Lundi 24 mars 2025

- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -

La réunion est ouverte à 14 h 05.

Audition de Renault - MM. Jean-Dominique Senard, président, Bruno Vincent, directeur des affaires publiques, Philippe Farge, délégué régional, et Nicolas Tcheng, responsable des relations institutionnelles

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Jean-Dominique Senard, président de Renault, M. Bruno Vincent, directeur des affaires publiques, M. Philippe Farge, délégué régional, et M. Nicolas Tcheng, responsable des relations institutionnelles.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Messieurs, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

M. Jean-Dominique Senard, président de Renault. - Je ne décèle pas le moindre élément de nature à me mettre sous contrainte.

M. Olivier Rietmann, président. - Hormis le fait que vous travaillez chez Renault et que vous bénéficiez d'aides publiques. C'est précisément pour cela que nous vous auditionnons !

M. Jean-Dominique Senard. - Le sujet est vaste, mais à titre personnel, je n'ai aucun lien d'intérêts.

M. Olivier Rietmann, président. - Messieurs, je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Jean-Dominique Senard, Bruno Vincent, Philippe Farge et Nicolas Tcheng prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, vise trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Pouvez-vous présenter succinctement l'activité de votre groupe ?

Quel regard portez-vous sur les aides publiques aux entreprises ? Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles qui sont octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ?

Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont, selon vous, les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?

Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de vingt minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Jean-Dominique Senard. - L'industrie automobile est aujourd'hui engagée, vous le savez, dans une transition inédite qui nécessite une confiance pleine et entière entre les acteurs économiques et les pouvoirs publics. Dans ce contexte, il me semble tout à fait normal de s'interroger sur la bonne utilisation des ressources que les pouvoirs publics consacrent à notre industrie. Je tiens donc à vous remercier pour cette audition.

Comme président d'une grande entreprise française, je voudrais apporter un éclairage sur les aides publiques dont nous avons bénéficié et la manière dont nous les avons utilisées.

Je construirai mon propos en quatre points : j'évoquerai d'abord l'empreinte de notre groupe en France ; je vous présenterai ensuite les montants des aides publiques perçues par le groupe Renault en 2023 au travers de plusieurs dispositifs ; je reviendrai sur les retombées de ces aides pour notre tissu de fournisseurs ; enfin, puisque vous m'y invitez, je formulerai quelques recommandations.

Voilà à peine cinq ans, Renault se trouvait dans une situation de crise qui menaçait sa survie. J'en ai été le principal témoin en arrivant dans le groupe, ayant dû procéder à l'annonce en 2020 de pertes historiques pour le groupe - elles s'élevaient à 8 milliards d'euros.

À ce propos, je reviendrai sur le dispositif du prêt garanti par l'État (PGE), ouvert à toutes les entreprises et accordé cette année-là au groupe Renault, qui ne pouvait produire et vendre en raison de la crise de la covid-19. Il a été dit, et il se dit encore que notre groupe aurait perçu dans ce cadre 5 milliards d'euros d'aide. Comme vous le savez, c'est faux ! Le groupe a contracté auprès de banques privées un prêt garanti par l'État. Sur l'enveloppe disponible de 5 milliards d'euros, le groupe Renault n'en a utilité que 4 milliards et il les a remboursés en avance. Ce PGE a constitué une aide indispensable ; pourtant, il n'a pas coûté un centime au contribuable, au contraire : notre groupe a payé 76 millions d'euros d'intérêts aux banques et rendu 45 millions d'euros à l'État au titre des garanties. Cet exemple montre bien qu'un effort de pédagogie sur les dispositifs d'aides publiques reste nécessaire. Vos travaux y contribueront.

La nouvelle stratégie dite Renaulution, mise en place en 2021, puis brillamment exécutée sous l'autorité de notre directeur général, Luca de Meo, visait évidemment à répondre à cette situation de crise. Ce redressement a été opéré en préparant l'avenir de Renault sur les nouvelles chaînes de valeur du secteur : l'électrique, le logiciel, l'économie circulaire ou encore les nouvelles mobilités. Mais ce qui est exceptionnel, c'est le recentrage du groupe sur la France, alors même que, quatre ou cinq ans auparavant, le futur de beaucoup de nos sites en France suscitait de fortes interrogations.

Tous nos sites français ont aujourd'hui une perspective d'activité. Les usines du pôle ElectriCity, situées à Douai, Maubeuge et Ruitz, assemblent les véhicules électriques et leurs composants. L'usine de Cléon assure la production de moteurs électriques, celle du Mans est dédiée à la conception des châssis. Les sites de Sandouville et Batilly produisent les utilitaires innovants. La manufacture de Dieppe est spécialisée dans les véhicules Alpine - la pointe de la technologie. Enfin, l'usine de Flins, sur laquelle pesaient à l'époque bien des menaces, est désormais consacrée à l'économie circulaire. Sans parler de nos sites de recherche et développement (R&D) à Guyancourt, Toulouse et Sophia Antipolis. Ce redressement s'est appuyé sur un dialogue social de très grande qualité.

Au total, le groupe Renault emploie 38 000 salariés en France dans neuf usines et sept centres d'ingénierie répartis sur tout le territoire. Renault, c'est aussi le premier réseau commercial automobile de France, avec 3 200 agents et concessionnaires.

J'élargirai maintenant la perspective à l'ensemble de la filière automobile.

Cette filière compte aujourd'hui 4 000 sites industriels en France et emploie directement 770 000 salariés, ce qui est considérable. Elle domine le classement en termes de dépôts de brevets. En outre, elle est engagée dans l'un des plus grands défis de son histoire, qui consiste à changer radicalement la motorisation, intégrer une nouvelle architecture électronique et affronter des évolutions géopolitiques brutales.

Dans ce contexte, les aides publiques que nous recevons sont absolument nécessaires pour conforter la transformation de cet outil industriel en France.

J'en viens au montant des aides publiques que le groupe Renault a perçues en 2023 dans le cadre du déploiement de sa stratégie de redressement. Celles-ci ont été réparties en plusieurs dispositifs différents : nous avons bénéficié de réductions d'impôts - les « coûts évités » - pour un peu plus de 4 millions d'euros, dont 2,7 millions d'euros au titre du mécénat ; nous avons reçu des aides à l'emploi, à la formation et à l'activité partielle à hauteur de 24,8 millions d'euros ; surtout, nous avons été bénéficiaires du crédit d'impôt recherche (CIR) - 133,9 millions d'euros - et de subventions liées à des projets d'investissement en R&D dans le cadre des plans France Relance et France 2030 - 60 millions d'euros. À ces chiffres, s'ajoutent 8,8 millions d'euros d'aides régionales et 5 millions d'euros d'aides de natures diverses.

Le plan France 2030 est un exemple très efficace de stratégie publique en matière industrielle. Il repose sur des objectifs et priorités pour l'ensemble de la filière automobile, ainsi que sur des financements pour les accompagner. Je citerai par exemple la production de 2 millions de véhicules électrifiés d'ici à 2030, un objectif ambitieux. Nos échanges avec l'État ont été de très grande qualité et se sont déroulés en toute cohérence et bienveillance. Nous avons soumis plusieurs dossiers de demande d'aide, qui ont chacun reçu l'attention de l'administration et fait l'objet d'une convention spécifique.

Les 60 millions d'euros perçus en 2023 dans le cadre des plans France Relance et France 2030 ont principalement eu pour objet d'accompagner notre pôle « électricité », notamment les projets de lancement de la R5 et de la R4 électriques. Les premiers résultats sont tout à fait positifs. Nous avons également bénéficié de 8,8 millions d'euros d'aides régionales pour accompagner cette électrification. En regard de ce soutien, le groupe Renault a investi en France, au cours de la même année, 830 millions d'euros en actifs corporels et 2 milliards d'euros en frais de R&D, y compris en développement expérimental.

Au total, entre 2020 et 2024, ce sont plus de 14 milliards d'euros qui ont été investis par le groupe Renault en France, témoignant de l'ampleur des décisions que nous avons prises durant cette période. Le plan France 2030 est d'autant plus significatif qu'aucun dispositif aussi ambitieux n'existait avant la crise sanitaire.

Je ne reviendrai pas sur le cadre européen des aides d'État, qui prévoit un critère d'« incitativité » : la demande d'aide doit précéder le début des travaux et le bénéficiaire doit aller au-delà de la mise en conformité.

Comme vous l'avez évoqué, le soutien de l'État est légitimement assorti de conditions précises, qui font l'objet d'un suivi par les services de l'État et de Bpifrance - création d'emplois, performance économique et environnementale, innovation, retombées pour la filière -, en particulier dans le cadre des conventions signées pour chaque dossier.

Au sein du plan France 2030, 5 milliards d'euros d'investissements publics devraient être mobilisés pour la filière automobile. Nous saluons cet effort très significatif.

De leur côté, la Chine et les États-Unis ont fortement investi pour développer les véhicules électriques.

Le plan américain IRA (Inflation Reduction Act), qui comprend des aides aux entreprises et aux consommateurs, prévoit 400 milliards de dollars d'allègements fiscaux et de subventions à destination des seuls véhicules électriques et de la production de batteries. Selon l'Institut Montaigne, il aurait déjà contribué à créer près de 330 000 emplois. La célérité avec laquelle l'État fédéral et les entreprises privées se sont associés a participé à son succès : non seulement l'IRA a favorisé l'émergence d'une industrie moins émettrice de CO2, mais il est aussi un puissant outil géopolitique pour réduire les dépendances stratégiques.

Quant à la Chine, le véhicule électrique est une priorité des autorités depuis au moins 2012. Celles-ci ont déployé des moyens considérables qu'il est extrêmement difficile de mesurer précisément. J'ajoute que beaucoup de pays ne font aucun effort de transparence sur les aides aux entreprises. Dans un rapport du centre de recherche en management de l'École polytechnique de décembre 2023 auquel nous avons contribué, Marc Alochet estime que la partie émergée de l'iceberg serait un soutien de 150 milliards d'euros versés en dix ans par les autorités chinoises à la filière du véhicule électrique. Je puis personnellement vous assurer que ces aides sont beaucoup plus anciennes. Ce soutien est probablement plus important que celui de l'IRA et a permis de planifier l'apparition d'une filière compétitive et innovante.

En définitive, l'Europe se trouve aujourd'hui face à deux blocs très ambitieux qui utilisent le levier des aides publiques de façon extrêmement volontariste. Pour ma part, j'ai toujours été favorable à un capitalisme européen responsable. Et je n'entends pas recommander que l'Union européenne (UE) s'inspire des modèles sociaux et politiques étrangers que je viens de mentionner. Pour autant, il est essentiel de comprendre cette concurrence économique internationale à laquelle sont confrontées les entreprises européennes.

Les aides publiques et les dispositifs de correction sont devenus un facteur indispensable de la compétitivité et de l'attractivité de notre industrie. En effet, si nous avons fait le choix de la France de manière volontaire et déterminée, notre situation reste critique dans un secteur extraordinairement exposé comme le nôtre - eu égard notamment au coût du travail et au poids de la fiscalité, qui sont supérieurs à la moyenne européenne. En outre, les prix de l'électricité ont augmenté et sont beaucoup plus élevés en Europe qu'en Chine ou aux États-Unis. Or la production d'un véhicule électrique consomme deux fois plus d'électricité que celle d'un véhicule thermique. Le coût de l'électricité est donc un enjeu fondamental pour notre industrie. J'ajoute qu'en France nous avons la chance d'avoir une électricité décarbonée.

J'évoquerai maintenant le CIR, autre dispositif essentiel.

Sur une base de 100, le CIR permet d'abaisser le coût d'un chercheur français à 72 - ces chiffres étaient les mêmes lorsque je dirigeais le groupe Michelin. La Chine afficherait plutôt 67 et l'Inde 34.

Les 133,9 millions d'euros dont a bénéficié le groupe Renault en 2023 sont à mettre en regard de notre engagement à localiser la R&D en France. La même année, je vous l'ai indiqué, Renault a dépensé environ 2 milliards d'euros en frais de R&D en France, sachant que plus de 75 % de nos dépenses sont effectuées dans notre pays.

Le CIR nous permet de maintenir de nombreux sites d'ingénierie en France, dont le technocentre de Guyancourt et les sites de développement logiciel à Toulouse et Sophia Antipolis. Ce dispositif fait l'objet d'un contrôle très étroit de l'administration fiscale.

J'en viens aux retombées des aides publiques sur le tissu de nos fournisseurs et sous-traitants.

En France comme en Europe, l'impact de la transition écologique est particulièrement fort en la matière. La filière automobile doit relever ces défis, alors même qu'elle souffre depuis la crise sanitaire d'une diminution des ventes de 15 % au sein de l'UE et de 20 % en France. Nous souffrons également de bouleversements géopolitiques qui affectent l'ensemble de la chaîne de valeur, notamment concernant les matières premières de nos batteries.

Il est absolument indispensable que les acteurs publics et privés anticipent mieux les évolutions et fassent preuve d'une vigilance particulière - je l'avais déjà dit au Sénat lors d'une précédente commission d'enquête. Il est pleinement légitime que, parmi les critères d'éligibilité aux aides de France 2030, figurent les retombées sur le tissu de fournisseurs français et européens. Nous y avons porté une immense attention dans le dossier que nous avons fourni à l'administration.

Je citerai l'exemple du pôle « électricité », qui bénéficie directement à la filière : 69 % de la valeur de la R5 est produite en France, ce chiffre atteint 74 % pour le Scénic - ces deux modèles ont successivement été désignés voiture de l'année en 2024 et en 2025 et sont les premiers véhicules électriques à obtenir la certification Origine France Garantie. En outre, 75 % des fournisseurs sont situés dans un rayon de 300 kilomètres autour des usines. Par ailleurs, l'engagement du groupe Renault a permis l'installation d'une gigafactory, AESC, à Douai. Et nous sommes associés au projet de Verkor concernant l'installation d'une gigafactory à Dunkerque.

Les sous-traitants de la filière ont eux-mêmes accès à ces aides. Je pense à l'appel à projets qui avait été lancé en 2021 pour soutenir la diversification des sous-traitants de l'automobile et a retenu près de 82 projets. Certains dispositifs, à l'instar du comité d'orientation pour la recherche automobile et mobilité (Coram), favorisent la collaboration entre les acteurs de la filière et offrent des taux d'aides bonifiés pour les petites entreprises. Les sous-traitants bénéficient par ailleurs de mesures d'accompagnement spécifiques, dont l'accélérateur PME de Bpifrance. Nous nous en félicitons.

Pour favoriser l'évolution des compétences - sujet stratégique qui réclamera à court, moyen et long terme les investissements les plus importants -, notre groupe a fondé une université d'entreprise à travers trois campus en France dédiés aux moteurs électriques, aux logiciels et à l'économie circulaire. Dans ce cadre, 40 000 personnes - salariés du groupe ou de nos partenaires industriels - ont d'ores et déjà reçu une formation très poussée. L'université fait l'objet de partenariats académiques. Enfin, nous avons reçu à Flins un label d'excellence.

Comme vous m'y avez invité, je formulerai quelques recommandations.

Première recommandation : une étude d'impact doit systématiquement être menée avant de créer, modifier ou supprimer des dispositifs d'aides publiques. Nous avons trop souffert par le passé d'une absence d'analyses pertinentes. De plus, si nous voulons renforcer l'évaluation de ces dispositifs, des objectifs clairs et partagés doivent être assignés à chaque type d'aides. De même, si l'on veut ajouter des critères et des conditions, il convient de les relier aux dispositifs initiaux.

Deuxième recommandation : faire porter le soutien public non seulement sur l'innovation mais également sur l'industrialisation. Les mécanismes d'aides existant au niveau européen soutiennent prioritairement les activités d'innovation. Pour être efficace, le soutien doit aussi porter sur l'industrialisation des projets. C'est la clef du succès de nos modèles, sur laquelle a toujours porté notre attention. Des discussions sont en cours au travers des plans d'action annoncés par la Commission européenne, notamment pour le secteur automobile.

La troisième recommandation peut être déduite de l'un des enseignements du programme américain IRA, à savoir sa grande simplicité. Le soutien à la filière a ainsi été très rapide. La Commission européenne a promis de définir un nouveau cadre pour rendre les règles relatives aux aides d'État « plus simples et plus rapides ». Nous soutenons cette ambition. Cette simplicité permettra un meilleur accès au guichet d'aides publiques pour les entreprises sous-traitantes.

Pour conclure, les aides publiques reçues par notre groupe sont totalement indispensables pour soutenir notre stratégie. Le soutien public permet d'accélérer l'innovation, d'accroître l'ampleur de nos projets industriels et de renforcer les retombées sur nos partenaires. Il est devenu un facteur de compétitivité majeur pour la France, un levier essentiel de l'effort de réindustrialisation auquel nous sommes très attachés - j'ai toujours tout fait pour maintenir un niveau d'industrialisation digne de la France.

L'aide publique constitue un outil pour assurer l'alignement entre la stratégie d'entreprise et les priorités de l'État pour la filière. Elle est très utile dans le contexte actuel de fortes perturbations.

Nous avons constaté un changement d'état d'esprit, notamment depuis la crise du covid, et une volonté affirmée d'améliorer notre autonomie stratégique. J'ai constamment défendu cet enjeu, qui est considérable, et ce n'est pas le moment de lâcher prise. Le Gouvernement s'est emparé du sujet à travers le plan France 2030 et d'autres dispositifs tels que le fameux « éco-score » du bonus écologique. Ce dernier critère, qui prend en compte la totalité de la chaîne de valeur - de l'extraction jusqu'au recyclage - est le meilleur moyen pour évaluer correctement la décarbonation de notre industrie. C'est pourquoi je souhaiterais qu'il soit défendu au niveau européen.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie pour la clarté et la précision de vos propos. Vous êtes le troisième patron d'un grand groupe que nous recevons et nous avons remarqué que chacun d'entre vous a montré une volonté de transparence, ce que je salue.

Vous le savez, j'ai visité il y a deux ans le site de Flins avec la commission des affaires économiques du Sénat et nous avions effectivement constaté la volonté de ne pas supprimer l'outil et de le faire entrer dans le XXIe siècle grâce au développement de l'économie circulaire.

Je veux aussi saluer le fait que vous n'ayez pas comparé le montant des aides publiques à ce que votre groupe paye en impôts et cotisations. Vous avez préféré faire une comparaison avec les investissements réalisés en termes de développement industriel et de transition écologique, ce que je trouve plus judicieux.

Je veux revenir sur l'interdiction de vendre des véhicules neufs équipés de moteurs thermiques à partir de 2035. En la matière, l'Union européenne a fixé aux industriels à la fois l'objectif et le moyen d'y parvenir - le tout électrique -, ce qui est pour le moins curieux d'autant que la date prévue a été fixée sans aucune concertation. À rebours de cette approche, il me semble que le pouvoir politique peut tout à fait fixer un objectif, mais il doit laisser aux industriels le moyen de l'atteindre. Des développements en R&D auraient peut-être permis de trouver d'autres solutions que le tout électrique. En tout cas, est-ce que l'Europe et la France sont au rendez-vous en termes d'aides publiques ? Puisqu'on a décidé pour vous, il me semble en effet tout à fait normal de vous accompagner !

M. Jean-Dominique Senard. - Renault paye environ 1,1 milliard d'euros en impôts, taxes et cotisations, dont 160 millions d'euros d'impôt sur les sociétés - longtemps, l'entreprise n'en payait pas en raison de pertes reportées ; c'est plutôt une bonne nouvelle que nous en payions de nouveau... -, 200 millions en impôts de production, notamment la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), et 700 millions en cotisations.

Par ailleurs, il nous semble tout à fait normal que le régulateur fixe des objectifs, mais en s'appuyant sur des études d'impact précises et dans un cadre de neutralité technologique. Il nous revient, en tant qu'industriels, de répondre à l'objectif, en prenant nos responsabilités. Or il y a plusieurs moyens d'arriver à la neutralité carbone d'autant que nous avons une transition de plusieurs années.

Le véhicule électrique est évidemment un moyen majeur, en particulier dans un pays comme la France où l'électricité est largement décarbonée, mais on peut aussi penser aux moteurs hybrides ou à des carburants alternatifs - nous avons d'ailleurs une filiale qui consacre beaucoup de ressources à ce dernier sujet. N'insultons pas l'avenir ! Des recherches et de l'innovation peuvent nous emmener vers la décarbonation d'une autre manière. Le choix du véhicule électrique est clairement celui de Renault et de la France - nous avons donc tout intérêt à ce que cela réussisse -, mais d'autres voies sont possibles et nous devrons trouver un équilibre.

La neutralité technologique est une demande de notre industrie et je crois, d'après les dernières déclarations de la Commission européenne, qu'elle fait peu à peu son chemin - tant mieux !

En ce qui concerne les aides, nous sommes honnêtement très heureux de la manière dont elles se déploient, même si - je l'ai dit - on peut toujours essayer de simplifier les procédures et aller plus vite.

Je veux évoquer en particulier l'aide à l'acquisition de véhicules électriques. Dans le cadre des décisions qui ont été prises pour imposer ce type de véhicule et mettre un terme au thermique en 2035, plusieurs États, dont la France, ont compris que, compte tenu de la compétitivité actuelle des processus de production, il fallait attribuer des aides à l'achat. Ces aides sont touchées par les consommateurs, pas par les entreprises. Elles ont été assez efficaces dans un premier temps, mais des États ont décidé de les réduire, voire de les supprimer.

Ainsi, en Allemagne, ces aides sont tombées à zéro du jour au lendemain en janvier 2023, ce qui a évidemment eu des conséquences significatives sur le marché. En France, ces aides, qui étaient, je le redis, assez efficaces, ont été fortement réduites, puisqu'en 2025, après un sévère rabot, elles sont comprises entre 2 000 et 4 000 euros. Dont acte, mais ne soyons pas surpris des évolutions du marché de la voiture électrique, qui traverse une phase délicate.

J'ajoute que l'État a déboursé d'un côté environ 600 millions d'euros pour ces aides, mais qu'il a parallèlement perçu environ 1 milliard d'euros au titre du malus. L'État n'est donc pas perdant.

Produire de petits véhicules électriques à moins de 20 000 euros prend du temps, nos équipes ne ménagent pas leurs efforts et nous sommes plutôt sur la bonne voie. En attendant, nous souffrons bien évidemment de la situation de marché que je viens de décrire.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'ai une première question simple : selon vous, à quoi doit servir l'argent public consacré aux aides aux entreprises ? À la compétitivité, à la R&D, au maintien d'emplois industriels en France ?

M. Jean-Dominique Senard. - L'industrie automobile, qui est un pan très important de l'industrie française, doit trouver de la compétitivité pour survivre. Or nous traversons une période complexe, puisque nous connaissons des révolutions invraisemblables. Les aides publiques font partie du partenariat public-privé dont je suis partisan depuis fort longtemps. Pour que ce partenariat soit intelligent, ces aides doivent naturellement être contrôlées, cohérentes et fléchées sur des sujets centraux : la recherche, l'innovation, le maintien des emplois en France, etc. Pour survivre, nous devons tirer le meilleur de ces aides.

C'est d'ailleurs pour cela que j'estime que l'exercice réalisé par votre commission d'enquête est extrêmement sain : cela va permettre de démystifier les aides publiques aux entreprises et de montrer qu'elles ne tombent pas dans un trou noir. J'ai l'impression que Renault n'a pas failli de ce point de vue.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie à mon tour pour vos efforts de transparence et pour nous avoir fourni des chiffres détaillés.

Je veux d'abord dire que tous les parlementaires sont d'accord pour accompagner les industriels, lorsque cela est nécessaire, mais l'utilisation des aides publiques pour maintenir l'emploi industriel en France est l'une des questions que nous nous posons. C'est d'autant plus vrai dans le cas de Renault que vous avez vous-même indiqué vouloir vous recentrer sur la France.

Or, en l'espace de vingt-cinq ans, et malgré les aides, la part réalisée dans notre pays de la production de voitures par les industriels français est passée de 65 à 18 %. Vous avez déjà reçu plusieurs prêts de la part de l'État, que vous avez remboursés. Pourtant, Renault ne fabrique plus que 17 % de sa production en France contre 53 % en 2004 et 30 % en 2012. Ainsi, les aides publiques qui ont été versées à Renault, comme à d'autres entreprises, n'ont pas empêché les délocalisations et les pertes d'emplois qui vont avec.

Selon vous, est-ce que l'argent public a servi à accélérer les délocalisations ou les choses auraient-elles été pires sans ces aides ?

M. Jean-Dominique Senard. - Aujourd'hui, nous produisons environ 500 000 véhicules en France et nous sommes dans une phase ascendante de ce point de vue.

Il est vrai - je ne peux pas vous contredire là-dessus, monsieur le rapporteur - que l'industrie française a connu une période difficile et que certains industriels ont décidé de produire à l'extérieur du pays - j'étais à l'époque président de Michelin et ce groupe n'a pas pris de telles décisions.

Par ailleurs, vous avancez des chiffres en pourcentage, mais cela ne rend pas compte de notre extension à l'étranger, par exemple en Russie - le groupe n'y est plus présent pour les raisons que chacun connaît -, au Maroc, en Turquie, etc. Nous n'allons pas nous plaindre que les groupes français rayonnent à l'international. Les voitures produites dans ces pays n'avaient pas nécessairement vocation à être vendues en France, elles étaient vendues dans les régions concernées.

Le mouvement de délocalisation que nous avons connu était lié à des questions de compétitivité et à la nécessité d'attirer des capitaux pour investir. Nous sommes aujourd'hui dans une perspective radicalement différente.

Je ne vous cache pas que, lorsque j'ai découvert nos usines françaises, j'ai eu très peur. D'ailleurs, quand je parlais de cette réalité dans les médias, tout le monde ouvrait de grands yeux et se demandait comment ces usines pouvaient être autant en jachère. Bonne nouvelle, cinq plus tard, nous n'en sommes plus là ! Après un important travail de toutes les équipes, emmenées par Luca de Meo, toutes nos usines ont un programme de production dont on ne pouvait même pas rêver il y a cinq ans...

Sans les aides, est-ce que la situation aurait été pire ? Sincèrement, je ne le sais pas. Nous avons changé d'époque et maintenant nous pouvons raisonner de manière positive. Je le redis, ces aides sont absolument nécessaires à condition d'être parfaitement justifiées. Si nous voulons que notre industrie survive, il faut nous serrer les coudes.

Il n'y a pas un grand État dans le monde qui ne fonctionne pas par osmose entre la puissance publique, les acteurs économiques et même le secteur militaire. Tout ce qui est aujourd'hui porteur dans l'industrie repose sur ces trois forces. L'exemple actuel le plus frappant, ce sont les minerais, les matériaux nécessaires à la fabrication des batteries. Ces métaux rares sont - on le voit clairement aujourd'hui - l'objet de conflits internationaux.

M. Fabien Gay, rapporteur. - À vous entendre, je parlais d'un temps très ancien, voire d'archéologie, mais je citais des chiffres de 2004 et de 2012, ce qui n'est pas si vieux...

M. Olivier Rietmann, président. - En 2004, il y avait bien des prêts garantis, mais finalement beaucoup moins d'aides. Il n'y avait pas le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi...

J'ajoute que nous étions en plein boom de ce que j'appelle « l'écologisme » politique : pour capter des voix, l'objectif était que la France passe sous les 1 % de la production de carbone dans le monde. Dans cette optique, certains considéraient qu'il était moins grave de voir partir des entreprises : cela permettait d'afficher que la France était un pays vertueux... Les aides à l'industrie sont arrivées après.

M. Jean-Dominique Senard. - Je vous ai indiqué que nous avions relocalisé de la production en France, mais je n'ai pas évoqué un aspect important : la baisse de la demande. Nous sommes encore à -20 % par rapport à la période avant covid. Or nous ne pouvons pas produire plus que ce que nous vendons ! D'où l'importance - j'en parlais -, au moins pendant un temps, des aides à l'acquisition de véhicules.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous pouvons effectivement être fiers que Renault se déploie partout dans le monde, mais la question de notre commission d'enquête, c'est de mesurer l'utilisation des aides publiques par les grandes entreprises françaises.

J'en reviens au prêt garanti par l'État en 2020, que vous avez remboursé. Le Parlement s'est clairement exprimé en faveur de l'accompagnement des entreprises à cette période pour qu'elles passent le cap, mais devait-il y avoir un lien avec la transition écologique et le maintien des emplois, notamment pour les grandes entreprises ? Renault a reçu un prêt garanti par l'État de 5 milliards d'euros de manière dérogatoire et, un mois plus tard, vous annonciez la suppression de 15 000 emplois, dont 4 600 en France ! Est-ce que vous comprenez que cela interpelle certaines personnes, dont le rapporteur de cette commission d'enquête ?

M. Jean-Dominique Senard. - Je comprends parfaitement votre point et, comme je me sens pleinement responsable de ce qui s'est passé à cette période, je vais vous répondre très simplement. Cela n'a pas été la période la plus agréable de mon existence professionnelle, mais je savais où était mon devoir. Souvenons-nous du contexte incroyable de l'arrivée du covid !

En 2009-2010, la crise des subprimes américains n'était pas du tout liée à la France ou à l'Europe, mais elle avait plongé le marché dans des abîmes absolument invraisemblables. À l'époque, j'étais président de Michelin et je me souviens d'une réunion à l'Élysée avec le Président de la République pour décider combien donner à l'industrie automobile. Les montants étaient considérables et heureusement qu'ils ont été mis sur la table. Ce partenariat public-privé très intelligent a sauvé notre industrie.

S'agissant du covid, le marché s'écroulait et nous devions éviter un cercle vicieux. Le prêt garanti par l'État a été une innovation intelligente et nous n'avons volé d'argent à personne. Nous l'avons remboursé et nous avons payé notre dû pour le service rendu.

J'ai annoncé le plan de restructuration à la fin du premier confinement et j'en suis totalement responsable. C'était une période très difficile et je peux vous assurer, monsieur le rapporteur, qu'on n'oublie pas ce genre de choses. J'étais absolument contraint d'annoncer ce plan, parce qu'il fallait redimensionner Renault : j'avais découvert en arrivant que nous étions configurés pour produire pas loin de 5,9 millions de véhicules ; or nous n'en produisions que 3,4 millions. Cette situation de surcoût n'était pas tenable. Si nous avions continué ainsi, je ne sais pas où nous en serions deux ans après... Une remise à niveau du groupe était nécessaire pour assurer la suite ; il fallait bouger.

On ne traite pas ce genre de situation de gaieté de coeur et j'avais indiqué très clairement qu'il n'y aurait pas de souffrance sociale. J'ai alors engagé un dialogue social sur ces questions.

Lorsque mon directeur général nous a rejoints en juillet 2020, le plan avait été annoncé et les comptes mis au propre. J'assume les pertes, historiques, qu'a alors connues Renault, mais j'avais aussi dit que l'entreprise retrouverait son rang, ce qui est en train d'arriver.

Voilà pourquoi je ne crois pas qu'on puisse faire de lien. Même si le covid n'était pas advenu, nous aurions dû restructurer le groupe, et nous devions le faire sans souffrance sociale. Le PGE a été mis en place pour contrecarrer l'effondrement du marché dû au covid. Ce sont deux sujets distincts, mais il est vrai que, pour nous, tout est tombé en même temps !

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous nous dites qu'il y aurait eu restructuration, même sans le covid.

M. Jean-Dominique Senard. - Oui, il s'agissait de remettre le groupe à niveau. C'était un réflexe industriel basique, si je puis dire, mais il était fondamental pour assurer une nouvelle croissance au groupe. Sans cela, nous aurions été engloutis dans les frais généraux et les frais fixes.

M. Fabien Gay, rapporteur. -Pour 2023, j'ai fait les comptes, tout cumulé, nous sommes autour de 248 millions d'euros. Les 15 millions d'euros de chômage partiel sont inclus dans les ajustements d'activités. Vous avez dit que l'aide régionale s'élevait à 8,8 millions : pour un ou pour deux sites ?

M. Philippe Farge, délégué régional. - Elle concerne essentiellement les sites d'électricité - Douai et Maubeuge - et plus marginalement le site de Batilly, qui développe un nouveau master.

M. Fabien Gay, rapporteur. - On m'a aussi parlé de l'usine de Cléon ?

M. Philippe Farge. - Tout à fait, le site a bénéficié d'aides, mais les versements varient selon les années. Or en 2023 je ne crois pas qu'il y en ait eu.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous nous préciserez tout cela par écrit.

Vous avez évoqué le crédit d'impôt recherche (CIR), dispositif auquel nous sommes attachés. Vous avez dit soutenir la recherche en France. Le 20 février dernier, lors de la publication des résultats du groupe, vous avez affirmé : « Le groupe enregistre une marge opérationnelle record en valeur absolue à 4 263 millions d'euros, en hausse de 146 millions d'euros par rapport à 2023. [...] Un impact négatif de la R&D de 115 millions d'euros : la hausse des dépenses de R&D brutes et un taux de capitalisation plus faible en 2024 par rapport à 2023 [...] sont en partie compensés par la refacturation de R&D à des partenaires et à une moindre charge d'amortissements des dépenses de R&D capitalisées ».

Cette refacturation est-elle de la sous-traitance ? L'ensemble du CIR est-il utilisé en France ? Est-il également utilisé, comme la loi le permet, au sein de l'Union européenne ?

M. Olivier Rietmann, président. -Anne-Sophie Romagny, qui suit cette audition à distance, souhaite également poser une question : de quelle nature sont les contrôles sur le CIR ? Sont-ils automatiques ?

M. Jean-Dominique Senard. - Les dépenses en dehors de la France incluses dans notre assiette de CIR sont très limitées, de l'ordre de 0,2 %. Elles sont liées à des éléments de recherche que l'on ne trouve pas en France et que nous sommes obligés d'aller chercher à l'étranger. Tout cela est donc très marginal.

M. Nicolas Tcheng, responsable des relations institutionnelles. - La sous-traitance représente un peu plus de 10 % du montant.

M. Bruno Vincent, directeur des affaires publiques. - Quant aux contrôles fiscaux, toutes les grandes entreprises en ont régulièrement. Les équipes de l'administration fiscale sont très souvent sur nos sites pour vérifier sur place toutes les pièces justificatives des dossiers. Nos équipes nous font d'ailleurs savoir que l'échange avec l'administration fiscale est de grande qualité.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pouvez-vous nous communiquer les chiffres du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) sur cinq ans ?

Selon Le Monde, l'usine Renault Trucks de Vénissieux a bénéficié du crédit d'impôt recherche - pour 90 millions d'euros - et du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi. Malgré cela, 285 emplois d'ingénieurs et de cadres ont été supprimés dans les bureaux de R&D, dont 150 postes pour le bureau d'études moteurs du site de Vénissieux. Pouvez-vous nous donner plus d'éléments chiffrés sur les cinq ou dix dernières années ?

M. Jean-Dominique Senard. - Renault Trucks ne dépend plus de Renault. Je ne peux donc répondre à leur place. Chez nous, le CICE faisait du sens entre 2016 et 2018, période au cours de laquelle nous avons perçu annuellement 55 millions d'euros. Tout cela s'est transformé ensuite en une baisse de charges.

M. Olivier Rietmann, président. - Comment le CICE a-t-il été vu par les industriels ? S'agissait-il pour eux d'une aide à la création d'emplois ou d'une aide à la compétitivité ?

M. Jean-Dominique Senard. - Il s'agissait plutôt d'une aide à la compétitivité. Louis Gallois l'avait clairement indiqué à cette époque. Mais la compétitivité a aussi un effet sur l'emploi.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je suis d'accord avec un certain nombre de vos propositions, notamment sur l'évaluation. Les contrôles fiscaux sont réalisés, mais rien n'est fait en matière d'évaluation des dispositifs. Nous aurions donc besoin d'études d'impact, etc. Accepteriez-vous, afin d'améliorer la transparence des aides publiques, qu'un tableau soit publié chaque année en France pour les cinq cents ou mille plus grandes entreprises, dispositif par dispositif ?

M. Jean-Dominique Senard. - Un refus de ma part n'aurait aucun sens, mais il faut se montrer prudent afin que l'industrie française ne subisse pas d'effet « boomerang ». Certains États, qui ne publient rien, pourraient se servir de ces chiffres contre nous. Une telle diffusion devrait être limitée au Parlement et à la puissance publique.

M. Olivier Rietmann, président. - L'aide publique à l'apprentissage avoisine les 21 milliards d'euros en France. Les grandes et très grandes entreprises doivent-elles aussi en bénéficier ? Ne vaudrait-il pas mieux s'inspirer de l'Allemagne ou de la Suisse, où 70 % des jeunes passent par l'apprentissage, alors qu'aucune aide n'est versée ? Ces pays mettent davantage l'accent sur la coopération entre le système éducatif et l'industrie : là où en France les entreprises donnent l'impression de faire une bonne action sociale en prenant des apprentis, ailleurs elles le font pour elles-mêmes et pour préparer l'avenir. Elles ne voient donc pas l'intérêt de toucher 6 000 euros d'aides...

M. Jean-Dominique Senard. - J'ai toujours été un immense défenseur de l'apprentissage, à une époque où il y avait beaucoup plus d'emplois aidés que d'apprentis, ce qui était regrettable sur le plan économique. L'apprentissage a un effet direct sur la compétitivité de l'entreprise et surtout sur son avenir. J'ai été heureux de constater que l'État français prenait enfin cette question au sérieux : il y a eu un vrai changement dans le pays.

L'aide à l'apprentissage pourrait effectivement être réduite significativement en déployant une politique de formation professionnelle à la hauteur des enjeux. Les lycées professionnels doivent être considérés comme des filières d'avenir et d'élite, et non plus comme des filières secondaires ou à éviter.

M. Olivier Rietmann, président. - Elles ont longtemps étés vues comme la bretelle qui évitait la sortie de route !

M. Jean-Dominique Senard. - Cela nous a privés de talents plus naturellement disposés à travailler dans l'industrie que d'aller à l'université. Le mouvement est donc le bon, mais il faut surtout agir en amont. Nous pourrions imiter les Allemands et les Suisses, voire les Anglais, qui ont un système d'apprentissage extrêmement développé.

Une éventuelle restriction des aides pourrait surtout se concevoir pour les jeunes diplômés afin de concentrer l'effort sur les personnes qui en ont le plus besoin, c'est-à-dire sur celles qui ont une formation limitée et sont moins qualifiées. C'est plutôt comme cela que je verrais cette réorientation. Les subventions sont aujourd'hui considérablement réduites.

M. Olivier Rietmann, président. - Pour les titulaires d'un bac+3 et les grandes entreprises.

M. Jean-Dominique Senard. - Elles sont maintenues pour les personnes handicapées : c'est très bien ! Mais il ne faut pas non plus en abandonner le principe pour les autres. C'est un point fondamental pour notre industrie.

Mme Anne-Marie Nédélec. - L'objectif 2035, fixé sans concertation ni étude d'impact, vous semble-t-il tenable ? Les aides se concentrent sur le véhicule électrique, secteur sur lequel nous sommes malmenés par la Chine. Les sous-traitants sont également en danger. Il convient de maintenir ces aides, puisque nous devons nous attendre à dix années de grandes turbulences. Mais n'est-il pas dangereux de les concentrer sur l'électrique au détriment d'autres voies pour réduire notre empreinte carbone ? Ne risquons-nous pas de prendre du retard dans d'autres secteurs ?

M. Jean-Dominique Senard. - C'est un sujet fondamentalement stratégique pour nous. Nous nous sommes mis en ordre de bataille afin que la marque Renault soit prête en 2030 si les conditions le permettent. En ce qui concerne la marque Dacia, ce sera plus progressif : nous passerons d'abord par une transition hybride avant d'aller vers l'électrique. Quant aux projets pour la marque Alpine, qui sortiront bientôt d'usine, ce sont des merveilles ! Ce sera le haut de gamme du groupe Renault ; tous les moteurs seront électriques. C'est un pari que nous avons fait.

Nous avons protégé l'avenir du Renault, quoi qu'il arrive - et non quoi qu'il en coûte. Avec nos partenaires, nous avons créé l'entreprise HORSE, qui concentre l'ensemble de notre production de moteurs thermiques, y compris les plus élaborés et récents dans l'hybride, qui sont de pures merveilles technologiques. Nous allons donc continuer à investir dans ces modèles, car l'électrification ne se fera pas de la même façon et au même rythme dans le monde entier. L'Europe sera probablement un peu en avance. On affirme qu'en Chine l'électrique est prédominant : ce n'est pas vrai ! Il s'agit de New Energy Vehicles, c'est-à-dire de véhicules à énergie nouvelle qui incluent l'électrique pur, l'hybride rechargeable et une catégorie assez singulière, en train de croître, le Range Extender : il s'agit d'un petit moteur thermique qui alimente en énergie une batterie qui elle-même alimente un moteur électrique. Tout cela va évoluer en fonction des infrastructures, notamment en matière de recharge. L'avenir de la mobilité sera probablement multiple partout.

Le vrai problème, à mon sens, n'est pas simplement le coût de fabrication : nous réussirons bientôt à commercialiser un petit véhicule électrique compétitif à moins de 20 000 euros.

Tout d'abord, à très court terme, la Commission européenne a mis en oeuvre un critère d'émission de CO2 dès 2025, qui ne sera atteint par personne en raison de la baisse du marché de l'électrique. J'ajoute que ce critère est ancien et qu'il n'est plus cohérent avec ce que nous savons aujourd'hui du sujet : au lieu de mesurer la décarbonation du berceau à la tombe, il la mesure du réservoir à la roue, ce qui est totalement partiel et n'a aucun sens. Au fur et à mesure que l'année 2025 avance, l'Europe risque de nous sanctionner lourdement. Malheureusement, la question de la décarbonation est envisagée par l'Union européenne de manière punitive et non incitative. Nous essayons d'anticiper ; les nouvelles dispositions proposées par la Commission européenne vont dans le bon sens...

M. Olivier Rietmann, président. - Je suis désolé de vous interrompre, mais nous sortons du sujet de notre commission d'enquête, qui porte sur les aides publiques...

M. Jean-Dominique Senard. - Je termine en disant qu'à long terme se posera le problème de l'acquisition des métaux lourds indispensables à notre souveraineté énergétique. C'est une question qui me taraude déjà depuis un certain temps.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je serai ravi de visiter un de vos sites industriels : je manifeste souvent devant, j'aurais plaisir à y entrer !

Une des mobilisations sociales concerne les fonderies. Y a-t-il un avenir pour les fonderies en France pour un groupe comme le vôtre ? On ne peut pas évoquer Renault sans citer les Fonderies du Poitou, la Fonderie de Bretagne (FDB) et tant d'autres... Renault a fait le choix il y a quarante ans d'externaliser et de ne plus fabriquer en France. Qu'en est-il aujourd'hui ?

Je suis, pour ma part, extrêmement préoccupé. Cette commission d'enquête a été créée sur l'initiative du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste - Kanaky. Comprenez-vous l'émoi ou la colère suscité par le fait que des groupes ou de grandes entreprises percevant d'importantes aides publiques et versant des dividendes à leurs actionnaires licencient la même année ? Le patron de Michelin s'est dit ouvert pour rembourser une partie du CICE. Accepteriez-vous d'en faire autant ?

M. Jean-Dominique Senard. - La question des fonderies, croyez-moi, occupe depuis cinq ans une très grande place dans mon esprit ! Si un certain nombre d'analyses d'impact avaient été sérieusement réalisées à l'époque où la décision collective a été prise de passer du tout diésel au non-diésel - quasiment du jour au lendemain -, nous n'aurions pas eu à gérer une telle situation. Nous aurions alors pu anticiper des reconversions de sites pour prévenir ces changements de métier. Le passage à l'électrique renforce cette difficulté, tout simplement parce qu'il faut entre sept et dix fois moins d'éléments de fonderie pour fabriquer un véhicule électrique. Si ces phénomènes avaient correctement été pris en compte, nous n'en serions pas là aujourd'hui...

Les choses étant ce qu'elles sont, nous avons fait tout ce qui était de notre devoir pour éviter la souffrance sociale. J'y ai veillé de façon précise dans toutes les discussions avec les responsables syndicaux.

En ce qui concerne la Fonderie de Bretagne en particulier, c'est une histoire malheureuse, parce qu'elle n'a pas été suffisamment anticipée. Par ailleurs, la Fonderie de Bretagne n'a pas fait le travail de restructuration qui lui aurait permis d'emmener l'entreprise soit vers la diversification de ses produits - comme elle s'était engagée à le faire -, soit à un niveau économique viable.

Néanmoins, je le redis de manière solennelle, Renault a fait tout ce qu'il devait faire. Nous avons tenu tous nos engagements. Nous avons investi dans cette fonderie des sommes considérables. Depuis maintenant dix ans, nous couvrons chaque année 17 millions d'euros de pertes de cette entreprise. Nous avons également reconstruit l'usine, qui a brûlé il y a quelques années. Le tribunal de commerce de Rennes se prononcera sur une éventuelle reprise : nous avons signifié clairement que nous étions prêts à prendre les ressources utiles à Renault pour nos fabrications. On le fera, mais on ne peut pas s'engager à n'importe quoi non plus. Si repreneur il y a, je voudrais qu'il y ait une forme d'intelligence collective qui conduise cette fonderie à trouver de nouveaux clients et de nouvelles activités, et une restructuration intelligente sans souffrance sociale.

M. Olivier Rietmann, président. - Quel est votre avis sur les entreprises qui touchent des aides publiques, versent des dividendes et licencient ?

M. Jean-Dominique Senard. - C'est délicat... Vous m'avez posé tout à l'heure la question à propos du PGE et de la restructuration. C'est un peu le même problème, car tout devient fongible. Malheureusement, un certain nombre de restructurations sont un passage obligé pour qu'une entreprise retrouve sa compétitivité. À une ou deux exceptions près, sur l'ensemble des restructurations que j'ai été amené à vivre, nous avons sauvé toutes les usines françaises. Une seule a été fermée, celle de Choisy-le-Roi, dont les activités ont été transférées à Flins.

Je comprends le sens de votre question, mais la compétitivité des entreprises et la projection dans l'avenir, avec les aides que nous avons évoquées en détail aujourd'hui, sont pour moi deux sujets parallèles : j'ai du mal à les confondre. Que nos partenaires publics aient une opinion ou un conseil, cela ne me pose aucun problème. J'accepte que nous soyons critiqués.

Dans le cas particulier de Renault, l'État est actionnaire. Les relations entre nous sont aujourd'hui excellentes : elles sont fluides, ouvertes, directes, bienveillantes. Je n'ai absolument aucune remarque à faire à ce stade. Par ailleurs, 15 % des dividendes que nous versons vont directement dans les caisses de l'État : personne ne s'en plaint... De plus, un peu plus de 5 % du capital de Renault est détenu par les salariés : nous souhaitons atteindre 10 %. Les dividendes, ce n'est pas un mot tabou ni une insulte.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous n'avons rien dit de tel, mais le mythe de l'actionnaire qui amène du cash pour l'investissement est aujourd'hui battu en brèche. La question reste pleine et entière, pour les élus comme pour les salariés : les grandes entreprises qui, la même année, perçoivent des aides publiques substantielles, versent des dividendes et licencient doivent-elles procéder à des remboursements ? Si le groupe va mal et doit restructurer, est-il opportun de verser des dividendes ?

M. Jean-Dominique Senard. - On est ouvert d'esprit, on peut examiner la chose. Mais n'oublions jamais qu'un des problèmes de l'Europe et des entreprises françaises est leur déficit significatif de capitaux propres. Ce n'est donc pas le moment de pénaliser les actionnaires et d'aggraver le problème. Par ailleurs, Renault n'est pas une entreprise exubérante en la matière.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous vous remercions de votre souci de transparence, ainsi que de la clarté de vos propos. Vous pouvez nous transmettre par écrit tous les documents et toutes les précisions que vous jugerez utiles, notamment concernant vos sous-traitants.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Google France - MM. Sébastien Missoffe, directeur général, et Benoît Tabaka, secrétaire général

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous allons maintenant entendre M. Sébastien Missoffe, directeur général, et M. Benoît Tabaka, secrétaire général de Google. Cette audition est enregistrée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Sébastien Missoffe et M. Benoît Tabaka prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, vise trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées pour favoriser le maintien de l'emploi au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Permettez-moi de vous poser un certain nombre de questions de nature à nourrir votre propos liminaire.

Pouvez-vous présenter succinctement l'activité de votre société ? Quel regard portez-vous sur les aides publiques aux entreprises ? Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles qui sont octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée et celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères permettant d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient alors être les limites à la conditionnalité de celles-ci ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de vingt minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera des questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Sébastien Missoffe, directeur général de Google France. - Nous vous remercions de votre invitation sur ce sujet important, au coeur de vos préoccupations et de celles des Français. Il est indéniable que les aides publiques jouent aujourd'hui un rôle important dans notre économie et dans notre société, en particulier pour soutenir l'innovation dans la période actuelle de rupture technologique.

