nord, à la condition qu'une révision constitutionnelle garantisse les droits de la minorité bulgare, révision qui n'a pas encore abouti. Nous tâchons de favoriser les discussions entre ce pays et la Bulgarie, en tâchant de leur apporter des garanties mutuelles.

En Serbie, des réformes ont été lancées et pourraient permettre de débloquer l'ouverture d'un bloc de chapitres de négociations pour la première fois depuis trois ans, mais la situation reste difficile dans la mesure où les autorités serbes prennent aussi des décisions contestées par différents Etats membres. Des frictions historiques persistent par ailleurs entre la Serbie et la Croatie, tandis que les liens de Belgrade avec Moscou restent visibles, même s'ils tendent à se desserrer progressivement et si la Serbie a annoncé certains choix dans ce sens. Nous sommes en quelque sorte confrontés à ce qui est perçu en Europe comme un mouvement de « deux pas en avant, un pas en arrière » de la part de la Serbie, en sus du différend permanent avec le Kosovo, dans lequel les responsabilités sont partagées.

Pour sa part, l'Albanie progresse, même s'il lui reste d'importantes réformes à mener, tandis que la Bosnie-Herzégovine reste très largement bloquée par son système institutionnel et des tentations sécessionnistes.

De manière générale, la ligne portée par la France consiste à concrétiser cette perspective d'adhésion à l'Union européenne, en suivant trois principes : premièrement, s'assurer que les pays candidats accomplissent des réformes et seront en mesure d'appliquer l'acquis européen le moment venu ; deuxièmement, tenir compte des enjeux géopolitiques au vu des influences à l'oeuvre dans la région ; troisièmement, préparer l'Union européenne à se réformer elle-même dans son intérêt et dans la perspective d'un nouvel élargissement.

Pour ce qui est du rôle de Budapest, le gouvernement hongrois actuel a des relations privilégiées avec la Serbie du président Vuèiæ et la Macédoine du Nord. Au cours de la présidence hongroise de l'Union européenne, cette relation privilégiée a bénéficié à la Serbie, sans que ses efforts aboutissent néanmoins.

Il est par ailleurs exact de dire que le Premier ministre hongrois soigne ses relations avec la Macédoine du Nord, d'où le prêt que vous avez mentionné. Le véritable enjeu étant de s'assurer que cette relation privilégiée ne joue pas au détriment de la position européenne.

En ce qui concerne la simplification, nous sommes engagés dans un travail profond de révision de la législation européenne, et toute la difficulté réside dans l'équilibre à trouver.

Autrement dit, s'il existe un relatif consensus, en tout cas parmi les États membres, sur un excès de certaines obligations réglementaires et administratives auxquelles étaient soumises les entreprises et qui n'étaient pas nécessaires à l'atteinte des objectifs de la réglementation, il est possible que ce travail conduise à remettre en question les objectifs eux-mêmes.

Ce travail délicat a été entrepris par la Commission, soumise à une pression forte pour qu'il y ait un choc de simplification, comme l'a dit le commissaire français, et un impact réel sur les entreprises, dont la situation est tendue.

Pour notre part, nous défendons des objectifs d'élimination de rapports inutiles et de prise en compte des besoins très spécifiques des petites et moyennes entreprises (PME) et des entreprises de taille intermédiaire (ETI). Nous souhaitons un allégement généralisé des charges inutiles, mais nous ne souhaitons pas que les objectifs soient remis en question. Certains États membres, dont l'Italie par exemple, peuvent évoquer une déréglementation.

Au-delà des textes que nous avons identifiés et qui posent moins de problèmes politiques, deux directives cristallisent les débats parce qu'elles sont plus récentes. Il s'agit de la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), qui pose des obligations de rapportage extra-financier et dont l'Allemagne demande le report d'ensemble, et de la directive CS3D (Corporate Sustainability Due Diligence Directive), qui vient d'être adoptée et qui porte sur le devoir de vigilance. Nous avons préparé des propositions sur ce dernier texte, dont la complexité est contestée par un grand nombre d'entreprises.

De nombreux autres sujets seront discutés : c'est la raison pour laquelle la Commission a décidé de procéder par « tranches » de simplification.

