Jeudi 20 février 2025
- Présidence de Mme Christine Lavarde, présidente -
La réunion est ouverte à 8 h 40.
Examen du rapport « IA et environnement »
Mme Christine Lavarde, présidente, rapporteure. - Ce matin, nous allons d'abord examiner le dernier rapport de notre série sur les usages de l'intelligence artificielle (IA) qui traite de l'environnement et fait écho au rapport sur l'IA et les territoires présenté la semaine dernière par Amel Gacquerre et Jean-Jacques Michau, nous évoquerons ensuite les prochains travaux de notre délégation.
Avec Nadège Havet et Jean-Baptiste Blanc, nous allons donc tout d'abord vous présenter le rapport sur l'usage de l'IA dans l'environnement. L'IA est en effet appelée à jouer un rôle majeur dans l'action publique à l'ère de l'anthropocène, marquée par des changements rapides de l'environnement et des tensions croissantes sur les ressources naturelles.
Pour explorer ces liens entre IA et environnement et disposer d'un état des lieux objectif, nous nous sommes appuyés sur une dizaine d'auditions et de contributions écrites. L'approche retenue par la délégation étant centrée sur l'avenir du service public, nous avons fait le choix de solliciter à titre principal les opérateurs et instituts de recherche publics : l'Inria, l'Ademe, le BRGM, le Cerema, l'Ifremer ou encore Météo-France, sans compter l'IGN que nous avons auditionné en réunion plénière.
Notre objectif était d'apprécier la place occupée par l'IA en leur sein, en identifiant des cas d'usage concrets - avérés ou futurs -, et plus largement, d'évaluer dans quelle mesure l'IA peut contribuer à accélérer la transition écologique.
Nos échanges ont fort heureusement confirmé l'attention portée à l'IA par ces différents acteurs. Nous sommes néanmoins restés en partie « sur notre faim » s'agissant de la dynamique enclenchée, inégale selon les opérateurs, et de l'efficacité insuffisante de la coordination des nombreuses initiatives dans ce domaine.
Il faut reconnaître que face aux bouleversements engendrés par l'IA, les questionnements et tâtonnements sont encore nombreux.
Le champ de l'environnement étant particulièrement vaste, notre rapport ne prétend pas réaliser un inventaire exhaustif des cas d'usage.
Il n'a pas non plus vocation à approfondir le sujet central des conséquences environnementales de l'IA, que nos choix politiques et sociétaux ne peuvent évidemment pas ignorer.
Cette question de l'empreinte environnementale de l'IA - transversale à l'ensemble de nos rapports thématiques - fait néanmoins l'objet d'un encadré détaillé en préambule de notre rapport. Je me limiterai donc à rappeler ici quelques principaux constats et ordres de grandeur bien connus.
Comme en témoignent les rapprochements des géants du numérique avec l'industrie nucléaire, l'IA est l'une des raisons principales de la croissance des besoins en électricité, notamment ceux des centres de données, avec des enjeux locaux potentiellement importants. Une requête sur un assistant comme ChatGPT consomme dix fois plus d'électricité qu'une recherche classique sur Google.
Par conséquent, l'évolution vers des systèmes d'IA de plus en plus grands et généralistes, comme les LLM qui sont très énergivores, accentue, dans les conditions actuelles, la tendance à la hausse des émissions de CO2.
Enfin, de grandes quantités d'eau sont utilisées pour refroidir les serveurs des centres de données. Une étude de chercheurs de l'Université de Californie anticipe qu'en 2027, l'IA pourrait être à l'origine de prélèvements d'eau s'élevant entre 4,2 et 6,6 milliards de mètres cubes, soit l'équivalent de quatre à six fois la consommation annuelle du Danemark ou de la moitié de celle du Royaume-Uni.
Au total, la question de savoir si les services apportés par l'IA dans les politiques environnementales sont globalement susceptibles de compenser l'empreinte écologique de cette même IA reste ouverte. Idéalement, le recours à l'IA et le choix de l'outil devraient faire l'objet d'une balance environnementale au cas par cas, les IA spécialisées demeurant par exemple moins énergivores et plus efficaces que les IA polyvalentes. C'est tout l'enjeu de l'IA dite « frugale ».
Ces précisions liminaires étant faites, venons-en aux avancées majeures promises par l'IA au service de la transition écologique.
Mme Nadège Havet, rapporteure. - On peut schématiquement identifier un triple intérêt de l'IA dans le domaine de l'environnement : contribuer à une meilleure connaissance de l'environnement, pour une prise de décision plus éclairée ; améliorer la capacité de simulation et de prévision, pour anticiper et s'adapter aux enjeux, en particulier dans les situations de crise ; renforcer le processus de décarbonation et d'optimisation énergétique dans des secteurs variés. Je reviendrai successivement sur chacun de ces apports.