Je saisis pleinement l'importance du travail de cette commission d'enquête dans un contexte où les dépenses publiques doivent être scrutées avec attention. C'est pourquoi je souhaite vous exposer le rôle que joue Google en France en matière d'innovation, en soutien de la compétitivité des entreprises et de la recherche françaises.

À ma connaissance, nous n'avons sollicité aucune aide publique directe auprès de l'État ou de collectivités locales en 2023.

En revanche, comme toute entreprise opérant en France, Google France bénéficie de dispositifs automatiques mis en place par le législateur, à l'image des allégements de cotisations sociales. J'aurai l'occasion d'y revenir dans le détail.

Nous pensons que nous n'avons pas besoin de vous présenter Google, mais j'estime qu'il est important, pour commencer, de vous communiquer un certain nombre d'informations sur Google en France et sur ses activités, afin de vous donner une bonne compréhension d'ensemble.

Que représente Google en France aujourd'hui ? Google a ouvert son premier bureau à Paris voilà vingt et un ans, en 2004. Il y avait un peu plus de 700 employés quand j'ai pris la direction de Google France en 2017. Aujourd'hui, nous avons un peu plus de 1 400 collaborateurs et collaboratrices, réunis sur nos campus, principalement dans le 9e arrondissement de Paris. Nous avons donc quasiment doublé les effectifs sur les dernières années.

Les collaborateurs représentent la majorité des activités clés de l'entreprise, que l'on retrouve partout dans le monde : nous avons des équipes de vente, de marketing, sur le cloud, l'ingénierie, la recherche, les partenariats, ainsi que des équipes qui travaillent spécifiquement sur YouTube. Je vais revenir brièvement sur ces différentes fonctions.

Pour la partie vente, marketing, publicité et cloud, nos équipes accompagnent nos clients et nos utilisateurs pour leur permettre de tirer pleinement parti des technologies numériques. Pour les grands groupes français avec lesquels nous travaillons sur de nombreux sujets, cela passe par l'intégration de notre système Android pour des constructeurs automobiles, par l'intégration de solutions technologiques favorisant une meilleure gestion des stocks pour des commerçants, ou par le développement d'activités à l'international pour permettre à des entreprises françaises de trouver des audiences et d'exporter.

Cela vaut aussi pour les start-up. Nous sommes ainsi présents à Station F depuis 2018, et nous veillons à accompagner les TPE et les PME partout en France dans leurs usages numériques. À travers notre programme de formation « Google Ateliers numériques », nous sommes engagés depuis 2012 auprès des PME et des TPE pour l'appropriation des outils numériques, et, depuis 2023, nous avons rajouté des briques spécifiques sur l'intelligence artificielle (IA). Notre objectif est que ces entreprises tirent le meilleur parti des outils et du potentiel de visibilité qu'offre une bonne compréhension du numérique.

Pour ce qui concerne spécifiquement l'intelligence artificielle, nous avons déjà accompagné 35 000 artisans, commerçants et professionnels du tourisme aux quatre coins de la France, en partenariat avec des acteurs locaux, comme les chambres de commerce et d'industrie et les chambres de métiers et de l'artisanat. Ces outils d'IA leur permettent de créer des contenus pour leur site Internet et pour les réseaux sociaux, ainsi que de rédiger plus facilement des fiches produit à même de leur faire économiser un temps précieux pour se concentrer sur le coeur de leur activité.

À travers nos ateliers numériques, nous accompagnons aussi des personnes en recherche d'emploi grâce à des formations spécifiques, notamment en partenariat avec France Travail. Depuis le début de ce programme, 75 000 demandeurs d'emploi ont ainsi été accompagnés via les formations que nous avons mises en place.

Enfin, nos outils sont mis au service du grand public, de nos utilisateurs et de nos utilisatrices dans leur vie quotidienne. Vous savez que la mission de Google est de rendre l'information accessible et utile à tous. Nous prenons très au sérieux cette mission, en particulier en accompagnant sur tous les territoires celles et ceux qui pourraient rester au bord de la route face aux changements significatifs d'usages liés au numérique.

J'en viens maintenant à l'autre brique des activités de Google en France, à savoir l'ingénierie et la recherche. Notre siège parisien abrite le laboratoire « Google Arts & Culture », anciennement « Google Art Project ». Vous y êtes les bienvenus si vous voulez le visiter. Ce centre a été inauguré en 2011. C'est un centre de recherche unique au monde, qui vise à créer des ponts entre l'art, la culture et la technologie. « Google Arts & Culture » a noué des partenariats avec plus de 3 000 institutions culturelles dans le monde, dont 140 en France, avec la mission de rendre le patrimoine culturel accessible à tous grâce à la technologie. Parmi les institutions françaises, on trouve des musées parisiens, mais aussi des musées et des institutions de tous les territoires, allant de plusieurs opéras au musée de la carte postale de Baud, en passant par la grotte Chauvet, par exemple.

Nous avons aussi des activités de recherche en matière d'IA, symbolisées par l'ouverture récente, en février 2024, d'un nouveau centre à Paris, rue d'Amsterdam, abritant plus de 300 personnes qui font progresser la recherche en IA. Une partie d'entre elles travaillent également à l'amélioration de nos produits, en particulier Chrome et YouTube.

Ce centre est, par ailleurs, ouvert à l'écosystème français de l'intelligence artificielle, pour accélérer le développement de produits, pour donner vie à de nouveaux partenariats académiques et de recherche et pour offrir aux professionnels des formations aux outils de l'IA. Ainsi, l'année dernière, nous avons réuni plus de 250 étudiants et chercheurs d'universités venus de partout en France pour aborder des sujets de sécurité, de sûreté et de confidentialité.

Nous sommes également fiers, avec ces équipes de recherche, d'avoir des partenariats importants. Nous nous sommes ainsi associés récemment à l'Institut Curie, afin de pouvoir combiner ses recherches de classe mondiale avec nos technologies d'intelligence artificielle. Notre objectif est d'améliorer les résultats, en particulier pour les femmes atteintes de plusieurs cancers rares et mortels, notamment en identifiant par IA des biomarqueurs prédictifs pour certains cancers de l'utérus ou en prédisant mieux comment les patients atteints d'un cancer du sein répondront à des thérapies spécifiques. Les enjeux d'intelligence artificielle sont clés dans ces partenariats avec la recherche.

Je veux, pour terminer, évoquer les partenariats. Google France a beaucoup travaillé pour contribuer au développement de l'écosystème de la technologie des médias et de la culture. À ce titre, nous accompagnons des acteurs du secteur de la presse. Même si cela n'a pas toujours été simple - vous le savez, Monsieur le rapporteur -, Google a été la première et la seule plateforme à avoir signé des accords de licence significatifs et non discriminants : nous avons des règles claires, partagées avec tous les éditeurs de presse - ce n'est pas Google qui détermine les montants pour chacun d'eux. Ces accords de licence ont été signés avec 280 éditeurs de presse française et couvrent plus de 450 publications. Nous versons, à ce titre, plusieurs dizaines de millions d'euros par an. Nous venons d'ailleurs de renouveler nos accords avec l'Alliance de la presse d'information générale (Apig), qui représente une grande partie de la presse quotidienne nationale et régionale, et nous avons signé récemment un partenariat avec l'organisme de gestion collective, la Société des droits voisins de la presse (DVP). Ces discussions sont menées par nos équipes basées à Paris.

Enfin, je veux dire un mot sur YouTube, qui illustre aussi notre implication en France. Nos équipes sont en contact avec la nouvelle génération de créateurs de contenus. L'écosystème créatif de YouTube a ainsi soutenu plus de 22 000 emplois équivalents temps plein en France en 2023. Cette plateforme permet, entre autres, à des chaînes de télévision d'élargir leur audience bien au-delà des frontières françaises, atteignant de nouvelles générations et des publics variés. Arte en est probablement un excellent exemple : son offre culturelle présente sur de nombreuses plateformes lui permet de toucher un public différent et plus jeune, l'âge moyen des utilisateurs regardant la chaîne sur YouTube étant de 35 ans, contre 64 ans pour le visionnage à la télévision. De même, plus de 55 % des vues réalisées sur les contenus des créateurs français se font en dehors de France, montrant bien à quel point YouTube contribue au rayonnement de ces derniers.

Cette présence auprès de l'écosystème de la création fait que YouTube est soumis à plusieurs taxes, dont nous nous acquittons depuis le premier jour. Ainsi, YouTube a été, pendant plusieurs années, la seule plateforme à s'acquitter de la taxe sur les services vidéo affectée au financement du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC). Adoptée plus récemment, la taxe streaming, dont nous nous acquittons également, permet de contribuer au financement du Centre national de la musique.

Après cette présentation d'ensemble des activités de Google en France, je vais aborder plus spécifiquement les questions qui portent sur les aides. Je le ferai en deux temps : j'aborderai d'abord les réductions et les allégements automatiques de cotisations sociales, puis je vous présenterai notre approche sur les aides auxquelles nous pourrions être éligibles.

Sur le premier point, vous avez mentionné, Monsieur le rapporteur, qu'il y avait plus de 2 200 aides. Nous avons mené le travail le plus sérieux possible pour bien les identifier. De fait, il y en a pas mal !

En 2023, Google en France a versé environ 136 millions d'euros de cotisations sociales. Sur ces cotisations, nous bénéficions, comme toutes les entreprises, de certains allégements, appliqués de façon automatique sur les bulletins de salaire de nos collaborateurs en France. Je précise que Google n'a aucune politique proactive sur ces dispositifs.

Spécifiquement, nous avons identifié des allégements sur les versements de participations aux bénéfices et de dispositifs d'intéressement. Sur ces versements, seul le forfait social - à 16 % ou à 20 % - est dû sur le montant brut versé par l'employeur.

D'autres allégements sont appliqués automatiquement : je pense aux allégements de charges pour les apprentis et pour les stagiaires. Pour ce qui nous concerne, le montant en est faible, puisque nous avons accueilli, en France en 2024, 9 stagiaires et 24 apprentis.

Nous avons aussi connaissance de divers taux réduits de cotisations sociales qui sont appliqués automatiquement dans le bulletin de paie pour certains salaires : taux réduit de cotisations maladie pour les salaires ne dépassant pas 2,5 fois le Smic, taux réduit d'allocations familiales pour les salaires inférieurs à 3,5 fois le Smic, réduction générale des cotisations Urssaf et retraite pour les salaires inférieurs à 1,6 fois le Smic...

Les allégements automatiques dont nous avons bénéficié sont attribuables dans leur quasi-totalité au forfait social appliqué à la participation et à l'intéressement. Comme vous le savez, la participation est obligatoire, mais l'intéressement est optionnel pour les entreprises en France. En concertation avec ses partenaires sociaux, Google France a fait le choix de mettre en place l'intéressement pour ses collaborateurs et ses collaboratrices pour se donner l'opportunité de partager les bénéfices de l'entreprise avec ses collaborateurs.

Pour ce qui est des aides auxquelles nous pourrions être éligibles, je tiens tout d'abord à souligner qu'à ma connaissance, nous n'avons sollicité aucune aide publique directe auprès de l'État ou de collectivités locales en 2023. Je précise aussi que, pendant la crise de la Covid-19, Google n'a sollicité aucun des dispositifs mis en oeuvre par le Gouvernement, comme le chômage partiel.

Nous savons que les dons des entreprises au profit d'oeuvres ou d'organismes d'intérêt général, ou bien encore d'associations, ouvrent droit à des réductions d'impôt. À ma connaissance, nous n'avons jamais sollicité d'avantage fiscal en France - sous une forme ou sous une autre - au titre de nos actions de philanthropie, opérées, entre autres, par la branche philanthropique de Google, Google.org. Au total, depuis 2020, nous avons alloué plus de 30 millions d'euros à des associations françaises, au travers de dons, de mécénat de compétences ou d'attribution de crédits publicitaires, pour accompagner ces organisations dans la réalisation de leurs projets. Par exemple, nous avons soutenu des associations oeuvrant dans les champs de la protection des enfants en ligne ou de l'accompagnement des publics les plus éloignés de l'emploi vers les métiers ou les compétences numériques.

Je souhaite revenir sur le crédit d'impôt recherche (CIR). À ce jour, nous n'avons pas demandé à bénéficier de ce crédit d'impôt pour nos activités de recherche en France. Nous nous sommes concentrés sur la structuration et le développement de ces activités.

Google a un engagement de très longue date envers la recherche et l'innovation. C'est d'ailleurs un papier de recherche publié aux États-Unis en 1998 par les fondateurs de Google, Larry Page et Sergey Brin, qui a lancé les activités de recherche de l'entreprise. Aujourd'hui encore, ces activités de recherche sont la pierre angulaire de notre entreprise. Il ne se passe pas une journée sans que les équipes de Google développent, innovent, voire annoncent de nouveaux produits et services.

Les nombreux développements en matière d'intelligence artificielle en sont un parfait exemple. Assez récemment, nous avons pu annoncer le lancement d'un nouveau simulateur de physique open source permettant d'accélérer la recherche en robotique, ainsi que des résultats de recherche de nature à faire progresser le développement de nouveaux médicaments en utilisant l'intelligence artificielle. En outre, nous avons aussi partagé des travaux pour élaborer des méthodes permettant d'augmenter la vitesse et la précision des simulations de réseaux électriques.

Comme vous pouvez l'imaginer, notre stratégie d'investissement est mondiale. Cette stratégie de recherche et développement (R&D) est importante : en 2024, à l'échelle mondiale, nous avons investi plus de 49 milliards de dollars en recherche et développement, ce qui illustre l'importance, pour Google, de continuer à se réinventer et de faire des efforts pour améliorer ses services.

Certains de nos efforts ont été reconnus. Je pense tout particulièrement au prix Nobel de chimie reçu l'année dernière par, entre autres, Demis Hassabis, qui a fondé Google DeepMind, pour un projet de prédiction de la structure des protéines appelé AlphaFold, projet que nous avons rendu accessible gratuitement à la communauté scientifique dès 2021. Aujourd'hui, de nombreux chercheurs partout dans le monde l'utilisent pour développer de nouveaux vaccins contre le paludisme, des traitements contre le cancer ou encore des enzymes capables de dégrader le plastique. Nous estimons qu'AlphaFold a permis d'économiser des centaines de milliers d'années de recherche. Rien qu'en France, AlphaFold est cité par près de 800 articles de recherche, écrits par des chercheurs d'institutions françaises comme le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), l'Institut Pasteur ou, encore, l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae).

Si je cite un certain nombre de succès, je tiens à souligner que la route vers l'innovation et les progrès scientifiques est loin d'être un chemin tranquille. Il y a nécessairement des prises de risque qui ne sont pas couronnées de réussite. L'environnement est très mouvant et très dynamique, avec de nouveaux acteurs qui émergent. Le cas de l'intelligence artificielle est, en ce sens, symptomatique, donnant l'impression de rebattre les cartes depuis plusieurs années, avec l'arrivée d'un certain nombre de nouveaux acteurs. Nos investissements en recherche se font donc dans un contexte d'évolution rapide des technologies et des projets de recherche, et nous nous adaptons continuellement. Les nouveautés et l'adaptabilité font partie de l'ADN du moteur de recherche de Google. De fait, 15 % des requêtes enregistrées chaque jour sur Google sont nouvelles. Ce chiffre intéressant illustre le fait que nous nous réinventons tous les jours.

Nos investissements en recherche dans les différents pays sont menés par des équipes mondiales. À l'échelle de Google, tout l'enjeu est d'avoir des équipes mondiales qui travaillent sur ces sujets de recherche et développement en partenariat avec un éventail d'acteurs locaux du monde de la recherche et de l'enseignement supérieur.

Si notre approche en France a consisté à stimuler la recherche et l'innovation, je répète que nous n'avons pas, à ce jour, demandé de crédit d'impôt recherche.

Enfin, vous nous avez interrogés sur notre regard sur le système d'aides. Je ne souhaite évidemment pas préempter les réflexions des responsables politiques ni anticiper le travail du législateur, mais je veux simplement partager avec vous quelques réflexions.

Tout d'abord, il nous semble évidemment très important que les aides visent des objectifs clairs, en particulier les aides en soutien à l'innovation. Il paraît très important de les flécher vers des sujets prioritaires, à l'image de l'intelligence artificielle. Si celle-ci suscite de nombreuses interrogations, nous sommes convaincus que c'est une opportunité significative. J'en veux pour preuve que, d'après une étude récente de la Fondation Concorde, l'IA générative pourrait augmenter le PIB français de 9 % d'ici à dix ans. On retrouve le même ordre de grandeur dans différents articles diffusés à l'échelle du continent européen.

L'importance de ce sujet a été rappelée récemment, à l'occasion du Sommet pour l'action sur l'intelligence artificielle qui a eu lieu en France en février dernier. Notre président-directeur général, Sundar Pichai, y a participé.

Vous avez également sûrement lu le rapport élaboré par Mario Draghi à la fin de l'année dernière : il souligne le besoin de priorisation, en Europe, des politiques tournées vers la numérisation, les technologies de pointe et les investissements dans l'intelligence artificielle dans plusieurs secteurs stratégiques, comme la santé, l'énergie ou l'automobile. Ce rapport fait également état d'une pénurie de talents dans certains domaines et appelle au développement des compétences, pour que tous puissent bénéficier des nouvelles technologies.

À nos yeux, si la diffusion de l'intelligence artificielle dans les entreprises de toute taille doit faire l'objet d'un encouragement de la part des pouvoirs publics, en association avec l'ensemble des acteurs, la fracture numérique demeure une réalité et ne doit pas s'aggraver. Les progrès numériques vont vite, et je suis convaincu qu'il faut, sur ces enjeux, accompagner les entreprises de toute taille, mais aussi nos concitoyens et nos concitoyennes.

Il y a un peu plus d'un an, nous avons annoncé, à travers Google.org, la création d'un fonds européen pour accompagner les publics qui seront potentiellement les plus touchés par les évolutions du marché du travail liées à l'intelligence artificielle, grâce à une formation sur mesure et à un soutien financier. J'ai été heureux d'annoncer, à la fin du mois de janvier dernier, les six associations françaises bénéficiaires de ce fonds, à l'image du Groupe Ares (Association pour la réinsertion économique et sociale) ou de Diversidays.

Nous devons bâtir la compétitivité française en investissant massivement dans la formation. À cet égard, je suis absolument convaincu que les aides doivent servir à encourager l'innovation, mais qu'elles doivent aussi permettre de s'assurer que les Français et les Françaises s'approprient les opportunités qu'offrent ces innovations. Je suis convaincu, pour paraphraser Helmut Schmidt, que les compétences numériques d'aujourd'hui sont les opportunités de demain et les emplois d'après-demain.

Je vous remercie de votre attention. Nous sommes à votre disposition, Benoît Tabaka et moi-même, pour répondre à vos questions.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci, Monsieur le directeur général. Je dois dire que, si vous n'aviez pas communiqué le montant des cotisations sociales de Google France ni évoqué rapidement d'autres aides, nous aurions pu avoir l'impression que vous développiez un argumentaire pour la commission des affaires économiques plus que pour cette commission d'enquête sur les aides publiques... Cela dit, j'entends bien que vous n'avez sollicité aucune aide directe de la part de l'État.

Pour que nous puissions faire le parallèle avec les autres entreprises que nous avons auditionnées, pouvez-vous nous indiquer le montant de l'impôt payé en moyenne par Google en France ?

M. Sébastien Missoffe. - Sur l'année 2023, le montant de l'impôt partagé par les trois entités de Google a été de 85 millions d'euros.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci pour vos propos introductifs.

Vous avez cité le chiffre de 136 millions d'euros de cotisations sociales, mais pas le montant des exonérations. De combien est-il ?

Le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) a été attribué automatiquement entre 2013 et 2018. Pouvez-vous nous indiquer le montant, au moins approximatif, de ce que vous avez touché sur ces cinq ans ?

M. Sébastien Missoffe. - Les abattements étant calculés de manière automatique, il m'est difficile de vous dire exactement quel est le montant des exonérations - il n'y a pas, dans les comptes de Google, une ligne qui le retranscrit.

Toutefois, pour vous répondre de la façon la plus claire possible, je puis dire qu'il me semble que le montant de la participation partagé par les différentes entités de Google est de l'ordre de 20 millions d'euros. C'est sur ce montant que les exonérations sont calculées automatiquement. Cela dit, j'aurai du mal à vous donner un chiffre - il ne nous est pas communiqué.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Google ne sait pas le calculer ?

M. Sébastien Missoffe. - Nous n'avons pas accès à cette information exacte sur le bulletin de salaire de nos différentes équipes, mais c'est bien sur le montant que je vous ai donné que s'applique l'exonération dont bénéficient les employés de Google.

M. Benoît Tabaka, secrétaire général de Google France. - Comme Sébastien Missoffe l'a expliqué dans son propos introductif, les allégements de cotisations sociales dont nous bénéficions aujourd'hui ont trait, en premier lieu, à un certain nombre de fonctions - je pense notamment aux taux réduits pour les salaires inférieurs à 1,6, 2,5 et 3,5 fois le Smic. Ils ne représentent pas des sommes significatives, puisque, avec 9 stagiaires et 24 apprentis, la base est relativement faible.

La difficulté principale que nous rencontrons pour calculer le montant des exonérations sociales est que celui-ci n'apparaît pas dans nos comptes : l'entreprise Google ne connaît pas l'argent qui ne lui a pas été demandé. Nous devons donc faire un calcul pour reconstituer ce montant, et ce calcul ne peut être qu'approximatif. Nous ne savons pas véritablement quel aurait été le montant des charges sociales sans le forfait social. Nous ne pouvons qu'évaluer au doigt mouillé l'économie réalisée grâce à ces mécanismes automatiques d'allégements. Le chiffre que vous attendez n'existe pas.

Nous avons toutefois essayé de calculer l'impact de ces dispositifs : il semble qu'ils ne représentent que quelques pour cent des 136 millions d'euros de charges que nous avons payés. Le montant est infime.

Comme cela a été dit, la quasi-totalité des allégements dont nous avons bénéficié sont en lien avec la participation et l'intéressement versés à nos salariés, donc avec le forfait social.

D'après nos archives, nous avons bénéficié du CICE automatiquement, comme les autres entreprises. Nous sommes en train de rassembler les éléments : nous reviendrons vers vous, après l'audition, pour vous donner les chiffres. Nous ne pouvons vous donner le montant exact ; il nous faut faire de la rétro-ingénierie, les données n'apparaissant pas d'emblée.

M. Olivier Rietmann, président. - N'avez-vous pas un montant approximatif à nous communiquer ? Vous seriez bien les seuls !

M. Benoît Tabaka. - Je n'ai pas le montant.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous ne pouvez pas commencer cette commission d'enquête en disant que, parce qu'il s'agit de dégrèvements et d'aides automatiques, vous n'êtes pas du tout au courant des aides publiques de l'État dont vous profitez - ne voyez aucun sens péjoratif à ce terme de « profiter ».

Vous êtes des chefs d'entreprises, vous êtes attentifs à votre rentabilité et à votre compétitivité : vous y intégrez forcément les aides publiques.

Je comprends que vous vouliez nous transmettre ces chiffres par écrit, mais je trouve surprenant que vous ne puissiez nous répondre sur les montants de CICE et d'exonérations de cotisations. Nous connaissons votre domaine d'activité : Google sait traiter des données avec précision.

Bref, nous commençons notre audition sur une mauvaise base. Si vous vouliez donner l'impression que vous prétendez ne pas connaître les chiffres pour pouvoir ensuite les transmettre par écrit, et ainsi éviter de les exprimer publiquement, vous ne pouviez mieux vous y prendre.

Or je suis persuadé que votre objectif n'est pas là : un peu de transparence, s'il vous plaît. Faites preuve de responsabilité et d'objectivité. Apportez à tous les sénateurs présents un minimum d'informations, autrement que par des contributions écrites après coup.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je souscris entièrement aux propos du président. Toutes les entreprises auditionnées ont réussi à nous donner un montant des exonérations de cotisations.

Mme Pascale Gruny. - Tout à fait !

M. Fabien Gay, rapporteur. - Certes, les mécanismes sont complexes, mais vous n'êtes pas une TPE-PME familiale qui manque de moyens ; vous appartenez à un énorme groupe.

Je suis d'autant plus surpris concernant le CICE. Tous ont fait un effort de transparence : Renault, Michelin ou Auchan nous ont dit combien ils avaient touché. Contrairement aux exonérations, il s'agit bien d'argent versé aux entreprises.

Alors que vous ne sollicitez aucune aide publique, vous devriez au moins disposer d'un montant approximatif : un, dix ou cent millions d'euros ? Bref, un chiffre qui nous donne une perspective.

Je repose donc ma question. Combien avez-vous approximativement touché de CICE entre 2013 et 2108 ? Vous pouvez répondre par écrit, mais nous voulons un effort de transparence.

M. Sébastien Missoffe. - Monsieur le rapporteur, nous sommes venus à cette audition pour répondre à vos questions, avec un engagement de transparence.

Google est une entreprise mondiale, qui dispose d'une filiale en France. Effectivement, nous n'avons pas demandé ces aides publiques, ni en matière de CICE ni en matière de philanthropie. Nous partageons ces informations de manière tout à fait transparente.

Concernant le montant du CICE, la taille de Google en 2013-2014 était telle qu'il ne devait pas être très significatif. Je n'ai pas été capable aujourd'hui d'avoir accès à ce chiffre ; nos équipes sont mondiales, il est possible que des équipes de R&D l'aient touché. Cependant, ce chiffre étant important pour vous, je m'engage évidemment à vous le communiquer. Nous avons regardé nos chiffres jusqu'à 2020, mais sans remonter jusqu'à 2013. Si ce montant pour 2013 est important, je vous le communiquerai. Ma volonté n'est pas de ne pas le transmettre : je n'en dispose simplement pas.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Une précision : le CICE portait sur la masse salariale en France ; et les groupes auditionnés par notre commission d'enquête sont plutôt internationaux.

J'en viens à ma deuxième question. Mis à part les exonérations automatiques, vous avez dit à plusieurs reprises n'avoir sollicité aucun dispositif de subvention directe et indirecte. Pourquoi ? Vous pourriez, par exemple, solliciter le CIR pour vos recherches en intelligence artificielle.

M. Olivier Rietmann, président - Pourquoi n'avoir fait aucune demande au titre du mécénat ? N'avez-vous demandé ni reçu fiscal ni réduction d'impôt malgré vos activités de philanthropie ? Pourquoi donc ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce choix est bien surprenant. Beaucoup d'entreprises veulent plus d'aides ! Vous êtes l'une des rares à dire n'en avoir sollicité aucune.

M. Olivier Rietmann, président. - Pour le moins en France...

Peut-être avez-vous obtenu d'autres aides qui empêchaient de faire une demande en France ? Ou bien considérez-vous que vos activités philanthropiques n'exigent pas forcément une reconnaissance via des réductions fiscales sonnantes et trébuchantes ?

M. Sébastien Missoffe. - Chez Google, la R&D est organisée de façon globale ; les équipes se constituent projet par projet, en fonction des talents et des investissements, de manière très souple. De plus, notre univers de recherche évolue très rapidement. Pour garder cette souplesse, nos équipes d'ingénieurs n'ont pas souhaité faire de demande de CIR.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Cette réponse assez courte est surprenante.

M. Benoît Tabaka. - Certains imaginent que nous considérerions le CIR comme inutile. Ce n'est pas du tout notre approche.

Depuis six ou sept ans, notre objectif premier a été de développer la recherche en France. Nous souhaitions créer un campus de recherche, recruter des ingénieurs, conclure des partenariats de recherche et structurer cette logique de recherche, si bien que nous avons aujourd'hui 300 salariés, principalement à Paris, qui se consacrent à la R&D. En 2023, cela représente 152 millions d'euros investis en R&D par Google France, ce qui équivaut principalement à la masse salariale de nos équipes de recherche sur le territoire français.

Nous avons fait le choix de ne pas demander le CIR : nous voulions d'abord fédérer et développer une équipe de recherche, et créer des ponts entre recherche publique et recherche privée. Certaines de nos équipes développent des fonctionnalités sur YouTube et sur Chrome ; d'autres travaillent sur des modèles open source et sur des « modèles larges de langage », comme Gemma. Nos équipes de recherche contribuent au développement d'innovations et de produits au niveau global.

Nous développons et consolidons notre recherche, et nous n'avons pas fait de demande de CIR parce que nous n'avions pas besoin de ce dispositif pour créer cet écosystème en France. Peut-être le ferons-nous à l'avenir ? Nous ne savons pas. Néanmoins, je confirme que nous n'avons ni sollicité ni touché de CIR.

En matière de mécénat, les équipes de Google France n'interviennent pas sous la forme d'un don classique. Nous ne donnons pas un financement dont l'association dispose comme elle le souhaite ; Google.org ne fonctionne pas du tout de cette manière. Nous proposons plutôt une subvention, en travaillant directement avec l'association, pour développer une technologie, un projet et une méthodologie.

M. Olivier Rietmann, président. - Est-ce un subventionnement financier ou une mise à disposition d'intelligence et d'ingénierie ?

M. Benoît Tabaka. - Tout d'abord, nous proposons une contribution financière, dont le montant s'est élevé à 30 millions d'euros au cours des cinq dernières années. Nous mettons également à disposition, gratuitement, des technologies Google, y compris des crédits publicitaires. Nous pouvons enfin déclencher un mécénat de compétences : des salariés de Google consacreront du temps à l'accompagnement d'une association pour développer un projet. Par exemple, grâce à une aide technique et à un accompagnement de projet, nous avons soutenu le développement de l'application Open Food Facts, qui permet d'analyser la qualité nutritionnelle d'un aliment.

Ainsi, notre logique philanthropique n'est pas classique : nous contribuons directement au projet, et nous ne demandons rien en échange.

M. Olivier Rietmann, président. - Si j'ai bien compris, votre masse salariale s'élève à un peu plus de 150 millions d'euros. Comment pouvez-vous avoir 136 millions d'euros de charges sociales ?

M. Sébastien Missoffe. - Cette masse salariale de 152 millions d'euros ne concerne que la R&D, qui compte 300 personnes sur les 1 400 salariés de Google France.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous voilà au coeur du sujet. Je redis mon étonnement : vous connaissez le montant des charges sociales, mais pas celui des exonérations ni celui du CICE.

En vérité, vous avez un problème politique, et vous le savez.

Google Monde connaît les dispositions fiscales de chaque pays. Chaque installation est parfaitement pesée. En réalité, vous avez décidé de ne pas demander de subventions, car vous avez un problème de fiscalité - vous le savez. Monsieur Missoffe, ce n'est pas la première fois que nous avons ce débat.

En 2022 vous déclariez 724 millions d'euros de chiffre d'affaires, et 1,7 milliard en 2023. Pourtant, en 2023, vous payiez seulement 22,6 millions d'euros d'impôts, parce que vous organisez une optimisation fiscale - c'est autorisé, mais est-ce moral ? Laissons-là la question. Vous transférez 1,2 milliard d'euros vers la maison mère, et organisez une optimisation fiscale via l'Irlande - les mécanismes sont connus. Vous avez passé un deal avec le parquet national financier (PNF), pour près de 1 milliard d'euros, soit 500 millions d'euros d'amende et 450 millions de redressement. Tout cela est connu par la presse, voilà qui ne touche ni au secret des affaires ni au secret fiscal.

Pensez-vous donc logique ou normal qu'une entreprise comme la vôtre, qui organise de l'optimisation fiscale à grande échelle, puisse bénéficier d'aides publiques qui, en vérité, ne changent rien à son modèle ?

Imaginons que vous touchiez 5 millions d'euros de CICE par an : cela ne changera rien. Que vous touchiez une aide ou non, que vous soyez exonérés de cotisations sociales ou non, cela ne change strictement rien à votre modèle. Si telles sont les raisons de votre non-recours aux aides, il serait plus franc de le dire. Vous pourriez même envisager de rendre ce CICE, car vous pouvez vous débrouiller sans.

Toucher du CIR, bénéficier d'autres aides et en plus être dans une telle situation fiscale, cela nuirait à votre image.

M. Sébastien Missoffe. - Le CICE concernait les années 2010. Depuis 2020, nous n'avons pas demandé d'aide publique, et donc pas de CIR.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le CICE a existé jusqu'en 2018, remplacé ensuite par des exonérations automatiques, comme pour toute entreprise.

M. Sébastien Missoffe. - Monsieur Tabaka, souhaitez-vous ajouter des éléments sur la fiscalité de Google ?

M. Benoît Tabaka. - Le groupe Alphabet Inc. a payé l'année dernière 27 milliards d'euros d'impôts dans le monde - je ne dispose pas encore des chiffres de 2024 pour Google France. Cela représente, en moyenne sur les dix dernières années, un taux d'imposition effectif de 20 %, ce qui équivaut au taux moyen dans les différents pays de l'OCDE.

Depuis des années, nous soutenons les travaux de l'OCDE pour faire évoluer la fiscalité, dans deux sens. Premièrement, nous demandions un traitement uniforme des multinationales : un minimum de taxation à 15 % a été décidé - nous sommes à 20 %. Deuxièmement, la réallocation de cet impôt dans les pays de consommation doit être travaillée ; nous concernant, une très grande partie de notre impôt est payée sur le territoire américain.

J'en viens aux montants. Nous avons payé environ 85 millions d'euros d'impôts, ce qui inclut l'impôt sur les sociétés - notre activité est autoliquidée, nous ne sommes pas concernés par la TVA - et la part due par Google France au titre de la taxe sur les services numériques.

Cette taxe, instituée en 2019, couvre nos activités publicitaires, mais va aussi au-delà. Elle est portée par l'ensemble des entités Google dans le monde : en effet, le fait générateur de cette taxe est le clic d'un internaute français. Le montant de l'impôt payé par Google France n'apparaît pas ici, car il faut rassembler l'ensemble des sommes versées - si cela vous intéresse, nous pourrons vous communiquer ces sommes par la suite. Nous contribuons, nous appliquons le cadre juridique et nous sommes l'un des premiers contributeurs à cette taxe, dont le produit est estimé à 800 millions d'euros pour 2025.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Notre commission d'enquête ne porte pas spécifiquement sur Google ni sur les schémas d'optimisation fiscale. Tranquillisons-nous, je ne faisais que redonner des éléments de contexte. Vous ne contestez pas les chiffres, d'autant plus qu'ils sont connus et publics.

M. Olivier Rietmann, président. - Heureusement que vous ne demandez pas d'aide publique, car l'État vous serait débiteur !

M. Fabien Gay, rapporteur. - L'objet de notre commission d'enquête n'est pas de savoir comment l'on taxe les Gafam. Je vous repose donc ma question : le fait que vous ne demandiez pas ces aides a-t-il des raisons politiques ? Pour votre groupe, toucher des aides publiques tout en organisant de l'optimisation fiscale ne serait pas une bonne publicité.

Finalement, cette somme modique d'exonérations de cotisations aujourd'hui et de CICE hier ne change absolument pas votre modèle économique. Dès lors, ne serait-il pas opportun, pour des sociétés comme la vôtre, d'être dispensées de ces aides publiques et de ces exonérations ?

M. Olivier Rietmann, président. - Les aides publiques aux entreprises sont là pour orienter leurs choix et les accompagner, notamment parce que la taxation, les cotisations et les impôts de production sont peu ou prou plus élevés que dans la moyenne des pays européens. Il s'agit de rendre un peu de compétitivité à nos entreprises par rapport à la concurrence européenne et mondiale.

Dès lors, quand une entreprise ne rencontre pas ces difficultés, les aides publiques ont-elles encore une utilité ? N'existe-t-il pas des paliers ou des barrières à ne pas dépasser ? Vous êtes super compétitifs, et tant mieux !

M. Sébastien Missoffe. - Nous n'avons pas sollicité d'aides, mais nous bénéficions aujourd'hui de ces allégements automatiques, qui ne demandent pas de démarche proactive.

Concernant notre compétitivité, Google est remis en cause et challengé tous les jours par de nouveaux acteurs. J'ai rejoint Google il y a dix-neuf ans, et ce n'est pas un long fleuve tranquille. Il faut continuer à innover et développer de nouveaux usages, en investissant des sommes très significatives en R&D ; nous devons continuer à être compétitifs. Nous ne sommes pas au-dessus de la réalité économique et les défis à relever sont importants.

L'immense majorité des allégements automatiques sont liés à l'intéressement et à la participation. Ils ont été créés par le législateur pour encourager les entreprises à partager les bénéfices avec les employés, ce qui est un élément de l'attractivité de Google France, et donc de la France d'une certaine façon. Ainsi 40 % de nos 300 ingénieurs en R&D viennent d'autres pays que la France et contribuent à son rayonnement. Par exemple, le fondateur de Mistral est passé par Google DeepMind. Ces compétences viennent rayonner sur l'ensemble de l'écosystème français.

J'ai du mal à avoir un point de vue dans la mesure où ces allégements sont automatiques, mais nous souhaitons conserver notre attractivité par rapport à d'autres entreprises installées en France qui pourraient bénéficier de ces allégements.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous ai posé des questions précises, mais vous ne répondez pas.

Si vous ne touchiez pas ces aides, cela changerait-il votre modèle ? Sur 1,7 milliard d'euros de chiffre d'affaires, 1 à 2 millions d'euros d'exonérations feront-ils vraiment la différence ?

Vous êtes-vous rapprochés de l'administration fiscale pour expliquer que vous ne souhaitiez pas d'exonérations de cotisations ?

Enfin, le fait de ne pas solliciter de subventions directes constitue-t-il un choix pour ne pas subir une mauvaise publicité, étant donné vos schémas d'optimisation fiscale ?

M. Sébastien Missoffe. - La décision sur l'intéressement n'est pas prise que par la direction générale de Google France ; elle est prise avec nos partenaires sociaux et avec notre comité social et économique (CSE). Ce dialogue a permis d'aboutir à la formule existante en matière d'intéressement. Je ne peux donc vous répondre clairement sur les conséquences de l'absence complète d'allégement en la matière.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ne verseriez-vous pas d'intéressement sans ces exonérations ?

M. Sébastien Missoffe. - Ce n'est pas ce que j'ai dit. Je dis simplement que le dialogue avec les partenaires sociaux nous tient à coeur. Nous avons 1 400 salariés et nous travaillons main dans la main avec nos CSE. Si je leur demandais quelles sont les raisons de l'attractivité de Google, ils me diraient sans doute que ces allégements font partie de la rémunération, et donc de l'attractivité de leur métier. Je serai ravi de leur poser la question et d'explorer ce point plus avant.

Ensuite, non, ce n'est pas une décision politique. Je vous ai expliqué précisément comment était organisée notre R&D. Vous aviez l'air de suggérer que si nous demandions ces aides, l'État serait débiteur ; ce n'est pas le cas aujourd'hui. Si nous additionnons l'impôt sur les sociétés et la taxe sur les services numériques, les montants restent significatifs. Non, ce n'est pas une décision politique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Enfin, avez-vous une discussion avec l'administration fiscale pour rendre ces 1 à 2 millions d'euros d'exonérations ?

M. Benoît Tabaka. - La structure française de Google a été créée il y a vingt et un ans, avant même que la question de la fiscalité des grandes multinationales n'émerge. Nous aurions pu, il y a quinze ans, demander le CICE. Nous avions quelques ingénieurs dans nos équipes, alors. À l'époque, non, il n'y avait pas de question politique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - À l'époque, vous ne payiez quasiment pas d'impôt ! Il y avait bien une question politique, permettez-moi de vous le dire !

M. Benoît Tabaka. - La question politique a émergé un peu plus tard concernant les acteurs du numérique. Nous sommes cohérents depuis vingt et un ans. Ces aides spécifiques n'ont pas orienté nos décisions d'investissement dans la recherche.

Autre élément d'analyse : en 2017, nous avions 639 salariés. Entre 2017 et la fin du CICE, soit maintenant, ce chiffre a doublé. Sans le CICE, nous avons pourtant investi dans les gens et les talents. Notre objectif est de faire venir des ingénieurs pour développer nos équipes en France. Voilà l'enjeu de la compétitivité : avoir les meilleurs ingénieurs et être un élément d'attractivité de la recherche en France.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous dites vouloir faire fructifier les talents. Quid de l'apprentissage ? Vous comptez 24 apprentis et 9 stagiaires... Vous avez là une aubaine extraordinaire, surtout dans votre domaine. Des étudiants de haut niveau s'intéressent à votre entreprise et ils peuvent être accompagnés par des aides publiques. Google France est en recherche de profils, profils qui pourraient être formés au sein de votre entreprise.

M. Sébastien Missoffe. - Cela représente l'un des sujets qui m'ont tenu le plus à coeur quand j'ai rejoint l'entreprise. Nous avions alors un seul apprenti et ils sont aujourd'hui vingt-quatre. En fonction des métiers, il faut être en mesure d'accompagner ces apprentis et trouver les projets pertinents. Étant donné la nature des activités de Google en France, il est plus difficile de démultiplier le nombre d'apprentis. Pour nos apprentis ingénieurs, l'apprentissage dure deux ans. Nous évaluerons si le programme est un succès. La transmission est un sujet très important ; nous étudions la question, pour savoir le temps que prend l'accompagnement d'un apprenti et dans quels métiers l'apprentissage est le plus pertinent. J'espère que nous aurons plus d'apprentis à l'avenir.

M. Olivier Rietmann, président. - Touchez-vous les aides et bénéficiez-vous des allégements de cotisation pour les apprentis ?

M. Benoît Tabaka. - Nous bénéficions des allégements, qui sont automatiques, mais nous ne touchons pas d'aides spécifiques.

M. Gilbert Favreau. - Nous parlons de Google Monde et de Google France. Ces deux entités sont-elles, juridiquement, totalement séparées ? Dès lors, qu'en est-il de la taxation ? Les bénéfices de Google France sont-ils taxés en France ou aux États-Unis ?

M. Benoît Tabaka. - L'ensemble des bénéfices réalisés par les entités de Google en France sont taxés sur le territoire français et par l'administration fiscale française. Pour la taxe sur les services numériques, le schéma de taxation s'applique indépendamment de la nationalité de l'entreprise qui vend la publicité, puisque le fait générateur est bien l'utilisateur lui-même. Dès lors, d'autres éléments fiscaux entrent en ligne de compte.

En matière de cloud, les profits des ventes réalisées par les équipes de Google Cloud en France sont taxés sur le territoire français.

M. Gilbert Favreau. - Google France réalise un chiffre d'affaires, mais il me semble que des déclinaisons de Google France sont taxées sur le fondement de sommes différentes. Si Google France est une société autonome, quel est votre chiffre d'affaires ?

M. Benoît Tabaka. - Google France SARL a un chiffre d'affaires de 1,7 milliard d'euros.

M. Gilbert Favreau. - Quel est l'impôt payé ?

M. Benoît Tabaka. - Si l'on prend l'ensemble des entités Google en France, cela représente 85 millions d'euros, dont 22 millions pour Google France SARL au titre de l'impôt sur les sociétés, auxquels s'ajoutent les sommes versées par Google France au titre de la taxe sur les services numériques, créée pour anticiper la mise en oeuvre de la réforme fiscale internationale.

M. Olivier Rietmann, président. - La sous-traitance semble ne pas concerner une entreprise comme la vôtre.

M. Sébastien Missoffe. - Je vous le confirme. Nous avons des prestataires de service pour internet, pour des questions liées à l'immobilier, mais je n'ai pas d'éléments à vous communiquer concernant les aides qu'ils pourraient toucher.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci pour cette audition, même si vous avez évité certaines questions... Nous continuerons le débat.

Êtes-vous d'accord pour dire - une fois que vous aurez trouvé le chiffre - que pour des sociétés comme la vôtre, disons pour les 500 ou les 1 000 plus grandes sociétés, il y ait une forme de transparence sur les aides publiques et leur montant ? Dans votre cas, cette transparence porterait sur le CIR et les exonérations de cotisations.

Ensuite, nous pourrions avoir un débat sur l'utilisation qui est faite de cet argent public par les grands groupes.

M. Sébastien Missoffe. - Du moment qu'il existe des aides, il est important d'en connaître la raison d'être et d'en mesurer l'impact. La transparence est essentielle.

Nous ne demandons pas d'aides, et si l'on en reçoit une, nous sommes capables de la chiffrer. Concernant les exonérations, il n'existe aucune ligne qui permette de donner un chiffre précis. Si l'on définit comme aides les exonérations, et si l'on souhaite les mesurer, il faudrait disposer d'informations plus claires sur les bulletins de salaire. Voilà qui contribuerait à cette transparence.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Depuis la création de Google France en 2004, mis à part les exonérations de cotisations sociales et le CICE, Google France n'a-t-elle jamais demandé d'autres aides en France ou en Europe ?

M. Sébastien Missoffe. - Depuis 2020, nous avons regardé ligne par ligne, pour pouvoir vous répondre de manière très précise. Il semble que nous ayons touché du CICE en 2010.

En ce qui concerne la création de Google France en 2004, peut-être avons-nous touché une aide à la création d'entreprise, mais je ne dispose pas d'élément à vous donner. Je pourrai examiner la question ; mais si c'est le cas, c'était sûrement de l'argent bien placé au regard de nos 1 400 salariés et de notre contribution à l'écosystème français.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci, messieurs, pour cette audition. Il ne faut pas commencer une audition en prenant les sénateurs pour des lapins de trois semaines... Il faut faire d'emblée preuve de franchise. Nous avons pris un meilleur virage ensuite, ce qui est heureux.

Nous attendons vos contributions écrites, avec des éléments chiffrés. Je vous remercie enfin pour votre disponibilité lorsque nous vous avons sollicités pour cette audition.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site de Sénat.

La réunion est close à 17 h 10.

Mardi 25 mars 2025

- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -

La réunion est ouverte à 15 heures.

Audition de M. Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Monsieur, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquêtes, M. Patrick Pouyanné prête serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Quel regard portez-vous sur les aides publiques aux entreprises ? Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ?

Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?

Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de 20 minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies. - Merci pour votre accueil. Je ne vais pas vous présenter TotalEnergies, je dirai juste qu'elle a 101 ans et que sa mission première est de contribuer à la sécurité énergétique du pays ? Je vais me focaliser sur ce que l'entreprise donne à notre pays en termes pécuniaires, et ce qu'elle en reçoit comme aide publique.

Dans les cinq dernières années, nous avons investi 8 milliards d'euros en France : 4 milliards sont liés à la transition énergétique, au développement du biogaz, de l'énergie solaire, aux bornes électriques ; 3 milliards sont allés au raffinage, une activité qui est déficitaire mais où nous continuons d'investir parce qu'il faut entretenir notre système, qui contribue à notre sécurité d'approvisionnement du pays ; enfin, nous avons investi 1 milliard d'euros dans les réseaux de stations-services.

Deuxième contribution, nous faisons travailler quelque 25 000 sous-traitants en France, pour un chiffre d'affaires de 6 milliards d'euros - je ne sais pas combien ces sous-traitants reçoivent d'aides publiques, mais je sais qu'une bonne partie des aides que nous recevons vont au financement des projets que nous avons avec eux, par exemple pour le terrassement ou le câblage d'une ferme solaire.

Enfin, troisième contribution, nous versons chaque année un peu plus de 2 milliards d'euros d'impôts et de taxes - je compte les cotisations patronales et pas les cotisations salariales, malgré ce qu'en dit la presse... Ces impôts et taxes sont de toutes sortes, par exemple la taxe sur les dividendes que nous versons aux actionnaires internationaux : le montant avoisine les 500 millions d'euros par an, versés par les banques sur le dividende que nous donnons à nos actionnaires internationaux. Notre impôt sur les sociétés est faible, puisque notre activité de raffinerie est déficitaire.

J'ai tenté de voir ce que recouvre la notion d'aide de l'État, puisqu'on parle en réalité de fiscalité, de crédits d'impôts, aussi bien que de subventions ou d'avances - le concept est assez large. Comme investisseur dans notre pays, la première chose à laquelle je pense à propos d'aide de l'État, ce sont les aides à l'investissement dans la transition énergétique : elles sont déterminantes parce qu'elles viennent compenser le fait que l'énergie dite propre est plus chère. Pour l'énergie renouvelable, par exemple, la Commission de régulation de l'énergie (CRE) verse des compléments de rémunération, donc un soutien tarifaire : nous en avons perçu 92 millions d'euros en 2024 pour nos fermes solaires et éoliennes - nous gérons 5 % des fermes solaires et éoliennes du pays. Cependant, le mécanisme prévoit de rendre l'aide lorsque le prix sur le marché est finalement plus élevé que le prix garanti, et nous avons rendu à ce titre 256 millions d'euros à l'État en 2021 et 2022, le solde est même négatif de 47 millions d'euros entre 2020 et 2024 ; cependant, si je compte à partir de 2017, le solde est favorable pour TotalEnergies, nous avons reçu en moyenne 20 millions d'euros par an, ce qu'il faut rapporter au milliard d'euros annuel que nous investissons dans le domaine. Il y a également le soutien à la méthanisation, nous touchons 35 millions d'euros par an, nous avons environ 6-7% du marché français. Il y a aussi les mécanismes de soutien à la capacité de production ; nous avons par exemple construit à Landivisiau, dans le Finistère, une centrale à cycle combiné gaz, c'est un projet que son emplacement ne rendait pas rentable, elle a reçu 44 millions d'euros d'aide en 2024 au titre de la prime de capacité - nous en avons reçu la moitié, puisque nous possédons la moitié de cette centrale.

