Mardi 4 février 2025
- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -
La réunion est ouverte à 16 heures 15.
Audition de Mme Anémone Cartier-Bresson, professeur de droit public à l'Université Paris Cité
M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous entamons aujourd'hui les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de Mme Anémone Cartier-Bresson, professeure agrégée des universités, spécialisée en droit public des affaires et en droit de l'Union européenne à l'Université Paris Cité.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Madame Cartier-Bresson, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Anémone Cartier-Bresson prête serment.
M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, s'est fixé trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont contrôlées et évaluées car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises et que celles-ci procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.
Vous êtes l'auteur d'un ouvrage Droit des aides publiques aux entreprises paru en 2020, et vous avez été entendue à ce titre par la mission d'information commune de l'Assemblée nationale sur la conditionnalité des aides publiques aux entreprises présidée par M. Stéphane Viry, dont le rapport a été publié en mars 2021.
Nous avons jugé nécessaire de vous entendre aujourd'hui afin d'identifier les grandes lignes du cadre juridique applicable aux aides publiques aux entreprises. Ce panorama nous sera précieux pour nous permettre de bien cerner l'objet de nos travaux.
Quelle définition et périmètre retenez-vous des aides publiques aux entreprises, en l'absence de définition juridique transversale en droit interne ? Quelles sont les principales règles applicables au niveau international, notamment au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ? Qu'en est-il de la réglementation sur les aides d'État prévue dans le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) ? Quelles sont à grand trait les règles applicables aux aides européennes ? Quels sont les principes dégagés par le Conseil constitutionnel qui encadrent ces aides ? Quid de la jurisprudence du Conseil d'État sur ce sujet ?
Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps : après un propos liminaire d'une vingtaine de minutes, notre rapporteur Fabien Gay vous posera quelques questions pour approfondir certains points, puis les membres de la commission d'enquête pourront vous interroger s'ils le souhaitent.
Mme Anémone Cartier-Bresson, professeur de droit public à l'Université Paris Cité. - Je vous propose de commencer par une brève présentation des principales règles en matière d'aides publiques aux entreprises, règles qui, comme cela a été justement rappelé, forment un ensemble composite.
Comment définir l'aide publique en l'absence de définition générale en droit interne ? Nous pouvons d'abord dire qu'il s'agit d'un levier d'intervention, de mesures incitatives visant à orienter le comportement des entreprises par des mécanismes de soutien. Certains textes en donnent une définition mais, le plus souvent, ils instaurent seulement des mécanismes sans définir ce qu'est une aide.
Au vu de l'objet de votre commission d'enquête, il me semble plus opportun de s'inspirer du droit européen des aides d'État, qui en définit assez strictement les principaux critères. Sous l'empire de ces règles, il faut en premier lieu un bénéficiaire qui soit une entreprise. Ensuite, l'aide est fondamentalement déterminée par son caractère avantageux - avantage évident en cas de versement de subvention ou de déduction d'impôt, mais qui peut être entendu plus largement au sens d'un allègement de charge voire prendre la forme d'un avantage qu'une entreprise n'aurait pas obtenu dans les conditions normales du marché. Souvent, on s'attachera au fait que cet avantage est sélectif : il bénéficie à certaines entreprises, et non à toutes. Enfin, une aide n'est pas une commande publique, c'est-à-dire la contrepartie d'une prestation au bénéfice de l'administration ; pour autant, elle n'est pas désintéressée et peut être soumise à des conditions.
Une fois ce périmètre arrêté, que peut-on dire des principales règles ? Il existe en réalité des règles très différentes qui viennent se superposer, avec des finalités et des logiques variées.
Je ne suis pas certaine que les règles internationales de l'OMC - je pense à l'accord sur les subventions et les mesures compensatoires - soient très contraignantes au regard du sujet qui vous occupe. En outre, elles souffrent actuellement de la crise du multilatéralisme.
La principale contrainte, à mon sens, provient du droit européen, qui s'articule autour du droit des aides d'État, obéissant à une logique concurrentielle, et du droit des fonds européens, répondant plus à une logique de politiques publiques.
S'agissant du droit des aides d'État, l'approche était à l'origine très défavorable : celles-ci devaient être interdites, au motif qu'elles faussent la concurrence au sein du marché intérieur. Mais le TFUE comprend aussi de nombreuses dérogations à cette interdiction lorsque des finalités d'intérêt général sont poursuivies, comme la protection de l'environnement ou la promotion de la culture. Par ailleurs, ce droit a évolué depuis une vingtaine d'années, il est devenu un levier de politique industrielle et économique pour la Commission européenne. À travers les textes que celle-ci rédige, elle incite les États à mettre en place des aides qui correspondent aux priorités de l'Union européenne.
Les règles qui s'imposent dans le cadre du droit des aides d'État sont assez rigoureuses. Pour être autorisées, les aides doivent répondre à des conditions de compatibilité, plus ou moins strictes selon la façon dont on les envisage : par exemple, des aides vues favorablement, comme l'aide au numérique, seront soumises à des conditions qui facilitent leur octroi, contrairement aux aides aux entreprises en difficultés, auxquelles la Commission européenne a toujours été très défavorable. À cet égard, le maintien de l'emploi est rarement la préoccupation principale en matière de compatibilité : la Commission européenne vérifie plutôt l'absence de distorsion de concurrence, ou encore le respect des conditions et objectifs arrêtés, ainsi que les coûts éligibles.
Le non-respect de ces règles d'attribution entraîne de nombreux risques juridiques, le principal étant que l'État ait à récupérer l'aide accordée à l'entreprise et fasse, à défaut, l'objet d'un recours en manquement.
S'agissant du droit des fonds européens, certains de ces fonds ont bien pour bénéficiaires des entreprises, notamment le Fonds européen de développement régional (Feder), les fonds agricoles ou les fonds structurels. Chacun est encadré par une réglementation qui lui est propre, mais une règlementation commune est également adoptée tous les six ans : le règlement portant dispositions communes.
Ces règles présentent peut-être plus d'intérêt sur le plan du contrôle. En effet, elles relèvent non pas d'une approche concurrentielle, mais d'une approche d'efficience des aides, dans le respect du budget de l'Union. Par ailleurs, les fonds concernés dépendent, pour beaucoup, d'une gestion décentralisée : ce sont les États qui les mettent en oeuvre et doivent vérifier le bon respect des règles. Enfin, le dernier règlement portant dispositions communes, qui court sur les années 2021 à 2027, a vu le développement d'une forme de conditionnalité transversale, avec la fixation d'objectifs en matière de lutte contre le changement climatique, d'égalité hommes-femmes ou de lutte contre les discriminations.
J'en viens enfin aux règles de droit interne, qui constituent un ensemble très disparate, dépourvu de réglementation générale - la seule qui existe s'appliquant aux collectivités territoriales.
Au niveau constitutionnel, un principe a été dégagé par le Conseil constitutionnel en 1986 : l'interdiction de vendre ou louer des biens à un prix inférieur à leur valeur à des fins privées. Ce principe implique, a contrario, qu'il est possible de le faire dès lors qu'il existe des finalités d'intérêt général. Il a donné lieu à une jurisprudence du Conseil constitutionnel, mais surtout du Conseil d'État, sur les aides à l'immobilier d'entreprise. Ainsi, pour respecter la règle constitutionnelle, la vente par une collectivité d'un terrain à l'euro symbolique, ou sa location à bas prix, au bénéfice d'une entreprise doit être assortie de contreparties suffisantes, par exemple en termes d'emplois. Cette règle se rattache plus largement à un principe d'interdiction des libéralités, dont la portée est toutefois incertaine. De ce fait, il n'est pas certain ni souhaitable que l'on puisse aller au-delà de l'encadrement ponctuel des aides liées aux opérations que j'ai mentionnées.
Le cadre des aides publiques internes est plus ou moins contraignant selon les acteurs et les instruments. Les contraintes sont plus importantes pour les aides dites à fonds perdus, comme les subventions ou les réductions d'impôt ; elles le sont moins pour des instruments financiers comme les prêts ou les recapitalisations. Cela pose question car le recours aux seconds tend à s'accroître.
Par ailleurs, la France n'a pas d'approche transversale de la conditionnalité. À cela s'ajoute le fait que les conditionnalités sur les aides européennes ont tendance à être assouplies en temps de crise. Au moment de la crise du covid, notamment, notre pays a utilisé ces dispositifs dérogatoires assez massivement, en étant en plus, d'après la Cour des comptes, moins strict sur les conditions exigées que d'autres États membres. Le droit comparé peut donc apporter des éléments de réflexion intéressants.
Au-delà des conditionnalités, je souhaite vous présenter brièvement les mécanismes de contrôle.
Le TFUE comprend un certain nombre de dispositions relatives au contrôle des aides d'État.
Le principe est le suivant : l'État doit notifier sa volonté de verser l'aide à la Commission européenne et attendre son autorisation pour le faire ; l'aide est ensuite contrôlée périodiquement, les États étant tenus d'informer régulièrement la Commission des aides qu'ils versent. Il se trouve que celle-ci n'a plus le temps, aujourd'hui, de contrôler toutes les aides dans une Europe élargie : la plupart relèvent donc de régimes dits « exemptés », c'est-à-dire non contrôlés, mais répondant à un règlement d'exemption assez strict et étoffé. Les aides aux grandes entreprises n'entrent généralement pas dans ce cadre. Si les conditions fixées pour les aides, qu'elles soient autorisées ou exemptées, ne sont pas respectées, la Commission peut imposer à l'État d'aller récupérer les sommes auprès de l'entreprise.
Il revient à la France de veiller au respect des règles liées aux aides d'État. Mais ces règles sont très techniques, et les services manquent parfois de moyens pour procéder à cette vérification.
En ce qui concerne les fonds européens, les enveloppes des fonds à gestion partagée, comme le Feder, sont gérées par les États. Le contrôle doit être efficace dans ce cadre, ce qui implique la mise en place d'autorités de gestion, d'audit - on a modernisé en 2023 celle de la France, qui s'appelle désormais l'Autorité nationale d'Audit pour les Fonds européens (Anafe) - et de certification. Selon des rapports sénatoriaux, on manquerait de moyens, en France, pour les missions de certification.
Enfin, pour les aides relevant du droit interne, autant on procède par guichet unique pour leur distribution, autant l'approche des contrôles demeure éclatée. Diverses autorités peuvent intervenir : inspection générale des finances (IGF), contrôle général économique et financier (CGefi), services déconcentrés ou collectivités territoriales. On constate aussi des manques de moyens à ce niveau.
Il n'y a pas non plus de réel mécanisme d'évaluation. On procède à des évaluations ponctuelles - on a par exemple instauré un comité national de suivi du plan France Relance -, mais aucune démarche systématique ou pérenne n'est envisagée.
À ce manque de coordination et de moyens au niveau des contrôles, s'ajoute des problèmes de contournement. On voit des grands groupes bénéficier d'aides pour reprendre une entreprise en difficulté, qu'ils liquident quelques temps plus tard. Auprès de qui récupérer les fonds dans de tels cas ? C'est une question importante. La Commission européenne est très vigilante sur ce point s'agissant des aides d'État : elle regarde si, au moment de la liquidation de la structure, il n'y a pas eu transfert du bénéfice des aides à une autre entreprise. Mais encore faut-il qu'il y ait rachat d'actifs ou poursuite de l'activité...
Je pense également que les limites en matière de contrôle et de conditionnalité constatées en France ne sont pas liées à des problèmes techniques ou juridiques. C'est en réalité une question politique que d'imposer des conditions plus ou moins exigeantes. Cet « obstacle » politique peut être illustré par le cas de la commission Hue. Chargée en 2001 de contrôler l'utilisation de toutes les aides publiques, elle a existé pendant un an, avec des compétences très élargies. Elle a été supprimée car on a considéré qu'elle risquait d'être trop interventionniste. Le contexte a peut-être changé depuis...
Comment, en conséquence, améliorer le contrôle de ces aides ? J'ai déjà partiellement répondu, mais j'y reviens brièvement.
En amont, on pourrait être plus exigeant dans le droit interne sur la conditionnalité. On voit bien que les textes européens le sont quand il s'agit d'aides aux grandes entreprises. On pourrait aussi développer des conditionnalités plus transversales - climat, responsabilité sociétale des entreprises (RSE), etc. - comme cela se fait pour les fonds européens, mais aussi, d'ailleurs, dans la commande publique. Ces conditionnalités plus exigeantes pourraient apparaître dans les règlements créant des régimes d'aides ou dans les contrats passés avec les bénéficiaires.
