- Mardi 8 avril 2025
- Audition de M. Philippe Latombe, député, rapporteur de la mission d'information de l'Assemblée nationale « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne » (juin 2021)
- Audition de Mme Marianne Tordeux Bitker, directrice des affaires publiques et de M. Yann Boulay, responsable des affaires publiques de France Digitale, avec des représentants des entreprises Explain, Doctrine et OpenClassrooms
- Audition de M. Alain Juillet, ancien Haut responsable chargé de l'intelligence économique
- Audition de M. Pierre Pelouzet, médiateur des entreprises
- Mercredi 9 avril 2025
Mardi 8 avril 2025
- Présidence de M. Simon Uzenat, président -
La réunion est ouverte à 9 h 05.
Audition de M. Philippe Latombe, député, rapporteur de la mission d'information de l'Assemblée nationale « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne » (juin 2021)
M. Simon Uzenat, président. -Notre commission d'enquête poursuit ses travaux, pour cette cinquième semaine d'auditions, en approfondissant un thème que nous avons déjà effleuré au cours des semaines passées, dans le cadre d'échanges avec les organismes et experts que nous avons entendus : celui de l'accès des entreprises innovantes à la commande publique, et, indirectement, celui de la promotion de la souveraineté numérique française et européenne.
Cette problématique essentielle n'est pas étrangère au champ de notre commission d'enquête, dans la mesure où la commande publique peut être un outil de soutien à ces entreprises innovantes, leur permettant d'amorcer leur développement, de consolider leur activité et donc d'être utiles à notre économie.
Pour partager avec nous son expertise sur la question, nous recevons M. Philippe Latombe, député de la Vendée et rapporteur de la mission d'information de l'Assemblée nationale sur le thème « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne », dont les travaux - plus de 80 auditions - se sont déroulés en 2021 et ont très largement abordé la question de la commande publique.
Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié.
Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Philippe Latombe prête serment.
Monsieur le député, votre rapport formule cinq recommandations relatives à la commande publique, qui vont du recours accru aux entreprises technologiques nationales et européennes par les personnes publiques à une refonte des directives pour mettre en place un Small Business Act européen. Pouvez-vous nous expliquer les raisons et les objectifs qui vous ont conduit à ces conclusions ?
Vous partagez par ailleurs avec le rapporteur et moi-même, ainsi qu'un certain nombre de membres de notre commission d'enquête, des craintes sur les conditions d'hébergement en nuage chez des prestataires américains des données nationales sensibles, relatives à la vie privée de nos concitoyens, à la recherche ou au fonctionnement de nos administrations. Ceux-ci sont soumis à une législation extraterritoriale - Foreign Intelligence Surveillance Act (Fisa) et Cloud Act - qui permet aux autorités américaines de solliciter auprès d'eux la communication des données présentes sur leurs serveurs, même si ceux-ci sont situés en Europe, et ce sans aucune information des personnes concernées. Vous pourrez nous expliquer comment nous en sommes arrivés là et s'il est encore temps d'y remédier.
Pouvez-vous également nous confirmer que notre tissu économique et technologique est capable d'offrir des alternatives aux Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft ?
Enfin, nous serions intéressés par le regard que vous portez sur la sensibilisation des acheteurs publics, au sein de l'État et dans les collectivités territoriales, à ces problématiques particulièrement complexes. À l'heure où l'achat public a pris un virage écologique marqué, à l'initiative du législateur, devrait-il également prendre davantage en compte les aspects de souveraineté numérique, au risque peut-être de le complexifier davantage ?
M. Philippe Latombe, député, rapporteur de la mission d'information de l'Assemblée nationale sur le thème « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne ». - Merci infiniment de cette invitation et du thème de cette commission d'enquête, dont les travaux s'annoncent particulièrement intéressants. J'attends avec impatience son rapport, qui fait écho à celui que j'ai publié en 2021 au nom de la mission d'information sur le thème « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne ».
Lors des différentes auditions que nous avons menées dans ce cadre, à l'époque du covid-19, nous nous sommes immédiatement penchés sur la commande publique par le biais des outils numériques permettant à l'ensemble de l'administration - y compris au Sénat et à l'Assemblée nationale - et des entreprises de fonctionner. Nous avons constaté une très forte dépendance européenne aux outils numériques américains, acquis sans commande publique dans la plupart des cas. Sans parler de l'actualité très récente sur les droits de douane imposés par M. Trump, le rapport Draghi montre bien que, si la croissance industrielle de l'Europe et celle des États-Unis sont à peu près similaires, la différence de valeur ajoutée, donc de PIB, sur les dix dernières années est lié aux services numériques.
Je donnerai l'exemple de Microsoft, qu'il s'agisse de sa suite Office ou de son cloud, et des produits très utiles - bien qu'inconnus du grand public - pour l'ensemble des entreprises françaises et des administrations, tels que l'outil de virtualisation VMware, qui est quasiment le seul dans son domaine. Son prix a augmenté de 40 % depuis son rachat par Broadcom voilà près d'un an. Le 10 avril, les licences augmenteront à nouveau d'autant pour les petites et moyennes entreprises (PME).
