Jeudi 20 février 2025

- Présidence de M. Stéphane Piednoir, sénateur, président -

La réunion est ouverte à 9 h 10.

L'agriculture face au réchauffement climatique et aux pertes de biodiversité : les apports de la sciences - Audition publique

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Bienvenue à tous, je suis ravi de vous accueillir pour cette séance de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) consacrée à une audition publique sur les apports de la science à l'agriculture face au réchauffement climatique et aux pertes de biodiversité.

Cette initiative revient à un certain nombre de nos collègues, mais tout particulièrement à Daniel Salmon qui m'avait sollicité il y a déjà plusieurs semaines sur cette thématique. Je le remercie car le programme qu'il a élaboré pour cette matinée est des plus riches ; avec Pierre Henriet, qui sera co-rapporteur, cela promet des échanges vraiment intéressants.

L'actualité agricole est particulièrement riche ces dernières semaines, puisque le Parlement vient d'adopter un projet de loi agricole et nous entrons dans une phase de préparation de la prochaine politique agricole commune (PAC). C'est dire si nous avons besoin de faire un point en amont, et c'est le rôle de l'Office, sur les avancées scientifiques, car l'agriculture est confrontée à de nombreux défis, notamment en matière environnementale.

L'agriculture contribue pour partie au réchauffement climatique en étant le deuxième secteur émetteur de gaz à effet de serre en France, derrière les transports et devant l'industrie. Elle en est aussi l'une des victimes en subissant les conséquences des inondations, des vagues de chaleur, des sécheresses, ainsi que des pertes de biodiversité, avec un déclin qui affecte la qualité des sols, de l'air et de l'eau. L'agriculture est également pénalisée par la disparition d'espèces qui sont indispensables à la stabilité des écosystèmes.

Face à cette situation, nous comptons beaucoup sur cette audition pour nous éclairer sur ce que la science peut apporter. C'est bien le rôle de l'Office que de faire un point sur les apports scientifiques et technologiques comme élément de réponse aux défis que je viens de décrire et que doivent affronter les agriculteurs, mais aussi les responsables politiques.

Avant d'entrer dans le vif du sujet, je vous rappelle que cette audition est enregistrée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et sur certains réseaux sociaux. Elle sera ensuite disponible en vidéo à la demande sur les sites de l'Assemblée nationale et du Sénat.

Je vais laisser la parole à nos deux co-rapporteurs, Pierre Henriet qui animera la première table ronde, puis Daniel Salmon, qui animera la seconde.

M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l'Office, rapporteur. - La première table ronde a pour objet de mettre en avant des initiatives scientifiques prometteuses qui devraient permettre des avancées pour développer de nouvelles pratiques et pour faciliter la résilience de l'agriculture face aux changements climatiques.

Avant de laisser la parole à M. Huyghe pour une introduction générale sur la problématique de cette audition, je vais présenter les personnes qui interviendront lors de cette première table ronde : Ené Leppik, fondatrice et directrice scientifique d'Agriodor ; Corinne Vacher, directrice de recherche à l'Inrae ; Jacques Sainte-Marie, directeur de recherche à l'Inria ; enfin, Didier Boichard, directeur de recherche à l'Inrae, spécialiste de génétique bovine.

Monsieur Huyghe, je vous cède la parole pour une introduction générale.

M. Christian Huyghe, ancien directeur scientifique Agriculture d'Inrae. - Je tiens à remercier tous les parlementaires présents dans la salle qui nous donnent l'opportunité de débattre d'un sujet important. Je remercie également tous les collègues qui ont accepté de venir contribuer à vos réflexions et à vos rapports.

L'agriculture est confrontée au changement climatique et à l'obligation de restaurer la biodiversité. Une telle phrase donne souvent le sentiment que les enjeux de production sont en opposition avec les enjeux environnementaux.

L'agriculture est émettrice de gaz à effet de serre et elle est affectée par ceux-ci. Elle a un impact sur la qualité de l'eau et de l'air, sur la biodiversité. Le chiffre souvent cité, malheureusement aujourd'hui dépassé, est qu'en l'espace de 25 ans, nous avons perdu, selon des rapports allemands confirmés par des rapports français, 75 % de la biomasse d'insectes dans nos aires protégées et de l'ordre de 95 % dans les surfaces agricoles.

Cette situation crée une tension entre les biens privés et les biens communs, ce qui pourrait nous conduire à chercher un compromis, mais les compromis se font souvent aux dépens d'une partie et ne conduisent pas à explorer des ruptures plus fortes.

L'objectif des deux tables rondes, mais plus largement de toute la recherche menée aujourd'hui autour de l'agriculture et des systèmes agricoles et alimentaires en France et en Europe, est de sortir de cette tension. On peut réussir à trois conditions.

La première, c'est le choix d'une bonne métrique et d'une bonne focale. En préparant cette matinée et dans les échanges que j'ai pu avoir, j'ai constaté que si l'on aborde la question à partir de l'ensemble des limites planétaires, cela change considérablement la donne, par rapport au fait de s'intéresser simplement à la perte de la biodiversité ou à l'impact sur l'eau, et ce pour deux raisons. D'abord, cela permet d'avoir une vision assez synoptique de ce qui fonde la durabilité. Si l'on s'éloigne des limites planétaires, la durabilité, pour nous et pour la génération d'après, n'est plus assurée. Cela permet aussi de montrer à quelle vitesse un système se dégrade. Prenons la limite planétaire liée à la question des nutriments, donc du bouclage des cycles, symbolisée, dans les représentations données par le Stockholm Resilience Center, par le phosphore et l'azote. Les données écologiques montrent que l'on peut supporter jusqu'à 15 kg d'azote en excès par hectare et par an ramené aux surfaces cultivées. Aujourd'hui, à l'échelle mondiale, on est à 48, ce qui illustre le chemin à parcourir. Ce n'est pas un jugement de valeur, juste une métrique, comme vous avez un compteur dans une voiture. Le fait de passer à un chiffrage mis en regard d'une limite planétaire donne donc une vision plus globale.

La deuxième condition, c'est le choix du bon périmètre. Le titre de l'audition publique porte sur l'agriculture, mais en fait, il faut également considérer les systèmes alimentaires et les besoins en énergie. L'agriculture est le lieu où les énergies renouvelables sont disponibles. Or, la seule énergie réellement renouvelable est l'énergie solaire et les surfaces anthropisées sont essentiellement destinées à l'agriculture. Donc, si l'on parle d'agriculture et d'alimentation ou d'agriculture, d'alimentation et d'énergie renouvelable, on a un périmètre qui conduit en fait à repenser l'ensemble de l'équation que l'on doit résoudre.

La troisième condition, c'est qu'il faut obligatoirement avoir des approches systémiques, d'où la nécessité de ne pas regarder l'agriculture sans regarder le reste. C'est une des grandes forces des approches prospectives. La prospective, ce n'est pas une prévision, c'est une réflexion autour d'un système, de ce qui peut bouger et de la façon dont tout doit bouger ensemble.

Un élément marquant pour l'audition d'aujourd'hui, c'est la très forte évolution des systèmes alimentaires et des usages non alimentaires en France, en Europe et dans le monde ; ils vont continuer d'évoluer, notamment en ce qui concerne les équilibres des systèmes alimentaires entre les produits d'origine animale et les produits d'origine végétale, mais également les usages non alimentaires de la biomasse, ce qu'on appelle en France la « bioéconomie ».

Un deuxième élément qui ne sera pas abordé aujourd'hui, mais qui est un enjeu absolument majeur pour l'équilibre global, c'est la réduction des pertes et gaspillages. En France comme en Europe, le taux de pertes et gaspillages, c'est-à-dire de produits qui sortent des exploitations agricoles en bon état sans jamais être consommés, atteint plus de 30 %, un chiffre considérable. La pomme consommée en France a un indicateur de fréquence de traitements phytosanitaires (IFT) de 40. Si un tiers des produits est perdu, 13 applications de phytosanitaires n'ont jamais servi à rien. Cela représente un impact inutile sur le milieu. Certes on ne supprimera pas toutes les pertes et gaspillages, mais si on les considère comme étant un élément sur lequel on peut agir, l'ensemble du système alimentaire pourra être revisité.

Un troisième élément, et c'est l'objet des deux tables rondes d'aujourd'hui, porte sur la mobilisation des innovations. Elles sont possibles parce que les frontières de la connaissance sont repoussées de façon absolument considérable, notamment à travers la prise de conscience de la complexité du vivant et de l'utilisation qu'on peut en faire.

Dans la première table ronde seront présentées des innovations biotechniques. Ené Leppik parlera des paysages olfactifs, qui permettent de comprendre comment un insecte se déplace. Plutôt que de le tuer, on pèse sur sa volonté de se déplacer ; s'il ne peut plus manger, il se reproduira moins ; s'il ne rencontre pas de partenaire sexuel, il pourra moins bien se reproduire. Corinne Vacher se concentrera sur la compréhension du microbiote des plantes. Le microbiote humain est bien connu, mais le microbiote du sol et des plantes représente un champ totalement nouveau qui permet de repenser la protection des cultures. Didier Boichard va illustrer les avancées qui ont eu lieu dans le champ de la génétique animale. Le numérique et l'intelligence dite artificielle seront abordés par Jacques Sainte-Marie.

La seconde table ronde portera sur les innovations organisationnelles et j'irais même jusqu'à dire les innovations politiques. Il s'agit de comprendre comment sortir des logiques de verrouillage qui seront présentées par Marie-Benoît Magrini et Mireille Navarrete. Nos systèmes sont en état d'équilibre et si on les déforme, qu'est-ce qui détermine le fait qu'ils se déforment pour aller vers d'autres points d'équilibre ? Par ailleurs, quel est le rôle des politiques publiques et comment les penser autour de cette problématique ? Enfin, il n'y a pas de transition sans formation, sans accompagnement des acteurs, ce sera l'objet de la dernière intervention. Encore une fois, c'est tout le système qui doit bouger.

Pour finir, je voudrais insister sur deux points. Tout d'abord, je voudrais vous remercier pour votre présence et remercier tous ceux qui ont accepté d'intervenir. Deuxièmement, il y a un message sous-jacent à ce qui va être dit ce matin. Ce que vous allez voir, à la fois sur les enjeux mais également sur les leviers, conduit à dire que l'immobilisme n'est pas une option en matière d'agriculture et d'alimentation. Ce constat a son intérêt au moment où le projet de loi d'orientation agricole est en discussion à l'Assemblée. Pourquoi ? Parce qu'il ne peut pas y avoir de refus d'obstacle face à la question climatique, et l'immobilisme est clairement le chemin le plus court vers la catastrophe. Il existe des futurs désirables qu'il nous revient de dessiner. Les leviers et les instruments pour y arriver sont nombreux. Nous devons nous en saisir, nous le devons à notre société, à nos agriculteurs d'aujourd'hui, mais aussi à la génération future.

M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l'Office, rapporteur. - Merci. Ené Leppik, fondatrice et directrice scientifique d'Agriodor, une start-up issue de la recherche Inrae va maintenant intervenir. Agriodor développe des solutions innovantes basées sur l'identification et l'application des odeurs de plantes pour modifier l'environnement olfactif des insectes ravageurs et ainsi protéger les cultures.

Mme Ené Leppik, fondatrice et directrice scientifique (CTO) d'Agriodor. - Je suis titulaire d'un doctorat en écologie chimique et j'ai presque vingt ans d'expérience dans le domaine de l'écologie chimique appliquée à l'agriculture. Je suis très honorée d'être parmi vous aujourd'hui pour vous présenter comment les odeurs peuvent être utilisées dans la protection des cultures. Le paysage olfactif, les sémiochimiques, les signaux chimiques, sont en réalité des odeurs qui sont essentielles pour les insectes dans la recherche de leur partenaire sexuel, de leur plante hôte, de leur site de ponte. Ainsi, environ 70 % des insectes ravageurs utilisent des odeurs pour se déplacer.

Le nez des insectes, ce sont leurs antennes. Si vous ouvrez des livres de biologie, vous verrez des photos magnifiques de ces structures que sont les antennes. Il y a une grande diversité. Jusqu'en 2020, il n'y avait pas de machine au monde qui détectait mieux les odeurs que les antennes des insectes.

Qu'est-ce qu'un paysage olfactif ? C'est une espèce de soupe odorante dans laquelle les insectes vivent. Elle change du matin au soir, pendant la nuit, en fonction de la variété et des espèces d'insectes, de leur état physiologique, de la présence de bactéries. Le paysage olfactif est très changeant et dynamique, et c'est la raison pour laquelle les insectes sont très sensibles aux changements d'odeurs et de signaux sémiochimiques.

Agriodor a été créée en 2019 et est issue de la recherche fondamentale menée à l'Inrae de Versailles, où des recherches sur les relations plantes-insectes sont menées depuis plus de 40 ans. Toutefois, cette recherche n'a pas eu d'application pratique jusque dans les années 1990-2000, car il y avait les insecticides. De plus, les machines pour détecter les odeurs n'étaient pas assez performantes. Depuis les années 2000, ces machines ont évolué et leur sensibilité a quasiment rattrapé le niveau de sensibilité des insectes. Par ailleurs, elles sont devenues beaucoup moins chères. Par exemple, chez Agriodor, nous allons recevoir le mois prochain une machine qui coûte 60 000 euros. À l'époque, une machine équivalente coûtait des millions et avait été inaugurée en grande pompe à l'Inrae avec la contribution financière de la région et de l'État.

Que faisons-nous ? Chez Agriodor, nous travaillons sur les odeurs de plantes qui ont un effet sur le comportement d'insectes. Il existe des odeurs attractives - les kairomones - et des odeurs répulsives - les allomones, que nous allons utiliser pour protéger les cultures. Par exemple, en 2021 s'est posée la question de la protection des betteraves à la suite de l'interdiction des néonicotinoïdes. À cette époque, nous ne savions rien sur le puceron et il n'y avait pas de solution à base de sémiochimiques, de phéromones ou d'odeurs pour contrôler ces insectes. L'Inrae a lancé avec l'État un plan national de recherche et innovation (PNRI). Nous avions trois ans pour mettre au point des solutions contre les pucerons en partant d'une page blanche. En collaboration avec l'Inrae, nous avons identifié les odeurs qui ont un effet répulsif sur les pucerons, réduisant ainsi leur alimentation et leur reproduction. C'est une solution préventive qui conduit à une diminution des cas de jaunisse, qui constituait le coeur du problème.

Le développement d'un nouvel insecticide prend environ 10 ans, pour mettre au point la molécule avant de la soumettre à la réglementation, et coûte environ 130 millions d'euros. En revanche, nous avons développé notre solution en trois ans et elle présente plusieurs avantages. D'abord, c'est une solution spécifique qui ne nuit pas aux pollinisateurs, car elle cible les récepteurs d'un type d'insecte particulier qui lui permettent de détecter certaines odeurs. L'autre aspect important est qu'il s'agit d'une approche préventive, et non curative. Nous ne tuons pas les insectes, mais les dissuadons de coloniser les betteraves pendant une période de trois à six semaines, soit la période de sensibilité de la culture. Après cette période, les insectes peuvent revenir sans risque pour la plante. C'est donc une méthode basée sur la gestion des populations. De plus, contrairement aux insecticides, cette solution ne crée pas de résistance, car elle ne favorise pas de sélection évolutive chez l'insecte. Ce type de solution n'est pas spécifique au puceron, mais pourrait être utilisée sur environ 70 % des insectes ravageurs, à savoir ceux qui sont sensibles aux odeurs et dont on peut manipuler le comportement.