En cours d'exécution, il faudrait renforcer les contrôles, donner plus de moyens aux organismes ayant la charge de ces contrôles et améliorer la coordination. Peut-être pourrait-on faire participer des acteurs extérieurs... Le dépôt de plainte par un concurrent est, par exemple, très encouragé par la Commission européenne, mais on pourrait envisager d'impliquer d'autres parties intéressées, comme les représentants du personnel ou les associations de défense de l'environnement.
Au niveau de la sanction, on pourrait améliorer la détection et la répression des fraudes, en tirant notamment matière à réflexion des évolutions actuelles sur d'autres formes d'aides - je pense au travail en cours sur les aides en matière énergétique ou les effets d'aubaine constatés pendant la crise du covid. Notons enfin que des sanctions sont prévues au niveau européen : ainsi, pour les fonds européens, il est impossible de prétendre à de nouvelles aides en cas d'infraction, ou si l'on doit rembourser des aides et que l'on ne l'a pas encore fait.
Accroître la contrainte sur les entreprises impose d'être rigoureux quant au respect des règles. J'entends par là que l'on ne peut pas modifier les régimes d'aides en vigueur, à moins de le faire en accord avec la Commission européenne. Il faut également rester dans le cadre imposé par le respect du principe de libre circulation au sein de l'Union européenne : ce principe contraint la lutte contre les délocalisations, même si celle-ci n'est pas absente des textes européens, notamment de la réglementation des fonds européens. Il faut enfin respecter les droits des entreprises, les garanties procédurales et les règles de sécurité juridique.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour votre propos introductif. Vous êtes la première personne que nous auditionnons. Votre intervention nous permet de dresser le cadre général de nos travaux, avant d'entrer progressivement dans le vif du sujet.
Si je comprends bien, il existe dans le droit - droit français comme droit européen - une volonté de contrôler les aides publiques, avec un cadre plus « dur » dans le second cas que dans le premier. Mais il y a l'intention et il y a l'effectivité. Or, je l'ai bien noté dans vos propos, tout est un peu plus flou quand on en vient à l'effectivité...
Vous indiquez par exemple que les mécanismes existent, mais que des complexités apparaissent dès lors que l'on parle des moyens et de la manière d'évaluer. Il en va de même pour le pouvoir de sanction : il y a eu l'adoption de la loi du 29 mars 2014 visant à reconquérir l'économie réelle - la loi Florange - ; à ma connaissance, peu de grandes entreprises ont été concernées.
Au moment où les allègements fiscaux, les allègements de cotisations sociales sont nombreux, un exemple illustre bien le décalage entre intention et réalité : celui du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE). Alors que M. Pierre Gattaz promettait en son temps 1 million d'emplois, France Stratégie n'en a dénombré que 100 000 emplois.
Comment trouver le mécanisme qui rende l'intention effective ?
Il semble également que l'on ne soit jamais allé, en France, jusqu'à réclamer le remboursement d'argent public versé, au motif que les conditions imposées n'avaient pas été respectées.
J'ai bien noté vos propositions pour améliorer le système. À mon sens, il y a deux manques. D'abord, il manque une définition. Pourquoi un tel flou juridique en matière de définition des aides publiques ? Ensuite, il manque de la transparence. Pourrait-on se mettre d'accord, évidemment dans le respect du droit des affaires et du droit des entreprises, pour qu'un minimum d'information soit exigé dès lors qu'une entreprise perçoit de l'argent public ? Seriez-vous favorable à un mécanisme de transparence, qui poserait ensuite la question d'une meilleure évaluation et, potentiellement, d'un pouvoir de sanction ?
Enfin, vous avez raison de penser que tout cela n'est pas qu'une affaire juridique. Le choix de ne pas contraindre, comme vous l'avez démontré dans votre conclusion, a été un choix politique.
Mme Anémone Cartier-Bresson. - En matière d'effectivité, vous soulevez deux problèmes distincts.
Le premier problème est celui de l'effectivité des règles. Je ne prétends pas que toutes les infractions sont décelées au niveau européen, mais les contentieux pour non-respect des règles sont nombreux, avec, à la clé, des récupérations d'aides demandées par la Commission européenne, l'État concerné risquant un recours en manquement s'il ne le fait pas. Je vous signale d'ailleurs que, dans le cas des aides d'État, des intérêts sont prévus, ce qui ne pousse pas l'État à la célérité : plus il traîne, plus il récupère de l'argent !
Le second problème est celui de l'efficacité des aides. On peut en effet penser que celle-ci est insuffisamment évaluée et qu'avec plus d'évaluation, il serait mis fin à certaines aides.
Vous avez évoqué la loi Florange, dont l'un des volets - l'obligation de trouver un repreneur si l'on envisage de procéder à des licenciements économiques - a été censuré par le Conseil constitutionnel, le pouvoir de contrôle du juge en la matière ayant été jugé trop contraignant. Mais nous parlons là de contraintes sur les règles de licenciement, pas vraiment d'aides publiques.
Par ailleurs, il n'y a certes pas de définition générale de l'aide publique, mais c'est une notion fonctionnelle, variant suivant les textes. Je ne pense pas que cela crée une difficulté majeure sur le plan juridique ou technique.
Il est souhaitable que la transparence soit améliorée. Observons qu'elle l'a été : depuis 2015, en contrepartie du nombre important d'aides exemptées, l'Union européenne a obligé les États à recenser tous les dispositifs d'aide en vigueur. Il existe donc un registre recensant ces régimes au niveau français, ainsi que toutes les aides individuelles de plus de 500 000 euros. Cela donne déjà une première vision d'ensemble.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour qu'il n'y ait pas de confusion, quand je parle d'effectivité des contrôles et de pouvoir de sanction, j'évoque le cadre strictement national. Prenons le crédit d'impôt recherche (CIR) : il n'y a pas besoin d'un déroulé très long pour mettre, en face des millions d'euros versés au groupe Sanofi, les milliers d'emplois détruits dans la recherche et l'incapacité à sortir un vaccin pendant la crise du covid. Qu'en est-il, par exemple, de l'efficacité d'un tel dispositif ?
Nous entamons la commission d'enquête, mais ce que j'ai constaté jusqu'à présent, c'est un nombre réduit de contrôles pour une efficience faible et une absence totale de sanctions. Je réitère donc ma question, ces points éclaircis.
J'insiste également sur la transparence. À l'heure actuelle, nous sommes incapables d'identifier les entreprises bénéficiant du CIR, et pour quel montant.
Mme Anémone Cartier-Bresson. -Y avait-il obligation, dans le cadre du CIR, de maintenir des emplois ? Était-ce une conditionnalité ? Le problème que vous soulevez sur le CIR résulte non d'un contrôle insuffisant, mais de conditionnalités trop restreintes.
Il est évidemment problématique que l'on ne connaisse pas les bénéficiaires ou les montants que ceux-ci ont perçus. Ce serait d'autant plus problématique si le régime d'aide concerné impliquait une possible récupération des fonds à la demande de la Commission européenne.
M. Michel Masset. - Cette première audition donne le la et confirme la nécessité de nos travaux. Je trouve en effet vos propos préoccupants, et j'en retiens trois mots : efficacité, transparence et choix politique.
Ai-je bien compris quand je dis que les contrôles sont moindres en France que dans d'autres pays européens ? Si oui, comment les contrôles se font-ils ailleurs ?
Qui contrôle les contrôleurs ? Ceux-ci rendent-ils compte de manière régulière de leurs travaux, et sous quelle forme ?
Pourquoi le versement d'une aide à un groupe n'entraîne-t-il pas la mise en place d'un suivi régulier et étalé dans le temps ?
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Je m'interroge sur un régime d'aide spécifique outre-mer dont bénéficient certains grands groupes intégrés, qui opèrent uniquement dans ces territoires. Pouvez-vous me donner des précisions juridiques sur l'aide au fret qui, dans ces cas particuliers, est couplée à une aide européenne ? Dans le cadre de la lutte contre la vie chère en outre-mer, certains proposent que l'aide au fret soit affectée à des sociétés de distribution. Qu'en pensez-vous ?
Mme Anémone Cartier-Bresson. - Sur l'évaluation et le contrôle, il y a des trous dans la raquette, mais c'est plus une question de moyens et d'organisation qu'une question juridique.
Il y a tout de même des obligations en ce qui concerne les fonds européens. Si la Commission se rend compte que nous ne contrôlons pas bien l'utilisation de ces aides, elle peut exiger qu'une partie des fonds soit rendue par l'État.
Quand on sort du cadre européen, en revanche, l'obligation n'est plus là. Je pourrais vous donner de nombreux exemples où les contrôles ont été insuffisants.
En ce qui concerne les outre-mer, je ne connais pas dans le détail le régime de l'aide au fret. Je sais simplement que ces régions sont considérées dans le droit de l'Union européenne comme des régions ultrapériphériques (RUP) et qu'à ce titre elles peuvent bénéficier d'aides plus importantes. J'imagine qu'il doit y avoir des fondements juridiques adaptés pour prendre en compte les enjeux de la vie chère à travers les aides d'État à finalité régionale.
Mme Laurence Harribey. - J'aimerais revenir sur l'articulation entre le droit européen et le droit national. Vous avez évoqué un problème de conditionnalité, mais les entreprises peuvent se retrouver face à des injonctions contradictoires. Ainsi, le droit européen permettra l'octroi d'aides publiques dès lors que celles-ci visent des objectifs identifiés comme fondamentaux, par exemple la recherche et l'innovation. Mais si nous subordonnons nos aides en la matière à des critères d'emploi, alors nous tombons dans les aides aux entreprises en difficulté, qui sont interdites par l'Union européenne.
Par ailleurs, je m'interroge sur le phénomène des « chasseurs de primes ». Comment peut-on prendre en compte le lien entre les grandes entreprises et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) ? Les ETI bénéficient d'aides et de subventions pour la recherche, par exemple dans le domaine pharmaceutique. Mais comme les grandes entreprises assurent toute la chaîne de commercialisation, ce sont elles qui, in fine, bénéficient de l'aide à l'innovation sans avoir aucun compte à rendre.
Enfin, peut-on parler de contrôle d'aides d'État sans parler de droit de la concurrence européenne ? Celui-ci a été pensé pour assurer une libre concurrence à l'intérieur de l'Europe, mais on se rend compte qu'il pénalise les entreprises européennes face à leurs concurrentes internationales. Ce droit de la concurrence vient en quelque sorte percuter le système des aides d'État. Une évolution est-elle envisagée ?
M. Daniel Fargeot. - Je vais m'efforcer de synthétiser les différentes questions que je souhaite vous poser.
Existe-t-il, selon vous, des zones grises dans lesquelles certaines aides pourraient ne pas être clairement qualifiées, donc identifiées, échappant ainsi à tout encadrement juridique ? Les exigences actuelles en matière de conditionnalité sont-elles suffisantes pour garantir un usage efficace des fonds publics ? Dispose-t-on d'une évaluation suffisante de l'efficacité des aides publiques en France ? Quels sont les principaux indicateurs utilisés ? Quelles recommandations formuleriez-vous pour améliorer la gestion et le contrôle des aides publiques aux entreprises ? Au-delà des contrôles, existe-t-il des obligations pour les bénéficiaires à mettre en oeuvre en matière de résultats à l'issue de la perception des aides publiques ? Enfin, face aux enjeux de souveraineté économique et de soutien aux industries stratégiques, comment le droit des aides publiques pourrait-il évoluer pour concilier régulation et efficacité du soutien public ?
Mme Anémone Cartier-Bresson. - La présentation du droit des aides d'État comme étant uniquement guidé par une logique concurrentielle est un peu datée. La Commission européenne a beaucoup évolué à cet égard, notamment pour prendre en compte la problématique du maintien de l'emploi. Le droit de la concurrence ne s'y oppose pas forcément. C'est une question de négociation au cas par cas avec la Commission, qui contrôle la cohérence du projet.
Le droit de la concurrence est-il inadapté aux enjeux mondiaux actuels ? Je ne m'appesantirai pas sur le droit européen des concentrations, que l'on accuse d'empêcher la constitution de champions européens, car c'est un autre problème. Pour les aides d'État, les entreprises européennes subissent en effet des contraintes plus fortes que celles des États tiers. Il y a une vraie dissymétrie et l'Europe a longtemps fait preuve de naïveté à cet égard. Mais elle s'est un peu réveillée, notamment face à l'Inflation Reduction Act américain.
Actuellement, la bataille fait rage dans la transition écologique, avec des entreprises massivement subventionnées en Chine ou aux États-Unis. L'Europe essaie de s'adapter avec des règlements d'exemption, qui allègent les procédures grâce à des dispenses de notification. C'est une bonne chose que l'Europe se fixe un cadre ordonné pour qu'il n'y ait pas de course aux subventions.