Actuellement, nous n'avons pas d'autres solutions que ces outils. Notre adhérence à la technologie américaine est d'autant plus forte que les États-Unis soumettent l'ensemble des entreprises et des citoyens américains à deux grandes règles : le Cloud Act les contraint à communiquer des données, mais sous contrôle du juge ; le Fisa est plus problématique, car une autorisation donnée par le président des États-Unis, via un executive order, permet aux centrales de renseignement américaines de collecter des informations sans passer par un juge et sans en informer le détenteur ou le propriétaire des informations ; j'y reviendrai.
Lors des travaux de la mission d'information, deux sujets en particulier ont attiré notre attention : d'une part, les données de santé - nous étions en pleine crise sanitaire - ; d'autre part, l'identité numérique - elle émergeait au niveau européen - et son support physique, à savoir la carte nationale d'identité électronique (CNIE).
S'agissant des données de santé, le rapport de Cédric Villani relatif à l'intelligence artificielle a été suivi de la création du Health Data Hub (HDH), désormais appelé la « Plateforme des données de santé » (PDS) depuis que le tribunal de Paris en a demandé la francisation. Le HDH est un groupement d'intérêt public (GIP), et non une direction du ministère de la santé, qui a pour objet de centraliser la recherche en France sur les données de santé. Il devait notamment bénéficier d'une copie du système national des données de santé (SNDS), qui regroupe l'ensemble des données de santé issues de la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam), qui concernent l'ensemble des français et remontent à quarante ans. Ces informations sont très intéressantes et fiables, car elles sont soigneusement codifiées grâce aux codes attribués par l'administration. C'est une mine d'or pour la recherche médicale !
À l'époque, nous nous étions émus dans notre rapport que le HDH puisse héberger l'ensemble de ces données chez Microsoft, en particulier son cloud Azure, et ce sans appel d'offres. On nous avait expliqué que, dans la phase de construction du HDH, le recours à l'Union des groupements d'achats publics (Ugap) était suffisant et permettait d'éviter de passer par la commande publique.
Des parlementaires ont ensuite interrogé les ministres concernés lors de séances de questions d'actualité au Gouvernement. Le ministre de la santé et le secrétaire d'État au numérique ont apporté une réponse identique au Sénat et à l'Assemblée nationale concernant la réversibilité de l'hébergement, de Microsoft vers une entité souveraine, conformément à la doctrine du « cloud au centre » - à l'époque « cloud de confiance ». Ce processus devait être mis en oeuvre dans un délai de dix-huit mois. Toutefois, trois ans plus tard, il n'est toujours pas d'actualité, bien qu'il figure, selon le HDH, dans la roadmap pour le troisième trimestre de 2025. Alors que dix-huit mois de travaux préalables sont requis, ils n'ont pas eu lieu, rendant cet objectif inatteignable.
Depuis des mois, je pose des questions au HDH sans obtenir de réponses. Je demande des documents précis, car, selon mes informations, celui-ci a été conseillé au départ par le cabinet Open, puis par Capgemini, qui a repris le contrat et fournit du conseil en stratégie à la direction générale. J'ai demandé la communication des contrats, du nombre de consultants et de leurs tarifs horaires ou journaliers, ainsi que des travaux réalisés par ces consultants pour le HDH, afin de comprendre la stratégie qui a conduit ce dernier à ne pas obéir aux instructions successivement données par les ministres.
J'avais fait une première demande avant la dissolution, puis j'en ai refait une juste après le renouvellement de l'Assemblée. En réponse, la directrice du HDH m'a renvoyé au code des relations entre le public et l'administration (CRPA), m'indiquant que, sans réponse de sa part sous un mois, je pouvais formuler une demande auprès de la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada).
J'ai donc réécrit immédiatement en précisant que cette demande émanait non pas d'un simple administré, mais d'un parlementaire. La réponse qui m'a été donnée est restée inchangée : je devais faire une demande et, si aucune réponse ne m'était apportée sous un mois, saisir la Cada. J'ai donc saisi la Cada voilà quinze jours. Cependant, il faudra du temps avant que je ne reçoive les documents, tandis que le contexte géopolitique actuel rend la réversibilité urgente.
Avons-nous des solutions pour héberger ces données ? Oui. Parmi toutes les entreprises françaises qui peuvent le faire, je citerai OVH, Scaleway et NumSpot depuis quelques jours, ou encore Outscale et Cloud Temple. Les possibilités sont très importantes, et les universités et certains laboratoires de recherche ont déjà recours au Centre d'accès sécurisé aux données (CASD), solution qui avait d'ailleurs été mise en avant par M. Marchand-Arvier, conseiller d'État et actuellement directeur de cabinet de Mme Vautrin, dans son rapport sur les données de santé.
Je ne renoncerai pas à l'idée que le HDH rencontre un problème d'adhérence à Microsoft et à son cloud Azure ; nous devons approfondir cette question pour aller au bout de la démarche. Si vous pouvez participer à cette recherche, j'en serai heureux. Je ne suis pas adepte des théories du complot, mais l'absence totale de réversibilité depuis plus de cinq ans, en dépit des demandes des ministres, pose problème.