Quel est l'état des lieux de cette innovation ? Elle est étudiée partout dans le monde, notamment en Chine, au Brésil et aux États-Unis. Dans ces pays, elle n'est pas considérée comme un « gadget » inventé par les scientifiques, mais participe au plan stratégique d'État pour réduire l'utilisation des insecticides. En France, ce sont les interdictions de certaines molécules qui influencent la mise au point de solutions alternatives aux pesticides. Dans les zones tropicales, la nécessité de ce type d'innovation n'est pas dictée par les interdictions, mais par les résistances développées par les insectes. Même les cultures génétiquement modifiées - pour rappel, 99 % du soja au Brésil est génétiquement modifié - sont confrontées à la résistance des insectes, tels que le Spodoptera frugiperda, un papillon ravageur. Par conséquent, les agriculteurs qui utilisent des cultures génétiquement modifiées censées être résistantes aux insectes sont contraints de réaliser 12 traitements d'insecticides par saison, ce qui entraîne phytotoxicité et perte de rendement.

Il y a donc une forte demande de la part des entreprises agro-industrielles pour trouver des solutions alternatives aux insecticides dont, je le répète, la mise au point dure 10 ans et coûte 130 millions d'euros, alors même qu'au Brésil, un insecticide devient inopérant entre deux et quatre ans après sa première utilisation, soit plus vite que le temps qu'il faut pour en développer un nouveau. C'est la raison pour laquelle au Brésil, mais également en Chine et aux États-Unis, les recherches liées au biocontrôle et aux solutions basées sur les sémiochimiques sont très développées. En outre, cette solution a l'avantage de pouvoir être combinée avec les autres solutions de biocontrôle.

Quelle est la situation en Europe ? En dépit du mode d'action de cette innovation, qui correspond à une manipulation de comportement puisqu'on ne tue pas l'insecte, on le déplace en créant une répulsion, cette solution est considérée comme un produit phytosanitaire et obéit aux mêmes réglementations que les insecticides. Par conséquent, elle est soumise à des études écotoxicologiques sans rapport avec ses modes d'action, ce qui constitue une perte de temps et de ressources.

Ainsi, l'élaboration du dossier administratif pour l'homologation coûte 3 millions d'euros et la procédure prend entre 10 et 12 ans lorsqu'il faut 10 à 12 mois au Brésil ! Du coup, ces innovations existent peut-être dans les laboratoires français et européens et des sociétés se créent, mais elles ne peuvent pas développer leur activité en France ou en Europe compte tenu des coûts réglementaires et du manque de visibilité pendant 10 à 12 ans - je rappelle que ma société a six ans actuellement. En outre, le marché de l'Europe des 27 est fragmenté puisqu'il faut préparer un dossier spécifique pour accéder à chaque marché national. C'est pour cela que les jeunes sociétés innovantes partent au Brésil. Près de São Paulo, la ville de Piracicaba est connue comme la Silicon Valley de l'agritech. Beaucoup de sociétés françaises s'y installent parce que la réglementation est peu contraignante et que le marché brésilien est plus grand que les marchés des 27 États membres réunis. En conclusion, il existe des solutions innovantes et des pays comme les États-Unis, la Chine, le Brésil s'en saisissent. La France aurait la possibilité de les utiliser, car elles sont nées ici et nous disposons de personnels très performants pour leur développement.

M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l'Office, rapporteur. - Nous poursuivons avec Corinne Vacher dont les travaux portent sur le rôle du microbiote dans la santé des plantes. Elle mène notamment des projets de recherche sur la gestion du microbiote pour lutter contre le mildiou de la vigne. Elle va nous expliquer dans quelle mesure le microbiote peut être utilisé pour une agriculture durable.

Mme Corinne Vacher, directrice de recherche à Inrae et directrice adjointe de l'UMR Santé et Agroécologie du Vignoble, spécialiste du microbiote des plantes. - Je vais vous parler du microbiote végétal et vais d'abord vous présenter l'état des connaissances scientifiques. Ensuite, je vous présenterai comment ces connaissances peuvent être utilisées pour aller vers une agriculture plus durable.

Les plantes vivent en association avec de très nombreux micro-organismes qui forment leur microbiote. Ces micro-organismes se trouvent autour des racines, sur les racines, à l'intérieur des feuilles et à leur surface, sur les graines, dans les tiges. L'ensemble de ces micro-organismes confère de nouvelles capacités à la plante.

L'existence de ces micro-organismes est connue depuis assez longtemps, mais les connaissances ont vraiment progressé à partir des années 2010. Les observations les plus anciennes de bactéries dans des échantillons environnementaux ont été menées dans les années 1670 avec les premiers microscopes. Les premières cultures microbiennes ont été réalisées en laboratoire dans les années 1850. À partir de 1950, la découverte de l'ADN a permis d'appréhender la diversité microbienne dans notre environnement. C'est en 1988 que le mot « microbiote » a été utilisé pour la première fois dans un article scientifique. En 2010, la révolution technologique qu'a représentée le séquençage haut débit a permis de décrire tous les micro-organismes présents dans un échantillon, même lorsque ceux-ci ne sont pas cultivables. Aujourd'hui, nous travaillons sur de très gros jeux de données qui permettent de dire quels micro-organismes sont présents et aussi comment ils interagissent entre eux. Grâce à ces avancées, nous avons pu décrire les microbiotes de l'homme, des plantes, des animaux et des sols. Ces recherches ont montré que ces microbiotes sont interconnectés, c'est-à-dire qu'il y a des micro-organismes pathogènes ou bénéfiques qui peuvent passer d'un compartiment à l'autre. C'est pour cette raison que nous mettons en avant le concept d'une seule santé, pour rappeler que la santé des hommes, la santé des plantes et la santé des animaux sont interdépendantes.

Le microbiote joue un rôle clé dans la santé, car il fait barrage aux agents pathogènes. Dans le cas de l'homme, son microbiote commensal fait barrage aux bactéries pathogènes, notamment le Clostridioides difficile. Lorsque le microbiote est perturbé par des traitements antibiotiques, il perd son effet protecteur. Dans ce cas, les médecins ont mis au point des probiotiques ou bien des méthodes de transplantation du microbiote intestinal pour restaurer la fonction protectrice du microbiote. Le microbiote des plantes fonctionne de la même manière. Dans une étude sur le rôle du microbiote commensal racinaire d'une tomate pour faire barrage à une bactérie pathogène responsable du flétrissement de la tomate, les scientifiques ont mis au point un cocktail prébiotique pour stimuler l'effet barrière de ce microbiote.

Le microbiote des plantes ne joue pas seulement un rôle dans la protection contre les maladies, il protège aussi la plante contre certains insectes ravageurs, il augmente sa tolérance à des stress abiotiques comme la sécheresse, la température, la salinité, et il améliore la nutrition de la plante. Les connaissances sur les microbiotes peuvent donc contribuer à une agriculture plus durable, qui serait moins dépendante des pesticides, plus résiliente face au changement climatique, tout en étant productive. Au cours des vingt dernières années, les connaissances sur les microbiotes des plantes se sont beaucoup accrues. Nous travaillons maintenant sur la manière d'intégrer les connaissances sur les microbiotes à l'agriculture de demain. Cette question soulève cinq défis.

Le premier défi, c'est de concevoir des biosolutions microbiennes pour restaurer et renforcer les microbiotes qui protègent les plantes. À l'heure actuelle, il existe de nombreuses solutions pour protéger les plantes contre les maladies et pour augmenter leur croissance et leur tolérance au stress abiotique, notamment la sécheresse. Ces produits sont des produits de biocontrôle ou biostimulants. Lorsqu'ils sont fondés sur des micro-organismes vivants, ils le sont souvent sur une seule souche microbienne. Leur efficacité est modérée et variable, ce qui entraîne actuellement une perte de confiance des agriculteurs à l'égard de ces produits. Nous devons donc améliorer l'efficacité des biosolutions existantes en travaillant notamment sur les modalités d'application. Un autre défi important à relever est la conception de biosolutions multisouches qui seraient à la fois plus efficaces et plus résilientes aux variations environnementales que les produits monosouches. Ensuite, il convient de les optimiser pour chaque variété, chaque type de sol, chaque climat. Une étape importante sera de faire évoluer la réglementation pour faciliter leur homologation. Il faudra ensuite repenser les systèmes de culture en intégrant plus de mesures prophylactiques pour favoriser l'efficacité de ces biosolutions.

Un deuxième défi consiste à gérer la biodiversité végétale dans les parcelles et les paysages pour favoriser la présence de micro-organismes bénéfiques. Nous savons que la diversification végétale a des effets positifs, notamment la réduction des dommages causés par les insectes ravageurs et les maladies. De plus, elle est capable de modifier le microbiote des plantes cultivées par des effets de voisinage. Dans ce domaine, les défis que nous devons relever consistent à identifier les espèces végétales agissant comme des réservoirs de micro-organismes bénéfiques pour les plantes cultivées, et à déterminer comment les intégrer dans les parcelles pour favoriser les flux de micro-organismes. Cela peut se faire en mettant en place des bandes enherbées, des haies, des arbres. Cela revient à étendre les principes de la lutte biologique par conservation aux micro-organismes.

Un troisième défi vise à sélectionner des variétés de plantes capables de mieux s'associer aux micro-organismes bénéfiques. Actuellement, nous connaissons de mieux en mieux les mécanismes génétiques qui permettent à la plante de recruter son microbiote. Nous savons aussi que la capacité des plantes à interagir avec les micro-organismes a été modifiée au cours du processus de domestication des plantes cultivées. L'enjeu dans ce domaine consiste à restaurer et renforcer les interactions plantes-microbiotes par les programmes d'amélioration variétale.

Le quatrième défi porte sur l'agriculture numérique. Il s'agit de développer des capteurs et des outils numériques pour surveiller les microbiotes des plantes et des sols. Actuellement, nous disposons de diagnostics de microbiotes qui donnent une image ponctuelle de la santé des sols et de la sensibilité des plantes à certaines maladies. Parallèlement, il y a des réseaux d'épidémiosurveillance basés sur des capteurs de spores qui évaluent quotidiennement le risque de maladie et qui permettent aux agriculteurs d'anticiper et de choisir les traitements. L'enjeu est de fusionner les deux approches, c'est-à-dire de suivre en temps réel les microbiotes en développant de nouveaux outils, comme des biocapteurs couplés à des méthodes d'intelligence artificielle pour identifier les bio-indicateurs informant sur la sensibilité aux maladies, et d'intégrer ces suivis temporels de microbiotes au programme d'épidémiosurveillance pour mieux prédire les risques.

Enfin, il convient d'intégrer ces nouvelles solutions basées sur le microbiote aux autres leviers de la transition agroécologique. Je vais prendre l'exemple de la viticulture, quatrième culture la plus traitée en France après la pomme, la pomme de terre et la pêche, si l'on considère l'indice de fréquence de traitement moyen. En viticulture, 80 % des traitements utilisés actuellement sont des fongicides pour lutter contre deux maladies aériennes, le mildiou et l'oïdium. Un enjeu majeur en viticulture est de trouver des alternatives à ces pesticides de synthèse afin de lutter contre les maladies aériennes.

Dans le programme de recherche VITAE, qui vise à développer des innovations pour cultiver la vigne sans pesticides, nous avons travaillé sur différents leviers. Le premier est la prophylaxie et la conduite de la vigne (mode de taille et de palissage), pour diminuer la pression de la maladie et créer un microclimat défavorable à ces maladies aériennes. Le deuxième levier consiste à développer des outils d'épidémiosurveillance pour mieux prédire le risque épidémique et optimiser les pratiques viticoles. Nous travaillons sur le biocontrôle pour protéger la plante, la vigne, contre les maladies aériennes par des régulations naturelles, et dans le terme biocontrôle, j'inclus la lutte biologique par conservation qui vise à aménager la biodiversité dans les parcelles et les paysages pour favoriser ces régulations naturelles. Le dernier levier est l'amélioration variétale pour sélectionner des plantes qui sont plus résistantes aux maladies. Les connaissances sur les microbiotes peuvent renforcer l'efficacité des leviers liés au biocontrôle des maladies, à l'épidémiosurveillance et à l'amélioration variétale.

En conclusion, les plantes sont associées à une multitude de micro-organismes qui améliorent leur croissance et leur santé. Cette biodiversité microbienne est une ressource clé pour l'agriculture durable, notamment pour le biocontrôle des maladies. L'avenir de l'agriculture passe par une meilleure gestion du microbiote dans des systèmes agricoles reconçus avec plus de prophylaxie, plus d'épidémiosurveillance et de nouvelles variétés de plantes.

M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l'Office, rapporteur. - Nous allons poursuivre avec Jacques Sainte-Marie, qui va nous expliquer comment le numérique peut transformer l'agriculture au bénéfice des agriculteurs et de l'environnement.

M. Jacques Sainte-Marie, directeur de recherche à l'Inria, responsable du programme Numérique et environnement d'Inria, co-pilote du Programme et équipements prioritaires de recherche (PEPR) « Agroécologie et numérique ». - Je vais aborder le sujet de l'agriculture et du numérique. Je vais essayer de montrer ce que le numérique peut apporter de positif à l'agriculture et à l'environnement.

Je vais commencer par des considérations un peu générales et vous donnerai des exemples concrets à la fin. Quelques chiffres d'abord : la neutralité carbone, c'est passer de 10 tonnes de CO2 par an et par personne à 2 tonnes, soit une division par cinq de nos émissions. L'agriculture représente actuellement 20 % de ce bilan carbone et le numérique seulement 4 %, même si ce taux est en forte augmentation. En outre, il s'agit du numérique dans son ensemble ; le numérique pour l'agriculture, c'est une fraction de ces 4 %, soit 0,1 ou 0,2 %. Je vous donne ces chiffres-là pour que vous ayez en tête le bon ordre de grandeur.

Faut-il optimiser ou transformer ? Le numérique est souvent vu comme un outil d'optimisation, pour faire de l'agriculture de précision, par exemple. Passer du véhicule thermique au véhicule électrique, c'est une optimisation. Mais c'est une optimisation qui renforce le modèle de mobilité individuelle, qui n'est pas exceptionnel. En réalité, le numérique permet une véritable transformation, comme en témoigne l'IA générative dans le domaine de l'enseignement. Aujourd'hui, demander des devoirs à la maison à un élève n'a pas le même sens qu'il y a deux ou trois ans.

Bien sûr, l'utilisation du numérique dans le domaine de l'agriculture s'accompagne d'inconvénients tels que l'empreinte environnementale, le technosolutionnisme, la perte d'autonomie, l'accaparement des données.

Dans quelle mesure le numérique peut-il être utile à l'agriculture ? Il y a selon moi trois grands axes.

Le premier, c'est son aptitude à connaître, prédire, modéliser face aux défis environnementaux, au changement climatique et aux risques naturels.