Un règlement sur les subventions étrangères est également entré en vigueur en 2023. Il permet d'opérer un contrôle sur les entreprises extérieures à l'Union qui viennent investir en France. Si elles ont reçu des subventions dépassant certains seuils, l'État peut les empêcher de candidater à des marchés publics ou leur imposer des conditions supplémentaires.
Mais tout cela n'est pas suffisant. Cela s'apparente même à du bricolage, avec des régimes d'exception dérogatoires mis en place pour faire face à des crises comme le covid ou la guerre en Ukraine. In fine, ces régimes se superposent au droit commun, ce qui affecte la lisibilité d'ensemble du système.
Enfin, j'ai été interrogée sur les zones grises. Il est facile dans le cas d'un prêt de faire des comparaisons par rapport au taux du marché, mais devant un droit exclusif accordé à une entreprise, c'est plus compliqué. J'ai en tête l'exemple de la Française des jeux : dans quelle mesure le droit exclusif qui lui est accordé peut-il être assimilé à une aide d'État ?
Enfin, je le répète, l'efficacité de la conditionnalité dépend des moyens pour assurer les contrôles.
M. Fabien Gay, rapporteur. - On a du mal à comprendre : a-t-on un problème de moyens pour contrôler ou de critères de conditionnalité ?
M. Daniel Fargeot. - C'est lié !
M. Fabien Gay, rapporteur. - Il y a un problème qui nous est collectivement posé. L'État distribue entre 200 milliards et 250 milliards d'euros aux entreprises à travers quelque 2 200 dispositifs d'aide, sans trop de conditions, et nous ne voyons pas bien quel peut être le résultat. L'évaluation de me semble pas être au rendez-vous.
Mme Anémone Cartier-Bresson. - Y a-t-il des obligations à l'issue de la perception de l'aide ? Cela peut arriver. Par exemple, avec les aides des régions aux entreprises en difficulté, il peut y avoir des clauses de retour à meilleure fortune.
M. Daniel Fargeot. - On peut s'interroger sur l'opportunité de généraliser un tel système, par exemple avec les retombées publiques des aides à la recherche.
Mme Anémone Cartier-Bresson. - C'est très compliqué de généraliser.
M. Daniel Fargeot. - Comment le droit des aides publiques pourrait-il évoluer pour concilier régulation et efficacité du soutien public ?
Mme Anémone Cartier-Bresson. - Comme je l'indiquais, il faut intervenir à plusieurs niveaux : dans la définition des conditionnalités ; dans le contrôle de la mise en oeuvre, par exemple à travers des contrôles échelonnés avec des points d'étape ; dans l'effectivité des sanctions.
Mme Anne-Sophie Romagny. - Dès cette première audition, vous nous confortez dans notre choix d'avoir installé cette commission d'enquête. La France peut être exemplaire en Europe dans quelques domaines, mais visiblement pas dans celui des aides publiques. C'est un premier constat.
Vous avez parlé de cas de sanctions où l'entreprise devait rembourser l'argent perçu. Quel est le taux de récupération des aides indues ?
Mme Solanges Nadille. - En tant que sénatrice de la Guadeloupe, je souhaiterais vous interroger sur les aides publiques attribuées au secteur de la canne à sucre. Comment ce modèle économique pourrait-il être remis en cause, sachant que les aides à outrance débouchent sur des résultats très insuffisants ? Par ailleurs, comment et par qui les contrôles sont-ils effectués dans les outre-mer ?
Mme Anémone Cartier-Bresson. - Un rapport de la Cour des comptes a en effet mis en avant le manque d'exigence de la France en ce qui concerne les aides versées pendant la crise du covid.
Je n'ai pas de statistiques concernant le taux de récupération des aides indues, mais il serait intéressant d'en disposer. En tant que juriste, je connais les règles et je m'autorise à dire qu'elles sont plus ou moins sévères. Pour ce qui concerne les aides d'État, il n'y a pas d'exception, il faut récupérer l'argent, même si l'entreprise est liquidée ou qu'elle est de bonne foi. L'approche sur les aides issues des fonds européens est plus équilibrée, en ce qu'elle prend en compte la gravité de l'infraction et l'éventuelle bonne foi de l'entreprise.
Mme Anne-Sophie Romagny. - Des garanties sont-elles demandées avant l'attribution des aides ? C'est bien beau de vouloir récupérer l'argent dans une entreprise en phase de liquidation, mais s'il ne reste plus d'argent...
Mme Anémone Cartier-Bresson. - À ma connaissance, l'État ne demande pas de garanties. Si l'entreprise en est à ce stade, de toute façon, il faut considérer que les pouvoirs publics ont commis une faute en attribuant l'aide.
M. Daniel Fargeot. - Avec les prêts garantis par l'État (PGE), le banquier ne prenait le risque que sur 10 % du montant, le reste étant à la charge de l'État en cas de défaillance. Il y a donc bien des mécanismes à envisager. De manière générale, je pense que nous devons distinguer aide publique, qui peut être un prêt avec prise de garantie, et subvention. Ce sont pour moi deux choses différentes.
Mme Anémone Cartier-Bresson. - La Cour des comptes a noté que d'autres États avaient été plus exigeants pendant la crise du covid. En temps normal, des conditions tenant à la situation financière de l'entreprise sont prises en compte avant que les prêts ne soient autorisés.
J'avoue ne pas connaître les régimes d'aide à la filière de la canne à sucre. Ne relèvent-elles pas de la politique agricole commune (PAC) ?
Mme Solanges Nadille. - Non.
Mme Anémone Cartier-Bresson. - C'est sans doute une bonne illustration de nos manques en matière d'évaluation.
Mme Solanges Nadille. - Nous demandons une aide à la diversification des cultures qui n'est pas accordée, car l'État tient à rester sur la banane et la canne. Or ce sont des cultures qui sont presque moribondes. Il faut les aider, mais pas à outrance, et revoir le modèle d'aides dans son ensemble.
M. Olivier Rietmann, président. - La PAC n'aide les agriculteurs qu'en cas de rotation multiple, et pas en cas de monoculture ou de double culture. C'est donc l'État qui compense en l'occurrence.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Je suis d'accord avec mon collègue Fargeot, il faut bien distinguer aide publique et subvention.
Mme Anémone Cartier-Bresson. - Quand il y a un prêt, c'est la différence entre le taux accordé et celui du marché qui constitue l'aide. Il y a également les délais éventuellement laissés par l'État pour rembourser. C'est vrai, il arrive souvent que les prêts ne soient pas remboursés. Peut-être faudrait-il imaginer un système de garanties.
Mme Anne-Sophie Romagny. - Lorsqu'une entreprise se fait aider, par exemple dans un processus de décarbonation, et qu'elle s'arrête au milieu du gué, que peut faire l'État ? A-t-il des moyens de contrainte ?
Mme Anémone Cartier-Bresson. - C'est à l'organisme gestionnaire du fonds de s'assurer que l'argent est bien utilisé, y compris sur dénonciation de concurrents.
M. Olivier Rietmann, président. - Pour conclure, êtes-vous en mesure de nous donner un montant global précis des aides allouées aux entreprises françaises, sachant que nous disposons d'une fourchette assez large de 180 milliards à 250 milliards d'euros ? Comment la France se situe-t-elle par rapport à ses voisins et comment l'Union européenne se situe-t-elle par rapport au reste du monde - je pense notamment aux États-Unis ou à la Chine ?
Enfin, plus généralement, qu'adviendrait-il si nous cessions d'aider les entreprises, hors crise j'entends ? Beaucoup de chefs d'entreprise nous disent qu'ils n'auraient pas besoin d'aides s'ils ne supportaient pas toutes ces contraintes, charges et taxes. Est-on schizophrène sur le sujet ? Finalement, ne pourrait-on dire que ce système coûte par lui-même ? On paye pour récupérer l'argent, on paye pour le redistribuer, on paye pour contrôler,... On pourrait laisser les entreprises tranquilles en leur disant : à vous de jouer !
Mme Anémone Cartier-Bresson. - Je dirai que la somme se situe au milieu de la fourchette que vous venez de donner, mais je n'ai pas de chiffre précis. Cela montre bien, encore une fois, que nous avons un problème d'évaluation.
Faut-il arrêter les aides publiques ? C'est une question politique. Pour ce que j'ai pu observer en tant que juriste, je juge ce levier intéressant car il permet d'avoir des politiques publiques coordonnées avec les autres États membres, par exemple sur les infrastructures de télécommunications à haut débit, sur l'environnement ou sur la transition énergétique.
Je pense aussi que nous n'avons pas été assez exigeants. La question du volume de ces aides se pose, au moment où les hôpitaux et les universités manquent cruellement d'argent. Il y a des arbitrages à faire, mais c'est une question politique qui relève de vous.
Sommes-nous plus aidés qu'ailleurs ? Certains pays dans le monde subventionnent massivement leurs industries, sans contrainte aucune. Chez nos partenaires européens également, d'importants investissements d'avenir sont aidés par la puissance publique. Il n'y a pas lieu de le regretter si l'utilisation de cet argent est correctement contrôlée et évaluée - car il faut aussi garder à l'esprit que certaines aides peuvent avoir des effets pervers pour l'environnement quand elles bloquent la diversification d'un secteur. Il faut vraiment mettre l'accent sur l'évaluation, mais la question n'est pas de mon ressort de juriste.
M. Olivier Rietmann, président. - Une subvention ne crée-t-elle pas automatiquement un effet d'aubaine ?
Mme Anémone Cartier-Bresson. - Il faut faire montre de plus d'exigence avec certaines aides. C'est le cas avec l'argent que l'on ne récupère pas, comme les réductions d'impôt ou les subventions. Jusqu'à présent, l'Europe n'intervenait qu'avec des prêts. Depuis la crise du covid, elle s'est mise à distribuer des subventions, ce qui la pousse à être plus exigeante.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 heures 40.
Jeudi 6 février 2025
- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -
La réunion est ouverte à 14 h 5.
Audition de M. Louis Gallois, coprésident de La Fabrique de l'industrie
M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Louis Gallois, coprésident de La Fabrique de l'industrie.
L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.
Monsieur Gallois, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
M. Louis Gallois, coprésident de La Fabrique de l'industrie. - Je n'ai pas de liens, puisque je suis à la retraite, mais j'en ai eu beaucoup au cours de ma vie administrative et de chef d'entreprise. J'ai en effet présidé quatre grandes sociétés - et ai été désigné président du conseil de surveillance d'une cinquième -, qui avaient toutes des relations avec l'État. Je ne suis plus opérationnel depuis 2021 s'agissant de PSA, et depuis 2012 pour EADS - Airbus.
M. Olivier Rietmann, président. - Soulignons que vous êtes coprésident de La Fabrique de l'industrie.
M. Louis Gallois. - À ce titre, je ne reçois malheureusement pas beaucoup de subventions...
M. Olivier Rietmann, président. - Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Louis Gallois prête serment.
M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, s'est fixé trois objectifs principaux : d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises et que celles-ci procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.
Nous avons jugé utile de vous entendre aujourd'hui compte tenu de votre riche expérience professionnelle, dont je présenterai un rapide aperçu. Vous avez notamment exercé des fonctions en administration centrale, puisque vous avez été directeur général de l'industrie au ministère de la recherche et de l'industrie entre 1982 et 1986, avant de diriger plusieurs entreprises emblématiques comme la Snecma en 1989, Aérospatiale en 1992 et la SNCF en 1996. De 2007 à 2012, vous avez été président du comité exécutif d'EADS.
En l'absence de définition juridique en droit interne, quel devrait être selon vous le périmètre des aides publiques aux entreprises ?
Quel regard portez-vous sur les aides publiques aux entreprises aujourd'hui ? Leur lisibilité est-elle assurée ? Sont-elles bien ciblées ?
Au cours de votre carrière, avez-vous identifié des aides publiques qui ont eu un rôle déterminant dans les projets des entreprises que vous avez dirigées ?
Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. Vous apporterez des réponses à ces différentes questions dans un propos liminaire de quinze minutes. Puis, M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.
M. Louis Gallois. - Merci de m'accueillir au sein de votre commission d'enquête sur un sujet que j'ai fréquenté à partir de 1982 - il y a bien longtemps ! -, et ce jusqu'en 2021, date à laquelle l'État a apporté une aide significative à PSA pour la construction d'une usine de batteries dont je parlerai tout à l'heure.
Vous m'avez interrogé sur le périmètre des aides publiques.
Je me suis plongé dans la littérature et j'ai vu un nombre considérable de définitions différentes : celle de l'inspection générale des finances (IGF) devrait faire foi ; elle diffère de celle de France Stratégie, qui définit quatre périmètres, dont le premier est à 139 milliards d'euros et le quatrième à 223 milliards d'euros. L'IGF évalue à 88 milliards d'euros le montant des aides versées par l'État et la sécurité sociale, en excluant celles des collectivités territoriales et, je pense, de l'Union européenne.
