- Jeudi 6 février 2025
- Les aspects économiques du blanchiment et le financement de la criminalité organisée - Audition de Mmes Clotilde Champeyrache, maître de conférences en économie à l'Université Paris 8 et au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), et Emma Louise Blondes, doctorante en criminologie à la London School of Economics (LSE)
- Les aspects juridiques du blanchiment et le financement de la criminalité organisée - Audition de Mmes Éliane Houlette, ancienne procureure de la République financière, Raphaële Parizot, professeur à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialité droit privé et sciences criminelles, Chantal Cutajar, maître de conférences à l'Université de Strasbourg, spécialité prévention et répression de la criminalité organisée et M. Marc Segonds, professeur à l'Université Toulouse Capitole, spécialité droit privé et sciences criminelles
Jeudi 6 février 2025
- Présidence de M. Raphaël Daubet, président -
La réunion est ouverte à 11 h 45.
Les aspects économiques du blanchiment et le financement de la criminalité organisée - Audition de Mmes Clotilde Champeyrache, maître de conférences en économie à l'Université Paris 8 et au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), et Emma Louise Blondes, doctorante en criminologie à la London School of Economics (LSE)
M. Raphaël Daubet, président. - Mes chers collègues, nous débutons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête. Conformément à notre décision lors de la réunion consultative de la semaine dernière, nous commencerons par l'audition d'experts susceptibles d'éclairer notre compréhension de ces sujets complexes. Le titre de notre commission ouvre en effet des perspectives nombreuses, diverses et imbriquées.
Nous avons sollicité Mme Clotilde Champeyrache, maître de conférences en économie au Conservatoire national des arts et métiers, et Mme Emma-Louise Blondes, doctorante en criminologie à la London School of Economics. Vous êtes toutes deux spécialistes des aspects économiques de la criminalité organisée.
Madame Champeyrache, vous avez publié plusieurs ouvrages et articles sur ces sujets et vous êtes régulièrement sollicitée par les médias ainsi que par le Parlement pour partager vos analyses. Vous avez d'ailleurs récemment publié un article sur la proposition de loi destinée à lutter contre narcotrafic, proposition de loi issue des travaux d'une commission d'enquête à laquelle nous tenterons d'apporter des prolongements.
Madame Blondes vous avez déjà publié plusieurs articles, notamment quantitatifs, sur l'ampleur des activités criminelles et les revenus qu'elles génèrent.
Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Clotilde Champeyrache et Mme Emma-Louise Blondes prêtent serment.
Mme Emma-Louise Blondes, doctorante en criminologie à la London School of Economics. - Je vous remercie de m'avoir invitée à intervenir dans votre commission d'enquête. Ma recherche actuelle porte sur la lutte des forces de sécurité et de la justice contre la criminalité organisée en France, mais ce n'est pas l'objet de mon intervention aujourd'hui, car cette recherche est en cours.
Je vais vous présenter une recherche effectuée dans mon rôle précédent au sein de RAND Europe. Ce travail a été mandaté par la Commission européenne en collaboration avec plusieurs partenaires et il visait à estimer les revenus générés par les marchés illicites en Europe et à comprendre leur investissement dans l'économie légale. J'ai synthétisé ces résultats dans un chapitre en français de l'ouvrage de M. Brunet sur la criminalité organisée en France.
Mon intervention se concentrera sur le volet des estimations, car le professeur Champeyrache est plus qualifié pour aborder les investissements dans l'économie légale. Je vais évoquer les défis méthodologiques de l'estimation de ces marchés, présenter les résultats pour l'Europe et la France et conclure par quelques recommandations.
Concernant les défis méthodologiques, il est important de comprendre que les revenus correspondent au montant total généré par la vente de biens et services, et non au coût pour la société ou au bénéfice net. L'estimation de ces revenus générés par les marchés illicites présente des difficultés majeures du fait de la nature dissimulée de ces activités. Nous ne disposons pas de statistiques officielles ou de données fiscales directes, ce pour quoi nous devons recourir à des méthodes indirectes et des sources secondaires, qui peuvent présenter des biais. L'estimation de ces revenus présente quatre défis méthodologiques majeurs : l'ambiguïté des définitions, le biais des données secondaires, l'estimation des populations cachées et la volatilité des données de saisie.
S'agissant de l'ambiguïté des définitions, il est nécessaire d'établir précisément ce que l'on cherche à quantifier pour mesurer l'ampleur des marchés criminels. Par exemple, pour la cybercriminalité, devons-nous considérer uniquement les crimes commis sur Internet ou inclure ceux facilités par l'usage des outils numériques, comme les logiciels malveillants ? L'absence de taxonomie commune entrave la mesure précise de ces marchés.
Concernant le biais des données secondaires, le cas du trafic de déchets illicites est éloquent. Nous utilisons les données Eurostat sur la gestion des déchets légaux, mais elles ne sont disponibles que pour 23 États membres et présentent des incohérences de déclaration. Par conséquent, les estimations ne représentent qu'une partie des États membres et les chiffres ne sont pas toujours harmonisés.
Vis-à-vis de l'estimation des populations cachées, dans le cas de la traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle, les données officielles de la Commission européenne ne reflètent que les victimes identifiées. Bien que ces chiffres établissent un minimum, il n'existe pas de consensus sur la meilleure façon d'estimer le montant total de victime. Par conséquent, nous sous-estimons l'ampleur réelle du phénomène.
La volatilité des données de saisie se marque par exemple dans le cas du trafic d'espèces protégées. Le registre de saisies reflète en effet davantage l'intensité de l'action des forces de sécurité que la dimension réelle des activités criminelles. Cette situation amène à des imprécisions et des incertitudes quant à l'ampleur du marché.
Ces facteurs expliquent les variances dans les estimations produites et les estimations précises ne sont donc généralement pas fiables. Malgré ces défis, l'estimation des revenus criminels reste importante pour suivre les tendances, cibler les ressources, évaluer la réinfiltration des profits illégaux dans l'économie légale et mesurer l'efficacité des saisies et confiscations.
L'étude que nous avons produite avec RAND Europe et nos partenaires au niveau européen a porté sur neuf marchés illicites principaux : le trafic de stupéfiants, le trafic de migrants, la fraude à la TVA intracommunautaire (MTIC), le trafic d'armes, le trafic de tabac, la cybercriminalité - en particulier la fraude aux paiements par carte bancaire -, les atteintes aux biens, la traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle et les crimes environnementaux.
En 2019, les trois marchés les plus lucratifs, à partir d'estimations minimales, étaient la fraude à la TVA intracommunautaire, générant environ 50 milliards d'euros, le trafic de stupéfiants, générant 26 milliards d'euros, et le trafic de tabac illicite, générant environ 8 milliards d'euros. Bien que les différences méthodologiques rendent difficile la comparaison directe avec des études précédentes, nous observons une tendance à la hausse pour certains marchés comme le trafic de stupéfiants, la fraude MTIC et le trafic de déchets illicites ainsi qu'une baisse pour le trafic de migrants, le trafic de cigarettes et le vol de marchandises.
Pour la France, j'ai compilé des données provenant de diverses sources, dont certaines sont issues de notre rapport européen et d'autres d'études complémentaires. Pour de nombreuses études françaises, les méthodologies ne sont pas détaillées et les données reflètent l'état des marchés à des périodes différentes depuis 2010. Les chiffres présentés en valeur absolue ne sont pas directement comparables, mais donnent un ordre de grandeur.
Les données les plus récentes indiquent des revenus significatifs sur plusieurs marchés : en 2019, la fraude MTIC représentait environ 6 milliards d'euros ; en 2010, la contrefaçon générait 5,7 milliards d'euros ; le trafic de stupéfiants était estimé à 3,5 milliards d'euros en 2002 ; les estimations pour la traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle varient considérablement, allant de 78 millions d'euros à 3,2 milliards d'euros, probablement en raison de différences méthodologiques plutôt que d'une variance dans le marché ; le trafic illicite de tabac était estimé à 2 milliards d'euros en 2019. Ces écarts reflètent les défis méthodologiques évoqués.
Face à ces constats, je formule quatre recommandations pour mieux définir, mieux collecter, être plus transparent et reporter davantage. Premièrement, il est impératif d'harmoniser les définitions et les méthodes de collecte de données entre les États membres pour améliorer la comparabilité. Cette harmonisation est cruciale en France, où la multiplicité des institutions partageant des mandats similaires nécessite une approche cohérente et systématique de collecte et d'analyse des données à travers l'ensemble de l'appareil étatique. Deuxièmement, nous devons renforcer les efforts de collecte de données au niveau national pour obtenir des informations plus granulaires et fiables. Troisièmement, il est essentiel d'encourager les institutions en charge de la production des données à être plus transparentes concernant les méthodes utilisées et le périmètre de leurs estimations. Quatrièmement, nous devons promouvoir un partage systématique des données collectées au niveau national avec les institutions européennes pour améliorer notre compréhension globale des phénomènes.
Mme Clotilde Champeyrache, maître de conférences en économie au Conservatoire national des arts et métiers. - Je suis maître de conférences au Conservatoire national des arts et métiers au pôle sécurité défense renseignement. Je travaille sur l'économie du crime et j'ai soutenu ma thèse en 2001 sur l'infiltration mafieuse dans l'économie légale. Depuis, j'ai élargi mon champ d'étude à l'économie criminelle dans son ensemble et je tiens à souligner que je suis une économiste qualifiée d'hétérodoxe, c'est-à-dire que mon courant de pensée est l'institutionnalisme originel américain. Cette approche apporte un regard particulier sur l'économie du crime et je ne me limite pas à un comportement rationnel du criminel et à une optique de maximisation du profit. Les organisations criminelles sont plus que des individus et la quête du pouvoir fait partie des objectifs de certains criminels. L'institutionnalisme économique que je revendique repose sur l'imbrication du droit et de l'économie, un aspect qui a été perdu.
Concernant la délinquance financière, j'ai été perplexe lorsque j'ai été contactée pour cette audition, car le thème est extrêmement large. Interpol y inclut le vol, la fraude, la tromperie, le chantage, la corruption et le blanchiment d'argent. La criminalité financière va du simple vol ou fraude commis par des individus mal intentionnés à des opérations d'envergure orchestrées par des criminels organisés présents sur tous les continents. Face à ce champ immense, il est nécessaire d'effectuer une priorisation.
L'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime estime que 800 à 2 000 milliards de dollars par an sont blanchis - cette notion restant à préciser -, ce qui représente 2 à 5 % du PIB mondial. Cependant, seulement 1 % serait saisi par les organismes de lutte à l'échelle mondiale, ce qui souligne l'ampleur du défi.
Le champ de la délinquance financière est vaste, tant du point de vue des activités que des acteurs. Les activités incluent les marchés illégaux comme le trafic de stupéfiants, mais aussi les escroqueries, qui sont souvent négligées. Europol cible notamment les fraudes en ligne, les fraudes aux accises, les fraudes à la TVA, les atteintes à la propriété intellectuelle et la contrefaçon. Il faut y ajouter la fraude fiscale et les détournements de fonds publics qui sont privatisés par des dirigeants corrompus.