L'IA apporte tout d'abord une contribution majeure à la connaissance de notre environnement. Cela concerne en particulier les sols et la biodiversité sur terre comme en mer.
La nécessité de disposer de données précises et fiables sur l'usage des sols et leur qualité constitue un enjeu de taille pour le suivi de leur occupation et l'aménagement du territoire. Dans cet objectif, l'automatisation permise par l'IA a apporté une contribution décisive à la production de la nouvelle génération du référentiel national d'occupation des sols (OCS). Celui-ci a vocation à être utilisé à différents échelons territoriaux, pour la mise en oeuvre du ZAN notamment.
Dans ce cas d'espèce, le recours à l'IA a permis à la fois une réduction importante des coûts, en réduisant la part humaine dans l'interprétation des photos, et une diminution des délais de production, avec un rythme de couverture d'un tiers de la France par an en régime de croisière.
Au-delà du sol, de nombreux cas d'usage de l'IA pour la connaissance de l'environnement existent : suivi de la biodiversité et des écosystèmes, cartographie de la micro-faune des océans ou encore aide à l'exploration de l'océan profond et de ses ressources en métaux rares. À titre d'exemple, le projet « Meiodyssea », auquel participe l'Ifremer, s'appuie sur l'IA pour identifier de nouvelles espèces de la méiofaune, c'est-à-dire des petits organismes nichés dans les sédiments des océans, avec un gain de temps considérable par rapport aux méthodes traditionnelles : quelques minutes au lieu de plusieurs semaines.
En deuxième lieu, des techniques d'IA sont mises en oeuvre pour des simulations dans une démarche prédictive ou d'alerte précoce. Elles permettent d'anticiper des changements à court, moyen ou long terme.
Pour le suivi des nappes phréatiques, l'outil « météaunappes » du BRGM repose par exemple sur du machine learning. À partir de séries temporelles de suivi du niveau des nappes et de leur composition chimique, cet outil permet d'anticiper le comportement saisonnier de certaines nappes en fonction de scénarios climatiques. L'établissement est ainsi en capacité de fournir aux autorités une information prédictive relativement fiable pour la gestion de l'eau à l'échelle de certains territoires.
L'IA apporte également une contribution significative dans le domaine de la météorologie, où elle fait gagner un temps considérable.
Météo-France indique utiliser fréquemment une technique de réseaux de neurones convolutifs, adaptée au traitement d'image. Les applications sont multiples : prévision à court terme de la couverture nuageuse, estimation des précipitations à partir d'images satellites, détection de neige sur des images de webcams ou encore identification d'orages violents dans les résultats des modèles de prévision numérique du temps.
L'IA ira-t-elle pour autant jusqu'à remplacer les modèles météorologiques actuels ? Selon les scientifiques, les deux approches ont vocation à cohabiter à court et moyen terme, le passage à un modèle d'IA intégral étant encore une perspective relativement lointaine. En effet, les données nécessaires à l'apprentissage des modèles d'IA sont aujourd'hui issues des modèles physiques. Or les IA doivent être régulièrement entraînées pour ne pas produire de résultats obsolètes.
L'IA est également de plus en plus employée dans la science du climat. En témoigne la recherche sur l'apport de l'IA pour anticiper des phénomènes localement dangereux, comme les ouragans ou la prédiction des canicules.
Enfin, comme l'a montré le rapport sur l'IA et les territoires, une approche très prometteuse pour l'aide à la décision fondée sur l'IA est celle des jumeaux numériques. L'intérêt du jumeau numérique est qu'il peut apprendre en permanence à partir de multiples sources. À mesure que la contrepartie physique change, il peut se mettre à jour à une vitesse beaucoup plus rapide que les modèles de cartographie et de simulation précédents.
Le « jumeau numérique de la France » porté par l'IGN doit offrir une cartographie du futur du territoire en fonction de différents scénarios d'évolution des conditions climatiques et de l'action publique. L'IA sera utilisée de façon massive : pour la spatialisation et les représentations polymorphes (paysages, ouvrages d'art, infrastructures) mais aussi pour des simulations. Parmi les cas d'usage possibles touchant à l'environnement, on peut citer : la gestion du littoral, pour laquelle le jumeau numérique permettra par exemple de visualiser des scénarios d'évolution pour les infrastructures ou les biens menacés ; la résilience du système agricole, avec l'anticipation du changement climatique sur les types de culture ou la modélisation à grande échelle des évolutions des pratiques agricoles ; la gestion durable des forêts, en simulant son évolution en fonction de diverses hypothèses climatiques. La mobilisation de modèles de simulation facilitera l'élaboration d'outils d'aide à la décision mais aussi d'intermédiation.