Cette définition de périmètre variable n'empêche pas de juger les aides publiques et n'oblitère pas le débat à leur sujet, lequel peut être de deux natures.
En premier lieu, il s'agit de savoir si ces aides sont trop importantes sur le plan macroéconomique. En France, elles sont élevées, car - comme on le dit habituellement - elles compensent des prélèvements également élevés. D'ailleurs, Rexecode, think tank concurrent du mien - nous avons des relations amicales -, a réalisé une étude sur le prélèvement net, déduit de toutes les aides reçues par l'entreprise. C'est celui qui règle le problème des baisses des impôts de production ou des allégements de charges sociales, dont on ne sait s'il faut les intégrer ou non dans les aides.
Les chiffres de Rexecode mériteraient d'être validés par l'IGF ou par la Cour des comptes, car ce sont des indicateurs intéressants. Je vous les donne à titre d'information, sans les avoir validés moi-même : pour le prélèvement net, le record revient à la Suède - 13,8 % du PIB -, devant la France - 10 % -, l'Espagne - 8,5 % -, l'Italie - 8 % - et l'Allemagne - 7%. Encore une fois, et même si ce think tank est sérieux, une évaluation faite par l'État serait la bienvenue.
En second lieu, d'aucuns affirment que, si les prélèvements sont importants, c'est parce que les aides le sont aussi - même si le solde est celui que je vous ai indiqué. Cette situation présente des avantages et des inconvénients. L'un des avantages est que cela permet des politiques publiques, car à travers les aides, l'État peut orienter vers des technologies nouvelles ou soutenir des secteurs en difficulté. Un effet négatif est que les entreprises sont conduites à des stratégies d'évitement des prélèvements. Par ailleurs, même si les grandes entreprises sont loin d'en être les principales victimes, ce système aboutit à un fonctionnement bureaucratique concernant la préparation des dossiers d'aides, qui sont de plus en plus épais en fonction du montant et du niveau compétent : régional, national ou européen.
Les aides sont-elles trop importantes ? Ce jugement dépend de chacun, mais le prélèvement net en France est tout de même très significatif. Cela dit, on ne peut faire la critique du seul volume des aides sans regarder du côté des prélèvements.
La lisibilité des aides est, quant à elle, médiocre. Ont été recensés 2 000 dispositifs d'aides en France : 600 au niveau national, les autres étant situés à l'échelon régional - chaque région ayant son fonctionnement propre. Là aussi, les grandes entreprises sont avantagées, car elles disposent d'équipes qui leur permettent d'identifier ces aides. Les PME sont perdues, à moins que leur cible ne soit très précise. Les entreprises de taille intermédiaire (ETI) y accèdent, mais cela représente pour elles une lourde charge. On ne peut se satisfaire d'un tel système, qui pâtit de l'extrême variété des aides.
À titre d'exemple, je citerai le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), qui est issu de l'un de mes rapports sur la compétitivité. J'avais proposé un autre dispositif, à savoir un allégement de charges sociales, qui a d'ailleurs eu la préférence par la suite. En effet, les deux objectifs du CICE, la compétitivité et l'emploi, ne sont pas toujours complètement convergents. Afin que l'allégement soit clairement orienté vers la compétitivité, j'avais proposé qu'il atteigne 3,5 fois le Smic.
Cette solution présentait deux avantages. D'une part, elle permettait de toucher l'industrie, qui compte un faible nombre de salariés au Smic, dont les missions ont en grande partie été externalisées. D'autre part, c'est sur les tranches supérieures - entre 3 et 4 fois le Smic - que le désavantage compétitif de la France était le plus fort. Ailleurs, notamment en Allemagne, un plafonnement des charges sociales intervient. Chez Airbus, et cela se vérifiait dans d'autres entreprises, un cadre qui gagnait 4 fois le Smic coûtait 30 % plus cher en France qu'outre-Rhin. La démarche ne ciblait pas la création d'emplois, qui ne soulevait pas de problème en l'espèce.
La clarté des objectifs et leur simplicité sont essentielles pour que le système soit efficace ; je n'évoquerai pas à ce stade la conditionnalité des aides, puisque nous en reparlerons.
Ai-je identifié des aides publiques qui ont eu un rôle déterminant ? Oui, j'en ai relevé plusieurs, qui constituent non pas des aides stricto sensu, mais des systèmes de soutien. Par exemple, Airbus ne peut lancer un avion sans avance remboursable de l'État. Le paiement de la dette, auquel s'ajoute le montant des intérêts, s'effectue en fonction des ventes. Ce soutien n'est d'ailleurs pas considéré comme une aide, contrairement à ce que pensaient les Américains. Nous nous sommes donc battus à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) pendant douze ans contre leurs attaques. L'adoption, par le conseil d'administration d'EADS, du programme de lancement de l'A 350, fixé à 15 milliards d'euros environ, n'aurait pas été possible sans les avances remboursables des États français et allemand.
Quant à l'usine de batteries - j'ai horreur du terme gigafactory - créée par TotalEnergies, PSA et Mercedes dans le nord de la France, celle-ci a perçu une aide significative, de l'ordre de 20 % du montant de l'investissement, approuvée à Bruxelles dans le cadre d'un projet d'intérêt européen commun (IPCEI). Aux États-Unis, la subvention est de 40 %. Je suppose que Verkor, qui construit son usine de batteries à Dunkerque, bénéficie du même traitement.
Le crédit d'impôt recherche (CIR) prête plus à débat. J'en suis un très ferme défenseur, peut-être par attachement historique, car il a été créé lorsque j'étais directeur de cabinet du ministre de la recherche et de la technologie. On dit qu'Airbus ne fait pas plus de recherche grâce à lui. C'est exact, mais celle-ci a lieu en France. Si l'essentiel du bureau d'études du groupe est encore dans l'Hexagone, et non en Allemagne, c'est parce que les conditions y sont plus compétitives en termes de coûts - nos ingénieurs gagnent 3 à 4 fois le Smic. Le CIR joue un rôle décisif à cet égard, même si le lancement d'un avion n'en dépendra peut-être pas. Il a un effet beaucoup plus stimulant, eu égard au volume de recherche, sur l'ensemble du tissu industriel. Nous avons analysé la situation au cas par cas en Europe, et nous avons constaté que les entreprises suédoises sont les seules à faire plus de recherche que les entreprises françaises. Le volume n'est pas considérable, car il est lié au niveau de l'industrie française, dont la base atteint un petit 10 %, pour ne pas dire 9,5 % du produit intérieur brut (PIB), étant rappelé que peu de secteurs industriels supportent dans notre pays un important effort de recherche.
Il n'y a donc qu'en Suède qu'il y a plus de recherche qu'en France et le CIR n'y est pas pour rien. Cette analyse n'a jamais été faite, ce qui est regrettable.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci pour ces propos introductifs. Je suis d'accord avec vous sur ce point : il nous faut considérer le delta entre ce qui est demandé aux entreprises - qui ne constitue pas des charges mais des cotisations sociales - et les aides versées aux entreprises, pour obtenir le net. J'ai noté que le prélèvement net, en France, est un peu plus élevé qu'en Italie et en Allemagne. Cependant, il faut prendre en compte le modèle social. Nous pouvons être fiers du nôtre qui, malgré des difficultés, permet à chacun d'évoluer dans la vie. J'en viens à mes questions.
Êtes-vous opposé ou favorable à la présence systématique de contreparties aux aides publiques versées aux grandes entreprises ?
Le suivi, le contrôle et l'évaluation de ces aides vous semblent-ils satisfaisants ? Sur cette question et celle de potentielles sanctions, pourriez-vous donner des exemples ?
Cette commission d'enquête a été créée dans un climat social particulier, puisque l'on recense 300 000 emplois menacés et 300 plans de licenciement. Êtes-vous favorable au versement d'argent public à des entreprises qui à la fois licencient et versent des dividendes ?
M. Louis Gallois. - Je suis attaché à notre modèle social, mais il n'y a pas de miracle : quelqu'un doit le payer. Qui ? Le contribuable ? Les entreprises ? Quel équilibre trouver ? Le compromis de 1945, qui reposait sur une faible capacité contributive des contribuables et déportait sur les entreprises une partie de la prise en charge du modèle, doit être interrogé. Pour certains éléments, comme le chômage ou les retraites, les choses sont claires et les entreprises doivent être mises à contribution. Cependant, c'est moins net pour la maladie et moins encore pour les allocations familiales. Il doit y avoir un lien avec les entreprises. Je ne propose pas de baisser les prélèvements obligatoires, mais il faut savoir à quoi on les utilise. Globalement, les marges des entreprises en France sont plutôt inférieures à celles des autres pays européens, ce qui se répercute sur leur niveau d'investissement. Il faut donc se poser la question de savoir qui paye. En Allemagne, le plafonnement des charges sociales est compensé par une plus grande prise en charge par les contribuables. Je ne dis pas que c'est la bonne façon de faire, mais ce débat doit avoir lieu.
Il faut également s'interroger sur le coût de l'énergie. En Allemagne, où la politique énergétique n'a pas connu un grand succès en raison de ce qui se passe en Ukraine, le prix de l'énergie est globalement élevé. Le pays a choisi de faire payer l'électricité plus cher par les particuliers que par les entreprises. Il faut avoir le débat et se poser la question : qui paye ?
Encore une fois, je suis aussi attaché que vous à notre modèle social. Il s'agit de l'une des richesses de l'Europe, de la France en particulier.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Notre modèle social est hérité d'un compromis entre capital et travail. Je suis d'accord : on ne peut pas tout asseoir sur le travail. Cependant, aujourd'hui, il n'y a pas de justice face à l'impôt. Nous organiserons une autre commission sur le modèle social !
M. Louis Gallois. - En ce qui concerne les contreparties, les aides ont des objectifs. Je prendrai le cas d'un fabricant de pneus, qui produit pour des véhicules utilitaires. Face à lui, des produits d'importation chinoise sont vendus 30 % moins cher à leur arrivée au port du Havre. Le fabricant ne peut pas s'aligner, prend donc des décisions qui ne sont pas agréables à prendre, le fait de la manière la plus acceptable possible et, dans le même temps, verse des dividendes. S'il le fait avec modération, cela ne me semble pas scandaleux, car ce fabricant doit pouvoir investir et faire appel au marché des capitaux ; le système capitaliste fonctionne ainsi. En revanche, je suis très réservé sur les rachats d'actions, qui constituent une perversion du système. Ce fabricant de pneus a dû bénéficier du CIR et peut-être aussi de subventions régionales pour développer un nouveau centre de recherche. C'est une affaire compliquée que celle des contreparties.
En tout cas, les choses doivent être claires dès le départ. La nécessité de donner des contreparties ne doit pas tomber sur les entreprises une fois que les affaires sont engagées. Les conditions doivent être fixées quand l'entreprise demande l'aide et la reçoit, et on ne doit pas revenir dessus. Qu'il s'agisse de conditions d'emploi - ce que je ne recommande pas - ou de conditions liées à la fermeture de sites, elles doivent être prévues. Je suis en faveur de choses simples ; il faut éviter les usines à gaz que personne ne peut gérer. Il faut aussi tenir compte du fait qu'une entreprise reçoit des aides pendant quatre ou cinq ans et que, pendant ce temps, elle mène son existence, qui peut la conduire à vivre des hauts et des bas.
Certes, certaines entreprises abusent de ces aides. Je ne citerai pas d'exemples, mais j'en ai à l'esprit. Dans ce cas, il faut des sanctions. Je ne connais pas d'entreprises qui aient été sanctionnées, ce qui ne signifie pas qu'il n'y en ait pas eu. J'ai des exemples d'entreprises pour lesquelles les aides ont cessé d'être versées parce que l'investissement ne se faisait pas.
Par ailleurs, les aides comportent une part de prise de risque, surtout quand il s'agit de petites entreprises. J'appartiens au conseil de surveillance d'une start-up qui a reçu des aides, mais on ignore si elle va prospérer.
Les conditions et contreparties doivent être simples et ne pas empêcher les entreprises de vivre. Elles doivent être prévues dès l'origine. Enfin, il faut établir des indicateurs transparents, qui puissent être vérifiés par tous ; le travail d'évaluation ne doit pas reposer sur des sentiments.
J'en viens au contrôle. Il est faible, car on ne peut pas contrôler 2 000 dispositifs d'aide, qui sont attribués à des dizaines de milliers d'entreprises, grandes ou petites. L'appareil administratif n'y suffit pas. Il faut donc s'accorder sur des choses très simples à contrôler, qui soient claires, précises et chiffrées.