Les acteurs sont eux-mêmes variés, allant de la grande criminalité organisée aux criminels en col blanc, en passant par des réseaux criminels moins structurés. Il existe des convergences problématiques entre le monde légal et illégal qui me semblent extrêmement problématiques. Une distinction peut en outre être opérée entre la délinquance financière résultant d'une infraction source - avec la nécessite de blanchir des profits illégaux ou l'évasion fiscale - et la délinquance financière qui est un objectif en soi, avec des réseaux qui sont spécialisés dans la fraude ou l'escroquerie et qui ont des organisations pérennes, qui cumulent parfois des millions d'euros de gains, ou qui agissent sur des activités ponctuelles de niche - fraudes aux dispositifs sanitaires médicaux pendant la crise sanitaire, arnaques aux emplacements de foodtrucks pendant les jeux Olympiques, etc.
Un aspect particulièrement préoccupant de la délinquance financière est la présence de nombreux facilitateurs de cette délinquance dans la sphère légale. Il existe cette idée que l'argent n'a pas d'odeur, ce qui induit une complaisance, une tolérance ou une complicité active en faveur de cette délinquance. Ce phénomène inclut les places offshore, qui vont permettre à la fois de blanchir de l'argent et de faciliter l'évasion fiscale sous couvert d'une optimisation fiscale, la frontière étant très glissante, mais aussi certains cabinets d'avocats ou des banques impliqués dans des prestations de service d'aide à la fraude fiscale, au détournement d'argent public et au blanchiment d'argent sale, comme avec le scandale des Panama Papers. Il existe également des sociétés d'aide à la domiciliation d'entreprises dans des paradis fiscaux. Ces dernières proposent des services pour créer des sociétés écrans, comme les limited liability companies, parfois avec une grande facilité sur Internet et sans nécessité de déplacement dans le lieu où est ouverte la société écran. Certaines offrent même la possibilité d'ouvrir des comptes bancaires dans d'autres juridictions et de fournir des directeurs désignés, ce qui complique considérablement les enquêtes.
Ce directeur est quelqu'un qui va immatriculer la société pour vous et est responsable pénalement. Il encourt des risques énormes, mais il n'est pas toujours au courant de son implication en raison des détournements d'identité. Il arrive également que des personnes miséreuses reçoivent un revenu pour cette prestation. Cette personne est donc à la tête de l'entreprise, mais de façon tout à fait fictive. Par conséquent, elle tombe en cas de problème, mais elle opacifie la structure.
Les sociétés de transfert de fonds internationaux sont également exploitées pour blanchir de l'argent via le rapatriement de capitaux. Le blanchiment de basse intensité, bien que semblant mineur individuellement, peut atteindre une ampleur considérable lorsqu'il est cumulé. Ce phénomène touche particulièrement les petits commerces comme les bars, restaurants ou barber shops. Ces établissements servent non seulement à blanchir de l'argent, mais aussi à contrôler un territoire, à placer des marchandises illégales et à employer des criminels. Ils contribuent ainsi à faire ruisseler de l'argent dans un territoire et à construire une forme de légitimité sociale.
Il existe une imbrication entre les illégalités et des pans entiers de l'économie qui coopèrent avec des criminels. Dans l'exemple de l'affaire du textile chinois de gros à Aubervilliers, des organisations criminelles de diverses origines utilisaient la criminalité organisée chinoise pour blanchir de l'argent. Ce système était connecté à des entreprises du BTP et de la restauration qui emploient au noir et ont besoin de liquidités pour payer des travailleurs non déclarés en cash. Par conséquent, une convergence d'intérêts qui ne doivent pas se rencontrer est créée.
Cette situation conduit à une banalisation de l'infraction, avec l'illusion que le blanchiment constituerait un crime sans victime. Il est nécessaire de communiquer sur les conséquences réelles du blanchiment, comme la perte de cohésion sociale, les pertes dues aux fraudes, la perte de revenus pour l'État et le renforcement des organisations criminelles dans les sphères légale et illégale.
Du côté des acteurs légaux, une problématique de marché de la transgression se met en place, notamment avec les professions assujetties qui doivent déclarer les opérations suspectes, mais qui ne sont pas motivées à le faire. En effet, l'analyse coût-bénéfice oppose la rationalité économique au respect de la loi : si cela vous rapporte plus que cela ne vous coûte, vous avez intérêt à ne pas respecter la loi. L'affaire FinCEN aux États-Unis a révélé que, entre 1999 et 2017, de grandes banques avaient dénoncé plus de 2 000 milliards de transactions suspectes après leur réalisation. Il s'agit donc d'une conformité de façade, car tous les dispositifs de compliance existent.
Cette logique de marché de la transgression se manifeste également dans la manière dont JP Morgan Chase a provisionné, en 2014, sa ligne pour contentieux à hauteur de 23 milliards de dollars. Ils savent qu'ils fraudent et qu'ils seront pris dans certains cas. La logique de négocier plutôt que d'aller au procès encourage ces pratiques.
Il existe beaucoup d'outils et beaucoup mettent l'accent sur le monitorage des flux financiers et s'appuient sur ces professions assujetties. Ces acteurs, issus des professions de la finance, mais aussi des marchands d'art ou des vendeurs de métaux précieux, ne sont pas réellement motivés à réaliser cette conformité, notamment à court terme, et ne prennent pas en compte les conséquences plus larges de leurs actions sur la cohésion sociale et le rapport à la loi. Il est donc essentiel de revenir sur ce discours économique, qui est très problématique et sape les institutions ainsi que l'idée de bien commun.
Pour lutter efficacement contre la délinquance financière, il est nécessaire de mettre l'accent sur la saisie des avoirs criminels. Elle nécessite des enquêtes financières et patrimoniales approfondies, ainsi qu'un investissement dans la formation des enquêteurs de police judiciaire. La confiscation devrait cibler non seulement les flux, mais aussi les stocks, ce qui permet d'atteindre des capitaux qui n'ont pas nécessairement été blanchis au sens technique du terme.
Enfin, il serait pertinent de rechercher l'enrichissement injustifié, avec un travail sur la charge de la preuve, ce qui obligerait les personnes inculpées à justifier l'origine de leur patrimoine lorsqu'il est disproportionné par rapport à leurs revenus déclarés. Cette approche pourrait être généralisée au-delà des crimes graves pour lesquels elle est déjà appliquée afin d'améliorer l'efficacité de la machine sans le surcharger davantage.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous entamons notre réflexion sur la criminalité organisée par un panorama, étant donné que la commission d'enquête a un objet assez large. Notre objectif est de définir des priorités, car il sera impossible de traiter tous les aspects. Dans les sujets majeurs de la criminalité organisée, quelles seraient vos trois ou quatre priorités parmi des domaines tels que la traite des êtres humains, la contrefaçon ou la TVA ?
Le blanchiment d'argent est un sujet central, car il est au coeur de toute la criminalité. En effet, sans blanchiment, il n'y a pas de réintégration des fonds illicites dans l'économie. Votre remarque sur la perception erronée du blanchiment comme un crime sans victime est particulièrement pertinente et nos travaux pourraient être centrés sur ce sujet.
Par ailleurs, je suis surprise par l'ancienneté des chiffres que vous avez cités, Madame Blondes. Ils semblent en effet assez anciens par rapport à ceux des travaux récents menés sur la fraude et l'évasion fiscale, ainsi que sur d'autres sujets comme le trafic de drogue. Je tiens d'ailleurs à remercier mes collègues qui ont déclenché une commission d'enquête sur les narcotrafics qui a abouti à un texte voté à l'unanimité il y a quelques jours. Ce texte répond d'ailleurs déjà à certaines de vos suggestions. Notre travail actuel s'inscrit dans la continuité de celui réalisé sur le narcotrafic, qui n'est qu'un aspect de la criminalité organisée. Nous cherchons donc à établir des priorités, à approfondir la notion de blanchiment comme un crime sans victime et à comprendre pourquoi les chiffres publiés sont si anciens. Quelles méthodes devrions-nous mettre en place pour obtenir des données plus actuelles sur cette criminalité ?
Mme Emma-Louise Blondes. - Il m'est difficile de vous indiquer des priorités, car elles dépendent des objectifs poursuivis, que ce soit en termes du coût pour la société ou pour les victimes, de revenus générés, etc. Il faut analyser chaque thématique en fonction des besoins de votre commission. Au vu des revenus générés sur les marchés, la fraude intracommunautaire génère des revenus significatifs par rapport à d'autres marchés, mais la traite des êtres humains a quant à elle un impact radical sur les victimes.
Concernant les chiffres datant de 2019, l'étude a été mandatée à cette époque et je n'ai pas connaissance d'un nouveau projet européen pour actualiser ces données, mais ce ne serait pas surprenant étant donné que l'étude précédente datait de 2015. Notre étude a été publiée en 2021 et la Commission européenne porte un grand intérêt à ces questions. Il est important que les chercheurs puissent accéder à ces données, soit via les institutions européennes comme Eurostat, soit au niveau national. Les données devraient être harmonisées au niveau national puis partagées avec les institutions européennes pour permettre aux chercheurs de réaliser des estimations précises.
Mme Clotilde Champeyrache. - Je partage l'avis de ma collègue concernant les priorités et je ne souhaite pas hiérarchiser l'importance des marchés illégaux. Actuellement, les stupéfiants sont considérés comme le marché le plus lucratif. Cependant, je voudrais recentrer l'attention sur les acteurs plutôt que sur les marchés. Ces derniers renvoient à une dimension purement économique et une vision désimbriquée des aspects juridiques, de l'établissement de règles et de la prohibition de produits. Selon un récent rapport d'Europol, 70 % des organisations criminelles sont multiactivités. Pour lutter efficacement contre la criminalité organisée, il faut donc identifier et cibler les réseaux.
Il est important de nommer correctement les choses et, par exemple, le terme « mafia » est souvent utilisé à tort. Une mafia n'est pas un gang, mais représente le sommet des organisations criminelles. Heureusement, elles sont peu nombreuses à travers le monde parce qu'elles sont terrifiantes et que nous n'avons jamais réussi à en éradiquer une totalement. D'autres organisations criminelles peuvent être dérangeantes à un moment donné, mais ne présentent pas les mêmes enjeux sur le long terme. Comprendre et cibler les grands acteurs criminels permet d'avoir un impact disruptif sur plusieurs trafics simultanément, contrairement à une approche centrée sur un seul marché. En effet, l'organisation sera privée d'une ressource, mais ne tombera pas. Par exemple, Cosa Nostra est en partie sortie du narcotrafic à la suite de l'affaire Pizza Connection, mais elle n'a pas disparu. Elle a perdu des gains financiers, s'est replacée et son emprise territoriale a perduré. Aujourd'hui, Cosa Nostra domine toujours en Sicile, y compris dans la province de Messine qu'on croyait épargnée.