Le deuxième, c'est sa capacité à être sobre. Nous vivons dans un monde contraint, notamment en ce qui concerne les ressources qui servent à construire les outils numériques, comme les terres rares. Le contexte géopolitique ne nous garantit pas une disponibilité sûre et fiable de tous ces composants, y compris des composants numériques, dans un avenir à moyen terme.

Le troisième axe, c'est le rôle que le numérique peut jouer pour nous adapter. Le numérique doit être mis au service de la transition écologique et se développer dans de nombreux secteurs comme l'industrie, la mobilité, mais aussi l'agriculture, afin de réduire leurs impacts environnementaux.

Le numérique pose aussi beaucoup de questions, pas uniquement techniques. J'ai coutume de dire que le numérique est sorti de l'ordinateur. À l'Inria, les sujets qui nous occupent sont des sujets où le numérique pose des questions de sociologie, d'économie, d'enseignement. Développer du numérique pour aller dans le sens de la préservation de l'environnement reste un sujet de controverse, d'autant que l'environnement est en réalité une priorité basse, dans le sens où elle arrive loin derrière beaucoup d'autres.

Il existe un PEPR « Agroécologie et numérique » copiloté par Inrae et Inria dont a parlé Corinne Vacher. Qu'entend-on par agroécologie ? Selon Basile Benzin, ingénieur agronome, il s'agit de produire mieux en respectant la nature et les écosystèmes. Ce PEPR vise également à penser et favoriser le développement de l'agroécologie en 2030, et même au-delà.

Il est divisé en quatre grandes thématiques. La première porte sur les aspects sociotechniques : quel numérique et pour quel usage ? Il ne s'agit pas de développer du numérique juste pour le plaisir d'en développer. Il faut partir des besoins des agriculteurs et les croiser avec les solutions numériques et les avancées scientifiques disponibles dans les laboratoires.

La deuxième thématique concerne la génétique. Elle a été fortement utilisée jusqu'à présent. Il faut maintenant optimiser l'utilisation de la diversité génétique pour s'adapter au changement climatique et au contexte environnemental.

La troisième thématique concerne les données, la modélisation et les outils d'aide à la décision. Un agriculteur, c'est quelqu'un qui prend des décisions : irriguer, traiter, tailler de telle façon, planter telle espèce, vendanger tel jour ou tel autre, etc. Le numérique peut aider à la prise de décision.

La dernière thématique porte sur les agroéquipements, la robotique agricole pour faire face aux tâches pénibles, notamment dans l'élevage et prendre en compte le bien-être animal.

Je voudrais donner quelques exemples concrets de ce que le numérique peut faire. L'Inrae et l'Inria ont co-développé un outil pour reconnaître les plantes, Pl@ntNet, utilisé par une trentaine de millions de personnes. Sous sa forme actuelle, cette application n'apprend pas grand-chose à l'agriculteur, mais elle peut être perfectionnée pour caractériser des associations de plantes et détecter très tôt les maladies. L'outil geoPl@ntNet permet d'élaborer des cartographies de biodiversité à une échelle très fine, en précisant les espèces présentes, celles qui sont protégées et peut faciliter l'application de l'objectif « zéro artificialisation nette ».

Grâce au numérique, il est possible de modéliser des prévisions météorologiques. Les modèles évoluent : ils étaient fondés sur des équations aux dérivées partielles ; désormais, ils reposent sur les données. De grands acteurs étrangers proposent un certain nombre de solutions. Il faudrait développer des modèles souverains. D'une manière générale, les outils de modélisation sont en train d'être révolutionnés, avec le rôle prépondérant des données et de l'intelligence artificielle au détriment d'approches plus classiques basées sur des lois physiques, chimiques, biologiques.

L'agroéquipement et la robotique vont contribuer à la réduction de la pénibilité du travail, élément important pour la motivation des agriculteurs et pour l'organisation de leur travail. La création de lieux de rencontres entre agriculteurs, industriels et scientifiques, notamment à travers les défis et les hackathons, peut également avoir un impact sur le métier des agriculteurs, les uns arrivant avec leurs problèmes, les autres avec des pistes ou des idées de solutions. La transformation par le numérique passe par des outils, comme ChatGPT qui n'existait pas il y a un peu plus de deux ans et qui est désormais omniprésent. Par conséquent, on peut définir des grandes thématiques de recherche, mais il faut qu'elles s'incarnent dans des outils.

Le numérique utilisé par les plateformes favorise le développement du pouvoir d'agir (empowerment) ou au contraire le verrouillage (locking). Or, le fonctionnement de ces plateformes, basé souvent sur l'intelligence artificielle, n'est pas toujours transparent. Le régulateur a besoin d'outils numériques pour évaluer leur fonctionnement, par exemple dans le domaine alimentaire, mais également pour garantir la stabilité des marchés.

Quels sont les leviers d'action ? Le continuum entre la recherche et l'innovation est capital. Nous sommes sans doute trop cloisonnés à l'Inria, mais aussi à l'Inrae. Il nous faut favoriser ce continuum, notamment à travers des objets, car la recherche s'incarne beaucoup dans les objets. Il existe divers outils et de nombreux jeunes scientifiques cherchent à s'impliquer sur ces thématiques.

Les compétences et les métiers sont un autre levier d'action. Les métiers sont transformés, il faut former les personnes. Il y a un vrai appétit pour des formations autour de l'agroécologie et de l'environnement. Le numérique a un impact considérable sur les métiers. À terme, il peut réhumaniser un certain nombre de tâches fastidieuses et solitaires. Mon métier de chercheur est très largement perturbé ou remis en question par ce que sait faire l'intelligence artificielle. Les outils participatifs, tels que Pl@ntNET vont jouer un rôle grandissant dans le fonctionnement et le développement du lien social.

Les données constituent également un levier d'action. Dans le numérique, beaucoup de choses sont basées sur les données. Toutefois, les données en elles-mêmes ne sont pas grand-chose et la chaîne de valeur est captée par ceux qui savent les transformer pour extraire l'information signifiante. C'est la raison pour laquelle il est indispensable de maîtriser les infrastructures, notamment en termes de souveraineté.

Enfin, l'alimentation représente un levier très important de transformation, parce qu'elle est au coeur de deux secteurs importants : la santé et l'agriculture.

Faire évoluer les pratiques, les goûts, les façons d'acheter et de se nourrir des gens, c'est ce qu'on appelle en mathématiques une contrainte plus douce. Appliquée à l'agriculture, cela signifie par exemple développer avec des scientifiques d'Inrae des outils numériques pour guider le choix des consommateurs, mais aussi des patients. Certaines personnes souffrent de pathologies et ne savent pas si elles ont le droit de consommer tel produit en association avec tel autre. Il faut les guider. Ce sont des outils de décision sur lesquels je mets beaucoup d'espoir et que je souhaite développer. Des géants du numérique ont déjà commencé à le faire.

En conclusion, je voudrais présenter une initiative menée par Mistral AI, entreprise régulièrement citée lors du sommet mondial pour l'IA de la semaine dernière, et la Ferme digitale, une association d'entreprises innovantes dans le monde du numérique. Ils ont entraîné un grand modèle de langage (LLM - Large Language Model) à l'aide de données agricoles. Puis, ils lui ont posé la question suivante : « Je suis conseiller agricole et je m'adresse à des agriculteurs en Vendée. Je voudrais des réponses détaillées, sous forme d'un tableau. Quelles sont les caractéristiques chiffrées de la directive nitrate adaptées à la région, en faisant la différence entre les zones vulnérables et les zones d'action renforcée ? » La réponse est fournie en deux secondes. Cette application est transformante pour deux raisons ; d'abord, elle permet à l'agriculteur de récupérer l'information directement, sur son téléphone par exemple ; ensuite, elle modifie complètement le métier de conseiller agricole, ce qui ne veut pas dire qu'il va disparaître. Il faut donc construire ce genre d'outils et le perfectionner, notamment en ayant accès à d'autres données, sans doute plus signifiantes, pour bénéficier de réponses plus riches. Il va également falloir développer la médiation, à l'instar du médecin qui utilise le numérique avec son patient.

M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l'Office, rapporteur. - Je vous remercie pour cette présentation. Ne voyez pas de connivence, chers collègues, dans l'exemple vendéen. Je salue au passage Hervé Piot, président de la Ferme digitale et acteur important dans l'instauration de passerelles entre le monde agricole et le monde numérique. Je cède maintenant la parole à Didier Boichard afin que nous puissions compléter ce tableau de l'innovation et des avancées scientifiques à travers une approche holistique sur la génétique bovine. Je vous informe qu'il a été récompensé pour ses travaux par l'Académie des sciences en novembre dernier. Il va nous expliquer dans quelle mesure la génétique est un levier essentiel pour adapter les bovins aux enjeux de demain et assurer une production durable.

M. Didier Boichard, directeur de recherche à Inrae, spécialiste de génétique bovine. - La génétique prépare les animaux de demain en choisissant des reproducteurs qui auront des descendants différents des animaux actuels. Nous sélectionnons donc les bovins pour les besoins à un horizon de 10 à 20 ans et non pour les besoins actuels. Il est essentiel de bien anticiper ces besoins pour orienter la sélection dans la bonne direction. Cette vision doit être partagée entre tous les acteurs - acteurs de la sélection, mais aussi acteurs des filières et pouvoirs publics - car la génétique est un travail collectif.

Les outils de sélection bovine ont beaucoup évolué ces 15 dernières années et sont devenus extrêmement efficaces grâce à la sélection génomique. On peut sélectionner les reproducteurs à un âge très jeune, quasiment dès leur naissance, à partir du moment où on peut faire une analyse avec une puce à ADN et qu'on est capable de prédire leur potentiel génétique. Cette méthode a considérablement amélioré la puissance et la souplesse de la sélection des bovins. Nous sommes capables de sélectionner à peu près n'importe quel caractère très rapidement dès lors qu'on met en place ce qu'on appelle une population de référence. Toutefois, la question porte moins sur la manière dont se fait la sélection que sur ses objectifs.

L'évaluation génomique repose sur la constitution d'une population de référence, soit un ensemble d'animaux suffisamment large, typiquement quelques dizaines de milliers, qui sont à la fois génotypés et phénotypés : non seulement on connaît leurs génotypes à chaque variation d'un assez grand nombre de points sur le génome, mais on a identifié les caractères marquants de ces animaux, ce qui nous permet ainsi d'estimer la valeur de chaque point du génome. Voici une paire de chromosomes. Chaque chromosome a été découpé en petites couleurs et les morceaux de même couleur d'un individu à l'autre représentent le fait qu'ils portent les mêmes marqueurs génétiques, donc vraisemblablement la même séquence d'ADN et qu'ils ont les mêmes effets. Cette hypothèse nous permet d'estimer les effets des marqueurs. Sur la diapositive, on voit par exemple que le segment rouge vaut + 2. Son effet a été estimé à partir de la population de référence. Quand on génotype un candidat, on dispose de l'information génotype, puis on lui applique les valeurs qui ont été estimées dans la population de référence, on les ajoute, et dans le cas présent, pour cet animal, on obtient + 4. C'est le principe de sélection des bovins depuis 2009, soit depuis 15 ans.

Si on se projette maintenant à 15-20 ans, il y a des contraintes et des enjeux à anticiper. D'abord, on observe une diminution de la population d'éleveurs, probablement plus forte pour les bovins allaitants que pour les bovins laitiers, qui va entraîner une réduction probable assez forte des effectifs d'animaux et des changements régionaux non négligeables. On aura également un renchérissement des intrants de l'élevage, que ce soit l'énergie ou les aliments concentrés, ainsi que, du fait de la baisse du nombre d'éleveurs, une contrainte de travail qui va être extrêmement forte. Parallèlement, il faudra une réduction de l'empreinte environnementale, car les bovins sont montrés du doigt pour leur production de méthane. Il faut également penser à l'adaptation au changement climatique, avec des impacts régionaux marqués. Un autre enjeu porte sur les difficultés d'utilisation de la prairie pendant au moins 4 à 5 mois l'été. Les animaux devront être plus thermotolérants, pas forcément de façon pérenne, mais sur des périodes de plus en plus longues et de plus en plus chaudes. Les capacités de résistance des animaux commencent à atteindre leurs limites. Enfin, il va falloir traiter les maladies, que ce soit les maladies actuelles, mais également les maladies nouvelles en provenance du Sud, du fait du réchauffement climatique, telles que la maladie hémorragique épizootique (MHE) ou la fièvre catarrhale ovine (FCO).

Prenons la réduction des émissions de méthane, qui est un sujet d'actualité. Elle fait l'objet de travaux de recherche depuis longtemps et nous mettons actuellement en place une première sélection limitant les émissions de méthane. Pour résoudre le problème de la mesure du phénotype, nous avons travaillé sur les spectres moyens infrarouges du lait, qui sont mesurés de manière routinière. L'idée est que les fermentations dans l'estomac de la vache sont à l'origine du méthane et de la composition du lait. Ainsi, nous avons dans le lait la trace des fermentations qui produisent le méthane. Cela n'est applicable qu'aux bovins laitiers. Pour les bovins allaitants, nous sommes en train de développer des analyses des bouses par spectroscopie proche infrarouge. Dans un avenir proche, nous allons installer des sniffers, c'est-à-dire des petits capteurs qui mesurent le méthane, moins chers que les outils qu'on utilisait jusqu'à maintenant et particulièrement bien adaptés aux robots de traite. À l'avenir, probablement, nous caractériserons le microbiote digestif. Pour l'instant, c'est encore au stade expérimental. Il s'agit de méthodes de sélection directe, possibles à partir de mesures du méthane.

Nous préconisons également une sélection indirecte pour lutter contre les émissions inutiles. Il serait bon que les animaux soient plus précoces avec des mises-bas à 2 ans. Actuellement, 60 % des vaches mettent bas à 3 ans, il y a une année à gagner, soit une économie de 10 % de méthane. Nous pouvons améliorer la longévité afin de diminuer le besoin en élevage de jeunes pour le renouvellement, en réduisant le format des animaux. Les animaux français sont plutôt trop grands. Nous pouvons améliorer la santé des animaux, car un animal malade ne produit pas mais émet quand même du méthane. Nous disposons des outils pour une réduction de méthane progressive et cumulative, avec un fort impact à long terme. Cependant, pour que les éleveurs sélectionnent les bovins en fonction du méthane, il faut qu'ils y trouvent un intérêt financier, d'où le rôle des pouvoirs publics et des filières. Sans politique incitative, la sélection en fonction du méthane sera un échec.

Une autre priorité est l'amélioration de la santé. Nous travaillons sur les maladies, prises individuellement et globalement. Individuellement, nous nous concentrons sur les mammites, les pathologies des pattes, la paratuberculose, les infections du veau. Je vais vous donner un exemple sur les index de paratuberculose. Ils varient environ de - 1,5 à + 1,5 : + 1,5, ce sont les animaux résistants à cette maladie, - 1,5, ce sont les animaux sensibles, 0, c'est la moyenne de la population. Un animal à - 1 d'écart type génétique a un facteur de risque multiplié par 3 pour l'infection à la paratuberculose par rapport à la moyenne ; un animal considéré comme résistant à + 1 a un risque divisé par 2. Cela correspond à un rapport de risque de 6. Nous avons mis en place un outil extrêmement efficace, en 2022 en race Holstein et en 2024 en race Normande, pour faciliter le contrôle de cette maladie. On peut également travailler globalement sur la longévité fonctionnelle. Les animaux qui vivent longtemps sont ceux qui ont réussi à passer au travers de tous les aléas de la vie.