En dernier lieu, l'IA permet de renforcer les processus de décarbonation et d'optimisation énergétique dans des secteurs variés. De nombreuses entreprises sont à l'origine d'applications et de services innovants visant à améliorer les chaînes logistiques et l'aide à la décision ou à la maîtrise des risques.
C'est le cas en particulier dans le domaine de l'agriculture, où le marché de l'IA connaît une croissance économique importante. Avec les progrès de l'apprentissage automatique, l'IA est de plus en plus utilisée pour analyser et contrôler une multitude de facteurs (température, hygrométrie, intrants, traitements mécaniques, types de semences...), pour limiter les émissions de CO2 et tendre vers des pratiques plus agroécologiques.
Dans le secteur de la pêche, des techniques d'IA sont utilisées pour développer des « filets intelligents » dans le cadre de la pêche au chalut. L'enjeu est de minimiser les captures aléatoires sans distinction d'espèces de poissons pour réduire le gaspillage et préserver les ressources.
Dans le domaine des énergies renouvelables, la start-up NamR, partenaire de l'IGN, a développé une IA capable de connaître le potentiel photovoltaïque des bâtiments et de définir la configuration optimale pour l'installation de panneaux solaires sur les toits. Des techniques d'IA permettent par ailleurs à cette entreprise d'exploiter des données publiques sur les logements afin de produire des propositions personnalisées sur leur rénovation énergétique.
Avant de céder la parole à Jean-Baptiste Blanc, un dernier mot pour souligner que l'attention portée à l'IA frugale permet de concilier innovation et durabilité environnementale dans le cadre d'usages numériques plus responsables. C'est l'une des ambitions affichées par l'action publique aux niveaux français et européen.
M. Jean-Baptiste Blanc, rapporteur. - Pour tenter de structurer l'action publique, le Gouvernement s'est doté en 2021 d'une feuille de route visant à généraliser l'IA au service de la transition écologique. Au sein du Commissariat général au développement durable (CGDD), le ministère de la transition écologique s'appuie sur un laboratoire d'innovation - l'Écolab -, chargé d'animer l'écosystème de l'innovation verte et de piloter la stratégie en faveur de l'IA pour l'environnement. Son action pour faire émerger des cas d'usage concrets de l'IA dans le secteur de l'environnement s'est récemment renforcée avec le lancement en 2023 de l'appel à projets DIAT (pour Démonstrateur d'IA dans les territoires).
Mis en oeuvre par la Banque des territoires, cet appel à projets vise des applications d'IA frugale et des technologies répondant aux besoins écologiques et énergétiques spécifiques de chaque territoire. Les huit lauréats subventionnés dans le cadre de la deuxième vague de démonstrateurs proposent des solutions variées pour optimiser les ressources naturelles (eau, énergie) et réduire l'empreinte carbone dans les processus urbains et industriels. Le déploiement de ces solutions très concrètes en conditions réelles permet de confirmer l'apport novateur des solutions développées et d'évaluer les conditions de passage à l'échelle. Il s'agit d'une initiative intéressante pour faire se rencontrer la demande des collectivités et l'offre des entreprises.
Au sein des agences, l'intérêt stratégique de l'IA comme technologie de rupture est également pris en compte, qu'il s'agisse des programmes scientifiques ou des plans d'adaptation des compétences.
Les développements rapides de l'IA ont mis en lumière la nécessité pour les opérateurs d'accueillir au sein de leurs équipes des spécialistes de la science des données capables de travailler en synergie avec les acteurs de l'environnement.
Grâce à l'attractivité de leurs missions, à la qualité scientifique de leurs projets et à l'adaptation de leur accompagnement en termes de formation, certains établissements sont parvenus à se doter des compétences recherchées. C'est le cas de l'IGN dont les équipes sont passées en l'espace de deux ans de 8 à 30 ingénieurs spécialisés.
L'IGN constitue cependant un cas à part, la plupart des opérateurs déplorant la difficulté à se doter des meilleures compétences.
À Météo-France par exemple, un « LabIA » constitué de quatre personnes a été mis en place en 2020. Le développement d'une capacité de recherche est passé par des réallocations de moyens et la quête de ressources complémentaires dans le cadre de projets partenariaux. L'établissement estime cependant que pour être à la pointe dans le domaine de l'IA et engager tous les travaux nécessaires, l'effectif mobilisé et les collaborations engagées avec d'autres structures s'avèrent insuffisants.
La mise à niveau des compétences apparaît d'autant plus indispensable que les nombreuses réflexions et expérimentations qui foisonnent ont besoin d'être ancrées dans le temps et dans l'espace et que le recours à des techniques avancées d'IA est encore très exploratoire.