J'en viens à la CNIE et à l'identité numérique, qui est un sujet régalien essentiel.
En 2021, nous avions commencé à travailler, au niveau européen, sur la définition d'une identité numérique européenne, mais chaque pays restait maître de la façon de la décliner. Le wallet - portefeuille en anglais -, tel qu'il est prévu par la Commission européenne, n'était pas encore d'actualité.
La France a choisi de développer une identité numérique, en choisissant de l'incarner physiquement à travers une CNIE. Cependant, nous nous sommes heurtés à l'Imprimerie nationale, qui a refusé de répondre réellement à nos questions, notamment en ce qui concerne les sous-traitants et les entreprises avec lesquelles elle collaborait. Je l'ai formulé le plus diplomatiquement possible dans le rapport, mais vous noterez un certain agacement dans la rédaction.
Par exemple, concernant l'absence de photo en couleur sur la CNIE, on nous avait d'abord répondu, en audition publique, que les forces de l'ordre préféraient une photo en noir et blanc. Toutefois, les policiers de l'air et des frontières nous avaient ensuite indiqué que la photo en couleur serait préférable. Lorsque nous avons réinterrogé l'Imprimerie nationale, celle-ci a expliqué qu'elle manquait de prestataires capables de graver des photos en couleur de manière fiable sur la carte. Or, à notre connaissance, au moins deux prestataires, dont un européen, étaient parfaitement en mesure de le faire, mais n'avaient pas été retenus.
Il en va de même des technologies d'encres et d'hologrammes, qui sont utilisées pour renforcer la sécurité physique des cartes et éviter les copies. Nous avions demandé à l'Imprimerie nationale pourquoi elle avait choisi une entreprise non pas française ou européenne, mais suisse, à savoir Sicpa, qui a de surcroît une réputation quelque peu sulfureuse, étant accusée de corruption dans certains pays. L'Imprimerie nationale nous a répondu qu'il n'existait aucun autre fournisseur français ou européen sur ce segment.
Nous avons alors mené des recherches et interrogé l'entreprise Crime Science Technology (CST), qui propose des encres optiquement variables, à l'état de l'art. Cependant, l'Imprimerie nationale nous a expliqué que tel n'était pas le cas. Nous n'avons jamais pu obtenir suffisamment d'informations pour vérifier ces dires ni pour confirmer que CST n'était pas en mesure de fournir des encres répondant au cahier des charges. Il se trouve que, depuis quelques années, cette entreprise fournit un certain nombre de pays européens en vue de la sécurisation des passeports, cartes d'identité et permis de conduire. Notre réglementation étant similaire, je ne comprends pas ce qu'il se passe.
Plus globalement, nous n'avons jamais pu obtenir d'informations au sujet d'un appel d'offres de la part de l'Imprimerie nationale pour l'ensemble des composantes de la CNIE, ni connaître le coût de cette carte. Bien que l'on sache ce que l'État verse à l'Imprimerie nationale par carte, nous n'avons aucune idée du coût de revient réel.
Ce n'est pas de la curiosité mal placée. Dans le cadre de la commande publique, ne constate-t-on pas une captation de valeur de la part des grandes entreprises, publiques comme l'Imprimerie nationale ou privées comme des entreprises de services numériques (ESN) ? Nous avons remarqué que de nombreux appels d'offres étaient d'un montant tellement élevé que les petites entreprises étaient incapables d'y répondre. Par conséquent, ces appels d'offres sont souvent remportés par les ESN, qui les allotissent ensuite.
En conséquence, nous avons proposé un Small Business Act à l'européenne : il s'agirait d'allotir la commande publique en la divisant en petits morceaux destinés à des entreprises de taille intermédiaire (ETI) ou des PME. Ces entreprises pourraient ainsi continuer à créer de la valeur et investir en recherche et développement (R&D), contribuant à maintenir un tissu mature.
Nous pourrons évoquer aussi certains sujets d'actualité, tels que le rôle de Microsoft dans l'administration ou le contrat entre Thales et l'Agence nationale des techniques d'enquêtes numériques judiciaires (ANTENJ) pour les interceptions judiciaires. Pourquoi exclut-on certaines petites entreprises dont le savoir-faire pourrait être bénéfique aux forces de l'ordre ? C'est précisément l'objet d'un amendement déposé par des sénateurs et des députés à la proposition de loi, actuellement en discussion, visant à sortir la France du piège du narcotrafic, et sur lequel le Gouvernement a opposé une fin de non-recevoir.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Au sujet de l'Imprimerie nationale, j'étais intervenu, il y a deux ans, auprès du ministre de l'intérieur, Gérald Darmanin. Il m'avait répondu que la loi avait été appliquée.
La société CST a en effet développé une magnifique technologie, à lecture directe, adoptée par tous nos voisins européens, et même par les Américains. Nous sommes les seuls à ne pas l'avoir choisie. Il n'en était même pas fait mention dans le cahier des charges. Disposez-vous d'éléments concrets permettant d'expliquer les raisons pour lesquelles cette entreprise a été écartée ?