Autre aide utile de l'État, qui concerne la transition énergétique : l'aide à l'équipement en bornes de recharge ; elle est nécessaire, puisque ces bornes ne sont pas rentables, elles sont utilisées à 20 % au mieux ; nous allons recevoir 80 millions d'euros à ce titre entre 2022 et 2026 - je signale au passage que l'État effectue un contrôle très précis des réalisations. Parmi les projets soutenus, je signale aussi EolMed, un parc éolien flottant en Méditerranée, qui va coûter 330 millions d'euros, c'est beaucoup pour une capacité de 30 mégawatts ; nous allons recevoir 78 millions d'euros de subventions, et autant sous forme d'avances remboursables.

Ce mécanisme d'avances remboursables est vertueux pour cette technologie innovante de l'éolien flottant. L'avance devra être remboursée à deux conditions : que ce parc éolien produise un certain volume d'électricité - si l'électricité est produite, nous la vendons, donc nous pouvons rembourser - et que nous vendions la technologie - nous aurons démontré son efficacité, nous la vendrons, ce qui nous donnera de quoi rembourser l'avance. L'avance remboursable est donc une subvention au démarrage, c'est vertueux pour mobiliser d'autres capitaux et lancer le projet, et le remboursement intervient si le projet réussit et donc quand l'entrepreneur parvient à bonne fortune.

Celui de nos projets qui a reçu le plus d'aide, cependant, reste la gigafactory d'ACC à Billy-Berclau Douvrin, un projet qui dépasse les 2 milliards d'euros et qui a reçu 850 millions d'euros d'aide publique - TotalEnergies y participe à 25 %. Je veux souligner ce fait : sans ces aides publiques, les projets innovants ne verraient pas le jour. C'est le cas aussi d'un projet d'électrolyseur sur un site de production d'hydrogène renouvelable sur la plateforme de La Mède (Bouches-du-Rhône) : nous allons recevoir en tout 90 millions d'euros, nous ne nous lancerions pas sans cette aide. L'État joue donc pleinement son rôle en nous aidant à faire le pas sur des investissements qui industrialisent des solutions non rentables en elles-mêmes, mais qui comptent pour la transition énergétique, c'est le cas aussi de l'Union européenne - je pense à un projet de stockage de CO2 que nous développons en Norvège, avec une aide européenne de 130 millions d'euros.

Nous sommes aussi aidés à l'étape de la recherche et développement (R&D). En 2024, nous avons perçu 53 millions d'euros de crédit d'impôt recherche (CIR) - je sais que le sujet vous intéresse et je vous indique d'emblée que cette somme me sert à maintenir la recherche en France : 2 300 de nos 3 500 chercheurs, soit 60 %, sont en France, malgré des coûts plus importants qu'à l'étranger, les deux-tiers travaillent sur la transition énergétique, c'était un tiers il y a peu encore, et 99 % des dépenses éligibles au CIR sont réalisées en France - je sais qu'il y a beaucoup de fantasme sur le CIR, ces chiffres montrent que nous ne faisons aucune optimisation fiscale avec le CIR. Pour le reste, nous recevons 1,3 million d'euros d'aides pour des projets de R&D, c'est peu à notre échelle, nous ne faisons pas de chasse au guichet des subventions - ce chiffre, en réalité, vient de ce que nous travaillons avec des laboratoires qui, eux, reçoivent de l'aide, que nous comptabilisons. Je pense à un projet de drone d'observation avec un laboratoire en Champagne-Ardenne qui est soutenu par l'Agence nationale de la recherche (ANR), en réalité nous contribuons à rendre ce projet possible, nous sommes un levier qui facilite le déclenchement de l'aide publique pour ce laboratoire, comme c'est le cas avec d'autres sous-traitants.

Il faut tenir compte aussi du fait que TotalEnergies compte en son sein l'entreprise Hutchinson, une très grande entreprise puisqu'elle emploie 40 000 salariés, dont 10 000 en France - et l'entreprise SAFT, qui est une PME spécialisée dans les batteries...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Une PME ?

M. Patrick Pouyanné. - Pardon, une ETI, elle compte plus de 3 000 salariés. À elles deux, ces entreprises reçoivent 9 millions d'euros d'aides au titre de la R&D.

Troisième domaine d'aide, nous sommes des « énergies-intensifs » et nous bénéficions à ce titre de réductions d'impôts sur nos consommations d'électricité et de gaz. Il se trouve qu'en France les accises sont très élevées, et de ce fait incompatibles avec le métier d'industriel énergéticien. Je ne sais pas si cela entre dans vos calcul des aides, mais le montant est important : nous avons eu 195 millions d'euros d'abattement de taxes sur le gaz et l'électricité l'an dernier, à quoi s'ajoutent 14 millions d'euros de réduction du tarif d'utilisation des réseaux publics d'électricité (Turpe) et 22 millions d'euros de remboursement de compensation carbone - je l'ai découvert à l'occasion de votre mission : sur les 104 millions d'euros que nous payons en quotas d'émission carbone, l'État nous en rend 22 millions.

TotalEnergies reçoit aussi de l'argent pour les consommateurs d'énergie, nous servons ici de boite de transit. C'est le cas pour le bouclier tarifaire et les chèques énergie. Nous avons géré 85 millions d'euros à ce titre, nous avons aussi des tarifs sociaux, pour un montant de 43 millions d'euros, que nous distribuons pour le compte de l'État. J'ai même découvert qu'il y a une aide aux bouteilles de gaz de pétrole liquéfié (GPL) à La Réunion, pour 1,26 million d'euros.

Nous avons également de l'aide au titre de l'emploi. TotalEnergies compte 35 000 salariés en  France: ceux qui perçoivent moins de 2 900 euros bruts par mois déclenchent des exonérations de charges patronales - pour un montant total de 21,7 millions d'euros, c'est qu'il doit y avoir finalement une faible proportion de salariés dans ce cas.

Je ne parle pas de l'apprentissage parce que j'ai décidé qu'à partir de 2023 nous ne percevrions plus d'aide à l'apprentissage. Il y a eu la période Covid, nous avions une aide exceptionnelle pour l'apprentissage mais elle s'est pérennisée ; j'ai décidé qu'il n'y avait pas lieu de la pérenniser pour TotalEnergies, même si nous avons gardé les apprentis - j'ai même décidé que nous aurions au moins 5 % d'apprentis, donc un seuil de 2 000 apprentis, c'est utile aussi pour nos sous-traitants, qui nous le demandent parce que c'est un bon canal pour les recrutements.

Enfin, il y a les aides pour les entreprises en difficulté - que nous ne percevons évidemment pas à TotalEnergies.

J'en profite pour contredire un propos qui a été tenu devant votre commission d'enquête, selon lequel toutes les entreprises du CAC 40 auraient bénéficié du dispositif d'aide mis en place par l'État pendant la crise sanitaire : ce n'est pas le cas de TotalEnergies, nous n'avons rien perçu parce que nous avons demandé à ne rien percevoir ; et si j'ai pris cette décision, c'est parce qu'au même moment, il y avait le débat sur la réduction des dividendes. Il m'apparaissait assez évident que si je recevais de l'argent de l'État parce que j'avais des difficultés, donc de l'argent de l'impôt des Français, il était difficile que je maintienne les dividendes à leur niveau ; dès lors que mon conseil d'administration ne voulait pas réduire les dividendes, j'ai décidé que nous ne prendrions pas les aides de l'État et TotalEnergies est peut-être la seule entreprise du CAC 40 à l'avoir fait, je vous prie de le faire savoir à la personne qui vous a dit le contraire. Hutchinson a perçu un petit peu d'aide au début de la crise sanitaire, j'ai demandé à ce que cette aide soit remboursée, la ministre de l'époque, Elisabeth Borne, y a veillé puisque je m'y étais engagé publiquement. Je crois au capitalisme, à son éthique, il faut être cohérent : je ne peux pas percevoir de l'argent public que je redistribue en dividendes.

M. Olivier Rietmann, président. - Si vous aviez décidé de maintenir les aides, en auriez-vous baissé d'autant le versement des dividendes ?

M. Patrick Pouyanné. - Il y a eu un débat au sein de l'Association française des entreprises privées (Afep), mes collègues chefs d'entreprises, qui pour la plupart ont accepté l'aide de l'État, se sont engagés à réduire de 30 % le versements de dividendes, je crois qu'ils l'ont fait, il n'y a eu aucun doute sur ce point autour de la table de l'Afep. Ce n'est pas une question de solidarité, mais de cohérence, et c'est bien par cohérence que j'ai décidé, puisque mon conseil d'administration ne voulait pas baisser les dividendes, de renoncer à l'aide de l'État. On ne fait pas de licenciement non plus, je m'y suis engagé depuis que je suis à la tête de TotalEnergies. Lorsque nous faisons un plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) dans le cadre de la restructuration de la plateforme de Grandpuits, en Seine-et-Marne, nous ne recevons aucune aide, nous investissons 500 millions d'euros et nous préservons 250 emplois sur site, sans aucun licenciement. Une entreprise qui gagne entre 15 et 20 milliards d'euros par an ne peut pas licencier, c'est une question de cohérence.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous vous êtes même engagé à ce que les sous-traitants de Grandpuits ne perdent pas d'activité pendant quelques années...

M. Patrick Pouyanné. - Oui, un repérage très précis a été fait de nos sous-traitants, pour voir ceux qui dépendaient de la raffinerie et qui auraient du mal à se redistribuer, nous les avons aidés pendant la transformation de la plateforme, avec un fonds dédié de 5 millions d'euros.

Un commentaire plus général sur l'aide aux entreprises en difficulté. Je crois que l'État est légitime à intervenir temporairement quand une entreprise traverse des difficultés, comme il l'a fait pour Air France ou PSA, mais qu'il devrait conditionner cette aide pour qu'elle lui soit remboursée une fois l'entreprise revenue à meilleure fortune. Ce qui a été fait pour PSA est remarquable, mais une fois l'entreprise revenue à bonne fortune, il me paraitrait normal qu'il y ait un retour. Je suis pour le capitalisme libéral et je suis cohérent : oui à l'intervention étatique quand c'est nécessaire, mais avec des clauses contractuelles pour un remboursement progressif de l'aide une fois les bénéfices revenus - alors l'État est tout à fait dans son rôle, au nom de la préservation des emplois et du soutien à ses champions. Je crois même que si une telle situation devait arriver à TotalEnergies, nous proposerions par cohérence un tel mécanisme.

Un mot sur l'Inflation Reduction Act (IRA) américain, c'est un exemple d'aide bien calibrée : elle est importante, 369 milliards de dollars sur dix ans, et elle combine un soutien à la production et une obligation d'acheter américain. Voyez ce qui se passe avec les panneaux solaires : l'investisseur reçoit non pas une subvention - cela prend toujours plus de temps, une subvention - mais un avantage fiscal qu'il insère dans son plan d'affaires, et cet avantage intervient à condition que les panneaux soient américains, c'est facile à contrôler. Il nous a fallu deux années de paperasse pour valider notre projet d'électrolyseur, nous n'avons toujours pas lancé le projet parce que nous attendons encore un papier pour confirmer les 90 millions d'euros de subventions, sur un projet à 330 millions d'euros ; avec un système comme l'IRA, nous aurions pu avancer tout de suite, avec l'engagement d'un crédit d'impôt, c'est encore mieux qu'un guichet unique. Il faut des règles claires, stables, qui soutiennent l'investissement et dont le contrôle soit beaucoup plus simple - c'est ce qui se passe avec l'IRA, le crédit d'impôt est beaucoup plus simple à utiliser et à contrôler. Et il y a encore une clause intéressante avec l'IRA, c'est que le taux d'investissement varie selon les territoires : le taux de crédit d'impôt augmente de façon importante quand on investit dans les zones les plus déshéritées, c'est une incitation à l'industrialisation de ces territoires - et c'est ce qui nous a fait choisir par exemple telle implantation dans le New Jersey. Enfin, l'IRA autorise même les entreprises à s'échanger leurs crédits d'impôt, ce qui permet d'accélérer la disponibilité des fonds et simplifie encore les choses...

M. Olivier Rietmann, président. - Vous allez empêcher Bercy de dormir...

M. Patrick Pouyanné. - Non, il y aura toujours du travail de contrôle...

Par comparaison avec l'IRA américain, notre système d'aides est particulièrement complexe. Pour les bornes de recharge électrique, par exemple, nous devons présenter nos projets à quatre guichets : le plan de relance, l'Ademe, le programme Advenir 2025 et les programmes de l'Union européenne - on pourrait simplifier avec un seul guichet, ou même aucun si l'on passe par un crédit d'impôts.

Vous venez de voter, dans la loi de finances, un crédit d'impôt sur les carburants aériens durables, mais sans préciser que ces carburants devraient être produits en France ou en Europe, alors que nous vous l'avions suggéré. Résultat : ce sont les raffineurs américains et chinois qui risquent fort d'en profiter, au moment même où nous investissons pour transformer nos raffineries en France et en Europe afin de répondre à la demande nouvelle. Il faut donc lier le crédit d'impôt à une localisation de la production.

M. Olivier Rietmann, président. - On ne peut pas le lier à une production en France.

M. Patrick Pouyanné. - Non, mais c'est possible d'imposer une localisation en Europe - il y avait un amendement dans ce sens, il reviendra probablement en loi de finances...

M. Olivier Rietmann, président. - Merci pour ces propos complets. Je partage votre analyse sur la durée excessive de nos procédures - à Grandpuits, il a fallu quatre années avant de pouvoir commencer quoi que ce soit, alors que votre projet est important pour la décarbonation.

M. Patrick Pouyanné. - Effectivement, avec les procédures d'enquête publique, notamment, les salariés ont attendu deux années supplémentaires...

M. Fabien Gay, rapporteur. - En installant cette commission d'enquête, lorsque nous avons établi la liste des auditions, votre entreprise m'est venue à l'esprit en premier, parce que TotalEnergies est une très grande entreprise française, et parce que je savais que nous avions des points de désaccord ; votre propos me montre que nous avons aussi des points d'accord, et ils m'intéressent au moins autant que les premiers.

Deux premières questions : quel est le montant global des aides que vous percevez ? Seriez-vous d'accord pour rendre ce montant public - seriez-vous d'accord pour rendre public le montant d'aide pour chaque entreprise ?

M. Patrick Pouyanné. - Mon équipe a calculé qu'en tout nous recevons 26 millions d'euros de subventions, et 53 millions d'euros de CIR - pour le reste, mes collaborateurs me disent que ce dont je vous ai parlé ne relève pas des aides stricto sensu. Quant à rendre publiques les aides que nous recevons, évitons, je vous en prie, un nouveau reporting CSRD...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous pensions plutôt que Bercy rende public le chiffre des aides perçues.

M. Patrick Pouyanné. - Pas de problème pour nous, sous réserve, bien entendu, de ne pas divulguer tout détail de notre activité de recherche - il ne faudrait pas, par exemple, que le montant attribué à chacun de nos programmes soit rendu public, ce serait donner un avantage à nos concurrents, mais sinon, je ne vois pas d'inconvénient à ce que Bercy ou l'Ademe rendent publique l'aide que nous recevons globalement.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous parlez d'avance remboursables, c'est intéressant. Nous avons lancé notre commission d'enquête dans un contexte particulier, celui où il y a plus de 300 plans sociaux en cours, et où 300 000 emplois sont menacés. D'où cette question, qui va au-delà de votre entreprise : quand une entreprise touche des aides substantielles, verse des dividendes et licencie la même année, est-ce que vous comprenez la colère que cela provoque, chez les salariés et dans la population en général ? Est-il normal qu'une société qui restructure, touche des aides et verse des dividendes la même année à ses actionnaires ?

M. Patrick Pouyanné. - Attention, le dividende est un loyer que l'on verse à ceux qui apportent du capital - c'est un peu comme dans l'immobilier, quand vous louez, vous êtes content de recevoir un loyer, nous payons le loyer du capital que les actionnaires nous apportent pour le faire fructifier, ma situation ne serait pas la même si je n'avais pas ce capital. Pourquoi restructure-t-on le site de Grandpuits ? Parce qu'il perd de l'argent ; faut-il que j'arrête de verser des dividendes parce que je restructure Grandpuits ? Non, parce que si je restructure, c'est pour arrêter de perdre de l'argent, parce que sinon, je vais en perdre de plus en plus. Mais cela ne veut pas dire que le reste de l'entreprise soit en mauvaise santé, ni qu'elle doive arrêter de se développer. Attention aux mesures que vous envisagez, il faut bien voir que les grandes entreprises réfléchissent à l'échelle du monde, et si vous conditionnez les aides publiques à l'absence de restructuration, les entreprises iront ailleurs. Pourquoi la France s'est-elle désindustrialisée ? Parce que les grandes entreprises ont tiré parti de la globalisation pour aller s'implanter hors de nos frontières, là où le travail est moins cher et les règles moins contraignantes. Attention, donc, à ne pas envoyer des messages contraires à ce que vous visez, le maintien de l'emploi en France. Je pense qu'il vaut mieux relier l'aide au site, et dire que si le site revient à meilleure fortune, alors il y aura remboursement de l'aide reçue.

M. Fabien Gay, rapporteur. - À Grandpuits, il y a eu 700 postes supprimés...

M. Patrick Pouyanné. - Il y en avait 460, il y en a désormais 250...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je prends en compte les emplois indirects - en tout cas, vous concédez qu'il y a plusieurs centaines de postes supprimés, donc.

M. Patrick Pouyanné. - Il n'y a pas eu de licenciement.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est pourquoi j'ai parlé de postes supprimés. Vous restructurez, c'est votre droit et vous avez vos raisons, mais la question se pose quand même sur la partie des aides publiques qui concerne non pas le groupe TotalEnergies dans son ensemble, mais le site de Grandpuits, par exemple le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) : faut-il le rendre ?

M. Patrick Pouyanné. - La décision de restructurer cette plateforme est intervenue en 2022, le CICE s'est arrêté en 2018...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il s'est transformé en exonération de cotisations, vous le savez bien.

M. Patrick Pouyanné. - Attention aux liens qu'on établit. Dans la réalité, pour un PDG, la décision de restructurer est l'une des plus difficiles qui soit, on est bien conscient des difficultés que cette décision va entrainer pour les salariés, on ne le fait pas de gaité de coeur - on le fait parce que l'activité est déficitaire et qu'on ne peut pas continuer indéfiniment, notre responsabilité est de redonner un futur au site, en le repositionnant en l'occurrence sur le biofuel, dont le marché progresse.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Votre idée d'une aide remboursable est intéressante, pouvez-vous la détailler ?

M. Patrick Pouyanné. - Je crois profondément au libéralisme, au capitalisme, mais je crois aussi que l'État peut intervenir pour aider les entreprises dans certaines circonstances, cela s'est produit pendant la crise sanitaire, avec des entreprises comme Air France, qui ont littéralement perdu leur marché lors des confinements ; il me parait normal qu'en cas de retour à bonne fortune, la question se pose d'une forme de remboursement, car l'argent de l'État, c'est l'argent des Français. Le principe, donc, ne me choquerait pas.

M. Olivier Rietmann, président. - On a vu ce qu'il en était avec les banques, fortement soutenues pendant la crise des subprimes en 2008, qui sont ensuite revenues à bonne fortune, sans qu'il y ait eu aucun retour pour les finances publiques, alors qu'on sait bien que le budget de l'État n'est pas extensible à l'infini ; un retour, cela donnerait des moyens pour intervenir sur d'autres difficultés, ou soutenir d'autres investissements...

M. Patrick Pouyanné. - Il faut de la cohérence, l'aide est légitime et le retour aussi, en cas de bonne fortune, il faut regarder les choses avec un peu de perspective.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Louis Gallois, l'un des pères du CICE, nous a parlé d'une perversion du système : le rachat d'actions. Or, TotalEnergies a racheté pour 8 milliards d'euros de ses propres actions en 2024 : que pensez-vous de cette position de Louis Gallois - est-ce que le rachat d'actions vous parait, à vous aussi, pervertir le système ?

M. Patrick Pouyanné. - J'ai beaucoup de respect pour Louis Gallois, il croit fort à l'industrie, il a fait énormément pour elle, mais je suis en désaccord avec lui sur ce point. Le rachat d'actions est un retour à l'actionnaire, et en le faisant, nous maintenons à peu près constante la masse globale du dividende.

Le cours de TotalEnergie est actuellement sous-coté par rapport aux sociétés américaines et nous voulons soutenir son cours pour éviter des mésaventures face à des concurrents. Le premier bénéficiaire d'un rachat d'action, c'est l'entreprise. Je ne fais pas du rachat d'actions à n'importe quel cours de l'action. Si son cours était au niveau de mes concurrents américains, c'est-à-dire à peu près deux fois plus haut, à 100 euros l'action, je pense que je ne rachèterais pas les actions, parce que je ne pourrais pas démontrer l'intérêt économique de l'opération. Quand je rachète une action dont le cours est bas par rapport à ses concurrents, je fais un investissement puisque je paierai moins de dividendes l'année suivante. Je n'y vois donc pas une perversion du système, mais un retour vers l'actionnaire et c'est l'intérêt de l'entreprise puisqu'en annulant des actions, je limite le dividende que j'aurai à verser demain. Par ailleurs, la dernière loi de finances prévoit une taxe sur les annulations d'actions, nous devrions en acquitter 150 millions d'euros cette année - son taux voisine 1,6%, alors qu'aux Etats-Unis, une taxe comparable n'est qu'à 1%, nous avons ainsi l'une des taxes les plus élevées sur l'annulation d'actions...

M. Olivier Rietmann, président. - C'est vrai par rapport aux Américains, mais pas par rapport à nos voisins européens, me semble-t-il...

M. Patrick Pouyanné. - Peu de pays ont instauré une telle taxe en Europe.

M. Olivier Rietmann, président. - Cela vous protège d'éventuelles attaques de concurrents, si l'action baisse...

M. Patrick Pouyanné. - Quoi qu'il en soit, nous assumons et nous paierons cette taxe, mais il ne faudrait pas qu'elle soit encore augmentée - parce qu'on pourrait en venir à se demander où coter notre entreprise...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous savons que vous avez un débat sur une cotation à New York...

M. Patrick Pouyanné. - Je n'ai pas de débat, je suis à Paris.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous le savons bien, mais il y a cependant un débat...

M. Patrick Pouyanné. - Si la taxe monte trop, il faut faire attention.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous dites recevoir 53 millions d'euros de CIR, j'avais des chiffres variant de 35 à 85 millions d'euros...

M. Patrick Pouyanné. - Effectivement, jusqu'en 2022, nous recevions 70 à 80 millions d'euros, parce que le CIR fonctionne par entités juridiques, plutôt que pour l'entreprise dans sa globalité ; or, nous avons décidé de regrouper tous les ingénieurs de TotalEnergies dans une même entité juridique, ce qui, on en a débattu en interne, nous a privé de 15 à 20 millions d'euros de CIR - vous voyez, c'est de l'anti-optimisation fiscale, nous avons jugé qu'un regroupement était dans l'intérêt de l'entreprise, alors nous y avons procédé quand bien même nous y avons perdu en avantage fiscal.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Certaines entreprises font l'inverse, elles multiplient les entités pour avoir plus de CIR... Du reste, vous avez trois entités, puisque vous avez Hutchinson et Saft, que vous avez prise pour une PME...

M. Patrick Pouyanné. - J'ai dit une ETI, vous m'avez corrigé... SAFT est une très belle entreprise, je suis heureux que nous l'ayons achetée en Bourse, dans le cadre d'une offre publique d'achat, elle se porte bien désormais...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je la connais bien, et pour cause : ma mère y a passé 42 ans à la chaine...

Dernière chose, et je citerai mon collègue et ami Roger Karoutchi, qui, dans son rapport de l'an passé sur TotalEnergies, souligne à juste titre que votre entreprise n'a pas payé d'impôt sur les sociétés pendant dix ans, mais qu'elle a perçu des millions d'euros de CIR. Peut-on toucher ainsi des aides publiques, sans payer d'impôt ? Vous allez me répondre que l'impôt est lié à l'activité en France, mais tout de même, la question reste entière : peut-on ainsi recevoir, sans contribuer ?

M. Patrick Pouyanné. - Je vous renvoie au principe constitutionnel de l'égalité devant l'impôt : la loi prévoit que si vous avez des activités de recherche en France, vous êtes éligible au CIR, et la règle est aussi que si vous ne payez pas d'impôt, le Trésor vous paie l'équivalent du crédit d'impôt avec quatre années de décalage ; nous n'avons pas payé d'impôt sur les sociétés pendant des années, nous en avons payé en 2022 et 2023, nous avons alors pu imputer du CIR.

Je pense, dans le fond, que les deux sujets ne sont pas directement liés, tout ne se ramène pas à l'impôt sur les sociétés - la fiscalité d'une entreprise est bien plus large. TotalEnergies est un grand groupe, notre siège est en France, mais notre activité de raffinage est largement déficitaire. Nous payons bien d'autres taxes, par exemple sur le rachat d'actions - je pourrais demander d'imputer le CIR sur ces autres taxes...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez vous-même lié les deux sujets dans votre propos introductif, en nous présentant tout ce par quoi TotalEnergies contribue à la richesse de notre pays, avec 8 milliards d'euros investis, du travail pour 25 000 sous-traitants, 2 milliards d'euros d'impôts et taxes... Or, Roger Karoutchi vous avait posé la question lors de sa commission d'enquête, une question que je vous repose : TotalEnergies n'a pas payé d'impôt pendant dix ans mais a bénéficié d'aides publiques, est-ce bien normal ?

M. Patrick Pouyanné. - Nous avons payé toutes les taxes dont nous étions redevables, vous citez vous-mêmes le chiffre de 2 milliards d'euros. Le fait de recevoir 53 millions d'euros de CIR, pour les activités de R&D que nous faisons en France, me paraît donc tout à fait cohérent.

M. Olivier Rietmann, président. - Je ne crois pas, pour ma part, qu'on gagnerait à verser des aides publiques aux entreprises en proportion de l'impôt qu'elles payent, cela n'a pas grand rapport, les deux sujets ne sont pas directement liés surtout si l'on se focalise sur l'IS, il faut regarder les choses dans leur globalité.

M. Daniel Fargeot. - La puissance publique a créé une forêt amazonienne d'aides publiques, vous nous dites que les plus efficaces sont du côté du crédit d'impôt et des aides remboursables. D'autres pays que le nôtre ont-ils mis en place un tel maquis d'aides ? Vous dites aussi qu'un guichet unique n'est pas la solution - mais n'est-il pas préférable à la situation actuelle où, comme vous le dites, vous devez vous adresser à quatre guichets pour un projet ?

M. Jérôme Darras. - Les distributions de dividendes s'accroissent depuis la crise sanitaire, elles étaient - selon l'indice MSCI Europe - de 440 milliards de dollars l'an dernier et devraient être de 459 milliards de dollars cette année, soit 4 % de plus. Quel rendement les actionnaires attendent-ils de votre entreprise ? Leur attente vous parait-elle devoir progresser dans les années à venir ?

Mme Laurence Harribey. - J'apprécie votre quête de cohérence, l'idée que quand on reçoit de l'aide publique, on baisse d'autant les dividendes distribués. Cette cohérence vaut-elle à l'international ? Peut-on imaginer une condition à l'aide qui serait liée à la cohérence avec la politique extérieure de notre pays ? Je pense à l'attitude de TotalEnergies envers le gaz russe...

M. Patrick Pouyanné. - Il y a divers systèmes d'aides publiques aux entreprises. Je vous ai décrit le régime américain qui est fondé sur le crédit d'impôt. Les pays européens, eux, pratiquent plutôt les subventions à l'investissement et des guichets de R&D. La France a un système complexe, d'autres pays aussi, je n'ai pas fait d'inventaire et mon propos n'est pas de décrier le système français, mais d'inciter à faire des choix. Ce que j'observe, c'est qu'en Europe, lorsqu'on a besoin d'une subvention pour construire l'usine de batteries ACC, on sait que le projet devra attendre deux années qui seront consacrées au dossier, c'est ce délai qui est inefficace. Je suis favorable au guichet unique, c'est évidemment mieux que quatre guichets - j'ai juste dit qu'un crédit d'impôt serait encore mieux, plus rapide à intégrer et plus facile à contrôler. Le problème avec les subventions, c'est aussi les relations avec l'administration, on le voit avec les bornes de recharge : j'en suis venu à dire au Premier ministre que nous pourrions lui envoyer des photos au fur et à mesure des réalisations, pour qu'il constate que les bornes de recharge étaient bien réelles, tant son administration paraissait ne pas nous faire confiance... Le crédit d'impôt est plus simple à demander que la subvention - en particulier pour les PME : à TotalEnergies, nous avons les moyens de mobiliser les équipes nécessaires à la constitution des dossiers, mais ce n'est pas toujours le cas pour les PME, il faut en tenir compte.

Le rendement du dividende est lié au cours de l'action. Dans notre secteur, nous recherchons un rendement de 4 à 5 % par an. Nous avons maintenu ce rythme pendant la crise sanitaire, en 2020 et 2021, mais il est clair que la rentabilité augmente depuis, nous sommes plutôt autour de 7 % depuis trois ans. Je ne suis pas sûr que cela va continuer ainsi, surtout qu'il faut regarder le taux d'inflation : ce qui compte c'est le taux de rendement réel, et 3 à 4 %, c'est déjà bien. Les Français aiment l'action TotalEnergies, nous avons 650 000 Français parmi nos actionnaires, 250 000 de plus en quatre ans, nous sommes un peu comme un fonds de pension pour nos compatriotes - ils savent que notre dividende n'a jamais baissé en 40 ans, les Français nous font confiance et ils voient que nous rapportons plus qu'un fonds en euros.

Nous avons toujours respecté la politique de l'UE, qui n'a jamais banni le gaz russe. Notre comité exécutif suit à la loupe le dossier russe, nous respectons très précisément le régime des sanctions européennes. En fait, si l'UE n'a pas banni le gaz russe, c'est que sans lui le prix du gaz serait bien plus élevé, il faudra encore plusieurs années pour pouvoir s'en passer. Il faut faire attention à ne pas lier tous les sujets, en tout cas nous suivons à la lettre les règles définies par l'UE et la France.

M. Olivier Rietmann, président. - L'administration fait son travail en contrôlant ; je suis un ardent défenseur de la confiance, mais la confiance n'empêche pas le contrôle...

M. Patrick Pouyanné. - Certes, mais nous avons des marges de simplification, en particulier grâce à la digitalisation. L'administration a obtenu de grands succès, par exemple avec la dématérialisation de l'impôt sur le revenu, on peut faire beaucoup de choses pour contrôler avec la digitalisation...

M. Olivier Rietmann, président. - Oui, cela s'appelle le contrôle visuel à distance.

M. Patrick Pouyanné. - L'État l'a fait pour l'impôt sur le revenu, tout le monde a applaudi après avoir eu peur d'un échec, les entreprises pourraient facilement communiquer par voie digitale des éléments utiles au contrôle administratif, cela ferait gagner du temps.

M. Lucien Stanzione. - Est-ce que dans le comité de coordination du CAC 40, vous ne pourriez pas faire un cours de pédagogie sur l'éthique à vos collègues ? Nous avons entendu l'un d'eux la semaine dernière, qui s'est montré tout à fait hermétique à votre idée qu'on ne devrait peut-être pas licencier juste après avoir reçu de l'aide et distribué des dividendes...

M. Patrick Pouyanné. - Attention à ne pas résumer ma pensée à quelques formules, je n'ai pas dit que toute aide devrait être conditionnée, j'ai même dit que le versement de dividendes ne doit pas conditionner l'aide - j'ai parlé d'un remboursement en cas de retour à bonne fortune. Nous avons eu un débat entre nous pendant la crise sanitaire, sur le versement du dividende. L'Afep a fait son travail en proposant à ses membres de réduire de 30 % le dividende, nous avons eu le débat éthique. Mon conseil d'administration ayant décidé de ne pas réduire les dividendes, il était donc cohérent de ne pas toucher l'aide de l'État, c'est ce que nous avons fait. D'autres entreprises n'ont pas fait ce choix, leurs responsables ont apprécié différemment leur situation. Je crois que, comme grandes entreprises, nous devons montrer l'exemple, je sais que nous sommes décriés en France, du fait de nos profits - mais cela ne m'empêche pas de tenir cette ligne, que l'État peut aider les entreprises pour faire face à des difficultés et qu'il est légitime de prévoir une forme de remboursement de l'aide en cas de retour à bonne fortune.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Quel a été, pour TotalEnergies, le montant du bouclier tarifaire ?

M. Patrick Pouyanné. - Je vous le communiquerai par écrit. Attention, la première année, il s'est traduit par 400 millions d'euros de pertes, parce que l'État a capé les prix et que nous avons dû acheter au-dessus de ce plafond sur les marchés, beaucoup d'acteurs ont été lâchés en rase campagne, en particulier des petites entreprises - parce que les grandes entreprises comme les nôtres, elles, avaient de quoi passer le cap. C'est d'ailleurs pourquoi j'encourage les Français qui nous écoutent à s'abonner à TotalEnergies, nous tenons bon et offrons un bon service...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne dirais pas ça...

M. Patrick Pouyanné. - Je sais que vous nous préférez un grand concurrent...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ah non, je ne préfère pas un autre acteur privé. Du reste, je suis favorable à votre nationalisation...

M. Patrick Pouyanné. - Avec le bouclier tarifaire, l'État a changé les règles du jeu, pour protéger les consommateurs ; il est fondé à le faire, nous participons en intégrant l'aide de l'État dans nos factures, mais ce n'est pas à nous de la prendre en charge - nous avons investi pour avoir des abonnés, et si l'État change les règles, il faut qu'il l'assume, c'est une question de respect...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il y a eu un effort sur l'Accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh), avec l'Arenh+, mais nous sortons de l'objet de notre commission d'enquête...

M. Patrick Pouyanné. - Non, l'Arenh+ n'a pas du tout suffi... Pour avoir assisté à des réunions avec Bercy, j'ai vu comment cela s'est passé, l'État a pris dans la poche d'EDF et là où il a voulu prendre, pour que le bouclier ne lui coûte rien - c'est un sujet sur lequel je veux bien répondre à des questions, en tout cas personne n'a envie, je crois, de recommencer ce genre d'expérience...

M. Olivier Rietmann, président. - C'est un autre chapitre, effectivement, qui n'entre pas exactement dans le champ de notre commission d'enquête. Merci pour votre disponibilité et la qualité des échanges d'information que nous avons avec vos équipes.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

- Présidence de Mme Martine Berthet, vice-présidente -

Audition de Transparency International - MM. Patrick Lefas, président et Kévin Gernier, responsable plaidoyer

Mme Martine Berthet, présidente. - Mes chers collègues, dans le cadre des travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, nous allons maintenant entendre l'association Transparency International, à travers l'audition de MM. Patrick Lefas, président, et Kévin Gernier, responsable plaidoyer.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Aucun lien d'intérêts n'est évoqué.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

MM. Patrick Lefas et Kévin Gernier prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux.

Tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants.

Ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics.

Enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Vous avez demandé au rapporteur à être entendu par notre commission d'enquête et nous avons considéré que votre audition serait utile pour mieux appréhender la question de la transparence des aides publiques aux entreprises.

Quelles sont les obligations en termes de transparence issues du droit européen ? Celles issues du droit national ?

Considérez-vous que l'application de ces règles est satisfaisante en France ?

Quels sont les États membres qui appliquent avec rigueur les règles de transparence des aides publiques aux entreprises ?

Quelles sont les propositions de votre association pour améliorer cette transparence ?

Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. Vous apporterez des réponses à nos interrogations dans un propos liminaire de vingt minutes, puis Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

Je vous cède maintenant la parole.

M. Patrick Lefas, président de Transparency International. - Madame la présidente, Monsieur le rapporteur, Mesdames et Messieurs les sénateurs, je vous remercie de nous recevoir aujourd'hui.

Permettez-moi de vous présenter brièvement notre association. Transparency International France se consacre à la lutte contre la corruption et à la promotion de l'intégrité et de la transparence. Nous célébrons cette année notre trentième anniversaire. Nous faisons partie d'un réseau international d'organisations non gouvernementales (ONG) présentes dans 115 pays, ce qui facilite la coordination et l'échange d'informations sur les sujets que nous traitons.

Parmi nos domaines d'action, nous nous intéressons particulièrement aux flux d'argent public vers les acteurs privés, qu'il s'agisse de marchés publics ou d'aides publiques. Ces flux financiers sont exposés à des risques de corruption et de détournement importants. Ces chiffres sont complexes à appréhender. La commande publique représente 89 milliards d'euros, soit 8 % du PIB national, mais si l'on inclut la notion « d'achat public » au sens de l'Insee, les montants sont nettement supérieurs. Quant aux aides publiques, leur chiffrage est encore plus difficile, comme votre commission l'a constaté.

Nous définissons la corruption de manière large, comme tout abus à des fins privées d'un pouvoir public reçu en délégation. Cette définition englobe des phénomènes illégaux, tels que les délits d'atteinte à la probité recensés dans le code pénal, qui peuvent s'appliquer aux détournements d'aides publiques reçues par les grandes entreprises. Elle couvre également des phénomènes plus diffus, où un système à la frontière de la légalité permet la captation de ressources publiques au profit de quelques individus ou organisations. Cela peut inclure du lobbying non éthique, des abus de position dominante, ou encore la pratique du « forum shopping », consistant à saisir la juridiction la plus favorable à ses intérêts. Notre analyse se concentre sur la transparence a posteriori comme outil de détection de la corruption au sens large dans les aides publiques aux grandes entreprises. Nous préconisons deux types de mesures : d'une part, la transparence avant l'attribution des aides, ainsi que des contrôles préventifs, d'autre part, des contrôles a posteriori, après l'attribution des aides.

Dans ce propos liminaire, nous nous concentrerons sur la question de la transparence, conformément à votre demande. Les mesures de contrôle sont particulièrement pertinentes pour prévenir les atteintes à la probité, les détournements de fonds publics, le favoritisme, etc. La récente crise sanitaire a mis en lumière la création d'entreprises éphémères, un phénomène observé par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et la Cour des comptes, notamment dans le cadre des fraudes massives de Ma Prime Rénov'.

Les mesures de transparence a posteriori, une fois l'aide attribuée, fournissent des informations précieuses pour détecter non seulement les fautes individuelles, mais aussi les systèmes de corruption au sens large, où un secteur ou des individus cherchent à accaparer l'argent public de façon disproportionnée par des mécanismes d'influence indue, pas toujours illégaux. De telles pratiques ont été observées dans d'autres pays, comme en Hongrie sous Viktor Orban, où l'entourage du Premier ministre s'est enrichi grâce aux aides européennes, ce qui a conduit au gel des fonds par l'Union européenne pour non-respect des principes de l'État de droit. Un autre exemple est celui de la République tchèque, où l'ancien Premier ministre Andrej Babi a été visé par les institutions européennes pour un possible conflit d'intérêts concernant l'octroi d'une aide publique de 50 millions d'euros à une entreprise avec laquelle il avait des liens.

Aujourd'hui, l'enjeu de la transparence en France se concentre principalement sur la transparence a posteriori. Il n'existe actuellement aucun jeu de données en open data centralisant toutes les informations sur les bénéficiaires d'aides publiques, contrairement aux bénéficiaires des marchés publics, pour lesquels un jeu de données sur les données essentielles de la commande publique est agrégé au niveau national et disponible sur opendata.gouv.fr, avec une mise à jour quasi quotidienne. En l'absence de jeux de données unifiés, il est impossible pour la société civile d'explorer et d'exploiter ces données sur les bénéficiaires des aides publiques, comme nous avons pu le faire avec le répertoire des représentants d'intérêts de la HATVP, par exemple récemment pour le groupe GBH, que vous allez je crois prochainement auditionner, ou précédemment pour le groupe Nestlé Waters.

En matière de transparence des aides publiques, les États-Unis disposent d'un outil performant appelé « USAspending.gov ». Ce site, issu d'une collaboration avec l'ONG « OMB Watch », permet de tracer toutes les informations sur les aides publiques au niveau fédéral et des États, ainsi que les marchés publics attribués aux entreprises. J'ai récemment testé cette base de données qui fonctionne toujours et fournit des informations actualisées à partir de mots-clés. En France, nous n'avons pas d'équivalent. Les outils numériques disponibles sont épars. En 2021, l'exécutif a mis en place un baromètre de l'action publique censé répondre à un objectif de transparence, mais il s'agissait davantage d'un outil de communication, avec des informations limitées à un nombre restreint d'aides publiques.

Lors du déploiement du plan France Relance de 2020 à 2022, le ministère de l'Économie et des Finances avait développé un site Internet présentant quelques données sur les aides publiques à l'industrie. Cependant, certains jeux de données étaient incomplets, ne présentant que le nombre de bénéficiaires par département sans leur identité, ou l'identité des entreprises bénéficiaires sans les montants attribués. Cette situation n'est pas conforme aux obligations contractées au titre des règlements européens.

Nous avions adressé une demande d'accès à un document administratif à Bercy pour obtenir ces montants. Après un refus implicite, nous avons saisi la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada), qui a émis un avis défavorable, convaincue par les arguments de Bercy invoquant le secret des affaires.

Un autre exemple de transparence lacunaire concerne le plan de relance européen. La France a été l'un des derniers États membres à se conformer en 2023 à l'obligation de publier deux fois par an les 100 premiers bénéficiaires de ce plan. De plus, une grande partie des bénéficiaires déclarés étaient en réalité des opérateurs publics chargés de redistribuer les fonds aux entreprises, comme l'Agence de services et de paiement (ASP), qui apparaissait comme le premier bénéficiaire du plan de relance européen en France.

Les multiples obligations légales de transparence des aides publiques en France et dans l'Union européenne sont aujourd'hui imparfaitement respectées. Pourtant, le Président de la République s'était engagé en septembre 2020 à rendre toutes les mesures de relance disponibles en open data. Cette promesse reste non exécutée.

La transparence sur les bénéficiaires d'aides publiques découle de multiples obligations juridiques.

Tout d'abord, la loi du 17 juillet 1978 (loi Cada) et la jurisprudence qui en découle stipulent que les informations relatives aux montants et bénéficiaires d'aides publiques sont des documents administratifs communicables, sauf exceptions prévues par la loi.

Ensuite, l'article 10 de la loi du 12 avril 2000 impose la publication en open data des données essentielles des conventions ayant pour objet des subventions supérieures à 23 000 euros, dans un délai de trois mois après leur versement. Cependant, cette publication reste imparfaite, tant au niveau des collectivités territoriales que de l'État.

En outre, le règlement européen du 17 juin 2014 impose aux États membres des obligations de publication et d'information sur un site Internet exhaustif pour les aides d'État, avec des obligations plus détaillées pour les aides individuelles supérieures à 500 000 euros.

Par ailleurs, le règlement du 24 juin 2014 sur le secteur agricole et forestier prévoit des obligations de publicité pour les aides supérieures à 60 000 euros pour les bénéficiaires actifs de la politique agricole primaire et à 500 000 euros pour les secteurs de la transformation et de la commercialisation.

Par surcroît, la loi du 7 octobre 2016, dite « République numérique », a créé une obligation de publication par défaut des jeux de données détenus par les administrations, incluant ceux relatifs aux bénéficiaires d'aides publiques.

Enfin, l'article 6 du Règlement européen 2023-2831 prévoit qu'à partir du 1er janvier 2026 des informations détaillées sur les aides de minimis figureront dans un registre central au niveau national ou de l'Union.

Il existe des obstacles techniques à cette transparence des aides, mais également un manque de volonté politique. Nous constatons une multiplicité des opérateurs qui complique la centralisation des données. Les informations sont éclatées entre BPI France, la Direction générale des entreprises, l'ASP et Bercy, qui peinent à les centraliser. Le système d'information Chorus, utilisé pour fournir la liste des 100 premiers bénéficiaires français du plan de relance, semble incapable de retracer les paiements jusqu'aux bénéficiaires finaux.

Il existe également des défenseurs de l'opacité. Nous pouvons citer un jeu de données complet des agriculteurs bénéficiaires de la PAC, disponible sur le site Telepac. Grâce à celui-ci, nous disposons davantage d'informations sur l'identité et la commune d'exercice des agriculteurs bénéficiaires de quelques milliers d'euros au titre de la PAC que sur le montant des aides indirectes perçues par Google France. La publication de ces données a fait l'objet d'une véritable bataille politique et juridique au début des années 2010, avec un recours auprès de la Cour de justice de l'Union européenne. Cela a conduit à une réécriture en 2012 du règlement européen, imposant la transparence de ces données par la Commission malgré des contestations de la France, qui défendait alors une publication limitée à des montants agrégés sans mention d'identité des bénéficiaires. Nous pouvons nous attendre à une contestation similaire pour les aides de minimis.

Notre proposition consiste à mettre en oeuvre un répertoire public en ligne sur les bénéficiaires d'aides publiques. Le préalable indispensable à la création de cet outil serait la création d'un jeu de données centralisé, accessible en open data, mis à jour régulièrement, qui pourrait s'inspirer du standard fondé sur les obligations en matière de transparence des données de la commande publique. Les données publiques mentionneraient notamment l'identité du bénéficiaire de l'aide publique, la date d'attribution, un descriptif du projet financé, le montant exact et l'opérateur public en charge du versement.

À terme, un répertoire central de toutes les dépenses publiques pourrait agréger les données de la commande publique, des aides publiques, du budget des administrations centrales et locales. Nous sommes encore loin de cet objectif. Nous sommes à votre disposition pour répondre à vos questions.

M.  Fabien Gay, rapporteur. - J'ai trois questions courtes et précises. Premièrement, vous préconisez la publication des aides publiques sur un site unique. Par quel ministère proposez-vous de commencer ce travail de registre unique et qui devrait s'en occuper ?

Deuxièmement, une commission des aides publiques aux entreprises a été créée par la loi en 2001, puis supprimée en 2002. Pensez-vous que cette initiative pourrait être intéressante à reproduire ? Serait-il pertinent de se doter d'une commission nationale qui évalue les aides publiques ? Les contrôles semblent effectués de façon satisfaisante par l'administration fiscale : la difficulté réside dans l'évaluation des 2 200 dispositifs, représentant entre 70 et 250 milliards d'euros d'argent public. Quelle forme pourrait prendre une commission d'évaluation ? France Stratégie pourrait-elle par exemple jouer ce rôle ?

Enfin, nous nous interrogeons depuis le début de nos auditions sur la question de la transparence des aides publiques aux 500 à 1 000 plus grandes entreprises. Pour l'instant, à une exception près, tout le monde plaide plutôt pour la transparence. D'ailleurs, l'ensemble des auditionnés sont extrêmement transparents sur les dispositifs et les montants dont ils bénéficient. Comment placeriez-vous le curseur entre un souci de transparence, qui semble plutôt bien accepté par les entreprises que nous auditionnons, et la volonté de préserver le secret des affaires ? Quel serait le bon équilibre entre ces deux exigences ?

M. Patrick Lefas. - Vous indiquez que les entreprises sont prêtes à faire preuve de transparence, ce qui constitue une bonne nouvelle. La tâche est néanmoins considérable. Tout d'abord, il faudra définir ce que l'on entend par « aide ». S'agit-il des aides budgétaires, des dépenses fiscales, des exonérations de cotisations sociales ? Il existe également une multitude d'impôts et de taxes affectés dont certaines entreprises bénéficient. Il nous semble que la typologie devrait chercher à appréhender d'abord les aides directes, sans pour autant négliger les dépenses fiscales, qui constituent un élément très important de réduction du taux d'imposition. Pour les grandes entreprises, l'enjeu de l'optimisation fiscale est au moins aussi important que les aides directes dont elles sont susceptibles de bénéficier.

Concernant le ministère par lequel commencer, nous estimons qu'il s'agit incontestablement du ministère de l'Économie et des Finances. Bercy était à la manoeuvre pour le plan de relance, avec des missions dédiées et toutes les structures de pilotage sont positionnées à Bercy. Il serait donc logique de commencer par ce ministère. Quant à savoir qui s'en chargerait au sein de ce ministère, nous pensons qu'il faut faire confiance à l'administration. Les outils d'information actuels permettent de collecter assez rapidement les données, ne serait-ce que pour rendre compte des conditions d'exécution des lois de finances et des lois de financement de la sécurité sociale.