Nous avons également des travaux sur l'analyse de la réponse immune innée des animaux, qui pourrait apporter une protection plus globale des animaux. Nous devons nous préparer à de nouvelles maladies, en particulier des maladies émergentes pour lesquelles nous sommes relativement démunis pour l'instant. Nous avons un problème organisationnel à résoudre. Chaque année, quasiment, nous aurons de nouvelles crises et nos animaux, non adaptés à ces maladies, vont être relativement sensibles. Or, ces maladies nouvelles ne disparaîtront pas, elles vont devenir endémiques. La génétique ne peut pas résoudre une crise dans l'urgence. En revanche, elle peut préparer des solutions sur le long terme.

Le message que je veux faire passer, c'est qu'il est urgent de connecter les bases génétiques avec les bases sanitaires afin que nous puissions construire les outils génétiques adaptés et sélectionner des animaux résistants à ces maladies.

Au-delà de ces deux objectifs essentiels, nous allons nous diriger vers des animaux à la fois plus efficients et plus autonomes. Nous voulons être économes en ressources et rechercher une meilleure précocité, à la fois sexuelle, de développement et d'engraissement. Cela signifie des mises-bas à deux ans et des animaux moins dépendants des concentrés. Selon nous, chercheurs, il faudrait rechercher un format adulte plus petit, avis non partagé par les filières, mais ce modèle s'imposera tôt ou tard. Nous aurons besoin d'animaux plus autonomes, avec des contraintes de travail fortes et des troupeaux plus grands. Il faudra des mises-bas plus faciles chez les bovins allaitants et diviser par deux le taux de mortalité chez les jeunes animaux. Nous avons déjà les outils nécessaires.

Vraisemblablement, à l'avenir, nous allons avoir un développement du croisement. La production actuelle est essentiellement organisée en races pures qui sont relativement fermées et indépendantes les unes des autres. Les croisements viande sur femelle laitière, qui représentent un quart des inséminations, devraient continuer à progresser. Le croisement laitier, de l'ordre de 10 % du cheptel laitier, se développe lentement mais devrait également augmenter car les animaux qui en résultent sont équilibrés et productifs, ils bénéficient d'une forte hétérosis et sont donc relativement résilients. Actuellement, les outils génétiques sont insuffisants mais ils sont en cours de développement et nous espérons en proposer dès cette année.

J'ai peu de temps pour vous parler d'autres outils technologiques en cours de développement, mais je voudrais en évoquer deux : les outils épigénétiques et les outils associés aux microbiotes. Nous pensons que la génétique n'explique que la génétique, mais on pourrait avoir des modèles de prédiction qui incluent des effets non génétiques à valeur prédictive assez forte. Nous avons beaucoup travaillé sur l'épigénétique et développé une puce de méthylation ; nous allons mesurer ce qu'elle apporte en termes de qualité de la prédiction à la fois pour les performances futures de l'individu et pour les performances des descendants, ce qui suppose une transmission des marqueurs de méthylation entre parents et descendants, dont l'efficacité reste à démontrer. La même approche d'amélioration des modèles de prédiction peut être appliquée aux microbiotes, à la fois sur la performance propre de l'individu, mais également sur les performances de ses apparentés, de ses descendants.

M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l'Office, rapporteur. - Je vous remercie pour cette présentation. Nous allons maintenant faire place au débat.

M. Bruno Sido, sénateur. - Je voudrais remercier les intervenants de cette première table ronde. C'était particulièrement intéressant. En tant qu'ancien agriculteur, je peux affirmer que le monde agricole est beaucoup plus performant qu'il y a un siècle ou même 50 ans. Autrefois, dans les familles d'agriculteurs, les plus doués allaient travailler à La Poste ou chez EDF, tandis que les moins doués restaient agriculteurs. C'était une sélection inverse qui a disparu aujourd'hui.

Je me demande quelle profession compte autant de personnes aussi qualifiées que les agriculteurs. Même s'ils n'ont pas nécessairement un Bac + 5 ou + 10, la plupart des agriculteurs ont aujourd'hui un BTS, condition nécessaire pour s'installer.

Les agriculteurs sont très à l'écoute de tout ce que vous dites. Ils ont des revues spécialisées qui les informent et les aident à rester à la pointe de l'innovation. Ils sont toujours à la recherche de l'amélioration. Pour preuve, regardez les champs aujourd'hui : même s'ils ne sont pas plats, ils sont semés parfaitement droits, grâce au GPS qui offre une précision de 3 ou 4 centimètres.

Je souhaiterais poser une question sur la grosse altise du colza, qui constitue un vrai fléau dans l'Est de la France. On ne peut plus cultiver le colza parce qu'on nous interdit les insecticides efficaces. Les agriculteurs se moquent de savoir si c'est un insecticide ou un autre produit qui repousse les animaux, pourvu que cela marche. C'est le même problème pour le puceron de la betterave sucrière. Nous, agriculteurs, cherchons des produits qui fonctionnent bien et pas trop chers. Ainsi, les insecticides, en dépit de leurs limites, avaient l'avantage d'être efficaces et peu coûteux. Je me demande à quel prix vous réussirez à vendre et à promouvoir vos produits une fois qu'ils seront prêts. Je suis sûr que les agriculteurs adopteront immédiatement ces produits-là s'ils sont compétitifs.

Mme Ené Leppik. - La question du coût est cruciale, surtout pour les industriels. Les coûts des matières premières sont très importants. Vous avez indiqué que les insecticides ne sont pas chers. Ils constituent un référentiel de marché et leur mode d'action est un spectre large, ils tuent tous les insectes. Ainsi, une société qui produit une neurotoxine ayant un effet sur un large spectre d'insectes peut l'homologuer et la commercialiser pour un nombre important de cultures et d'insectes. En revanche, nos innovations ne sont pas à spectre large. La manipulation du comportement des insectes est très spécifique à une espèce donnée. Par conséquent, tous les coûts de développement et d'homologation de ce produit ne concernent qu'une culture et une espèce d'insecte.

Nous avons travaillé sur le colza et une thèse menée sur ce sujet a conclu que le traitement sans pesticide du colza n'était pas rentable économiquement. L'insecte ravageur du colza est particulier car c'est un oligophage, c'est-à-dire qu'il n'y a pas vraiment de plantes alternatives pour cet insecte-là. Il faut donc le repousser et l'attirer en même temps. On a trouvé des solutions scientifiques, mais elles ne sont pas rentables économiquement. Pour une protection totale du colza, les agriculteurs ne sont prêts à payer qu'à peu près 35 euros à l'hectare, parce que ce n'est pas une culture à haute valeur ajoutée, elle sert uniquement pour la production d'huile et de biofuel. En outre, il n'y a pas de marché européen du colza, c'est une spécificité française. Quant au colza produit aux États-Unis, c'est du canola, c'est-à-dire un colza de printemps qui est attaqué par une autre espèce d'altise. Par conséquent, le développement d'une solution serait à la fois très coûteux et très long compte tenu des délais d'homologation pour un marché très restreint en France. À supposer qu'en dépit de la non-rentabilité économique de ce produit, nous le développions, rien ne garantit que dans dix ans, la filière du colza existe encore en France. Faute d'une molécule efficace pour protéger les cultures, les agriculteurs se tourneront peut-être vers une autre culture. Les coûts sont cruciaux et les innovations actuelles sont malheureusement trop chères pour l'agriculture. Les innovations trouvent un débouché dans les domaines de la santé, de la cosmétique. L'agriculture est le parent pauvre qui n'a pas assez de ressources pour investir, notamment parce que les consommateurs ne sont pas prêts à payer. Ainsi, tout le monde aime le bio, mais personne n'est prêt à en payer le prix.

M. David Ros, sénateur, vice-président de l'Office. - J'aurais deux questions. La première s'adresse à Mme Leppik. Vous avez mis en évidence les difficultés que rencontrent les entreprises innovantes dans leur parcours, ce qui constitue un défi récurrent pour nous, législateurs, qui réfléchissons à la manière de faciliter l'implantation d'entreprises. Vous avez mentionné que votre travail était le fruit des recherches menées par l'Inrae de Versailles. Entretenez-vous toujours des relations avec cet institut ? Est-ce que ces relations se font dans les deux sens, c'est-à-dire bénéficiez-vous des travaux de l'Inrae qui pourraient alimenter ce que vous développez, et inversement, informez-vous l'Inrae des découvertes que vous faites et qui nécessiteraient des recherches complémentaires ?

Ma seconde question s'adresse à M. Sainte-Marie, à propos du numérique. Vous nous avez présenté son utilité, mais comme l'a souligné notre collègue Bruno Sido, le numérique soulève la question de son coût. Par ailleurs, comment sensibiliser les agriculteurs, qui ont déjà un métier très exigeant, à l'intérêt du numérique et des sciences en général, et comment les inciter à intégrer ces avancées dans leur pratique ?

Mme Martine Berthet, sénatrice. - Je voudrais poser une question à M. Boichard. Dans mon département de la Savoie, nous avons des races de vaches très petites, adaptées à la montagne, comme les Tarine et les Abondance. Le Salon international de l'agriculture s'ouvre en fin de semaine. Nous avons l'habitude d'y voir de très grosses vaches qui ont un rapport économique important, intéressant pour les agriculteurs. Puisque vous préconisez des animaux plus petits, dialoguez-vous avec les éleveurs de races très grosses ? Quel est leur ressenti ?

Ma collègue Anne-Catherine Loisier, qui a dû nous quitter, voulait poser une question à Mme Vacher. Vous avez parlé du microbiote. Elle voulait vous demander si vous preniez en compte le facteur sol dans vos recherches.

M. Daniel Salmon, sénateur, rapporteur. - Merci pour vos présentations. On entre dans un autre monde, avec les paysages olfactifs ou le microbiote des plantes. La science et la connaissance sont essentielles dans un moment où l'émotion pilote souvent nos politiques publiques.

C'est tout l'intérêt des échanges de ce matin. J'ai de nombreuses interrogations. Concernant les innovations que vous avez exposées pour éloigner les ravageurs des cultures, vous avez parlé du coût. Est-ce que vous pensez que ces innovations sont accessibles pour une agriculture familiale ? Ces nouvelles molécules ne seraient-elles pas plus adaptées à une agriculture agro-industrielle ? C'est l'une de mes inquiétudes. Vous avez regretté qu'en France, nous soyons assez lents par rapport au Brésil pour homologuer ces nouveaux moyens de lutte contre les ravageurs. Comment sont produits ces répulsifs ? À partir de quelles molécules ? Est-ce que vous réalisez toutes les études d'impact ? Mon inquiétude est de passer d'un pesticide dont on connaît aujourd'hui les dégâts colossaux à un répulsif qui, a priori, semble beaucoup plus anodin pour l'environnement, sans évaluation approfondie.

J'ai également une question sur la génétique. On a sélectionné des espèces, qu'elles soient végétales ou animales, pour avoir les meilleurs rendements, mais en sélectionnant sur un critère, on a sans doute affaibli d'autres critères. Comment arriver à un équilibre ? Vous avez indiqué qu'il faudrait privilégier des bêtes plus petites et sans doute plus équilibrées. Ne revient-on pas à ce que faisait la sélection naturelle ? L'hypersélection pour développer des vaches produisant 30 litres par jour a conduit à créer des animaux beaucoup plus sensibles aux maladies, avec une longévité très courte - on parle de 2,5-3 lactations par vache. Comment vont évoluer les équilibres ? Est-ce que la science exposée ce matin, très intéressante, est compatible avec une agriculture non intensive ?

Mme Florence Lassarade, sénatrice, vice-présidente de l'Office. - J'ai été très intéressée par les propos de Corinne Vacher concernant le microbiote. En tant que pédiatre, il y a longtemps que la médecine se préoccupe du microbiote chez les nourrissons. En pédiatrie, nous utilisons très peu d'antibiotiques par crainte du développement de résistances.

Ma question est simple. Faire pousser une vigne est un processus long. Il faut 10 à 15 ans pour qu'un pied de vigne atteigne sa maturité, et les cépages résistants présentent un décalage entre ce dont nous avons besoin, le goût du vin que nous recherchons et la durée de plantation. En ce qui concerne le microbiote de la vigne, avez-vous des discussions avec les viticulteurs, les syndicats ? Est-ce qu'il s'agit d'une co-construction ou est-ce que cela reste très théorique avec, parallèlement, des viticulteurs qui souffrent tellement qu'ils n'ont même plus les moyens d'arracher les pieds de vigne, ne serait-ce que pour des raisons sanitaires ? Quand une parcelle est attaquée par les maladies, la parcelle voisine est mise sous pression et va être traitée beaucoup plus souvent.

Comment envisagez-vous le partenariat entre la viticulture, principale activité de mon département, la Gironde, et l'Inrae ? Il y a le temps long de la recherche et de l'homologation, mais il y a également l'urgence et on a l'impression que rien n'est fait pour faciliter la fluidité entre les différents opérateurs de la vigne.

M. Joël Bruneau, député. - Merci pour ces exposés passionnants qui nous montrent à quel point, finalement, nous ne connaissons pas bien le fonctionnement de la nature.

J'ai une question sur l'approche génomique en matière d'optimisation - ou, pour être plus précis, de processus de sélection - des races bovines en fonction des critères qui sont recherchés aujourd'hui, notamment pour mieux respecter les grands équilibres naturels ou environnementaux. Vous n'avez pas abordé le sujet de la sélection des plantes. Est-ce pour éviter le débat sur les OGM, ou pensez-vous qu'il y a moins de possibilités, par exemple, de sélectionner des variétés de céréales qui résisteraient mieux à certaines maladies, aux évolutions climatiques, ou qui s'adapteraient mieux au stress hydrique au moment de l'épiaison ? Peut-on espérer que la recherche basée sur le génome permette des avancées dans ce domaine sans recourir aux OGM qui posent objectivement d'autres problèmes ?

M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l'Office, rapporteur. - J'informe les membres de l'Office que, conjointement avec Martine Berthet, nous rédigeons actuellement une note scientifique sur les nouvelles techniques génomiques, qui couvrira également la sélection végétale. Nous prévoyons d'en faire une présentation avant les vacances d'été.

Mme Ené Leppik. - À la question portant sur les projets en collaboration avec l'Inrae, je réponds qu'il y en a beaucoup. Depuis au moins dix ans, il y a eu un changement de mentalité à l'Inrae avec des démarches proactives pour impliquer les sociétés privées et transférer l'innovation. Nous avons, concrètement, au moins six projets différents, des projets européens, des projets Parsada, des projets FranceAgriMer.

Cependant, il existe un vrai problème de financement de la recherche publique. Le financement passe par des projets de recherche, qui permettent d'acheter des machines, mais les laboratoires ne peuvent pas financer le personnel pour les faire fonctionner. J'ai constaté dans certaines universités que les laboratoires ont des machines qui ne sont même pas déballées depuis deux ans, faute de techniciens, ce qui constitue un trou énorme dans la raquette de l'innovation et de la recherche publique.