Il semblerait que l'Imprimerie nationale ait agi dans ce dossier comme un donneur d'ordres, à la place de l'Agence nationale des titres sécurisés (ANTS) censée la superviser, ignorant les recommandations sécuritaires formulées par cette dernière.
M. Philippe Latombe. - S'agissant de la CNIE, je n'ai pas eu de preuve qu'un appel d'offres avait été conduit. Les représentants de l'Imprimerie nationale ont toutefois déclaré, devant la mission d'information que j'ai conduite, qu'il y avait bien eu un appel d'offres. Le ministre de l'intérieur l'a également affirmé à plusieurs reprises, au Sénat et à l'Assemblée nationale, en réponse à des questions parlementaires. Mais nous n'avons pas été en mesure de vérifier ces informations et d'accéder aux documents dans le cadre de nos travaux.
Pour le HDH, il nous a été répondu qu'un appel d'offres n'avait pas été nécessaire, en raison du recours à l'Ugap. Voilà trois ans, le ministre affirmait que nous basculerions vers une solution souveraine dans un délai de dix-huit mois, ce qui n'est toujours pas le cas à ce jour. On peut dès lors se poser la question : y a-t-il une réelle volonté de faire des appels d'offres ?
La Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) a autorisé la création par le HDH de l'entrepôt de données de santé EMC2, dans le cadre d'un programme européen, et son hébergement par Microsoft. Le HDH a indiqué qu'il n'y avait pas de solution française, et de façon assez lunaire qu'un appel d'offres serait même préjudiciable à notre tissu industriel, car aucune entreprise nationale ou européenne ne serait retenue, mettant en lumière leur retard sur les américains.
De leur côté, les entreprises françaises sollicitées au sujet de l'hébergement des données de santé que nous avons interrogées nous ont expliqué qu'on ne leur avait pas posé les mêmes questions qu'aux Américains. On leur a demandé si elles possédaient un certain nombre de briques technologiques conformes au référentiel SecNumCloud. Ils ont répondu par la négative - faute de marché -, tout en précisant qu'ils pouvaient les développer dans un délai de douze mois et qu'ils en disposaient sous la certification HDS (hébergement de données de santé). Les hyperscalers étatsuniens comme Microsoft Azureou AWS ne pouvant pas, par définition, être SecNumCloud, on leur a simplement demandé s'ils avaient les briques technologiques en question certifiées HDS. Ce « deux poids, deux mesures » est peut-être aussi à mettre en lien avec l'absence d'appel d'offres.
Pour la CNIE, des enjeux de secret industriel expliquent aussi le peu d'informations qui ont été communiquées à la mission d'information. Je n'avais pas la possibilité de creuser davantage, mais il faudrait pouvoir se pencher de façon plus approfondie sur ces appels d'offres, si toutefois ils existent.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - On voit que même l'entreprise OVH, quatrième hébergeur mondial, qui a développé une solution interne, a été écartée.
Les cahiers des charges et les appels d'offres ne sont-ils pas toujours préparés par les mêmes cabinets de conseil, notamment McKinsey ?
M. Philippe Latombe. - Dans le domaine du numérique, ce sont en effet toujours un peu les mêmes cabinets de conseil qui travaillent pour l'État. Le rapport parlementaire sur McKinsey l'avait bien montré. On les sollicite en raison d'une perte de compétences de l'État sur ces sujets, mais aussi par simplicité.
En outre, ce sont toujours les quatre ou cinq mêmes ESN qui conseillent l'État pour construire les appels d'offres, dépouiller les réponses et bâtir l'architecture des solutions.
Dans le domaine des supercalculateurs, notamment au ministère de la défense, on a argué qu'Atos n'avait pas été retenu, car, in fine, il n'y avait qu'un seul fournisseur de puces spécialisées, et qu'il était américain. Mais aujourd'hui, compte tenu des difficultés que nous rencontrons avec nos camarades étatsuniens, il me semble que la question mérite d'être réexaminée.
D'où notre proposition, qui fait son chemin, d'un Small Business Act. Il faut que nous soyons capables, au sein de l'État, d'allotir les appels d'offres. Aucune entreprise européenne n'a les reins suffisamment solides pour répondre à des appels d'offres de plusieurs dizaines ou centaines de millions d'euros. En effet, le besoin en fonds de roulement (BFR) est très important pour exécuter ces contrats et les délais de paiement del'État sont longs. Les entreprises doivent donc s'adresser à des établissements bancaires pour obtenir de la trésorerie, ce qui coûte cher et grignote leurs marges.
Nous devons donc évoluer vers une commande publique de plus petite taille et des délais de paiement certains et fiables, ce qui ne sera pas évident dans le contexte budgétaire actuel.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - De nombreuses personnes qui exercent des responsabilités importantes dans la sphère publique passent ensuite de l'autre côté de la barrière, notamment dans les cabinets de conseil. Cette forme de pantouflage expliquerait-elle certaines choses ? Qu'en pensez-vous ?