Par ailleurs, la lutte contre l'évasion fiscale, notamment celle impliquant des criminels en col blanc, est nécessaire entre autres pour la cohésion sociale. Elle démontre que la justice ne cible pas uniquement les petits et rappelle que l'enrichissement est aussi le fruit d'une infrastructure ou d'un État régalien qui a fourni des services. Sanctionner l'évasion fiscale est essentiel pour le pacte social et le bien commun. Ce mot a disparu de la théorie économique, mais fonde nos sociétés. En effet, le politique et le social sont à mettre en avant pour que nos sociétés ne s'effondrent pas.
Concernant le blanchiment d'argent, l'accent est souvent mis sur les mécanismes sophistiqués, ce qui peut parfois servir d'excuse. Cependant, beaucoup d'actions peuvent être menées sur le blanchiment de basse intensité, qui prend la forme de petits commerces et d'une implantation territoriale visible. Ces petits commerces qui perdurent sans clients apparents sont connus des maires et ont une visibilité territoriale. Les confisquer entraîne des conséquences allant au-delà de la simple captation de flux financiers illégaux. En effet, cette action permettrait de rétablir le pouvoir régalien, d'améliorer l'ordre public en effaçant la présence criminelle visible et de prévenir la dissidence criminelle sur certains territoires particulièrement touchés. Ces actions qui semblent mineures sont importantes étant donné qu'elles s'attaquent à l'enracinement criminel qui conditionne le fonctionnement d'un territoire, d'une économie et d'une société.
M. Raphaël Daubet, président. - J'ai bien compris l'importance d'appréhender la criminalité organisée sous l'angle des acteurs et des réseaux plutôt que des marchés illégaux. Madame Blondes, avez-vous envisagé dans vos travaux de structurer les données sur les profits générés par la criminalité organisée selon une logique d'acteurs ou de réseaux, en complément de votre approche par marchés ? Avez-vous également exploré une approche géographique ou spatiale qui pourrait offrir une autre perspective sur la réalité de ces réseaux et activités criminelles ?
Mme Emma-Louise Blondes. - Le rapport commandé par la Commission européenne inclut, pour chaque marché, un état des lieux du rôle des organisations criminelles. La structure de ces organisations varie considérablement selon les marchés. Les acteurs sont rarement très structurés et aucun n'a de monopole sur ces marchés, mais ils sont très souples et il n'existe pas de profil type pour chaque marché. Ces caractéristiques varient en fonction des régions et des marchés, ce qui rend difficile l'établissement d'un état des lieux basé sur les acteurs ou les types d'organisations criminelles.
Cependant, le rapport fournit une déclinaison pour chaque État membre de l'Union européenne et permet d'identifier les marchés les plus lucratifs dans différentes régions européennes. La France représente une part importante de certains marchés, comme sur la fraude intracommunautaire et le trafic illicite de déchets. Ces comparaisons géographiques dépendent toutefois des données disponibles pour chaque État membre.
M. Raphaël Daubet, président. - Pouvons-nous obtenir des éclaircissements sur la stratification des réseaux et l'étendue de leurs activités ? Avons-nous réussi à collecter des données nous permettant d'identifier les différents types d'organisations, tels que les gangs ou les mafias, et l'étendue de leurs activités sur divers marchés illégaux ?
Mme Clotilde Champeyrache. - Les rapports d'Europol indiquent que plusieurs centaines d'organisations criminelles opèrent sur le territoire européen. Elles présentent une grande diversité et certaines sont identifiées comme des menaces très sérieuses, tandis que d'autres relèvent plutôt d'une criminalité d'opportunité à court terme. Cependant, nous manquons souvent d'informations précises sur ces organisations, car nous n'avons pas développé une culture d'analyse en termes d'organisations criminelles. En France, la situation est particulière, car nous n'avons pas de définition juridique claire de l'organisation criminelle dans notre Code pénal. Une proposition de loi récemment adoptée au Sénat vise cependant à introduire cette notion. Au niveau international, la Convention de Palerme de 2000 évoque les « groupes criminels organisés », mais la définition reste vague et résulte d'un compromis diplomatique pour encourager une large ratification.
Lors d'une réunion avec le représentant du bureau sur la criminalité organisée du ministère de l'intérieur pour le service statistique, les chercheurs demandaient à quoi ils pourraient avoir accès pour travailler sur le crime organisé. La réponse montrait qu'il n'existait rien sur les organisations criminelles, en dehors de l'État 4001, à savoir le fichier utilisé par la police et la gendarmerie qui mentionne des mis en cause, mais ne permet pas de savoir si un mis en cause agit seul ou au sein d'un réseau. En outre, les enquêtes de victimation ne traitent pas des réseaux ou des organisations criminelles. Sans raisonner avec ces termes, il est impossible de faire apparaître le problème.
Pour définir la criminalité organisée, deux approches principales existent. La première correspond à l'approche par les activités ou marchés, ce qui coupe le monde légal du monde illégal. La seconde correspond à l'approche par les acteurs ou les organisations criminelles. L'Union européenne a généralement opté pour l'approche par les activités, à l'exception de l'Espagne et de l'Italie qui, en raison de leur histoire liée au terrorisme et à la mafia, ont développé une législation plus axée sur les organisations.
L'Italie a défini plusieurs délits, c'est-à-dire la bande armée, l'association de malfaiteurs et le délit d'association mafieuse. Cette approche permet une identification et une punition différenciées, avec la possibilité d'appliquer une circonstance aggravante pour la méthode mafieuse. De plus, l'Italie a développé une tradition d'enquête visant à traduire en justice un maximum de personnes incriminées, dans le but de démanteler l'organisation plutôt que de se concentrer sur des individus isolés.
M. André Reichardt. - En examinant le document fourni par Mme Blondes, je réalise l'importance de définir précisément ce qu'est la délinquance financière dès le début de nos travaux. J'avais déjà souligné lors de la réunion de constitution du bureau que cette thématique était vaste et qu'il faudrait la cibler davantage.
Madame Blondes, j'aimerais vous poser plusieurs questions sur les définitions que vous utilisez. Concernant la fraude intracommunautaire, je suis surpris par l'ampleur du chiffre d'affaires mentionné. Pourriez-vous préciser ce que cette notion englobe exactement et comment parvient-on à ces estimations ? Qui est à l'origine de ces données ? De plus, pouvez-vous définir ce qu'est la fraude liée aux paiements par carte ?
En outre, le vol de marchandises est listé parmi les neuf marchés illicites européens, mais il correspond selon moi plutôt à un délit qu'à de la délinquance financière. S'agit-il de la revente de marchandises volées ? Cette précision est importante pour bien définir ce que nous incluons dans la délinquance financière.
Par ailleurs, s'agissant des chiffres présentés dans le tableau des marchés illicites européens, que représentent-ils exactement ? S'agit-il des chiffres d'affaires réalisés au sein de l'Union européenne ou prennent-ils en compte des opérateurs situés en dehors Union européenne ? Pouvez-vous donner plus de détails sur les trafics d'espèces illicites, comme celui des anguilles, et des déchets illégaux ?
Concrètement, pourriez-vous nous expliquer plus en détail comment fonctionne le blanchiment d'argent dans ces différents secteurs, en particulier pour les huit marchés autres que le narcotrafic, sur lequel nous avons déjà beaucoup travaillé ?
M. Grégory Blanc. - Je me demande comment vous estimez l'intérêt des institutions à ne pas déstabiliser le système. Autrement dit, jusqu'où pensez-vous qu'il soit possible de remettre en cause des acteurs systémiques d'un réseau criminel ? L'intrication entre réseaux criminels et monde légal est parfois si forte que s'attaquer aux acteurs du monde légal qui contribuent au blanchiment peut devenir un facteur de déstabilisation et remettre en cause l'intérêt national. D'un côté, nous souhaitons lutter contre les criminels, mais de l'autre, nous ne voulons pas toucher aux acteurs bancaires ou aux entreprises qui participent au fonctionnement de ce réseau criminel.
Je pense à l'exemple de la Cosa Nostra qui, après les années de violence ouverte et la diminution du narcotrafic, a investi massivement dans l'économie réelle, parfois même encouragée par les pouvoirs publics locaux. Aujourd'hui, certaines entreprises de l'économie réelle sont dirigées par des mafieux et ce phénomène existe parfois à grande échelle. Je ne pense pas que la situation en France soit comparable, mais nous avons observé lors de la crise de 2007-2008 que, pour sauver le système, nous pouvions parfois fermer les yeux sur des activités occultes. Comment envisagez-vous cette problématique à l'échelle de notre pays ? Si vous préconisez de frapper le réseau dans son intégralité, comment abordez-vous cette question ? La lutte contre le petit commerce de rue semble relativement simple, mais lorsque nous sommes face à un système intriqué à très grande échelle, d'autres questions se posent.
M. Patrice Joly. - Madame Champeyrache, pourriez-vous nous expliquer en quoi votre approche théorique se distingue des autres et ce qu'elle apporte de plus ? Comment pouvons-nous comprendre le sens de votre démarche et en tirer le meilleur parti ?
Par ailleurs, j'ai été surpris par l'ampleur de la fraude intraeuropéenne, puisqu'elle s'élève à 100 milliards d'euros pour un budget européen annuel de 200 milliards. Cette échelle est vraiment surprenante. Au-delà de la fraude à la TVA, il existe aussi la fraude sur l'ensemble des dispositifs financiers européens. Je voudrais savoir si, malgré sa création il y a environ quatre ou cinq ans, le parquet européen a permis d'améliorer la compréhension de cette fraude, la détermination des volumes concernés et les perspectives de lutte contre ce phénomène qui atteint des sommets par rapport à l'ensemble du panel que nous avons évoqué.
Mme Emma-Louise Blondes. - Tout d'abord, il est important de souligner qu'il s'agit d'estimations basées sur des données spécifiques disponibles pour chaque marché. Concernant la fraude intracommunautaire, elle se produit au sein de l'Union européenne lors de la vente de produits entre États membres. Normalement, la TVA n'est pas payée dans le pays d'origine, mais dans le pays de destination. La fraude consiste à vendre des produits d'un pays à l'autre, parfois à travers plusieurs pays, sans payer la TVA à la fin de la chaîne lorsque le produit est vendu. Les produits disparaissent du circuit, ce qui rend impossible leur traçabilité, et la TVA n'est pas payée.
La marchandise est revendue, mais la part de TVA n'est pas reversée à l'État qui devrait la percevoir. Concrètement, les produits sont vendus sans que cette taxe soit payée.
M. Stéphane Piednoir. - Ce dispositif me rappelle l'affaire Mouly. Il avait créé un système autour de cette fraude à la TVA européenne et parvenait à toucher la TVA à la place des États.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il s'agit du fameux carrousel de TVA. D'ailleurs, le ministère du budget devait avoir un logiciel spécifique pour le détecter, alors que de nombreux pays européens disposent du même logiciel. Cette fraude a concerné les quotas carbone. Une opération importante, nommée Moby Dick, a en outre été démantelée l'année dernière et représentait 520 millions d'euros. Il existe même des cas où la marchandise n'existe pas du tout et dans lesquels la vente est totalement fictive. Il s'agit d'un sujet majeur sur lequel nous avions longuement interrogé Gérald Darmanin lorsqu'il était aux comptes publics et je suis ravie que vous mettiez l'accent sur la fraude ainsi que sur l'évasion fiscale dès cette première audition. Voler l'État revient à voler tout le monde.