Nous avons beaucoup de projets avec l'Inrae et nous avons justement besoin d'évaluations. Quels peuvent être les impacts pour l'environnement non prévus jusqu'à maintenant si on utilise ces solutions à grande échelle ? Nous collaborons avec l'Inrae sur ces sujets dans la mesure où les sociétés privées ne peuvent pas faire ces études à large échelle et à long terme.

En ce qui concerne la solution de biomimétisme, nous utilisons la même molécule que celle produite par les plantes : elles peuvent donc être utilisées sans risque aussi bien par les particuliers que par les agriculteurs au Brésil.

M. Jacques Sainte-Marie. - Il y avait une question sur le coût financier du numérique ainsi que sur la problématique de formation et de diffusion.

Le numérique n'est pas cher. Le rapport entre le prix d'une machine à vendanger et celui d'un téléphone ou d'un capteur est de 1 à 100 ; une station météo n'est pas très onéreuse. J'ai donné l'exemple d'un LLM entraîné sur les données agricoles... honnêtement, c'est un coût très faible. La construction, le savoir-faire de l'entreprise, de Mistral AI ou de gros acteurs numériques, oui, c'est cher. L'utilisation et la particularisation, en revanche, ne sont pas très chères.

Il y a trois ans, j'étais en Allemagne. On m'a demandé quel était l'outil numérique le plus utilisé par les agriculteurs allemands. Il s'agissait de WhatsApp. Le numérique se diffuse donc très vite.

Dans mon village de 100 habitants, le téléphone est arrivé en 1983 et la cinquième chaîne a cessé d'émettre avant d'arriver jusqu'à nous. Le numérique et la 4G font l'objet d'une diffusion beaucoup plus rapide et d'une appropriation bien plus grande. Le numérique réussit à faire des choses à la fois très sophistiquées et très simples à utiliser. Vous n'êtes pas obligés d'être des experts. Le cockpit d'un avion s'est fortement complexifié en 50 ans. Le numérique, le téléphone que chacun possède sont d'utilisation assez naturelle.

La question de la formation est capitale. Il est essentiel de dispenser une formation continue, tant pour les jeunes au démarrage de leur carrière que pour les agriculteurs expérimentés, qui doivent se familiariser avec les nouveaux outils. Il est également crucial de les former aux risques liés au numérique, qui sont similaires à ceux auxquels est soumise la société dans son ensemble. Discerner l'information vraie de la fausse est une tâche complexe qui nécessite une certaine culture. Cependant, je reste optimiste, notamment en ce qui concerne le prix, la diffusion et les potentialités transformantes. Il y a des choses qui me semblent nécessaires et qui seront mises en oeuvre, j'espère, par des acteurs français.

Mme Corinne Vacher. - Vous m'avez interrogée sur la prise en compte du facteur sol. Oui, effectivement, le sol est un compartiment que nous prenons en compte. C'est le principal réservoir de biodiversité microbienne, j'aurais dû le préciser. En fait, la plante est colonisée par des micro-organismes à partir du sol. Ces micro-organismes, soit passent par les racines, soit peuvent remonter par des gouttelettes d'eau ou par le vent et être emmenés ensuite sur les parties aériennes de la plante.

Il est indispensable de maîtriser le microbiote du sol pour contrôler celui de la plante. Dans le sol, par exemple, il y a des champignons mycorhiziens arbusculaires qui confèrent une tolérance à la sécheresse. Il est donc très important de maîtriser cette mycorhization dans le cadre d'une réponse au changement climatique.

Le microbiote du sol est également un très bon prédicteur de la sensibilité de la vigne au mildiou. Pourtant, le mildiou est une maladie aérienne, mais si on utilise toutes les données relatives au sol, on arrive à prédire la sensibilité d'une parcelle au mildiou de manière très performante. C'est pour cette raison que ces bio-indicateurs basés sur le microbiote des sols pourraient être introduits dans les programmes d'épidémiosurveillance.

Vous avez aussi posé la question du temps des innovations. La sénatrice Lassarade disait que certaines innovations mettent beaucoup de temps pour arriver jusqu'aux viticulteurs, comme la création de nouvelles variétés résistantes. J'ai parlé tout à l'heure des biosolutions microbiennes. Ces innovations prennent du temps en raison des problèmes réglementaires évoqués par Ené Leppik et de leurs coûts financiers. Cependant, un certain nombre d'innovations peuvent être introduites dès maintenant, notamment pour préserver la biodiversité microbienne dans les sols. On peut très facilement mettre en place des couverts végétaux qui vont renforcer la biomasse et la diversité microbienne.

Enfin, vous m'avez posé la question de nos liens avec les viticulteurs, avec les syndicats. Nous travaillons en fait main dans la main avec les instituts techniques. Nous hébergeons une partie de l'Institut français de la vigne et du vin dans notre unité de recherche, avec lequel nous travaillons en étroite collaboration. Nous travaillons également avec la chambre d'agriculture de la Gironde, ainsi qu'avec des châteaux, qui sont également à la source de l'innovation. Ils disposent de parcelles en agroforesterie sur lesquelles nous allons étudier avec eux le microbiote. Nous organisons également des ateliers de co-conception de nouveaux systèmes viticoles.

M. Didier Boichard. - Je voudrais tout d'abord insister sur le fait qu'en génétique bovine, nous sommes extrêmement connectés avec la filière. J'ai animé pendant quinze ans une UMT (unité mixte technologique) qui associe l'Inrae, l'Idele (Institut de l'élevage) et Éliance (fédération des entreprises de conseil et service en élevage). L'Inrae a joué un rôle central depuis la loi sur l'élevage et nous avons été précurseurs dans le domaine de la sélection génomique.

Celle-ci est utilisée pour d'autres espèces, qu'elles soient animales ou végétales, en fonction des contraintes économiques. Si le génotypage coûte cher par rapport à la valeur de l'animal ou par rapport au coût du phénotypage, le phénotypage va être privilégié. Cependant, chaque fois que c'est possible, la sélection génomique est mise en oeuvre. Les grands semenciers sont tous concernés et ce n'est pas un hasard si la moitié de nos thésards formés en génétique animale sont recrutés par eux.

En termes d'objectifs de sélection, on dit souvent que la sélection est productiviste. Je pense que c'est une vision du passé. L'objectif de sélection actuel comprend au moins 20 ou 25 caractères, suivant les races, parfois plus, et la production en tant que telle joue pour un quart ou un tiers de cet objectif total. Grâce à l'efficacité de la sélection génomique, on progresse sur tous les caractères sélectionnés. Ainsi, on a restauré des niveaux de fertilité ou des niveaux de résistance aux mammites, par exemple, en bovin laitier, qu'on avait perdus avec la sélection d'avant, plus contrainte et plus unidirectionnelle. La sélection actuelle est beaucoup plus vertueuse. Nous sommes en contact régulier avec de nombreux partenaires, ce qui ne veut pas dire que nous soyons toujours d'accord avec eux. Ce sont eux qui pratiquent la sélection, pas nous. Nous leur faisons des recommandations et leur fournissons des outils qu'ils mettent en oeuvre. Par exemple, le format des vaches allaitantes et de la plupart des vaches laitières ne cesse d'augmenter, ce qui nous paraît une erreur stratégique. Nos recommandations n'ont pas changé depuis au moins 20 ans : nous préconisons d'aller dans l'autre sens. Nous avons d'autres divergences et nous continuons à émettre des recommandations, à aider et à essayer de convaincre. Mais les sélectionneurs restent maîtres de la sélection qu'ils pratiquent.

M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l'Office, rapporteur. - Merci pour ces réponses. Je vais maintenant laisser mon collègue Daniel Salmon présenter la seconde table ronde.

M. Daniel Salmon, sénateur, rapporteur. - Merci, Monsieur le Président, d'avoir accepté d'organiser ces tables rondes sur un sujet très important, puisqu'il s'agit de voir ce que la science peut apporter pour faire évoluer notre modèle agricole.

Nous sommes confrontés à d'immenses défis aujourd'hui, qui sont les défis du réchauffement climatique. L'agriculture y contribue et doit faire sa part du chemin pour limiter ce réchauffement climatique. L'effondrement de la biodiversité est une réalité, avec 75 % de la biomasse d'insectes qui a disparu en quelques années, ce qui est dramatique et doit nous inquiéter. Par ailleurs, il y a besoin de connaissances et de davantage de science pour comprendre les mécanismes en jeu. Les agriculteurs ont progressé depuis le néolithique grâce à des connaissances empiriques. Aujourd'hui, nous avons besoin de comprendre beaucoup plus finement ce qui se passe. Le microbiote en est un bon exemple. Nous avons également besoin de nous servir de tout le panel scientifique, y compris le numérique.

Je ne vais pas vous dresser le tableau de l'agriculture aujourd'hui parce que nous sortons d'un tunnel législatif sur cette question avec des approches assez différentes et nous finirons tout à l'heure avec le vote de la loi d'orientation agricole. Je ne vous dirai pas ce que j'en pense, je le ferai tout à l'heure.

Il faut sortir de visions simplistes, erronées et aller de l'avant. Je pense que le travail que nous faisons ce matin va apporter davantage de connaissances pour adopter des approches plus respectueuses.

Nous avons parlé de la génétique, qui a bien évolué. La recherche s'est longtemps enfermée dans un modèle productiviste. Aujourd'hui, il ne s'agit pas d'arrêter de produire. Mais notre vision doit prendre de la hauteur et voir l'agriculture dans toutes ses composantes et comme partie intégrante de la société. Nous ne pouvons pas avoir une vision corporatiste de l'agriculture car nous sommes tous dépendants d'elle.

Dans cette seconde table ronde, nous allons commencer avec deux intervenantes : Marie-Benoît Magrini, chercheuse en sciences économiques dans l'unité Agir, au centre Inrae Occitanie de Toulouse, et Mireille Navarrete, en visioconférence, directrice de recherche en agronomie à l'Inrae et directrice de l'unité de recherche éco-développement. Vos travaux de recherche visent à produire des outils et des méthodes pour accompagner la transition des exploitations agricoles vers des pratiques respectueuses de l'environnement et de la santé humaine. Aujourd'hui, vous allez traiter de deux sujets très interdépendants, ce qui vous amène à faire une intervention à deux voix.

Mme Marie-Benoît Magrini, chercheur en sciences économiques au département ACT d'Inrae dans l'unité AGIR (UMR Agroécologie, Innovations, Territoires) du centre Inrae-Occitanie de Toulouse. - Pour comprendre les transformations nécessaires à l'adoption de solutions durables, nous allons vous présenter plusieurs cadres explicatifs. Je vais commencer par celui du verrouillage.

Le verrouillage est un terme consensuel pour décrire une situation dans laquelle il est reconnu qu'il est nécessaire de changer, mais on ne parvient pas à faire aboutir le changement. Le problème du verrouillage est largement reconnu et partagé dans tous les secteurs d'activité, qu'il s'agisse du transport, du logement ou de l'énergie. Il existe des milliers de publications scientifiques sur ce sujet. Nous sommes confrontés à des difficultés pour transformer nos systèmes de production, mais nous verrons que ce problème de verrouillage peut être résolu.

Pour comprendre l'origine de ce processus de verrouillage, il est nécessaire d'adopter une perspective à long terme. Sur le schéma projeté, j'ai positionné plusieurs cercles pour représenter différents choix techniques de production agricole. Nos choix actuels sont très dépendants de ce qui s'est passé au début du siècle dernier. J'ai choisi de commencer avec les années 1910 car c'est la période de la découverte du processus Haber-Bosch qui a permis le développement des engrais de synthèse à partir des énergies fossiles ainsi que la production des pesticides de synthèse dans les décennies suivantes. Ces choix techniques sont en opposition avec des pratiques plus bio-organiques dont les facteurs de production relèvent d'abord de régulations biologiques et mécaniques internes à l'exploitation agricole.

À partir de ces découvertes, qui se sont renforcées avec l'effort de guerre, un processus rapide de diffusion et d'adoption s'est enclenché à partir des années 1940, il s'est intensifié à partir des années 1950. En tant qu'économiste, je souhaite vous faire comprendre qu'à partir de ces premières adoptions, des mécanismes de marché interdépendants vont conduire à diffuser et à adopter de plus en plus ces choix techniques, autour desquels, progressivement, le marché va se verrouiller. Les alternatives sont de moins en moins utilisées, elles ne sont pas développées. En outre, aujourd'hui, le verrouillage freine le développement de nouvelles alternatives. En effet, plus une technique est diffusée et adoptée, plus sa performance au fil du temps va augmenter et sa profitabilité croître.

Il existe de multiples mécanismes économiques sous-jacents, qualifiés par les économistes de « rendements croissants d'adoption ». À l'Inrae, nous avons rédigé plusieurs travaux sur ces mécanismes qui ont progressivement verrouillé notre système de production agricole autour des choix initiaux d'après-guerre, qui se sont intensifiés et largement diffusés, et qui ont progressivement formé ce qu'on appelle aujourd'hui le paradigme agrochimique de l'agriculture. Les mécanismes sont nombreux, je vais simplement vous donner quelques exemples.

Les premiers mécanismes en phase d'adoption sont liés à la phase d'apprentissage, toujours conséquente dans le développement d'une nouvelle technique. Il faut du temps pour que celle-ci apporte les fonctionnalités recherchées au moindre coût. Pensez au développement initial, à la performance et au prix d'achat des premiers ordinateurs. Pendant cette phase d'apprentissage, il a fallu amortir les coûts. Un autre facteur important est le rôle des récits et des croyances. En phase d'adoption, il y a encore des incertitudes. Les récits qui vont être construits autour de certaines options techniques vont orienter les choix d'adoption, en fonction de l'état des connaissances du moment et de leur accessibilité. La phase d'apprentissage peut être considérée comme un pari, en attendant d'atteindre les coûts marginaux qui vont assurer la profitabilité des choix techniques en train d'être construits.

L'accroissement de cette profitabilité dépend des économies d'échelle et de gamme qui vont permettre de réduire les coûts marginaux de production. L'exemple précité du colza illustre ces questions d'économie d'échelle. S'ajoutent par ailleurs des interdépendances technologiques avec l'industrie agroalimentaire et des économies de réseau autour du conseil agricole.

Cela va former un ensemble de normes, de standards sur le marché, de réglementations, qui vont verrouiller le marché autour des premiers choix techniques. Je vais illustrer mes propos avec un exemple autour des légumineuses. Ces cultures permettraient de réduire fortement les gaz à effet de serre du secteur agricole, mais elles n'ont pas été développées. Pourquoi ? Le choix a été fait d'aller vers des rendements élevés sur les céréales permis par l'usage des engrais de synthèse et des pesticides ainsi que des variétés qui allaient de pair. En conséquence, les légumineuses ne se sont pas développées et l'agro-industrie pour l'alimentation a mis au point toute une gamme de produits autour des céréales au détriment des légumineuses qui, aujourd'hui, ont quasiment disparu de nos assolements mais aussi de notre régime quotidien.