M. Olivier Rietmann, président. - Je retiens le fait que les conditions doivent être simples et établies dès le départ, et que le contrôle doit être basé sur ces conditions. Ainsi, quand on subventionne une société pour faire de la recherche, il faut que la recherche soit faite, mais on ne doit pas la titiller sur le fait qu'elle distribue des dividendes, qu'elle délocalise ou licencie...
M. Louis Gallois. - ...si elle délocalise sa recherche, cela pose un petit problème. Il existe des cas de telles délocalisations qui ont accompagné le versement de CIR.
M. Olivier Rietmann, président. - Certes, disons dès l'instant où la recherche est menée en France.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous avons souvent des débats politiques, au cours desquels on annonce des conditions, et puis, dans la réalité, ces conditions restent floues ou absentes. Il est ensuite difficile d'évaluer, de contrôler et de sanctionner.
Je prendrai l'exemple du CICE, dont vous êtes le père. Je me souviens du débat d'alors et de l'engagement formulé par Pierre Gattaz de créer 1 million d'emplois. Dans le dernier rapport de France Stratégie, on lit : « Les résultats restent conformes aux conclusions des années précédentes : un fort effet emploi est trouvé chez le quart des entreprises les plus bénéficiaires du CICE, qui ne représentent qu'un huitième des effectifs, mais rien de significatif chez les autres. L'effet total reste estimé à 100 000 emplois environ, ce qui est faible, rapporté au coût du CICE - de l'ordre de 18 milliards d'euros en 2016 ». Nous avons donc subventionné un emploi pour 180 000 euros ! Comment éviter une telle situation ? Comment mettre en adéquation les déclarations politiques et les dispositifs ?
M. Louis Gallois. - Je ne partage pas le jugement de France Stratégie, qui a examiné les résultats du CICE sous le seul angle de l'emploi. Or j'ai proposé ce dispositif sous le seul angle de la compétitivité ! D'ailleurs, il s'est traduit par la relance de l'investissement industriel. Si, jusqu'à mi-2024, nous avons réussi à arrêter la désindustrialisation du pays, si le nombre d'ouvertures d'usines a été plus important que celui des fermetures, si nous avons connu une légère reprise de l'emploi industriel en 2022 et en 2023, c'est parce que des mesures ont été prises ; le CICE a été la plus importante d'entre elles. Le dispositif a joué son rôle sur le plan de la compétitivité...
M. Fabien Gay, rapporteur. - ...c'est impossible à évaluer, contrairement à l'emploi.
M. Louis Gallois. - Certes, c'est très difficile à quantifier. Cependant, les résultats en termes d'emplois le sont aussi. À titre d'exemple, le covid a eu un effet sur l'emploi entre la création de la mesure et aujourd'hui. Dire que le coût d'un emploi s'élève à 180 000 euros ne correspond pas à l'objectif du dispositif.
M. Jérôme Darras. - Dans votre rapport sur la compétitivité française, vous préconisiez de « créer un choc de compétitivité », qui devait passer par la mise en place du CICE puis par des allégements de charges. Avec le recul, quel regard portez-vous sur ce dispositif ? Quels moyens permettraient d'en améliorer l'efficacité ?
Dans le même rapport, vous préconisiez d'autres mesures ; lesquelles faudrait-il mettre en oeuvre aujourd'hui ? Vous proposiez notamment d'établir un « Small Business Act » ; quelles mesures précises permettraient de favoriser le développement et la compétitivité des petites entreprises ?
Mme Solanges Nadille. - J'évoquerai le problème de la vie chère qui touche nos territoires ultramarins. Un grand groupe vient de publier des bénéfices ahurissants pour 2023, alors qu'il profite d'aides publiques, versées au titre de la continuité territoriale. L'État était au courant, mais c'est sous la pression de la rue que ce groupe a rendu ses chiffres publics. De plus, le ministre d'État Manuel Valls vient de nommer au sein de son cabinet un ancien conseiller du ministère de l'outre-mer qui avait été, semble-t-il, contraint de démissionner sous la « pression » de certaines entreprises. Toute aide publique est conditionnée à des résultats, qui doivent pouvoir être contrôlés. Comment verser des aides publiques sans pouvoir en vérifier l'efficacité et l'efficience ?
M. Louis Gallois. - Monsieur Darras, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts depuis 2012 et un rapport, ça vieillit. Je l'ai relu récemment : beaucoup de recommandations ont été suivies et d'autres mériteraient de l'être. Cependant, les échéances qui sont les nôtres aujourd'hui demandent que nous allions beaucoup plus loin. L'Europe tout entière - la France en particulier - va être prise dans un étau, entre le rouleau compresseur chinois et la pompe aspirante américaine. D'un côté, les surcapacités créées en Chine, largement à coup de subventions, préparent les produits chinois à l'exportation. D'un autre côté, une fiscalité des entreprises plus basse que chez nous, un coût de l'énergie trois à cinq fois moins important et des droits de douane qui risquent de favoriser la production locale font des États-Unis un site très attractif pour les entreprises. L'Europe est prise dans cet étau et connaît un retard massif en matière d'innovation, que le rapport Draghi a très bien mis en exergue.
Il faut donc aller bien au-delà de ce que je préconisais. Nous avons besoin de politiques publiques beaucoup plus ambitieuses, aux niveaux national et européen, sur les plans de l'innovation, des compétences et de l'énergie. Il s'agit des trois chantiers majeurs qui sont devant nous.
En ce qui concerne l'innovation, notre effort de recherche reste insuffisant. Nous y consacrons 2,2 % de notre PIB quand la Corée y dédie 4,5 %. Nous devons atteindre les 3 %. Aujourd'hui, la production d'innovations européennes est faible et ne porte pas sur les technologies de rupture les plus avancées.
Par ailleurs, nous avons en France un problème en matière de compétences, à tous les niveaux. Cette difficulté concerne l'enseignement général, celui des mathématiques, les lycées professionnels - par lesquels passent un tiers des enfants et qui doivent constituer une voie choisie et non subie -, mais aussi la formation continue, parce qu'il va falloir que le personnel actuel des entreprises se saisisse des nouvelles technologies.
Enfin, sur l'énergie, deux pays ont failli : l'Allemagne, qui a cru que l'énergie serait toujours bon marché en venant de Russie, et la France, qui n'a pas produit de politique énergétique cohérente dans les vingt dernières années.
J'en viens au Small Business Act. Pour développer le tissu des PME, il faut à la fois que ces dernières puissent trouver leur marché et qu'une dynamique territoriale existe. En France, des territoires connaissent une forte dynamique et d'autres non ; il est important de comprendre pourquoi, pour pouvoir dupliquer ce qui fonctionne là où c'est plus difficile. La responsabilité en la matière relève non pas uniquement de l'État mais aussi de l'énergie territoriale, qui émane des élus locaux, des chefs d'entreprises, des organisations syndicales, du milieu académique ou encore des écoles.
Madame Nadille, je comprends qu'on ne puisse pas accepter que la vie soit plus chère dans les outre-mer qu'en métropole. Je n'ai pas apprécié toutes les modalités de la lutte menée à cet égard, mais celle-ci est légitime dans son fondement. Nous avons collectivement le devoir de faire en sorte que la vie ne soit pas plus chère dans les territoires ultramarins, d'autant que ces derniers ne sont pas riches. Si des chefs d'entreprises en ont profité, cela mérite que l'on s'occupe d'eux. Je ne peux pas aller au-delà, car je ne connais pas suffisamment la situation.
Mme Solanges Nadille. - Je sais bien que la vie ne peut pas être la même dans les outre-mer et dans l'Hexagone, mais je dénonce la fuite de fonds publics. Nous avons besoin d'un contrôle de ces aides.
M. Louis Gallois. - S'il y a des abus, ils doivent être sanctionnés. Je n'ai pas parlé d'abus quand j'ai répondu plus tôt sur les conditions, mais de la possibilité de circonstances obligeant les entreprises à prendre des décisions désagréables.
M. Olivier Rietmann, président. - Si vous êtes favorable à des sanctions, pensez-vous qu'il faille « taper fort » ?
M. Louis Gallois. - En droit français, la sanction doit être proportionnée aux abus ou aux délits commis. Les sanctions doivent être suffisantes pour que les gens n'aient pas envie de recommencer mais rester proportionnées.
M. Daniel Fargeot. - Je vous rejoins sur votre vision du CICE et sur un point important : la convergence de la mobilisation locale et de l'action publique est l'une des clés de la réindustrialisation de notre pays. Elle suppose que les acteurs locaux se sentent en confiance et soutenus, d'où l'importance des aides publiques.
La variété des aides étant très grande, l'évaluation de leur nombre et de leur efficacité vous semble-t-elle suffisante ? Quels sont les principaux indicateurs utilisés ?
Je souhaiterais proposer un début de solution : les aides publiques versées aux entreprises pourraient être déduites de leurs résultats distribuables. Ainsi, elles ne pourraient pas être reversées sous forme de dividendes. Qu'en pensez-vous ?
Quelles recommandations formuler pour améliorer la gestion et le contrôle des aides publiques aux entreprises ? Au-delà des contrôles, pourrait-on prévoir des obligations à mettre en oeuvre pour les entreprises bénéficiaires d'aides portant sur leurs résultats ?
Enfin, le périmètre du CIR vous convient-il ? En effet, nombre d'entreprises étrangères en bénéficient et certaines créent même des entités en France pour le recevoir.
Mme Pascale Gruny. - En ce qui concerne le CICE, je vous rejoins sur la nécessaire simplicité des objectifs à définir. J'ai eu à mettre en place ce crédit d'impôt et c'était très compliqué, surtout quand il s'agit de maintenir les effectifs et non de les augmenter.
Je veux aussi évoquer les entreprises qui quittent nos territoires après avoir bénéficié des aides à un moment ou à un autre, ce qui provoque de la colère chez les salariés. Combien de temps les aides sont-elles acquises ? Par ailleurs, les délégués syndicaux tirent toujours la sonnette d'alarme trop tard auprès des élus et des préfectures. L'alerte doit être donnée dès il n'y a plus d'investissement pendant deux ou trois ans. Dans l'Aisne, une usine agroalimentaire est transférée en Pologne.
M. Olivier Rietmann, président. - À partir de quel moment considérera-t-on que le fait de recevoir des aides n'a rien à voir avec celui de verser des dividendes ? En effet, les objectifs ne sont pas les mêmes.
Pourriez-vous aussi rappeler la nécessité de définir des conditions d'octroi d'aide qui soient claires ? Évitera-t-on enfin de faire un rapport entre le versement d'aides et la délocalisation, quand cette dernière n'est pas mentionnée au départ ? On ne peut pas reprocher à l'entreprise de prendre certaines décisions si celles-ci ne sont pas liées aux conditions fixées.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Malgré nos différences politiques, personne ici n'est opposé aux aides publiques aux entreprises. Cependant, on voit bien ce qui fait scandale, ici comme dans la société. Le fait qu'un constructeur de pneus touche des aides publiques, dégage du bénéfice, verse des dividendes et licencie la même année reste incompréhensible pour une majorité de gens, y compris pour moi. L'idée de Daniel Fargeot, consistant à garantir, à tout le moins, que l'argent public ne sert pas au versement de dividendes, est intéressante, c'est une piste à creuser.
M. Louis Gallois. - En ce qui concerne le soutien territorial, l'État a mis en place le dispositif Territoires d'industrie, qui peut aider. Cependant, ce n'est pas l'essentiel. Ce que demandent les entreprises, c'est du foncier pour s'installer, des écoles pour les enfants de leurs salariés, du logement et des transports ; elles demandent des services publics. Il faut inventer un nouvel aménagement du territoire. Il ne s'agit pas de demander aux entreprises de s'installer à tel endroit mais de mettre en place les conditions de leur développement, ce qui relève de la responsabilité de l'État et des collectivités publiques. Cela coûtera plus cher que d'aider les entreprises de façon individuelle, mais c'est bien plus important.
L'idée de déduire les aides des résultats distribuables ne me semble pas mauvaise. Cependant, il faut un examen plus approfondi de la question et je réserve mon jugement. Il faudrait notamment savoir sur combien d'exercices se fera l'amortissement...
M. Daniel Fargeot. - Certes, il faudra lisser.
M. Olivier Rietmann, président. - Dans votre réflexion, monsieur Gallois, il ne faudra pas oublier à quoi sert le versement de dividendes. Il s'agit d'aller chercher des investisseurs et donc de pouvoir se défaire, à un moment, de la nécessité de bénéficier d'aides publiques.