J'en viens aux prix de l'énergie, dont chacun est bien conscient qu'ils sont devenus l'un des facteurs aggravant le problème de compétitivité de l'industrie européenne.

Jusqu'à récemment, les prix étaient relativement comparables en Europe et aux États-Unis. Un décalage très profond s'est amorcé, et les prix de l'électricité sont aujourd'hui deux à trois fois plus élevés en Europe, et quatre à cinq fois plus élevés pour le gaz. Cette différence est liée, à la fois, au développement massif de la production d'énergie fossile aux États-Unis, qui ont baissé les prix sur leur marché intérieur en n'exportant pas à proportion, et à la réorganisation de l'approvisionnement énergétique en Europe à la suite de la guerre en Ukraine, ce qui a créé des tensions sur le marché.

Le rapport Draghi, ainsi que la Commission européenne et les États membres, dont la France, ont plaidé pour que des mesures soient prises rapidement : ce sera le cas avec le pacte pour l'industrie propre (Clean Industrial Deal). La Commission réfléchit à des moyens de stabiliser les prix pour l'industrie, ce qui ne sera pas simple car il ne s'agit pas de prix administrés : cela pourrait passer par l'accélération de la réforme des marchés énergétiques, le renforcement des réseaux, la flexibilisation de la demande, le développement de produits de marché de long terme et des mesures concernant le marché du gaz.

Nous soutenons le développement de l'électrification des usages et de la production, afin d'accroître la décarbonation du secteur énergétique. À cette fin, nous travaillons sur le prix du marché de gros, la fiscalité et le coût du réseau. Il s'agit de phénomènes très complexes, mais le diagnostic est partagé : il faudra agir sur les prix de l'énergie pour soutenir l'industrie européenne et garantir l'attractivité de nos territoires, notamment par rapport aux États-Unis.

Concernant la PAC, nous devons traiter un certain nombre de sujets bien identifiés : position des agriculteurs dans la chaîne de valeur, aides aux revenus, innovation et investissements, installation des jeunes et prise en compte de manière proportionnée des questions environnementales et climatiques.

Nous l'avons vu lors des manifestations importantes d'agriculteurs dans plusieurs États membres il y a un an, un sujet s'est installé dans le débat : l'équité des conditions de concurrence par rapport aux importations des pays tiers. Le double effet de normes et de charges très importantes pour nos agriculteurs, d'une part, et d'importations qui ne sont pas soumises aux mêmes exigences, d'autre part, crée une concurrence déloyale et un sentiment d'injustice.

Il existe plusieurs manières de traiter cette question.

L'une d'elles consiste à assurer que l'Union européenne sera beaucoup plus prudente et vigilante dans les négociations commerciales sur ce qui conduit à fragiliser des filières. C'est l'enjeu du Mercosur, comme cela a été souligné à juste titre.

Une autre vise à assurer l'équité des conditions de concurrence et à exiger de nos partenaires commerciaux que les produits qu'ils exportent respectent des conditions comparables aux nôtres.

En principe, les produits qui rentrent dans l'Union européenne respectent les normes du marché intérieur et de la PAC. Cependant, en pratique, le contrôle de ces produits par les douanes présente des défaillances. Nous avons donc demandé, pour protéger le marché intérieur, que le niveau d'exigence soit relevé : en durcissant les réglementations, par exemple sur les tolérances en matière de résidus, et en renforçant de manière opérationnelle les contrôles, en particulier dans les grands ports - le commissaire à la santé est très mobilisé sur l'amélioration des capacités de contrôle.

Parallèlement, nous avons engagé une réforme de l'Union douanière : elle vise à doter les douanes européennes des moyens et de la coordination nécessaires pour prendre en compte des enjeux qui n'existaient pas il y a quelques années, notamment la question des petits colis et les sujets liés à la criminalité et à la drogue.

Au-delà des normes applicables aux produits, il faut agir sur les normes de production, par exemple sur l'usage des pesticides ou le bien-être animal. Cela relève d'une discussion davantage extraterritoriale, mais ce sujet devra faire partie des exigences de l'Union européenne. Nous défendons l'utilisation de clauses ou de mesures miroirs, lesquelles existent déjà dans certains domaines : je pense à l'usage des hormones de croissance ou des antibiotiques comme facteurs de croissance des animaux. Ce type de dispositif devrait, selon nous, être généralisé.