Un autre exemple est celui des cultures associées. Aujourd'hui, ces cultures seraient des solutions innovantes pour réduire les intrants de synthèse, mais elles ne sont pas adoptées parce que les infrastructures sont inadaptées. Non seulement ces interdépendances créent un verrouillage, mais elles se consolident au fil du temps et augmentent la performance et la diffusion des premiers choix techniques au détriment d'autres alternatives. Cette consolidation est d'autant plus forte qu'il faut amortir les investissements de départ, qui eux-mêmes s'auto-alimentent. En effet, il est toujours moins coûteux de prolonger la durée de vie d'une infrastructure que de la reconstruire entièrement. Ainsi, le coût du changement s'accroît d'année en année, ce qui constitue un frein majeur. Le coût n'est pas uniquement financier, il y a aussi des coûts cognitifs et psychologiques.

Les sciences cognitives montrent aujourd'hui à quel point il est difficile de changer nos façons de faire, d'agir et de penser, le coût du changement augmentant en outre au fur et à mesure du non-changement. Plus on attend et plus les coûts cachés liés aux effets, aux impacts de ces systèmes sur l'environnement, sur notre santé, sur le changement climatique augmentent. Selon la FAO, ces coûts représentent au moins 10 % du PIB mondial par an, ce qui est colossal. Aujourd'hui, on a des données de plus en plus précises sur ces coûts cachés, ce qui devrait nous conduire à entamer ce changement. En réalité, ce dernier reste un effort immense pour toutes les composantes de la société dans la mesure où il implique de changer nos façons d'agir et de penser qui ont été modelées au cours de décennies en fonction des premiers choix techniques de l'après-guerre, sous l'effet des mécanismes de verrouillage que je viens de vous exposer.

Un autre point sur lequel je voudrais attirer votre attention est que le verrouillage de notre système de production a conduit à un alignement des façons de penser et d'agir entre les producteurs, les industriels et les consommateurs au sein des filières. Ainsi, nos habitudes de consommation se sont alignées avec l'offre agro-industrielle et nous n'avons jamais autant consommé d'aliments ultra-transformés. Plus de 75 % de nos achats se font en grande et moyenne surface, au détriment d'une alimentation qui pourrait être fondée sur une connexion plus directe avec le monde agricole, auprès de groupements de producteurs orientés sur des solutions plus durables, plus agro-écologiques. Des études réalisées par FranceAgriMer montrent que dans le système actuel, la part de la valeur ajoutée associée aux dépenses alimentaires qui revient aux agriculteurs est de plus en plus faible.

Les sciences sociales désignent cet alignement progressif au fil du temps par le terme de régime sociotechnique. Cela renvoie à un ensemble de règles d'action collectives qui aujourd'hui freinent ce changement et représentent une force systémique.

On peut arriver à la conclusion que personne n'est individuellement responsable du verrouillage, mais que nous en sommes tous contributeurs. Peut-on essayer d'enclencher une transition vers un nouveau système, peut-on renverser un verrouillage dans une économie de marché ? J'ai choisi de vous présenter les travaux de Geels, chercheur en analyse des transitions. Il est à l'origine du concept de régime sociotechnique que je viens de vous présenter. Son approche à trois niveaux, schématisée sur la figure projetée, est plus simple à comprendre que ce qu'il n'y paraît.

Le régime sociotechnique oriente la trajectoire de nos systèmes de production et est verrouillé par les multiples interdépendances qui se sont renforcées au fil du temps sous l'effet des mécanismes exposés précédemment. Au-dessus, tout en haut de la figure, vous avez les éléments de contexte que vous connaissez et qui exercent une pression pour changer. Cela ouvre des fenêtres d'opportunités vers des innovations telles que celles présentées ce matin et qui vont bousculer les choix actuels. Elles vont être construites dans ce qu'on appelle des niches d'innovation représentées en bas de la figure.

Une niche d'innovation est un réseau d'acteurs qui cherchent à penser différemment, à s'orienter vers des nouveautés, qui vont mobiliser des connaissances scientifiques et essayer, par expérimentation, d'avancer vers de nouveaux choix techniques. Dans une économie de marché, ces niches d'innovation sont composées d'organisations de nature très variable : des entreprises privées, des auto-entrepreneurs, des coopératives, des groupements associatifs, des consommateurs, mais il y a aussi des collectivités territoriales qui s'engagent dans des niches d'innovation. Il y a une multitude de profils d'acteurs et ma collègue, Mireille Navarrete, en parlant des innovations couplées, va vous présenter quelques exemples.

Si ces niches d'innovation parviennent à trouver les conditions de leur développement, elles vont pouvoir essayer de s'hybrider avec les composantes du régime en place. Si elles arrivent à s'hybrider, on peut imaginer la consolidation d'un nouveau choix technique, par exemple autour de l'agroécologie. C'est une situation dans laquelle la transition a réussi et ce schéma résume ce que peut être un processus de transition sociotechnique à une échelle sectorielle dans une économie de marché.

Le problème est que nous avons tendance à rester dans le rouge. On est en échec par rapport à cet objectif de transition parce que les niches d'innovation ne parviennent pas suffisamment à se développer dans le régime en place. La concurrence de marché à laquelle elles sont confrontées ne leur permet pas une diffusion et une adoption suffisantes pour réduire leurs coûts marginaux et être profitables.

Ces niches d'innovation sont confrontées à une phase d'apprentissage difficile, car elles ne sont pas adaptées aux infrastructures et aux réglementations. C'est compliqué pour elles d'arriver à enclencher ces fameux rendements croissants d'adoption et de trouver leur profitabilité. L'hybridation nécessaire à ce processus de transition ne semble pas s'opérer. Nous sommes en échec face à la transition.

Pour terminer, voici quelques chiffres pour illustrer le poids de certaines niches qui n'occupent qu'une part mineure dans nos systèmes de production. L'agriculture biologique, par exemple, représente 6 % des dépenses alimentaires des ménages. En dehors de l'agriculture biologique, une étude récente menée à l'Inrae a montré que les démarches innovantes portées par les très grandes marques nationales ne représentent que 2 à 5 % des ventes alimentaires. Ces niches existent, mais elles sont confrontées à des difficultés.

L'État doit donc intervenir en tant que garant de la concurrence et responsable du bon fonctionnement du marché. Il faut trouver des soutiens pour faciliter le développement de ces niches et leur permettre d'enclencher ces fameux rendements croissants d'adoption. Il a fallu un siècle pour consolider nos choix techniques actuels. Il faudra probablement un siècle pour consolider de nouveaux choix techniques.

Je laisse maintenant la parole à ma collègue Mireille Navarrete, qui va parler des innovations couplées.

Mme Mireille Navarrete, directrice de recherche en agronomie à Inrae et directrice de l'unité de recherche Écodéveloppement. - Intéressons-nous d'abord au système agrialimentaire. Il comporte différents maillons. C'est la production agricole en ferme, la fourniture d'intrants, la commercialisation des produits agricoles, le conseil technique, etc. Les acteurs du système agrialimentaire sont interconnectés par des flux de produits et d'informations. Pour autant, l'innovation aujourd'hui est majoritairement pensée au sein de chaque domaine. Par exemple, un agriculteur va tenter de développer des innovations techniques sur sa ferme en s'adaptant aux contraintes de l'aval de la filière qu'il considère comme figées. Cette façon d'innover, qui a bien fonctionné pendant très longtemps, est aujourd'hui remise en question parce qu'elle aboutit à des potentiels d'innovation largement insuffisants pour répondre aux enjeux sociétaux et environnementaux actuels.

Nous avons donc proposé le concept d'innovation couplée, qui est la combinaison cohérente d'innovations relevant de différents domaines du système agrialimentaire et qui nécessite la coordination de différents acteurs de ce système pour résoudre un problème complexe. Sur le schéma, vous voyez qu'avec l'innovation couplée, on arrive à combiner plusieurs éléments qui initialement étaient déconnectés.

Ces innovations sont de nature variable, cela peut être des innovations techniques comme celles dont on a discuté dans la première table ronde, le biocontrôle par exemple, mais elles peuvent également être organisationnelles, réglementaires, institutionnelles ou sociales.

L'innovation couplée peut se produire naturellement dans la vie réelle, mais on peut également la favoriser. En tant que chercheurs impliqués dans l'innovation couplée, nous adoptons deux postures : une posture analytique qui consiste à comprendre et à décortiquer les innovations existantes et une posture transformative pour soutenir et accompagner l'émergence de nouvelles innovations. Je vais présenter deux exemples pour illustrer ces postures.

Le premier exemple porte sur le recouplage entre les domaines de la production et de la restauration collective. La restauration collective publique est un levier pour accélérer les transitions des systèmes agrialimentaires. Plusieurs lois récentes ont été élaborées pour guider les changements de pratiques, comme la loi EGalim. Pour autant, les objectifs fixés dans cette loi sont loin d'être atteints, notamment en ce qui concerne le pourcentage de bio dans les cantines scolaires. Ces évolutions trop lentes sont dues à ce fameux verrouillage sociotechnique.

Il existe des niches d'innovation, au sens évoqué par Marie-Benoît Magrini, et je vais vous en présenter une qui a permis l'approvisionnement des cantines des crèches de Paris en légumes 100 % bio. Cette innovation repose sur une forte coordination entre des producteurs, initialement des céréaliers, la coopérative Bio Île-de-France, Sodexo et la Ville de Paris. Le travail a commencé avec un légume phare, la pomme de terre, pour deux raisons : d'une part, c'est un produit essentiel dans les menus des bébés, d'autre part, c'est l'un des légumes les plus traités avec un IFT de 20. Cette pomme de terre a joué un rôle central en permettant ensuite de développer l'approvisionnement en bio pour d'autres légumes.

Des céréaliers d'Île-de-France ont introduit la pomme de terre dans leurs rotations et ont adopté des modes de production bio pour fournir les crèches de Paris. Ils ont créé une coopérative qui les a rassemblés pour regrouper leurs produits ainsi qu'un atelier de transformation des pommes de terre brutes en produits de cinquième gamme, à savoir des pommes de terre précuites et sous vide fournies directement aux cantines.

S'est alors posée la question du transport de ces pommes de terre sous vide depuis l'atelier de transformation situé en Île-de-France, en zone rurale, jusqu'aux 300 cuisines des crèches de Paris. Sodexo a mis en place une plateforme logistique pour réaliser ce transport.

Dans ce dispositif d'innovation couplée, la Ville de Paris a joué un rôle central par son marché public en mettant une clause de production biologique sur 100 % des pommes de terre. Dans cet exemple, les acteurs se sont coordonnés, ils ont combiné leurs innovations de façon cohérente, c'est une situation d'innovation couplée.

Pour autant, ce processus de déverrouillage d'un système initialement très verrouillé n'a pas été simple. Dix ans ont été nécessaires pour coordonner progressivement les différents secteurs économiques et pour que les acteurs apprennent à interagir et à se coordonner. Ce processus, qui constitue une niche d'innovation, a été rendu possible parce que les acteurs étaient dans un contexte relativement protégé et qu'ils étaient soutenus à la fois par la Ville de Paris et par une réglementation favorable, à savoir la loi EGalim.

Le second exemple illustre la posture d'accompagnement par les chercheurs. L'enjeu est de diversifier les cultures, levier majeur pour réguler les bioagresseurs comme l'a montré une expertise récente pilotée par l'Inrae en 2022. Pour autant, la diversification en maraîchage se développe très peu, en particulier dans les exploitations qui sont engagées dans des circuits longs. Cela s'explique par le verrouillage extrême du système, dans un contexte de commercialisation très concurrentiel, reposant sur des circuits longs et largement piloté par la grande distribution. Comment déverrouiller le système et permettre aux maraîchers de diversifier leur culture ?

Dans un projet de recherche participatif qui associait des chercheurs, des agriculteurs, des équipementiers, des coopératives et des grandes surfaces spécialisées, nous avons conçu des prototypes d'innovation couplée pour soutenir les maraîchers dans la diversification de leur culture. Je parle ici de prototypes, car ce ne sont pas des innovations mises en place sur le terrain, mais des concepts dont les acteurs doivent maintenant se saisir. Je voudrais insister sur un point : la diversification des cultures entraîne des changements importants dans les caractéristiques de la production. On augmente le nombre d'espèces cultivées dans l'exploitation à surface constante, donc les volumes sont plus petits, plus hétérogènes et entrent en tension avec le modèle d'économies d'échelle de la grande distribution.

Pour favoriser la diversification dans le maraîchage, il est essentiel de développer des organisations économiques avec l'aval de la filière. Cela implique le regroupement des volumes entre agriculteurs, des contrats entre coopératives et agriculteurs, ainsi que des contrats entre les coopératives et la grande distribution, qui sera, in fine, le pourvoyeur essentiel des légumes pour le consommateur. Accompagner une innovation couplée sur la diversification consiste à encourager les interactions entre les acteurs de la production et de l'aval pour arriver à des modes de production plus durables.

Pourquoi la recherche s'implique-t-elle dans cet accompagnement ? Il se trouve qu'il y a encore peu d'acteurs socio-économiques intermédiaires capables d'accompagner la conception d'innovations couplées. Il y a à la fois un problème de compétence à acquérir, mais également de posture, c'est-à-dire que ces acteurs doivent être capables de soutenir le bien commun et de mettre éventuellement au second plan les stratégies individuelles et les stratégies à court terme. La recherche a joué ce rôle dans quelques projets de recherche participative pour soutenir les déverrouillages.

Il faut reconcevoir des modèles économiques qui seront soutenables économiquement. On a beaucoup parlé des coûts dans la table ronde précédente, c'est essentiel. De nouvelles formes d'action publique sont nécessaires pour soutenir ces changements.

Je voudrais terminer en parlant du réseau IDEAS dédié à l'innovation dans les systèmes agrialimentaires et qui combine trois composantes essentielles : la recherche avec production de connaissances, d'outils et de méthodes ; une plateforme d'appui pour accompagner les acteurs, comme nous l'avons fait dans l'exemple de la diversification des cultures ; la formation, essentielle pour faire monter en compétence à la fois les acteurs actuels qui dirigent le système agrialimentaire, mais également les jeunes en formation qui seront les futurs acteurs et devront gérer les nouveaux enjeux des systèmes agrialimentaires.

Mme Marie-Benoît Magrini. - En conclusion, nous souhaitions insister sur la nécessité de renforcer les interactions et la coordination entre les opérateurs dans les filières et les systèmes agrialimentaires afin d'arriver à ces innovations couplées qui accompagnent les niches d'innovation.

Nous vous invitons à réfléchir à ces innovations organisationnelles. Nous venons de publier un ouvrage collectif dans lequel nous avons coordonné avec des économistes, des juristes et des sociologues une analyse des différents dispositifs contractuels qui organisent actuellement les échanges entre les différents opérateurs du monde agricole. Nous avons observé qu'à travers la gouvernance contractuelle, la capacité des acteurs à s'engager dans des innovations collectives à long terme est très variable. Il est probable que ce volet de la contractualisation est un levier à discuter pour essayer d'accompagner ces niches d'innovation.

M. Daniel Salmon, sénateur, rapporteur. - Merci beaucoup. Nous allons maintenant entendre Hervé Guyomard, directeur de recherche en économie à l'Inrae. Il va nous parler du rôle de l'État à travers les politiques agricoles, en particulier la PAC, et nous expliquer comment tout cela peut s'articuler.