Certes, le potentiel de l'IA générative est bien identifié par les opérateurs, en particulier pour renforcer la capacité d'extraction d'informations pertinentes dans des corpus documentaires volumineux ou pour l'analyse de documents soumis à une évaluation environnementale. Par exemple, le traitement automatique du langage est déjà utilisé au sein du ministère de la transition écologique pour aider les agents de l'Autorité environnementale à traiter les dossiers qui sont soumis à une évaluation environnementale (outil « LIRIAe »). Cependant, pour des usages plus avancés, l'appropriation de l'IA est toujours en cours.
L'animation de l'écosystème de recherche repose de façon plus marginale sur l'organisation de compétitions scientifiques sous forme de « challenges » ou de « hackathons ». L'environnement constitue un terrain privilégié, les jeux de données ouverts servant à stimuler la recherche et les projets partenariaux. C'est le cas par exemple des événements organisés par l'Ademe, tel que le « challenge Dis-Ademe ».
Ce type de démarche exploratoire apparaît intéressant sous réserve que ces démarches soient suffisamment structurées et que les résultats prometteurs puissent rapidement déboucher sur des évolutions concrètes.
Cela nous amène aux axes de travail que nous avons identifiés pour le futur. Quatre séries de conditions nous paraissent devoir être réunies pour assurer la réussite de l'IA au service de l'environnement : le renforcement de l'« exploitabilité » des données ; l'amélioration de la gouvernance ; la bonne orientation des dispositifs de recherche ; et la mise en place d'un modèle économique adapté.
Première condition : favoriser la disponibilité et la qualité de la donnée. L'accès à des données de qualité constitue une condition indispensable de la performance des systèmes d'IA.
Dans le domaine de l'environnement, de nombreux acteurs publics et privés interviennent à divers titres dans la production et la réutilisation de données : opérateurs et services de l'État dans toute leur diversité, collectivités territoriales, autres acteurs publics et privés des territoires ou encore organismes publics et privés de recherche et acteurs de la société civile. Avec le développement du numérique et la politique d'open data, un écosystème foisonnant de la donnée a ainsi vu le jour. Pourtant, la connaissance et l'exploitation des données rendues accessibles restent insuffisantes.
D'une part, certaines données environnementales sont parfois peu utilisées en raison de leur caractère difficilement exploitable ou parce qu'elles ne suscitent pas l'intérêt escompté. La multiplicité des sources peut rendre difficilement identifiables les données de référence et par conséquent entraver leur « découvrabilité » selon l'expression de l'Écolab. C'est pourquoi il convient en tout premier lieu de poursuivre les efforts visant à structurer les jeux de données en matière environnementale et à améliorer leur référencement.
D'autre part, certaines « briques » de notre environnement font encore l'objet d'une connaissance lacunaire, soit en raison de l'imperfection du système de recueil des informations, soit parce que la connaissance de ces éléments reste dans les mains d'acteurs privés.
Les données du sous-sol font par exemple l'objet d'informations encore très parcellaires. Or une connaissance approfondie et fiable de cet élément est nécessaire pour la prise en compte des risques naturels dans le bâti et l'aménagement du territoire. Un travail de longue haleine doit encore être mené par le BRGM dans ce domaine.
Certains acteurs privés possèdent par ailleurs des informations qui peuvent s'avérer précieuses, en particulier dans certains cas d'urgence. Or rien ne les oblige aujourd'hui à partager ces données. En voici une illustration.
Dans le cadre du projet « ReSoCio », le BRGM a engagé une étude sur l'utilisation de l'IA pour faciliter le traitement d'informations issues des réseaux sociaux après une catastrophe naturelle. L'étude s'appuyait sur le réseau Twitter, devenu X.
Un usage intensif des réseaux sociaux est en effet souvent observé après la survenue de catastrophes naturelles, comme par exemple lors du séisme de Cholet en 2019. Dans ces situations, l'IA se présente comme un atout majeur pour identifier les messages utiles parmi les millions de « posts » envoyés chaque minute, et les analyser pratiquement en temps réel.
Le dispositif mis au point permet, en quelques secondes, de localiser et d'évaluer les impacts.
Jusqu'à début 2023, Twitter permettait à chacun d'utiliser une partie de ses données gratuitement. Depuis son rachat par Elon Musk, le réseau social a cependant remplacé son API gratuite par des solutions onéreuses devenues rédhibitoires pour les recherches académiques. Cette évolution a soudainement rendu inutilisables les modèles d'analyse de tweets développés par l'équipe de recherche tout en démobilisant les acteurs associés (sapeurs-pompiers, services municipaux, volontaires).