M. Philippe Latombe. - La mission d'information n'ayant pas abordé ce sujet, je m'exprimerai à titre personnel. Ces mouvements entre l'administration et le privé, en dépit de la fertilisation croisée qu'ils peuvent entraîner, doivent selon moi être plus strictement encadrés par le législateur. Je ne jette pas la pierre à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), qui applique les règles que nous avons votées, mais peut-être faudrait-il limiter le nombre d'allers-retours - de fait, les mouvements rapides sont ceux qui posent le plus de problèmes.
S'il peut être intéressant d'insuffler au sein du secteur public certains réflexes issus du privé, notamment pour accroître l'agilité des administrations, il est plus embêtant que des personnes issues de l'administration ou des cabinets ministériels mettent leur important carnet d'adresses à disposition des entreprises privées pour obtenir des contrats avec l'État.
Dans le domaine du numérique, nous constatons une forme de porosité de l'administration aux grands groupes, notamment américains, qui pose question.
M. Simon Uzenat, président. - Au-delà du Small Business Act que vous appelez de vos voeux - nous partageons votre préoccupation -, nous pourrions aussi imaginer d'autres évolutions, en particulier sur l'allotissement, les délais de paiement ou le sourcing inversé, à condition bien entendu que la volonté politique soit au rendez-vous. Sur ces différents points, existe-t-il selon vous des marges de manoeuvre qui ne sont pas utilisées ?
À en croire les témoignages des entreprises que vous nous rapportez, on peut finalement se demander si tout n'était pas ficelé d'avance. Qu'en pensez-vous, au regard des informations que vous avez recueillies lors de votre mission d'information ?
M. Philippe Latombe. - Oui, nous avons des outils - l'allotissement, les délais de paiement - et la capacité juridique de mettre en place ce qui pourrait ressembler à un Small Business Act. Il manque surtout du courage, de la volonté politique. Une action au niveau européen présenterait l'avantage de s'imposer à tous les pays de l'Union européenne et de lever ainsi plus facilement ce frein du manque de courage.
Nous avons par le passé été vilipendés par des pays voisins et par la Commission européenne pour notre manque de transparence sur certains appels d'offres. Le mal français en matière de commande publique s'explique aussi de cette manière : nous avons voulu être plus vertueux que vertueux, pour que l'on ne puisse pas nous reprocher de privilégier les entreprises françaises.
S'agissant des données sensibles, comme les données de santé, nous pourrions parfaitement inclure dans les appels d'offres un principe d'immunité des entreprises aux règles extraterritoriales non européennes. Ce principe ayant été posé dans des textes plus récents, en particulier la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique, dite « SREN », je ne pense pas qu'il pose problème. Un recours intenté devant le Conseil d'État par un concurrent exclu d'un marché sur ce fondement permettrait au demeurant de tester la robustesse de ce principe.
Outre le manque de courage, qui explique certaines choses, j'insiste de nouveau sur la très forte adhérence - au sens physique du terme - de l'administration aux technologies américaines. En d'autres termes, l'administration ne souhaite pas changer ses habitudes de travail. Un appel d'offres du ministère de l'intérieur publié hier exige d'ailleurs expressément des candidats qu'ils puissent intervenir en utilisant des licences Microsoft.
Pourtant, dans le contexte actuel, il me semble que la question se pose. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai écrit à la ministre de l'éducation nationale à propos de Microsoft. Comment peut-on envoyer une circulaire à l'ensemble des recteurs pour leur rappeler qu'ils n'ont pas le droit d'utiliser des suites étatsuniennes dans les espaces numériques de travail des élèves, et, dix jours plus tard, passer un appel d'offres de plus de 70 millions d'euros avec Microsoft pour équiper l'administration centrale de l'éducation nationale ? Quelque chose m'échappe. On me répondra sans doute que cet appel d'offres a été lancé il y a longtemps, mais, voilà dix-huit mois, le projet de loi SREN était déjà dans les tuyaux et la doctrine « cloud au centre » posée.
Mais pour répondre précisément à votre question, je crois que les habitudes de travail jouent un rôle majeur.
M. Simon Uzenat, président. - On peut pointer aussi un défaut de pilotage politique, et un décalage marqué entre les discours et les actes.
M. Philippe Latombe. - En effet. Il nous manque aussi une structure qui puisse, au sein de l'État, aider les ministères à rédiger leurs cahiers des charges, les appels d'offres et mettre en oeuvre et piloter les changements, soit une forme d'ESN d'État. On voit trop de projets informatiques qui échouent dans les ministères sur ces sujets.
À la suite du rapport sénatorial sur McKinsey, un service de conseil a été créé au sein de l'État, mais il est largement sous-doté en effectifs, et donc totalement débordé.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous avez raison, monsieur le président, il manque un pilotage politique. J'ai pu le constater en interrogeant la direction interministérielle du numérique (Dinum) à l'occasion de plusieurs travaux. Ils sont en roue libre, ils font ce qu'ils veulent.