L'évaluation est un autre sujet, car il s'agit d'évaluer l'efficacité de l'aide. Le Parlement peut se saisir d'un certain nombre de sujets. La Cour des comptes est à votre disposition, conformément aux dispositions constitutionnelles. Il existe également des revues de dépenses à l'initiative de l'Inspection générale des finances. Il faut veiller à ne pas être redondant. Nous n'avons pas d'opinion arrêtée sur la manière de mettre en place une commission nationale. France Stratégie pourrait certainement jouer un rôle, comme elle l'a fait sur le patrimoine, par exemple sur l'impôt sur la fortune immobilière. Votre proposition pourrait être particulièrement pertinente dans le contexte d'une éventuelle fusion entre le Commissariat au Plan et France Stratégie.

Un autre point concerne l'équilibre entre la transparence et le secret des affaires. Je constate que le secret des affaires est souvent utilisé comme un prétexte. Dans certains cas, il existe des critères d'anonymisation clairs, notamment pour les aides d'État contrôlées par la Commission européenne, où tout est publié après vérification du secret des affaires. Cependant, le principe devrait être inversé : la transparence devrait être la norme, sauf exception justifiée. Le secret des affaires doit s'adapter. Certes, il existe des enjeux sensibles, comme pour le financement des hélicoptères ou des avions de ligne, face à la concurrence de Boeing. Ces aspects peuvent néanmoins être gérés de manière relativement simple. Il est logique que la représentation nationale soit informée, tout comme les associations représentant la société civile. Nous devrions pouvoir accéder à des données ouvertes pour les analyser et vérifier si les conditions d'attribution des aides ont été respectées, ou si des conséquences dommageables en ont résulté pour les politiques publiques. En tant qu'associations représentant la société civile, nous souhaitons avoir accès à ces données. Notre objectif est de jouer un rôle de contrepoids et de garantir l'intégrité dans l'utilisation des fonds publics.

L'expérience du « quoi qu'il en coûte » a montré des conséquences dommageables, notamment en termes de fraudes. Il est crucial d'anticiper et de mettre en place des contrôles appropriés lors de l'instauration de nouvelles aides. Bien que vous vous concentriez sur les grandes entreprises, il faut aussi considérer les acteurs de taille petite ou moyenne qui peuvent bénéficier d'aides qui ne leur sont pas destinées, au détriment des véritables PME créatrices d'emplois et ancrées dans le territoire français.

M. Kevin Gernier, responsable de plaidoyer, Transparency International. - Je souhaite ajouter deux éléments sur le plan politique. Tout d'abord, il faut rappeler que le plan de relance européen et français a été présenté comme transparent, tant par le ministère de l'Économie que par la Commission européenne, en comparaison de l'Inflation Reduction Act américain et des aides publiques chinoises. Ces dernières années, une réelle volonté de transparence des aides publiques a été affichée. Cependant, dans la pratique, nous constatons des lacunes en France, du fait de l'absence de responsable administratif désigné pour superviser la transparence de toutes ces aides publiques. Lorsque nous sollicitons Bercy pour obtenir des informations, on nous renvoie vers les nombreux opérateurs chargés de distribuer ces aides, ce qui complique considérablement l'accès à l'information.

Sur le plan juridique, la question est de savoir où placer le curseur entre transparence et secrets légitimes. On commence à reconnaître que la portée juridique des secrets créés par la loi a peut-être été exagérée, et que le législateur doit trouver un juste équilibre. Un exemple récent concerne la transparence des bénéficiaires de la PAC. À la suite d'un arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne en 2010, un seuil de 1 250 euros a été fixé. En dessous de ce seuil, l'identité des agriculteurs bénéficiaires de la PAC n'est pas publiée, les données sont agrégées. Au-dessus, les données sont publiées, l'intérêt public pour la transparence primant. Ce système fonctionne depuis plus de dix ans, offrant un jeu de données très complet sur les bénéficiaires de la PAC. Ces informations précises, comprenant le nom de l'agriculteur, la commune et le type d'aide, sont une ressource précieuse pour les enquêteurs. Elles ont notamment permis de mettre au jour des systèmes de détournement à grande échelle en Europe centrale, impliquant des oligarques qui s'arrogent des aides publiques destinées aux agriculteurs.

M. Michel Masset. - Merci, Messieurs, pour vos présentations et ces informations importantes. J'ai une question d'ordre général. Votre association est indépendante, non gouvernementale et à but non lucratif, vivant principalement de dons. Cela soulève la question de votre pérennité. Pouvez-vous continuer à poursuivre votre travail et à apporter vos éclairages sur le long terme ?

Vous avez en outre une vision internationale, notamment européenne. Quelles sont, selon vous, les différences majeures entre les pays en termes de contrôle et de transparence ? Vous avez fait état, concernant le Registre des Bénéficiaires Effectifs (RBE), d'une perte de contrôle et de transparence. Ces informations étaient-elles, selon vous, nécessaires ?

M. Patrick Lefas. - Concernant nos financements, nous nous efforçons d'être transparents et de diversifier nos ressources, pour éviter une situation de dépendance vis-à-vis d'un donateur. Depuis 30 ans, nous diversifions nos financements par des collectes de dons. Nous veillons également à éviter toute dépendance vis-à-vis de l'étranger. Nous répondons à des appels d'offres de différents bailleurs, notamment l'Agence française de développement (AFD), la Commission européenne, etc. Nous avons en outre développé l'accompagnement des acteurs publics et privés. Des forums sont très actifs à ce titre : par exemple le forum des collectivités engagées, regroupant 18 grandes collectivités qui ont signé une charte de valeurs. Si la collectivité n'est pas en conformité avec ces valeurs, nous pouvons décider de suspendre notre relation. Nous avons par exemple appliqué une telle décision vis-à-vis de la Société générale. Nos ressources sont donc diversifiées, ce qui correspond à une nécessité pour maintenir notre pérennité et honorer nos engagements.

C'est sans doute dans les pays nordiques que l'on trouve les meilleurs systèmes de contrôle. L'Allemagne propose des dispositifs intéressants. Nos collègues anglais ont quant à eux obtenu des informations qu'il n'est pas possible d'obtenir en France.

Le registre des bénéficiaires effectifs correspond à un enjeu important pour nous et les journalistes d'investigation. En 2023, nous avons rédigé un rapport sur la répartition des biens immobiliers, témoignant de nombreux défauts de déclarations. Sans le Registre des Bénéficiaires Effectifs (RBE), nous ne disposerions pas de telles informations.

Nous disposons d'un agrément auprès du ministère de la Justice, renouvelé tous les trois ans pour un certain nombre d'infractions pénales. Pour nourrir les contentieux que nous introduisons auprès des procureurs de la République, nous avons besoin de données, comme ce fut le cas le procès des financements libyens. C'est important de nourrir une plainte par un certain nombre de données, qui sont extraites des registres cadastraux, du registre des bénéficiaires effectifs et de toute information de presse. Ces données nous permettent notamment de mettre le doigt sur ce qu'on appelle les biens mal acquis, c'est-à-dire des investissements immobiliers considérables qui ont été rendus possibles par des prédations et des détournements de fonds publics.

M. Kevin Gernier. - S'agissant des financements de notre association, nous nous efforçons d'aller au-delà des obligations légales, en publiant l'ensemble de nos fournisseurs, hormis l'identité des personnes physiques. Nous proposons également de renforcer la transparence sur le modèle du registre de transparence du lobbying de l'Union européenne, qui exige la déclaration des principaux financeurs personnes morales. En France, il existe en effet une marge de progression concernant la transparence des actions de mécénat des entreprises auprès des associations engagées dans le plaidoyer et le lobbying.

Quant aux bonnes pratiques internationales, l'Espagne a récemment mis en place un outil de suivi du plan de relance jugé plutôt performant. Cependant, il faut toujours rester vigilant face aux outils présentés comme exhaustifs. Par exemple, le site internet mis en place par le Department of government efficiency (DOGE) aux États-Unis pour la transparence des dépenses fédérales s'est révélé lacunaire et parfois inexact, selon des enquêtes récentes.

M. Jérôme Darras. - Merci pour votre exposé et vos précisions. Concernant les pays européens vertueux en matière de transparence, notamment les pays nordiques et l'Allemagne, préconisez-vous que nous adoptions leur système de publication de données exhaustives en open sources, ou ont-ils mis en place d'autres dispositifs permettant une meilleure transparence sur les aides aux entreprises ?

Par ailleurs, j'ai constaté que la France avait reculé dans l'indice de perception de la corruption. Estimez-vous que la question de la transparence des aides aux entreprises est prioritaire pour améliorer le classement de la France, ou secondaire par rapport à d'autres sujets sur lesquels vous travaillez ?

M. Daniel Fargeot. - Merci, Messieurs, pour vos propos très intéressants. J'ai deux courtes questions. Premièrement, ne pensez-vous pas que l'État a une sorte de responsabilité élargie qui devrait le contraindre à s'assurer de l'efficacité et de la transparence des aides qu'il verse, avant de chercher une forme de faute auprès des bénéficiaires ?

Deuxièmement, l'IGF respecte-t-elle ses attributions et obligations en termes de contrôle ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour vos propos et votre réponse. Concernant le secret des affaires, la loi s'applique indépendamment des opinions personnelles. J'ai constaté que plusieurs PDG auditionnés par notre commission d'enquête ont fait preuve de transparence et se sont montrés favorables à une certaine ouverture. Cependant, l'administration nous a systématiquement opposé des difficultés liées à la compétitivité internationale. Il est intéressant de noter ce décalage entre la volonté de transparence de certains dirigeants d'entreprises et les réticences de l'administration. Cela soulève la question de la faisabilité d'une plus grande transparence dans le cadre légal actuel.

Nous constatons que certains dispositifs manquent de critères précis, ce qui rend difficile leur évaluation. Par exemple, pour le crédit d'impôt recherche (CIR), malgré une communication politique forte, les critères ne sont pas clairement définis, permettant aux entreprises de respecter la loi tout en délocalisant une partie significative de leurs activités. Le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) est un autre exemple où les objectifs annoncés ne correspondaient pas aux critères réels d'évaluation. Êtes-vous favorable à l'établissement de critères plus précis ?

Par ailleurs, vous mentionnez l'existence de tableaux récapitulatifs. Cependant, avec 2 200 dispositifs d'aide et de nombreuses agences qui ne communiquent pas entre elles, il n'existe pas de vue d'ensemble cohérente. Notre commission d'enquête a dû solliciter diverses administrations, obtenant des réponses parcellaires, faisant notamment état de données en cours de retraitement.

Enfin, je m'interroge sur la capacité de l'administration française à contrôler efficacement le respect de critères plus stricts, compte tenu des effectifs actuels. Une plus grande transparence et des critères plus précis nécessiteraient en effet probablement des moyens supplémentaires pour être réellement mis en oeuvre.

M. Daniel Fargeot. - Pour compléter les propos du rapporteur, nous partageons ce constat d'un manque de transparence de la part de l'État. Une piste de réflexion serait peut-être de regrouper certains fonctionnaires des différentes agences existantes au sein d'une agence de contrôle unique, chargée de superviser l'ensemble des aides.

Mme Martine Berthet, présidente. - J'aimerais revenir sur l'article 10 de la loi DCRA de 2000. Existe-t-il un ministère ou une collectivité territoriale qui s'est montré particulièrement vertueux concernant la publication des subventions supérieures à 23 000 euros, comme l'exige cet article ?

M. Patrick Lefas. - S'agissant de cette dernière question, il est difficile de répondre pour l'ensemble des collectivités locales. Cependant, dans nos échanges avec les collectivités engagées auprès de nous, la transparence des subventions versées est un aspect crucial. Nous les encourageons fortement à améliorer leurs procédures, notamment en ce qui concerne le renouvellement des concessions, l'attribution des aides au logement social, et le fonctionnement des organismes satellites dépendant de la collectivité. Plusieurs collectivités ont accompli des progrès significatifs en matière de transparence. Par exemple, les villes et métropoles de Grenoble, Lyon, Cannes et Lille ont mis en place des procédures allant dans ce sens.

M. Kevin Gernier. - Concernant les collectivités qui respectent la loi et vont au-delà en matière de publication des données essentielles des conventions de subventions, nous avons mené une étude approfondie, que je pourrai vous transmettre. Nous avons constaté que la majorité des grandes communes et régions publient ces données conformément à la loi, et souvent même en deçà du seuil légal de 23 000 euros. Certaines, comme la ville de Paris, vont jusqu'à publier les décisions de refus d'octroi de subventions. Il est frappant de constater qu'il est parfois plus facile d'obtenir des informations sur des subventions de quelques centaines d'euros accordées à un club de sport ou une collectivité que sur des subventions de plusieurs millions d'euros octroyées par l'État à des entreprises. Cette disparité en termes de transparence doit être corrigée.

Mme Martine Berthet, présidente. - Parmi les ministères, y en a-t-il un qui se démarque positivement en termes de transparence ?

M. Kevin Gernier. - C'est une question complexe en raison du grand nombre d'aides publiques aux entreprises. L'exemple le plus vertueux que nous connaissons concerne les données sur les bénéficiaires de la PAC. Pour les autres aides publiques aux entreprises, je ne peux pas vous fournir d'exemple précis sans effectuer des recherches supplémentaires. Nous pourrons vous adresser des documents par écrit à ce sujet.

M. Patrick Lefas. - Dans vos travaux, vous êtes confrontés à l'enjeu de la complexité des dispositifs. Il est impératif d'inciter l'administration à simplifier au maximum. Il n'y a aucune raison d'avoir 2 200 dispositifs. Dans le domaine du logement, par exemple, les aides s'accumulent par strates successives, attachées à différents ministères. Cette accumulation crée des stocks de versements qui entravent la liberté de décision de l'administration. La simplification des dispositifs est donc essentielle. Certains pays, comme la Finlande, se sont fixé cet objectif et ont limité le nombre de crédits d'impôt. Pour en créer un nouveau, il faut en supprimer un existant. Il faut également pouvoir choisir entre une aide directe et une aide fiscale. L'avantage des aides fiscales réside dans l'expertise de l'administration fiscale, notamment pour les grandes entreprises. L'administration fiscale dispose en effet d'une direction dédiée aux grandes entreprises pour s'assurer qu'il n'y a pas d'impôt occulté. Elle est donc efficace dans la lutte contre la fraude.

Cependant, une dépense budgétaire peut être ciblée avec des critères spécifiques. De plus, la dépense fiscale crée des effets d'aubaine : plus une entreprise est grande, plus elle a de chances d'utiliser la palette de l'optimisation fiscale. Cela se reflète dans la comparaison des taux effectifs d'imposition entre les grandes et les petites entreprises, comme l'a montré un rapport d'information de la commission des finances de l'Assemblée nationale.

Il est important de considérer que les dispositifs doivent être assortis d'une date de péremption. Il n'y a pas de droit acquis à prolonger indéfiniment une niche fiscale. La simplification nécessite une réflexion approfondie sur la pertinence des aides budgétaires et fiscales, et sur l'opportunité de laisser le marché décider plutôt que d'utiliser des incitations. Le sujet du CIR est un exemple typique. Lorsque le taux d'imposition était à 33,3 %, un CIR très favorable se justifiait. Maintenant que le taux est revenu à 25 %, il est légitime de se demander si le dispositif est toujours aussi pertinent, surtout au regard de ses effets différenciés sur les grandes et petites entreprises.

L'État a une responsabilité en matière de contrôle. Lorsqu'il met en place un mécanisme, il doit intégrer le contrôle dès le départ. Des aides publiques peuvent être massivement détournées en très peu de temps, comme avec le taux de TVA réduit sur les quotas carbone. Il faut exiger de l'administration qu'elle propose un dispositif de contrôle intégré pour chaque nouvelle mesure, sous peine de la rejeter.

Concernant l'IGF, cet organisme remplit la mission que le ministre lui impose, et ses rapports sont désormais publiés, ce qui apporte une certaine transparence.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le Premier ministre François Barnier s'est engagé devant la représentation nationale à l'Assemblée et au Sénat à demander des comptes à Michelin et Auchan, suite à des questions d'actualité de divers groupes. Lorsque nous avons entendu l'IGF, nous avons été surpris d'apprendre qu'elle n'avait pas commencé ce travail, quatre mois après l'engagement du Premier ministre. Elle nous a expliqué qu'elle travaillait sur un autre dossier, celui de Sanofi, qui n'a d'ailleurs pas été rendu public.

En audition, les dirigeants de Michelin nous ont indiqué qu'ils étaient au courant d'un futur contrôle, mais qu'il n'avait pas encore commencé. Les dirigeants d'Auchan, quant à eux, n'en avaient pas entendu parler. Cela soulève deux problèmes majeurs. Premièrement, l'engagement politique n'est pas suivi d'effets par l'administration, ce qui est préoccupant. Deuxièmement, nous avons découvert que seuls trois agents au sein de l'IGF traitent ces dossiers. Nous avons de grandes ambitions en termes de transparence, d'agrégation de données, de conditionnalité des aides, et de contrôle, ce qui nécessite un débat collectif sur les moyens que nous accordons à l'administration.

M. Patrick Lefas. - Concernant votre question sur l'indice de perception de la corruption, cet indice a effectivement des enjeux en termes de transparence. La dégradation subie par la France reflète la perception qu'ont les décideurs économiques du niveau de corruption dans le secteur public. Cet indice n'est pas directement lié aux efforts de transparence. Par exemple, notre système de transparence est relativement plus avancé dans l'encadrement des représentants d'intérêts que celui de nombreux autres pays de l'Union européenne. Cette dégradation est difficile à appréhender, mais elle est liée à l'actualité judiciaire. Un système plus transparent inspirera davantage confiance aux décideurs économiques étrangers, les incitant potentiellement à investir en France plutôt qu'ailleurs.

Concernant la création d'une agence globale, une approche interministérielle serait préférable. Il serait bénéfique que vous puissiez demander des travaux d'évaluation à des instances d'inspection générale, notamment la Cour des comptes et les Chambres régionales des comptes. Nous n'avons quant à nous pas encore pris position sur ce sujet.

M. Kevin Gernier. - Deux questions ont été soulevées. La première concerne les moyens de l'État pour contrôler les conditionnalités associées aux aides publiques. Il est certain qu'une plus grande transparence sur ces aides publiques permettrait à l'État de bénéficier du soutien de nombreux agents publics bénévoles issus de la société civile, tels que des journalistes, des universitaires et des ONG, qui pourraient enquêter sur ces aides publiques. Je suis en contact quotidien avec des universitaires et des ONG très intéressés par ces données, mais qui ne peuvent pas effectuer leur travail en raison du manque d'informations. Si nous avions accès à toutes les données sur les aides publiques, nous constaterions certainement l'émergence d'une multitude d'articles de presse, de travaux de recherche et d'enquêtes d'ONG.

La deuxième question porte sur la responsabilité de l'État concernant ces aides publiques. En effet, la responsabilité de la transparence ne repose pas uniquement sur les entreprises. Votre travail consiste à interroger individuellement les entreprises pour obtenir le montant exact des aides publiques, ce qui n'est pas satisfaisant. Il serait préférable d'obtenir ces informations directement sur une plateforme publique gérée par l'État. D'ailleurs, l'État va être confronté à un défi important avec l'entrée en vigueur du règlement européen sur les aides de minimis. Il devra retracer toutes les aides publiques octroyées par les collectivités territoriales aux entreprises. Cela s'annonce complexe, car selon un amendement du Gouvernement déclaré irrecevable lors de l'examen du projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne, ce sont les collectivités territoriales qui auront la responsabilité de faire remonter ces informations sur la plateforme. La difficulté résidera dans le calcul du cumul des aides publiques pour déterminer si ces aides dépassent le seuil de 300 000 euros sur trois exercices fiscaux.

Mme Martine Berthet, présidente. - Je vous remercie pour votre intervention sur ce sujet de la transparence des aides. N'hésitez pas à nous transmettre tous les documents que vous jugez utiles dans le prolongement de cette audition.

M. Patrick Lefas. - Ce sera fait. Merci de votre écoute.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 40.

Mercredi 26 mars 2025

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Audition de la société Sanofi

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, avec l'audition de représentants du groupe Sanofi : M. Charles Wolf, directeur France et directeur général vaccins France ; Mme Agnès Perré, directrice financière France ; M. Philippe Charreau, directeur industriel France ; M. Jacques Volckmann, vice-président recherche et développement France

Cette audition est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Madame, Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie également de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquêtes, MM. Charles Wolf, Jacques Volkmann et Philippe Charreau, et Mme Agnès Perré prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Pouvez-vous présenter succinctement votre société ? Quel regard portez-vous sur les aides publiques aux entreprises ? Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ?

Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont, selon vous, les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?

Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

M. Charles Wolf, directeur France et directeur général vaccins France de Sanofi. - Merci pour votre invitation, je suis venu avec mes collègues pour représenter l'ensemble de la chaine de valeur en France, afin de mieux répondre à vos questions - mais d'abord, je veux replacer la question des aides publiques dont Sanofi bénéficie dans la perspective des enjeux de santé publique et de la stratégie de Sanofi.

Mon propos liminaire sera structuré autour de cinq points : les besoins en santé en France et dans le monde ; les spécificités du cycle d'innovation dans la biopharmacie ; la stratégie du groupe Sanofi et la place qu'y tient la France ; le contexte hyper concurrentiel dans lequel nous évoluons ; enfin, le rôle des aides publiques pour soutenir notre compétitivité.

Les besoins de la santé en France et dans le monde, d'abord. Nos sociétés modernes font face à de multiples défis, j'en citerai trois principaux : le vieillissement des populations, qui génère une augmentation mécanique des besoins en santé ; la montée en puissance des maladies chroniques, qui a des impacts majeurs pour l'organisation des soins ; le manque de professionnels de santé, qui vient mettre encore plus de pression sur des systèmes déjà contraints. Pour répondre à ces défis et à l'aspiration de tout un chacun de vivre plus longtemps et mieux, nos systèmes de santé ont besoin de nouvelles solutions. On ne soignera pas davantage de personnes plus longtemps sans nouveaux médicaments, sans nouveaux moyens de prévention, y compris des nouveaux vaccins : ces défis renforcent le besoin d'innovation thérapeutique et de vaccins de pointe.

C'est l'ambition que nous portons chez Sanofi : se concentrer sur le développement de médicaments, de vaccins innovants, là où les besoins sont les plus forts. Nous voulons répondre aux besoins de millions de patients subissant des maladies pour lesquelles on manque toujours de traitements. Je citerai trois exemples où Sanofi contribue aux solutions nouvelles. Sur la bronchiolite, première cause d'hospitalisation en France pour les nourrissons de moins d'un an, nous avons apporté une solution et la France a été pionnière avec une innovation de prévention qui a permis d'éviter plus de 6 000 hospitalisations dès la première année, en 2024 ; la bronchite chronique, dont souffrent plus de 3,5 millions de Français et qui occasionne 18 000 décès dans notre pays : l'an dernier, nous avons obtenu une autorisation de l'Europe pour une thérapeutique qui devrait être disponible et proposée aux patients en France ; enfin, la sclérose en plaques, qui touche plus de 100 000 Français et qui représente la deuxième cause de handicap des jeunes trentenaires dans le pays.

Deuxième point, le cycle d'innovation, qui est très spécifique dans le secteur pharmaceutique. Il a trois caractéristiques principales...

M. Olivier Rietmann, président. - Permettez-moi de vous interrompre : j'aimerais passer vite sur les quatre premiers points de votre propos liminaire, pour arriver au cinquième, qui correspond à notre commission d'enquête : nous sommes ici pour parler d'aides publiques, ne perdons pas de temps - soyez assuré que nous sommes tous convaincus, ici, de l'utilité de la recherche et que nous sommes tous pour qu'elle avance et qu'elle serve toujours mieux la santé de nos concitoyens, notre commission d'enquête ne se réunit pas pour se l'entendre dire...

M. Charles Wolf. - J'entends bien. Un mot, cependant, du caractère spécifique du cycle d'investissement dans notre secteur, la biopharmacie : le premier élément, c'est qu'il est long, il faut en moyenne dix ans et deux milliards d'euros pour faire un nouveau médicament.

Un brevet de médicament est protégé pendant 20 ans avant d'être « génériqué », mais le développement de ce médicament exige souvent dix années. Un exemple : en 2021, l'une de nos molécules contre le psoriasis est entrée en phase 1 après des années de recherche, elle devra réussir les phases 2 et 3 des tests avant d'être mise sur le marché au mieux en 2030. Quand un projet s'arrête dans l'intervalle, on perd des millions d'euros, parfois des centaines de millions d'euros. En plus du risque scientifique, il y a un risque industriel, car pour mettre rapidement à disposition le médicament, on met en place de nouvelles usines en parallèle du cycle de développement. Nous devons donc, une fois un brevet déposé, investir beaucoup pour être capables d'enclencher le cycle vertueux de développement, au risque de tout perdre sinon.

Depuis 2020, nous avons fait évoluer notre stratégie en la fondant désormais sur l'innovation, avec trois piliers : une recherche ciblée, un outil industriel de pointe et un engagement exceptionnel de tous nos salariés. La France tient une place unique dans cette stratégie, d'abord parce que nous y allouons un budget de 2,5 milliards d'euros en R&D - nous sommes le premier investisseur de R&D en France, les aides publiques y sont pour quelque chose. Deuxième pilier, un outil industriel modernisé, intégré, digitalisé, décarboné, avec ici aussi une place prépondérante pour la France puisque nous y avons, à Sanofi, notre réseau industriel le plus dense, avec trois plateformes : les vaccins, la production d'anticorps monoclonaux, et la production de petites molécules chimiques innovantes. Nous utilisons deux leviers pour moderniser notre outil industriel : la construction de nouvelles usines ultra modernes, par exemple celle de Neuville-sur-Saône qui a été inaugurée par le Président de la République, c'est un investissement de 500 millions d'euros ; la modernisation des usines existantes, avec des capacités additionnelles, nous y investissons chaque année entre 300 et 400 millions d'euros.

Cette stratégie nous positionne en fer de lance de l'écosystème de santé français et implique une série d'engagements. Nous avons une centaine de partenariats sur les territoires. Nous avons, par exemple, cofondé avec l'Institut Gustave-Roussy, le Paris-Saclay Cancer Cluster, qui va révolutionner la lutte contre le cancer à travers un partenariat public-privé. Nous avons investi l'an dernier 300 millions d'euros avec Orano pour créer un pionnier français de la médecine nucléaire. Nous entretenons des liens très nombreux avec nos fournisseurs dans les territoires, la France représentant un tiers des achats du groupe Sanofi au niveau mondial, soit un peu plus de 5 milliards d'euros. Nous travaillons avec un réseau de 3 600 fournisseurs en France, parmi lesquels plus de 1 500 TPME et PME.

Cette stratégie s'inscrit dans un contexte de très forte concurrence internationale, nous sommes dans une course à l'innovation et à la souveraineté sanitaire. Alors que la France ne représente que 3 % de notre chiffre d'affaires, notre pays concentre 25 % de nos effectifs, plus d'un tiers de nos investissements, plus d'un tiers de notre production industrielle au niveau mondial. C'est en conscience que nous faisons ce choix. C'est dans ce contexte hyper concurrentiel qui est aujourd'hui largement dominé par les États-Unis, avec une accélération de la Chine, qu'il faut regarder le rôle que la France peut continuer à jouer dans la course à l'innovation.

J'en viens aux aides publiques, pour souligner trois points. D'abord, leur rôle dans la compétitivité industrielle, laquelle est un facteur décisif de notre souveraineté sanitaire : les aides publiques ont un rôle pivot, c'est grâce à elles que Sanofi peut effectuer 30 % de sa R&D en France, alors que notre pays ne représente que 3 % de notre chiffre d'affaires. En 2023, votre année de référence, Sanofi a touché 108 millions d'euros de crédit d'impôt recherche (CIR), soit moins de 5 % des 2,5 milliards d'euros que nous investissons en R&D sur le territoire français, à quoi s'ajoutent 17,7 millions d'euros de mécénat, 7,4 millions d'euros d'exonérations et d'allègements de cotisations - soit 0,4 % de notre masse salariale en France -, 12,2 millions d'euros de bonus apprentissage - nous avons 1 800 apprentis -, et 5 millions d'euros d'aide sur projets, de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), des régions et d'autres collectivités territoriales.

Concrètement, à quoi servent ces aides publiques ? Elles peuvent soit soutenir le développement de projets comptant pour la souveraineté sanitaire, par exemple, à Neuville-sur-Saône, l'usine Modulus, la première usine modulable de vaccins et biomédicaments au monde: Sanofi l'a inventée en France et la France est le premier pays à disposer de cette technologie d'avenir pour la production des vaccins, à la pointe pour les 20 à 30 prochaines années au moins. Deuxième exemple, ces aides peuvent rassembler les acteurs publics et privés pour développer des innovations de rupture, c'est le cas du consortium public-privé que nous avons développé dans le domaine de la thérapie génique. Les aides publiques peuvent, autre exemple, conforter la compétitivité du coût des chercheurs en France par rapport aux concurrents européens, américains et chinois.

Ces aides publiques s'inscrivent dans une compétition pour la souveraineté sanitaire et bien d'autres pays en disposent également, comme le Canada, le Royaume-Uni, les États-Unis, l'Australie, et beaucoup de pays européens. Enfin, il faut analyser les aides publiques non pas toutes seules, mais en lien avec l'organisation économique d'un pays. Certains pays, comme les États-Unis, ont peu d'aides pour les entreprises, mais ils les prélèvent également peu : nous sommes sur un schéma inverse, avec des aides, mais beaucoup de prélèvements - et dans ce cas, l'aide n'est pas un cadeau c'est une sorte de rééquilibrage, c'est particulièrement vrai dans le secteur pharmaceutique où la fiscalité française est plus forte que chez nos concurrents.

Un mot sur nos choix d'investissement. Nous avons quatre critères : la disponibilité des compétences, en interne et au moyen de partenariats locaux, sachant que les coûts de développement sont à absorber par une commercialisation à l'échelle du monde ; la rapidité et l'efficience des processus administratifs ; les conditions de marché, c'est-à-dire les conditions d'accès en termes de délais, de niveau de prix, de lisibilité et de prédictibilité ; enfin, les aides publiques. C'est pour cette raison que la stabilité et la pérennité de ces aides, y compris pour des grandes entreprises comme Sanofi, sont fondamentales pour l'attractivité de la France, qui bénéficie à tout le tissu économique.

J'aimerais, pour conclure, délivrer trois messages clés. Le premier, c'est que la chaine de valeur de l'innovation scientifique est longue, coûteuse et très risquée par rapport à d'autres secteurs industriels dans la santé, ce qui nécessite une stratégie de long terme fondée sur des innovations où l'on est capable de faire la différence pour les patients. Le deuxième, c'est que Sanofi, depuis 2020, a défini une telle stratégie fondée sur l'innovation, pour inventer les médicaments et vaccins de demain dans le domaine de l'hématologie, nous avons fait ce choix fort, qui nous rend confiant dans l'avenir de Sanofi comme champion de l'innovation en santé, fer de lance de tout un écosystème. Le troisième, c'est que la stabilité et la pérennité des aides publiques françaises est essentielle à la compétitivité et donc à la souveraineté sanitaire française, au service de la santé de la population.

M. Olivier Rietmann, président. - Une petite question avant celles du rapporteur : quel est le résultat de Sanofi France ?

M. Charles Wolf. - Sanofi France réalise un chiffre d'affaires de 1,9 milliard d'euros, je n'ai pas son résultat avec moi, je vous le communiquerai ultérieurement - il atteint plusieurs centaines de millions d'euros, mais je n'ai pas le chiffre précis.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci pour cette présentation. Notre commission d'enquête n'a pas Sanofi pour objet, nos questions ne portent pas sur le bienfondé de votre action, sur l'utilité des laboratoires pharmaceutiques pour la santé ni sur l'importance de la souveraineté sanitaire - nous en sommes tous ici convaincus -, mais sur l'utilisation de l'argent public par les grandes entreprises, nous voulons faire la transparence pour regarder si cette utilisation est efficace et si l'on peut faire mieux.

L'objectif de l'aide publique, c'est de soutenir le développement, l'innovation de rupture et l'emploi - un PDG nous a dit que le CIR ne devrait pas désigner le crédit d'impôt recherche, mais le crédit d'emploi recherche, parce qu'en réalité il sert à ce que des chercheurs fassent de la recherche sur notre territoire plutôt qu'ailleurs. Or, le problème avec Sanofi, c'est qu'alors que vous avez des résultats très confortables - 5,4 milliards d'euros, pour un chiffre d'affaires de 43 milliards dans le monde et 1,9 milliard en France -, qui vous permettent de distribuer des dividendes importants - 4,4 milliards -, alors que vous touchez un CIR important et stable - plus d'un milliard d'euros pour les dix dernières années, à raison d'une enveloppe de 105 à 115 millions d'euros chaque année -, vous avez supprimé des emplois de chercheurs : vous touchez plus d'un milliard d'euros pour la recherche en dix ans, mais vos effectifs de chercheurs fondent, littéralement. Je me réfère aux chiffres de l'observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), un organisme que vous jugerez sérieux, libéral, c'est lui qui met les deux chiffres en parallèle dans le tableau projeté : un milliard d'euros de CIR en dix ans, mais 3 500 suppressions de postes dans la R&D - le dernier plan social ayant concerné Vitry-sur-Seine. Je n'ai rien contre le fait d'aider les entreprises à faire de la recherche, des innovations de rupture, je n'aurai aucune difficulté à vous féliciter d'être un champion dans votre domaine, mais comment expliquez-vous que vous soyez l'un des champions du CIR tout en faisant fondre vos effectifs en R&D ?

Deuxième question : confirmez-vous que vous utilisez l'intégralité du CIR à des projets en France et sans sous-traitance ? Ou bien cette aide va-t-elle pour partie à des sous-traitants ou à des filiales à l'étranger, en particulier en Allemagne ?

M. Charles Wolf. - Merci pour ces questions très claires. Premier élément, sur l'emploi. Toutes les entreprises doivent s'adapter à l'évolution des besoins de leurs clients, en l'occurrence, pour nous, des patients. Vous mentionnez des chiffres...

M. Fabien Gay, rapporteur. - ...ils sont exacts. Libre à vous de les contester, mais je les tiens pour exacts, jusqu'à preuve du contraire.

Mme Agnès Perré, directrice financière France de Sanofi. - Nous ne reconnaissons pas les chiffres que vous citez, étant donné qu'en 2014, Sanofi France comptait 5 019 salariés dans la R&D ; le nombre de postes a été réduit sur dix ans, mais on a perdu au maximum 1 000 postes.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Chacun sait ici qu'il y a eu des suppressions d'emplois, c'est très bien documenté et difficile à contester. Les chiffres que je vous cite sont établis par l'OFCE, c'est un organisme sérieux. Les 330 postes supprimés à Vitry-sur-Seine dans la R&D, vous ne pouvez pas les contester non plus. Alors vous allez nous dire qu'il n'y a pas eu de licenciement, aujourd'hui plus aucun PDG ne dit qu'il licencie, c'est plus simple de dire qu'on supprime des emplois... Vous pouvez restructurer, ce n'est pas notre débat du jour, parce que ce dont on parle ici, c'est de ce fait massif : Sanofi reçoit plus d'un milliard d'euros de CIR en dix ans pour soutenir la R&D, mais vous supprimez 3 500 postes dans le même temps - à quoi donc l'argent du CIR a-t-il servi ? Allez-vous nous dire qu'il y aurait eu plus d'emplois supprimés sans lui ? On accompagne Sanofi avec beaucoup d'argent public pour la recherche, on peut en attendre que le nombre d'emplois dans la recherche y progresse, à tout le moins qu'il soit stable ; avec vous, c'est l'inverse, il diminue lourdement : pourquoi ?

M. Charles Wolf. - Nous reviendrons sur ces points par écrit, nous n'avons pas les mêmes chiffres et nous contestons le terme de licenciement. Quand on fait des choix technologiques d'avenir, il faut adapter nos outils industriels et notre R&D, il faut qu'on se transforme - une entreprise, si elle ne se transforme pas, n'a plus d'avenir. Avant que mon collègue Jacques Volckmann ne vous présente nos choix de recherche, je veux souligner que nous utilisons les moyens du CIR à des projets d'avenir, par exemple pour la plateforme d'ARN messager que nous avons installée sur notre site de Marcy-l'Etoile, une plateforme d'excellence mondiale que nous avons décidé d'installer en France et qui, de ce fait, sert la souveraineté sanitaire française. Nous devons moderniser, donc transformer certains sites, parfois en déménager - mais cela ne veut pas dire que nous fermons des sites.

M. Jacques Volckmann, vice-président recherche et développement France de Sanofi. - Vous posez des questions sur l'utilité du CIR et sur l'emploi. À quoi sert le CIR ? Pour Sanofi, il représente environ 100 millions d'euros par an, à rapporter aux 2,5 milliards d'euros que nous dépensons chaque année dans la R&D. Le CIR est un outil d'attractivité et de compétitivité : quand nous avons à choisir la localisation d'un équipement, d'un projet, cet avantage fiscal est l'un des critères qui entrent en ligne de compte. Sanofi a pris un tournant stratégique il y a quelques années en se focalisant sur l'immunologie, parce que nous avions des compétences internes et parce que nous avons pensé qu'il était possible de faire la différence dans ce domaine - qu'il s'agisse de l'oncologie ou des vaccins. Nous avons regardé comment renforcer nos équipes d'immuno-inflammation et on a trouvé qu'on pouvait nous polariser en Allemagne, ou en France, à Vitry-sur-Seine ; nous avons choisi Vitry, parce que nous avions déjà des compétences sur place et parce que nous avions cet avantage du CIR. Même chose pour l'ARN messager : nous avons choisi une implantation à Marcy-L'Étoile alors que nos compétences dans le domaine étaient surtout aux Etats-Unis, où nous avons aussi une plateforme - et ce choix tient pour partie au CIR : il nous a fait passer de quelques dizaines à 250 salariés à Marcy-L'Étoile. Le CIR sert à cela : il aide à choisir les sites français pour la R&D, qui représente le tiers de nos dépenses, c'est considérable.

M. Olivier Rietmann, président. - Rassurez-moi, ce n'est pas seulement le CIR qui vous fait choisir la France - mais aussi le fait que nos chercheurs sont meilleurs et moins chers qu'aux Etats-Unis ?

M. Jacques Volckmann. - Non, bien sûr, le CIR n'est pas le seul critère de choix, mais ce crédit d'impôt fait que nous sommes dans la moyenne européenne pour le coût du chercheur, les Etats-Unis sont deux fois plus chers que nous, à compétences équivalentes. Sans le CIR on serait au niveau de coût des Etats-Unis, c'est donc un élément important. Quels sont les autres critères ? Il y a, d'abord, l'écosystème, la présence des chercheurs, des développeurs, des outils...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Permettez-moi de vous interrompre : votre propos est très intéressant, mais il ne répond pas aux deux questions précises que j'ai posées. Vous avez contesté qu'il y ait eu, à Sanofi, des suppressions d'emplois sèches, je vous apporte des éléments chiffrés, nous sommes dans le cadre d'une commission d'enquête, vous avez prêté serment, tout est enregistré : vous contestez mes chiffres, alors je vais aller plus loin. Il y a eu quatre plans sociaux - on appelle cela des plans de sauvegarde de l'emploi, des PSE - chez Sanofi, successivement en 2014, 2019, 2021 et 2024, ils ont conduit non pas à des suppressions de postes avec reclassement, mais à des licenciements secs, dont le dernier annoncé en mars 2024 à Vitry-sur-Seine, pour 330 emplois supprimés dans la R&D. Je ne conteste pas que vous créiez des postes ailleurs, mais le problème, c'est la différence entre les suppressions et les créations, il y a quand même un delta de 3 000 à 3 500 postes en dix ans, alors même que vous avez obtenu plus de 100 millions d'euros de CIR chaque année. Ma première question reste entière : pourquoi tant de postes supprimés, alors que vous avez autant d'aide publique censée soutenir la recherche ? Et ma deuxième question aussi reste entière : est-ce que le CIR finance des projets seulement en interne, ou bien va-t-il aussi à de la sous-traitance, en particulier en Allemagne ?

M. Jacques Volckmann. - Nous contestons le chiffre de 3 000 suppressions d'emplois, parce qu'en 2014, nous avions 5 000 personnes dans la R&D et aujourd'hui environ 4 000, la réduction s'établit donc autour de 1000 postes de chercheurs et développeurs. Plusieurs raisons à cela. La première est une évolution qualitative : les laboratoires qui ont réussi se sont focalisés sur les recherches où ils étaient les plus avancés, c'est le virage que nous avons pris et qui nous a fait arrêter un certain nombre d'activités ou certains domaines de recherche. L'un des plans que vous citez correspond à cela : nous avons arrêté nos activités de recherche en cardiologie en région parisienne, pour nous concentrer sur l'oncologie. La deuxième raison tient à une évolution technologique elle-même : nous sommes désormais capables de faire des choses beaucoup plus rapidement avec des technologies que nous n'avions pas avant et qui nous conduisent à réduire et à changer la nature et la typologie d'un certain nombre de compétences dans nos équipes de recherche. Cela s'est traduit par une réduction du nombre de postes, à travers plusieurs plans que vous avez mentionnés : nous avons diminué nos effectifs d'environ un millier de personnes - mais sans licenciement, je rappelle que nous sommes passés par des départs volontaires.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pardon mais je vous arrête : les départs volontaires, ça n'existe pas, j'ai été ouvrier et je ne connais personne qui se soit levé le matin en se disant qu'il serait volontaire pour perdre son emploi... Les départs volontaires, c'est de la novlangue, la réalité, c'est qu'on dit aux gens : soit bientôt une charrette dans un plan social au rabais, soit un départ volontaire - mais ce n'est jamais un choix libre, il n'y a pas de départ volontaire, ou bien prouvez-moi le contraire en me présentant des gens qui disent, surtout dans le contexte actuel, être volontaires pour perdre leur emploi...

M. Jacques Volckmann. - Je vous entends, Monsieur le rapporteur. Je tâchais juste de vous expliquer l'évolution des effectifs. Il faut voir que la France représente un tiers de nos effectifs de R&D à l'échelle du monde et que cette proportion est restée stable ces dernières années. Sanofi a réduit ses effectifs globalement, en raison de la focalisation sur ses atouts de recherche et d'apports technologiques, mais cela ne s'est pas fait au détriment de la France, puisque la proportion de la R&D en France est restée la même.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne conteste pas et personne ici ne conteste que vous déployiez des activités de recherche à l'échelle du monde, ce n'est pas l'objet de notre commission d'enquête que d'examiner votre stratégie, mais nous nous préoccupons de l'utilisation des fonds publics. Ce que vous reconnaissez, finalement, c'est que les effectifs de R&D ont diminué à Sanofi, vous ne l'avez pas dit de prime abord - vous le reconnaissez désormais, même si vous contestez notre chiffre de suppressions d'emplois.

Et pour ma deuxième question : est-ce que les 105 à 115 millions de CIR par an sont investis uniquement dans vos laboratoires en France, ou bien aussi chez des sous-traitants ou dans des filiales européennes, dont l'Allemagne ?

M. Charles Wolf. - J'insiste sur cet élément important : nous devons nous transformer pour faire la différence sur des technologies innovantes. Les autorités de santé n'acceptent une innovation que si elle apporte une véritable valeur ajoutée, cela impose de se focaliser et donc de se transformer. Vous connaissez les entreprises, on ne fait pas de telles transformations de gaité de coeur ; quand on décide d'arrêter la R&D sur la partie cardiovasculaire, c'est un choix difficile, mais on le fait pour mieux se recentrer sur l'ARN messager, pour développer une molécule contre la sclérose en plaque. J'étais avec les équipes à Montpellier et à Sisteron, elles ont continué à travailler pendant la crise sanitaire pour développer leur programme et parvenir, je l'espère, à un résultat probant à la fin de cette année. Cette transformation est nécessaire. Nous nous sommes recentrés sur l'immunologie, là où nous pouvons vraiment faire la différence, créer un cercle vertueux où notre innovation pourra être valorisée par les autorités de santé dans le monde entier et nous permettre ensuite de réinvestir - nous sommes très confiants dans notre pipeline, nous avons de très bons candidats thérapeutiques en phase 3, ce que nous n'avions pas il y a quelques années. Cette transformation n'est pas facile, nous en sommes très conscients, mais elle nous place dans une situation bien meilleure que celle qui était la nôtre il y a quelques années.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je peux l'entendre. Mais on se demande, et chacun de nous se demande, ce qu'il en est en réalité. Parce que si la restructuration dont vous nous parlez était efficace, si vous supprimiez des postes pour vous mettre en position d'être les meilleurs, il y aurait débat ; mais ce que l'on a vu, c'est qu'en plus de supprimer des postes, on a été infichu en France de trouver un vaccin contre le covid pendant la crise sanitaire - vous en avez trouvé un, mais si tardivement que cela ne valait plus la peine. Ce que l'on a vu aussi, c'est qu'alors que l'ARN messager a été découvert en France dans les années 1960, notre champion, Sanofi, qui est dans le top 5 mondial, est passé à côté de ce que cette nouvelle technologie permet, sur le vaccin vous avez été plus lents que les Américains, que les Canadiens, que les Russes - même les Cubains ont réussi à sortir un vaccin avant nous ! Vous savez bien que tout le monde le dit, y compris chez vous en interne : nous, à Sanofi, nous, les Français, nous avons été infichus de trouver un vaccin rapidement - ceci parce que depuis une dizaine d'années, vous n'aviez pas assez investi dans la R&D, alors même que vous aviez été fortement soutenu par les aides publiques pour le faire... Vous avez trouvé un vaccin, mais vous avez dû l'abandonner parce qu'il est venu après les autres, le marché était couvert et donc votre vaccin n'était pas rentable.

M. Charles Wolf. - Nous avons un vaccin contre le Covid à base d'une technologie à protéines recombinantes, extrêmement efficace et bien toléré - oui, nous n'avons pas été les premiers, mais nous avons travaillé sur différentes technologies et nous sommes allés au bout. Ensuite, nous n'avons pas eu d'aide spécifique pour le développement de ce vaccin...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je n'ai pas dit que vous n'aviez pas trouvé de vaccin, mais que vous l'aviez livré quand le marché était assez couvert, donc vous avez dû l'abandonner. Vous dites que vous n'avez pas eu d'aide spécifique, mais si, vous aviez une aide avec l'Institut Pasteur, et vous étiez fortement soutenus sur la R&D depuis dix ans au moins...

M. Charles Wolf. - A quoi servent les aides ? À intégrer des plateformes d'avenir technologiques, elles nous ont permis d'avoir un portefeuille de développement bien plus riche qu'il y a quelques années.

J'entends votre point sur l'importance d'avoir un retour sur investissement de ces aides. Je pense que nous avons démontré, en termes d'attractivité et de compétitivité, qu'on était capable, avec ces aides, d'attirer en France plus d'un tiers de nos investissements de R&D, plus d'un tiers de nos capacités de production, quand notre territoire ne représente que 3 % du marché pour Sanofi. Ces aides, elles servent la compétitivité de Sanofi, donc à sa capacité de prospérer et d'être un champion français, au bénéfice d'un écosystème de santé plus fort en France.

M. Jacques Volckmann. - Vous posez une très bonne question sur l'efficacité des aides. En pratique, comment les choses se passent-elle ? Grâce aux aides, nous avons un portefeuille en développement qui n'a jamais été aussi fourni. L'an dernier, nous avons démarré sept phases 3, la dernière après les développements cliniques, avant les demandes d'autorisation aux autorités de santé. On a eu six entrées « en clinique », cela ne nous était pas arrivé depuis très longtemps. On a eu 8 résultats positifs. En septembre dernier, nous avons eu en particulier un résultat sur un produit qui s'appelle le tolebrutinib, dans le traitement de la sclérose en plaque, cette molécule entre dans le cerveau pour réduire l'inflammation, ce qui améliore la vie des patients, nous commençons le processus d'enregistrement, pour une mise sur le marché qu'on espère pour la fin de l'année. Or, ce produit, nous l'avons développé en France, à Sisteron, c'est là que nos équipes l'ont trouvé et l'ont développé chimiquement par un procédé qui a, lui aussi, été inventé sur place et y sera produit - et c'est à Montpellier qu'il sera développé en comprimé, en médicament, dans notre centre d'expertise mondiale en galénique. Au moment d'installer ce centre d'excellence nous nous étions interrogés sur sa localisation, nous avions des alternatives. Cette molécule, trouvée et développée en France, illustre la place de notre pays dans la R&D de niveau mondial, les équipes sont très fières de ce résultat. Et cette année, nous projetons d'aller plus loin encore, avec 16 enregistrements devant des autorités de santé...