Mme Christine Lavarde, présidente, rapporteure. - Dans ce contexte, la réflexion sur les conditions dans lesquelles la notion d'intérêt général pourrait être utilisée pour pousser les acteurs privés à les partager dans un cadre précis doit se poursuivre. Ceci implique que ces acteurs privés trouvent un intérêt à ce partage, en termes d'image et de réputation ou d'ouverture à de nouvelles collaborations avec d'autres acteurs par exemple.
Deuxième condition de la réussite de l'IA pour l'environnement : la gouvernance. Il est nécessaire d'approfondir les efforts de coordination, de mutualisation et de rationalisation dans la gouvernance, afin que la sphère publique gagne en efficacité dans l'exploitation de cet outil.
À titre d'exemple, le Cerema propose que cette démarche de coordination prenne la forme d'un comité interministériel de l'IA avec un rôle de coordinateur national qui pourrait être assuré par la Dinum. Quel que soit le schéma retenu, cet effort apparaît indispensable, ne serait-ce que pour écarter le risque de redondances dans les projets explorés par les opérateurs.
Troisième condition : trouver la meilleure orientation possible pour les sujets de recherche de l'IA sur l'environnement.
Les agences de programme récemment mises en place ont pour ambition d'améliorer la structuration des sujets de recherche à partir d'une analyse prospective. Il s'agit, pour reprendre le questionnement de l'Inria, de savoir « comment juger aujourd'hui des recherches potentiellement utiles demain et comment prévoir ou décider aujourd'hui des savoirs dont nous pourrions avoir besoin demain ».
Pour l'Inria, l'enjeu est d'adopter des approches originales, d'identifier des projets exploratoires sur l'IA plus risqués, et d'orienter les financements plus largement vers les recherches en rupture. Ces projets novateurs auraient vocation à se déployer à côté de gros projets visibles plus classiques.
Autre point : les analyses prospectives réalisées par les équipes de recherche ne doivent pas mettre de côté les apports des technologies fondées sur l'IA. Or cet aspect est encore trop souvent négligé dans les études de prospective, y compris dans les réflexions menées par les experts. Il convient donc d'intégrer les apports de l'IA dans les analyses prospectives sur l'évolution du climat et des politiques environnementales à différents horizons.
Dernière condition : trouver le bon modèle économique.
Quelle place les acteurs de l'IA en France et en Europe pourront-ils occuper dans leur domaine au cours de la prochaine décennie face aux Gafam ? Dans le domaine de la prévision météo par exemple, de grandes entreprises privées investissent des moyens colossaux dans des systèmes qui rivalisent aujourd'hui avec les modèles des opérateurs publics.
Cette capacité du secteur privé à développer, à partir de données gratuites produites par les opérateurs publics, des produits commerciaux qui viennent en partie concurrencer ces mêmes opérateurs doit être interrogée. Elle pose en tout cas la question du prix de la donnée. Car, comme en témoigne la situation critique de l'IGN, la politique d'open data a fragilisé le modèle économique des opérateurs publics dont l'équilibre financier dépendait de la vente de données.
Dernier point important, auquel Jean-Baptiste Blanc a déjà fait référence : l'un des freins rencontrés dans l'appropriation des possibilités offertes par l'IA reste toujours la capacité des opérateurs publics et des organismes de recherche à se doter des profils nécessaires pour développer, mettre en oeuvre et analyser les résultats obtenus grâce à l'IA. Il est donc indispensable d'accompagner les stratégies de recrutement des acteurs publics pour leur permettre de se doter des meilleures compétences.
Tels sont, mes chers collègues, les constats et axes de travail qui viennent compléter le panorama de notre délégation sur l'IA et le service public. Nous vous remercions de votre attention.
Mme Vanina Paoli-Gagin. - Merci pour ce rapport très intéressant. Vous êtes-vous interrogés sur la question de la propriété des données et celle de savoir si les données sont hébergées dans des solutions qui échappent à toute extraterritorialité ?
Il est fantastique que nous puissions mieux connaître notre planète pour trouver des solutions de remédiation. Mais si cela revient presque à délivrer un mode d'emploi de nos vulnérabilités, c'est autre chose. Avez-vous eu la possibilité de creuser ce point ?
M. Bernard Fialaire. - On voit bien l'intérêt de la coordination des initiatives. L'expérimentation menée à Villeurbanne sur les centres locaux d'information et de coordination (CLIC) pour les personnes âgées, à l'époque où je suis entré dans la vie publique, est parlante : une troisième catégorie d'assistante sociale a été créée pour faire le lien entre les assistantes sociales des hôpitaux et celles du terrain. À la lumière de cette expérience, je ne suis pas certain que la coordination soit toujours efficace.
En revanche, la démarche de Jean-Louis Borloo, qui a créé un grand ministère de l'environnement réunissant plusieurs directions, dont la direction de la forêt, était intéressante car elle avait pour but d'éviter le travail en silo.