Je me suis également émue du récent renouvellement du marché de l'éducation nationale avec Microsoft. Après enquête, je me suis aperçu qu'il n'existait aucune concertation entre la direction générale de l'enseignement scolaire (Dgesco) et la Dinum. Il n'y a pas non plus de coordination au plus haut niveau du Gouvernement, comme c'est le cas dans d'autres pays, en particulier les États-Unis, qui ont su développer leur écosystème. Aucun Chief Technical Officer ne vient coordonner l'action des différents ministères pour bâtir une autonomie stratégique en fonction de la sensibilité des données.
Nous pourrions en effet très bien intégrer aux appels d'offres le principe de l'immunité aux lois extraterritoriales. Ce serait un progrès important. L'article 31 de la loi SREN, introduit au Sénat, impose d'avoir recours à des solutions souveraines françaises ou européennes pour préserver les données sensibles.
Est-ce la conséquence d'un manque de courage ? C'est surtout, selon moi, le résultat d'une philosophie : depuis longtemps, on pense que c'est mieux ainsi, et l'on dénigre systématiquement la valeur de nos entreprises. La doctrine n'a changé que très récemment, avec l'arrivée de Jean-Noël Barrot au portefeuille du numérique, au lendemain de l'élection présidentielle de 2022. Avant cela, Jean Castex ou Élisabeth Borne pouvait vous jurer, en réponse à nos courriers, que des appels d'offres seraient lancés, rien ne bougeait.
Le scandale de la plateforme des données de santé éclata pendant la campagne présidentielle. Il se traduisit par la mise en sommeil du projet, car il n'était plus possible de continuer au regard de son coût, évalué à quelque 80 millions d'euros, et de l'absence de souveraineté sur le stockage des données.
Le 16 juillet 2020, lorsque j'avais pour la première fois interrogé Olivier Véran sur ce dossier, il était littéralement « tombé de l'armoire ». Car il faut dire la vérité : c'est le conseiller du Président de la République, Cédric O, qui a choisi tout seul Microsoft, sans appel d'offres, alors que les nouvelles fonctionnalités prévues l'auraient justifié. Les entreprises OVH et Dassault systèmes n'ont même pas été consultées - Bernard Charlès s'en était plaint directement auprès d'Emmanuel Macron. On a choisi sciemment d'avoir recours directement à une technologie extraeuropéenne, sans s'interroger sur l'offre française disponible.
Ces entreprises ont très mal vécu aussi l'élaboration de la doctrine « cloud au centre », qui permettait, de façon déguisée, de continuer avec les mêmes, en constituant des groupes associant technologies américaines et françaises.
Quant au Small Business Act, nous le réclamons au Sénat depuis un rapport de 2013, puis un second en 2015. On peut espérer un changement avec la révision à venir des règles européennes sur la commande publique et la possibilité d'une commande publique orientée dans certains secteurs considérés comme exceptionnels. C'est au niveau européen qu'il faut faire bouger les choses, mais rien ne nous empêche d'intégrer dès à présent des clauses dans nos appels d'offres. Pour l'heure, ils sont rédigés de telle manière que seule une entreprise comme Microsoft peut répondre, finalement.
M. Philippe Latombe. - Quand faut-il de la commande publique, quand faut-il des appels d'offres ? Il faut mieux préciser les choses. Le cas de la PDS est particulier : elle estest gérée par un groupement d'intérêt public (GIP), un outil de plus en plus utilisé par l'État, qui a notamment l'avantage de permettre de recruter des personnes hors grille salariale de la fonction publique, un passage obligé si l'on veut pouvoir bénéficier d'expertises pointues dans le champ du numérique. Les GIP restent toutefois loin de l'administration, loin des ministères. Leurs directeurs se comportent un peu comme des barons dans leur baronnie et ils ne respectent pas nécessairement l'ensemble des règles qui régissent l'État et la fonction publique. Il conviendrait de préciser plus clairement les règles applicables aux appels d'offres passés par ces GIP. De même, l'Imprimerie nationale, bien qu'elle appartienne à l'État, reste une entreprise privée. Votre commission d'enquête pourrait s'attacher à clarifier l'ensemble de ces périmètres.
Je rejoins enfin le propos de Catherine Morin-Desailly sur Microsoft.. Quand on fait expressément référence à des produits Microsoft dans l'appel d'offres, comme c'est le cas récemment pour le ministère de l'intérieur, qui mieux que Microsoft, ou une entreprise certifiée par Microsoft - Microsoft est l'un des premiers certificateurs d'ESN au monde - pourrait y répondre ?
Nous sommes dans une forme d'adhérence mortifère, puisque nous ne pouvons même plus lancer d'appel d'offres sans faire référence à Microsoft...
M. Daniel Salmon. - Vous avez surtout parlé de la France. En Europe, y a-t-il de bons élèves ? Si oui, comment font-ils, et peuvent-ils nous inspirer ? Le niveau national est-il pertinent ou est-ce toute une industrie européenne qu'il faudrait échafauder ?