À cela doivent s'ajouter des mesures en faveur des agriculteurs, en particulier en ce qui concerne l'élevage, une filière particulièrement fragile pour laquelle nous souhaitons une stratégie spécifique.

L'automobile recouvre plusieurs enjeux. Nous avons demandé à la Commission, qui en a accepté le principe, de mettre en place ce qu'elle a appelé un dialogue stratégique, lequel sera lancé la semaine prochaine. Cette méthode doit, selon nous, faire école et être utilisée pour d'autres secteurs fragilisés, comme l'acier ou la chimie. L'idée est d'aboutir à un accord entre tous les acteurs - institutions européennes, États, acteurs de la filière, - afin d'accompagner le secteur automobile vers les objectifs qui ont été définis, sans que cela obère sa capacité à développer des produits, à investir et à résister à la concurrence.

Car si les normes sont trop exigeantes, elles tueront le patient avant qu'il ne soit guéri ! C'est pourquoi nous devons trouver, avec les acteurs de la filière, la voie de passage qui permette de parvenir, s'agissant des véhicules légers, à l'objectif zéro émission en 2035, en agissant sur les moyens d'innovation et d'investissement, la trajectoire de réduction des émissions de CO2, la demande, les bonus, les infrastructures de recherche ou l'équité des conditions de concurrence avec les compétiteurs internationaux, notamment chinois ou américains, s'ils sont subventionnés - c'est évidemment le cas en Chine, raison pour laquelle la Commission a imposé, à juste titre, des droits de douane.

On constate qu'appliquer, en silo, des politiques commerciales, de concurrence, d'innovation et de normes climatiques produit des contradictions auxquelles doit faire face le destinataire ultime. Un pacte avec l'industrie pourra permettre d'assurer la transition, et vous avez raison de souligner l'impact très important sur les territoires, les sous-traitants, l'emploi et les compétences. Cette nouvelle méthode n'est pas simple à appliquer pour la Commission, mais nous la poussons à aller en ce sens sur ces sujets.

En ce qui concerne M. Fitto, un débat a eu lieu lors de son audition au Parlement européen, lequel l'a confirmé dans ses fonctions de commissaire et de vice-président exécutif. Pour les États membres, il s'agit d'un commissaire nommé par son gouvernement et par l'Italie, qui est un grand pays. Lui-même, au cours de son audition, a donné des gages clairs sur son engagement européen et son respect des valeurs communes et des exigences du traité. C'est sur cette base que nous attendons qu'il travaille, dans l'indépendance à laquelle sont tenus les commissaires.

Il faut noter que, au sein de la Commission, la quasi-totalité des grands États membres dispose d'un vice-président exécutif : c'est un renversement de la logique qui était jusqu'à présent appliquée. Les vice-présidents exécutifs ou les commissaires qui avaient une responsabilité spécifique venaient plutôt des petits États membres, les grands États membres ayant des commissaires importants dont la place naturelle dans le collège compensait le fait qu'ils n'étaient pas vice-présidents. La présidente de la Commission a procédé cette fois-ci à l'inverse. Seul le commissaire polonais n'est pas vice-président exécutif, mais il est chargé du budget et des ressources humaines : il a donc un lien direct avec la Présidente et s'occupe d'un portefeuille important et horizontal. On relève la volonté, ou la nécessité, pour la présidente de la Commission de se renforcer avec des vice-présidents exécutifs venant des grands États membres. C'est aussi dans cette logique que s'inscrit l'octroi de cette fonction au commissaire italien.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci beaucoup, Monsieur l'Ambassadeur, pour la qualité de vos réponses. J'espère que nous aurons l'occasion de nous voir lors de nos futurs déplacements à Bruxelles.

Vous nous avez remonté le moral sur certaines questions, notamment sur l'influence française, mais l'inquiétude subsiste sur la nouvelle gouvernance et la présidentialisation de la Commission européenne.

La réunion est close à 11 h 30.