Mme Emma-Louise Blondes. - Concernant le trafic de déchets, nos estimations comparent la part du marché légal avec la part des déchets non déclarés. Nous considérons que cette part manquante correspond à ce qui est reversé dans un marché illégal. Par exemple, une affaire récente impliquant la Belgique et la France a révélé que des déchets censés être recyclés en Belgique dans le cadre légal ont été illégalement déversés dans une commune française. L'échange monétaire pour le recyclage a eu lieu de manière illicite, mais les déchets n'ont pas été traités dans le circuit légal. Les profits sont générés parce qu'il n'est pas nécessaire de se conformer aux mêmes réglementations ni de payer les frais liés au recyclage ou au traitement légal des déchets. L'augmentation des régulations dans ce marché entraîne inévitablement une part qui sera traitée illégalement, ce qui offre des opportunités économiques et criminelles.
S'agissant des anguilles, il s'agit d'un des trafics d'espèces protégées les plus courants et onéreux en France. La production d'anguilles est significative et certaines sont volées puis revendues à l'étranger, notamment en Chine. Nos estimations se basent sur les revenus générés par ce marché illégal, principalement à partir des saisies d'anguilles ou des revenus interceptés par les forces de sécurité. Nous n'avons donc pas une connaissance complète du marché, mais seulement de la partie visible et interceptée.
Enfin, la cybercriminalité et les fraudes aux cartes bancaires englobent divers types de fraudes, comme le vol de cartes bancaires et leur utilisation frauduleuse, ainsi que le vol de données qui sont ensuite revendues. Il existe différents types de cybercriminalité financière, mais les données pour les estimer sont souvent insuffisantes. Nous devons donc nous concentrer sur des aspects spécifiques, comme la fraude aux cartes bancaires, mais la vente de données est un autre type de criminalité difficile à quantifier en raison du manque de données. Pour le vol de marchandises, nos estimations sont souvent effectuées à partir des pertes déclarées, ce qui ne reflète pas nécessairement la valeur du marché illégal. La dimension financière concerne les revenus générés par la vente de produits ou services illégaux, comme le trafic de migrants ou la traite des êtres humains. Notre objectif est de comprendre comment cet argent est ensuite blanchi ou réinjecté dans l'économie légale.
Mme Clotilde Champeyrache. - Le choix de ne pas déstabiliser le système financier relève d'une logique à court terme qui confère une forme d'impunité aux facilitateurs de fraudes. Cette impunité a un réel impact puisqu'elle accentue le délitement de la société et autorise des comportements avec des formes d'isomorphisme institutionnel. Le gagnant du système économique est celui qui n'a pas respecté la loi et les personnes honnêtes peuvent commencer à flirter avec l'illégalité ou basculer totalement. L'exemple des grandes banques lors de la crise de 2008 illustre ce phénomène : leur comportement criminel n'a pas été sanctionné au nom du principe « too big to fail ». Concrètement, au nom de la stabilité du système économique, il n'était pas possible de les laisser faire faillite. De plus, il existe maintenant une forme de « too big to jail ». Cette situation autorise la fraude à grande échelle et pousse même les petits acteurs à s'aligner sur ces pratiques illégales pour ne pas perdre en compétitivité.
Concernant les organisations criminelles comme Cosa Nostra, leur violence extrême dans les années 1990 était une anomalie, une erreur de parcours. Leur stratégie principale a toujours été l'investissement dans l'économie réelle à travers des entreprises légales. Cependant, ces entreprises sont souvent peu compétentes et nuisent à l'économie. Dans le secteur du BTP par exemple, elles obtiennent des marchés de manière frauduleuse et réalisent des travaux de mauvaise qualité, ce qui entraîne des coûts supplémentaires pour la société.
M. Grégory Blanc. - Si dans le BTP la recherche de la marge maximale est évidente, ce n'est pas nécessairement le cas dans l'économie tertiaire, comme pour les cliniques par exemple.
Mme Clotilde Champeyrache. - Dans l'économie tertiaire, si l'objectif est le blanchiment d'argent, aucune compétence économique n'est développée. Pour les cliniques, l'introduction de produits contrefaits constitue un problème majeur. Je crains en effet que des médicaments contrefaits soient introduits dans le secteur sanitaire italien, et ensuite à vaste échelle, parce que la 'Ndrangheta est en contact avec les triades chinoises qui ont la main sur ces médicaments. Des circuits existent et des entrées sont possibles.
Il existe une également une économie d'expropriation. Les acteurs légaux non affiliés à une organisation criminelle sont progressivement expulsés, ce qui crée une emprise et une capacité de conditionnement sur des secteurs entiers. Par exemple, dans le BTP, le contrôle de la commercialisation du béton ainsi que les engins de terrassement et de déblaiement permettent de mettre le chantier à l'arrêt et de reprendre l'activité en échange de contreparties. Ce phénomène s'observe dans divers secteurs, comme la restauration avec le contrôle des germes de soja par les triades. Des allégeances criminelles se créent avec l'infiltration criminelle dans l'économie.
Cette puissance économique entraîne des conséquences sur la démocratie, car elle permet de développer des liens avec la sphère politique. Les organisations criminelles contrôlent des territoires et s'inscrivent dans une logique de légitimité sociale vis-à-vis de la population en créant de l'emploi et en distribuant des faveurs, ce qui leur permet d'influencer les votes. En retour, le politicien corrompu accepte le pacte, est élu et offre des faveurs en retour. Par exemple, des plans d'urbanisme sont modifiés ou des autorisations de construction sont accordées. En Corse, le nombre de centres commerciaux semble dépasser les capacités de consommation de la population. La situation en Sicile est similaire, ce qui révèle un dysfonctionnement de l'économie. Cette problématique est liée à la question de la violence et je pense qu'il serait plus juste de parler de « mafisation » de la France que de « mexicanisation ». La stratégie mafieuse ne repose pas sur une violence ostensible, mais sur une infiltration et un enracinement complexe, favorisés par le fatalisme du libéralisme. Paradoxalement, le libéralisme, fondé sur la liberté, conduit à une forme de soumission totale au nom de l'économie.
Cette logique s'applique notamment à l'activité portuaire, où la priorité donnée à la circulation rapide des marchandises conduit à négliger les contrôles. Cette pratique facilite l'entrée de stupéfiants, d'armes, de contrefaçons, y compris de pièces critiques comme des composants de moteurs d'avions. La contrefaçon ne se limite plus au secteur du luxe, ce qui est extrêmement préoccupant.
Nous constatons d'ailleurs une recrudescence du travail forcé en France et en Belgique, notamment dans l'agriculture, ce qui est justifié par des arguments économiques sur le coût des charges. De même, des entreprises font appel à des prestataires véreux pour le trafic de déchets en raison de la contraction des coûts imposée par la législation environnementale. Ces pratiques témoignent d'un rapport faussé au respect de la loi.
Concernant mon appartenance à une école de pensée économique, nous avons un problème sur les écoles de pensée en économie, car un discours en particulier est ultradominant. Les économistes s'occupent peu du crime et l'économie du crime est généralement reliée à un article de Gary Becker de 1968. Il a écrit sur le comportement rationnel du criminel et applique un modèle de choix rationnel à toutes les activités humaines, y compris le crime, au nom de l'hégémonie économique. Concrètement, cette théorie induit des choix binaires, avec des calculs coût-bénéfice. Pour lui, le cadre juridique explose et ne constitue pas une barrière a priori. Le criminel fait donc son propre calcul et agit en dehors de tout cadre socio-économique. Gary Becker conclut que nous sommes potentiellement tous des criminels si notre calcul coût-bénéfice nous enjoint à l'être. Par conséquent, enfreindre la loi est justifié économiquement.
Je m'inscris pour ma part dans le courant de l'institutionnalisme originel américain, qui n'est malheureusement plus enseigné en France. Cette approche considère l'économie comme étroitement liée au droit, les deux se coproduisant mutuellement. Elle vise un capitalisme raisonnable, offrant des opportunités à tous. Cette branche n'a pas abordé le thème de la criminalité, mais permet de penser l'individu comme faisant des choix personnels et appartenant à des institutions. Par conséquent, il se soumet à des règles et des fonctionnements ou réagit à des sanctions. Il existe également des enjeux de pouvoir et des conflits.
M. Raphaël Daubet, président. - Mme Sylvie Vermeillet, qui nous suit à distance, vous demande si vous pouvez nommer les cabinets d'avocats ou les banques complices qui agissent comme facilitateurs.
Mme Clotilde Champeyrache. - Il faut se référer à la justice pour connaître ces informations sur les cabinets d'avocats. En revanche, certaines banques reviennent fréquemment dans les affaires d'amendes pour complicité de blanchiment ou pour manquements aux dispositifs de conformité, notamment HSBC et JP Morgan Chase. Dans le scandale des Panama Papers, plus de 500 banques européennes étaient impliquées, ayant eu recours aux services d'un cabinet notoirement véreux. Ces acteurs sont bien identifiés et il est important de souligner qu'il s'agit souvent de multirécidivistes.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je tiens à vous remercier pour vos propos éclairants en ouverture de nos travaux. Vous avez souligné des points importants, comme le lien entre criminalité organisée et fraude fiscale, votre vision de l'interaction entre économie et droit, le concept de blanchiment sans victime apparente qui mérite notre attention et la question de l'impunité. Ce dernier point est particulièrement frappant quand on observe le nombre d'États qui violent les sanctions internationales en toute impunité pour des raisons économiques. Cette audition nous a en tous cas fourni un cadre de réflexion très riche pour nos travaux à venir.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 13 h 10.
La réunion est ouverte à 14 h 00.
Les aspects juridiques du blanchiment et le financement de la criminalité organisée - Audition de Mmes Éliane Houlette, ancienne procureure de la République financière, Raphaële Parizot, professeur à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialité droit privé et sciences criminelles, Chantal Cutajar, maître de conférences à l'Université de Strasbourg, spécialité prévention et répression de la criminalité organisée et M. Marc Segonds, professeur à l'Université Toulouse Capitole, spécialité droit privé et sciences criminelles
M. Raphaël Daubet, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions en entendant plusieurs juristes spécialisés dans les instruments de lutte contre la délinquance économique et financière et le financement de la criminalité organisée.
Mme Éliane Houlette nous fait l'honneur de venir en qualité de grand témoin, pour évoquer notamment son rôle en tant que première titulaire du poste de procureur national financier.
Nous recevons également Mme Raphaële Parizot, professeur à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et M. Marc Segonds, professeur à l'université Toulouse Capitole, tous deux spécialistes en droit privé et sciences criminelles.
Nous entendrons enfin Mme Chantal Cutajar, maître de conférences à l'université de Strasbourg, dont la spécialité est la prévention et la répression de la criminalité organisée.
Mesdames, monsieur, nos travaux doivent nous permettre de déterminer l'efficacité des instruments de lutte contre la délinquance économique et financière, le financement de la criminalité organisée et le contournement des sanctions internationales. Nous nous intéressons tout particulièrement à la question du blanchiment.