M. Philippe Latombe. - Le problème d'adhérence aux technologies américaines n'est pas exclusivement français. La Commission européenne passe régulièrement des appels d'offres auprès d'hyperscalers américains. Certains pays font mieux, mais ils ne sont pas forcément comparables. Par exemple, l'Estonie a développé un système très résilient, indépendant des Gafam, mais l'a construit ex nihilo, après l'ère soviétique, dans le but de bâtir une administration numérique libre de toute dépendance, et un système très fermé, fondé sur le principe de confiance. Lorsque vous confiez une donnée à l'État estonien, vous savez exactement où elle est stockée, et qui demande à y avoir accès, jusqu'à l'identité du fonctionnaire en question. C'est une conséquence de leur histoire, mais c'est aussi un petit pays, qui traite des volumes de données très différents des nôtres.
La plupart des pays européens rencontrent les mêmes problèmes que nous. Et si l'on décide, demain, de taxer les produits numériques américains, cela va coûter très cher aux entreprises et aux États européens. En effet, si l'on augmente de 20 % les droits de douane, le prix des licences augmentera sans doute d'autant. Le rapport de Mario Draghi expliquait d'ailleurs très clairement que la différence de croissance entre l'Europe et les États-Unis sur les dix dernières années tenait exclusivement aux services numériques.
Collectivement, l'Europe doit donc se réveiller, mais cela ne nous empêche pas de nous interroger sur la manière d'améliorer les choses dans notre propre budget. Je préférerais pour ma part utiliser une suite numérique conçue par une entreprise française, qui créé de la valeur, investit, embauche et paye des impôts en France. La plupart des entreprises américaines du numérique ne payent pas d'impôts en France : leurs résultats sont transférés aux Pays-Bas puis en Irlande via des montages fiscaux. À l'heure où nous avons besoin de retrouver des capacités budgétaires, l'idée d'un Buy European Act pourrait être pertinente. Comme les Américains, nous devons prioriser la commande publique française et européenne.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Nous avons une opportunité avec la mise en oeuvre de la réglementation européenne NIS 2 (Network and Information Security). Les entreprises et les collectivités territoriales vont réfléchir aux solutions à mettre en oeuvre pour se protéger, et c'est l'occasion pour la filière cyber française et européenne de se renforcer. Nous devons veiller à la manière dont la commande publique est construite, à l'information des acheteurs également, car ils subissent un lobbying insupportable de la part des acteurs extraeuropéens.
M. Philippe Latombe. - C'est en effet l'un des enjeux de la transposition de NIS 2. Les collectivités territoriales devront être acculturées aux questions de cybersécurité et vont chercher des partenaires, et elles ont l'habitude de faire appel à des entreprises de proximité. Nous devons clarifier les règles de la commande publique pour qu'elles puissent se tourner vers ces acteurs. Le seuil des collectivités concernées ayant été fixé à 30 000 habitants, le montant des appels d'offres sera assez important. Si l'on ne fait rien, ils pourraient être remportés par des entreprises américaines. À l'image de la base industrielle et technologique de défense (BITD) pour les industries de défense, on devrait essayer de construire une base industrielle et technologique de la cybersécurité (BITC) pour les technologies de cybersécurité, qui nous garantirait une forme d'autonomie stratégique. J'ai assisté, la semaine dernière à Lille, au forum InCyber, le plus grand salon européen sur le sujet, et je vous assure que nous avons des pépites. Les Américains s'y intéressent d'ailleurs de près, et n'hésitent pas à racheter ces entreprises. Nous devons donc impérativement protéger notre industrie cyber.
M. Simon Uzenat, président. - Le terme d'adhérence est plus politiquement correct, mais on pourrait presque parler d'addiction. J'appartiens à une génération qui s'est acculturée à l'informatique à travers l'environnement Microsoft. En vous écoutant, je me disais que c'est une véritable révolution culturelle qu'il faudrait engager. Dans le cadre des relations internationales telles qu'on pouvait les connaître il y a encore quelques années, les systèmes numériques et les entreprises qui les développaient ont presque fini par être considérés comme des biens communs au service de l'humanité, immunisés contre les tensions géopolitiques. La situation actuelle nous rappelle à d'évidentes réalités, mais la politique menée par Donald Trump peut aussi nous servir collectivement d'électrochoc.
Dans la sphère publique, cette révolution culturelle doit concerner les élus, mais aussi l'administration, qui doit avoir la volonté de sortir d'un environnement qui lui est familier depuis des décennies. N'est-ce pas l'une des clefs de la transformation de l'État et des pouvoirs publics sur ce sujet ?
M. Philippe Latombe. - Vous avez raison, il faut un changement culturel, mais les pouvoirs publics ne sont pas les seuls concernés. Nous n'avons pas parlé d'une entreprise qui m'inquiète beaucoup, Salesforce, à l'égard de laquelle nous développons une adhérence aussi forte qu'avec Microsoft. Elle propose un logiciel de relation client qui est en train de phagocyter l'intégralité du marché. Or, changer un système de relation client au sein d'une entreprise, c'est un projet informatique long et complexe, qui a lieu peut-être tous les dix ans. Il est plus problématique encore que la plupart de nos entreprises publiques comme EDF, GRDF ou la SNCF utilisent aussi cette solution. Cette entreprise va donc avoir accès à des données stratégiquement très sensibles.