M. Hervé Guyomard, directeur de recherche en économie à Inrae. - Nous travaillons à un niveau plus agrégé, en utilisant un peu tout ce qui a été présenté ce matin. Nous faisons de la modélisation des marchés agricoles, de leur impact sur les prix, les revenus, l'environnement, le climat, etc.

Nous observons l'impact des politiques publiques, en particulier de la politique agricole commune. La plus grande difficulté que nous avons, c'est l'intégration de toutes les connaissances que vous avez vues ce matin et la modélisation de ce que sera demain à partir de ce qu'on sait aujourd'hui.

Dans ce cadre-là, en m'appuyant sur un travail réalisé pour le Parlement européen, je vais vous présenter des projections sur la PAC d'après 2027, qui devrait théoriquement s'appliquer au 1er janvier 2028. Voici auparavant quelques chiffres : la PAC s'élève à 264 milliards d'euros pour les cinq ans à venir, soit un peu plus de 50 milliards d'euros par an, dont un peu moins de 10 milliards d'euros pour la France. La PAC est donc un levier très fort.

Elle vise neuf objectifs sur lesquels tout le monde est d'accord, qui couvrent toutes les dimensions de la durabilité. La question, ce sont les priorités. Les aides de la PAC sont déclinées en deux piliers et ressemblent un peu à des briques de Lego : si vous êtes agriculteur, vous avez un soutien de base ; si vous êtes un jeune agriculteur, vous avez un paiement supplémentaire ; vous pouvez bénéficier du paiement redistributif sur les petites et moyennes exploitations agricoles ; si vous êtes en zone défavorisée, vous recevez un supplément. Si vous élevez des vaches allaitantes, en France, vous profitez de l'aide couplée, etc.

Le second pilier a la particularité d'être cofinancé par les États membres et par Bruxelles et couvre un ensemble très disparate de mesures, dont, en tout cas dans notre pays, la compensation pour les zones défavorisées et les mesures agro-environnementales et climatiques. Dans d'autres pays, c'est un peu différent.

Bien qu'il existe un cadre commun, défini au niveau de l'Union européenne, on constate une évolution vers une plus grande subsidiarité au nom d'une plus grande efficacité au niveau national. Cette tendance rend le cadre de moins en moins commun et complexifie l'évaluation, car l'application de la PAC varie fortement selon les États membres, et les informations sont difficiles à obtenir. De façon très simplifiée, au risque de caricaturer, il y a un premier arbitrage à faire entre l'économie, et en particulier les revenus agricoles, et la protection de l'environnement. Si l'on donne la priorité à l'environnement, à technique inchangée, cela va se faire au détriment de l'économie et des revenus et vice-versa.

La question pour la PAC de l'après-2027 est de savoir quelle voie nous allons choisir. La décision se prendra dans un contexte très différent de celui de la PAC de 2021, appliquée seulement en 2023, avec la crise de la covid, la guerre en Ukraine, etc. Les risques et les crises de toute nature se sont aggravés. Les protestations agricoles ont réclamé moins de normes et de contraintes, la question des revenus agricoles persiste, de même que d'autres objectifs figurant dans la PAC mais toujours pas pris en compte tels que la question de la non-durabilité de l'agriculture et des régimes alimentaires malsains dans l'Union européenne, qui contribuent au développement de l'obésité et des maladies qui y sont liées. Le seul levier de la PAC n'aura pas d'impact sur les régimes alimentaires.

L'élargissement de l'Union européenne à l'Ukraine et à d'autres États membres, même si cela ne se fera pas tout de suite, constitue une première inconnue. L'Ukraine est un grand pays en surface, ce qui lui donnerait droit à des aides importantes, mais pas en termes de richesse, donc elle contribuerait peu au budget européen. Ainsi, à politique inchangée, l'Ukraine recevrait 8 milliards d'euros. La question est donc des savoir si l'adhésion de l'Ukraine serait un catalyseur pour modifier la PAC. Le budget de la PAC est la seconde inconnue qu'il faut prendre en compte dans la réflexion sur une éventuelle adhésion de l'Ukraine et d'autres pays.

Nous proposons un cadre d'analyse qui considère les enjeux sociétaux et les enjeux agricoles. En fonction des choix politiques, nous avons défini cinq trajectoires alternatives et montré leurs effets. Les objectifs de la future PAC, qui varient selon les trajectoires, doivent être dotés d'instruments ; ils ont des répercussions sur le budget et la gouvernance de la PAC et des impacts potentiels sur les priorités politiques et les autres enjeux. Les cinq trajectoires montrent que les grands arbitrages ne sont pas conciliables, au moins à court et moyen terme, même en augmentant les ressources budgétaires.

Le premier arbitrage porte sur la priorité à donner soit à la protection de l'environnement, soit aux capacités d'approvisionnement domestique. Si vous augmentez, par exemple, les surfaces d'intérêt écologique, vous allez avoir une diminution de la production. Le deuxième arbitrage oppose la compétitivité prix et le soutien du revenu de tous les agriculteurs.

En matière de protection de l'environnement, deux approches se dégagent. La première consiste à miser sur l'efficacité environnementale. Certaines solutions présentées dans la première table ronde contribuent à cet objectif. La seconde approche vise à refondre complètement les systèmes et les paysages agricoles. Deux voies sont alors possibles : l'agroécologie ou l'intensification de l'agriculture sur les terres restantes en rendant davantage de terres à la nature. Je souligne que cette dernière option est volontairement extrême, afin de mettre en évidence ses effets.

Les effets à court terme de ces différentes trajectoires varient. Privilégier l'économie et les revenus a un impact négatif pour l'environnement, mais positif pour l'approvisionnement domestique. À l'inverse, donner la priorité à l'environnement, soit en réservant des terres à la nature, soit en adoptant l'agroécologie, a un effet positif pour l'environnement, mais négatif pour l'approvisionnement domestique. Il y a également des impacts sur les régimes alimentaires et les revenus que je n'ai pas le temps de détailler.

Il est essentiel de considérer également les impacts à plus long terme, qui sont plus incertains. Prenons l'exemple de l'approvisionnement domestique. Si l'on donne la priorité à la production dans une optique de sécurité alimentaire, la question est de savoir si celle-ci sera maintenue à long terme malgré la dégradation de la biodiversité et des agroécosystèmes. Cela dépendra notamment des innovations futures, que les économistes ne sont pas en mesure de prédire. À partir des connaissances actuelles, la réponse est plutôt négative. Si l'on adopte la trajectoire de l'agroécologie, qui implique un changement de régime alimentaire, cela aura un impact négatif à court terme sur la production. La question est de savoir si, une fois le choc passé, on pourra améliorer la production à plus long terme. Il y a des inconnues dans cette approche également.

Le dernier sujet concerne le nombre d'exploitations. On parle beaucoup de renouvellement des générations dans les objectifs politiques qui concernent l'agriculture, mais le nombre d'exploitations agricoles n'est jamais évoqué. Toutes les trajectoires prévoient une baisse, car c'est la tendance du régime sociotechnique, pour reprendre le vocabulaire de Marie-Benoît Magrini. Mais dans certaines trajectoires, la diminution sera moins forte que dans d'autres et c'est cela qu'on essaie de quantifier.

En conclusion, je voudrais mettre en avant cinq messages.

D'abord, les défis sont nombreux, de grande ampleur et difficilement conciliables. Selon nos recherches et nos modélisations, il est inutile de laisser croire que tout est conciliable, au moins à court terme.

Ensuite, le problème des régimes alimentaires ne pourra pas être résolu en jouant uniquement sur l'offre, comme c'est le cas dans la PAC traditionnelle. Le développement de la production de fruits et légumes ou de légumineuses ne changera pas les préférences et les habitudes alimentaires. Il faut jouer sur l'ensemble du système alimentaire, depuis la production jusqu'à la consommation (farm to fork), pour être efficace en termes de réduction des impacts environnementaux.

Par ailleurs, la transition ne sera pas possible sans ressources additionnelles, qui doivent couvrir l'ensemble de la chaîne alimentaire. Les besoins en investissement sont considérables. Tout à l'heure a été évoqué le bien-être animal. Si vous visez des niveaux très élevés de bien-être animal dans lequel tous les animaux auraient accès à l'extérieur, les besoins au niveau européen sont évalués à 25 milliards d'euros par an. Il faut agir à l'échelle européenne, en particulier pour éviter des distorsions de concurrence et une piste de financement pourrait être un emprunt européen. Néanmoins, dans les textes de la Commission, l'agriculture et l'agroalimentaire ont tendance à être exclus ou, en tout cas, sous-estimés par rapport à d'autres priorités.

Le quatrième message porte sur la nécessité de placer la PAC de l'après-2027 sur de bons rails. On peut faire des choix positifs à court terme en privilégiant, par exemple, la production, qui s'avèreront préjudiciables à long terme, aussi bien en termes de production que d'innovation. Il est essentiel d'essayer de concilier économie et environnement au risque de prendre encore du retard. La question porte sur l'efficacité budgétaire et les nouveaux instruments pour y parvenir. Prenons l'exemple des pesticides. Il existe un problème lié à la dégradation des pesticides et leur moindre utilisation va poser des problèmes de revenus aux agriculteurs. La taxe est l'instrument économique le plus efficace. Nous étudions la possibilité de taxer les pesticides tout en rendant les sommes prélevées aux agriculteurs à travers le découplage des taxes et des remboursements, de façon à conserver le caractère incitatif et à compenser l'effet revenu.

Mon dernier message vise à attirer votre vigilance sur le fait que la France n'est pas l'Union européenne et réciproquement. Prenons l'exemple des échanges commerciaux. La balance agroalimentaire de l'Union européenne n'a jamais été aussi excédentaire qu'aujourd'hui et les exportations européennes agroalimentaires augmentent plus vite que les importations. C'est l'inverse pour la France : les exportations comme les importations augmentent, mais les importations augmentent plus vite que les exportations. Il faut analyser les raisons de ces évolutions pour prendre des décisions éclairées. Il y a peut-être des excès de normes en France, mais c'est une raison insuffisante pour expliquer ce phénomène. Nos positionnements produits sont différents et notre politique agricole est beaucoup moins dynamique que dans d'autres pays. Notre travail de modélisation vise à quantifier ces différents effets.

M. Daniel Salmon, sénateur, rapporteur. - Le dernier intervenant est M. Thierry Langouët, directeur de l'appui à l'enseignement technique agricole. Il est fondamental d'aborder la formation, car les agriculteurs de demain sont dans les écoles.

M. Thierry Langouët, directeur de l'appui à l'enseignement technique agricole (Eduter) à l'Institut Agro. - Toutes les questions qui ont été abordées ce matin concernent également l'enseignement agricole. J'ai souligné le mot « technique » dans le titre de ma présentation car on aurait pu également parler de l'enseignement supérieur agronomique dans la mesure où j'enseigne dans un établissement supérieur agronomique. Cependant, ma mission est d'appuyer les 800 établissements de l'enseignement technique agricole.

Toutes les thématiques entendues aujourd'hui sont reprises en termes de priorités par l'enseignement agricole. J'en mentionne deux : le renouvellement des générations et la formation aux transitions. La déclinaison de la priorité « former aux transitions », qui est l'une des priorités de la direction générale de l'enseignement et de la recherche, passe notamment par la rénovation des référentiels des diplômes de l'enseignement agricole, car tout ce qu'on a entendu ce matin nécessite des adaptations fortes pour tous les diplômes. Les diplômes d'enseignement technique agricole vont de la quatrième jusqu'au brevet de technicien supérieur et, dans l'enseignement supérieur, jusqu'aux licences, aux masters, etc.

La rénovation des référentiels de diplôme passe par les savoirs agronomiques et économiques pour des systèmes résilients, mais également le développement des compétences psychosociales auquel il faudrait consacrer du temps, car lorsque les gens sont formés, il faut aussi qu'ils fassent du chemin pour réfléchir à de nouveaux systèmes.

Par ailleurs, les référentiels d'enseignement agricole sont désormais rédigés de la même manière, avec une approche par compétence et interdisciplinaire, se distinguant de l'approche exclusivement disciplinaire. En effet, les approches systémiques et par compétence conduisent à ne pas se limiter uniquement aux disciplines, sans pour autant leur ôter leur importance, et à aborder les choses par d'autres biais tels que les compétences.

Ensuite, il faut inciter et valoriser les initiatives des établissements pour les transitions. Il faut également favoriser et soutenir les projets des établissements : chaque année, nous organisons, par exemple, le printemps des transitions au cours duquel les établissements d'enseignement technique agricole, essentiellement publics, organisent des événements sur ce qu'ils font, notamment dans les exploitations agricoles. C'est utile non seulement pour les élèves, mais également pour les agriculteurs du territoire. Nous accompagnons également les projets de transition des établissements, notamment dans les exploitations, afin de faire évoluer les pratiques et les systèmes d'exploitation agricole ainsi que les ateliers technologiques des établissements qui concernent souvent l'agroalimentaire.

Nous incitons et soutenons les coopérations entre l'enseignement technique, l'enseignement supérieur et la recherche afin qu'entre les résultats de la recherche et la formation des futurs agriculteurs ou salariés agricoles, cela « percole », ce qui n'est pas évident. On a demandé également aux établissements d'élaborer des plans locaux pour l'enseignement des transitions.

Je vais maintenant vous présenter le plan « Enseigner et produire autrement », qui reprend tous ces objectifs. Il a commencé en 2014 et en est maintenant à sa deuxième mouture. Les effets de ce plan viennent d'être évalués par l'agence Phare, qui a remis un rapport très épais non publié jusqu'à présent.

Le ministère de l'Agriculture présentera bientôt un bilan dont je vais vous donner quelques éléments. Le premier plan était très axé sur l'évolution des exploitations agricoles des établissements d'enseignement technique agricole. Tous les établissements publics ont une exploitation, ou plusieurs, de même que certains établissements privés. Le deuxième plan a commencé après 2018, à la suite de l'évaluation interne du premier plan. Il est parti du principe que si on n'encourage pas la parole des apprenants, cela ne sert à rien. Or, ces derniers ne sont pas assez associés à la conception des nouveaux systèmes.

Le deuxième plan a cherché à mobiliser l'ensemble de la communauté éducative et a agi sur tous les projets d'établissement, la rénovation des diplômes, la formation des personnels et les ressources. En effet, former aux transitions nécessite pour les enseignants et les formateurs des ressources pédagogiques adaptées à la transmission de savoirs à des élèves de différents niveaux. Il y a une transposition pédagogique à faire.

Par ailleurs, le deuxième plan prévoyait d'amplifier la mobilisation des exploitations des établissements non seulement dans un objectif d'apprentissage, mais également pour les agriculteurs du territoire de l'établissement. Enfin, ce plan avait un but d'animation et d'essaimage des pratiques innovantes dans ces territoires, au-delà des établissements. Le deuxième plan a concerné l'ensemble des formations.