Nous avons souhaité solliciter votre analyse sur la pertinence des instruments juridiques nationaux, européens et internationaux en vigueur. Nous sommes également intéressés par tout élément de droit comparé que vous pourrez nous fournir.
Cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié.
Préalablement à nos échanges, je dois vous demander de bien vouloir prêter serment en vous rappelant que tout faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité ?
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Éliane Houlette, Mme Raphaële Parizot, M. Marc Segonds et Mme Chantal Cutajar prêtent serment.
Mesdames, monsieur, si vous le voulez bien, je vous donne la parole pour un bref propos liminaire, à la suite duquel notre rapporteur et les autres commissaires pourront vous interroger.
Mme Éliane Houlette, ancien procureur de la République financier. - J'ai occupé la fonction de procureur de la République financier de la création du parquet national financier (PNF) le 1er février 2014 jusqu'au 30 juin 2019.
Ce parquet dispose d'une compétence territoriale nationale, mais d'une compétence matérielle limitée à trois types d'infractions : les atteintes à la probité - détournement de fonds publics, corruption, prise illégale d'intérêts, favoritisme, etc. - ; les atteintes aux finances publiques, en particulier la fraude fiscale complexe - les fraudes à la TVA relèvent désormais, me semble-t-il, de la compétence du parquet européen - ; les atteintes aux marchés financiers - délit d'initiés, diffusion d'informations trompeuses.
Il me semble que la compétence du parquet financier s'étend aussi désormais aux atteintes à la concurrence.
L'équipe du PNF, qui se composait initialement de cinq magistrats, comprend aujourd'hui vingt magistrats et, au total, avec les assistants spécialisés et les équipes de greffe, entre quarante et cinquante membres.
Le PNF a été créé par la loi du 6 décembre 2013 et il se caractérise surtout par les méthodes d'action nouvelles qui ont été mises en place.
Pour accélérer les procédures, un recours massif aux enquêtes préliminaires a été privilégié, en réservant les informations judiciaires aux dossiers nécessitant des investigations complexes ou des mesures coercitives de long terme. Cette politique pénale a porté ses fruits et démontré son efficacité.
Nous avons également noué un partenariat très étroit avec tous les services d'enquête - Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF), préfecture de police de Paris, gendarmerie - et les partenaires institutionnels - administration fiscale, Cour des comptes, chambres régionales des comptes, Tracfin, Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc).
La pratique habituelle des parquets, quand ils sont saisis d'une plainte ou d'un signalement de la part d'une administration, est d'adresser ce qu'on appelle un soit-transmis, c'est-à-dire une demande d'enquête au service qu'ils estiment compétent.
Nous avons voulu, au PNF, nous impliquer au maximum dans les enquêtes.
J'essayais ainsi de rencontrer très régulièrement les chefs de service et les enquêteurs de terrain pour faire ce que j'appelais des revues de portefeuille : on listait, pour chaque dossier, les difficultés rencontrées par les enquêteurs, on essayait de comprendre pourquoi tel dossier n'avançait pas assez vite et on tentait de trouver des solutions pour dynamiser l'enquête. Nous avons appliqué cette méthode avec tous nos services d'enquête, y compris avec l'administration fiscale.
Nous avons noué également un partenariat étroit avec nos collègues parquetiers d'autres juridictions sur le territoire national et développé la coopération internationale afin d'accélérer au maximum les demandes d'entraide.
Ces méthodes et cette organisation, qui à ma connaissance n'ont pas été modifiées, ont porté leurs fruits.
En interne, au sein même du PNF, j'avais créé des groupes de travail, auxquels je ne participais pas, mais qui réunissaient, sur la base du volontariat, des magistrats du parquet. Ils avaient pour but d'approfondir un thème qui relevait de notre champ de compétences, par exemple les atteintes à la propriété, en analysant le droit positif et en réfléchissant à la façon de faire progresser nos enquêtes. Ces groupes de travail ont été un facteur de dynamisme au sein du parquet et ils ont contribué à une spécialisation toujours plus accrue de ses magistrats.
Mme Raphaële Parizot, professeur à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste en droit privé et sciences criminelles. - Monsieur le président, madame le rapporteur, mesdames, messieurs, vous m'avez demandé d'intervenir sur le cadre juridique de la lutte contre le blanchiment et le financement de la criminalité organisée, et d'y apporter quelques remarques sous forme de propositions.
Je vais revenir sur le cadre normatif, mais nous disposons déjà de nombreux outils dans notre arsenal.
Ce qui me semble le plus essentiel, et je veux le dire d'emblée, ce sont les moyens. Cela ne relève pas complètement de votre ressort, mais c'est à mes yeux le levier d'action le plus important.
Un autre levier important réside dans une meilleure coordination et articulation des dispositifs et services existants. Il y a encore beaucoup d'efforts à faire en la matière.
La lutte contre le blanchiment et le financement de la criminalité organisée passe tout d'abord par le développement de dispositions de nature préventive : ce sont les obligations de vigilance et les déclarations de soupçons qui pèsent, notamment, sur les acteurs bancaires.
J'insisterai davantage sur tout ce qui relève de la répression à proprement parler.
De nombreux comportements sont aujourd'hui incriminés dans notre code pénal. J'aborderai pour ma part les infractions de blanchiment, qui sont déjà très complètes. Il n'y a pas grand-chose à ajouter aux articles 324-1 et suivants du code pénal. Il y a dix ans, un article 324-1-1 est venu également introduire une forme de présomption de blanchiment qui facilite grandement les poursuites.
Je suggérerais donc simplement une clarification normative concernant l'autoblanchiment. La Cour de cassation a admis de façon constante depuis 2004 la possibilité de punir au titre du blanchiment celui qui blanchit le produit de sa propre infraction. J'ai toujours pensé, à titre personnel, que cette jurisprudence s'était construite contre la loi, car il ressort des textes que le blanchiment doit être favorisé, aidé. Il faut donc au moins être deux pour pouvoir blanchir. Une clarification normative serait donc utile, d'autant que les directives européennes nous encouragent à punir l'autoblanchiment et que les États voisins de la France ont déjà mis en place de telles dispositions. Par exemple, le code pénal italien contient une disposition spécifique en ce sens.
Il me semble que le législateur français devra aussi se saisir prochainement d'un point qui présente un lien indirect avec le blanchiment. Vous connaissez la directive européenne du 24 avril 2024 relative à la définition des infractions pénales et des sanctions en cas de violation des mesures restrictives de l'Union européenne. Ce texte fait suite aux sanctions prises contre la Russie, certains de ses ressortissants et certains capitaux ou biens présents sur le territoire de l'Union après l'agression contre l'Ukraine. Ces mesures restrictives adoptées par l'Union européenne ne faisant pas l'objet de sanctions pénales à proprement parler, le support - quelque peu bancal - des infractions de blanchiment a été utilisé pour sanctionner le contournement de ces mesures. L'Union européenne, à travers cette directive, demande aux États d'introduire de nouvelles infractions pour punir la violation de ces mesures restrictives. Le législateur français doit se saisir assez rapidement de ce sujet, car le délai de transposition expire en mai 2025.
Au plan procédural, nous disposons déjà de nombreux outils, que ce soit contre la criminalité organisée ou contre la délinquance financière. Il existe toute une série de moyens d'investigation dérogatoires dans le code de procédure pénale. Ce sont plus ou moins les mêmes pour la criminalité organisée et la délinquance financière, même s'ils sont plus nombreux pour la criminalité organisée à proprement parler.
Par ailleurs, comme l'a expliqué Mme Houlette, un parquet spécialisé existe en matière financière depuis 2013, et l'on s'achemine probablement vers la création d'un parquet national anti-criminalité organisée (Pnaco), qui deviendrait donc le troisième parquet national après le PNF et le parquet national antiterroriste (Pnat).
À ce propos, je voudrais partager avec vous quelques interrogations. On regarde beaucoup en ce moment du côté de l'Italie pour la lutte contre le narcotrafic. Or ce pays ne compte qu'un seul parquet national, le procureur national antimafia, auquel on a adjoint depuis 2015 des compétences en matière terroriste. D'une certaine manière, en Italie, le Pnaco et le Pnat ne font qu'un. Je ne suggère pas forcément de suivre l'exemple italien, mais il faut veiller à ne pas trop morceler l'organisation de la justice. Pour ma part, si le Pnaco devait voir le jour, je privilégierais plutôt une alliance, voire une fusion entre le PNF et le Pnaco. Or, pour l'instant, j'ai plutôt le sentiment que l'on veut faire émerger une nouvelle figure autonome. Quoi qu'il en soit, il est très important de veiller a minima à une bonne coordination entre tous ces parquets, et entre toutes les juridictions spécialisées de manière générale.
Verticalement, comment articule-t-on les parquets nationaux et les parquets locaux, la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco) et les juridictions locales ? Horizontalement, comment articule-t-on les différents parquets nationaux et les différentes juridictions locales, en particulier les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) ? Il y a peu d'éléments de clarification dans le code de procédure pénale, la plupart se trouvant dans des circulaires. Et lorsque nous demandons à des magistrats de nous expliquer clairement qui est compétent et pourquoi, la réponse est souvent assez vague.
En outre, dans ce paysage des parquets spécialisés, il ne faut pas oublier le parquet européen, compétent pour certaines formes de blanchiment, notamment le blanchiment du produit des infractions ciblant le budget de l'Union européenne. Il faudrait que les choses soient explicitées et lissées pour gagner en efficacité.
Enfin, s'agissant des peines, l'arsenal est également très dense. Il comprend des peines privatives de liberté, mais aussi des peines d'amende déplafonnées et proportionnées au profit retiré de l'infraction. Et, nous le savons, pour ce genre de délinquance, il est très efficace de taper au portefeuille.
On utilise aussi de plus en plus un outil formidable, mais très dangereux, la confiscation, dont le champ est déjà très étendu, puisqu'on peut confisquer à peu près toute forme d'objet ou de bien. En matière de blanchiment, on peut confisquer tout le patrimoine de l'individu, en nature et en valeur.
L'article 131-21 du code pénal a déjà beaucoup évolué, y compris l'année dernière, avec la loi du 24 juin 2024. La nouvelle directive de l'Union européenne du 24 avril 2024 relative au recouvrement et à la confiscation d'avoirs invite toutefois les États à aller encore plus loin.
Certains cas de figure de confiscation prévus dans cette directive n'existent pas en droit français, notamment la possibilité de confisquer sans condamnation ou de confisquer des fortunes inexpliquées liées à des activités criminelles. Mais il ne faut pas toujours vouloir transposer à l'identique ces dispositions, car nous avons parfois d'autres mécanismes qui aboutissent au même résultat.
M. Marc Segonds, professeur à l'Université Toulouse Capitole, spécialiste en droit privé et sciences criminelles. - Vous nous avez demandé d'identifier ce qui nous paraissait être les failles des dispositifs de lutte contre la délinquance financière.
Il m'apparaît que l'antiblanchiment constitue un modèle, tandis que l'anticorruption est nettement perfectible.