Même dans la lutte contre les Gafam, on s'aperçoit que l'on pourrait presque créer le plus grand bureau d'ingénierie publique à condition que tout le monde travaille ensemble. Il y a des spécificités propres à chaque discipline mais aussi un ensemble de données à partager. Si on arrivait à regrouper et à croiser les données, en utilisant l'intelligence artificielle et des modèles de calcul, on pourrait franchir un pas important.
Avez-vous rencontré des gens très attachés à leur pré carré ou, au contraire, très ouverts à un brassage des données, qui est la source d'efficacité dans le domaine de l'IA ?
Mme Amel Gacquerre. - Je vous remercie pour tous ces travaux et éléments qui, au fil de la présentation des rapports, nous permettent de dresser des recommandations que nous partageons complètement, notamment sur la gouvernance et la nécessité de structurer les données.
Je voudrais vous entendre sur l'IA frugale, car nous allons vers une IA énergivore et très consommatrice en eau. Dans les Hauts-de-France, nous sommes confrontés à ce problème avec le futur data center à Cambrai, où l'on voit déjà aujourd'hui une levée de boucliers de certains acteurs qui nous alertent sur cette consommation en eau. Je pense que nous allons vivre cette tension dans les territoires.
La question de la frugalité pose la question de l'impact et de la mesure de l'impact. Existe-t-il aujourd'hui des acteurs publics de bon niveau sur la mesure de l'impact de l'IA en termes de consommation énergétique ? Avons-nous des avancées importantes en la matière ?
M. Jean-Jacques Michau. - Je vous remercie et vous félicite. Lorsque nous avons travaillé avec Amel Gacquerre, nous n'avons pas tranché la question de savoir s'il est préférable d'avoir des données ouvertes ou si l'on doit prendre une autre direction. Il s'agit de la question de la propriété de la donnée. À qui est-elle ouverte ? Et si c'est ouvert, est-ce que c'est ouvert pour tout le monde ?
Après avoir suivi ces travaux, je veux remercier la Présidente pour sa proposition de rédaction de plusieurs petits rapports. Faut-il à présent réaliser une synthèse de tout cela ?
M. Christian Redon-Sarrazy. - Je remercie les trois rapporteurs pour ce rapport particulièrement éclairant sur un sujet plus que sensible.
Je vais rebondir sur la proposition de Jean-Baptiste Blanc sur le ZAN et la santé des sols. La santé des sols, c'est aussi l'arbre, l'oiseau qui a son nid en haut de l'arbre, les racines de l'arbre, la biodiversité à moins d'un mètre de profondeur, la roche un peu plus bas, et, encore plus en profondeur, l'eau. Pour tous ces éléments, on trouve des données dans beaucoup d'endroits : celles de l'Office français de la biodiversité (OFB), celles de l'agriculteur qui travaille, celles de la propriété forestière, du BRGM ou encore du Cerema.
Cependant, cette donnée est dispersée et chacun la protège en essayant de l'utiliser en fonction de ses préoccupations. Est-ce qu'on ne va pas vers du cloisonnement qui, même avec l'IA, ne permettra pas d'avoir une approche globale, notamment sur la santé des sols et de leur utilisation ?
Ne sommes-nous pas aujourd'hui dans une impasse s'agissant de la capacité des données à interagir et à être partagées ? Qui va faire ce travail de synthèse ? Puisque nous arrivons au dernier rapport d'une série qui a bien cerné les enjeux, sommes-nous capables de capitaliser sur l'existant pour en faire un vrai outil dans différents domaines ?
Avez-vous l'impression qu'on prend ce chemin-là ou est-ce plutôt le contraire, comme le laisse, par exemple, penser l'antagonisme entre l'IGN et le Cerema s'agissant des sols ?
M. Pierre Barros. - Merci pour l'ensemble des rapports sur les usages de l'IA. Il est intéressant de noter qu'au fil des rapports, les mêmes questions sont posées autour de la matière première, les données, et de leur traitement technique, avec notamment la question des data centers.
Pour faire un parallèle avec des choses que nous connaissons déjà, il ne faut pas minimiser les avancées technologiques apparues en vingt ou trente ans d'informatique. À une époque, il fallait une salle entière pour stocker des données. Aujourd'hui, nous pouvons stocker des volumes considérables dans des espaces beaucoup plus petits.
On peut parier sur l'augmentation de la puissance de calcul et les perspectives offertes par les ordinateurs quantiques, qui feront qu'à un moment donné, en termes d'énergie, de puissance de calcul et de refroidissement, on sera sur quelque chose de plus frugal. Cependant, les besoins en calcul augmenteront aussi. Il y a donc des choses qui vont s'équilibrer. Dans le cadre du pilotage, les infrastructures que nous mettons en place aujourd'hui interrogent sur les besoins en électricité, en eau et en surface. Cela rejoint les questions d'aménagement du territoire.