M. Olivier Rietmann, président. - Excusez-moi, il y a un moment où je n'en peux plus. Vous nous parlez de tout, sauf de ce qui est le sujet de notre commission d'enquête. Vous êtes passés très rapidement sur les chiffres, maintenant vous entrez dans le détail de vos centres de recherche, ce n'est pas notre sujet ; si vous nous parlez de vos plateformes, dites-nous plutôt de combien elles ont été aidées - en CIR, en subventions, c'est cela qui nous intéresse, et, je vous le demande, n'essayez pas de noyer le poisson ! Nous n'en sommes pas à notre première audition d'entreprise, votre équipe a dû regarder comment travaille notre commission d'enquête, ou bien il y a un problème de votre côté ; vous avez donc vu qu'avec le rapporteur, avec nos collègues, nous ne sommes pas là pour nous faire endormir - pardon pour l'expression, mais il y a un moment, il faut se parler vrai.

Nous vous posons des questions sur les aides publiques, sur leur utilisation par votre entreprise, nous voulons établir leur efficience, mais vous n'avez pas passé plus de trente seconde à nous en parler. Pardon, mais vous n'êtes pas devant la commission des affaires économiques, dont je fais d'ailleurs partie, nous ne sommes pas là pour vous entendre sur les aspects techniques de la recherche, encore moins pour vous entendre dire que vous travaillez pour le bienfait de l'humanité et de la France, nous en sommes convaincus - mais nous savons aussi que vous n'êtes pas une oeuvre de bienfaisance, et donc que si vous percevez des aides publiques alors que vous faites aussi des bénéfices importants et que vous versez des dividendes conséquents à vos actionnaires, on peut regarder à quoi sert l'aide publique. Nous voulons voir si chaque centime d'aide publique, que ce soit sous forme de subvention ou d'avantage fiscal, a bien son utilité.

Or, je ne suis pas convaincu par ce que vous nous dites, absolument pas - et je ne crois pas que le rapporteur le soit non plus. Vous touchez 140 millions d'euros d'aides publiques cette année, en particulier 12 millions pour accueillir 1 800 apprentis par exemple. J'aimerais vous entendre sur ces deux derniers chiffres : pourquoi est-ce que Sanofi France va chercher environ 6 000 euros d'aide par apprenti, pour des apprentis qui ne sont pas de niveau CAP ni BEP mais de niveau très qualifié, des apprentis parmi lesquels vous recrutez ensuite des chercheurs ? Sanofi France fait 5,9 milliards de chiffre d'affaires, plusieurs centaines de millions de résultat, mais vous auriez besoin d'une aide de 140 millions d'euros par an : j'aimerais bien savoir pourquoi, précisément - parce que je me demande si cet argent ne serait pas mieux utilisé ailleurs. Nous sommes réunis depuis une heure et nous avons besoin de réponses factuelles, je vous prie de nous répondre précisément.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Effectivement, la seule question à laquelle vous ayez répondu en une heure, c'est sur le parallèle entre l'aide reçue via le CIR et les suppressions d'emplois - vous avez d'abord contesté les suppressions d'emplois, puis vous les avez admises : vous avez touché beaucoup d'aide, et supprimé beaucoup d'emplois.

Ensuite, j'ai plusieurs autres questions, il faut avancer, mes collègues en auront aussi, par exemple sur le Doliprane. Je vous ai déjà posé ma deuxième question : nous avons découvert que le CIR pouvait être utilisé pour des projets sous-traités y compris dans d'autres pays de l'UE, alors nous demandons ce qu'il en est aux PDG qui viennent devant notre commission d'enquête, et je dirais qu'on peut les classer en deux groupes - il y a Google, qui reste dans le flou, et il y a les autres, qui acceptent de répondre ; qu'en est-il pour Sanofi : allez-vous rejoindre Google, ou bien allez-vous répondre précisément à cette question ? Quelle part du CIR utilisez-vous dans des filiales, en particulier en Allemagne ?

M. Charles Wolf. - Nous nous sommes laissés entrainer par notre passion pour la science...

Mme Agnès Perré. - Dans l'assiette du CIR pour 2023, la sous-traitance représente 85 % des dépenses - et sur ce chiffre, moins de 1 % des dépenses exigibles va en dehors de la France, plus précisément en Allemagne, pour 4 millions d'euros.

M. Charles Wolf. - Ces aides sont extrêmement utiles pour la compétitivité. Sans elles, le chercheur en France serait le deuxième plus cher du monde, derrière le chercheur aux États-Unis. Dans les critères de choix, il y a bien sûr les compétences, les relations avec les institutions du pays, mais le coût est un critère très important et quand Sanofi choisit une localisation, nous sommes obligés de choisir le projet le plus compétitif pour notre pérennité à long terme. Cela vaut pour la partie R&D comme pour la partie industrielle. Je propose que Philippe Charreau, notre directeur de l'industrie, vous présente le cas d'une aide à l'investissement pour notre usine à Sisteron, pour développer l'innovation dont je vous ai parlé sur la sclérose en plaques.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je propose plutôt d'aller au bout des questions que nous vous posons, ou bien vous allez encore être sujet à votre passion prolixe pour la science... que je partage tout à fait, et chacun ici sait aussi que j'aime parler, mais nous ne sommes pas là pour ça, nous devons avancer et deux questions en une heure, c'est peu. Vous nous dites, donc, que 85 % de votre CIR part à la sous-traitance, et seulement 1 % à l'étranger, donc rien pour votre filière allemande ?

Mme Agnès Perré. - La sous-traitance dans l'assiette du CIR est de 27 millions d'euros, dont 4 millions en Allemagne.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'en viens à ma troisième question. Le groupe Sanofi bénéficie, comme l'ensemble des entreprises dont l'activité est intensive en R&D, d'un avantage fiscal qui est appelé IP Box : un taux de 10 % d'impôt sur les sociétés pour les bénéfices issus de certains actifs de propriétés intellectuelles, au lieu des 25 % de l'impôt sur les sociétés. Dans sa revue de dépenses d'avril 2024, l'Inspection générale des finances a souligné que ce dispositif n'a fait l'objet d'aucune évaluation probante et que son coût est particulièrement dynamique - ce n'est pas le seul avantage fiscal à n'être guère évalué... Son coût est estimé à 1,2 milliard d'euros pour l'exercice 2024, alors qu'il était de 475 millions d'euros deux ans plus tôt. Quel est le montant annuel de l'aide perçue par Sanofi au titre de l'IP Box et comment ce montant a-t-il évolué au cours des cinq dernières années ?

M. Olivier Rietmann, président. - J'aimerais que vous évoquiez également les subventions : en avez-vous touché ces dernières années - et pour quels projets ?

M. Charles Wolf. - L'IP Box est un outil de fiscalité spécifique pour les brevets. Plus de la moitié de nos brevets sont localisés en France, c'est une chance, et le mécanisme fiscal de l'IP Box est très important. Il faut le comparer avec ceux des autres pays européens, c'est un mécanisme vertueux, parce qu'il permet d'attirer de la R&D, donc de nouveaux projets.

Mme Agnès Perré. - Dans la chaîne de valeur de l'industrie pharmaceutique, la valeur va au détenteur du brevet. Sur les quatre dernières années, 54 % des brevets de Sanofi ont été déposés en France. Faire de la recherche, c'est bien, mais avoir la propriété de ce qu'on trouve, c'est mieux. Nous faisons la recherche en France et nous y déposons nos brevets - et ça, c'est important dans un contexte très concurrentiel. Nous le faisons parce que les conditions dont on a besoin sont réunies en France : il y a l'incitation à y localiser les dépenses de R&D avec les subventions, il y a les partenariats possibles pour développer des projets, il y a un régime juridique de protection et de défense des brevets fort, et il y a une incitation à la rémunération des brevets, c'est l'IP Box.

L'impôt réduit à 10% est très avantageux, et il est intelligent parce qu'il est assorti de deux conditions : le brevet doit être déposé en France et la recherche réalisée en France - c'est assez vertueux. La recherche dans notre secteur étant très longue, coûteuse et risquée - une sur dix seulement débouche sur un médicament mis sur le marché -, elle nécessite un investissement important. Or, la France ne représente que 3 % du chiffre d'affaires du groupe, 50 % est aux États-Unis ; ce que nous faisons, c'est que nous rapatrions du profit en France, en y localisant des centres de recherche et des usines : 30 % de notre R&D et 30 % de notre production est en France, mais ce que nous produisons en France est exporté à 90 %, nous exportons pour 23 milliards d'euros de chiffre d'affaires - c'est une sorte de boucle vertueuse, qui apporte de la valeur sur le territoire français. Les régimes d'IP Box existent chez nos concurrents : 21 pays de l'UE en disposent, avec des taux allant de 1,75 à 12 %. En fait seule la Slovaquie taxe davantage que nous, à 12 %, nous sommes donc dans la fourchette haute. Nous vous donnerons le détail du calcul, que nous ne voulons pas rendre public du fait du secret fiscal, mais l'IP Box est très important pour notre R&D en France.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci, effectivement, de nous transmettre ce chiffre par écrit. Vous parlez de cercle vertueux, on peut le présenter aussi comme un cercle d'optimisation fiscale, qui n'est pas de l'évasion fiscale, mais qui, comme parlementaire, nous interroge, nous qui faisons la loi fiscale chaque année, il y a de quoi débattre sur les schémas d'optimisation fiscale via les brevets, via les filiales, qui vous concerne à Sanofi et qui dépasse notre commission d'enquête.

La question que je vous ai posée reste entière, elle est politique au sens noble du terme : est-il bien normal qu'une belle entreprise française comme la vôtre, dans le top 5 mondial, qui a de tels résultats, qui verse des dividendes importants, qui rachète ses propres actions pour 5 milliards d'euros, et qui reçoit sur dix ans plus d'un milliard d'euros pour soutenir la R&D - est-il normal qu'une telle entreprise supprime des milliers d'emplois dans la R&D ?

Je vous présente un slide issu de votre entreprise. Je suis « interpellé », comme on dit, par le rachat de vos propres actions, Louis Gallois a parlé d'une « perversion » du système, je ne peux que lui donner raison. Parce que le réel, c'est que, pendant que vous rachetez vos propres actions avec ces milliards, pendant que vous donnez tant de dividende aux actionnaires, vous mettez dehors 330 chercheurs à Vitry, c'est ça, la réalité - et je vous le dis tranquillement, je suis révolté, je pense que quand on est accompagné comme vous l'êtes par de l'argent public, soit on réduit le montant des dividendes, soit on ne licencie pas, soit on réimplante de l'activité pour ne pas perdre de postes : on ne peut pas toucher de l'aide publique, verser des dividendes et licencier. Ou bien cela interroge frontalement l'efficacité de l'aide publique. Et du côté de l'efficacité, pardon de vous le dire crûment, mais vous n'avez pas tant brillé que cela ces dernières années, on l'a vu face au covid-19, votre vaccin est arrivé si tard après les autres, qu'on a dû y renoncer...

M. Philippe Charreau, directeur industriel France. - Nous n'avons pas parlé de toutes les aides, je veux insister sur la partie industrielle. Sanofi compte 14 sites de production en France, ils représentent le tiers de notre empreinte industrielle mondiale et nous y employons 11 000 personnes, c'est le tiers de nos effectifs industriels à l'échelle du groupe tout entier : nous sommes très fiers de cette présence en France, elle tient à l'histoire de Sanofi et nous la perpétuons. Les aides publiques sont très importantes sur le plan industriel ; notre mission industrielle, c'est de continuer à fabriquer des produits matures, ceux qui ont perdu leur brevet depuis fort longtemps, mais dont se servent toujours nos patients et qui ont un enjeu de santé publique, nous devons les fabriquer à des coûts très compétitifs parce qu'on se bat contre les génériques ; notre mission industrielle, c'est aussi de préparer notre outil industriel à ce que sera notre portefeuille de médicaments de demain. Nous investissons jusqu'à 500 millions d'euros par an en France dans notre outil industriel, pour maintenir sa compétitivité sur les portefeuilles de produits matures, mais également pour le portefeuille de demain. Et les aides publiques sont déterminantes dans nos choix industriels quand l'État ou les collectivités soutiennent nos investissements comme notre usine à Sisteron, où nous avons mis 60 millions d'euros...

M. Olivier Rietmann, président. - Nous vous avons posé la question : combien d'aide publique, au total, pour vos investissements ? C'est impressionnant qu'après une heure d'audition, vous ne nous communiquiez toujours pas ce chiffre ! Combien d'aide en tout, sur les cinq dernières années ?

M. Philippe Charreau. - Nous vous communiquerons le total, mais nous voulons vous montrer, par des exemples concrets, à quoi nous utilisons cette aide - parce qu'à vous entendre, on peut avoir le sentiment que nous ne contrôlerions pas les choses, que cette aide se perdrait...

M. Olivier Rietmann, président. - C'est tout l'inverse, j'ai le sentiment que vous contrôlez très bien les choses, mais que vous avez du mal à accepter qu'on veuille savoir ce qu'il en est...

M. Charles Wolf. - Non, pas du tout, nous sommes disposés à vous communiquer tous les chiffres...

M. Olivier Rietmann, président. - Nous vous les avons demandés, c'est le but de notre commission d'enquête, que de faire le clair sur les aides publiques.

M. Charles Wolf. - Je vous ai donné les chiffres principaux dans mon propos liminaire, sur l'année 2023, que vous prenez pour référence : 108 millions d'euros de CIR, 17,7 millions d'euros de mécénat, 7,4 millions d'euros d'exonération de cotisations et 5 millions d'euros d'aides de Bpifrance, de l'Ademe, des régions et des collectivités territoriales. Nous vous avons répondu sur l'IP Box, Mme Perré va vous communiquer le montant des subventions que nous avons reçues. L'objet pour nous n'est surtout pas de refuser de vous communiquer des chiffres.

M. Olivier Rietmann, président. - Donc sur 500 millions d'euros d'investissement, vous avez reçu 5 millions de subventions ?

M. Philippe Charreau. - Non. Il y a aussi des subventions spécifiques, sur des projets particuliers : par exemple, nous avons reçu 4 millions d'euros de subvention sur une dépense de plus de 40 millions d'euros pour l'usine de Sisteron.

M. Olivier Rietmann, président. - Voyez, votre présentation des choses me pose un problème : M. Wolf nous dit 5 millions d'euros de subvention en tout, mais M. Charreau ajoute qu'il y a 4 millions d'euros pour Sisteron - est-ce que ces montants s'ajoutent ? Combien de subvention à vos investissements, au total ? Nous vous auditionnons depuis plus d'une heure, et on n'y voit toujours pas clair : est-ce que, oui ou non, vous acceptez la transparence des chiffres d'aide publique ?

M. Charles Wolf. - Je vous ai donné le total : 108 millions d'euros de CIR, 17,7 millions de mécénat, 5 millions de subventions et 7,4 millions d'exonérations de cotisation et 12 millions de bonus apprentissage dont nous sommes contents de bénéficier, c'est un niveau standard.

M. Olivier Rietmann, président. - Parlons-en, de ce bonus : est-ce que vous ne pourriez pas vous en passer ? Si demain, vous ne receviez plus ces 12 millions d'euros de bonus apprentissage, est-ce que vous vous passeriez de vos 1 800 apprentis ?

M. Charles Wolf. - Nous aurions un coût additionnel qui nous ferait baisser en compétitivité. Quand on évoque nos résultats de 5 milliards d'euros, ou bien nos dividendes, on parle de Sanofi à l'échelle du monde, ce sont des valeurs qui sont à cette échelle, pas à celle de la France.

M. Olivier Rietmann, président. - Les 1 800 apprentis, eux, sont en France ; les 12 millions d'euros, vous les touchez en France...

M. Charles Wolf. - Nous regarderons les choses de plus près et reviendrons vers vous, je ne sais pas si ce bonus est lié automatiquement au recrutement des apprentis...

M. Olivier Rietmann, président. - Si, il y a un lien direct, environ 6 000 euros par apprenti - et un budget de 21,6 milliards d'euros de soutien à l'apprentissage pour le budget de la Nation. Cette aide va baisser, du reste, ce qui renforce notre intérêt de connaître précisément son efficacité : est-ce que, sans ce bonus, vous auriez quand même 1 800 apprentis à Sanofi France ?

M. Charles Wolf. - Nous en aurions moins. Cependant, il faut mettre les aides publiques en regard de la compétitivité, qui s'évalue par un ensemble de critères : il y a les compétences...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous arrête : tout le monde nous a dit ici que la compétitivité, c'est trop compliqué à évaluer, y compris les administrations, y compris Louis Gallois ; alors si vous avez des critères pour le faire, nous sommes preneurs ! Pas de grandes théories, qui ne donnent rien de tangible, mais du concret : comment, à Sanofi, évaluez-vous votre compétitivité ? Quels sont vos critères ? De quelles études disposez-vous ?

M. Charles Wolf. - La compétitivité s'évalue projet par projet. L'Angleterre a décidé il y a quelques années de réduire ses aides et ses soutiens à l'industrie de santé ; la conséquence, c'est que les études cliniques ont diminué de moitié, de même que les investissements dans l'industrie de santé. Les aides publiques à Sanofi France sont efficaces parce qu'elles soutiennent notre compétitivité et font que nous pouvons maintenir 30 % de notre empreinte de R&D et de production en France.

Jacques Volckmann peut illustrer ce fait par des exemples concrets...

M. Olivier Rietmann, président. - Je préfère que nous passions aux questions de nos collègues.

Mme Martine Berthet. - Avez-vous perçu des subventions dans le cadre de France relance ou de France 2030 ?

M. Olivier Rietmann, président. - Et si oui, combien ?

M. Philippe Charreau. - Oui, mais je ne sais pas combien, nous vous communiquerons ce chiffre ultérieurement...

M. Olivier Rietmann, président. - C'est vrai que vous ne pouviez pas vous attendre à ce qu'on vous pose des questions sur les subventions que vous recevez...

M. Jacques Volckmann. - Oui, nous avons touché des subventions dans le cadre de partenariats publics privés (PPP). Par exemple pour un projet technologique que nous réalisons avec le Commissariat à l'énergie atomique (CEA), qui s'appelle Calypso : sur un budget de 17 millions d'euros, Bpifrance a mis 8 millions d'euros. Autre exemple, nous avons eu des subventions dans le cadre d'un projet de thérapie génique qui s'appelle WIDGeT - pour Viral Vector Intelligent Design for Gene Therapy - et qui associe l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), parmi d'autres partenaires : sur un montant de 20 millions d'euros, l'État a mis 18 millions d'euros. Ces deux projets-là, nous ne les aurions pas faits sans aide publique, c'est aussi simple que cela.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous citez des cas, on aimerait connaitre le total, savoir combien de projets ont été soutenus, et pour combien - vous nous donnez deux exemples, il y en a peut-être dix, douze, qu'en sait-on ? Vous n'êtes pas venus devant nous pour nous parler de tel ou tel exemple, mais pour nous dire quelle aide vous avez reçue des différents guichets, et l'utilité de cette aide dans vos projets.

M. Jacques Volckmann. - Ces deux projets entrent dans l'enveloppe des 5 millions d'euros de 2023, je les ai présentés pour vous donner des exemples...

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Est-ce que Sanofi France utilise du CIR dans ses filiales à l'étranger, au-delà de ce que vous nous avez dit ? Est-ce qu'à l'étranger, y compris en dehors de l'Europe, vos filiales reçoivent un crédit d'impôt équivalent ?

Mme Anne-Sophie Romagny. - Vous dites que les aides vous permettent de soutenir le développement pour garantir la souveraineté sanitaire, en faisant de la recherche en France et en y déposant des brevets. Vous n'avez pas parlé de la fabrication, alors que Sanofi a vendu sa filiale Opella - qui fabrique le Doliprane - à un fonds américain, étant rappelé qu'un fonds français était aussi candidat à la reprise. Est-ce que parmi les 2 200 dispositifs d'aide publique il n'y en n'a pas un qui vous permettrait de conserver en France la production d'un principe actif comme le paracétamol, qui participe de la souveraineté sanitaire ? Je suis assez surprise que toutes ces aides ne vous permettent pas de garder la production sur le sol français, cela m'interroge.

M. Charles Wolf. - Le choix du repreneur d'Opella s'est fait sur un projet de croissance. Opella a des produits matures, des marques, ses métiers ne sont pas ceux vers lesquels s'oriente le nouveau Sanofi, celui de l'innovation, des nouvelles molécules - une fois qu'on optait pour notre virage stratégique, nous n'étions pas en capacité d'accompagner la croissance de deux pôles aussi différents. L'autonomisation d'Opella a été préparée pendant plusieurs années pour assurer un projet de croissance, nous avons pris toutes les garanties pour que le Doliprane soit sécurisé pour les Français - nous avons conservé le siège mondial en France, nous gardons 48 % des parts de la société, nous avons des garanties d'emplois et de production avec la société Seqens, qui produit le principe actif du Doliprane.

Sur la localisation des usines en France, ensuite, je tiens à souligner que Sanofi ne délocalise pas sa production. Nous sommes le premier contributeur à la production industrielle de santé en France et nous ne délocalisons pas ; nous nous transformons, je vous l'ai expliqué, nous nous adaptons, et il y a des cas où nous devons céder un site de production à un repreneur pour lui donner un avenir, mais cela ne signifie pas une délocalisation, notre retrait peut même se traduire, avec un nouveau projet, par plus d'emplois.

M. Philippe Charreau. - Les sites de Compiègne et de Lisieux vont continuer à produire le Doliprane, en achetant le principe actif à Seqens.

Mme Anne-Sophie Romagny. - Il n'y a pas que le Doliprane, il y a aussi le Maalox et la Lysopaïne, il y a aussi des sites près de Reims, je m'en inquiète.

M. Jacques Volckmann. - Je reviens sur le CIR et la sous-traitance. Oui, on peut utiliser du CIR pour des projets avec de la sous-traitance hors de nos frontières, c'est autorisé, nous l'avons fait, en 2023, pour 4 millions d'euros avec l'Allemagne...

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Vous considérez qu'une filiale de Sanofi en Allemagne, c'est de la sous-traitance ?

M. Jacques Volckmann. - Oui, nous avons sous-traité à notre site de Francfort, pour un montant de 4 millions d'euros tout en restant dans le cadre du CIR, parce que nous y disposions de la technologie requise.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je reviens sur la question de la souveraineté sanitaire et du Doliprane. Opella était valorisée à 16 milliards d'euros, vous en avez cédé 50 %, pourquoi avoir choisi, entre deux candidats, le fonds américain plutôt que le fonds français ? Combien cette filiale avait-elle touché d'aide publique ? On peut imaginer que quand de l'argent public contribue à valoriser une filiale d'un groupe, surtout une filiale stratégique, il y ait une forme de retour dans le cas où cette filiale soit vendue - Patrick Pouyanné, le PDG de TotalEnergies, nous a dit qu'en cas de retour à bonne fortune, il trouverait normal une forme de retour pour l'État. Est-ce que quand on vend la moitié d'une filiale valorisée à 16 milliards d'euros, il ne devrait pas y avoir un retour pour l'État qui a aidé pendant les dernières années ?

M. Charles Wolf. - Le choix du repreneur s'est fait sur un projet de croissance, il y avait effectivement un autre candidat, une entreprise française avec un financement qatari, mais ce qui était plus intéressant pour Opella avec le fonds américain, c'était la capacité de développement sur le territoire américain, pour un projet de développement à long terme.

Opella avait bénéficié de peu d'aides publiques, nous avions continué d'investir pour y maintenir la production et les emplois - du reste, l'aide du CIR peut aller à des entreprises étrangères, dès lors que la R&D se fait en France.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous n'avez toujours pas trouvé les résultats de Sanofi France sur les cinq dernières années, pour nous les communiquer ?

Mme Agnès Perré. - Nous avions préparé les chiffres que vous demandiez, ceux de 2023, c'est pour cela qu'il y a des décalages entre le montant des subventions pour cette année-là, que nous avons consolidés en prenant en compte Bpifrance et Choose France, donc 5 millions d'euros - et le montant cumulé des subventions aux différents projets dont nous sommes partie prenante, qui est plus important parce que ces projets sont pluriannuels...

M. Olivier Rietmann, président. - Je comprends, mais ce qui m'intéresse, ce sont les chiffres pour les cinq dernières années, c'est plus significatif. Et je suis très étonné que vous ayez des difficultés à nous donner le résultat de Sanofi France.

M. Charles Wolf. - Nous vous le communiquerons.

M. Olivier Rietmann, président. - Pourquoi ne pas nous le donner maintenant : vous ne le voulez pas ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Les chiffres sont publics, ils ne trahissent pas le secret des affaires...

M. Olivier Rietmann, président. - J'aurais bien voulu que vous nous les communiquiez.

M. Charles Wolf. - Je vous ai dit que Sanofi France faisait 1,9 milliard de chiffre d'affaires, mais cela inclut Opella, il faut retirer la partie de notre filiale pour vous communiquer le résultat de Sanofi France - nous le ferons rapidement.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Êtes-vous pour la transparence des aides publiques aux grande entreprises ? L'ensemble des PDG que nous avons interrogés nous ont répondu par l'affirmative, dès lors que ces chiffres seraient rendus publics par l'administration dans leur globalité par entreprise, et non projet par projet. Comprenez-vous l'émotion, la colère qu'on ressent quand on voit de grandes entreprises qui touchent beaucoup d'aides publiques, versent les dividendes et licencient la même année - qui plus est, des chercheurs dont nous avons besoin ?

M. Charles Wolf. - Nous sommes pour la transparence avec l'État. Aller au-delà, avec une transparence totale sur internet, je crois que ce n'est pas dans l'intérêt de notre pays, parce que c'est communiquer des données qui peuvent servir à des concurrents pour faire du dumping et donc mettre en danger notre compétitivité.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Tout le monde le dit, mais je ne comprends pas pourquoi.

M. Charles Wolf. - Imaginons que nous projetions un investissement massif sur une innovation, et que nous hésitions sur sa localisation. Si la France dit publiquement quelle sera son aide, ne doutez pas que la Chine en profitera pour proposer plus...

M. Olivier Rietmann, président. - Je ne comprends pas, à mon tour, et vous me faites douter de mes propres convictions libérales... Ne me dites pas que, dans vos choix de localisation, vous ne comparez pas les systèmes d'aides publiques et que vous ne mettez pas les pays en concurrence ! Vous avez même passé votre temps à nous dire que l'aide était décisive, qu'elle rendait notre territoire compétitif, et vous ne nous avez parlé que de cela, comme si, parce que nous sommes des sénateurs, nous ne pouvions pas comprendre autre chose, comme si nous étions par définition hors du coup - j'ai quelque notions du fonctionnement des entreprises et des institutions, aussi bien françaises qu'européennes, je suis président de la délégation aux entreprises...Vous nous dites, donc, localiser votre recherche et vos usines en fonction des aides publiques, mais qu'il ne faut pas le faire savoir au risque de compromettre notre compétitivité et notre souveraineté : je ne peux accepter cet argument. Ne me dites pas que dans votre stratégie, vous n'allez pas vous-mêmes voir les uns et les autres pour obtenir la meilleure offre, en disant bien ce qu'on vous offre ailleurs, pour essayer d'obtenir davantage. Ou alors, je n'y comprends plus rien au monde des affaires...

M. Charles Wolf. - Je regrette que vous ayez cette impression de nous, car nous sommes venus pour vous transmettre notre expérience et éclairer votre commission du mieux que nous pouvons, c'est une chance pour nous de nous exprimer devant vous. Les aides sont très différentes d'un pays à l'autre, et nous disons simplement qu'une transparence totale des montants perçus par projet pourrait être utilisée à mauvais escient.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous vous parlons d'une transparence sur le montant global de l'aide perçue, et non pas pour chacun des projets.

M. Charles Wolf. - Alors d'accord, c'est la présentation par projet qui ferait courir un risque à notre compétitivité.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous l'avions bien compris, nous ne sommes pas déconnectés du monde de l'entreprise...

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'aimerais que vous répondiez à ma question sur le lien entre aides publiques, versement de dividendes et licenciements, la même année - ne parlons que du dernier PSE, donc des 330 emplois de chercheurs supprimés à Vitry-sur-Seine.

M. Charles Wolf. - Rapporté à la capitalisation boursière, 140 milliards d'euros, le dividende, à 4 milliards d'euros, est dans la moyenne de l'industrie pharmaceutique, c'est un loyer moyen de l'argent, une rémunération moyenne des actionnaires.

Sur l'emploi, ensuite, nous nous transformons, nous modernisons, et nous avons tenu à garder le même niveau d'emplois en France, en pourcentage de nos activités globales - peu de groupes l'ont fait, en particulier dans la santé. Nous prenons des décisions sur la cession de sites, ce n'est jamais de gaité de coeur, nous faisons ces choix parce qu'on y est obligé pour être compétitif.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Personne ne dit que vous faites ces choix par gaité de coeur, mais c'est toujours la même chose, ceux qui sont impactés, ce sont d'abord les salariés qui perdent leur travail. Je vous repose donc ma question : comprenez-vous l'émotion, la colère provoquées par une entreprise qui verse des dividendes substantiels, rachète de ses actions, touche des aides publiques importantes - et licencie la même année ?

M. Olivier Rietmann, président. - Un PDG nous a dit avoir décidé de ne pas prendre des aides de l'État pendant la crise sanitaire, et même en avoir remboursé pour une filiale, parce que son conseil d'administration avait décidé de maintenir le dividende. Apparemment, vous n'êtes pas dans cette logique, mais qu'en pensez-vous ? Je suis libéral, je sais la place des dividendes, mais ne pensez-vous pas qu'à partir d'un certain niveau, les aides publiques peuvent servir à verser des dividendes ? Ce PDG nous a dit qu'à partir d'un certain niveau de résultats et de dividende, il considérait cohérent de ne pas être aidé, parce que le dividende doit être constitué d'argent gagné par l'entreprise, et pas d'argent public. Quelle est votre position ?

M. Charles Wolf. - Notre dividende est dans la moyenne de l'industrie pharmaceutique, et si nous nous plaçons en dessous, nous serons moins attractifs, donc on attirera moins d'investisseurs et on perdra le cycle d'innovation vertueux qu'on cherche à établir. Je crois que mettre côte à côte le dividende et les aides publiques, c'est un raccourci un peu dangereux.

Le dividende, il se fait sur un résultat qui vient après le paiement des salaires, le paiement des investissements, le paiement des charges, le paiement des sites industriels et des sites de R&D. Les aides, elles viennent en diminution des dépenses pour un investissement donné, pour rendre ce projet attractif, compétitif. Certaines aides ont emporté la décision d'installer l'activité en France - sans elles, le même projet aurait été plus compétitif dans un autre pays. Et nous nous devons de prendre nos décisions par rapport à notre environnement hyper concurrentiel.

M. Olivier Rietmann, président. - Peut-être, mais dans une activité on peut avoir des volets plus ou moins rentables et si l'on regarde vos chiffres globalement, on ne peut pas s'empêcher de penser qu'une partie des aides est allée au dividende - d'ailleurs, vous ne gérez pas votre entreprise seulement dossier par dossier et quand vous établissez vos comptes, ils sont agglomérés.

M. Charles Wolf. - Vous posez une question plus conceptuelle sur la répartition de valeur, c'est une question qui se pose effectivement. Cependant, nous sommes dans un environnement compétitif et les actionnaires, eux, regardent le retour sur leur investissement et nos capacités d'investissement pour l'avenir, ils attendent de l'efficience.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour vous, les salariés sont une variable d'ajustement, c'est comme ça, il n'y a rien à faire... On pourrait débattre du montant du dividende, donc de la rémunération du capital, de la place effective de l'investissement, ce n'est pas notre objet. Ce qui nous préoccupe, et face à quoi on ne peut pas rester sans rien faire, c'est de voir que des entreprises touchent des aides publiques importantes, qu'elles ont de bons résultats et versent des dividendes importants, mais qu'elles licencient quand même : on a le sentiment qu'avec ces entreprises, qui ne renoncent à aucune aide, ni à aucune suppression d'emploi, c'est fromage, dessert et digestif - toujours, et que les salariés sont eux aussi toujours la variable d'ajustement.

M. Olivier Rietmann, président. - Je mets un terme à cet échange, nous avons compris que, pour vous, il n'y a pas de relation entre le niveau des dividendes, les licenciements et les aides publiques.

Merci pour votre participation, nous comptons sur votre contribution écrite.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 25.

Jeudi 27 mars 2025

La réunion est ouverte à 14 heures.

Audition d'ArcelorMittal - M. Alain Le Grix de la Salle, président, Mme Audrey Gies, directrice fiscale France, MM. Bertrand Chauvet, directeur de la coordination RH France et Stéphane Delpeyroux, directeur des affaires publiques

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants poursuit ces travaux avec l'audition des représentants de la société ArcelorMittal : M. Alain Le Grix de la Salle, président ; Mme Audrey Gies, directrice fiscale France ; M. Bertrand Chauvet, directeur de la coordination RH France ; M. Stéphane Delpeyroux, directeur des affaires publiques.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Madame, messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Gies et MM. Le Grix de la Salle, Chauvet et Delpeyroux prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; et réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités. Pouvez-vous présenter succinctement l'activité de votre société ?

Quel regard portez-vous sur les aides publiques aux entreprises ? Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Êtes--vous favorables à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire puis notre rapporteur vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger.

M. Alain Le Grix de la Salle, président d'ArcelorMittal. - Je vous remercie de nous donner l'occasion d'échanger sur l'utilisation des aides publiques versées aux grandes entreprises. Je vais présenter brièvement ArcelorMittal France, puis évoquer nos enjeux et enfin passer en revue les principales données en termes d'aides publiques.

ArcelorMittal est un acteur industriel majeur en France, qui reste un pays clé pour notre groupe. Nous comptons 15 400 salariés en France, soit 25 % des effectifs européens du groupe, une quarantaine de sites de production et de transformation sur l'ensemble du territoire, quatre sites de recherche et développement et un réseau de distribution et de centres de service. En termes d'impact indirect, nous estimons que pour un emploi direct, l'industrie de l'acier génère en moyenne trois emplois indirects, soit plus de 45 000 emplois en France.

Actuellement, nous traversons une crise sans précédent qui met en péril notre avenir. Les principaux facteurs de cette crise sont : une baisse constante de la demande en Europe et en France, en moyenne - 20 % sur les cinq dernières années ; un coût de l'énergie trop élevé, qui provoque une perte de compétitivité par rapport aux États-Unis et à d'autres pays, dont la Chine. L'Europe souffre d'un manque de compétitivité et doit prendre des mesures pour soutenir son industrie ; des surcapacités mondiales de production d'acier, avec une Europe insuffisamment protégée contre les importations. On parle beaucoup de la majoration de 25 % de droits de douane aux États-Unis. Le principal risque concerne les flux d'acier qui étaient importés par les États-Unis et qui vont devoir trouver d'autres débouchés. Comme tous les pays se protègent, l'Europe se trouve très exposée. Nous souffrons déjà d'un volume d'importations extrêmement élevé à bas prix. Ces nouveaux flux vont donc continuer à détruire les marchés français et européen.

Face à ces défis, nous avons demandé le soutien de la Commission européenne pour limiter les importations et rendre plus efficace le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF). Le 19 mars dernier, la Commission européenne a publié son plan pour l'acier et les métaux, qui montre une bonne compréhension de l'urgence de la situation et une volonté de traiter certains problèmes structurels comme la politique d'ajustement commercial, les lacunes du MACF et l'absence de réglementation destinée à stimuler la demande d'acier à faible empreinte carbone. Nous sommes reconnaissants envers les leaders de la Commission européenne pour leur engagement dans la préparation de ce plan, mais il est maintenant crucial de le transformer en actions concrètes et efficaces. Je remercie également la France qui a mobilisé les énergies pour aligner les différentes positions des pays européens et défendre auprès de la Commission le dossier de la sidérurgie.

Pour illustrer l'ampleur de la crise, la production d'acier en Europe a atteint en 2023 son plus bas niveau historique avec 126 millions de tonnes. Entre 2008 et 2024, ce sont 26 millions de tonnes de capacité qui ont été fermées de manière permanente en Europe. En France, la demande d'acier est passée de 8,3 millions de tonnes en 2008 à 4,1 millions de tonnes en 2023, soit une division par deux.

Malgré cette situation difficile, ArcelorMittal a maintenu des effectifs stables en France, avec 15 400 salariés en 2019 et toujours 15 400 collaborateurs cinq ans après. En termes d'investissement, nous avons investi 1,7 milliard d'euros dans nos sites français sur les cinq dernières années, hors grand projet de décarbonation. La France représente en moyenne 25 % des investissements européens du groupe, ce qui souligne notre engagement envers le pays.

Nos projets de décarbonation, qui représentent des investissements considérables, ne sont pas inclus dans ce montant et restent à confirmer. La décision d'engager ces investissements au-delà des études réalisées dépend désormais entièrement des solutions apportées pour résoudre la crise de notre industrie.

Concernant les aides publiques perçues, je vais vous présenter une vue exhaustive du périmètre français d'ArcelorMittal. En 2023, ArcelorMittal a reçu un total d'aides de 298 millions d'euros, dont 195 au titre de l'énergie.

Pour les aides publiques spécifiques à ArcelorMittal et hors régime commun, nous bénéficions des aides liées aux investissements. Sur la décarbonation, ArcelorMittal a obtenu un engagement d'aides publiques de 850 millions d'euros de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) pour son projet à Dunkerque, représentant un investissement total de près de 1,8 milliard d'euros. Cette aide a fait l'objet d'une autorisation spécifique de la Commission européenne. Je tiens à rectifier certaines informations erronées : à ce jour, ArcelorMittal n'a perçu aucun euro de cette aide. Le projet a été différé, comme nos autres projets en Europe, en raison du manque de visibilité concernant le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF) et les mesures de protection relatives au niveau des importations. Le lancement effectif du projet est la condition pour recevoir l'aide de l'État, en fonction des dépenses réelles et conformément au cadre européen.

D'autres projets similaires ont été approuvés en Europe et bénéficient également d'aides publiques. La France se situe dans la moyenne en termes de ratio entre l'aide et le montant des investissements. Sans aide, la décarbonation de notre industrie serait très difficile, car le prix de vente d'une tonne d'acier décarboné ou non est quasiment identique. Les clients n'acceptent pas actuellement de payer plus pour de l'acier décarboné, rendant difficile l'établissement d'un modèle économique viable sans aide.

Pour nos autres investissements industriels hors décarbonation, sur la période couverte par les plans France Relance et France 2030, soit de 2020 à 2024, le total des aides obtenues s'élève à 75 millions d'euros, dont 28 millions d'euros effectivement perçus. Cela représente 5 % des investissements réalisés par ArcelorMittal, ou 2 % si l'on considère uniquement les aides effectivement perçues. En 2023, 4 millions d'euros ont été perçus au titre des aides à l'investissement.

Parmi les 75 millions d'euros d'aides obtenues, les deux plus gros projets accompagnés sont la nouvelle ligne de production d'acier électrique à Mardyck et le four proche de Fos. Le premier correspond à 25 millions d'euros d'aides pour un investissement de 500 millions d'euros, créant 150 emplois hors sous-traitance, et le second à 15 millions d'euros d'aides pour un investissement de 75 millions d'euros, contribuant à réduire de 10 % nos émissions de CO2.

Ces aides ont été obtenues via des appels à projets de France Relance ou France 2030. Les montants sont versés au fur et à mesure de l'avancement des projets, sur présentation de justificatifs de dépenses validés par un cabinet externe.

S'ajoutent à cela des aides aux investissements telles que les aides du Fonds européen de développement régional (Feder), de l'agence de l'eau et des aides locales pour la digitalisation, représentant 10 millions d'euros en 2023 et un total de 22 millions d'euros pour la période 2020-2024.

Concernant les aides liées au régime commun, elles se divisent en trois catégories.

Première catégorie : les aides à la recherche. Elles sont stables depuis dix ans, représentant environ 35 à 40 millions d'euros par an. La France est le premier pays de recherche et développement pour ArcelorMittal, avec la moitié de notre recherche mondiale située en France. Nous comptons 850 chercheurs, chiffre en hausse de 10 % au cours des 10 dernières années, répartis sur quatre sites : Maizières, Le Creusot, Montataire et Fos-sur-Mer. Nos dépenses en R&D en France s'élèvent en moyenne à 150 millions d'euros par an. Le site du Creusot est unique pour les développements en matière de produits pour le nucléaire, l'armement ou le naval, y compris nos sous-marins nucléaires. La recherche d'ArcelorMittal en France est donc étroitement liée à la souveraineté nationale. La majorité des aciers haut de gamme utilisés dans l'automobile dans le monde ont été développés en France. Nos lignes de production bénéficient directement de cette recherche qui nous permet de produire les aciers de demain en maintenant notre avance technologique.

En termes de compétitivité pour la recherche et développement, on s'aperçoit que la France perd du terrain ces dernières années. Cela provient d'une série de modifications du crédit d'impôt recherche (CIR), mais également de décisions des autres pays. Le Royaume-Uni, depuis plusieurs années, muscle son R&D Tax Relief. C'est aussi le cas de l'Espagne qui a créé un crédit d'impôt innovation, un crédit d'impôt recherche et des soutiens régionaux créatifs particulièrement efficaces. Le CIR constitue un dispositif essentiel pour pouvoir maintenir nos compétences et développer nos centres de recherche en France.

Deuxième catégorie : les aides à l'emploi et à la formation. Elles comprennent l'activité partielle de longue durée (APLD) pour 6 millions d'euros en 2023, les allègements de charges pour 41 millions d'euros, et les aides à l'apprentissage et à la formation pour 2 millions d'euros. Ces montants sont à comparer à notre masse salariale de 761 millions d'euros et 432 millions d'euros de cotisations sociales en 2023, soit un total d'environ 1,2 milliard d'euros. Les aides représentent donc moins de 4 % de ce montant.

Dernière catégorie, les aides au titre de l'énergie. En tant qu'entreprise énergo-intensive, nous avons reçu 195 millions d'euros d'aides en 2023. Cela inclut 101 millions d'euros d'exemptions et taux réduits sur les taxes électricité et gaz, 72 millions d'euros de compensation carbone, et environ 22 millions d'euros d'aides d'urgence liées à la crise énergétique consécutive à la guerre en Ukraine.

Les exemptions et taux réduits nous aident à compenser le déficit de compétitivité internationale. Elles sont fondées sur la directive européenne de taxation de l'énergie qui autorise ces régimes spécifiques. Dans son plan d'action pour une énergie abordable publié le 26 février, la Commission européenne insiste sur le fait que chaque pays de l'Union européenne a la possibilité d'utiliser les leviers prévus dans cette directive.

Le mécanisme de compensation carbone français est très proche de celui de l'Allemagne, de la Belgique, de la Pologne ou du Luxembourg. Les sites français d'ArcelorMittal reçoivent des montants d'aides équivalents aux autres sites ArcelorMittal situés dans ces pays. La Commission encourage d'ailleurs les États membres à utiliser cette possibilité chaque fois que cela est pertinent. Dans le cadre de son plan d'action pour l'acier, la Commission a déclaré qu'elle allait proposer d'étendre cette possibilité au-delà de 2030.

Sur les 298 millions d'euros d'aides reçues en 2023, 195 millions concernent l'énergie et 103 millions les autres sujets. Ces derniers se répartissent comme suit : 4 millions pour les investissements, 10 millions pour le Fonds européen de développement régional (Feder), 40 millions pour le CIR, 6 millions pour l'APLD, 41 millions pour les allègements de charges et 2 millions pour l'apprentissage.

En conclusion, l'implantation du Groupe ArcelorMittal est le résultat de son histoire, et non d'une recherche des aides les plus importantes. Nos sites sont stratégiquement implantés en fonction des marchés que nous visons.

Concernant nos sous-traitants, il est complexe de fournir des chiffres précis. Néanmoins, en considérant Dunkerque, Fos et leurs satellites, nous collaborons avec environ 80 à 100 sous-traitants classés comme ETI et près de 5 000 PME. Nous n'avons pas connaissance des aides publiques perçues par ces entreprises, ces informations ne nous étant pas accessibles.

Pour ArcelorMittal, les aides publiques jouent un rôle crucial, notamment celles liées à notre décarbonation, essentielles à la réalisation de nos projets actuels.

Permettez-moi de formuler trois suggestions. Premièrement, il est impératif d'améliorer la transparence. Trop de chiffres infondés circulent, nuisant à l'image de l'industrie en France. Notre secteur doit être perçu comme créateur de richesses et d'emplois, voué à prospérer et non à disparaître. Toutes les parties prenantes doivent oeuvrer dans cette direction, et nous sommes favorables à une plus grande transparence.

Deuxièmement, il est nécessaire de clarifier les termes du débat. En préparant cette audition, nous avons tenté de classifier les aides pour plus de clarté. La gouvernance et la structure des aides en France pourraient être optimisées pour une meilleure lisibilité, contribuant ainsi à plus de transparence.

Enfin, l'industrie a besoin de soutien. La préservation de notre industrie, de sa compétitivité et la protection de notre souveraineté sont des enjeux majeurs. Face aux changements structurels importants, l'industrie ne peut agir seule. Une collaboration étroite est indispensable, et l'action de l'État via les aides publiques est essentielle.

Je vous remercie de votre attention et nous sommes à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. Olivier Rietmann, président. - Je tiens à vous remercier sincèrement, ainsi que votre équipe, pour votre transparence dans la présentation des différentes aides et des points que vous avez abordés en conclusion. Je constate que vous avez répondu de manière détaillée et étayée à toutes les questions posées dans le propos liminaire. En tant que président de la commission d'enquête, je vous en suis reconnaissant. C'est crucial pour nous d'avoir une vision claire.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie à mon tour. Votre présentation contraste avec l'audition d'hier, où nous avons eu du mal à obtenir des réponses claires à des questions simples. Vous avez, pour votre part, répondu à presque toutes nos interrogations, ce qui démontre l'importance de la transparence que vous avez évoquée. En effet, de nombreuses rumeurs circulent, mentionnant parfois des montants astronomiques qui soulèvent des questions.

En tant que rapporteur et sénateur communiste, je m'attache à défendre l'emploi et l'industrie, tout en mettant en parallèle le niveau des dividendes, la question des aides publiques et parfois des licenciements. La transparence est essentielle pour établir une base commune de discussion et engager un débat constructif. Votre effort de clarté, à l'instar d'autres PDG que nous avons auditionnés, est à souligner. Vous êtes allé directement au coeur du sujet, ce qui nous permet de vous poser quelques questions supplémentaires.

Ma première question peut sembler surprenante, mais elle est fondamentale. Je sais que vous avez été auditionné par la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale, mais pas encore par celle du Sénat. Nous aurons sans doute l'occasion de nous revoir.

Pensez-vous qu'il y ait un avenir pour l'acier en Europe, et particulièrement en France ? Quelle est votre vision pour les cinq à dix prochaines années, notamment en tenant compte de la position de votre actionnaire ?

M. Alain Le Grix de la Salle. - Nous croyons fermement à l'avenir de l'acier en Europe. Il faut distinguer deux aspects, d'une part les hauts fourneaux et la décarbonation, d'autre part les lignes de finissage. Concernant l'amont et les phases à chaud, ArcelorMittal exploite actuellement 11 hauts fourneaux en Europe, contre 22 il y a environ 12 ans. En France, nous avons trois hauts fourneaux en activité : deux à Dunkerque et un à Fos.

Je pense que la Commission européenne, avec le soutien de la France, a bien saisi les enjeux auxquels nous sommes confrontés. Nous espérons que les mesures qui seront annoncées dans le cadre du plan acier nous donneront la visibilité nécessaire pour lancer nos investissements. Nous n'avons pas le choix : actuellement, pour une tonne d'acier vendue en Europe, environ 10 % du prix de vente correspond à une pénalité CO2. En 2030, ce chiffre atteindra 25 %. La décarbonation est donc inévitable.

Nous attendons les décisions de la Commission européenne concernant le MACF et la protection du marché européen. Il faut comprendre que nous évoluons dans un environnement marqué par des surcapacités mondiales colossales, de l'ordre de 500 à 600 millions de tonnes, soit environ quatre fois la consommation européenne. De nombreux pays, comme les États-Unis, protègent leur marché. L'Europe doit en faire autant, non seulement pour l'acier, mais aussi pour tous nos clients. C'est un problème général.

Si la Commission européenne prend les décisions que nous attendons, nous sommes optimistes. Je ne vois pas pourquoi il n'y aurait pas d'avenir pour la sidérurgie en Europe au niveau des phases à chaud. Dans ce contexte, un groupe comme ArcelorMittal sera en mesure de lancer ses plans de décarbonation.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour cette réponse qui touche au coeur de la question de l'utilisation des aides publiques. Je tiens à préciser que, bien que chaque commissaire ait sa liberté de pensée et de parole, je pense qu'aucun sénateur ne s'opposerait à l'accompagnement des entreprises, au maintien de l'emploi, et à la transition écologique et énergétique, y compris la décarbonation de notre industrie.