Le modèle de l'antiblanchiment repose à la fois sur la prévention et la répression et, s'agissant de la prévention, il est désormais incontestable que les obligations de vigilance ont fait la preuve de leur efficacité, tout comme l'approche par les risques. Le choix du législateur a été de prévoir des obligations de vigilance, non pas pour tout le monde, mais pour un certain nombre de professionnels du chiffre et du droit. Et ces professionnels sont assujettis à la hauteur du risque qu'ils représentent.
Pour construire ce dispositif, une évaluation nationale des risques de blanchiment a été réalisée par le Conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (Colb). Cette évaluation, que je juge pour ma part absolument remarquable, permet à chacun des assujettis de connaître son niveau de vulnérabilité aux menaces pour adapter son dispositif interne aux risques de blanchiment.
S'agissant de l'incrimination de blanchiment, je souscris aux propos de ma collègue : le dispositif est en effet complet, à l'exception de la notion d'autoblanchiment, qu'il faudrait consacrer légalement. On apprend d'ailleurs à la lecture de Légifrance que la directive du 23 octobre 2018 qui a consacré l'autoblanchiment aurait été transposée par la loi du 13 mai 1996... J'y vois certainement une erreur de l'éditeur, mais cela laisse à penser que nous avons satisfait aux obligations européennes, alors que le code pénal vise le blanchiment, et non l'autoblanchiment. J'ai toujours été très favorable à l'incrimination d'autoblanchiment, mais il faudrait au moins rendre hommage à l'oeuvre du législateur européen et la transcrire noir sur blanc en droit français.
Je souscris également, comme ma collègue, à l'utilité de la présomption de blanchiment consacrée à l'article 324-1-1 du code pénal.
Si l'on se penche maintenant sur la situation de l'anticorruption, on commence en revanche à déchanter... L'article 17 de la loi du 9 décembre 2016 pose certes une obligation de conformité anticorruption, mais cet article est en lui-même assez décevant, pour deux raisons.
D'abord, son champ d'application se révèle très arbitraire. Ainsi, parmi les personnes morales de droit public, il ne vise que les établissements publics à caractère industriel et commercial (Epic), ce qui est un peu étonnant, et les seuils retenus sont eux-mêmes difficiles à expliquer. Pourquoi avoir retenu 500 salariés et 100 millions d'euros de chiffre d'affaires ? On en cherche encore la raison.
Ce que nous avons été capables de faire pour l'antiblanchiment, nous devons être capables de le faire pour l'anticorruption. Il faut privilégier une approche par les risques, et s'interroger sur les secteurs à risque. Cela impliquerait que nous disposions d'une analyse nationale des risques en matière de corruption, comme c'est le cas en matière de blanchiment.
Un projet de directive visant à lutter contre la corruption préconise en son article 3 une approche par les risques pour les États de l'Union européenne. Il me semble que ce serait la moindre des choses. Si l'on demande à des entités économiques de réfléchir à leurs risques, il est normal que l'État français soit aussi tenu de réfléchir aux siens. Lorsque nous aurons cette évaluation nationale des risques, nous pourrons ensuite plus facilement les évaluer entité par entité. Nous verrons si cette directive aboutit, mais l'évolution proposée me semble inévitable.
Une mission d'information de l'Assemblée nationale avait déjà mis en avant les failles de l'article 17, notamment lorsqu'il prévoit que l'obligation de conformité anticorruption ne s'applique qu'aux filiales dont la société mère a son siège social en France. L'obligation de conformité doit évidemment s'appliquer aux filiales situées en France, même si la société mère est située à l'étranger.
Une proposition de loi déposée en octobre 2024 à l'Assemblée nationale reprend certaines propositions de la mission d'information. Entre-temps, le livre blanc de l'Observatoire de l'éthique publique a proposé d'étendre le périmètre de l'article 17 aux entités qui se situent en dessous des seuils actuellement fixés par la loi, en déterminant par décret des critères qui permettraient une véritable approche fondée sur l'analyse des risques.
Les travaux de l'Agence française anticorruption (AFA) ont permis d'identifier les trois piliers principaux d'une politique de prévention de la corruption. Le premier pilier, le plus important, repose sur l'engagement de l'instance dirigeante, et non sur la cartographie des risques ou le code de conduite. Cela impliquera de définir plus précisément les conditions de la responsabilité para-pénale de l'instance dirigeante. À ce jour, on n'a toujours pas de réponse très claire sur la possibilité d'opérer une délégation de pouvoir ou non en la matière. L'AFA nous a répondu que la délégation de pouvoir, si elle avait lieu, était une délégation de pouvoir opérationnelle, mais qui n'avait pas les mêmes conséquences qu'une délégation de pouvoir. Il faudra impérativement préciser ce point.
Le deuxième pilier selon l'AFA est la cartographie des risques. L'Agence a également établi une méthodologie de la cartographie, complétant ainsi la loi qui faisait état de la nécessité d'identifier, d'analyser et de hiérarchiser les risques de corruption. Bien entendu, l'élément le plus important d'une cartographie reste les remédiations.
Le troisième pilier est ce que l'AFA appelle la gestion des risques. En la matière, il me semble qu'il suffirait de remettre de l'ordre dans les différentes mesures, de les hiérarchiser et de les compléter, comme nous l'avons fait dans le code monétaire et financier à propos des obligations de vigilance, qui sont parfois définies de façon très large par la loi, mais de façon beaucoup plus précise par des textes d'application. Actuellement, nous ne disposons que de la loi et des recommandations de l'AFA.
Quant à la répression en matière de corruption, une proposition de loi adoptée le 4 février dernier par le Sénat à l'unanimité est venue corriger les failles du dispositif, avec - enfin - l'ajout de l'infraction de corruption, qu'elle soit publique ou privée, à l'article 706-73 du code de procédure pénale. Depuis la loi Perben II, nous en regrettions l'absence, même si deux lois de 2007 et 2013 avaient déjà apporté certaines corrections. Prendre désormais en compte la corruption tant publique que privée me paraît correspondre à la réalité du crime organisé, lequel ne fait pas de différence pour acheter, en fonction de ses besoins, un agent public ou un acteur privé.
Par ailleurs, je salue l'ajout, dans la proposition de loi adoptée par le Sénat, de la circonstance aggravante de bande organisée à l'infraction de corruption privée, qui faisait jusqu'à présent défaut.
Il conviendrait d'ajouter également la circonstance aggravante de bande organisée à l'incrimination de faux et d'usage de faux. Je ne connais en effet pas de système criminel qui ne puisse perdurer sans, notamment, un système de fausses factures, ce que l'article 441-1 du code pénal ignore.
Mme Chantal Cutajar, maître de conférences à l'université de Strasbourg, spécialiste en prévention et répression de la criminalité organisée. - Ainsi que j'y ai été invitée, j'axerai mon exposé sur l'état des lieux du cadre juridique de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement de la criminalité organisée à l'échelle européenne, en en identifiant les failles et en formulant des propositions concrètes pour renforcer l'efficacité des dispositifs existants.
Mais avant toute chose, de quoi parle-t-on avec le phénomène de la criminalité organisée ?
Nécessitant des flux financiers importants pour fonctionner, les organisations criminelles agissent comme des entreprises clandestines, avec un modèle économique très structuré, en poursuivant l'objectif de maximiser leurs profits tout en assurant leur longévité et leur influence tant politique qu'économique. Il leur faut d'abord générer des profits criminels, issus du trafic de stupéfiants, de la traite des êtres humains, de la cybercriminalité, du racket, de la fraude fiscale ou des crimes environnementaux, lesquels prennent d'ailleurs une ampleur assez inquiétante. Le blanchiment des fonds leur permet ensuite de transformer ces capitaux illicites en actifs légaux au travers de montages financiers très sophistiqués. Enfin, elles réinvestissent ces actifs et organisent leur expansion, soit en finançant de nouvelles activités criminelles, soit en infiltrant l'économie légale par le moyen de la corruption.
Sans la possibilité de blanchir leurs profits illicites, les organisations criminelles seraient asphyxiées financièrement. Et c'est pourquoi le blanchiment joue un rôle absolument central dans leur survie et dans leur expansion.
Pour étendre leur influence économique et infiltrer le monde des affaires, elles utilisent des prête-noms pour acquérir des entreprises légitimes, investissent dans l'immobilier et le luxe, qui leur servent de valeurs refuges pour sécuriser leur fortune. Elles créent un réseau complexe de sociétés-écrans - ou sociétés offshore - pour masquer leur fortune et échapper aux sanctions.
Elles acquièrent l'influence politique par la corruption d'élus et de fonctionnaires, ce qui leur permet d'avoir un accès privilégié aux marchés publics, de s'assurer une protection judiciaire et de peser sur les décisions gouvernementales. Un rapport parfaitement documenté d'Europol, datant de la fin de l'année 2024, en rend compte.
Les organisations criminelles adaptent en permanence leur stratégie de blanchiment pour échapper aux dispositifs de surveillance des États. Elles recourent aux innovations technologiques et exploitent les failles réglementaires - nombreuses - pour contourner les dispositifs de surveillance. À chaque nouvelle réglementation et apparition d'une nouvelle technologie de détection, elles développent des schémas toujours plus complexes.
En ce qui concerne le cadre juridique de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement de la criminalité organisée, l'Union européenne a mis en place un dispositif complet de lutte, qui s'aligne sur les recommandations du Groupe d'action financière (Gafi).
Parmi les avancées majeures, figure l'adoption des directives anti-blanchiment, qui évoluent au fur et à mesure que l'on découvre les capacités de blanchiment des organisations criminelles. S'y ajoutent les registres des bénéficiaires effectifs, avec le renforcement des obligations de vigilance pour un certain nombre d'acteurs du secteur financier, mais également pour de nombreux professionnels du droit et de la comptabilité.
Une directive de 2018 harmonise les infractions pénales de blanchiment au sein de l'Union européenne et prévoit des sanctions minimales uniformes. Des scandales financiers impliquant des banques européennes ont conduit à la création de l'Autorité de lutte contre le blanchiment de capitaux (Amla), chargée de veiller directement sur certaines institutions financières à haut risque. Un règlement vise pour sa part à harmoniser la prévention du blanchiment.
Au titre des failles du dispositif européen, j'en citerai trois qui l'affaiblissent par leur importance et par leur persistance.
L'infiltration du monde des affaires légal est la première d'entre elles : 86 % des réseaux criminels utilisent des structures commerciales légales pour blanchir leurs fonds. Les secteurs vulnérables sont parfaitement identifiés : ce sont ceux de la construction, de l'hôtellerie, du transport et de la logistique. Les outils de l'Union européenne peinent à détecter les sociétés-écrans qui sont utilisées comme façades par les criminels. Nous avons en vain cherché à les neutraliser au moyen de l'obligation de l'identification du bénéficiaire effectif, c'est-à-dire celui qui détient réellement le pouvoir. Dans les faits, il reste toujours possible de ne déclarer que les prête-noms.
La coopération transfrontalière constitue une deuxième faille majeure. Dans 68 % des cas, les réseaux criminels sont transnationaux et 76 % d'entre eux sont actifs dans deux à sept pays, ce qui complexifie sensiblement les enquêtes. L'absence d'harmonisation des bases de données des différentes procédures judiciaires nationales entrave la possibilité de gel des avoirs criminels et l'extradition des responsables.