M. Louis Gallois. - Dans le système capitaliste, le dividende correspond à la rémunération de l'un des facteurs de production : le capital. Les personnes privées qui apportent de l'argent à l'entreprise en attendent une rémunération. Cette dernière doit à la fois répondre à l'immobilisation de l'argent et à la prise de risque, liée notamment à l'évolution du cours. Il faut verser des dividendes, mais la modération est nécessaire. Je suis contre les rachats d'actions car ils n'ont qu'un seul but : faire monter artificiellement la valeur de l'action, dont le nombre diminue alors que la valeur de l'entreprise reste la même. Aux États-Unis, j'ai vu comment ces opérations pouvaient être dévoyées, notamment lorsque ces rachats d'actions coïncident avec le moment où les dirigeants lèvent leurs stock-options. Il est vrai que, dans le partage entre le capital et le travail, le capital a pris une part plus importante lors des vingt dernières années.
Je ne suis pas mécontent si le CIR attire en France des centres de recherche étrangers. Ce dispositif peut constituer un élément d'attractivité. En revanche, il faut être vigilant pour que des chasseurs de primes n'en profitent pas.
Madame Gruny, certes, le CICE était plus compliqué à mettre en oeuvre que les allégements de charges. Cependant, lorsque nous sommes passés du CICE aux allégements, les entreprises ont perdu 6 milliards d'euros.
En ce qui concerne les entreprises qui quittent le territoire alors qu'elles ont reçu des aides, il n'y a pas de règle absolue. Dans le cas d'une délocalisation brutale comme celui que vous mentionnez, l'État doit prendre ses responsabilités. Mais certains cas sont plus compliqués, comme lorsque EADS a décidé de construire une usine d'assemblage d'A 320 aux États-Unis. Il ne s'agissait pas de délocalisation, mais nous aurions pu fabriquer ces avions en Europe. Cependant, pour avoir accès au marché américain, il nous fallait avoir une usine aux États-Unis. D'ailleurs cette opération a été très positive et n'a pas empêché les cadences de croître dans les usines de Hambourg et de Toulouse. Certes, quand les salariés de Toulouse ont su que nous allions construire une usine à Mobil dans l'Alabama, ils se sont inquiétés, ils ont eu peur que ce ne soit qu'un début et les questions qu'ils se posaient étaient légitimes.
On doit discuter dans une entreprise et, quand on rencontre des difficultés, on doit s'en expliquer auprès des salariés et des actionnaires. À cet égard, une présence plus importante des salariés dans les conseils d'administration serait utile. Dans le rapport que nous avons évoqué, j'avais proposé qu'il y ait quatre administrateurs salariés plutôt que deux. Les parties syndicale et patronale ne sont pas mûres en France pour mettre en place la parité, comme en Allemagne, mais avoir 30 % ou 40 % d'administrateurs salariés permettrait que ces sujets soient abordés au conseil d'administration, que les différents acteurs soient mieux informés et plus en amont de la décision.
M. Michel Masset. - Que pensez-vous de l'intelligence artificielle ? Doit-elle constituer une priorité en matière d'aide aux entreprises ?
Lorsque l'on aide une entreprise par le biais d'une dotation d'État ou de solidarité, je propose que l'on songe à flécher d'autres aides vers les collectivités auxquelles reviendra la charge de la création de nouveaux services publics. Lorsqu'on aide une entreprise sur un territoire, on doit avoir une vision pour la collectivité concernée.
Mme Antoinette Guhl. - Vous avez dit que les entreprises attendent davantage des services publics que des aides publiques. Dans le budget de l'État, il faut arbitrer entre les deux. Les aides publiques sont versées au détriment de l'éducation ou de la santé, dont les budgets sont moindres. Pour assurer un service public de qualité, ne faudrait-il pas commencer par contraindre le montant des aides publiques aux entreprises dans le budget de l'État ?
Les aides publiques qui procèdent de baisses de charges sociales impactent lourdement le budget de la sécurité sociale, correspondant globalement à son déficit. Que faut-il privilégier ? Ces aides devraient être pleinement considérées comme des dépenses ou des manques de recettes et faire l'objet d'arbitrages en tant que tels. Nous pourrions mettre en place un système de quotas.
M. Louis Gallois. - Pour l'intelligence artificielle, nous n'avons pas le choix. Elle va pénétrer les entreprises comme l'ont fait le téléphone ou internet. Les machines dialogueront entre elles et se synchroniseront de façon automatique. La maintenance sera prédictive, prenant en compte l'expérience passée des machines et des machines équivalentes, prévoyant les risques de panne. Les entreprises vont devoir maîtriser ces outils. Un énorme effort de coaching doit être fourni auprès des dirigeants d'entreprises de taille petite ou moyenne, pour qu'ils n'aient pas peur de ces technologies. Il faudra aussi assurer la formation continue du personnel. Des emplois changeront, mais l'intelligence artificielle ne devrait pas entraîner de ravages pour l'emploi. Le plus important est de réussir à en tirer le meilleur.
J'en viens à la question des entreprises et des territoires. Dans le cadre de La Fabrique de l'industrie, nous avons travaillé sur les conditions qui rendent un territoire dynamique. La présence du service public constitue l'une de ces conditions et les entreprises ont besoin de trouver l'écosystème nécessaire à leur développement. Cependant, il ne faut pas en tirer la conclusion que les entreprises n'ont pas de besoins propres.
Vous dites, madame Guhl, que les allégements de charges correspondent à peu près au déficit de la sécurité sociale. Vous n'avez pas tort, mais nous en revenons à la discussion du début : qui doit payer ? Nous n'avons pas de débat à ce sujet en France.
Dans une société comme la nôtre, il faut produire avant de distribuer et on ne s'intéresse pas suffisamment à la production. La politique de l'offre consiste non pas à faire des cadeaux aux entreprises mais à leur apporter les salariés compétents et formés dont elles ont besoin ou à faire en sorte que l'éducation nationale fonctionne. La compétitivité ne se réduit pas aux questions financières de l'entreprise. Quand on parle de redistribution, nous devons nous interroger constamment sur comment on produit ; c'est essentiel.
M. Olivier Rietmann, président. - Le principe du plafonnement des aides pourrait aller de pair avec celui du plafonnement des charges, comme cela peut être le cas en Allemagne.
Je vous remercie, monsieur Gallois, pour votre sincérité et vos apports, qui seront utiles à la rédaction de notre rapport.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de l'Institut national de la statistique et des études économiques
M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de quatre représentants de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) : M. Sylvain Moreau, directeur des statistiques d'entreprises, M. Pierre Biscourp, chef du département des synthèses sectorielles, M. Vincent Hecquet, chef de la division industrie et agriculture, et M. Gérard Moreau, chef de la division profilage et traitement des grandes unités.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Sylvain Moreau, Pierre Biscourp, Vincent Hecquet et Gérard Moreau prêtent serment.
M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, s'est fixé trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises et que celles-ci procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.
Nous avons jugé utile de vous entendre aujourd'hui afin de disposer d'éléments objectifs sur le tissu économique français et, si possible, d'obtenir quelques comparaisons internationales.
Vous pourrez ainsi nous présenter, dans un propos liminaire de 15 minutes, une cartographie des grandes entreprises et de leurs sous-traitants, votre définition des aides publiques aux entreprises et les études que vous avez pu réaliser pour évaluer leur efficacité. Ensuite, notre rapporteur, Fabien Gay, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.
M. Sylvain Moreau, directeur des statistiques d'entreprises de l'Insee. - L'Insee a vocation à rester le plus objectif et le plus neutre possible. Je vais donc vous présenter très rapidement le système productif français, après quoi je détaillerai mon propos en fonction de vos questions. Le cas échéant, nous vous transmettrons les documents que vous pourriez désirer.
En premier lieu, il me paraît nécessaire de vous présenter nos grilles de lecture, les problématiques auxquelles nous sommes confrontés dans l'observation de notre système productif ainsi qu'un certain nombre de concepts importants, mais difficiles à appréhender.
L'Insee publie un bilan annuel de l'activité des entreprises présentes en France. Il s'agit d'une production imposante, assez riche, agrémentée de fiches thématiques et sectorielles et comportant un diagnostic territorial. Ce bilan décrit une réalité complexe des entreprises, qui s'articule en trois niveaux.
Nous avons d'abord la réalité juridique, avec l'unité légale, c'est-à-dire l'unité immatriculée au répertoire Sirene - lequel a d'ailleurs longtemps été appelé répertoire Entreprises. Je rappelle que le répertoire Sirene, qui est très important pour la vie juridique des entreprises, est géré par l'Insee, et plus particulièrement par ma direction. C'est à ce niveau que sont réalisées la plupart des démarches administratives, et notamment la production d'une liasse fiscale transmise à la direction générale des finances publiques (DGFiP).
Ensuite, nous avons la réalité financière, celle du groupe, c'est-à-dire d'un ensemble d'unités légales contrôlées par une société mère. Nous disposons de sources qui nous permettent de définir le contour des groupes et les parts financières de chacune des unités, la société mère pouvant être française ou étrangère.
Enfin, la dernière réalité est économique et correspond à la définition de l'entreprise posée par la loi du 4 août 2008 de modernisation de l'économie, soit la plus petite combinaison d'unités légales qui constitue une unité organisationnelle avec une autonomie de décision, notamment pour l'affectation de ressources courantes. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, il ne s'agit pas que de grandes entreprises, mais d'entreprises de toutes tailles. Par exemple, un commerce de détail faisant également de la vente en ligne peut représenter deux unités légales, mais une seule entreprise. La façon dont les entreprises sont organisées correspond à des besoins juridiques et financiers.
Conformément au cadre statistique européen inscrit dans la loi, l'Insee utilise cette définition économique et la notion d'entreprise pour diffuser ses statistiques annuelles, même si nous travaillons souvent au niveau de l'unité légale, dans la mesure où c'est à ce niveau que nous trouvons de l'information pertinente. En ce qui concerne les sources annuelles, nous avons un certain délai de publication : pour résumer, nous avons publié en 2024 des résultats détaillés pour 2022.
L'Insee élabore principalement ses statistiques à partir des déclarations fiscales annuelles, qui sont exhaustives. J'insiste sur ce point car il s'agit d'une particularité de la statistique française. L'Insee est l'un des rares instituts européens à avoir accès à l'ensemble des sources fiscales. D'autres instituts européens réalisent des bilans annuels avec des enquêtes, tandis que nous menons des enquêtes en complément de nos sources fiscales, ce qui nous permet de disposer d'un détail d'informations qui n'est pas courant parmi les autres instituts nationaux de la statistique.
Du reste, nous examinons uniquement les entreprises du secteur marchand non agricole non financier - non agricole car nous disposons d'une information très riche sur la statistique agricole compte tenu de l'histoire de la politique agricole et non financier car tout ce qui est financier relève de la Banque de France, avec laquelle nous travaillons régulièrement.
Ce dispositif permet de décrire les comptes des unités légales - au niveau de l'unité immatriculée au Sirene -, de définir les contours nationaux des groupes de sociétés opérant en France, de découper ces groupes en entreprises - un groupe, et notamment les très grands groupes qui ont des activités extrêmement diverses, peut se découper en unités disposant d'une certaine autonomie de décision - et de construire sur ces entreprises des comptes consolidés en excluant notamment du chiffre d'affaires les flux entre les différentes unités légales, ce qui permet de procéder à des comparaisons. En effet, lorsque l'on étudie, par exemple, les constructeurs automobiles qui ne sont pas tous organisés de la même manière, on aboutit à des chiffres d'affaires qui ne sont absolument pas comparables s'ils ne sont pas consolidés.
Les données relatives aux groupes sont alimentées par les données de la Banque de France : le fichier Fiben, dans le cadre de la cotation bancaire, des données commerciales que l'on récupère et des informations disponibles via un certain nombre de rapports d'activité.
Ces informations issues de sources administratives sont enrichies par des enquêtes statistiques qui permettent de décrire plus finement l'activité de l'entreprise, et notamment par une enquête très importante, l'enquête annuelle sectorielle, laquelle fournit une ventilation du chiffre d'affaires par activité, information nécessaire à la comptabilité nationale. Cette ventilation est également nécessaire sur certains secteurs : par exemple, si vous travaillez sur le domaine des transports, vous pouvez avoir besoin de disposer, au-delà des statistiques sectorielles sur le niveau des transports, d'une idée de la branche transports, notamment pour étudier la manière dont se développe le transport pour compte propre.
Nous disposons également d'enquêtes européennes sur l'activité des filiales étrangères, qui permettent d'appréhender la présence française à l'étranger et la présence étrangère en France, ainsi que d'enquêtes thématiques, sur la recherche et développement ou la consommation d'énergie, par exemple.