Rappelons-nous, il y a 150 ans, quand on a créé les réseaux ferrés, ce sont eux qui ont structuré l'aménagement du territoire en France.
Le sujet de la donnée est passionnant. Est-ce qu'on considère la donnée comme un bien marchand ? Est-ce qu'on la financiarise, en la traitant comme on traite un bien comme les céréales, qu'on cultive, produit, met sur le marché, valorise ? L'exemple de l'analyse des tweets était intéressant car il permet de voir ce que ces données génèrent comme informations après traitement et analyse, dans le cadre d'un aléa climatique ou d'un événement particulier.
Grâce à l'IA, nous pouvons identifier un problème, voir comment il évolue et faire ce qu'il faut pour prévenir le risque. C'est presque d'utilité publique. La donnée doit-elle être d'utilité publique, avec un traitement public, ou être une denrée comme une autre dans un système marchand ? Ou bien pouvons-nous trouver une solution entre les deux ? Si je voulais faire de l'humour, je dirais : créons une grande agence de l'IA pour gérer tout cela et faisons le point dans vingt ans !
En tout état de cause, les développements en cours nous obligent à réfléchir sur la façon dont nous allons construire les liens entre le secteur public et le secteur marchand sur des choses qui font déjà notre quotidien et qui le structureront encore plus fortement dans quelques années.
Mme Vanina Paoli-Gagin. - La question est posée de savoir ce qui relève des communs numériques, c'est-à-dire de l'intérêt général du public, et ce qui n'en relève pas. Dans un domaine où le champ d'action est mondial, je vois mal comment résoudre l'équation entre intérêt public et intérêt privé et le problème de la monétisation. La donnée est aujourd'hui presque la valeur suprême, celle qui donne le pouvoir. Il s'agit d'un débat juridique qui devra être conduit, mais plutôt dans des instances internationales.
M. Christian Bruyen. - Merci, Madame la Présidente, pour ce rapport qui nous permet d'aborder plus précisément les enjeux de l'émergence de l'IA dans nos politiques publiques dédiées à l'environnement.
Je voudrais faire une suggestion sur un sujet que vous avez déjà évoqué : les besoins énergétiques considérables de l'IA, qu'il s'agisse de la production ou de l'utilisation des puces électroniques, des infrastructures de stockage, de calcul et d'entraînement des modèles d'IA ou encore de la multiplication des applications et des utilisateurs. Tous ces facteurs vont faire exploser les besoins énergétiques. C'est une évidence. On ne sait pas encore calculer précisément le coût environnemental. L'empreinte carbone sera élevée et il y aura un impact sur les ressources naturelles, l'eau et les matériaux précieux.
Je pense que, parallèlement à l'identification des usages bénéfiques de l'IA pour l'environnement, il faudrait se fixer des objectifs significatifs pour une IA plus frugale. C'est aussi la responsabilité des pouvoirs publics de concourir à une prise de conscience plus forte, car l'IA aura des conséquences inévitables sur l'environnement et potentiellement très douloureuses sur les modèles économiques.
Le Sénat pourrait-il être un petit colibri qui travaille sur ce sujet ?
Mme Nadège Havet, rapporteure. - Comme l'a dit Pierre Barros, la donnée constitue effectivement la matière première. C'est ce qui est le plus précieux. Et en fait, nous ne pouvons pas faire fonctionner l'IA si nous n'avons pas un minimum de données.
S'agissant de la question de l'accès aux données, les données publiques sur l'environnement concernées par l'« open data » sont accessibles à tous sur le portail « ecologie.data.gouv.fr ». Lorsqu'il s'agit de données sensibles, qui ne font pas l'objet d'une diffusion généralisée, les pouvoirs publics sont attentifs à l'enjeu de souveraineté. On peut citer les données critiques sur les minerais qui font l'objet d'un inventaire piloté par le BRGM. L'enjeu de la sécurisation de la donnée est donc bien pris en compte.
M. Jean-Baptiste Blanc, rapporteur. - Je trouve que la donnée sur le sol commence à progresser depuis la loi « climat et résilience ». Cependant, comme Christian Redon-Sarrazy l'a dit, il existe une compétition entre des organismes tels que le Cerema, l'IGN, le BRGM et d'autres.
Un autre problème se pose, qui sera discuté au moment de l'examen de notre proposition de loi visant à instaurer une trajectoire de réduction de l'artificialisation concertée avec les élus locaux, c'est la mesure de l'artificialisation à partir des données « ENAF » sur une période de dix ans. Cette façon de mesurer devra évoluer avec la nouvelle définition de l'artificialisation. On a déjà un problème pour mesurer l'existant et il faudra un tuilage avec la nouvelle définition. Or l'IA n'est pas encore aboutie et il existe une compétition entre les organismes.