Cependant, la question centrale reste l'utilisation efficace de l'argent public. Chaque euro dépensé doit être bien employé. Vous croyez en l'avenir de votre secteur, qui représente 15 000 emplois directs et 45 000 emplois indirects. Nous voulons vous accompagner, mais nous devons nous assurer de la réussite de ces investissements et de votre engagement.

Vous avez raison de souligner que, sur les 850 millions d'euros destinés à vous aider à décarboner, notamment le site de Dunkerque, vous n'avez pas encore reçu de fonds. En effet, tant que le premier euro n'est pas décaissé de votre côté, aucun argent public n'est versé. Cependant, ce retard devient préoccupant. Plus le temps passe, plus le site, qui a déjà accumulé du retard, se trouve en difficulté.

Vous venez vous-mêmes de reconnaître que plus nous tarderons, plus cela nous pénalisera, jusqu'à atteindre un coût insupportable. Les salariés, voyant l'investissement retardé, s'interrogent légitimement : « L'actionnaire a-t-il l'intention de délocaliser, peut-être de rapatrier une partie en Inde, où il y a déjà deux sites ? » Des fonds publics importants seront mobilisables, car850 millions, ce n'est pas négligeable, c'est environ 45 % du projet. C'est d'autant plus significatif que vous menez des projets de décarbonation ailleurs, notamment au Brésil. Ce ne sont pas uniquement des projets de rénovation comme à Fos, mais de véritables initiatives de décarbonation. Pouvez-vous nous assurer de votre engagement et de votre volonté de mener à bien ce projet de décarbonation et de maintenir les deux hauts-fourneaux à Dunkerque ?

M. Alain Le Grix de la Salle. - Je tiens tout d'abord à souligner que nous comprenons parfaitement les préoccupations des équipes sur les sites. ArcelorMittal est un groupe mondial qui investit dans des zones à forte croissance, avec une stratégie claire ciblant le Brésil, les États-Unis et l'Inde. Notre stratégie en Europe est également très claire : l'Europe est une zone clé de notre activité, représentant environ 45 % de notre chiffre d'affaires et 50 % de nos volumes. Nous croyons en l'Europe, et notre priorité est d'y réussir notre décarbonation, ce qui n'est pas le cas dans d'autres régions du monde.

Le groupe a décidé de réaliser des investissements de maintenance, soit 250 millions d'euros à Dunkerque et environ 50 millions à Fos. Ces investissements, prévus de longue date, s'inscrivent dans un planning de rénovation de nos hauts-fourneaux pour assurer la transition vers nos plans de décarbonation. Nous avons communiqué cela en toute transparence au personnel.

Il est vrai qu'aujourd'hui, les équipes s'interrogent car elles ne voient pas arriver la décision d'investissement. Nous expliquons qu'il n'y a pas de remise en cause de la stratégie d'ArcelorMittal en matière de décarbonation. Nous disons que pour lancer nos plans de décarbonation, nous avons besoin de visibilité sur l'environnement dans lequel nous opérerons demain. Nous parlons de milliards d'euros : avec onze hauts-fourneaux en activité à décarboner, ce n'est pas anodin. Il n'y a donc pas de remise en cause de notre stratégie, mais nous avons besoin de visibilité à long terme.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'entends votre position, mais comprenez aussi les interrogations de vos salariés, des élus nationaux et régionaux qui ont à coeur les sites industriels et l'emploi. Vous avez rappelé les investissements de 250 millions à Dunkerque et 50 millions à Fos pour la remise à niveau, qui ont déjà beaucoup tardé. De fait, plus on retarde les investissements, plus l'outil industriel en pâtit. Vous mentionnez maintenant une deuxième vague d'investissements nécessaires pour la décarbonation, bénéfique pour la planète et l'outil industriel. Avez-vous une visibilité sur ce point ?

Concernant le contexte de compétitivité internationale, vous avez évoqué la compétition avec les États-Unis et les droits de douane, alors qu'habituellement, c'est la Chine qui est citée. Nous savons que la Chine oriente en grande partie sa production vers son marché intérieur. La compétition aujourd'hui est aussi avec l'Inde, le pays de votre principal actionnaire, avec des risques de rapatriement.

Quelle est la durée prévue de vos réflexions ? Quelques semaines, quelques mois ou plus ? Ce n'est pas la même chose de dire que vous prendrez la décision dans six mois, trois ans, six ans ou dix ans. La question de la compétitivité internationale dans le contexte actuel, avec une guerre commerciale qui risque de s'intensifier avec la réélection de Donald Trump, et la Chine qui continuera à investir massivement avec des outils industriels de haut niveau et des bas salaires, ne va pas changer dans les cinq prochaines années. À un moment donné, il faudra prendre une décision !

M. Olivier Rietmann, président. - Je partage votre vision qu'une entreprise est fondamentalement créée pour générer de la richesse. Tout doit être fait pour qu'elle puisse créer cette richesse, payer des salaires, assumer les cotisations. Je rêve d'un pays où toutes les entreprises soient prospères, payent beaucoup d'impôts et de cotisations, offrent de bons salaires, permettant ainsi la mise en place de politiques publiques efficaces. N'oublions pas que 90 % de l'argent finançant ces politiques provient de la richesse produite par les entreprises.

Cependant, pour que les entreprises puissent investir et répondre aux exigences de la transition écologique, notamment la décarbonation qui nécessite d'importants investissements, elles doivent être rentables. Sans bénéfices, il n'y a pas d'investissements.

Dans un souci d'efficience des aides publiques, est-il suffisant de simplement mettre de l'argent sur la table ? Vous avez prévu 1,8 milliard d'investissements pour ce grand chantier, avec un accompagnement de 850 millions d'euros, combinant des fonds français et européens, y compris du Feder. Mais il faut aussi que la politique globale et les décisions politiques plus larges accompagnent ces soutiens financiers.

Vous avez évoqué la nécessité de décisions politiques fortes au niveau européen pour protéger les entreprises produisant de l'acier, comme ArcelorMittal. Mais il y a peut-être aussi, comme nous en avons brièvement discuté avec Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, un besoin de simplifier les procédures administratives pour faciliter la réalisation des travaux. TotalEnergies nous explique que les autorisations administratives pour les travaux prennent quatre ans en France, mais beaucoup moins ailleurs.

Ces décisions politiques, tant au niveau européen pour la protection que français pour la législation et les autorisations administratives, font-elles partie de ce qui va vous permettre d'accélérer ou de repousser encore la décision d'investissement ? Verser des aides publiques et avoir la volonté de le faire sans vous accompagner par des décisions politiques appropriées pose un problème.

M. Alain Le Grix de la Salle. - Sur la visibilité de nos plans, le fait d'avoir décalé nos décisions d'investissement ne signifie pas que nous avons cessé de travailler. En 2024, à Dunkerque, nous avons continué à préparer tous nos plans d'investissement et à faire beaucoup de travail préparatoire pour être prêts le jour où nous prendrons notre décision. Nous avons également travaillé en 2024 avec EDF et nos partenaires. Les plans sont donc prêts.

Concernant les délais, nous pensons que la Commission européenne va annoncer des décisions dans les mois à venir. Notre objectif est de pouvoir annoncer nos premières décisions d'investissement en France durant le troisième trimestre. Nous parlons donc de mois, pas d'années.

Quant aux décisions politiques, en matière de décarbonation pour la partie industrielle de la sidérurgie, nous avons une méthode de travail transparente et efficace avec les services de l'État français. Le problème principal n'est pas nécessairement le besoin de simplification mais la vitesse de décision en Europe. C'est pourquoi j'ai souligné le travail remarquable effectué par la France pour aligner les autres pays européens et transmettre un message unifié à la Commission européenne.

Notre difficulté réside dans un problème de timing. Il existe un décalage temporel entre l'industrie et l'Europe. Dans notre collaboration avec le gouvernement français, nous nous comprenons mutuellement, nous partageons nos points de vue, même si nous ne sommes pas toujours d'accord. Nous expliquons nos problèmes, le gouvernement écoute et, s'il est d'accord, il agit pour faire pression et faire entendre la voix de la France auprès de la Commission européenne. Notre préoccupation actuelle est donc la lenteur des prises de décision en Europe, surtout en comparaison avec d'autres pays comme les États-Unis, où les décisions sont prises beaucoup plus rapidement en cas d'urgence.

M. Olivier Rietmann, président. - C'est un point crucial car, même si nous mettons des sommes considérables sur la table, si nous n'accompagnons pas cela de décisions politiques appropriées, que ce soit au niveau français ou européen, cela affecte l'efficacité de l'utilisation des fonds publics. Nous gaspillons l'argent public si nous ne l'accompagnons pas de décisions politiques adéquates.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous êtes un groupe financièrement solide, avec un endettement très faible, environ 5 %, comparé à vos concurrents qui sont plutôt autour de 15 %. Corrigez-moi si je me trompe sur les chiffres. Vous disposez de 17,6 milliards d'euros de fonds propres, ce qui témoigne de votre solidité. Depuis le rachat par Mittal, vous avez réalisé environ 50 milliards d'euros de bénéfices, ce qui est considérable.

Vous nous avez expliqué que vous prendrez la décision de décarboner votre site de Dunkerque ou non avant la fin de l'année. Cependant, la délocalisation des fonctions support, dans le contexte que je viens de décrire, soulève des questions. Je n'ai pas mentionné les dividendes ni les rachats d'actions qui s'élèvent à plusieurs milliards d'euros, environ 12 milliards depuis 2021, ce qui est assez conséquent. Louis Gallois a d'ailleurs parlé de « perversion du système » sur ce sujet lors de son audition.

Vous avez pris une décision purement financière concernant les fonctions support. La délocalisation en Inde ne concerne pas l'industrie propre ou la compétitivité. Compte tenu des chiffres que j'ai cités, auxquels s'ajoutent les aides publiques, pourquoi avez-vous pris cette décision ? Les deux sites concernés, Denain et Reims, représentent 135 emplois. Cette décision concernant les fonctions support semble être purement financière. Pouvons-nous en débattre ?

M. Alain Le Grix de la salle. - Comme je l'ai expliqué, nous sommes dans une situation très critique en Europe en termes de résultats. Nous cherchons toutes les mesures possibles pour améliorer notre performance dans un marché qui s'est complètement effondré depuis début 2024 en raison des importations. Pour être transparent, lorsque nous vendons une tonne d'acier aujourd'hui, nous sommes pratiquement au prix de revient à cause de la pression des importations.

Les fonctions support, qui incluent la finance, les ressources humaines, les technologies de l'information, la supply chain et toutes les fonctions transversales non industrielles, sont actuellement disséminées sur 245 sites différents en Europe. Notre objectif n'est pas simplement de transférer certaines fonctions, c'est un processus que nous avons déjà entamé il y a quelques années en transférant une partie de ces fonctions en Pologne. Nous continuons ce mouvement en transférant ces fonctions en Inde pour optimiser et rationaliser les processus.

Nous avons commencé à échanger avec nos partenaires sociaux au niveau européen sur ce projet. Il se déroule progressivement et nous n'avons pas encore la quantification exacte du nombre de personnes qui seront impactées au niveau européen. Lors de notre dernière réunion le 13 mars, nous avons estimé que cela concernerait entre 1100 et 600 personnes. Au fur et à mesure que les groupes de travail avanceront, nous pourrons déterminer l'impact précis par pays et par site. Nous sommes actuellement dans ce processus et nous échangeons tous les mois avec les partenaires sociaux sur ce projet.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous parlez d'optimisation mais il s'agit en réalité de rentabilité financière.

M. Alain Le Grix de la Salle. - Je préfère ne pas utiliser les termes de rentabilité financière. Nous évoluons sur un marché extrêmement concurrentiel où les résultats se sont considérablement dégradés. Dans un tel contexte, pour pouvoir continuer à investir et maintenir un minimum de résultats nécessaires à l'investissement, nous explorons toutes les pistes possibles. C'est une réalité à laquelle toutes les entreprises sont confrontées.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous pouvons discuter et débattre de la question industrielle, je le répète. Cependant, dans votre propos introductif, vous avez affirmé qu'ArcelorMittal ne choisissait pas ses investissements uniquement en fonction des avantages fiscaux, mais plutôt en fonction de la proximité avec ses clients. Une entreprise est un tout, comprenant l'industrie mais aussi les fonctions support, les emplois de bureau, l'informatique, les RH, la direction financière. Toutes ces composantes font partie intégrante de l'entreprise.

Par conséquent, ces fonctions support devraient également être au plus près des clients. La délocalisation en Inde ne se fait que pour une raison : la rentabilité financière, puisque le modèle social y est bien moins développé qu'au sein de l'Union européenne, et encore moins qu'en France

C'est un choix que vous pouvez assumer, un choix d'optimisation financière qui concerne entre 1100 et 1600 salariés en France et en Europe.

M. Alain Le Grix de la Salle. - Lorsqu'on gère une entreprise et qu'on constate une augmentation exponentielle des coûts, notamment due à une baisse des volumes liée à la diminution de la demande, il est nécessaire d'examiner le coût des fonctions support pour maintenir la compétitivité. C'est une démarche normale pour tout entrepreneur face à une situation de chute constante de la demande. Quand les volumes diminuent drastiquement alors que l'emploi reste stable, il faut envisager des solutions pour ne pas mettre l'entreprise en danger. C'est précisément ce que nous avons fait, et c'est l'objet du projet actuellement en discussion.

M. Olivier Rietmann, président. - Je comprends la position du rapporteur mais je souhaite apporter un point de vue différent. Plutôt que de parler d'optimisation financière, ce qui peut sembler péjoratif, je préfère évoquer une optimisation des dépenses structurelles. Dans le contexte actuel de concurrence internationale intense, où le prix de la tonne d'acier est similaire qu'il soit produit de manière vertueuse ou non, il est nécessaire de chercher des optimisations partout. Certes, la délocalisation en Inde soulève des questions sur les conditions sociales et de rémunération, mais il faut comprendre que face à 245 sites différents comportant des fonctions support, une optimisation est nécessaire. Je comprends la réflexion du rapporteur, mais je ne partage pas entièrement son opinion sur ce sujet.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je suis passionné par ce débat contradictoire et de bonne tenue. Il est normal que nous ne soyons pas toujours d'accord, l'essentiel étant de pouvoir en discuter.

Je reviens sur vos propos introductifs concernant les aides publiques et le coût social. Il me semble qu'il y a une contradiction entre ces propos et la décision de délocalisation. Une entreprise comprend certes des métiers support et des métiers industriels, mais l'expérience montre que la délocalisation commence souvent par les métiers support avant de toucher les métiers industriels. De plus, la délocalisation en Inde, chez l'actionnaire, soulève des questions sur le modèle social, avec des conditions de travail que personne ici ne défendrait. Concernant les deux sites que j'ai mentionnés, pouvez-vous nous donner plus d'informations sur ces 133 salariés et la fermeture de ces deux sites ?

M. Alain Le Grix de la Salle. - Nous avons actuellement quatre plans de sauvegarde de l'emploi (PSE) : un à Denain et à Reims dans les centres de service, un sur la division construction, et deux plans sur la distribution, pour un total de 150 personnes. Parallèlement, 300 postes sont ouverts au recrutement. À Denain et à Reims, des discussions sont en cours avec les partenaires sociaux.

M. Bertrand Chauvet, directeur de la coordination RH France. - Nous avons signé des accords unanimes avec les partenaires sociaux, malgré un dialogue social parfois exigeant et compliqué. Nous avons obtenu un accord unanime avec les quatre syndicats représentatifs dans les centres de service et avec les trois syndicats sur la distribution. Concernant Denain, il est important de préciser que le site a perdu 50 % de ses volumes. Si les résultats ont été positifs l'année dernière, c'est uniquement dû à un transfert d'activité ponctuel à la suite d'une panne à Saint-Nazaire. Cette situation ne reflète pas la réalité du site. Par ailleurs, à Fos, à la suite de l'arrêt du haut-fourneau, nous gérons une réduction de 308 emplois sans PSE, par un plan de mobilité interne, également en accord avec les partenaires sociaux.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ma dernière question concerne l'APLD de 6 millions d'euros. Vous avez choisi de ne pas recourir au chômage collectif mais au chômage individuel. Est-ce que vous utilisez des intérimaires tout en ayant recours au chômage partiel, comme le font d'autres groupes ?

M. Bertrand Chauvet. - Nous avons toujours des intérimaires, mais leur nombre a diminué de 35 % par rapport à 2023. Actuellement, le taux d'intérimaires est d'environ 5 %, tandis que le taux d'absentéisme est de 4,5 %. L'intérim est donc maintenu dans une proportion correspondant à l'absentéisme. Nous ne pratiquons pas de fermetures une semaine par mois, mais plutôt des fermetures de postes spécifiques. C'est ce qui justifie le maintien d'un certain taux d'intérim, mais il n'y a pas de recours à l'intérim pour accroissement temporaire d'activité.

Je précise que le recours à l'APLD représente 4 millions d'euros par an en moyenne sur les quatre dernières années.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous allez bénéficier d'une aide à l'investissement de 850 millions d'euros dans le cadre d'un investissement total d'environ 1,8 milliard. Nous avons récemment discuté lors d'une audition de ce qu'on appelle le retour à bonne fortune.

Actuellement, l'industrie sidérurgique traverse une période difficile en France et en Europe. Vous avez indiqué que la taxe carbone représentait aujourd'hui 10 % du prix d'une tonne d'acier et qu'elle atteindra 25 % en 2030. Les investissements que vous réalisez visent également à améliorer vos marges, à réduire l'impact de cette taxe carbone et à retrouver une meilleure santé financière.

Est-il pertinent d'envisager que ces aides publiques accordées pour des investissements majeurs soient assorties d'une clause de retour à bonne fortune ? Cette clause stipulerait que si ces travaux de décarbonation vous permettent de retrouver une meilleure situation financière et de générer à nouveau de véritables marges commerciales, une partie de ces aides pourrait être remboursée, à l'instar d'une avance remboursable.

M. Alain Le Grix de la Salle. - Cette clause existe déjà dans le contrat avec l'Ademe, assortie d'une garantie bancaire. L'aide est calculée en fonction de la rentabilité du projet et de ses résultats effectifs. Si le projet s'avère plus rentable que prévu, une partie de l'aide devra être restituée.

M. Olivier Rietmann, président. - Quel est le pourcentage de l'aide susceptible d'être remboursé ?

M. Alain Le Grix de la Salle. - Toute l'aide peut être remboursée.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Combien payez-vous d'impôt sur les sociétés (IS) ?

Mme Audrey Giès, directrice fiscale France. - Nous payons principalement deux types d'impôts : les impôts de production (taxes foncières, cotisation foncière des entreprises, cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, contribution sociale de solidarité des sociétés) et l'impôt sur les sociétés (IS). Sur une période de plus de dix ans, nous avons payé un milliard d'euros d'impôts de production. Concernant l'IS, nous en payons lorsque nous réalisons des bénéfices. L'industrie sidérurgique étant cyclique, nous sommes généralement bénéficiaires deux années, puis déficitaires les deux années suivantes. Sur la même période, nous avons payé près de 190 millions d'euros d'IS.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Cela représente donc environ 19 millions d'euros en moyenne par an.

Mme Audrey Giès. - Je tiens à préciser que sur la même période, nos pertes fiscales se sont élevées à 1,8 milliard d'euros.

M. Olivier Rietmann, président. - Le mécanisme des pertes reportables d'une année sur l'autre explique que même lors des années bénéficiaires, le report des déficits antérieurs peut réduire l'impôt dû. C'est pourquoi il est pertinent d'avoir une vision sur dix ans, montrant que vous avez payé presque 200 millions d'euros d'impôt sur les sociétés sur cette période.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour que nous disposions d'un panorama complet, pouvez-vous nous donner les chiffres sur dix ans concernant les dividendes versés et les rachats d'actions ?

M. Alain Le Grix de la Salle. - Pour ArcelorMittal au niveau mondial les dividendes se sont élevés en moyenne à 200 millions de dollars par an sur les dix dernières années.

Mme Audrey Giès. - La France n'est pas concernée par les rachats d'actions.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Sur dix ans, les dividendes représentent donc 2 milliards de dollars au niveau mondial.

M. Alain Le Grix de la Salle. - Il est important de préciser qu'ArcelorMittal France n'est pas un groupe mondial avec des filiales à l'étranger. Nous faisons partie d'un groupe mondial dont la France est une filiale.

Les 200 millions de dollars de dividendes doivent être considérés par rapport au résultat global du groupe. Il est intéressant de noter la stabilité du dividende, quelles que soient les circonstances. Au cours des dix dernières années, il y a eu trois années sans versement de dividendes. Si vous examinez les dividendes année par année, vous constaterez une légère hausse cette année par rapport à l'année précédente.

Mme Anne-Sophie Romagny. - Je rejoins les propos du président et du rapporteur sur la qualité de cette audition. Je vous en remercie sincèrement.

Vous avez évoqué un transfert d'activité d'un site à l'autre, qui a artificiellement augmenté la production à Dunkerque. L'inverse s'est produit à Reims, où le départ de l'outil de production a entraîné une baisse d'activité, permettant ensuite d'affirmer que le site de Reims n'était plus performant ni rentable. C'est ce qui nous a été rapporté lors des nombreux échanges en sous-préfecture avec les différents partenaires à la suite de l'annonce de la fermeture du site de Reims.

Je tiens également à préciser que le dialogue social a été extrêmement difficile. Vous avez mentionné que le dialogue social pouvait parfois être compliqué, mais nous avons appris la fermeture du site ArcelorMittal par voie de presse, ce qui n'a pas été particulièrement agréable, tant pour les parlementaires que pour les élus locaux.

Il est très intéressant que nous puissions avoir de la transparence sur les aides, replacées dans le contexte international et concurrentiel. Cependant, lorsqu'il y a des fermetures de sites et que l'on entend parler de montants importants d'aides publiques, je pense que l'apaisement du dialogue social doit être une priorité. Si nous voulons éviter de créer une fracture dans notre population et une dichotomie entre ceux qui comprennent la nécessité des aides et ceux qui voient des emplois supprimés, nous devons réussir à trouver un apaisement dans le dialogue social.

L'issue a été positive concernant le PSE comme vous l'avez mentionné, mais je pense que le chemin a été long et difficile et je le regrette. Des postes ont été proposés en Pologne à des personnes qui ont fait leur vie à Reims et qui n'ont pas nécessairement l'âge ou la possibilité de partir à l'étranger.

Mme Antoinette Guhl. - Je suis sénatrice de Paris, originaire de Moselle et plus précisément de Hayange. Votre entreprise a possédé les hauts fourneaux de cette ville pendant des décennies avant de partir il y a environ dix ans, laissant derrière elle de nombreuses personnes sans emploi. Cette sortie ne peut être qualifiée de propre au vu de la souffrance humaine engendrée, malgré la présentation que vous en faites ici. Chaque délocalisation de vos usines en Asie entraîne des difficultés considérables pour les foyers concernés.

Mes parents habitent toujours à Hayange, et de la fenêtre de ma chambre d'enfant, je vois encore les hauts fourneaux, quinze ans après votre départ. J'apprends aujourd'hui que non seulement vous ne dépolluez pas le site, mais que vous vendez les hectares où sont installés les hauts fourneaux pour un demi-million d'euros à une entreprise au capital modeste, ce qui soulève des inquiétudes. De plus, vous n'assurez ni le démantèlement des hauts fourneaux, ni la remise en état, ni la dépollution du site.

Pour un département que vous avez sinistré par votre départ, même si vous n'aviez peut-être pas d'autres options, il me semble que vous avez une responsabilité dans la remise en état du site, voire dans sa réindustrialisation.

Mme Anne-Sophie Romagny. - J'ai la même interrogation pour le site de Reims.

M. Marc Laménie. - Je vous remercie pour votre transparence et les chiffres que vous nous avez communiqués, tant sur le plan financier que sur les effectifs et les moyens humains. Je suis sénateur des Ardennes depuis 2007, un département également marqué par l'histoire industrielle, notamment dans le domaine de la forge et de la fonderie, avec malheureusement des usines qui ont fermé.

Je souhaite aborder un sujet qui n'a pas encore été évoqué mais qui me semble important : le transport et l'acheminement. Je suis un fervent défenseur du transport ferroviaire et je sais que vous y êtes attaché, notamment pour les trains complets. Dans les Ardennes, à Mouzon, vous êtes le seul chargeur à utiliser 15 kilomètres de voies ferrées pour trois ou quatre trains par semaine.

En Lozère, à Saint-Chély-d'Apcher, vous êtes également le seul chargeur sur la ligne ferroviaire allant de Neussargues à Béziers. Vous privilégiez le transport ferroviaire, ce qui est important car les routes sont déjà surchargées de camions. Je suppose que ces transports ferroviaires sont à votre charge et que vous ne percevez pas d'aides publiques pour cela.

J'aimerais avoir votre sentiment sur l'importance de privilégier le transport ferroviaire par rapport au transport routier.

M. Olivier Rietmann, président. - Je rappelle que la commission d'enquête porte sur les aides publiques versées aux grandes entreprises. J'aimerais que nous restions concentrés sur ce thème, même si je comprends que certains d'entre vous ont leurs sujets de prédilection. Si les représentants d'ArcelorMittal sont présents aujourd'hui, c'est bien pour discuter des aides publiques versées aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je partage les remarques de notre collègue Antoinette Guhl. Concernant le site de Fos-sur-Mer, une mise en examen a eu lieu il y a quelques jours pour mise en danger d'autrui. Vous avez mentionné des aides publiques mais n'avez pas encore communiqué officiellement à ce sujet. Pouvez-vous nous en dire un mot ?

M. Alain Le Grix de la Salle. - Je vais commencer par la situation de Fos. Premièrement, nous coopérons pleinement et en toute transparence avec les autorités. Deuxièmement, nous contestons fermement les accusations. Je tiens à souligner que nous avons investi 735 millions d'euros sur ce site depuis 2014, dont environ un tiers concerne des investissements en environnement, santé et sécurité. Ces domaines sont une priorité absolue pour nous, sans aucune discussion possible. Je ne commenterai pas davantage cette mise en examen, s'agissant d'une procédure en cours.

Concernant l'annonce par voie de presse, je reconnais que nous devons améliorer notre communication avec les élus. J'ai rencontré une situation similaire dans une autre région. J'en prends la responsabilité et nous allons travailler à améliorer cet aspect.

Pour Hayange, je découvre la situation. Toute fermeture a des conséquences humaines importantes. Quand je pense à ce qui se passe à Denain et à Reims, sites que je connais personnellement pour avoir dirigé la distribution chez ArcelorMittal il y a quelques années, je suis conscient que chaque décision de ce type a un impact énorme, qu'il s'agisse de dix ou de cent personnes. En tant que groupe, nous essayons toujours d'en tenir compte et de faire tout notre possible pour limiter les conséquences humaines, car ce sont toujours des drames pour les familles et les individus. Nous considérons que nous sommes responsables. Concernant le cas spécifique de Hayange, je dois examiner la situation. Je prends note du problème et je reviendrai vers vous.

Quant à la question des transports, nous sommes effectivement le premier client de la SNCF. Les exemples de Saint-Chély-d'Apcher et de Mouzon illustrent bien l'importance d'ArcelorMittal en France. J'ai récemment calculé qu'il est impossible de parcourir 50 ou 80 kilomètres en France sans croiser une enseigne d'ArcelorMittal. C'est une très bonne suggestion d'examiner la possibilité d'aides dans le domaine des transports. Il est en effet difficile de supporter la totalité des coûts de transport. C'est un sujet qui concerne non seulement l'industrie sidérurgique mais aussi de nombreux autres secteurs. Face aux enjeux environnementaux et à l'augmentation du trafic routier en France, c'est un sujet critique sur lequel il faut se pencher.

M. Olivier Rietmann, président. - La décarbonation des transports routiers peut également passer par des accompagnements financiers. J'espère que nous verrons bientôt des camions à hydrogène en grand nombre dans le transport routier.

Je vous remercie pour votre disponibilité et votre réponse à notre invitation - bien que ce soit administrativement une convocation - à comparaître devant cette commission d'enquête. Tout s'est très bien déroulé avec vos équipes, qui ont manifesté une réelle volonté de coopérer avec la commission.

Je vous remercie pour la préparation minutieuse de cette audition et pour les informations précises que vous nous avez fournies, ce qui nous a permis d'explorer d'autres sujets.

Si vous souhaitez nous envoyer par écrit des compléments d'information sur les questions transmises par notre équipe administrative, ils seront les bienvenus.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 15 h 25.

- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -

Audition de la Direction générale des entreprises - M. Thomas Courbe, directeur général

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, après avoir entendu les représentants de la direction générale du Trésor et de la DGFIP il y a deux semaines, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de la direction générale des entreprises, puisque nous accueillons son directeur général, M. Thomas Courbe, ainsi que M. Benjamin Nefussi, sous-directeur de la prospective, des études et de l'évaluation économique, et M. Robin Baron, conseiller auprès du directeur général, et Mme Élodie Morival, secrétaire générale adjointe.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Je ne pourrai pas assister à l'intégralité de l'audition et serai remplacé par notre collègue Solanges Nadille, vice-présidente de la commission d'enquête. Je vous prie de m'en excuser.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

M. Thomas Courbe, directeur général des entreprises.- Je représente l'État au Conseil d'administration du groupe La Poste et du groupe Renault, mais cela ne constitue pas un lien d'intérêt.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Courbe, Nefussi et Baron et Mme Morival prêtent successivement serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Nous avons souhaité vous entendre afin de connaître précisément les missions et le fonctionnement de la direction générale des entreprises, car elle joue un rôle essentiel en matière d'aides publiques aux entreprises.

Quelles sont les catégories d'aides gérées directement ou indirectement par votre direction ? Pouvez-vous présenter succinctement le plan France relance, le plan d'investissement France 2030, le volet européen des financements de projets industriels et l'évolution du crédit impôt recherche (CIR) ? Quelles sont les mesures actuelles et à venir relatives à la transparence des aides, je pense notamment aux aides de minimis et à celles couvertes par le règlement général d'exemption par catégorie ? Quel est le rôle de votre direction dans les restructurations d'entreprises ? Quels sont les éléments de conditionnalité mis en place dans le cadre des contrats d'aide publique ? Enfin, quelle est votre doctrine en matière d'évaluation des aides ?

Nous vous proposons d'organiser l'audition en trois temps. Vous apporterez des réponses à nos interrogations dans un propos liminaire d'une vingtaine de minutes. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger.

M. Thomas Courbe. - En propos liminaire, je rappellerai brièvement les trois grandes catégories d'aides aux entreprises : les dépenses budgétaires, généralement octroyées sous forme de subventions ou d'avances remboursables ; les avantages fiscaux ; les allègements de cotisations sociales.

Ces catégories peuvent correspondre soit à des mesures générales s'appliquant à toutes les entreprises, qui ne sont pas considérées comme des aides d'État au sens européen, soit à des mesures spécifiques ciblées, considérées comme des aides d'État.

En termes de montant, les estimations de l'Inspection générale des finances (IGF) et de France Stratégie convergent vers un niveau d'environ 150 milliards d'euros. Pour l'année 2022, l'IGF estime à 154 milliards d'euros le montant total.

Les 88 milliards d'euros d'aides octroyées par l'État aux entreprises sont répartis de la manière suivante : 36 milliards de dépenses fiscales, 28 milliards de dépenses budgétaires, 7 milliards de compensations de dépenses sociales, et 15 milliards d'aides pour des crises ponctuelles (crise énergétique et Covid), le reste correspondant aux exonérations générales de cotisations sociales

Ces chiffres sont cohérents avec l'estimation de France Stratégie de 152,8 milliards d'euros pour l'année 2019.

La Direction générale des entreprises (DGE) est en charge d'aides budgétaires pour un montant d'environ 3 à 4 milliards d'euros, répartis sur plusieurs programmes, dont la compensation carbone pour les industries électro-intensives soumises à la concurrence internationale, les subventions au groupe La Poste dans le cadre du service universel postal, le plan France Très Haut Débit et enfin des aides liées aux crises à Mayotte et en Nouvelle-Calédonie.

Nous sommes également impliqués dans le plan France 2030 et l'étions dans le plan France Relance, bien que nous ne gérions pas directement les crédits. Nous contribuons à l'orientation de ces aides dans le cadre de la gouvernance mise en place.

Nous suivons aussi attentivement certaines mesures fiscales liées au soutien à la R&D et à l'innovation, telles que le crédit d'impôt recherche (CIR), les tarifs réduits d'accises d'électricité, ou le récent crédit d'impôt industrie verte, mis en place dans le cadre de la loi relative à l'industrie verte, qui permet de soutenir l'installation en France de capacités de production des technologies nécessaires à la transition écologique.

Concernant la conditionnalité, nous distinguons deux catégories de finalités des aides : d'une part, les aides de crise, visant à aider les entreprises à faire face à un choc exogène comme les aides Covid, les aides énergie, les aides en Nouvelle-Calédonie ou à Mayotte, d'autre part, les aides de développement économique, cherchant à inciter ou permettre aux entreprises d'investir en R&D ou dans des capacités de production, comme une partie importante du plan France 2030.

La sélectivité et le choix des entreprises bénéficiaires sont déterminés en fonction de l'objectif de l'aide.

En ce qui concerne la conditionnalité des aides d'État, nous appliquons les règles européennes qui encadrent leur octroi. Ces règles prévoient notamment la démonstration d'une défaillance de marché et fixent des limites sur l'intensité et le montant des aides. Pour les aides individuelles liées à des projets d'investissement, nous mettons en place une conditionnalité de réalisation. Cela implique une contractualisation de l'aide avec des jalons de réalisation et des paiements associés. Nous assurons un suivi tout au long de la vie du projet et des ajustements sont possibles.

Certaines aides, comme celles accordées dans les zones d'aide à finalité régionale, incluent des clauses anti-délocalisation intra-UE et des obligations de maintien de l'emploi. Pour les aides dépassant 50 millions d'euros, nous intégrons une clause de retour à meilleure fortune permettant de récupérer tout ou partie de l'aide si la rentabilité du projet s'avère supérieure aux prévisions initiales. Cette clause s'applique sur une période de trois à cinq ans après la réalisation du projet.

Pour les projets de décarbonation, la période de vérification peut s'étendre jusqu'à 15 ou 20 ans, avec la possibilité d'un remboursement de l'aide si les résultats dépassent les prévisions. Nous pouvons également inclure une clause de récupération liée à la performance environnementale du projet.

Concernant l'évaluation, nous distinguons deux catégories. Pour les aides dont nous sommes responsables budgétairement, nous menons nos propres évaluations. Par exemple, nous avons évalué le fonds de solidarité utilisé pendant la crise du Covid-19, qui a montré que ces aides n'ont pas entraîné de distorsions globales. Pour les autres aides, nous nous appuyons sur les évaluations réalisées par divers organismes tels que l'IGF, l'Insee, France Stratégie, ainsi que sur les évaluations de la Cour des comptes.

En matière de transparence, le principal outil est le module de transparence des octrois (TAM), un site public qui répertorie toutes les aides d'État versées aux entreprises, y compris les aides fiscales spécifiques. Pour ces dernières, afin de préserver le secret fiscal, nous indiquons des fourchettes plutôt que des montants précis. Ce système concerne les aides supérieures à 100 000 euros. Pour une transparence complète, il faudrait y ajouter les aides fiscales issues de dispositifs transversaux couvertes par le secret fiscal et les exonérations de cotisations sociales.

Nous produisons également un rapport annuel sur les aides d'État versées aux entreprises, qui est transmis à la Commission européenne. À partir du 1er janvier 2026, nous allons compléter ces outils avec un dispositif national de transparence pour les aides de minimis d'un montant maximum de 300 000 euros sur trois ans.

Concernant France Relance et France 2030, nous avons été particulièrement impliqués dans le volet industriel. Dans le cadre de France Relance, nous avons mis en oeuvre des programmes de relocalisation de produits critiques, de soutien aux sous-traitants des secteurs aéronautique et automobile, et initié des actions de décarbonation de l'industrie. France 2030 a poursuivi certaines de ces actions, notamment la relocalisation de la production de médicaments critiques, et lancé de nouvelles initiatives dans des secteurs jugés stratégiques comme l'espace, la santé, les matériaux critiques et l'automobile.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie. La parole est à notre rapporteur.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour vos propos introductifs. Je reviendrai sur la transparence et la conditionnalité des aides, qui nous préoccupent particulièrement.

Concernant France 2030, bien que vous ne soyez pas directement responsable du décaissement, votre implication dans la gouvernance nous intéresse. Sur les 54 milliards d'euros initialement annoncés, 15 milliards restent à engager et font l'objet de coupes budgétaires successives. Nous constatons que l'hydrogène, qui était une priorité, semble relégué au second plan, tandis que l'intelligence artificielle, qui n'était pas initialement un axe majeur, se voit allouer 5 milliards d'euros sur les reliquats.

Quel bilan préliminaire tirez-vous de ce programme ? Sur les 40 milliards d'euros engagés, pouvez-vous nous indiquer combien de personnes travaillent sur le contrôle de ces projets, étant donné leur importance et leur ampleur ?

M. Thomas Courbe. - Concernant le bilan de France 2030, je souhaite d'abord mentionner le rapport positif réalisé à mi-parcours par le Comité de surveillance des investissements d'avenir (CSIA), alors présidé par Patricia Barbizet.

Vous avez évoqué deux sujets initialement inclus dans le plan, dont l'ordre de priorité a été modifié en cours de déploiement. Il est normal et nécessaire d'adapter les priorités du plan en fonction de l'évolution des marchés.

Prenons l'exemple de l'hydrogène. Lors de la conception de France 2030, les estimations mondiales du marché de l'hydrogène, tant pour la mobilité que pour la décarbonation de l'industrie, étaient très importantes. De nombreux pays avaient fait des évaluations similaires. Cependant, les perspectives de ce marché se sont réduites pour plusieurs raisons. D'une part, les avancées technologiques ont été moins performantes que prévu. D'autre part, l'augmentation des prix de l'électricité en Europe a considérablement impacté la rentabilité de l'hydrogène, rendant ce moyen de décarbonation plus onéreux qu'anticipé. Face à cette réalité du marché, nous avons adapté notre stratégie en réduisant nos investissements dans ce domaine.

À l'inverse, nous avons augmenté les moyens dédiés à l'intelligence artificielle (IA), notamment l'IA générative, qui n'était pas anticipées en 2021 lors de la conception de France 2030. Cette technologie présente un intérêt économique majeur, particulièrement pour la productivité et la compétitivité des entreprises, y compris les plus petites.

Cette capacité d'adaptation aux réussites variables des innovations soutenues est cruciale et doit être maintenue pour la suite du déploiement du plan. Au-delà du rapport du Comité de surveillance des investissements d'avenir, le plan a permis de soutenir un grand nombre d'acteurs innovants dans chaque verticale, notamment des start-up et des petites entreprises récentes. C'était l'une des priorités du plan, avec une concentration importante sur les technologies liées à la transition écologique. Le plan a apporté des résultats concrets dans divers domaines tels que l'aviation électrique, l'espace, les mini-lanceurs, les semi-conducteurs et la santé. Le programme « Première Usine » accompagne spécifiquement les entreprises récentes dans l'installation de leur première unité de production en France.

Par ailleurs, France 2030 a également permis de financer de très grandes usines dans les domaines clés de la politique industrielle européenne, comme les batteries ou l'hydrogène avec la production d'électrolyseurs ou de composants de la mobilité hydrogène. Ces investissements, qu'ils soient en R&D ou en industrialisation, créent des capacités de production et des emplois, positionnant l'appareil productif français sur les marchés d'avenir. Il est important de noter qu'au moins 50 % des crédits participent à la transition écologique.

Concernant les effectifs dédiés à ce plan au sein de la DGE, ils sont impliqués dans la définition des projets, la rédaction des appels à projets et le suivi de leur exécution. Ce suivi, réalisé en collaboration avec le Secrétariat général pour l'investissement (SGPI) et des opérateurs comme Bpifrance et l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), assure que la réalisation des projets est conforme aux contrats d'aide conclus. En cas d'évolution d'un projet, l'aide est ajustée en conséquence. Nous les estimons entre 30 et 50 équivalents temps plein (ETP). Nous vous fournirons une évaluation plus précise par écrit.

Enfin, il est important de noter qu'une partie des 39 milliards d'euros de crédits de France 2030 a été allouée à la recherche, notamment à la recherche publique. Nous contribuons à cette partie, mais de manière plus indirecte. Ce qui relève davantage de nos responsabilités principales concerne les entreprises, quelle que soit leur taille, qui réalisent les projets que j'ai présentés.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Combien de dossiers suivez-vous ?

M. Thomas Courbe. -Depuis le lancement de France 2030, environ 3 000 projets d'entreprises ont été financés. Les équipes de la DGE ont été impliquées à des degrés divers sur chacun de ces projets. Évidemment, l'intensité de notre implication varie selon l'ampleur du projet. Par exemple, pour une grande usine de batteries dans les Hauts-de-France, notre engagement est beaucoup plus important que pour un projet plus restreint d'une start-up. Nous avons donc participé, en moyenne, à la définition et au contrôle de l'exécution d'environ 3 000 projets d'entreprises.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Bien que ce ne soit pas le seul indicateur, car pour les start-up, on peut accompagner dix projets dont seulement deux aboutiront, pouvez-vous nous donner une idée de l'efficacité du programme ? Sur les 39 milliards, combien de projets n'ont pas été créés ? Vous parlez de 3 000 projets accompagnés, mais combien n'ont pas vu le jour ? Cette information pourrait nous aider à évaluer l'efficacité du programme, même si ce n'est pas le seul critère à prendre en compte.

M. Olivier Rietmann, président. - J'ajoute qu'il serait intéressant d'avoir une évaluation de la richesse supplémentaire créée par ces subventions, tant en termes d'emplois que de valeur économique.

M. Benjamin Nefussi, sous-directeur de la prospective, des études et de l'évaluation économique de la DGE. - Je peux vous donner quelques éléments d'évaluation issus du rapport intermédiaire du CSIA, publié à l'été 2023. Selon leurs estimations, l'impact sur la richesse et l'activité économique se situe entre 40 et 80 milliards d'euros. On peut donc retenir une moyenne d'environ 60 milliards. Il faut noter qu'il y a une certaine incertitude dans ces évaluations, compte tenu de la difficulté à mesurer précisément l'impact économique.

M. Olivier Rietmann, président. - Si je comprends bien, on parle de 50 à 60 milliards d'euros de richesse supplémentaire qui n'aurait pas été créée sans France 2030.

M. Benjamin Nefussi. - C'est un effet additionnel d'activité lié à cet investissement.

M. Thomas Courbe. - Il faut prendre en compte un effet temporel. Les 39 milliards d'euros représentent la situation actuelle. Le rapport a été réalisé à l'été 2023, et à ce moment-là, le montant engagé était inférieur à ces 39 milliards.

M. Benjamin Nefussi. - Au moment de la publication du rapport, environ 20 milliards d'euros avaient été engagés.

M. Olivier Rietmann, président. - Je retiens que l'investissement de 20 milliards d'euros a généré environ 50 milliards d'euros de richesse supplémentaire.

M. Benjamin Nefussi. - En termes de création d'emplois, l'estimation est également incertaine, mais elle se situe entre 300 000 et 600 000 emplois.

M. Olivier Rietmann, président. - Pouvez-vous nous donner plus de détails sur la méthode d'évaluation ? Vous comprenez que des fourchettes aussi larges, entre 50 et 80 milliards d'euros de richesse créée et entre 300 000 et 600 000 emplois, suggèrent que la méthode d'évaluation n'est pas très précise.

M. Benjamin Nefussi. - Le CSIA s'est appuyé sur un modèle développé par la société européenne d'économie (Seureco-Erasme), dont vous pouvez trouver le détail de la méthodologie. L'incertitude est principalement liée à l'effet additionnel, à l'effet de bouclage et d'impulsion de la dépense. Tout dépend en grande partie de la dimension d'innovation de ce qui est financé par France 2030.

M. Olivier Rietmann, président. - Si je comprends bien, nous ne sommes pas sur du concret, sur un reporting de ce qui a été créé dossier par dossier, mais sur des méthodes d'évaluation théoriques.

M. Benjamin Nefussi. - Il s'agit en effet d'une évaluation ex ante qui intègre un bouclage macroéconomique. Nous prenons en compte non seulement les effets directs de la dépense, mais aussi les effets induits en termes de génération d'emplois et de consommation. C'est une évaluation qui se base sur ce que nous prévoyons en termes de chronique de décaissement et d'impact pour l'économie dans son ensemble.

M. Olivier Rietmann, président. - Serait-il possible de trouver une méthode qui vous permette de faire des remontées projet par projet, pour mesurer concrètement la production de richesse dans les cas où les projets sont réalisés ? Pourrions-nous demander aux bénéficiaires de l'argent public de nous faire remonter ce que cet argent a généré en termes de création d'emplois et de richesse supplémentaire ? Cela permettrait de comparer vos méthodes d'évaluation avec ce qui se passe réellement sur le terrain.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous fais entièrement confiance, mais la confiance n'exclut pas le contrôle.

Je viens de consulter le site du ministère du Travail, et leurs chiffres sont moins ambitieux. Pour 2024, ils parlent de 40 000 emplois directs créés ou maintenus. Ce n'est pas exactement de la création directe, et le terme a changé pour devenir « créés ou préservés ». C'est loin des 300 000 à 600 000 emplois prévus. Depuis le début, l'administration nous dit que l'évaluation de la compétitivité et de la création d'emplois est complexe, et que beaucoup de choses ne peuvent pas être évaluées. Je pense qu'il faut que nous nous donnions des critères précis.

Nous avons besoin d'une méthode claire : demander aux entreprises soutenues, projet par projet, combien d'employés elles avaient, si, sans cette aide, elles auraient délocalisé ou arrêté une partie de leurs activités, ou au contraire si leurs effectifs sont passés de 300 à 350.

Nous avons l'impression que les chiffres sont donnés de manière un peu approximative, à des fins de communication. Quand on entre dans le détail, c'est plus complexe. Nous avons déjà vécu une situation similaire avec le CICE, où on nous avait promis un million d'emplois. À la fin, on parlait de 100 000 emplois créés ou maintenus, loin du million promis. Le père du CICE est même venu ici dire que ce n'était pas pour l'emploi, mais pour la compétitivité, qui ne s'évalue pas.

Je ne formule aucune critique, cependant, il est essentiel de dire la vérité et d'éviter les promesses exagérées, telles que l'annonce d'un investissement de 39 milliards d'euros pour créer 600 000 emplois.

La situation est complexe, notamment en ce qui concerne les projets ambitieux de start-up, dont certains ne fonctionneront pas. Il faut se demander s'il est nécessaire de saupoudrer ou s'il convient de recentrer les efforts, ce qui soulève un débat politique et industriel important. Cependant, la première préoccupation reste la perte d'emplois, avec 300 plans de licenciement et 300 000 emplois supprimés ou menacés. Cette situation a un coût humain et financier pour la collectivité.

Quant aux investissements, si l'on injecte 39 milliards d'euros pour en récupérer 40, le bilan n'est pas si bon. Il est nécessaire de revoir nos méthodes de travail. Par exemple, certains résultats ne sont pas évaluables immédiatement. Il faudrait se fixer un horizon de cinq ans avec un objectif clair, comme 300 000 emplois, sans préciser s'ils sont créés ou maintenus. L'évaluation se ferait ensuite. Actuellement, on a l'impression d'être dans de la communication, car dans cinq ans, la réalité sera probablement très éloignée des chiffres annoncés. Il faut arrêter de se bercer d'illusions.

M. Olivier Rietmann, président. - Il est impératif pour nous, parlementaires, de prendre des décisions éclairées, notamment lors du vote du projet de loi de finances. Nous devons déterminer si nous maintenons le système de soutien et de financement public aux entreprises afin de favoriser l'emploi. Les fonds alloués ne sont pas virtuels ; ils proviennent des impôts payés par les entreprises et les citoyens.

Nous devons éviter d'évaluer théoriquement des versements d'argent bien réels. Dès la mise en place d'un dispositif, il est nécessaire de définir des objectifs clairs et mesurables, avec une évaluation basée sur des résultats tangibles. Par exemple, après quatre, cinq ou six ans, nous devons être capables de comparer les résultats obtenus aux objectifs initiaux : si nous avions prévu de créer 20 000 emplois et que nous en avons généré 30 000 ou seulement 5 000, ou si nous avions anticipé une augmentation de 10 milliards d'euros de richesse et que nous atteignons 18 milliards. Ces données factuelles doivent nous guider dans la décision de poursuivre ou de mettre fin au dispositif. Il est essentiel de se concentrer sur des éléments concrets plutôt que de baser nos évaluations sur des estimations.