Tout ce travail mené sur les comptes des entreprises permet de disposer de bases de données microéconomiques extrêmement importantes et riches, à partir desquelles nous réalisons notre bilan annuel sur les entreprises. Pour autant, nous ne sommes pas les seuls à utiliser ces bases de données, qui sont accessibles aux chercheurs ainsi qu'à un certain nombre d'administrations, à condition, bien sûr, de respecter le secret statistique et le secret fiscal.
Au total, une entreprise correspond soit à une unité légale, soit à un groupe d'unités légales sous un contrôle commun, soit à une partie autonome d'un groupe lorsque celui-ci est constitué de plusieurs unités organisationnelles relativement autonomes, ce qui complexifie l'analyse. En effet, il n'est pas possible de se consacrer uniquement à l'étude des unités légales, d'autant qu'existe, dans chaque cas, une possibilité d'appartenance à une multinationale, qu'elle soit sous contrôle français ou étranger.
Dans le champ qui nous intéresse, celui du secteur marchand non agricole non financier, nous dénombrons aujourd'hui 5,2 millions d'unités légales actives dans le répertoire Sirene, dont 90 % sont indépendantes et 10 % font partie d'un groupe. Nous comptons environ 160 000 groupes de taille intermédiaire - c'est-à-dire que l'on considère qu'un groupe est une entreprise - et 60 groupes pouvant être découpés en plusieurs entreprises et qui regroupent à eux seuls 8 200 unités légales.
Tout ce travail est réalisé à partir de concepts et d'indicateurs définis au niveau européen, même s'ils peuvent avoir des déclinaisons nationales. Le répertoire européen des groupes, géré par Eurostat, permet de connaître le contour de tous les groupes ayant une activité en Europe, qu'ils soient européens ou non. L'Insee participe à l'alimentation de ce répertoire, qui a été mis en place il y a une dizaine d'années et monte actuellement en puissance, car il s'agit d'un outil extrêmement utile pour mesurer l'activité internationale.
Concernant les critères de taille que nous utilisons couramment, le décret d'application de la loi de modernisation de l'économie a non seulement défini l'entreprise, comme je l'ai indiqué, mais aussi les catégories de taille, en fonction de la combinaison de trois critères : l'effectif salarié, le chiffre d'affaires et le total du bilan. Au sens de la loi, une grande entreprise emploie donc plus de 5 000 salariés ou réalise en France un chiffre d'affaires de plus de 1,5 milliard d'euros et un total de bilan de plus de 2 milliards d'euros. Les entreprises intermédiaires comptent, quant à elles, entre 250 et 4 999 salariés.
Il convient de noter que ces critères de taille, définis par la loi, sont conçus pour l'analyse de la politique économique en France. Chaque entreprise est donc classée dans une seule catégorie sur la base de critères objectifs et observables, ce qui n'est pas le cas dans tous les pays. Par exemple, en Allemagne, les critères retenus pour classifier les PME et les ETI sont parfois un peu plus flous. Quoi qu'il en soit, ces catégories sont utilisées dans les politiques menées à l'égard des entreprises, par exemple pour la facturation électronique ou l'attribution des aides face à la hausse des prix de l'énergie. L'Union européenne, quant à elle, ne reconnaît que les PME.
Dans la mesure où nous avons accès à la totalité des données individuelles, d'autres critères peuvent être pris en compte en tant que de besoin. Pour fixer un seuil à 1 000 salariés, comme vous nous l'avez demandé dans votre questionnaire, il faut découper la catégorie des ETI et procéder à un calcul ad hoc.
En France, nous dénombrons actuellement à peu près 5 millions d'entreprises du secteur marchand non agricole non financier, dont 331 grandes entreprises, 7 205 ETI, 173 000 PME hors microentreprises et 4 700 000 microentreprises. Il est intéressant de voir que l'on peut calculer les agrégats économiques sur ces populations.
M. Olivier Rietmann, président. - Je suis assez surpris par le nombre d'ETI par rapport à ce que l'on entend d'habitude.
M. Sylvain Moreau. - Qu'entendez-vous d'habitude ?
M. Olivier Rietmann, président. - Un nombre compris entre 6 500 et 6 600. Pour ce qui concerne les grandes entreprises, j'étais plutôt sur un nombre compris entre 285 et 290.
M. Sylvain Moreau. - L'inflation des années 2021 et 2022 a nécessairement provoqué une augmentation du nombre de grandes entreprises et d'ETI, car les critères de chiffre d'affaires et de total de bilan n'ont pas évolué. Effectivement, nous nous sommes interrogés quant à la nécessité de revoir un certain nombre de critères, mais cela n'a pas été fait.
M. Olivier Rietmann, président. - Oui, car vous ne retenez pas seulement le nombre de salariés, mais également le chiffre d'affaires et le total de bilan.
M. Sylvain Moreau. - Absolument. Nous avons effectivement vu une augmentation non négligeable du nombre de grandes entreprises et d'ETI lors de la crise inflationniste.
En comparant les grandes entreprises, les ETI et les PME en termes de valeur ajoutée et d'emploi salarié, on obtient des ratios relativement comparables. Ils ne sont certes pas identiques : on retrouve plus de valeur ajoutée pour les grandes entreprises que pour les ETI et les PME, mais cela ne va pas du simple au double. Il en va de même s'agissant de l'emploi salarié. La différence se situe véritablement sur l'exposition internationale, en ce qui concerne les exportations. Effectivement, on constate un très gros écart par rapport aux millions de microentreprises qui n'ont pratiquement pas d'exposition internationale et représentent moins d'emploi salarié et de valeur ajoutée.
Vous nous avez demandé de vous indiquer le nombre d'entreprises de plus de 1 000 salariés et 450 millions d'euros de chiffre d'affaires mondial. Nous ne disposons pas des données relatives aux chiffres d'affaires mondiaux, mais nous avons dénombré 1 615 entreprises de plus de 1 000 salariés, soit l'addition des 331 grandes entreprises et des 1 284 plus grandes ETI. Ces entreprises représentent 46 % de l'emploi total et 50 % de la valeur ajoutée totale.
On constate que 67 % des grandes entreprises sont des multinationales sous contrôle français et que 30 % d'entre elles sont des implantations de multinationales sous contrôle étranger. Le reliquat correspond à des entreprises franco-françaises, mais elles se comptent sur les doigts d'une main. 28 % des ETI sont des multinationales sous contrôle français et 25 % d'entre elles des implantations de multinationales sous contrôle étranger - l'implantation en France d'une grande multinationale est souvent une ETI. Les PME et les microentreprises ont une exposition internationale très faible, même si 8 % des PME sont des multinationales.
M. Olivier Rietmann, président. - Je suis assez surpris.
M. Sylvain Moreau. - Cela existe ! Par ailleurs, les multinationales sous contrôle français représentent 37 % de la valeur ajoutée des entreprises en France et 33 % des salariés, tandis que les multinationales sous contrôle étranger représentent 7 % de la valeur ajoutée et 14 % des salariés.
On constate que les enjeux sont sensiblement différents selon la catégorie d'entreprises. Ce sont les microentreprises qui portent la forte progression du nombre d'entreprises - cela fait deux ou trois ans que plus d'un million d'entreprises sont créées chaque année en France. Elles représentent 60 % des entreprises et sont davantage concernées par les enjeux liés à l'artisanat et aux professions réglementées. Les PME sont confrontées à des problématiques autour de la sous-traitance et de l'accès au crédit et les ETI à des questions de compétitivité, tandis que l'on parle beaucoup du déficit éventuel d'ETI en France. Enfin, ce sont la mondialisation et ses différents aspects, notamment la place de la France dans les chaînes de valeur et d'approvisionnement, qui occupent davantage les grandes entreprises depuis 5 ans, de même que la question de la localisation des centres de décision - les groupes ont des nationalités qui dépendent de celle du centre de décision et cela varie d'une année à l'autre.
Par ailleurs, les 204 plus grands groupes multinationaux français emploient 5,2 millions de salariés à l'étranger, ce qui représente 58 % de leurs salariés, et y réalisent 54 % de leur chiffre d'affaires. Les groupes de taille intermédiaire, eux, emploient 1,6 million de salariés à l'étranger et y réalisent 42 % de leur chiffre d'affaires.
Nous disposons de peu de données sur les liens de sous-traitance entre les entreprises. Nous menons des enquêtes sur la sous-traitance, mais il y a un certain temps que nous n'en avons pas réalisé.
En revanche, nous conduisons assez régulièrement des enquêtes filières, qui nous permettent d'étudier les liens de sous-traitance ainsi que le chiffre d'affaires et le nombre de salariés consacrés à une filière. Il y en a eu beaucoup sur la filière aéronautique et nous travaillons actuelle sur la filière automobile - le résultat devrait être publié dans le courant de l'année. Nous sommes en train de réfléchir à faire des choses équivalentes sur tout ce qui concerne le médicament. Nous avons beaucoup de demandes autour de cette question et cela peut influer sur notre programme de travail de façon importante.
M. Olivier Rietmann, président. - Qui vous passe ces commandes ?
M. Sylvain Moreau. - Il s'agit notamment de la direction générale des entreprises (DGE), qui travaille beaucoup sur les actifs stratégiques.
En ce qui concerne la filière automobile, une demande a émané de l'industrie automobile elle-même il y a un peu plus de deux ans, à la suite du problème d'approvisionnement sur les microprocesseurs. Cette question est devenue de plus en plus prégnante avec le développement des véhicules électriques et son incidence sur le tissu productif en ce qui concerne la sous-traitance. Il y avait donc une forte demande de l'industrie automobile en faveur d'une évaluation des conséquences de ce phénomène. Notre travail est d'ailleurs mené en collaboration avec les acteurs de la filière, avec qui nous validons le questionnaire.
Le suivi des concours publics est plus complexe car de nombreux dispositifs coexistent. Certaines subventions sont difficiles à identifier et à suivre en raison de la manière dont elles sont enregistrées au niveau des comptabilités d'entreprises, alors que la comptabilité nationale récupère directement auprès de l'administration les informations relatives aux sommes versées aux acteurs économiques. Du reste, le classement de ces concours peut varier au fil du temps.
L'Insee a mené quelques évaluations ciblées sur des dispositifs, mais relativement peu. La plus récente portait sur les effets de la crise sanitaire et des mesures de soutien. La principale difficulté réside dans la nécessité, pour mener ces évaluations, de disposer d'un contrefactuel, c'est-à-dire d'une population d'entreprises ayant les mêmes caractéristiques que la population des entreprises aidées, mais qui ne soient pas aidées, de façon à analyser l'effet des aides en termes d'évolution de l'activité, du chiffre d'affaires et de l'effectif salarié. De telles études existent donc, mais elles portent souvent sur des aides extrêmement ciblées.
En tout état de cause, le montant des aides accordées par l'ensemble des administrations aux entreprises en 2023 se serait élevé à environ 70 milliards d'euros. Il s'agit d'un plancher.
M. Olivier Rietmann, président. - Ce sont les seules aides nationales ?
M. Sylvain Moreau. - Non, toutes aides confondues.
M. Olivier Rietmann, président. - Toutes aides confondues en ne tenant compte que des aides versées, pas des exonérations de charges ou des prêts garantis ?
M. Sylvain Moreau. - Tout à fait. Par exemple, les subventions sur les produits ne sont pas prises en compte car elles sont considérées comme une aide aux ménages plutôt que comme une aide aux entreprises. Il y a un certain nombre de conventions sur lesquelles nous devons nous mettre d'accord.
M. Olivier Rietmann, président. - Il est très important que nous soyons entièrement d'accord sur ces conventions, car elles changent complètement le résultat.
M. Sylvain Moreau. - Absolument. Ces conventions sont a priori validées au niveau européen. Un certain nombre de nos hypothèses de travail sont définies et validées au niveau d'Eurostat de façon à permettre la comparabilité des données entre les différents pays. Je vous transmettrai ma fiche, qui a été préparée par mes collègues de la comptabilité nationale et contient un certain nombre de données.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci pour vos propos. Nous commençons tout juste nos travaux et votre présentation nous permet de disposer d'un panorama le plus exhaustif possible des masses concernées.
Pour l'instant, le périmètre le plus restreint évoqué au cours de nos auditions tournait autour de 88 à 90 milliards d'euros et le plus large autour de 229 à 250 milliards d'euros. Avec 70 milliards d'euros, le périmètre que vous nous proposez est sensiblement plus limité.
Nous distinguons les aides discrétionnaires des subventions d'investissement. Disposez-vous d'une estimation de ce que chacune de ces deux catégories d'aides représente, à grands traits, en termes de masse financière ?
Par ailleurs, nous nous intéressons également à la masse des aides versées aux grandes entreprises. Quel volume d'aides celles-ci captent-elles ? Qu'en est-il des ETI et des PME ? Certes, nous considérons qu'une entreprise appartient à la catégorie des grandes entreprises lorsqu'elle emploie plus de 1 000 salariés, contre 5 000 de votre côté, mais cela importe peu.