Enfin, troisième de ces failles, la régulation des cryptomonnaies et des nouvelles technologies est insuffisante. Nous savons que 96 % des réseaux criminels les plus menaçants gèrent eux-mêmes le blanchiment de leurs fonds via les cryptoactifs et les plateformes financières décentralisées. L'Autorité des marchés financiers (AMF) et l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) travaillent sur ces problématiques, mais les transactions en cryptomonnaies restent très difficiles à tracer et les plateformes d'échanges ne sont pas soumises aux mêmes obligations que les banques.
J'en viens aux propositions.
Une politique efficace de lutte contre le blanchiment et le financement des organisations criminelles nécessite une approche globale agissant sur les trois volets fondamentaux que sont la prévention, la détection et la répression.
Renforcer tout d'abord la prévention suppose une vigilance accrue à l'égard des acteurs financiers.
L'analyse exhaustive des décisions de l'ACPR et de l'AMF met en lumière des failles systémiques qui soulignent la nécessité d'améliorations structurelles pour renforcer l'efficacité d'un dispositif préventif reposant sur des obligations de vigilance et des obligations de déclaration d'un ensemble de professionnels auprès de Tracfin, notre cellule de renseignement financier en France. Des manquements aussi nombreux que récurrents en compromettent en effet l'efficacité.
Premièrement, le défaut d'identification et de surveillance des bénéficiaires effectifs. Trop d'entreprises ne procèdent pas à une vérification rigoureuse de leurs clients et des bénéficiaires effectifs, ce qui favorise des montages opaques qui, à leur tour, facilitent les opérations de blanchiment.
Deuxième constat, les cartographies des risques, qu'il revient aux entités assujetties d'élaborer afin de répondre à leur obligation de vigilance, sont souvent incomplètes ou obsolètes. Des établissements ont ainsi été sanctionnés pour n'avoir pas mis à jour leurs évaluations des risques et n'avoir tenu nul compte des nouvelles typologies de blanchiment, comme les cryptomonnaies, les plateformes de la fintech, l'immobilier ou les oeuvres d'art.
Enfin, la formation insuffisante des équipes constitue une autre difficulté. Le personnel de nombreux établissements ne bénéficie pas de formations régulières sur les techniques de blanchiment et sur la détection des transactions suspectes.
Pour toutes ces raisons, il pourrait être opportun de créer un certificat annuel de conformité de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT), par lequel chaque établissement attesterait de l'efficacité de son dispositif, en y attachant des sanctions en cas de fausse déclaration. On pourrait également imaginer un audit externe triennal, obligatoire pour tous les secteurs à risque, ceux des cryptomonnaies, de l'immobilier et de la gestion d'actifs, et prévoir une obligation de formation annuelle pour tous les responsables LCB-FT, avec un suivi réglementaire destiné à s'assurer de son respect.
Un autre axe d'amélioration concerne la détection des opérations suspectes, leur signalement étant un levier clé de la lutte contre le blanchiment.
Les décisions de l'ACPR et de l'AMF révèlent d'importantes lacunes dans la détection des flux illicites. On relève des détections tardives, voire inexistantes, des transactions suspectes, des retards dans l'application des dispositifs de surveillance, notamment à l'égard des opérateurs de la fintech et des plateformes de paiement. On relève également un manque de signalements à Tracfin quand certaines activités présentent un risque élevé de blanchiment, et des dispositifs qui, lorsqu'ils existent, ne sont pas adaptés aux nouveaux modes de blanchiment que sont les cryptomonnaies et les transactions transfrontalières.
Au titre des recommandations, nous devrions développer des algorithmes d'intelligence artificielle (IA) pour détecter des flux suspects dans le secteur des cryptomonnaies et des fintechs. Un groupe de travail de l'AMF s'intéresse actuellement à la question.
Pourquoi ne pas créer par ailleurs un agrément spécifique LCB-FT pour les fintechs et les plateformes de paiement, avec des sanctions renforcées en cas de manquement aux obligations de vigilance ?
Il faudrait aussi, sous réserve de l'avis de Tracfin, instaurer la remise d'un reporting trimestriel obligatoire pour toutes les entreprises à risque, même en l'absence de transactions suspectes. Cela permettrait à Tracfin de s'assurer qu'elles appliquent les dispositifs en vigueur.
Le dernier axe de mes propositions vise à renforcer la répression et l'effet dissuasif des sanctions.
Les sanctions financières actuelles restent trop faibles. Certaines entreprises préfèrent ainsi payer des amendes plutôt que de renforcer leur dispositif de LCB-FT. De plus, nous pourrions imaginer graduer ces sanctions et les aggraver en fonction de la récidive, notamment pour les cas de défaillance des dispositifs internes de contrôle.
Une recommandation me tient à coeur en tant que directrice générale du Collège européen des investigations financières et de l'analyse financière criminelle (Ceifac). Les investigations financières, qu'il faut distinguer des enquêtes patrimoniales, plus circonscrites dans leur objet, constituent un levier stratégique majeur pour lutter contre la criminalité organisée. Elles permettent de suivre les flux financiers criminels, d'identifier les responsables, de démanteler des réseaux et de confisquer les avoirs illicites. Il conviendrait de les systématiser.
Bien que son déclenchement soit le fruit du plus pur hasard, l'opération Virus est un exemple de réussite de ces investigations financières. Faisant intervenir l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF), elle a permis le démantèlement d'un important réseau international de blanchiment d'argent, à partir d'une première enquête sur un trafic de stupéfiants.
Le Gafi préconise lui-même la systématisation des investigations financières dans des affaires de criminalité aux forts enjeux de profits.
M. Raphaël Daubet, président. - Votre conclusion me semble faire écho à la question de l'articulation entre les parquets, évoquée par Mme Parizot au début de son propos, qui soulignait la tentation de multiplier ces parquets pour favoriser leur spécialisation.
Madame Houlette, compte tenu de votre expérience, considérez-vous cette articulation possible et quels moyens de coordination auxquels nous n'aurions pas encore pensé pouvez-vous, peut-être, porter à notre connaissance ?
Mme Éliane Houlette. - La coordination des parquets constitue effectivement un véritable sujet. J'ai oublié de préciser dans mon intervention liminaire que, des trois domaines de compétences du PNF, un seul, celui des délits boursiers, est une compétence exclusive. J'ai quelques doutes sur le droit de la concurrence, cette attribution du PNF lui ayant été conférée après mon départ. Pour les atteintes à la probité et la fraude fiscale, il ne dispose que d'une compétence concurrente, c'est-à-dire que les parquets des Jirs ou les parquets locaux peuvent intervenir concomitamment.
J'ai connu ce type de situation lorsque j'étais en fonctions au PNF. Elles sont toujours quelque peu délicates à régler. La circulaire du 31 janvier 2014, qui prévoit une forme de coordination et d'arbitrage sous l'autorité des procureurs généraux - celui de Paris pour ce qui concerne le PNF - m'a semblé d'une application malaisée. Les explications et rapports qu'il est alors nécessaire de fournir à l'échelon hiérarchique supérieur puis l'attente de l'arbitrage ralentissent considérablement le temps de l'enquête.
Le Pnat disposait, lui, me semble-t-il, d'une sorte de droit de préemption, ou droit d'évocation, sur les enquêtes qu'il estimait relever de sa compétence. C'est ce qu'il conviendrait d'appliquer pour le PNF et le futur Pnaco. Sans exclure le dialogue avec d'autres parquets, certaines affaires, en raison de leur importance et de leur complexité, nécessitent un traitement centralisé. Il n'est jamais bénéfique que des parquets se fassent concurrence ou entretiennent des querelles d'ego. Et s'il existe un devoir d'information entre tous les parquets, cette information, pour différents motifs, ne circule pas toujours de manière fluide.
Inscrire un droit d'évocation du PNF au minimum dans une circulaire, voire dans la loi, éviterait bien des complications.
Mme Raphaële Parizot. - La loi prévoit désormais que c'est la compétence du parquet le plus spécialisé qui prime. Mais cela ne règle pas complètement le problème. En effet, si un Pnaco est institué, lequel, entre lui et le PNF, sera-t-il le plus spécialisé à l'égard d'affaires qui pourront les concerner tous deux ?
Le parquet européen est le seul qui dispose d'un véritable droit de préemption dans son domaine de compétences
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Le travail de la commission d'enquête doit à son terme nous conduire à formuler des propositions destinées à améliorer des dispositifs dont on voit bien au quotidien qu'ils sont perfectibles.
Si la solution d'instituer des parquets thématiques ne me semble pas des plus opérantes, il ne faut pas négliger la dimension politique qui la sous-tend. Ainsi, le choix récent du Sénat de se prononcer en faveur de la création d'un Pnaco - qui devait d'abord être un parquet national anti-stupéfiants (Pnast) - donne un signal fort et affiche une volonté politique.
Je tiens, madame Houlette, à vous remercier de l'excellence des relations que nous avons entretenues de longues années durant avec le PNF, ce qui nous a permis de travailler ensemble sur des sujets extrêmement importants.
Il y a plus de dix ans, une précédente commission d'enquête sénatoriale s'était intéressée au rôle des banques et des acteurs financiers dans l'évasion des capitaux. Il ressortait de ses travaux que les formations dispensées tant aux acteurs de la prévention qu'à ceux de la répression n'étaient pas à la hauteur des enjeux. Comment pensez-vous que nous puissions améliorer sur ce point les dispositifs existants, spécialement en matière de prévention ? Faut-il envisager une labellisation des formations ?
De plus, transmettre à Tracfin des déclarations de soupçons à tout propos risque d'engorger ce service. Ce qui importe est non la quantité de ces déclarations, mais leur qualité
M. Marc Segonds. - Ce 4 février, le Sénat a adopté avec la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic une disposition qui instaure un certificat de connaissance minimale pour les personnes assujetties aux obligations de LCB-FT. Nous ne pouvons que la saluer. Il faudra par la suite déterminer le contenu exact des connaissances attendues ainsi que l'autorité chargée du contrôle de la réalisation des formations.
En matière de prévention de la corruption, l'obligation de formation existe déjà. Mais on ignore qui exactement elle concerne - uniquement les cadres ou toutes les personnes les plus exposées au risque de corruption ? - et rien ne précise ni son contenu ni sa durée. Nous savons seulement que le fait de ne pas mettre en oeuvre cette formation est sanctionné d'une amende, d'un montant de 200 000 euros pour les personnes physiques et de 1 million d'euros pour les personnes morales.
Faute de cadre réglementaire, les pratiques sont extrêmement différentes et plus ou moins sérieuses d'une entité à une autre, ce que j'observe régulièrement en ma qualité de consultant. Dans les établissements bancaires par exemple, la formation se résume le plus souvent à une session d'e-learning au moment de l'embauche. Si l'Agence française anticorruption (AFA) nous aide en nous communiquant un contenu des formations à réaliser, une véritable certification de ces formations ainsi qu'une habilitation des organismes autorisés à les dispenser seraient souhaitables. Des diplômes d'université (DU) et des masters existent déjà, qui pourraient présenter ici un intérêt.