Je vous présente quelques indicateurs que l'agence Phare a mis en évidence. L'un des objectifs était d'avoir des démarches pédagogiques expérimentales autour des transitions : par exemple, faire en sorte que les élèves de BTS, qui sont souvent les élèves qui s'installent comme agriculteurs, soient associés à des dynamiques de reconception de systèmes d'exploitation. Cela a plutôt bien marché. Il y avait des objectifs très techniques sur les exploitations agricoles des lycées tels que l'arrêt de l'utilisation du glyphosate. L'enquête indique un taux de réussite de 85 %, mais les établissements n'ont pas tous répondu. Si l'on considère l'ensemble des établissements, environ la moitié, soit 46 %, respectent cet objectif. 36 % des exploitations des établissements agricoles, essentiellement publics, ont consacré un pourcentage de leur surface à l'agriculture biologique et 42 % des établissements ont au moins un atelier en agriculture biologique. Le résultat est donc mi-chèvre, mi-chou, même si l'objectif n'était pas de faire passer toutes les exploitations agricoles en agriculture biologique. Les deux tiers des établissements ont mis en place des plans locaux « Enseigner à produire autrement », sachant qu'il y a une grande différence entre les établissements publics qui l'ont pratiquement tous mis en oeuvre, et les établissements privés qui ne sont que 21 % à l'avoir fait. Toutefois, ces chiffres résultent d'une enquête à laquelle les établissements privés ont moins répondu, ce qui ne préjuge pas de la mise en place desdits plans locaux.

Il est important de former les enseignants aux transitions compte tenu de la complexité du sujet. 3 000 ont été formés au cours du dernier plan, soit un sur six, alors que les objectifs étaient beaucoup plus ambitieux. C'est déjà bien, mais ce n'est peut-être pas suffisant. Un autre indicateur mesure le fait d'avoir dans chaque établissement un écoresponsable, même si c'est un peu loin de la production. 10 000 élèves se sont impliqués dans ces dynamiques. A également été évaluée la mise en place de projets en sciences participatives : cela a plutôt bien marché. Par ailleurs, 50 % des apprenants ont été associés à des projets structurants de transition avec les exploitations, soit de l'établissement, soit du territoire.

La première table ronde a évoqué la loi EGalim, à laquelle l'enseignement agricole est soumis. 97 % des établissements ont respecté les principes de la loi EGalim dans la restauration, cela a donc bien fonctionné. En revanche, en ce qui concerne l'objectif d'approvisionnement local, le pourcentage chute à 30 %, ce qui paraît difficile à comprendre puisqu'il s'agit de lycées agricoles qui gèrent beaucoup d'exploitations.

La rénovation des diplômes autour des questions de transition et de bien-être animal est en cours. C'est un processus continu qui est pratiquement achevé.

Les obstacles que l'agence Phare a repérés sont intéressants. Avant de les énumérer, il convient d'insister sur le consensus autour du plan « Enseigner à produire autrement » chez les personnels des établissements, notamment les enseignants et les formateurs. En outre, ce plan a amplifié la mobilisation des exploitations agricoles des lycées.

Parmi les obstacles à l'enseignement des transitions figure une forte différenciation des situations, à l'échelle régionale en particulier. C'est un réel souci.

Le rapport insiste sur l'évolution insuffisante des pratiques des enseignants. Les questions de transition font l'objet d'un consensus, mais il y a des divergences d'engagement selon les enseignants et l'outillage reste insuffisant. C'est souvent l'absence de ressources pour pouvoir enseigner des choses aussi complexes que ce qui a été présenté ce matin qui apparaît comme l'obstacle le plus important.

L'évaluation met également en avant une approche « compétences » et pluridisciplinaire pas suffisamment intégrée. Par ailleurs, la distance entre le monde enseignant et les exploitations des établissements fait que ces dernières sont insuffisamment mobilisées pour être des supports pédagogiques.

L'évaluation énumère enfin les obstacles les plus forts, tels que les profils sociologiques des apprenants, la distance entre les savoirs acquis en centre de formation et les pratiques et discours du terrain, voire les incertitudes agronomiques et économiques. Ensuite sont cités les cloisonnements entre l'enseignement technique supérieur, la recherche, les professionnels, le monde du conseil, qui ne permettent pas d'étayer suffisamment les pratiques et les organisations pédagogiques visant les transitions. Concrètement, les innovations décrites dans la première table ronde arrivent dans les établissements, mais leur mise en application nécessiterait des organisations dédiées, des structures plus solides. Enfin, les enquêtes menées par l'agence Phare soulignent que la parole et l'initiative des apprenants sur les transitions ne sont pas suffisamment mobilisées. Ils sont peu associés à leur conception et à leur mise en oeuvre, voire ils les subissent, ce qui peut créer des heurts, notamment compte tenu de leurs profils sociologiques. En tant qu'ancien directeur de lycée agricole, j'ai pu en faire l'expérience.

En conclusion, il est nécessaire de clarifier l'ambition politique et de définir un cadre de référence pour les transitions, avec des objectifs chiffrés et une articulation avec les différentes politiques publiques. Il est également important de favoriser une territorialisation des actions. Les décisions ne peuvent pas être prises au niveau de l'administration centrale. Il faut mieux mobiliser les acteurs de terrain - enseignants, formateurs, exploitations, ateliers technologiques, monde professionnel et enseignement supérieur et recherche - et décloisonner les approches. Enfin, les apprenants doivent être partie prenante dans la conception, la mise en oeuvre et le suivi des actions qui vont dans le sens des transitions.

Pour finir, il y a des perspectives intéressantes avec les orientations ministérielles actuelles, qui renforcent le développement des coopérations entre l'enseignement technique, l'enseignement supérieur, la recherche et les professionnels en faveur des transitions. J'ai mentionné des exemples de grands appels à projets, tels que Casdar, AMI, France 2030, etc. Il y a également des exemples de projets lauréats de l'appel à manifestation d'intérêt « Compétences et métiers d'avenir », doté d'un budget très important jusqu'à présent. L'enseignement technique agricole, en collaboration avec l'enseignement supérieur, la recherche et les professionnels, s'est fortement mobilisé. Nous avons soutenu, avec nos équipes, 18 projets qui ont bénéficié de 85 millions d'euros d'aides. Les sujets des projets lauréats de l'appel à manifestation d'intérêt « Compétences et métiers d'avenir » portent sur les nouvelles compétences dans l'enseignement agricole, l'élevage résilient, le numérique et l'aromatique en agriculture, les nouveaux agroéquipements, la logique de durabilité de la forêt, l'alimentation durable, les ferments alimentaires, la gestion de l'eau, etc. Ce sont des évolutions positives.

Le plan « Enseigner à produire autrement », qui a beaucoup mobilisé l'enseignement agricole, se termine en 2024 et son évaluation débouchera sans doute sur un troisième plan qui ne s'appellera peut-être pas de la même façon, mais qui visera les mêmes objectifs et peut-être avec une volonté de les atteindre plus rapidement. Je vous signale en conclusion la série de podcasts réalisée par France Culture sur la parole donnée aux jeunes, dans les lycées agricoles notamment, sur leur relation à l'agroécologie, les transitions, etc. Leurs propos peuvent parfois heurter, mais à défaut de les entendre, il faut au moins les écouter.

M. Daniel Salmon, sénateur, rapporteur. - Mes chers collègues, avez-vous des questions à l'issue de cette table ronde ?

M. Joël Bruneau, député. - La démocratie, pour reprendre une formule célèbre, est le pire des systèmes, à l'exception de tous les autres. De même, l'économie de marché est ce qui permet le mieux, globalement, d'organiser. Cependant, cette économie de marché a du mal à appréhender à la fois le long terme et les externalités négatives.

Prenons l'exemple concret de l'encouragement à la production de légumineuses. Lorsque vous êtes agriculteur, si vous faites par exemple dans votre assolement une année de trèfle ou de luzerne, pendant cette période, vous ne gagnez rien. Il est beaucoup moins coûteux de remettre de l'engrais azoté sur le blé que vous allez cultiver après. Quelles seraient les pistes, par exemple, par le biais de la PAC, pour soutenir la production de légumineuses et allouer des moyens pour bonifier le revenu lié à cette production ? Parallèlement, un système de bonus-malus par rapport à l'utilisation d'engrais azotés pourrait être mis en place.

En fait, deux acteurs sont fondamentaux : l'agriculteur et sa capacité à survivre, et le consommateur. Aujourd'hui, 50 % des poulets achetés par les consommateurs sont des poulets élevés en trois mois avec du soja brésilien parce que c'est moins cher. Il y a un décalage entre ce que les gens disent et ce qu'ils font. Pour déverrouiller le système, il va falloir être inventif.

M. Daniel Salmon, sénateur, rapporteur. - Il est très intéressant de comprendre la complexité des mécanismes qui verrouillent un système et rendent sa transformation difficile. Il faudrait en discuter longuement et bien les étudier pour voir comment nous pouvons avancer à la vitesse requise. Nous pouvons nous dire que c'est difficile, mais nous avons des impératifs, ce n'est pas une option, il va falloir y arriver.

M. Joël Bruneau, député. - S'agissant de l'alimentation, il ne suffit pas de produire mieux pour que les gens aient une consommation plus vertueuse, indépendamment du prix, ce qui est pourtant très lié. Vous parliez des problèmes d'obésité, par exemple, qui engendrent des externalités négatives, notamment en matière de prise en charge. À cet égard, c'est le budget de l'assurance maladie qui est concerné. Aujourd'hui, ce sont les pauvres qui sont obèses, pas les habitants du 7e arrondissement de Paris.

Mme Mireille Navarrete. - Je voudrais apporter une nuance à votre remarque sur l'introduction de légumineuses et son coût plus important. Il faut se méfier de certaines intuitions, comme le prouve l'expertise collective menée par l'Inrae, publiée en 2022. Cette étude a démontré que l'impression selon laquelle l'introduction de légumineuses entraîne une perte d'argent n'est pas systématiquement vérifiée. En réalité, vous obtenez un bénéfice à long terme grâce à l'amélioration de la structure et de la santé du sol. Vous investissez donc à long terme. L'enjeu n'est pas uniquement de considérer les coûts de l'année en cours, mais également d'examiner l'effet cumulatif sur plusieurs années. Même si l'agriculteur investira de l'argent l'année en cours sans percevoir de revenus sur cette parcelle, il est important de prendre en compte les avantages à long terme.

M. Joël Bruneau, député. - S'il a des emprunts à rembourser, c'est encore plus problématique. Comme disait Keynes : « À long terme, nous serons tous morts. » C'est un peu cela, le sujet. Quand je parle d'externalité négative, je fais également référence au fait que, dans la pratique, le court terme prime, même si je suis d'accord avec vous sur le fond. Mais comment procéder dans la vie réelle ?

M. Hervé Guyomard. - Ce que vous dites est vrai, mais ce n'est pas une nouveauté. Si je prends l'exemple de la PAC, elle ne comporte pas de mesures correctrices pour cela. Certes, c'est difficile de quantifier les externalités négatives et positives, mais on connaît les grandes masses et il existe des chiffrages. La FAO a fait certaines études. Si elle a pu faire des estimations au niveau mondial, on doit bien être capable de le faire au niveau de l'Union européenne où les statistiques sont plus développées.

L'Europe et la France ont lancé des plans de développement des protéines. Pouvez-vous me faire le bilan de ces plans ? Existe-t-il une évaluation de ce qui a marché et de ce qui n'a pas marché ? Pour les agriculteurs, les légumineuses à graines ou fourragères ne sont pas rentables. Devant ce constat, la préconisation des économistes est simple : il faut rendre rentable ce que les agriculteurs ont du mal à produire parce que c'est trop cher. De même, il faut les dissuader de faire ce qui actuellement est dans leur intérêt parce que les pesticides et les engrais de synthèse ne sont pas chers. Une solution vise à modifier les prix relatifs, ce qui aura des conséquences sur les revenus. Par conséquent, notre travail de recherche consiste à trouver des dispositifs permettant de garder les incitations tout en compensant les effets revenus. C'est peut-être plus facile à dire qu'à faire, mais de nombreux travaux de recherche au niveau européen proposent des voies possibles. Ainsi, les mesures agro-environnementales et climatiques (MAEC) sur résultats constituent une piste. Ce dispositif est peu utilisé en France, mais il y a des exemples en Allemagne qu'il faut étudier.

Comme l'ont déjà dit mes collègues, les politiques publiques ne s'attachent pas à la cohérence de l'ensemble de la chaîne alimentaire. Les textes débattus dans les différents États européens, dont le nôtre, se concentrent sur les questions agricoles, à l'instar de la loi d'orientation agricole. En conséquence, les mesures votées n'apportent pas de réponse sur la stratégie à adopter pour changer les comportements des consommateurs en faveur de régimes alimentaires plus sains. Au-delà desdits comportements, c'est en jouant sur certains mécanismes économiques que les pouvoirs publics pourront changer les préférences. Cela renvoie à l'éducation, à la formation, etc. En fait, ce qui fait défaut, c'est la cohérence des politiques publiques sur l'ensemble de la chaîne alimentaire. Je sais que ce n'est pas chose facile, mais cela fait un certain temps qu'il n'y a pas de cohérence.

Mme Marie-Benoît Magrini. - Je voudrais apporter un complément d'information sur les légumineuses, dans la mesure où j'anime également le groupe Filière légumineuse de l'Inrae. J'ai constaté que ce qui fonctionnait chez les agriculteurs, c'est l'adoption d'une comptabilité analytique, qui leur permet de percevoir le bénéfice interannuel de la légumineuse et le bénéfice économique qu'ils peuvent en tirer. Aujourd'hui, la plupart des agriculteurs ne sont pas en comptabilité analytique, car cela suppose un coût supplémentaire auprès de leur centre de gestion pour obtenir ce conseil, alors que cela leur permettrait probablement de faire de meilleurs choix économiques.

M. Joël Bruneau, député. - Concrètement, dans quel sens ? Par exemple, une comptabilité analytique à la parcelle ?

Mme Marie-Benoît Magrini. - La comptabilité analytique permet de répartir avec précision toutes les charges en fonction des différentes cultures. Elle offre une perspective à l'échelle de la rotation.

M. Joël Bruneau, député. - Oui, plutôt qu'une moyenne générale.

Mme Marie-Benoît Magrini. -Dans les collectivités territoriales, vous utilisez la comptabilité analytique. Chez l'agriculteur, il faudrait renforcer son utilisation. Ensuite, les marchés sont variables. Si nous développons le marché de l'alimentation humaine pour la légumineuse, il existe des marchés qui sont aujourd'hui rentables pour la légumineuse, mais ce n'est pas le cas de tous. Les marchés se construisent également en fonction des valeurs et des préférences des consommateurs.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Nous arrivons à la conclusion de cette matinée dense, qui, comme l'a souligné Daniel Salmon, pourrait se prolonger. Cependant, nous avons chacun des engagements à respecter, notamment dans nos hémicycles.

M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l'Office, rapporteur. - À l'Assemblée nationale est examinée la proposition de loi sur les PFAS.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Les PFAS sont également des sujets d'intérêt sur lesquels l'OPECST a travaillé. Je m'excuse pour le temps contraint et l'accélération de la fin de la table ronde, mais nous devons répondre à nos autres engagements. Je remercie Daniel Salmon et Pierre Henriet pour l'animation de cette matinée et vous remercie pour vos interventions.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo, qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 10.