Nous venons de recevoir M. Gallois pour une audition qui s'est avérée assez intéressante. Contrairement aux idées reçues, il semblerait que la France se distingue des autres pays de l'OCDE par une plus grande part de son PIB consacrée au soutien à l'économie. Est-ce exact ? Pouvez-vous là aussi nous communiquer les grandes masses ? Où la France se situe-t-elle en la matière par rapport aux autres pays ?
Enfin, quel que soit le montant retenu, 70 milliards d'euros ou 250 milliards d'euros, nous sommes à peu près d'accord sur le nombre de dispositifs, qui s'établirait entre 2 000 et 2 200, jusqu'à 2 500 au maximum...
M. Olivier Rietmann, président. - En additionnant les dispositifs nationaux et européens et les aides des collectivités territoriales.
M. Fabien Gay, rapporteur. - À notre connaissance, il n'existe pas de tableau récapitulatif de ces dispositifs et des montants alloués. C'est pourtant une question de transparence. Existe-t-il un fichier qui récapitulerait les 600 dispositifs d'État, les 2 000 dispositifs européens, régionaux et locaux et les sommes qui y sont consacrées ? La question de l'intégration des exonérations de cotisations sociales relève du débat politique, mais un tel outil serait utile.
M. Sylvain Moreau. - Malheureusement, je ne suis pas sûr d'avoir beaucoup de réponses à apporter à vos questions, du moins à cet instant.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous connaissez du moins mes questions et pourrez nous adresser vos réponses ultérieurement.
M. Sylvain Moreau. - Comme je le disais, le montant de 70 milliards d'euros est, selon moi, un plancher. Je pense que nous ne captons pas un certain nombre de choses et d'hypothèses.
Je ne sais pas du tout si quelqu'un dispose d'éléments sur le nombre de dispositifs. Les données utilisées par la comptabilité nationale proviennent de la DGFiP, au moins pour ce qui s'agit des aides nationales. J'ignore si vous avez prévu d'auditionner la DGFiP...
M. Fabien Gay, rapporteur. - Bien évidemment.
M. Sylvain Moreau. - Nous essayons, au niveau de la comptabilité nationale, de confronter les chiffres qui proviennent de la DGFiP avec ceux que l'on retrouve dans les comptabilités d'entreprises, car un certain nombre de très grandes entreprises, et parfois même de très grandes entreprises publiques, enregistrent certaines aides dans leur chiffre d'affaires.
M. Pierre Biscourp, chef du département des synthèses sectorielles de l'Insee. - La seule décomposition dont nous disposions fait état, sur les 70 milliards d'euros que nous évoquions, de 30 milliards d'euros dédiés aux aides à l'investissement et de 40 milliards d'euros consacrés aux autres subventions sur la production. Les subventions visant à diminuer le prix unitaire des produits ne sont pas incluses car il n'est pas possible de savoir si elles bénéficient in fine aux entreprises ou aux ménages.
M. Olivier Rietmann, président. - Vous excluez donc bien tout ce qui profite aux ménages de vos statistiques sur les subventions aux entreprises ?
M. Pierre Biscourp. - Nous essayons.
M. Olivier Rietmann, président. - En tout cas, c'est votre objectif ?
M. Pierre Biscourp. - Tout à fait.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour être précis, pouvez-vous nous donner quelques exemples ?
M. Olivier Rietmann, président. - Pouvez-vous nous donner une catégorie de subventions dont vous considérez que les entreprises profitent et une autre que vous ne comptabilisez pas parmi les subventions aux entreprises parce que vous la considérez comme une aide aux ménages ?
M. Pierre Biscourp. - Nous ne comptabilisons pas la remise à la pompe, le bouclier tarifaire, le bonus vert ou la prime à la conversion pour les achats d'automobiles. Ces aides ont pour effet de changer les prix et nous ne pouvons pas dire si elles bénéficient davantage aux entreprises qu'aux ménages. Le comptable national ne sait pas comment affecter ces sommes.
M. Olivier Rietmann, président. - Les subventions versées sur dossier aux entreprises en raison de la forte augmentation du coût de l'énergie durant la crise inflationniste sont-elles bien comptabilisées comme des subventions aux entreprises ?
En effet, à côté du bouclier tarifaire mis en oeuvre face à l'augmentation des prix de l'énergie, pour les ménages notamment, les entreprises pouvaient formuler des demandes d'aides en remplissant des dossiers, qui étaient d'ailleurs tellement complexes que nombre d'entre elles renonçaient à effectuer une demande, obligeant Bercy à les simplifier.
Il faut faire la part des choses.
M. Pierre Biscourp. - Ces sommes ont dû être intégrées au sein de la rubrique « autres subventions » car elles n'avaient pas pour but de réduire le prix de vente d'un produit.
M. Fabien Gay, rapporteur. - La détaxe sur les produits de grand luxe représente un manque à gagner de 2 milliards d'euros par an pour les comptes publics. La considérez-vous comme une subvention aux entreprises ou comme une aide aux ménages ?
M. Sylvain Moreau. - Je ne sais pas si la détaxe est comptabilisée, car il ne s'agit pas d'une aide directe versée aux entreprises, mais d'un allègement de fiscalité ou de coûts. Je ne pense pas qu'elle soit prise en compte dans le total de 70 milliards d'euros.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce montant n'est donc vraiment qu'un plancher...
M. Pierre Biscourp. - Absolument.
M. Olivier Rietmann, président. - Il n'inclut donc que les aides directes en argent sonnant et trébuchant versées sur le compte des entreprises. Il est important de savoir qu'il s'agit d'un plancher.
M. Sylvain Moreau. - Ai-je répondu à toutes vos questions ?
M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous n'avez pas répondu à la question portant sur le classement de la France parmi les pays de l'OCDE.
M. Olivier Rietmann, président. - Ce montant plancher de 70 milliards d'euros nous indique tout de même que les aides directes aux entreprises représentent un tiers des quelques 200 milliards d'euros d'aides aux entreprises.
M. Sylvain Moreau. - Nous ne disposons pas, pour le moment, de la ventilation des aides par taille d'entreprise.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Il n'est donc pas possible d'affirmer que les grandes entreprises captent ou non une majorité des aides ?
M. Sylvain Moreau. - Non, ça n'est pas possible. Les chiffres de la comptabilité nationale ne le permettent pas. De notre côté, nous pourrions réaliser ce travail à partir des comptabilités d'entreprises, mais il s'agirait d'un travail de bénédictin, notamment pour ce qui concerne les très grandes entreprises. Cela impliquerait de regarder chacune des comptabilités, puis de retourner vers l'entreprise pour savoir où elle a affecté telle ou telle dépense - ce qui peut, d'ailleurs, varier d'une année à l'autre. Nous pourrions le faire, mais ce serait très coûteux.
M. Olivier Rietmann, président. - Mobilisez toute une équipe pendant très longtemps... (Sourires.)
M. Sylvain Moreau. - Après tout, une telle décision pourrait être prise, mais quoi qu'il en soit, nous ne disposons pas de cette information pour l'heure.
M. Pierre Biscourp. - La comptabilité nationale essaie de trouver une cohérence entre des informations qui viennent des administrations publiques et ce que nous voyons dans les comptes des entreprises. Finalement, ces arbitrages de mise en cohérence sont opérés à un niveau assez macroéconomique, ce qui ne nous permet pas de retrouver des ventilations par taille d'entreprise.
Il serait possible de le faire en reprenant le travail à partir des données d'entreprises, mais il faut savoir que ces aides sont retracées dans les comptes des entreprises de manière hétérogène. Nous ne disposons pas d'une règle simple permettant d'affirmer que telle variable dans nos fichiers retrace tel type de subventions dans 100 % des cas. Nous ne pouvons donc pas vous indiquer le montant global perçu par la catégorie des grandes entreprises ou des entreprises de plus de 1 000 salariés au titre de tel type de subventions. Il serait peut-être possible de le faire en y consacrant une personne à temps plein pendant un an.
M. Sylvain Moreau. - Je pense que la DGFiP dispose de fichiers faisant apparaître le Sirene du bénéficiaire, mais il peut s'agir, par exemple, d'une PME appartenant à une multinationale. Dans ce cas, vous saurez, à partir du Sirene, que le bénéficiaire est une PME, mais il y aura ensuite un travail à fournir pour savoir si cette PME appartient à une multinationale. Il ne serait pas impossible de le faire, mais cela serait très coûteux.
M. Gérard Moreau, chef de la division profilage et traitement des grandes unités de l'Insee. - L'aide aux carburants était intégrée au chiffre d'affaires dans les comptes de certains grands vendeurs de carburants et identifiée comme une subvention reçue dans d'autres cas. Il y aurait donc un vrai travail d'expertise à mener au niveau des entreprises, au cas par cas.
M. Sylvain Moreau. - Concernant le classement des pays de l'OCDE, les informations qui nous ont été transmises confirment vos dires, nous vous l'indiquerons dans notre fiche.
M. Pierre Biscourp. - Le constat est relativement nuancé. La France arrive en tête des pays de l'OCDE en termes de dépenses des administrations publiques exprimées en pourcentage du PIB, à 60 % du PIB. En revanche, si l'on considère les dépenses des administrations publiques dans la fonction affaires économiques - il serait utile de savoir précisément ce que nos collègues entendent par là -, la France fait partie des 10 premiers pays de l'OCDE, mais se trouve derrière la Grèce, l'Autriche, la Hongrie, la Tchéquie, la Lettonie et la Belgique. Nos collègues ont enfin attiré notre attention sur la nécessité de comparer également les prélèvements obligatoires. Nous n'avons pas instruit plus avant, mais nous pouvons le faire.
M. Jérôme Darras. - Merci pour votre exposé. Je crois comprendre que les aides des collectivités territoriales sont bien comprises dans ce socle de 70 milliards d'euros, sans que vous soyez certains qu'elles soient toutes enregistrées. Est-ce exact ? Quelle part ces aides représentent-elles dans le total de 70 milliards d'euros ?
M. Olivier Rietmann, président. - Si j'ai bien compris, les 70 milliards d'euros n'englobent que les aides d'État, et pas celles des collectivités territoriales.
M. Jérôme Darras. - Les aides des collectivités territoriales font partie des aides d'État.
M. Sylvain Moreau. - Je pense que ce montant inclut les aides des collectivités territoriales.
M. Olivier Rietmann, président. - Et les aides européennes ?
M. Sylvain Moreau. - Je ne peux pas vous le dire. Ces 70 milliards d'euros recouvrent tout le secteur des administrations publiques.
M. Jérôme Darras. - Vous ne savez donc pas quelle part les aides des collectivités territoriales représentent et n'êtes pas certains qu'elles soient toutes enregistrées compte tenu des conditions dans lesquelles elles peuvent être inscrites dans les comptabilités ?
M. Sylvain Moreau. - Effectivement. J'imagine que cela représente un énorme travail en termes de mise en cohérence pour la comptabilité nationale. Nos collègues doivent donc procéder à nombre d'arbitrages. Je n'ai pas trop de doute sur le fait que des choses sont oubliées mais on doit s'y retrouver.
Nous allons demander à nos collègues s'il est possible de distinguer les aides des collectivités territoriales. Je pense que nous pouvons le faire. Le cas échéant, nous vous transmettrons des données détaillées.
M. Olivier Rietmann, président. - Vous nous avez apporté un certain éclairage sur les statistiques qui peuvent ressortir au niveau des aides aux entreprises. Comme le rappelait le rapporteur, il existe environ 2 200 dispositifs. Par conséquent, nous ne pouvons disposer que de statistiques englobant un certain nombre de choses, sans rentrer dans le détail. Si nous voulions un niveau de détail très fin, j'imagine que l'Insee lui-même n'y suffirait pas.
M. Sylvain Moreau. - Pour certains secteurs, des analyses très détaillées sont réalisées. C'est le cas, notamment, pour ce qui concerne les concours publics à l'agriculture.
M. Olivier Rietmann, président. - Leur champ est néanmoins limité au secteur agricole.
M. Sylvain Moreau. - Tout à fait. Ces études sont réalisées de manière très précise en raison de l'importance des aides européennes versées au secteur agricole. Elles sont d'ailleurs présentées à la commission des comptes de l'agriculture.
M. Olivier Rietmann, président. - Très bien. Il me reste à vous remercier pour votre disponibilité. Les éléments que vous nous avez communiqués nourriront notre réflexion et notre rapport.
M. Sylvain Moreau. - Nous allons vous transmettre la fiche préparée par la comptabilité nationale.
M. Olivier Rietmann, président. - Je vous en remercie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 h 25.