M. Benjamin Nefussi. - En ce qui concerne l'évaluation, il est essentiel de bien saisir sa définition. L'évaluation consiste à comparer les observations avec une situation contrefactuelle, c'est-à-dire ce qui se serait produit sans la mesure en question. Par exemple, lorsque nous mentionnons deux points de PIB et 300 000 emplois supplémentaires, cela se réfère à un scénario où le plan de relance n'aurait pas été mis en oeuvre. Cette approche nécessite de définir une trajectoire contrefactuelle.

Les données du ministère du Travail reflètent l'évolution réelle de l'emploi, influencée par l'ensemble de la conjoncture économique, y compris le plan France Relance. Notre analyse indique que sans ce plan, nous aurions perdu 260 000 emplois au lieu d'en gagner 40 000. L'évaluation spécifique de France 2030 repose sur des méthodologies discutées et pondérées, intégrant diverses hypothèses de croissance. Ce travail, détaillé dans le rapport du CSIA, estime que le plan génère trois points de PIB et 300 000 emplois supplémentaires par rapport à un scénario sans intervention. Il est crucial de comprendre que cette évaluation est théorique et abstraite, car elle compare la réalité à une situation hypothétique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour vérifier l'absence d'effet d'aubaine, il faudrait comparer dix entreprises bénéficiaires du dispositif à dix entreprises non bénéficiaires.

M. Benjamin Nefussi. - Nous avons effectué deux types d'évaluations : macro-économiques et micro-économiques. L'évaluation micro-économique correspond exactement à ce que vous décrivez : nous comparons des entreprises ayant bénéficié de l'aide à des entreprises similaires n'en ayant pas bénéficié. Cette approche s'appuie sur des données concrètes.

Notre méthodologie d'évaluation est diversifiée. Nous utilisons des analyses macro-économiques, des études micro-économiques par dispositif, et des entretiens qualitatifs pour avoir une vision complète. Il est important de noter que ces évaluations prennent du temps. Actuellement, en 2025, nous travaillons avec les données de 2022, qui sont les plus récentes et les plus fiables.

Pour un programme comme France 2030, lancé récemment, il est encore trop tôt pour voir des résultats concrets dans une analyse micro-économique. Il faut du temps pour que les effets se matérialisent et que les données remontent. Par exemple, pour évaluer les impacts en 2024, nous n'aurons les données qu'en 2026-2027.

Nous sommes actuellement bien positionnés pour évaluer France Relance 2020, car nous disposons maintenant des données appropriées. Nous avons notamment réalisé un travail sur le fonds de solidarité. Il est crucial de trouver un équilibre entre le temps nécessaire pour une évaluation approfondie et les besoins d'information plus immédiats du monde politique et industriel.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour le plan France 2030, vérifiez-vous si les entreprises qui touchent une aide publique licencient ? Est-ce un critère qui conditionne le versement de l'aide ?

M. Thomas Combe- Concernant les aides de France 2030, il s'agit d'aides individuelles attribuées au cas par cas, selon un cahier des charges public auquel de nombreuses entreprises ont répondu. L'analyse de conformité est effectuée par rapport à ce cahier des charges. En général, il n'y a pas de critère spécifique excluant une entreprise de l'éligibilité si elle est en train de procéder à des licenciements.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La France remplit ses obligations en matière de transparence des aides. L'article 10 de la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations, dispose que toute administration accordant des subventions au-dessus d'un certain seuil doit en assurer la transparence. Est-ce effectivement le cas aujourd'hui ? Existe-t-il d'autres normes de droit interne en matière de transparence ? Le gouvernement a-t-il récemment engagé une réflexion pour améliorer la transparence des aides ?

M. Thomas Combe. - Actuellement, la transparence des subventions accordées aux entreprises est principalement assurée par le tableau TAM européen. Il permet de visualiser les aides individuelles accordées à chaque entreprise par l'État ou les collectivités territoriales. À partir du 1er janvier 2026, il sera complété par le tableau des aides de minimis, qui traitera des aides de moindre importance.

Avec ces deux tableaux, nous aurons une vue d'ensemble des subventions individuelles versées aux entreprises, avec certaines limitations liées au secret fiscal. Pour le tableau TAM, par exemple, nous utilisons des fourchettes plutôt que des montants précis

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ces informations sont-elles disponibles entreprise par entreprise et projet par projet ?

M. Thomas Combe. - Si vous recherchez une entreprise spécifique dans ce tableau, particulièrement pour une grande entreprise, vous trouverez un nombre important de projets subventionnés. Il est important de noter que ces données ne concernent pas le crédit d'impôt recherche (CIR) ou les exonérations de cotisations, mais uniquement les subventions directes pour des projets spécifiques.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Cela ne représente donc qu'une infime partie des aides.

M. Thomas Combe. - Vous avez raison. Il s'agit principalement des aides budgétaires, comme je l'ai mentionné en introduction. Cela peut également inclure certaines aides fiscales, pas les aides fiscales générales comme le CIR, mais des aides fiscales correspondant à des régimes spécifiques, dans la mesure où ce sont des aides d'État.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Êtes-vous favorable à une plus grande transparence, en considérant une définition plus large des aides, comme l'a suggéré l'IGF, incluant les dépenses fiscales et les exonérations de cotisations, pour un montant estimé entre 150 et 170 milliards d'euros ? Êtes-vous pour la transparence des fonds publics ? Il est intéressant de noter que tous les PDG que nous avons auditionnés, à l'exception de celui de Google, se sont montrés favorables à la transparence. En revanche, l'administration semble plus réticente, invoquant le secret des affaires et le secret fiscal.

Lors de l'audition d'ArcelorMittal, nous avons obtenu des informations détaillées sur les dispositifs d'aide et leurs montants sur les dix dernières années. Pourquoi y a-t-il cette réticence de l'administration alors que les entreprises elles-mêmes semblent prêtes à plus de transparence ?

M. Thomas Combe. - La transparence des aides individuelles, qui relèvent plus particulièrement de notre compétence, existe déjà pour les aides d'État. Toutes les subventions individuelles octroyées aux entreprises, y compris les aides de crise, sont déclarées et rendues publiques dans le tableau européen TAM.

Pour aller plus loin, par exemple en incluant le montant du CIR par entreprise, nous sommes confrontés à la question du secret fiscal. L'entreprise peut décider de lever ce secret, mais la loi actuelle ne permet pas de rendre ces informations publiques sans son consentement.

Je pense que la transparence est aujourd'hui suffisante. Vous avez évoqué les grands groupes et les aides qu'ils ont reçues. Au-delà du tableau de reporting obligatoire, une communication publique est généralement faite au moment de l'octroi des aides, mentionnant l'aide et le projet, notamment pour les plus grands projets. Par exemple, pour ArcelorMittal, le contrat d'aide signé en janvier 2024 a été rendu public, même si l'aide n'a pas encore été décaissée car l'investissement n'est pas encore engagé. Pour ce champ des aides, je ne pense pas que nous puissions améliorer de manière très significative la transparence actuelle.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vais prendre l'exemple de Sanofi, dont l'audition était publique. Sur dix ans, ils ont bénéficié d'un milliard d'euros de CIR, ce qu'ils n'ont pas contesté puisque le montant se situe entre 105 et 115 millions par an. Dans le même temps, 3 500 postes ont été supprimés. Ils ont d'abord contesté ce chiffre, puis admis 1 000 suppressions. Quatre plans de sauvegarde de l'emploi (PSE) ont été mis en place, dont le dernier est en cours. Je maintiens donc mon estimation de 3 500 postes supprimés.

Cette information me semble d'intérêt général. L'argent public est alloué pour la recherche, mais nous apprenons qu'elle n'est pas nécessairement réalisée en France, ni même au sein de l'entreprise, pouvant être sous-traitée dans l'Union européenne.

Je propose que les parlementaires disposent d'une évaluation précise du CIR sur ces questions et que ces informations soient rendues publiques. La question centrale est la suivante : de l'argent public est accordé à une entreprise pour soutenir la recherche, mais cette même entreprise procède à des licenciements. Si elle le faisait avec ses propres fonds, le débat serait différent. Mais lorsque cela implique de l'argent public, cette information a une portée d'intérêt public.

- Présidence de Mme Solanges Nadille, vice-présidente -

Mme Solanges Nadille présidente. - Pour les parlementaires, c'est un gage d'efficience de la politique publique. Nous accordons des aides, mais il est crucial de démontrer que cet argent est correctement utilisé. Une communication étendue sur ces dispositifs est essentielle. C'est important pour le budget que nous devons voter, pour justifier les réductions en cas de problèmes ou les augmentations quand il y a des aspects positifs.

Je souhaite revenir sur la conditionnalité de l'aide. Êtes-vous favorable à une conditionnalité liée aux licenciements et aux délocalisations ?

M. Thomas Courbe. - Pour certaines aides, notamment celles à finalité régionale, il existe déjà une conditionnalité contre la délocalisation intra-UE et sur l'emploi en général. Il serait techniquement possible de créer un lien entre l'octroi de l'aide et l'absence de licenciement sur une période donnée. Cependant, mon sentiment est qu'il faut examiner au cas par cas la finalité de l'aide et évaluer si l'ajout de nombreuses conditionnalités ne risque pas de compromettre l'atteinte de son objectif. L'aide a pour vocation d'inciter l'entreprise à prendre une décision, par exemple d'investissement, qui elle-même génère des emplois. Il faut donc que l'aide reste suffisamment incitative malgré ses conditionnalités, pour produire l'effet escompté, comme la création d'une usine.

Certaines entreprises considèrent qu'au moment où elles demandent une aide, elles ne peuvent pas prendre d'engagement sur l'emploi. Par exemple, sur une période de trois à cinq ans, qui est généralement la durée de ces projets, elles ne peuvent pas garantir que la conjoncture économique ne les conduira pas à des réductions d'effectifs.

C'est un sujet sur lequel nous réfléchissons et c'est généralement l'une des difficultés avancées par les entreprises pour prendre des engagements de ce type au moment de l'octroi d'une aide qui a une autre finalité.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Quel est le montant des aides européennes et régionales ? Pensez-vous qu'elles sont suffisamment évaluées et conditionnées ?

M. Thomas Courbe. - Je voudrais compléter ma réponse précédente, car c'est une question importante. En général, les projets que nous finançons avec une aide ont des objectifs spécifiques. Quand il s'agit d'aides en réponse à une crise, la seule finalité est de maintenir l'emploi dans l'entreprise.

Vous évoquiez la question de l'emploi créé ou maintenu. Dans les aides de crise, il s'agit bien de maintenir l'emploi. Pour les aides à la décarbonation, l'objectif est également de maintenir l'emploi, car si l'entreprise ne se décarbone pas, elle risque de fermer le site en raison des règles européennes sur la décarbonation.

Dans les programmes que nous avons évoqués, nous finançons la réalisation d'un projet spécifique au sein de l'entreprise. Souvent, ces grandes entreprises ont plusieurs sites. Les objections que je rapportais concernant la conditionnalité à l'absence de licenciements sont liées au fait que pour une grande entreprise, l'aide porte sur un site ou une activité spécifique, par exemple la R&D, et n'a pas d'impact direct sur d'autres parties de l'entreprise pour lesquelles elle a du mal à s'engager en termes d'emploi. Je tenais à préciser ce point car il est important dans le raisonnement pour répondre à votre question.

M. Benjamin Nefussi. - Concrètement, pour les projets d'envergure, nous disposons d'un plan d'affaires de l'entreprise qui décrit l'ensemble de son projet d'investissement, et ce plan est suivi dans le temps. Si par la suite, nous constatons que l'emploi n'est pas au rendez-vous, que ce soit en raison de licenciements ou simplement parce que les embauches prévues n'ont pas eu lieu, cela fait l'objet d'un suivi et, si nécessaire, d'une révision du montant de l'aide. Nous n'avons pas de clause spécifique sur l'absence de licenciement, mais nous effectuons un suivi complet de l'ensemble de l'activité pour nous assurer de leur conformité par rapport à ce qui a été convenu.

Le rapport européen sur les aides d'État, dont nous pourrons vous communiquer le lien, fait un récapitulatif complet de l'ensemble des aides, pays par pays et au niveau agrégé, par instrument. Vous y trouverez toutes les informations. Par ailleurs, les éléments de cadrage que nous avons décrits sont très souvent de niveau européen. La norme que nous nous imposons en termes de contrepartie, par exemple pour la décarbonation, est également appliquée par les autres pays.

M. Marc Laménie. - Je vous remercie pour vos explications. Pouvez-vous nous donner une estimation du nombre de dossiers instruits ? Quelles sont les fourchettes des aides, des plus petites aux plus grandes ? Combien d'entreprises ont été concernées par ces aides sur les deux dernières années ? Pouvez-vous nous donner un exemple concret ?

Par ailleurs, avez-vous autorité sur les aides européennes et régionales ? Les régions ont également la compétence du développement économique, sans oublier les intercommunalités. Il existe diverses formes d'aides directes et indirectes. Ces aides prennent-elles toutes la forme de subventions ? Qu'en est-il des avances remboursables ? Y a-t-il des entreprises qui peinent à rembourser ?

M. Thomas Courbe. - Nous vous transmettrons ultérieurement des éléments chiffrés détaillés pour répondre à vos nombreuses questions. Concernant l'instruction des dossiers, je tiens à préciser notre fonctionnement. En tant qu'administration, nous définissons les champs d'action et rédigeons les appels à projets, fixant ainsi les objectifs des financements. L'instruction détaillée est ensuite effectuée par un opérateur, qu'il s'agisse de Bpiffrance, de l'Ademe ou d'un autre opérateur public. Les résultats de cette instruction sont présentés à un comité de gouvernance où les administrations prennent la décision finale. L'opérateur se charge ensuite de la contractualisation.

Le nombre de dossiers traités varie considérablement selon les dispositifs. Nous vous fournirons des chiffres précis, notamment sur le nombre d'entreprises ayant bénéficié d'aides dans le cadre de France 2030. Certains dispositifs, comme la compensation carbone pour les entreprises énergo-intensives, concernent moins d'entreprises du fait de leur nature plus sélective. À l'inverse, pendant la crise du Covid, le fonds de solidarité a touché un très grand nombre d'entreprises. Le nombre d'entreprises bénéficiaires est directement lié à la finalité et à la cible de chaque aide.

Nous n'intervenons pas sur les aides accordées par les collectivités territoriales. Cependant, ces aides sont déclarées dans le cadre du reporting européen, permettant ainsi d'avoir une vision globale des aides reçues par une entreprise. À partir du 1er janvier 2026, nous demanderons également aux collectivités territoriales de déclarer les aides de minimis pour une vision exhaustive.

Les modalités d'intervention varient selon les programmes. La subvention reste importante, notamment pour l'aide à la décarbonation, où les projets ne sont généralement pas rentables économiquement sans ce soutien. Dans d'autres cas, nous utilisons des avances remboursables, permettant un remboursement en cas de succès du projet tout en assumant le risque d'échec. Le choix de l'outil dépend essentiellement de la finalité de l'aide. Pour France 2030, par exemple, nous avons 74 % de subventions, 13 % de prises de participation et 7 % d'avances remboursables.

Enfin, la répartition par taille d'entreprise pour les dispositifs gérés par la DGE est la suivante : 42 % pour les grandes entreprises, 35 % pour les ETI et 23 % pour les PME.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Je vous remercie pour vos interventions qui nous ont permis de mieux appréhender les missions de la DGE. Nous restons à votre disposition pour recevoir toute information complémentaire que vous jugeriez utile pour notre commission d'enquête.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

- Présidence de Mme Solanges Nadille, vice-présidente -

Audition du Groupe Parfait - M. Robert Parfait, président

Mme Solanges Nadille, présidente. - Mes chers collègues, j'ai l'honneur de présider notre réunion en l'absence du président Olivier Rietmann.

La commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants a souhaité se pencher sur la question des aides versées aux grandes entreprises dans les territoires ultramarins, car il est apparu lors des précédentes auditions que ce sujet était souvent occulté ou insuffisamment maîtrisé. Je remercie donc sincèrement le président Olivier Rietmann et le rapporteur Fabien Gay pour leur initiative.

Nous entendons aujourd'hui en visioconférence M. Robert Parfait, président du groupe Parfait, accompagné de M. Philippe Jock, expert-comptable et de M. Stéphane Mirande, directeur administratif et financier pour la distribution alimentaire, tandis que M. Kevin Parfait, directeur général, est physiquement présent pour l'audition, ainsi que M. Bernard Edouard, secrétaire général.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, en dehors bien entendu de vos fonctions dans le groupe Parfait.

Je vous invite successivement à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Robert Parfait, Philippe Jock, Stéphane Mirande, Kevin Parfait et Bernard Edouard prêtent successivement serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Pouvez-vous présenter succinctement votre groupe ? Quel regard portez-vous sur les aides publiques aux entreprises ? Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de 20 minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger.

M. Kevin Parfait, directeur général du groupe Parfait. - Nous vous remercions pour cette invitation. Mon père, Robert Parfait, président-directeur général du groupe, participe à l'audition en visioconférence pour des raisons de santé.

Nous sommes surpris d'être considérés comme une grande entreprise à l'échelle française ou européenne. Notre groupe familial réalise un chiffre d'affaires d'un peu plus de 500 millions d'euros et est basé en Martinique et en Guadeloupe. Nos activités couvrent plusieurs secteurs : les concessions automobiles, la vente de pièces détachées, la location de voitures (sur de courte et longue durées), la grande distribution sous l'enseigne Leclerc ; l'immobilier (avec le centre commercial La Galleria en Martinique) ; l'industrie à travers nos menuiseries et enfin l'hôtellerie puisque nous possédons un petit établissement.

La grande distribution et les concessions automobiles représentent plus de 90 % de nos activités, principalement en Martinique. Le groupe compte environ 1 300 collaborateurs, dont certains sont avec nous depuis plus de 30 ans.

Je cède maintenant la parole à Monsieur Robert Parfait pour un historique de notre groupe.

M. Robert Parfait, président du groupe Parfait. - Notre entreprise familiale a été fondée par mon père, Yves Parfait, en 1967. Il a débuté avec la création de Socomo, une société spécialisée dans la production de menuiseries en aluminium, qui comptait alors quatre salariés.

En 1972, il a diversifié ses activités en créant une société de distribution automobile en Martinique, représentant initialement les marques Opel et Volkswagen, puis s'étendant à Mitsubishi, Audi, Kia, Mercedes et Seat.

En 1989, le groupe s'est lancé dans la grande distribution alimentaire avec la création du centre commercial La Galleria, le premier aux Antilles.

Nos activités sont organisées en plusieurs pôles autonomes, chacun avec des actionnaires différents, une structure née de la nécessité pour mon père de s'associer pour financer le développement du groupe.

Le pôle automobile regroupe des concessions en Martinique et une en Guadeloupe (Land Rover / Jaguar), une activité de location de voitures sous les enseignes Avis et Budget en Martinique et Guadeloupe, Pop's Car, notre marque propre de location low cost, et une activité de distribution de pièces détachées discount sous l'enseigne Autoclick.

Le pôle grande distribution alimentaire est sous enseigne Leclerc depuis 2020. Il comprend trois hypermarchés en Martinique (la Galleria, le Rond-Point et Place d'Armes) et un en Guadeloupe (Bas-du-Fort) ainsi que deux supermarchés en Guadeloupe (à Pliane et à Sainte-Rose). À l'époque, nous étions sous l'enseigne Escale Prisunic. En 1992, constatant notre manque de compétitivité et dans le but de faire baisser les prix, nous avons décidé de devenir membres de la coopérative U, qui n'avait alors aucune expérience à l'export. Nous avons dû construire ensemble un système logistique. C'est un process qui a été long et coûteux, mais cela nous a permis de survivre et surtout de nous développer dans un environnement très concurrentiel. Au moment où nous avons commencé, il y avait un groupe dominant, le Groupe Reynoird avec des enseignes Mammouth, Cádiz et Cora-Match. Cette enseigne représentait plus de 50 % du marché. Pénétrer un tel marché était compliqué.

Notre pôle immobilier comprend le centre commercial La Galleria en Martinique (120 boutiques), un petit hôtel d'une trentaine de chambres, un petit centre commercial La Batelière et un centre commercial d'une trentaine de boutiques au Gosier, incluant l'hypermarché Bas-du-Fort, acquis en 2019.

Enfin, le pôle industrie et menuiserie regroupe nos activités de production et de vente de menuiseries aluminium, bois, PVC et cuisines à travers les enseignes Socomi et Lapeyre. Cette organisation nous permet de vendre directement du producteur au consommateur, sans intermédiaires.

La grande distribution alimentaire et la distribution automobile représentent 80 % de notre chiffre d'affaires. Nous employons environ 1 500 collaborateurs, dont 1 300 en Martinique et 200 en Guadeloupe. Les 12 % restants de notre chiffre d'affaires proviennent de l'industrie et de l'hôtellerie, secteurs éligibles à certaines aides.

Notre développement s'est principalement fait par le rachat d'actifs d'opérateurs en difficulté dans la distribution. Nous avons ainsi acquis plusieurs magasins à la suite de dépôts de bilan ou à la barre du tribunal, notamment l'hypermarché du Rond-Point en Martinique en 2003, le supermarché du Gosier en 2011, le magasin de Place d'Armes en Martinique en 2012, l'hypermarché de Sainte-Rose en 2014, l'hypermarché du Bas-du-Fort en 2018, et le centre commercial la Batelière en 2020. Nous sommes contraints de revendre ce dernier à la suite d'une décision de l'Autorité de la concurrence, mais nous ne trouvons pas de repreneur depuis trois ans tant le secteur est concurrentiel. Quand nous avons commencé à investir dans ce secteur, il y avait 27 groupes. Aujourd'hui, il en reste 6 en raison de l'étroitesse du marché et de la vie chère aux Antilles. Malgré sa fermeture, au regard de notre engagement social et sociétal en Martinique, nous continuons de payer les 79 salariés, ce qui représente un coût annuel de plus de deux millions d'euros pour notre groupe.

En 2023, notre groupe a bénéficié de cinq types d'aides publiques pour ses activités éligibles, pour un montant total de 1 505 050 euros. Ces aides comprennent : l'aide à l'emploi (292 000 euros) ; le mécénat, les dons que nous faisons étant défiscalisés à hauteur de 60 % (105 000 euros) ; l'économie d'énergie (6 950 euros) ; les aides spécifiques à l'outre-mer dont ceux issus de la loi Lodeom (loi pour le développement économique des outre-mer du 27 mai 2009) pour 1 027 583 euros et le crédit d'impôt pour l'investissement outre-mer productif (CIOP) à hauteur de 382 000 euros.

Ces aides concernent principalement nos activités dans la menuiserie (Socomi), l'hôtellerie (Société hôtelière de la Cajou), et la location automobile (enseignes Avis et Budget). Elles représentent une part minime de notre chiffre d'affaires : 0,07 % dans le secteur automobile (115 000 euros) qui emploie 272 salariés et 0,05 % dans la grande distribution (218 000 euros) qui regroupe 796 salariés hors intérimaires.

Il est important de noter que certaines aides, comme l'aide au fret, ne concernent que les sociétés industrielles pour leur approvisionnement en matières premières. Elles sont complexes à obtenir en raison des procédures administratives longues et contraignantes. Par exemple, en 2023, Socomi n'a pas reçu d'aide au fret car les délais de traitement des dossiers peuvent atteindre trois à cinq ans, ce qui limite l'efficacité immédiate de ces aides pour réduire les coûts liés aux handicaps des régions ultrapériphériques, notamment les frais d'approche.

Les aides à l'investissement, comme le crédit d'impôt pour investissements outre-mer (CIOP), sont cruciales pour les entreprises des départements d'outre-mer (DOM) en raison de la taille limitée du marché. Elles ont un impact significatif sur les décisions d'investissement, bien qu'elles soient encadrées par la législation et soumises à un agrément à partir d'un certain.

Concernant notre groupe, seules la société Socomi spécialisée dans la menuiserie, et la société hôtelière bénéficient du CIOP, pour un montant total de 73 000 euros. Il est important de noter que nos sociétés de location de véhicules de tourisme ne sont pas éligibles au CIOP, car seuls sont éligibles les véhicules âgés de plus de quatre ans. Les grandes enseignes de location automobile ne nous permettent pas de conserver les véhicules aussi longtemps. Un ajustement de la durée minimale de détention à deux ans pourrait probablement favoriser le développement de l'activité touristique dans les outre-mer.

Les aides dans le domaine de l'énergie renouvelable nous semblent indispensables pour assurer la transition énergétique du territoire. Cependant, nous estimons que l'approche et la logique du système ne sont pas adaptées. En effet, l'aide n'est accordée que si une entreprise de production fait de l'autoconsommation. Ainsi, si nous souhaitons réduire notre facture énergétique dans le secteur alimentaire, où nous avons une forte consommation d'énergie due aux chambres froides, l'installation de panneaux photovoltaïques n'est pas subventionnée. Nous considérons que c'est un frein au développement énergétique nécessaire aux Antilles, où nous dépendons principalement du courant produit par EDF avec des groupes électrogènes. En 2023, les aides en matière énergétique se sont élevées à 6 950 euros pour notre groupe.

Dans le secteur de la grande distribution alimentaire et de l'automobile, il n'existe aucune aide spécifique pour l'outre-mer. L'aide au fret n'est pas applicable. Il existe une aide sociale issue de la Lodeom mais elle ne s'applique qu'à l'hôtellerie, l'industrie et le secteur touristique. Elle permet de bénéficier d'exonérations en matière de cotisations patronales.

Nous constatons que cette aide, bien qu'utile en matière sociale, ne permet pas d'assurer la compétitivité des hôtels ou du tourisme face aux coûts extrêmement bas de la main-d'oeuvre dans les autres îles de la Caraïbe. Nous remarquons également que certaines de ces aides publiques font l'objet de critiques en raison de leur complexité administrative et du manque de suivi efficace des résultats.

En réponse à certaines de vos questions écrites, nous considérons que la complexité des aides nécessite le recours à des cabinets spécialisés. Par ailleurs, le maintien de certaines aides est débattu chaque année, créant une incertitude qui freine parfois l'investissement. En outre, des études d'impact approfondies devraient être réalisées pour évaluer l'efficacité de ces aides et éviter les débats récurrents.

Pour stimuler le développement économique de la Martinique, nous pensons que des mesures visant à réduire les frais d'approche d'autres secteurs pourraient être une solution. L'éloignement et les surcoûts dus aux frais d'approche et à l'étroitesse du marché sont des causes de vie chère dans presque tous les secteurs, que ce soit dans le bâtiment, pour les machines ou l'approvisionnement en matières premières.

Nous estimons que les aides publiques aux entreprises ne sont pas suffisamment lisibles ni compréhensibles dans leur formalisation. La complexité des dossiers élimine d'office les petites entreprises, qui sont généralement contraintes de recourir à des cabinets spécialisés pour avoir une vision claire et déposer leurs dossiers.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous avons écouté avec attention la présentation de votre groupe et votre réponse à la question sur le montant des aides publiques perçues en 2023.

Nous allons maintenant vous interroger sur un certain nombre de points.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Je tiens à préciser que la commission d'enquête n'est pas limitée par la résolution du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste - Kanaky à l'origine de sa création, laquelle visait les entreprises de plus de 1 000 salariés réalisant un chiffre d'affaires net mondial supérieur à 450 millions d'euros. Même si votre groupe ne correspond pas exactement à ces critères, la commission reste libre de vous entendre sur la question des aides publiques.

Avez-vous besoin des aides publiques ?

M. Robert Parfait. - Nous avons besoin des aides publiques, car elles facilitent certains investissements. Nous avions prévu un investissement d'environ 12 millions d'euros pour l'installation de panneaux photovoltaïques. Cependant, la rentabilité du projet dépend des subventions. Sans ces aides, nous ne le réaliserons probablement. De plus, les surcoûts d'assurance liés aux panneaux photovoltaïques sont conséquents. Pour notre dernier projet, on nous a demandé un surcoût de 260 000 euros sur une police d'assurance qui coûtait déjà environ 300 000 euros. Les aides sont donc nécessaires pour faciliter la transition énergétique, en fonction d'objectifs clairement définis.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Ma deuxième question concerne les délais de traitement des demandes d'aides. Si j'ai bien compris, vous estimez que c'est la collectivité territoriale de Martinique (CTM) qui prend trop de temps pour étudier les demandes ?

M. Robert Parfait. - Je ne sais pas précisément qui est responsable des délais.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Vous avez pourtant cité la CTM.

M. Robert Parfait. - Oui, car c'est l'organisme qui gère les paiements.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Pensez-vous que l'État devrait travailler avec la CTM pour accélérer la procédure de traitement des dossiers d'aides publiques ?

M. Robert Parfait. - Je laisse la parole à Philippe Jock, mon expert-comptable.

M. Philippe Jock, expert-comptable. - Je précise que l'aide au fret concernant l'industrie relève du Fonds européen de développement régional (FEDER), l'organisme gestionnaire étant la CTM. La gestion globale des subventions publiques, notamment les subventions européennes, est confiée à la CTM, qui n'est pas très efficiente dans ce domaine.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Je vous remercie pour ces précisions. Concernant la vie chère, à combien évaluez-vous le surcoût lié aux frais d'approche pour l'exportation de produits vers la Martinique ou la Guadeloupe ?

M. Robert Parfait. - Les frais d'approche varient considérablement selon le type de produit importé. Pour un container de matériel informatique ou de téléphones d'une valeur d'environ 450 000 euros, les frais d'approche s'élèvent à environ 5 500 euros. En revanche, pour un container d'eau en bouteille d'une valeur de 1 750 euros (15 000 bouteilles d'eau Cristaline à 0,15 euro), ces mêmes frais de 5 500 euros représentent plus de trois fois la valeur de la marchandise. Cela explique pourquoi l'eau, en arrivant en Martinique, a déjà vu son prix tripler.

Cette disparité s'applique à de nombreux produits alimentaires comme les pommes de terre ou les fruits et légumes, où le ratio peut atteindre 200 à 300 %. C'est une des raisons pour lesquelles le coût de la vie paraît si élevé dans les territoires d'outre-mer. Plus la valeur du produit est faible, plus l'impact des frais d'approche est important.

Historiquement, lorsque la CGM appartenait à l'État, le fret était facturé ad valorem, c'est-à-dire selon la valeur de la marchandise transportée. Ce système permettait de relativiser le coût de la vie et de favoriser la population défavorisée.

Ces frais d'approche impactent tous les secteurs. Par exemple, les matériaux de construction subissent les mêmes surcoûts, ce qui explique qu'un bâtiment aux Antilles coûte 40 % de plus qu'en métropole, sans même prendre en compte les normes antisismiques et anticycloniques.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour ces informations. En tant que rapporteur, je tiens à préciser que j'ai toute latitude pour auditionner l'ensemble des groupes ou personnalités pertinents. Votre groupe, avec un chiffre d'affaires de 678 millions d'euros et plus de 1 000 salariés, entre parfaitement dans le cadre de notre enquête, notamment pour illustrer la problématique des outre-mer.

J'aimerais obtenir des précisions sur deux points que vous n'avez pas mentionnés. Pouvez-vous nous indiquer le montant des exonérations de cotisations sociales dont a bénéficié votre groupe ?

Par ailleurs, vous n'avez pas évoqué d'éventuelles aides des collectivités territoriales. Votre groupe bénéficie-t-il de telles aides, que ce soit pour des projets spécifiques ou pour l'ensemble de vos 45 sociétés ?

M. Philippe Jock. - Nous n'avons pas bénéficié d'aides des collectivités territoriales en 2023. Cependant, nous avons un projet de transformation informatique qui sera soutenu en 2024 par la CTM à hauteur de 750 000 euros, sur un coût total d'environ 2,5 millions d'euros.

Quant aux exonérations de charges sociales, nous ne les avons pas chiffrées spécifiquement, pensant qu'elles étaient d'application nationale. Nous pouvons rechercher ces informations et vous les communiquer ultérieurement. Ces exonérations concernent principalement notre activité de distribution alimentaire.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ces exonérations s'appliquent-elles à l'ensemble des 1 200 salariés de votre groupe ?

M. Philippe Jock. - Non, car ces exonérations ne sont pas cumulables avec celles prévues dans le cadre de la Lodeom. Les salariés bénéficiant de la Lodeom ne sont donc pas concernés par ces exonérations.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie de nous transmettre ces éléments par écrit. Je rappelle que nos questions portent sur les cinq dernières années, pas uniquement sur 2023.

Concernant les aides des collectivités territoriales, vous n'en avez pas reçu en 2023, mais vous avez mentionné un projet pour 2024. Sur les cinq dernières années, avez-vous bénéficié d'autres aides de ce type ?

M. Robert Parfait. - À ma connaissance, hormis l'aide au fret et le projet informatique mentionné, je n'ai pas souvenir d'autres aides significatives. L'aide au fret représente entre 100 000 et 120 000 euros par an. Par ailleurs, nous avons payé en 2023 près de 13 millions de charges sociales.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour ces précisions. J'ai bien noté que vous n'aviez pas touché d'aide des collectivités en 2023, mais qu'un projet était prévu pour 2024. Ma question portait sur les cinq dernières années : avez-vous bénéficié d'autres projets ou aides durant cette période ?

M. Kevin Parfait. - Pour être exhaustif, il faudrait vérifier, mais je me souviens que nous avons reçu des aides pour l'alternance et les remplacements saisonniers.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez donc des alternants dans le groupe et vous percevez des aides de l'État pour l'alternance. Pouvez-vous estimer le montant de ces aides ?

M. Kevin Parfait. - Je ne peux pas vous répondre.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le tableau que vous présentez semble incomplet. Vous annoncez 1,5 million d'euros mais il manque des informations sur les exonérations et les avances.

M. Robert Parfait. - Ces aides sont incluses dans la colonne « aides à l'emploi ».

M. Fabien Gay, rapporteur. - La colonne « Aides à l'emploi » représente 292 000 euros. Cependant, il manque au moins les informations sur les exonérations.

M. Robert Parfait. - Il est possible que nous ayons omis les aides pour l'emploi des saisonniers.

M. Philippe Jock. - Elles ont été demandées en 2023 mais n'ont toujours pas été encaissées à ce jour. Nous pouvons cependant vous communiquer par écrit le montant que nous avons demandé.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous vous remercions de bien vouloir nous transmettre le tableau avec l'ensemble des données consolidées. Je m'interroge sur votre marge brute et votre résultat net. En effet, un chiffre d'affaires de 678 millions peut aboutir à un résultat très différent. Pour un groupe, notamment dans la grande distribution et l'automobile, ces informations sont cruciales. Acceptez-vous de nous communiquer la marge brute et le résultat net de l'entreprise ?

M. Robert Parfait. - Nous vous transmettrons ces informations. Je peux d'ores et déjà vous indiquer que nous avons payé un total d'impôts de 4 millions d'euros.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Pouvez-vous nous communiquer dès maintenant votre marge brute et votre résultat net ?

M. Robert Parfait. - Le résultat net s'est élevé à environ 18,75 millions d'euros, soit 2,36 % du chiffre d'affaires.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour une vision complète de l'entreprise, la marge brute est également importante.

M. Robert Parfait. - Je vous la transmettrai.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je souhaitais aller au bout de la démarche de transparence.

Ma dernière question sur la vie chère. J'y associe notre collègue Évelyne Renaud-Garabedian, rapporteur de la proposition de loi visant à lutter contre la vie chère outre-mer. Un protocole a été signé entre l'État, la CMA-CGM et des distributeurs dont vous faites partie. L'objectif était une baisse de 20 % sur 6 000 produits, mesurée sur l'étiquette, en contrepartie de deux nouvelles mesures d'aide publique : des exonérations d'octroi de mer sur 54 familles de produits dès le 1er janvier 2025, et des exonérations totales de TVA sur 69 familles de produits au 1ermars 2025. L'État a respecté ses engagements. Quelles baisses immédiates avez-vous appliquées ? Pourriez-vous nous fournir un premier rapport dans les prochaines semaines, avant la conclusion de notre commission d'enquête prévue entre fin juin et début juillet ? C'est un sujet d'actualité important pour notre collègue qui s'excuse de ne pas être présente cet après-midi.

M. Robert Parfait. - Je peux vous confirmer que nous avons appliqué l'intégralité de l'accord dès le 2 janvier. Il prévoyait une réduction de 20 % répartie entre une baisse des marges de la grande distribution, une réduction de l'octroi de mer, une réduction de la TVA et une réduction des coûts d'approche.

La CTM a réduit l'octroi de mer de 3,2 %. Les distributeurs ont contribué à hauteur de 5 à 6 points, ce qui nous amenait à une réduction totale d'environ 9 points selon les types de produits. L'État devait participer au titre de la continuité territoriale pour atteindre les 20 % visés. À ce jour, cette partie n'a pas été mise en place. Nous sommes donc toujours sur la base de la réduction appliquée par les distributeurs et la région, et depuis le 1er mars, de la réduction supplémentaire de 10 % appliquée par l'État sur la TVA pour l'alimentaire. Nous avons donc fait la moitié du chemin. Le ministre nous a informés que l'État travaillait sur une solution et que les engagements seraient tenus.

C'est pourquoi nous n'avons appliqué que 8 à 10 % de baisse. Je vous confirme que notre groupe et nos concurrents ont respecté leurs engagements.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Pensez-vous que le surcoût de 40 % des produits vendus aux Antilles est lié aux coûts d'exportation ?

M. Kevin Parfait. - Il y a un impact direct des frais d'approche. Nous l'avons mesuré. En moyenne, ces frais d'approche représentent environ 45 % du prix des produits. Cependant, la consommation des ménages varie selon le pouvoir d'achat. Malheureusement, pour un pouvoir d'achat moindre, les frais d'approche peuvent être plus importants que la moyenne, allant jusqu'à 400 % pour certains produits. Cela a donc un impact très fort sur les prix.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Dans ce cas, pourquoi n'interpellez-vous pas l'État sur cette difficulté ?

M. Kevin Parfait. - C'est précisément ce que nous avons fait dans le protocole de vie chère. Nous avons demandé de ramener la totalité des frais d'approche à zéro sur ces familles de produits pour atteindre cette baisse moyenne de 20 %. En effet, les frais d'approche ont un impact significatif sur les produits de première nécessité.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Je poursuis mon raisonnement. L'étroitesse du marché favorise-t-elle une moindre concurrence ?

M. Kevin Parfait. - Il existe une concurrence féroce sur le département. Nous l'avons constaté, plusieurs groupes, même nationaux, ne sont pas restés dans les DOM. Aujourd'hui, ce ne sont pas des enseignes qui viennent en direct, il y a des barrières à l'entrée, mais elles sont liées à la complexité et à la taille du marché.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Avez-vous intérêt à ce que d'autres s'installent sur les territoires guadeloupéens ou martiniquais ?

M. Kevin Parfait. - Il y aura une concurrence plus forte mais je pense qu'avec Leclerc nous sommes déjà très bien positionnés en termes de tarifs. Nous sommes les moins chers et nous avons un engagement avec l'enseigne Leclerc d'être les moins chers.

Cependant, le marché ne compte que 300 000 habitants. Aux Antilles, nous avons déjà un nombre important d'enseignes, y compris certaines qui n'existent pas en métropole. Aujourd'hui, nous avons Leclerc, Carrefour et toutes ses déclinaisons (Carrefour Market, etc.) et Système U. Nous avons également Pli Bel Price, qui est une chaîne locale partenaire d'Intermarché et Ecomax, qui est également un partenaire d'Intermarché dans une autre branche. Au total, il y a huit enseignes qui se livrent une compétition féroce.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Je connais la réalité du terrain et je peux affirmer qu'une enseigne comme Ecomax est comparable à Lidl dans l'hexagone, avec des produits similaires, notamment des produits premiers prix. En métropole, où je passe quinze jours par mois, je remarque des écarts de prix entre les enseignes. En revanche, en Martinique et en Guadeloupe, je ne vois aucune différence de prix entre elles. Comment expliquez-vous cette situation ?

M. Kevin Parfait. - Il existe une différence de positionnement tarifaire. Nous effectuons des relevés de prix et analysons nos politiques tarifaires pour rester les plus compétitifs sur le marché, en tenant compte de critères tels que la taille des magasins. Comme en métropole, un supermarché n'aura pas les mêmes prix qu'un hypermarché.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Je ne suis pas d'accord. La population ne perçoit pas cette différence de prix. Qu'il s'agisse d'un produit discount ou de marque, les prix sont sensiblement les mêmes. Avec seulement cinq centimes d'écart, les consommateurs ne voient pas l'intérêt de changer d'enseigne. Par ailleurs, comme vous bénéficiez d'aides publiques, vous pourriez adopter une approche plus sociale envers la population. Comment envisagez-vous l'avenir en outre-mer ?

M. Robert Parfait. - De quelles aides publiques parlez-vous ? Nous ne bénéficions que des aides communes à toutes les entreprises, qu'elles soient en métropole ou en outre-mer. Il n'y a pas d'aide spécifique pour le fret ou de réduction particulière.

Il est important de noter que l'octroi de mer s'applique sur la totalité de la valeur du produit, contrairement à la TVA qui ne s'applique que sur la valeur ajoutée, ce qui crée des différences.

Concernant notre politique tarifaire, le groupe Leclerc nous impose un indice de 94, ce qui signifie que nous devons être en moyenne 5 à 6 % moins chers que nos concurrents. Cela nous oblige parfois à vendre à prix coûtant, réduisant considérablement nos marges. La rentabilité d'un magasin de grande distribution aux Antilles est généralement de l'ordre de 1 à 3 % du chiffre d'affaires.

Il faut également prendre en compte la différence entre les produits de marque propre et les produits des marques nationales. Celles-ci nous facturent plus cher que les marques de distributeur. Malheureusement, l'avantage des prix plus bas sur les marques de distributeur est souvent atténué par les coûts du fret.

Je confirme que notre engagement envers le groupe Leclerc nous oblige à être les moins chers du marché. Nous nous efforçons d'être les plus performants possible, tout comme nos concurrents. Cependant, certains facteurs comme la taxe sur les surfaces commerciales (Tascom) pour les grandes surfaces de plus de 2 500 m² impactent nos coûts.

C'est pour rester compétitifs que nous avons quitté la coopérative Système U pour rejoindre Leclerc. Notre objectif est toujours d'offrir les prix les plus bas, même si nous n'y parvenons pas toujours.

M. Kevin Parfait. - Je précise que l'écart de prix entre la surface la plus chère et la moins chère s'est réduit à la suite de l'arrivée de l'enseigne Leclerc en Martinique. Nous avons constaté une baisse des prix du marché de 8 à 10 % avant même que nous n'implantions l'enseigne.

Mme Solanges Nadille, présidente. - La question centrale concerne les marges, et plus particulièrement les marges excessives. Bien que vous parliez de concurrence, il faut noter que quatre familles détiennent 80 % du marché, créant parfois une situation de quasi-oligopole, comme l'a souligné l'Autorité de la concurrence lors de vos rachats de magasins.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous ne souhaitez pas divulguer vos marges, mais vous vous engagez à nous les communiquer par écrit. Vous mettez en avant la question de l'acheminement, qui représente 40 à 45 % des coûts. Vous avez demandé que ce coût soit ramené à zéro, ce qui a été convenu avec l'État et la CMA-CGM. Cependant, malgré cette mesure, les prix n'ont pas assez baissé. Sur le terrain, selon ma collègue sénatrice, la baisse des prix tarde à se concrétiser. Vous allez donc être confrontés à un défi de transparence, tant sur les marges que sur les aides publiques. C'est à cette condition que vous pourrez regagner la confiance de vos concitoyens.

La TVA à zéro est une nouvelle aide, en plus de la baisse des frais d'acheminement. Tant que vous n'aurez pas fait preuve de transparence et que vous ne baisserez pas significativement les prix, vous aurez du mal à retrouver la confiance du plus grand nombre. C'est mon sentiment personnel sur la situation.

M. Robert Parfait. - Concernant la transparence, je tiens à préciser que nos bilans sont déposés, il n'y a donc aucun problème de notre côté. Notre marge se décompose ainsi : environ 20 % de marge avant et 4 à 4,5 % sur les remises de fin d'année, les remises arrière et les services PPTG (participation publicitaire par tête de gondole). Cela nous donne une marge globale d'environ 24,5 %. Je vous invite à vérifier ces chiffres dans nos bilans. Vous constaterez que nos marges sont parfois même inférieures à celles de certains distributeurs en métropole.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je sais que vous déposez vos comptes mais la grande majorité de vos confrères ne le font pas. L'article 1er de la proposition de loi dont notre collègue Évelyne Renaud-Garabédian était rapporteur vise à obliger l'ensemble des entreprises ultramarines à respecter la loi en déposant leurs comptes. Il est regrettable que le Parlement ait dû légiférer pour faire respecter une obligation légale. L'étape suivante sera d'exiger la transparence sur les marges. Cette opacité organisée sur un marché restreint, avec très peu d'acteurs, nuit à la confiance de la population et des élus. De plus, la question du pouvoir d'achat se pose partout, mais elle est particulièrement critique dans les territoires ultramarins, notamment pour les biens de première nécessité. Cette situation est devenue insupportable pour la majorité de la population.

M. Robert Parfait. - J'entends ce que vous dites mais je ne peux pas répondre pour nos concurrents.

Je partage votre analyse. Depuis 2009, nous cherchons à dialoguer avec l'ensemble des acteurs économiques et politiques pour trouver des solutions afin de réduire le coût de la vie. Cette situation a des conséquences graves, notamment l'exode de nos jeunes. Prenons l'exemple de la Martinique : notre population est passée de 420 000 à 360 000 habitants, avec des prévisions à 300 000 dans quelques années. Il est crucial de baisser le coût de la vie pour redynamiser l'économie et améliorer les conditions de vie des habitants. Le vieillissement de la population et la baisse du pouvoir d'achat des retraités, y compris des anciens fonctionnaires, ont un impact significatif sur l'économie locale.

Nous sommes favorables à la recherche de solutions. L'une d'elles serait d'améliorer la continuité territoriale pour réduire les coûts d'approche, bien que nous n'ayons pas le contrôle direct sur cet aspect. Il faut noter qu'il existera toujours des différentiels de prix, comme on peut le constater entre différentes régions de France métropolitaine. Cependant, il est indéniable que les Antilles sont trop chères, particulièrement pour les produits de première nécessité et de grande consommation. Ces produits à faible valeur sont les plus impactés par les surcoûts liés au transport. J'ai évoqué l'exemple de l'eau dont le prix triple entre la métropole et les Antilles. Nous devons trouver des solutions à ces problèmes, et c'est peut-être grâce à votre intervention que nous y parviendrons.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Si nous accordions ces aides pour réduire les coûts, accepteriez-vous d'être soumis à des contrôles plus stricts ?

M. Robert Parfait. - Je n'ai aucun problème avec l'idée d'être plus contrôlé.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Avez-vous récemment racheté la concession BMW en Guadeloupe ?

M. Robert Parfait. - Je ne l'ai pas rachetée. Le concessionnaire BMW a été liquidé. BMW a étudié le marché, consulté d'autres concessionnaires, et nous avons été choisis.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Cela augmente donc votre part de marché en Guadeloupe.

M. Robert Parfait. - Notre part de marché en Guadeloupe n'est que de 0,5 %.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Concernant l'octroi de mer, vous demandez sa suspension sur les produits de première nécessité. Êtes-vous conscient qu'en Guadeloupe, l'octroi de mer est géré par la région et permet d'aider et d'accompagner les communes ?

M. Robert Parfait. - La CTM a mis en place une péréquation. Elle a supprimé l'octroi de mer sur les produits de première nécessité, mais l'a augmenté sur d'autres produits. C'est une approche similaire à celle de l'État avec la TVA.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Notamment sur la culture, puisque cela affectera les livres.

M. Robert Parfait. - Cela affectera en effet de nombreux domaines.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Avez-vous une visibilité sur les aides perçues par vos sous-traitants ?

M. Robert Parfait. - Je n'ai aucune visibilité sur ce point. Seule Socomi, notre entreprise de menuiserie en Martinique, a des sous-traitants. Ce sont des artisans chargés de la pose des articles de menuiserie.

Mme Solanges Nadille, présidente. - C'est bien Socomi qui bénéficie des aides au fret.

M. Robert Parfait. - Socomi fabrique et importe des matières premières et bénéficie à ce titre de l'aide au fret.

M. Marc Laménie. - Je vous remercie pour ces informations. Je connais relativement bien la situation en métropole et je sais qu'elle est complexe en outre-mer. Il est important que les sénateurs de métropole soutiennent leurs collègues d'outre-mer, compte tenu des contraintes géographiques, des aléas climatiques et des nombreuses difficultés que l'on ne rencontre pas nécessairement en métropole. On peut comprendre les difficultés et les surcoûts pour les habitants.

Vous avez évoqué la complexité de certains dossiers d'aides publiques. Avez-vous manqué certaines aides auxquelles vous auriez pu prétendre ? Les services de l'État sont présents sur tous nos territoires pour aider le monde économique et les entreprises. Sous quelles formes administratives et techniques ces aides se présentent-elles ?