Le sujet de la gouvernance est également important. Les élus ne sont pas associés à cela, contrairement à ce que dit le Cerema. Nous pensons que la gouvernance est insuffisante.
La question se pose par ailleurs de savoir si la donnée du sol doit être publique ou si c'est une question de souveraineté. Le sol est tout aussi important que l'IA et il faut décider avec qui partager cette donnée.
Enfin, le dernier point soulevé par Christian Redon-Sarrazy concerne le sol vivant car, une fois que nous aurons réglé la question du ZAN, notamment grâce à l'IA, nous devrons traiter la question du sous-sol.
Comme nous l'avons constaté lors des auditions, les données disponibles sur le sous-sol sont insuffisantes, ne serait-ce que pour connaître sa valeur agronomique. Il est incroyable que nous soyons incapables, en 2025, de déterminer la valeur agronomique d'une terre. Un sous-sol possède-t-il une forte valeur agronomique, fertile, fertilisante et nourricière ? Nous sommes incapables de le dire.
Pour autant, les acteurs sont mobilisés et nous allons finir par y arriver. Concomitamment, nous allons également légiférer sur le sous-sol pour éviter de construire sur les terres à forte valeur et pour ne pas aggraver les zones inondables.
Au final, si nous parvenons à partager les données sur le sol et le sous-sol avec les élus locaux, nous les aiderons à prendre de meilleures décisions. Il faut cependant veiller à ce que ces données ne tombent pas entre de mauvaises mains, car qui détient le sol détient tout, y compris le sous-sol.
Mme Vanina Paoli-Gagin. - Je me permets d'ajouter une précision : c'est déjà le cas, car la majorité des engins agricoles sont américains. Ils comportent des systèmes de positionnement par satellite et des capteurs. Toutes les données transmises par les agriculteurs de France via leurs machines vont aux États-Unis. Les rendements et l'état de productivité de notre agriculture sont ainsi mieux connus par les Américains que par nous-mêmes.
Mme Christine Lavarde, présidente, rapporteure. - La connaissance du sol et du sous-sol est essentielle, notamment pour prévenir les catastrophes naturelles. Pour connaître son sol avec précision aujourd'hui, la meilleure solution est encore de procéder à un carottage pour déterminer la profondeur d'argile. Malheureusement, nous ne disposons pas encore de solutions d'IA fiables qui, par capillarité ou similarité, seraient capables de fournir des informations sûres sur la profondeur des fondations nécessaire pour construire sur un sol argileux.
Concernant le bilan énergétique de l'IA, au cours des auditions, l'Ademe n'a abordé que ce sujet alors que nous avons essayé de la faire parler d'autre chose comme par exemple des appels à projets en cours. Cela nous paraît dommage s'agissant d'une agence qui devrait s'intéresser à la façon dont l'IA peut améliorer la politique publique en matière de gestion des déchets et dans tout un tas d'autres domaines.
En réponse à Jean-Jacques Michau, nous prévoyons d'élaborer une synthèse qui fera le point sur les éléments communs à tous les rapports. Nous organiserons également une séance, si possible ouverte à tous les sénateurs, pour bénéficier d'une démonstration de technologies françaises d'IA dans des domaines variés.
La délégation adopte, à l'unanimité, le rapport et en autorise la publication.
Sur la suite de nos travaux, vous avez tous pu prendre connaissance des quatre thèmes qui avaient déjà été identifiés et que nous avons rappelés la semaine dernière. J'ai reçu vos candidatures. Les rapporteurs que nous pouvons désigner aujourd'hui sont : Vanina Paoli-Gagin, Stéphane Sautarel et Éric Dumoulin pour le futur de la valeur économique, Pierre Barros, Khalifé Khalifé et Bernard Fialaire pour le futur de la valeur sociale, Amel Gacquerre et Rémi Cardon pour le futur du modèle démocratique.
Pour le travail sur l'autorité et la vérité, les candidatures sont toujours ouvertes. Je suis prête à travailler sur ce sujet. Je note que Nadège Havet et Jean-Jacques Michau sont intéressés.
Nous allons essayer de commencer par faire des auditions qui réveillent, qui attirent, transversales à nos sujets. N'hésitez pas à nous faire remonter vos idées d'audition ou de déplacement.
Enfin, un débat sur l'IA pourrait se tenir en séance publique conjointement avec l'OPECST fin avril, au cours duquel seraient abordées les questions à la fois du modèle et des usages. Je vous remercie.
La réunion est close à 9 h 35.