Mme Chantal Cutajar. - La loi permet de sanctionner les auteurs de déclarations de soupçon - également appelée déclarations de couverture - quand elles s'avèrent totalement inexploitables par Tracfin, car il est alors possible de les considérer comme des déclarations de mauvaise foi.
Je dirige le master de juriste conformité - compliance officer, dont le diplôme peut être délivré dans le cadre de la validation des acquis professionnels (VAP). Je reçois un nombre élevé de demandes de validation de cette nature, de la part de personnes qui, exerçant ce métier sans diplôme, ne peuvent progresser vers des postes à responsabilités en matière de conformité. Cela signifie que les établissements, pour la plupart des établissements financiers, se préoccupent de la formation de leurs employés qu'ils placent à des postes importants.
D'autres diplômes que celui que je propose, et qui a été le premier à voir le jour, existent désormais en France dans le même domaine.
M. André Reichardt. - Il va de soi que la lutte anti-blanchiment doit être menée à l'échelle internationale. Mme Cutajar a fait état du paquet anti-blanchiment de l'Union européenne adopté l'année précédente. Composé d'une directive et de deux règlements, ledit paquet prévoit une mise en réseau des différents points d'accès - qui peuvent être des fichiers, mais pas uniquement - à l'horizon 2029.
Je rappelle qu'il s'agit de la sixième directive dans ce domaine, la précédente ayant prévu de rendre obligatoires les fichiers nationaux des comptes bancaires et assimilés (Ficoba) ou les fichiers comparables. Sept ou huit États membres restent pourtant dépourvus d'outils de ce type, ce qui montre la difficulté de l'entreprise.
La sixième directive établit donc une liste des modalités minimum des points d'accès qui seront connectés, je le répète, en 2029... Très franchement, ce paquet anti-blanchiment vous semble-t-il à la hauteur, alors qu'environ 18 % de la population française détient désormais un compte en cryptoactifs ?
Par ailleurs, si j'ai beaucoup d'admiration pour le travail accompli par Tracfin, il existe autant de cellules de renseignement financier que de pays : si la structure française souhaite enquêter sur une banque ou un compte en Bulgarie, il lui faut contacter la cellule locale qui mettra au moins un mois à réagir. Une fois encore, ce fonctionnement est-il de nature à répondre aux défis actuels ?
J'ai voté avec enthousiasme la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, qui comprend un volet anti-blanchiment, mais ne faisons-nous pas complètement fausse route ?
Mme Chantal Cutajar. - C'est pourquoi nous devons développer et systématiser les investigations financières et les adosser à des moyens adéquats. Face à des criminels qui recourent à des techniques sophistiquées de blanchiment, il convient de déployer des outils d'intelligence artificielle (IA) et de big data, afin de réussir à détecter les transactions financières anormales et les montages opaques.
Sommes-nous à la hauteur des défis ? Je rappelle que le paquet anti-blanchiment a été adopté pour mettre fin à un scandale proprement incroyable, à savoir l'implication de plusieurs grandes banques européennes dans des opérations de blanchiment, malgré tous les dispositifs qui existaient. Cependant, les obstacles sont nombreux puisque personne ne souhaite voir les sociétés-écrans disparaître, alors qu'un règlement européen imposant la transparence suffirait.
Plusieurs pays, au sein de l'Union européenne, font commerce de sociétés-écrans. Le lobby financier a pignon sur rue à Bruxelles et freine des quatre fers pour empêcher ce type de législation d'aboutir, ou du moins uniquement sous une forme édulcorée. La législation européenne est en général basée sur le plus petit dénominateur commun, ce qui retire toute efficacité aux dispositifs mis en oeuvre.
Les outils utilisés pour des opérations de blanchiment le sont aussi pour la finance au sens large. Celle-ci ayant besoin de circuler, elle crée elle-même les outils juridiques de contournement des régulations qui sont mises en place : les sociétés offshore ne sont ainsi rien d'autre que des outils de déconstruction massive de la régulation, dans tous les domaines.
M. Marc Segonds. - Nous ne faisons pas complètement fausse route au regard du phénomène de débancarisation à l'oeuvre dans le milieu du crime organisé, le retour des liquidités montrant que les obstacles et dispositifs déployés contre le blanchiment ne sont pas sans effet, même s'ils restent évidemment perfectibles.
Il me semble que nous sommes sur la bonne voie dès lors que nous adoptons une approche par les risques : dans la mesure où il est question de réguler - et non pas d'étrangler - l'économie, une approche de ce type a le mérite d'être proportionnée en fonction des acteurs et des secteurs économiques.
Je partage bien évidemment votre analyse s'agissant des sociétés-écrans. Votre proposition de loi prévoit d'ailleurs la radiation d'office des sociétés dont on ne parviendrait pas à identifier les bénéficiaires effectifs : ce type de mesure, aussi simple qu'efficace, me semble tout à fait adapté.
Il n'en demeure pas moins que les problèmes de coopération existent à l'échelle européenne et que certains débats sont assez ridicules, en particulier en ce qui concerne l'autoblanchiment. Certains États se sont opposés à cette notion même, alors qu'un rapport de la Cour des comptes montre que 80 % des poursuites concernent des hypothèses d'autoblanchiment, et qu'il n'y a donc pas lieu d'hésiter.
Mme Raphaële Parizot. - N'oublions pas d'où nous venons sur le plan de la répression au niveau européen, c'est-à-dire de très loin : les véritables compétences pénales n'ont été mises en place qu'en 2010, ce qui est très récent.
J'estime qu'il faut distinguer le développement d'outils de prévention, domaine dans lequel les progrès à accomplir sont nombreux, de la coopération judiciaire qui, pour imparfaite qu'elle soit, fonctionne au travers du mandat d'arrêt européen et de la décision d'enquête européenne. De surcroît, un règlement européen relatif aux preuves électroniques a été adopté, ce qui constitue un progrès majeur. S'il reste du chemin à parcourir, nous ne reculons pas.
M. Grégory Blanc. - Merci pour la clarté et la richesse de vos propos. Pourriez-vous nous en dire plus sur les formes que revêt la débancarisation ? Outre le retour aux liquidités, d'autres actifs peuvent être mobilisés. Lors de l'audition précédente, le risque de blanchiment de haute intensité - longuement évoqué cet après-midi - a été distingué du risque de blanchiment de basse intensité. Ce dernier pose non seulement des problèmes d'ordre républicain, mais aussi un problème financier dans la mesure où les montants cumulés ne sont pas négligeables.
Vous avez beaucoup évoqué la coordination entre les parquets et entre les institutions, mais comment envisagez-vous la coordination des différentes forces de police ? Travaillant moi-même sur les polices municipales, il me semble que la formation de ces forces est un enjeu saillant compte tenu de l'importance du travail de renseignement.
M. Marc Segonds. - Le rapport de Tracfin de 2015 démontre que le travail dissimulé est un vecteur de blanchiment : on y découvre que certains « entrepreneurs » emploient des personnes non déclarées qui, souvent en situation irrégulière, ne peuvent être rémunérées qu'avec du cash. Les entrepreneurs concernés sont très souvent en rapport avec des donneurs d'ordre qui les règlent en monnaie scripturale, et nous avons là un point de rencontre avec le crime organisé, qui pourra facturer à l'entrepreneur et effectuer un virement qui sera doublé d'un échange en liquide, permettant de régler des salariés qui se trouvent le plus souvent dans des situations épouvantables.
Ce système est licite en apparence, mais doublé par un circuit financier alimenté par de l'argent liquide. Vous avez là l'illustration d'un contournement des règles et d'une jonction entre criminalité organisée et travail dissimulé que nous n'avions pas imaginés. Il me semble que les circonstances aggravantes de « bande organisée » à propos du travail dissimulé n'ont été ajoutées qu'en 2014, ce qui montre bien ce phénomène de pénétration du crime organisé dans des secteurs qui n'y étaient pas si perméables auparavant.
Mme Chantal Cutajar. - La proposition de loi relative au narcotrafic prévoit-elle de conférer aux maires le pouvoir de saisir Tracfin ?
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Oui.
Mme Chantal Cutajar. - Il s'agit d'une excellente mesure. J'ai moi-même pu constater, en tant qu'adjointe au maire, que certains commerces, fermés la plupart du temps, servaient au blanchiment.
Mme Raphaële Parizot. - Prenons garde à ce que tout ne repose pas uniquement sur des outils préventifs dès lors qu'il est question d'infractions ou du moins de suspicions d'infractions. L'article 40 permet aux agents publics de dénoncer des faits, tandis que tout citoyen a la possibilité de signaler des faits auprès de la police et du procureur. Veillons à ne pas contourner la voie pénale, qui représente également une garantie.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous avons certes progressé en matière de lutte anti-blanchiment à la faveur de la lutte contre le terrorisme, les circuits financiers utilisés étant somme toute les mêmes.
Je terminerai avec une question sur le Groupe d'action financière (Gafi), organisme qui fonctionne globalement assez bien. J'ai cependant un doute sur les moyens permettant de sortir des listes grises et rappelle que les preuves d'amour valent mieux que les déclarations d'amour : en l'espèce, il suffit à un État placé sur liste grise de signer une convention avec un pays mieux doté pour pouvoir en sortir.
Ne faudrait-il pas durcir ces conditions de sortie ? Le name and shame fonctionne plutôt bien, comme l'illustrent les changements décidés par certaines des monarchies du Golfe en matière de compliance.
M. Marc Segonds. - Des critères plus précis semblent nécessaires dès lors que seuls l'Iran, la Corée du Nord et la Birmanie figurent sur la liste noire. Une fois de plus, il importe de développer l'approche par les risques et d'adopter des critères bien plus précis pour établir ces listes.
Nous ne sommes sans doute qu'au début d'un mouvement de durcissement des règles, dont l'un des préalables est l'adoption d'une définition cohérente de la notion du blanchiment. Il faudra aussi parvenir à des règles minimales partagées, l'autoblanchiment et la présomption de blanchiment n'étant pas des incriminations retenues par une série d'États. Le classement des États pourrait d'ailleurs tenir compte de cet aspect.
La définition de critères supplémentaires permettant d'évaluer à la fois les risques de blanchiment et les risques de corruption fait incontestablement partie des pistes d'amélioration.
Mme Chantal Cutajar. - Le problème que vous soulevez est inhérent à la nature juridique du Gafi, organisme intergouvernemental dépourvu de pouvoir normatif. Les évaluations, quant à elles, sont effectuées par les pairs, et nous savons fort bien que le jeu diplomatique peut permettre d'atténuer certaines conclusions. Dans la mesure où une modification du statut du Gafi me paraît assez illusoire, les listes européennes et nationales peuvent nous permettre d'être plus efficaces. Le fait que l'Union européenne s'adosse aux recommandations du Gafi est cependant à saluer, car elle leur confère une force juridique.
M. Raphaël Daubet, président. - Je vous remercie pour la qualité de vos éclairages.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible sur le site du Sénat.
La réunion est close à 15 h 45.