M. Robert Parfait. - La partie administrative est particulièrement complexe, pénalisant surtout les petites entreprises qui manquent de ressources pour monter ces dossiers compliqués. La longueur du processus décourage souvent les entrepreneurs. De plus, lorsqu'on présente un dossier à une banque en incluant des aides prévues, le délai d'obtention de ces aides, pouvant aller jusqu'à deux ou trois ans, complique le financement. La complexité administrative et l'application de normes métropolitaines inadaptées aux structures locales ralentissent considérablement le processus. Il y a clairement une marge d'amélioration dans ce domaine.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Vous considérez-vous comme un petit groupe ?

M. Robert Parfait. - Non, je ne parle pas de mon cas personnel, mais de la situation générale. J'ai réussi à bénéficier d'un certain nombre d'aides grâce à mes conseillers. Je ne suis donc pas trop pénalisé. Cependant, je sais que de nombreuses entreprises sont fortement impactées par ces difficultés.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Sollicitez-vous le maximum d'aides ?

M. Robert Parfait. - Non, j'ai renoncé à de nombreuses aides car les démarches me font perdre trop de temps. Je pense notamment à l'aide au fret dont notre entreprise Socomi pourrait bénéficier. C'est un processus complexe qui nous oblige à passer par un cabinet spécialisé pour les demandes. Je n'ai toujours pas perçu les aides demandées pour 2021 et 2022. Les montants ne sont pas considérables, environ 100 000 à 120 000 euros par an. Dans d'autres secteurs, comme le tourisme que nous souhaitons développer, les critères sont tellement restrictifs que cela freine nos projets.

Concernant les aides à l'énergie, c'est similaire. Je ne comprends pas comment, aux Antilles, avec la réglementation actuelle, nous allons réussir à développer le photovoltaïque, qui est pourtant considéré comme la principale source d'énergie d'avenir, aux côtés de l'éolien. Nous devrions pouvoir mettre en place un système permettant aux particuliers d'en bénéficier, ainsi qu'un dispositif permettant de réduire la consommation d'énergie produite par EDF.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Cette baisse n'est pas spécifique aux Antilles. C'est une tendance nationale due à une surproduction d'électricité.

M. Robert Parfait. - En toute franchise, je ne suis pas très au fait des avantages existants en métropole.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Je vous remercie pour cet échange. Nous attendons les documents que vous vous êtes engagé à nous transmettre.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

- Présidence de Mme Solanges Nadille, vice-présidente -

Audition du Groupe Bernard Hayot - M. Stéphane Hayot, directeur général

Mme Solanges Nadille, présidente. - Mes chers collègues, après avoir entendu les représentants du groupe Parfait, notre commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants entend maintenant M. Stéphane Hayot, directeur général du groupe Hayot, M. Olivier Huetz de Lemps, directeur de l'audit et du développement, et M. Bruno Fuster, directeur juridique, afin de mieux cerner les spécificités des territoires ultramarins.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Hayot, Huetz de Lemps et Fuster prêtent successivement serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités. Pouvez-vous présenter succinctement votre groupe ? Quel regard portez-vous sur les aides publiques aux entreprises ?

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ?

Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de 20 minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger.

M. Stéphane Hayot, directeur général du Groupe Bernard Hayot (GBH) - Je vous remercie de nous donner l'opportunité de nous exprimer aujourd'hui dans le cadre de vos travaux sur l'utilisation des aides publiques versées aux grandes entreprises.

Permettez-moi de présenter brièvement notre groupe. Mon père, Bernard Hayot, a créé sa première entreprise en 1960, les établissements Bernard Hayot, une entreprise individuelle de moins de cinq salariés. Rapidement, conscient de la nécessité de se diversifier pour ne pas dépendre d'un seul métier, il s'est développé sur différents territoires français d'outre-mer et dans divers secteurs d'activité.

Aujourd'hui, les activités principales de GBH se structurent autour de trois pôles : le pôle distribution, avec des magasins alimentaires sous l'enseigne Carrefour, des magasins de bricolage et de sport ; le pôle automobile, autour des métiers de l'importation et de la distribution de voitures, ainsi que la location automobile, principalement touristique ; enfin, le pôle activité industrielle, comprenant la fabrication de rhum à la Martinique et en Guyane, la production de yaourt sous franchise Danone à l'île de La Réunion, ainsi que le béton prêt à l'emploi et les carrières d'extraction de matériaux aux Antilles.

Notre groupe, familial et non coté, réalise un chiffre d'affaires de 5 milliards d'euros sur 19 territoires. La Martinique, berceau du groupe, représente aujourd'hui 15 % de notre activité. En 2019, nous comptions 11 700 collaborateurs ; aujourd'hui, nous en comptons 18 000. Les deux tiers de cette augmentation proviennent de notre développement international.

GBH emploie actuellement 10 500 collaborateurs en France, principalement en outre-mer, faisant de nous le premier employeur privé de ces territoires. Depuis 2022, nous avons recruté plus de 2 000 CDI. Il est important de noter que 75 % des postes d'encadrement de nos entreprises sont occupés par des cadres issus des territoires où nous sommes implantés.

Notre groupe est très attaché à l'évolution de ses collaborateurs. Nous avons demandé depuis de nombreuses années à nos cadres dirigeants d'identifier au sein de leur filiale ceux qui, selon eux, avaient un potentiel d'évolution rapide vers des fonctions d'encadrement. Nous leur proposons des programmes de formation adaptés. Ainsi, nous avons pu réaliser 200 promotions internes vers des postes de cadres au cours des trois dernières années.

Nous nous impliquons fortement dans la formation des jeunes sur nos territoires. Près de 1 250 stagiaires rémunérés et apprentis ont été accueillis depuis 2022. Notre groupe oeuvre également en faveur d'un rapprochement entre le monde de l'entreprise et celui de l'enseignement, en concevant avec les écoles et les universités des programmes de formation qui ont concerné des centaines de jeunes et nous ont permis de réaliser de nombreux recrutements.

Par ailleurs, nous menons régulièrement des actions dans l'Hexagone pour proposer aux ultramarins qui y résident des postes dans leur territoire d'origine au sein de notre groupe.

Notre groupe est pleinement conscient de ses responsabilités sociétales. Grâce à nos filiales, nous multiplions les initiatives au profit des territoires où nous sommes implantés, notamment : la promotion de la production locale, notre priorité ; des actions environnementales comme la valorisation des déchets, l'évacuation des véhicules hors d'usage (VHU), ou encore le nettoyage des plages, à travers des associations que nous avons créées et que nous animons ; dans le domaine culturel, 380 artistes originaires des Caraïbes ont été exposés à l'Habitation Clément depuis 2006, à travers 125 expositions, sur un site qui a accueilli 243 000 visiteurs en 2024 ; l'aide aux plus démunis car depuis 2020, près de 4,3 millions de repas ont été distribués par les banques alimentaires ; la lutte contre le Covid (en 2020, notre groupe a pu fournir près de 1,5 million de masques au secteur de la santé dans un contexte de pénurie) ; l'aide d'urgence lors de catastrophes naturelles car nous sommes toujours en première ligne pour distribuer des vivres grâce aux réserves alimentaires de nos magasins. Par exemple, en 2022 en Guadeloupe avec le cyclone Fiona, en 2024 à Mayotte avec Chido, et en 2025 à La Réunion avec Garance. À Mayotte, nous avons envoyé 200 tonnes de marchandises et 200 groupes électrogènes juste après le cyclone, et avons contribué à hauteur de 2 millions d'euros à la reconstruction du territoire.

Concernant l'objet central de cette commission d'enquête sur les aides publiques accordées aux grandes entreprises, nous comprenons parfaitement votre souci de contrôle de l'argent public et de sa bonne utilisation.

Nous avons effectué un recensement des aides dont notre groupe bénéficie, en distinguant les dispositifs nationaux des dispositifs spécifiques à l'outre-mer. Les entreprises ultramarines ont accès aux mêmes dispositifs nationaux que ceux de l'Hexagone, mais bénéficient également d'aides adaptées aux réalités économiques locales, principalement destinées aux secteurs industriel, agricole et touristique. Nos activités de distribution ne perçoivent aucune aide spécifique à l'outre-mer. Nous avons également inclus une brève description des aides dont bénéficient nos filiales à l'étranger.

La situation économique de nos territoires ultramarins est particulièrement difficile. Les taux de chômage y sont supérieurs d'environ 10 points à ceux de l'Hexagone, atteignant environ 18 % en Guadeloupe, à La Réunion et en Guyane. Les taux de pauvreté sont plus de deux fois plus élevés qu'en métropole : 14 % dans l'Hexagone contre 27 % en Martinique, 34 % en Guadeloupe et 36 % à La Réunion. Les prix sont en moyenne 10 à 15 % plus élevés que dans l'Hexagone, tous postes de dépenses confondus, et jusqu'à 40 % pour les dépenses alimentaires. Ces chiffres démontrent que les enjeux du pouvoir d'achat en outre-mer sont liés à la fois à la cherté de la vie et à l'insuffisance des revenus. Près de 20 % des foyers ultramarins vivent du RSA, contre une moyenne nationale de 6 %.

Il est donc crucial de développer l'activité économique dans ces territoires. Les aides sont nécessaires pour compenser les handicaps structurels tels que l'éloignement des sources d'approvisionnement et des grands marchés de consommation, l'étroitesse des marchés locaux (le plus grand étant La Réunion avec moins d'un million d'habitants, tandis que la Guyane, la Martinique et la Guadeloupe comptent entre 300 000 et 400 000 habitants), ainsi que les aléas climatiques et les risques naturels sismiques et cycloniques qui engendrent des normes spécifiques renchérissant les coûts de construction et de production.

Je vais maintenant détailler les aides spécifiques accordées en 2023 à nos entreprises des secteurs éligibles outre-mer. Ces aides sont vitales pour la continuité de ces activités et le maintien de l'emploi. Sans elles, des secteurs d'activités entiers ne pourraient survivre en outre-mer.

Nos filiales dans les secteurs de l'industrie, de l'agriculture et du tourisme ont bénéficié d'exonérations de cotisations sociales, dites dispositifs Lodeom (loi pour le développement économique des outre-mer du 27 mai 2009), pour un montant de 9,3 millions d'euros. Le secteur de la distribution est exclu de cette aide, qui est plus avantageuse que le dispositif national. Au titre du volet fiscal de la Lodeom, notre groupe bénéficie chaque année de 900 000 euros d'allègements de taxes locales (taxe foncière, cotisation foncière des entreprises et cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises), principalement pour ses filiales agroalimentaires et industrielles.

Nous avons également bénéficié d'une aide fiscale à l'investissement outre-mer de 8,2 millions d'euros. Cette aide spécifique vise à réduire d'environ un tiers le coût des investissements dans les secteurs éligibles. En 2023, nos investissements les plus importants ont concerné nos activités rhumières, nos carrières et notre production de yaourts. Il est à noter que les aides dépassant 1 million d'euros sont soumises à un agrément préalable.

Notre groupe a reçu 5,5 millions d'euros au titre de l'aide compensatoire à la perte de recettes pour les producteurs communautaires de bananes en 2023. Cette aide est cruciale pour la survie de la filière bananière qui emploie environ 10 000 personnes dans les Antilles françaises. Elle représente la moitié des revenus des exploitations antillaises et vise principalement à compenser les écarts de coût de main-d'oeuvre entre la banane antillaise et la banane sud-américaine, dite « banane-dollar ». Nos exploitations produisent environ 10 000 tonnes sur une production totale antillaise de 200 000 tonnes, dans un marché européen qui en consomme 5,5 millions de tonnes. L'essentiel du marché européen est tenu par la banane dollar, qui est très agressive en prix et qui bénéficie depuis 2010 de baisses continues de droits de douane et donc d'une facilité toujours plus grande à pénétrer le marché européen. On peut regretter que les droits de douane qui frappaient nos concurrents latino-américains soient passés de 176 euros la tonne en 2010 à 75 euros aujourd'hui. Ce sont 380 millions d'euros de recettes fiscales par an en moins pour l'Europe. Malgré l'aide de 129 millions d'euros dont bénéficie l'ensemble de la production de bananes des Antilles, aide qui ne pèse pas sur le budget national puisqu'elle est intégralement financée par les fonds européens, ce secteur souffre et son maintien est absolument vital.

Pour l'exportation de ses rhums, notre groupe bénéficie d'un allègement des droits d'accises dans la limite d'un contingent en volume, représentant une aide de 3,6 millions d'euros. Cette aide permet aux rhums agricoles d'outre-mer (Martinique, Guadeloupe, Guyane et La Réunion) d'exporter une partie de leur production vers l'Hexagone avec des droits réduits de moitié. Sans cette aide, toute la filière canne, sucre et rhum serait menacée.

À Mayotte, l'ancien dispositif du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) a été maintenu et représente pour notre groupe une aide annuelle de 1 million d'euros. En Martinique et en Guyane, nos distilleries ont bénéficié d'une aide à la transformation de la canne en rhum agricole de 900 000 euros. Cette aide annuelle vise à améliorer la compétitivité des rhums agricoles européens face aux rhums de mélasse.

Enfin, les entreprises industrielles de l'outre-mer bénéficient d'une aide sur le coût d'acheminement des éléments nécessaires à leur production appelée « aide au fret ». Dans notre cas, cette aide couvre jusqu'à 50 % du fret des bouteilles en verre importées pour le rhum, des cartons, des étiquettes, des adjuvants pour le béton, des ferments lactiques et des pots pour les yaourts fabriqués à La Réunion. Nos filiales ont bénéficié d'une aide au fret de 500 000 euros en 2023. Les activités de distribution comme Carrefour, qui importent des produits finis, ne perçoivent quant à elles aucune aide au fret.

Concernant les aides publiques relevant du droit commun, l'exonération de charges patronales (ex-dispositif Fillon) pour les bas salaires est le dispositif national le plus important, représentant 18,7 millions d'euros d'aides pour notre groupe en 2023. Ces aides ont renforcé notre compétitivité, notre capacité d'investissement et ont facilité notre dynamique d'embauche.

La deuxième aide importante est le crédit d'impôt mécénat, égale à 60 % des dons effectués en faveur d'acteurs du secteur non lucratif. Pour notre groupe, elle s'est élevée à 4,3 millions d'euros en 2023. Les deux tiers de ces dons sont des dons alimentaires, et un tiers concerne le mécénat culturel, principalement réalisé en Martinique. Enfin, nous avons reçu 2,2 millions d'euros d'aides au titre du recrutement de jeunes en apprentissage.

Concernant les aides publiques dans les pays étrangers, nos activités internationales, principalement dans la distribution, ne bénéficient pas d'aides publiques significatives. En 2023, nous n'avons reçu que 1,6 million d'euros d'aides à l'étranger. Cependant, nous avons observé que certains pays soutiennent leur agriculture et leur industrie. Par exemple, les États-Unis subventionnent à hauteur de près de 400 millions de dollars leurs marques Bacardi et Captain Morgan pour leur promotion en Europe.

Pour notre groupe, en 2023, les aides à l'investissement se sont élevées à 8 millions d'euros, toutes liées à des dispositifs spécifiques en outre-mer. La même année, notre groupe a investi 306 millions d'euros. Les aides publiques à l'exploitation ont atteint 47 millions d'euros, dont 21 millions d'aides spécifiques à l'outre-mer et 26 millions d'euros d'aides relevant du dispositif national. En parallèle, l'ensemble des impôts, taxes et charges sociales patronales versées par nos filiales françaises s'est élevé à 215 millions d'euros.

Pour améliorer l'efficience des aides publiques aux entreprises, nous proposons plusieurs pistes : mieux cibler les aides en évaluant leur intérêt avant leur mise en place et en réévaluant régulièrement leur efficacité, étant rappelé que les aides spécifiques à l'outre-mer sont aujourd'hui globalement bien ciblées ; concentrer les aides nationales, comme le CICE, sur des secteurs spécifiques pour créer des chocs de compétitivité, notamment dans l'hôtellerie en outre-mer, qui est en concurrence avec des îles voisines, Sainte-Lucie, la République dominicaine ou l'île Maurice où les charges sont largement inférieures ; simplifier et rendre plus lisible l'accès aux aides, en harmonisant les critères d'éligibilité et en créant une base de données unique des dispositifs disponibles. La segmentation actuelle oblige les entreprises à un travail de recherche chronophage pour identifier les aides mobilisables. Cette complexité pénalise particulièrement les petites entreprises ; réduire la complexité administrative en centralisant les démarches sur une plateforme unique, à l'instar de l'outil E-Synergie mis en place pour les fonds européens et qui pourrait être étendu aux bailleurs de fonds français ; accélérer les délais d'instruction, qui varient entre un et deux ans, et de versement des aides, qui prend également un à deux, particulièrement cruciaux pour les PME ; mieux critériser les aides en les conditionnant à des critères de performance précis (emploi, productivité) et en favorisant les origines de production françaises et européennes ; Renforcer le contrôle des aides versées avec des indicateurs simples et mesurables ; apporter plus de transparence sur les aides dont bénéficient les entreprises.

Nous sommes prêts à répondre à toutes vos questions.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Je vous remercie pour ces propos liminaires. Pourquoi avez-vous attendu une injonction du tribunal pour transmettre vos comptes ?

M. Stéphane Hayot. - 80 % des entreprises en outre-mer ne déposent pas leurs comptes. Nous avons toujours déposé nos comptes auprès de l'administration chaque année et nous les fournissons aux autorités de contrôle à chaque demande. Cependant, nous ne souhaitions pas les rendre publics, ce qui a effectivement créé de la suspicion. Nous avons récemment déposé nos comptes consolidés des cinq dernières années. Ce processus est en cours pour toutes nos filiales. Cette question est désormais réglée et nous continuerons à le faire pour les années à venir. Il n'y a plus de problème, nous sommes parfaitement transparents sur l'ensemble de nos comptes.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci pour vos propos, mais je ne peux pas accepter cette réponse. Il est inacceptable de justifier le non-respect de la loi par le fait que d'autres ne la respectent pas non plus. En tant que parlementaires, nous avons dû légiférer à nouveau à travers une proposition de loi contre la vie chère outre-mer déposée par notre collègue Victorin Lurel pour obliger les entreprises à être transparentes, ce qui est un échec pour la politique et le droit.

Votre groupe, qui est l'un des plus grands acteurs d'outre-mer avec 18 000 salariés et un chiffre d'affaires d'environ 5 milliards d'euros, a une responsabilité particulière dans le respect de la loi. Le fait que vous avez été contraints par une décision de justice de publier vos comptes est préoccupant. Votre réponse est inacceptable pour un groupe de votre envergure. Cette attitude soulève des questions sur d'autres aspects de vos activités, notamment sur la vie chère. Je vous demande donc de reconsidérer votre approche sur ce sujet.

M. Stéphane Hayot. - Nos comptes sont maintenant déposés et accessibles. Vous pouvez les consulter. Le sujet est donc réglé.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Je comprends votre réponse, mais ce manque de transparence a causé beaucoup de problèmes. Si vous aviez respecté ces obligations plus tôt, nous aurions probablement évité certaines situations difficiles.

Y a-t-il une différence significative ou les montants sont-ils similaires entre les aides publiques octroyées par la France et celles octroyées par d'autres États ?

M. Stéphane Hayot- Comme je l'ai mentionné dans mon propos liminaire, nos secteurs d'activité sont rarement éligibles aux aides, à l'exception de Sainte-Lucie où nous bénéficions d'exonérations fiscales et d'aides au fret pour l'importation de produits, comme des bouteilles, entrant dans la fabrication de produits finis, comme c'est le cas en Martinique. Je ne suis pas en mesure de fournir une comparaison pertinente au niveau international, contrairement à d'autres groupes qui sont intervenus avant nous. Cependant, je peux affirmer que les aides spécifiques pour l'outre-mer sont cruciales. Elles nous semblent toutes pertinentes car elles compensent des handicaps structurels bien réels.

J'évoquais précédemment la question de la vie chère. Ce problème concerne non seulement le prix des produits, mais aussi le pouvoir d'achat nécessaire pour les acquérir. La difficulté majeure en outre-mer réside dans le fait que trop de nos compatriotes sont sans emploi, dépendent des minima sociaux, et disposent donc d'un pouvoir d'achat insuffisant. Lorsque le pouvoir d'achat est faible, même ce qui n'est pas cher devient inabordable. Il est donc nécessaire d'agir sur tous les fronts.

Nous sommes convaincus que le développement de la production locale est essentiel. Comme je l'ai souligné dans mon introduction, la production locale n'est pas une solution directe à la vie chère. En effet, produire localement coûte plus cher que dans l'Hexagone. Cependant, la production locale crée de l'activité, des emplois, des revenus et de la fierté, ce qui est crucial.

Prenons l'exemple de notre production de yaourts à La Réunion. Nous y exploitons une usine depuis longtemps, produisant 5 000 tonnes de yaourt par an. En comparaison, la plus petite usine Danone en France métropolitaine produit 100 000 tonnes, soit 20 fois plus. À La Réunion, nous démarrons la production de yaourt à la vanille à 8 heures le lundi matin et nous l'arrêtons à 10 heures, car nous avons déjà produit suffisamment pour couvrir les besoins du marché pour les quinze prochains jours. Produire davantage entraînerait du gaspillage en raison de la courte durée de conservation du produit.

Cet exemple illustre la problématique de la production locale sur le territoire. Notre outil industriel, théoriquement capable de produire 100, ne produit en réalité que 18, restant à l'arrêt plus de 80 % du temps. En métropole, une usine similaire produit entre 80 et 90 % de sa capacité, fonctionnant presque en continu pour un marché de 60 millions d'habitants.

C'est pourquoi les aides fiscales à l'investissement ou issues de la Lodeom, qui permettent de réduire les charges, sont essentielles. Sans elles, cette production locale n'existerait pas. On parle beaucoup d'autonomie alimentaire sur le territoire, et nous sommes convaincus que c'est un objectif louable. Cependant, il faut être réaliste : atteindre une autonomie alimentaire totale est peu probable, même l'Hexagone n'y parvient pas. Néanmoins, plus nous pourrons augmenter cette autonomie, mieux ce sera. En tant qu'acteurs, y compris en tant que distributeurs, nous priorisons la production locale dans nos magasins, car nous sommes convaincus de son importance capitale.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Vous avez évoqué le pouvoir d'achat et j'ai l'impression que vous abordez la question de la vie chère sous cet angle. Envisageriez-vous de réduire vos marges pour augmenter ce pouvoir d'achat en accordant de meilleurs salaires ?

M. Stéphane Hayot. - Le marché alimentaire outre-mer est extrêmement compétitif et concurrentiel. Rappelons-nous la grande crise sociale en Martinique et en Guadeloupe en 2009. À l'époque, le groupe Cora détenait près de 40 % de parts de marché, il a depuis disparu. En 2019, le groupe leader en Martinique, le groupe Ho Hio Hen, présent également en Guadeloupe et en Guyane, a connu le même sort. D'autres acteurs comme les groupes Lancry et Roseau en Martinique ont également disparu. Heureusement, de nouveaux acteurs sont arrivés et se sont développés.

Comparons avec l'Hexagone où six grands acteurs dominent le marché. Leclerc y détient 24,1 % de parts de marché, alors que nous en avons 26,8 % en Martinique. Carrefour a 22 % de parts de marché dans l'Hexagone, tandis que le deuxième acteur Intermarché en Martinique en a 22,5 %. Intermarché est numéro trois dans l'Hexagone avec 17,8 %, alors que le troisième acteur en Martinique, le groupe Parfait avec l'enseigne Leclerc détient 21,7 %. Système U, quatrième dans l'Hexagone avec 12 %, est représenté en Martinique par le groupe SAFO, partenaire Carrefour indépendant de notre groupe, avec 10,9 %. Auchan a 9,4 % dans l'Hexagone, contre 7,3 % pour le groupe Fernand Ho Hio Hen avec les enseignes Auchan en Martinique.

Cette comparaison montre que sur un territoire de 350 000 habitants en Martinique, nous avons autant d'acteurs majeurs que dans l'Hexagone. La disparition de grands acteurs ces dernières années pose la question suivante : auraient-ils disparu si les marges étaient élevées et les profits importants ? En réalité, nos marges sont similaires à celles de l'Hexagone. Le président d'Auchan a récemment déclaré une marge de 24,8 % dans ses magasins hexagonaux. Nous sommes à moins de 24 % dans nos magasins en Martinique.

La situation est similaire en Guadeloupe, avec une répartition des parts de marché entre plusieurs acteurs : le premier représente 19 % de parts de marché, Système U 19 %, le groupe Leader Price 17 %, et nous sommes à 12,6 %. Cette fragmentation du marché est bénéfique pour le consommateur, qui choisit librement où faire ses achats en fonction de ses intérêts.

Quelle que soit sa taille, si une entreprise néglige la compétitivité et les prix, les clients la délaissent au profit de la concurrence. C'est ce qui est arrivé au groupe Cora, au groupe Ho Hio Hen, et au groupe Casino à La Réunion.

Vous me demandez si nous pouvons baisser les prix. Dans la grande distribution, nous réalisons une marge de 24 % pour un bénéfice compris entre 2 et 3 %. La vie chère en Martinique représente un surcoût de 40 % dans l'alimentaire. Même si nous réduisions nos marges à zéro, cela ne résoudrait pas le problème, passant seulement de 40 % à 38 % de surcoût. Il faut considérer l'ensemble du marché. Si nous baissions artificiellement nos prix au-delà de ce que nos comptes de résultat nous le permettent, cela attirerait tous les clients chez nous, créant une catastrophe au niveau de la concurrence.

Pour conclure, je tiens à souligner qu'il n'existe pas, à ma connaissance, de petits marchés éloignés de leurs sources d'approvisionnement où les prix seraient moins élevés que les nôtres. Cette réalité s'observe en Martinique, en Guadeloupe, à La Réunion, en Polynésie, mais aussi à Sainte-Lucie ou à la Dominique, qui s'approvisionnent depuis l'Angleterre. On ne voit pas de Guadeloupéens faire leurs courses à la Dominique pour profiter de meilleurs prix. En revanche, ce sont les Dominicains qui viennent en Guadeloupe pour acheter des produits moins chers.

Nous sommes pleinement conscients que les prix élevés constituent un problème majeur pour nos clients. Chaque jour, je me lève avec la préoccupation de chercher de nouvelles idées pour les réduire. Cependant, il faut comprendre que 80 % de ce que nous vendons est importé de territoires éloignés de plusieurs milliers de kilomètres.

Nous avons évoqué l'autonomie alimentaire, la production locale, les normes et la possibilité d'acheter davantage dans nos bassins géographiques. La République dominicaine, par exemple, a une industrie plus développée que la nôtre, mais les normes compliquent les importations. Nos îles, qui font partie de l'Europe, ont des contraintes spécifiques.

Cette problématique des prix élevés n'est pas propre à nos régions. À Hawaï, par exemple, les produits alimentaires sont 50 % plus chers qu'au centre des États-Unis. C'est malheureusement une réalité que l'on retrouve partout dans les territoires insulaires éloignés, et qui n'est pas liée aux acteurs spécifiques de la Martinique ou de la Guadeloupe.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je souhaite revenir sur le début de l'audition. Vous affirmez que votre groupe n'est pas si important, mais il faut rappeler que quatre groupes ou familles détiennent 80 % du marché dans les territoires ultramarins. La différence avec l'Hexagone, c'est que ces groupes ne sont pas présents dans tous les secteurs comme vous l'êtes.

Votre groupe exerce une influence considérable sur un territoire de 350 000 habitants, étant impliqué dans la grande distribution, l'automobile, l'industrie et d'autres secteurs. Cette situation est comparable à celle de grands groupes comme Lactalis en Mayenne ou Michelin dans le Puy-de-Dôme, mais concentrée sur les territoires ultramarins.

Concernant la transparence, je note que vos comptes sont désormais publics, mais il a fallu une décision de justice pour y parvenir après six ans de non-publication. J'apprécie votre volonté de transparence sur les aides publiques mais quel est le montant total des aides publiques reçues par le groupe GBH en 2023, tous dispositifs confondus ?

M. Stéphane Hayot. - Les aides spécifiques outre-mer que nous percevons s'élèvent à 8 millions d'euros. Les aides publiques à l'exploitation, tant outre-mer que nationales, atteignent 47 millions d'euros. Au total, cela représente donc 55 millions d'euros, toutes aides confondues.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce montant inclut-il l'accise sur le rhum, le crédit d'impôt mécénat, les exonérations de cotisations sociales et tout ce que vous nous avez détaillé précédemment ?

M. Stéphane Hayot. - Oui.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour ces précisions et de nous transmettre ces informations par écrit, Je tiens également à remercier l'administration qui travaille depuis plusieurs semaines à nos côtés pour préparer ces auditions.

Vous avez réalisé un chiffre d'affaires de 4,9 milliards d'euros en 2023, avec une marge commerciale de 1,7 milliard. Votre résultat net s'élève à 227 millions d'euros, à comparer aux 55 millions d'aides publiques reçues. Je me dis que la France est un beau pays. Qu'en pensez-vous, sachant que vous avez également des filiales à l'étranger qui ont touché 1,6 million d'euros d'aides ?

M. Stéphane Hayot. - Je ne peux pas porter de jugement sur les aides nationales qui sont décidées pour l'ensemble des entreprises françaises. Nous en bénéficions, mais elles ne sont pas de notre ressort. Ce que je peux affirmer, c'est que les aides spécifiques à l'outre-mer dont bénéficient nos entreprises éligibles sont indispensables, quel que soit l'acteur concerné.

Une aide publique est, selon moi, la traduction d'une stratégie étatique. Elle est décidée par l'État pour atteindre certains objectifs, comme augmenter l'autonomie alimentaire en outre-mer, favoriser le développement de la production locale, ou maintenir une activité agricole forte, notamment dans le secteur de la banane qui représente 10 000 emplois.

Ces aides permettent aux acteurs, qu'ils soient grands ou petits, de développer une activité efficace et pérenne. Sans elles, certaines activités ne seraient tout simplement pas viables. Par exemple, sans ces aides, nous ne serions pas fabricants de yaourts à La Réunion, car l'activité ne serait pas rentable.

Il est essentiel que les acteurs importants comme notre groupe puissent accéder à ces aides, au même titre que les autres. Cela permet d'augmenter le nombre d'acteurs et de créer de la concurrence.

Concernant notre diversification, elle résulte d'une stratégie lancée par mon père. Il était convaincu que sur un petit marché, il fallait être présent dans plusieurs métiers et sur plusieurs territoires. Il pensait qu'une entreprise, même de taille modeste, présente sur plusieurs territoires avait plus de chances d'être pérenne qu'une grande entreprise concentrée sur un seul territoire.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je suis convaincu de l'importance de la diversification et de la présence sur tous les marchés.

Notre commission d'enquête ne se focalise pas sur votre groupe, mais sur l'utilisation des aides publiques par les grandes entreprises. La France est un pays attractif et il est normal d'accompagner des groupes industriels de distribution comme le vôtre. Cependant, je constate une contradiction : de nombreux chefs d'entreprise demandent moins d'État tout en sollicitant davantage d'aides publiques. Je tiens à souligner que le montant global des aides publiques que vous percevez s'élève à 55 millions d'euros, pour un résultat net d'environ 227 millions, soit près d'un quart, ce qui est significatif.

Pouvez-vous nous communiquer la marge brute du groupe ainsi que le montant de l'impôt sur les sociétés que vous payez chaque année ? La plupart des groupes que nous avons auditionnés ont fourni ces informations.

M. Stéphane Hayot. - Notre marge brute est de 24 % pour la grande distribution alimentaire. Notre taux d'imposition est proche, voire égal, au taux normatif de 25 % en France. Pour l'année 2023, nous avons payé 81 millions d'euros d'impôts.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ma dernière question fait suite au rapport d'Évelyne Renaud-Garabedian sur la proposition de loi de notre collègue Victorin Lurel visant à lutter contre la vie chère en outre-mer. Le 16 octobre 2024, un protocole a été conclu entre les services de l'État, CMA-CGM et des distributeurs, dont vous faites partie, pour lutter contre la vie chère. L'objectif était de réduire de 20 % les prix de 6 000 produits. Pour y parvenir, deux nouvelles mesures d'aide publique sous forme de baisse fiscale immédiate ont été mises en place. Il faudra les inclure dans les aides perçues en 2025, comme pour tous les groupes, par souci d'égalité de traitement. Dès le 1er janvier 2025, une exonération d'octroi de mer sur 54 familles de produits a été instaurée, incluant les pâtes, le lait, le beurre, les haricots rouges, les fromages, etc. À partir du 1er mars, une exonération totale de TVA a été appliquée sur 69 familles de produits, comprenant les précédentes ainsi que les pommes, les oranges et les biscottes. L'État a respecté ses engagements. De votre côté, quelles baisses immédiates avez-vous mises en oeuvre ? Pouvez-vous affirmer que vous avez déjà atteint l'objectif de baisse de 20 % du prix sur les 6 000 produits concernés ?

M. Stéphane Hayot. - Nous avons effectivement signé un protocole visant à atteindre une baisse moyenne de 20 % sur 54 familles de produits à partir du 2 janvier 2025. Cependant, pour atteindre cet objectif, il est nécessaire que tous les acteurs respectent leurs engagements.

Les distributeurs ont tenu leur engagement en réduisant leurs marges dès le 2 janvier, répercutant intégralement cette baisse sur les prix. La collectivité territoriale de la Martinique s'est engagée à supprimer l'octroi de mer sur ces produits, sans pour autant diminuer ses recettes, car cette baisse est compensée par une augmentation sur d'autres familles de produits.

L'État a également joué son rôle en supprimant la TVA sur ces 54 familles de produits et même au-delà, tout en compensant ce manque à gagner sur d'autres produits. À ce stade, les seuls acteurs ayant réellement consenti un effort sur leur marge ou leur rentabilité sont les distributeurs.

L'État avait deux responsabilités : la suppression de la TVA, qui a été mise en oeuvre avec un léger retard dû au changement de gouvernement, et la prise en charge des frais d'approche. La répercussion de la suppression de la TVA dans les prix a été immédiate. Grâce aux efforts des distributeurs, à la suppression de l'octroi de mer et de la TVA, nous avons pu réaliser une baisse moyenne de 12 % sur ces 54 familles de produits dans nos magasins. Nous étions à un peu moins de 10 % avant la péréquation de l'État sur la TVA.

Pour atteindre l'objectif de 20 %, comme stipulé dans le protocole, il est nécessaire de réduire les frais d'approche et mettre en place la continuité territoriale. Il était prévu que l'État prenne en charge ces frais, pour un montant d'environ 12 à 14 millions d'euros pour ces 54 familles de produits, afin de diminuer le prix de revient et d'atteindre la baisse moyenne de 20 %.

Il est important de noter que cette moyenne de 20 % implique des variations selon les familles de produits. Nous sommes en moyenne à 12 % de baisse mais certaines familles comme les pâtes alimentaires ont déjà atteint des baisses de 15 à 16 %, d'autres sont à 17 ou 18 %, tandis que certaines sont à 8 ou 9 %. Ces variations s'expliquent par les différences de prix de revient selon les produits.

Pour atteindre l'objectif global de 20 %, la seule solution viable et conforme à l'esprit du protocole signé est la réduction des frais d'approche par l'État.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Vous suggérez que c'est l'État qui ne respecte pas ses engagements. Je tiens à préciser que la collectivité a joué son rôle, mais l'État a demandé de reporter les baisses sur d'autres produits. Je trouve cela problématique : par exemple, on pourra acheter de la farine moins chère pour faire un gâteau, mais il sera plus difficile d'offrir un livre à son enfant. Vous avez évoqué la production locale et l'autonomie alimentaire. En tant qu'entreprise bénéficiant d'aides publiques, comment envisagez-vous de soutenir cette agriculture locale et cette production locale ?

M. Stéphane Hayot. - Concernant l'État, j'ai simplement exposé la situation actuelle. L'État a respecté son engagement sur la TVA, mais n'a pas encore mis en oeuvre la partie relative à la continuité territoriale. Nous avons, à plusieurs reprises, avec tous les acteurs concernés, soulevé ce point.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Je me permets de vous interrompre. La TVA restera inchangée puisqu'elle est simplement reportée sur d'autres produits. On ne peut pas affirmer que l'État a rempli son rôle envers les ultramarins, et vous semblez confirmer mes propos. Nous disons la même chose : il y a un report de la TVA sur des produits considérés comme non essentiels. Je ne suis pas d'accord avec votre analyse. Soyez franc avec nous : l'État doit assumer son rôle dans les territoires ultramarins pour assurer la continuité territoriale. Ayez le courage de l'admettre pour que nous puissions comprendre qu'il y a une possibilité d'action publique. Il faut aller jusqu'au bout, non pas pour aider les entreprises, mais pour soutenir le pouvoir d'achat des résidents ultramarins.

M. Stéphane Hayot. - Je dois être précis. Le protocole signé prévoyait une péréquation pour l'octroi de mer et la TVA, c'est-à-dire une baisse ciblée sur 54 familles de produits, compensée par une hausse sur d'autres. Vous avez raison, c'est un jeu à somme nulle. L'intérêt, reconnu par les différents acteurs, est de permettre la baisse des prix sur des produits de consommation courante essentiels, y compris pour les plus démunis. Pour l'octroi de mer, on constate des répercussions de taux sur des produits moins indispensables aux consommateurs.

Concernant la production locale, si vous interrogez les industriels ou les producteurs agricoles d'outre-mer, ils vous diront que nous sommes leur premier partenaire. Mon père a fondé il y a 30 ans l'association des industriels de Martinique, devenue depuis une organisation présente dans l'ensemble de l'outre-mer. Notre groupe a débuté dans ces métiers avant de se diversifier dans la distribution. C'est ancré dans notre ADN et nos convictions les plus profondes.

À la Martinique, notre enseigne Carrefour a signé il y a deux ans un accord avec l'ensemble de ses partenaires du monde agricole. Nous avons mis en place un système où, pour chaque achat d'un certain montant dans nos magasins, nous abondions une caisse destinée à aider de jeunes agriculteurs martiniquais à s'installer. Nous avons ainsi versé près de 200 000 euros, permettant à une vingtaine de jeunes agriculteurs de démarrer leur activité. Est-ce suffisant ? Non. Faut-il faire plus ? Certainement. Pouvez-vous compter sur nous pour intensifier nos efforts ? Absolument.

Nous demandons à nos équipes d'être très proches des structures comme Iguavie et Iguaflhore, de travailler avec les filières. À La Réunion, pour les fruits et légumes, nous n'importons quasiment rien. Nous travaillons avec deux coopératives agricoles locales très solides qui regroupent les productions des agriculteurs réunionnais. 90 % de ce que nous vendons est acheté localement auprès de ces coopératives. Il faut améliorer cette organisation en Martinique et en Guadeloupe, où elle est encore défaillante. Nous y travaillons, et c'est un effort collectif nécessaire, je vous rejoins sur ce point.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Des prix 40 % plus élevés dans les territoires ultramarins par rapport à la métropole ne sont pas entièrement justifiés. Vous dites, comme votre concurrent, que ce sont les frais d'éloignement et que vos marges sont identiques à celles de la métropole. Je veux bien vous croire, mais la confiance n'exclut pas le contrôle. La seule étude existante dit exactement l'inverse. Je cite ainsi Christophe Girardier, un cabinet de conseil plutôt libéral, qui affirme que sur un produit à 10 euros, seuls 5 à 7 % de surcoût peuvent être justifiés par l'éloignement, le reste étant de la marge. C'est la seule étude dont je dispose. Si vous en avez une autre prouvant que les 35 à 40 % de surcoût sont uniquement dus à l'éloignement, je suis preneur.

En période de contrainte budgétaire, où l'on demande des efforts à l'État sur la TVA, où les grands groupes comme le vôtre continuent d'invoquer les frais d'éloignement, nous avons besoin de plus de transparence sur les marges et les marges arrière. Vous ne regagnerez la confiance de la population qu'en mettant tout sur la table : les aides, la transparence sur les marges, etc. Je maintiens que 40 % de surcoût ne peuvent s'expliquer uniquement par l'éloignement, car la seule étude disponible affirme le contraire.

Quand on réalise 227 millions de bénéfices et qu'on reçoit 55 millions d'aides, il faut se poser des questions sur le coût de la vie pour nos compatriotes qui ont du mal à boucler leurs fins de mois, particulièrement dans les territoires ultramarins. Je pense qu'il faudra passer par la loi. Même Manuel Valls, qu'on ne peut pas accuser d'être Che Guevara, est favorable à l'idée de demander des comptes aux grands groupes.

Je vous le répète parce que je pense que cette situation ne peut pas perdurer. On ne peut pas avoir des groupes qui réalisent des marges importantes, même si on ne les connaît pas précisément, dans un contexte de difficultés économiques généralisées.

M. Stéphane Hayot. - Je regrette que la seule étude que vous citiez soit celle d'un acteur isolé qui s'est autoproclamé grand professionnel de la distribution. À ma connaissance, il n'a réalisé des études que sur GBH et tient des propos caricaturaux en permanence. Il existe de nombreuses autres études.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je n'avais pas remarqué que cette étude vous visait particulièrement. J'ai compris qu'elle concernait l'ensemble du secteur. Quoi qu'il en soit, cette étude est reconnue et l'Insee s'appuie dessus. Vous avez tout à fait le droit de la contester, mais elle est généralement acceptée et partagée. Nous pouvons avoir un désaccord sur ce point.

Cependant, la question demeure : est-ce que l'éloignement justifie réellement une différence de prix de 40 % en moyenne ? Même sans étude, et sans viser spécifiquement votre entreprise, je m'interroge. Ce qui m'interpelle particulièrement, c'est que cette différence n'était pas aussi importante il y a dix ans. Il y a eu une forte augmentation au cours de la dernière décennie, c'est un fait indéniable.

M. Stéphane Hayot. - Des études approfondies ont été menées sur la situation en outre-mer. L'Autorité de la concurrence, la direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes et les services de l'État ont tous confirmé que les moyens de contrôle déployés en outre-mer sont proportionnellement plus importants que dans n'importe quel autre département français. À la suite de la crise sociale de 2009, le gouvernement a mandaté l'Autorité de la concurrence pour une étude approfondie. Cette analyse a disséqué nos marchés, notamment dans l'alimentaire. La conclusion était claire : le problème ne résidait ni dans le comportement des acteurs, ni dans les marges. Cependant, l'étude a identifié des points d'amélioration possibles, sans pour autant affirmer que la situation était parfaite.

M. Fabien Gay, rapporteur. - On ne reproche pas à une entreprise privée de faire du profit mais il faut distinguer les profits, les sur-profits et les sur-sur-profits !

M. Stéphane Hayot. - Quand nous réalisons entre 2 et 3 % de marge sur notre chiffre d'affaires, comme un hypermarché en France métropolitaine, on ne peut pas parler de sur-profit. À l'échelle de notre groupe, nous atteignons en moyenne 4 % de marge, alors que les entreprises du CAC 40 dépassent les 6 %. L'Autorité de la concurrence a mené une nouvelle étude en 2019, dix ans après la première, à la demande du président de la République. Je pense que nous pouvons accorder plus de crédit à cette autorité indépendante qu'au consultant que vous avez cité.

D'autres études, notamment celle réalisée par Olivier Sudrie, ont montré que 67 % du coût d'approvisionnement des marchandises est dû à l'éloignement. Le coût de 5 000 euros par conteneur, mentionné par M. Parfait lors de son audition, englobe l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement. Cette réalité s'impose à nous. L'impact de ces coûts varie selon la valeur des marchandises transportées : faible pour 200 000 euros de marchandises, mais fort pour 20 000 euros. Raisonner en moyenne, comme le fait le consultant que vous citez, est trompeur. Par exemple, dans notre hypermarché en Martinique, un iPhone, une télévision ou un ordinateur se vendent au même prix que dans l'Hexagone. En revanche, un paquet de pâtes qui arrive au port de Fort-de-France est déjà 50 % plus cher avant même que nous n'ayons pris de marge. Il faut donc raisonner spécifiquement et non en moyenne

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous contestez ces chiffres, ce qui ouvre un débat. Je vous invite à le trancher par la transparence totale des marges, comme nous l'avions envisagé dans la proposition de loi contre la vie chère. Cette transparence permettrait d'avoir une discussion saine sur les marges réalisées sur les 50, 100 ou 200 premiers produits alimentaires. Je pense que vous n'avez rien à cacher en jouant la transparence totale. Plus vous le ferez rapidement, mieux ce sera. Je vous encourage à prendre l'initiative sur cette question de transparence des marges. Cela nous permettra d'identifier précisément où se situent les surcoûts : est-ce au niveau du transport, de votre marge, ou ailleurs ? Je pense que vous auriez tout à y gagner.

M. Stéphane Hayot. - J'ai dit que le coût du transport était le même pour tous les produits. Concernant la transparence, vous avez raison. Je crois que le gouvernement a demandé à l'Autorité de la concurrence de réaliser une troisième étude approfondie, ce dont je me réjouis. Une structure indépendante et qualifiée pour analyser des situations complexes apportera un éclairage précieux. Je partage votre sentiment sur l'importance d'améliorer la confiance et la compréhension, c'est indispensable. Ma parole peut être perçue comme partiale puisque je suis partie prenante. Si des intervenants tiers, au-dessus de tout soupçon, peuvent apporter leur éclairage, cela me semble être une très bonne chose.

M. Marc Laménie. - Merci beaucoup pour votre présentation pédagogique. Je ne connais pas l'outre-mer, je suis sénateur des Ardennes depuis 2007. Vous avez cité l'île de La Réunion et l'importance de produire localement. Les chiffres que vous avez donnés montrent que votre entreprise familiale est un acteur économique majeur, créateur d'emplois et d'investissements, ce qui est tout à votre honneur.

Vous avez évoqué les actions de solidarité, et je crois que le volet humain est très important. Ces derniers temps, j'interviens modestement pour soutenir l'outre-mer. Il est important que nous, en métropole, puissions soutenir l'outre-mer.

Les actions de solidarité sont cruciales, notamment en raison des contraintes géographiques et climatiques qui affectent ces territoires. Il est essentiel de développer et de renforcer ces actions. Je soutiens pleinement la position de la Présidente et du rapporteur concernant la solidarité, notamment pour soutenir le pouvoir d'achat.

Vous avez mentionné environ 55 millions d'euros d'aides publiques, ce qui est significatif compte tenu de vos investissements et de vos créations d'emplois. En tant que responsables, c'est à vous de gérer ces aspects, mon rôle étant d'analyser et de comprendre la situation. Envisagez-vous de créer une fondation pour vos actions de solidarité, ce qui pourrait ouvrir des possibilités en termes de mécénat et de dispositions fiscales ?

Par ailleurs, vous avez abordé un sujet qui nous préoccupe tous ici : la simplification de l'accès aux aides et la réduction des délais d'instruction, une problématique commune à la métropole et à l'outre-mer.

Votre présence s'étend au-delà de l'outre-mer, dans d'autres pays, ce qui rejoint les préoccupations de nos collègues sénateurs représentant les Français de l'étranger. Le Sénat a une vision globale qui englobe la métropole, l'outre-mer, mais aussi l'ensemble des cinq continents. Sur le terrain, vous interagissez avec divers acteurs et partenaires, notamment les services de l'État et les collectivités territoriales. Les préfets et les représentants de l'État sont là pour vous assister dans ces démarches complexes et ces longs délais que vous avez évoqués. L'un des objectifs de la commission d'enquête est de simplifier et de faciliter ces démarches. L'idée est que les aides publiques aient des retombées concrètes sur le terrain, pour les territoires et leurs habitants. C'est un échange donnant-donnant. Étant donné votre attachement à la solidarité, je pense que c'est aussi une façon de la partager.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Je vous remercie, cher collègue, pour ces observations. Monsieur le Directeur général, je vous remercie pour votre intervention qui enrichira notre réflexion sur le sujet. Cependant, je reste perplexe face à certaines de vos réponses et je ne suis pas entièrement satisfaite. Je ne partage pas totalement votre point de vue. Néanmoins, je vous encourage à poursuivre dans la voie de la transparence. C'est crucial pour nos territoires ultramarins de disposer d'informations précises. Bien que vous communiquiez sur vos interventions, je pense qu'il faut être plus transparent quant aux résultats obtenus, notamment concernant l'acheminement des produits de l'Hexagone vers les Outre-mer.

Je ne soutiens pas la proposition de loi qui vise à aligner les prix sur ceux de l'Hexagone. En revanche, j'aimerais que la loi Lurel de 2012 soit appliquée, sans qu'il soit nécessaire de légiférer à nouveau pour vous imposer son respect. Vous bénéficiez de fonds publics, ce qui implique un devoir de résultat envers la population ultramarine, mais aussi envers l'ensemble de la population française.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 20 h 10.