Et si Salesforce a autant progressé, c'est aussi parce que la plupart des ESN françaises proposent cette solution aux entreprises. Les ESN aussi doivent changer de culture et prendre conscience de l'importance de ces questions d'autonomie stratégique et de souveraineté.
Une fois que le projet de loi relatif à la résilience des infrastructures critiques et au renforcement de la cybersécurité sera voté, nous devrons faire ce travail collectif pour intégrer dans l'idée de résilience des entités critiques le principe d'immunité aux règles extraterritoriales américaines et la nécessité de disposer d'alternatives aux outils dominants. Nous devons changer, pour maintenant et pour l'avenir, mais, pour cela, nous devons disposer de systèmes nationaux et européens opérationnels.
M. Simon Uzenat, président. - Je souscris à vos propos sur les acteurs privés, même si nous dépassons là le champ de notre commission d'enquête.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Je voudrais revenir au problème de l'Ugap. À chaque appel d'offres, nos ministères, notamment celui de la santé, se déchargent de leurs responsabilités en commandant auprès de cette centrale d'achat. Comment faire changer les choses ?
M. Philippe Latombe. - Il me semble qu'un gros apport de votre commission pourrait être de redéfinir les règles d'utilisation de l'Ugap. On peut admettre de faire appel à l'Ugap dans le cadre d'une opération de préfiguration, par facilité, mais pas pour gérer pendant quarante ans la copie des données de santé de 70 millions de Français. On ne peut pas le faire avec un petit logiciel pris dans un coin avec l'Ugap.
Dans le domaine de la cybersécurité, si l'on ne change pas les règles, on continuera à retenir toujours les mêmes solutions. Pour la partie cloud, que je maîtrise le mieux, ce sont toujours les mêmes solutions américaines qui sont mises en vitrine sur le site de l'Ugap. Et il faut savoir aussi que 17 % du montant du marché revient au prestataire qui a référencé la solution utilisée dans le cadre de l'Ugap.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Autant de marges qui sont prises au détriment des finances des collectivités territoriales...
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 10 h 10.
- Présidence de M. Simon Uzenat, président -
La réunion est ouverte à 15 h 30.
Audition de Mme Marianne Tordeux Bitker, directrice des affaires publiques et de M. Yann Boulay, responsable des affaires publiques de France Digitale, avec des représentants des entreprises Explain, Doctrine et OpenClassrooms
M. Simon Uzenat, président. - Nous reprenons nos travaux en continuant à examiner le rôle que peut jouer la commande publique en faveur de l'innovation et du soutien à nos start-ups. À cet effet, le rapporteur et moi-même avons jugé nécessaire d'entendre ces entreprises et de recueillir directement leurs attentes à l'égard de la commande publique, les éventuelles difficultés auxquelles elles peuvent être confrontées pour accéder aux marchés publics, ainsi que les récits des succès qu'elles ont pu rencontrer ou qu'elles vont pouvoir engranger dans les mois et les années à venir.
Face aux Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), les acteurs de l'économie de l'innovation française se sont regroupés au sein de l'association France Digitale pour peser dans le débat public, parler d'une seule voix et contribuer, par la mise en relation d'entreprises qui pouvaient être isolées, au partage de bonnes pratiques et à l'éclosion de champions européens capables de constituer une alternative aux entreprises américaines - un enjeu ô combien d'actualité.
Nous recevons donc Mme Marianne Tordeux Bitker, directrice des affaires publiques de France Digitale, M. Yann Boulay, responsable des affaires publiques de la même structure, qui sont accompagnés de responsables de plusieurs start-ups. Deux d'entre elles proposent des innovations importantes pour les métiers juridiques ou de la commande publique en s'appuyant sur l'intelligence artificielle (IA), la troisième étant un acteur mondialement reconnu de la formation en ligne. Il s'agit de M. Arthur Muller, cofondateur et chief product officer (CPO) d'Explain, de M. Hugo Ruggieri, directeur juridique et data protection officer (DPO) de Doctrine ; de M. Guillaume Houzel, directeur général délégué au développement d'OpenClassrooms, et de M. Louis-Simon Boileau, directeur du développement des programmes publics de la même société.
Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite donc à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Marianne Tordeux Bitker, M. Yann Boulay, M. Hugo Ruggieri, M. Guillaume Houzel, M. Louis-Simon Boileau et M. Arthur Muller prêtent serment.
Au fil de nos auditions, nous avons pris conscience de la nécessité de soutenir le développement des start-ups françaises et européennes, qui constitue un véritable enjeu de souveraineté dans le contexte actuel de grands bouleversements sur la scène internationale, ainsi que de l'importance du rôle que peut jouer la commande publique pour atteindre cet objectif.
Nous aimerions savoir si vous estimez que la situation actuelle - assez perfectible - résulte d'une inadéquation du cadre juridique ou plutôt d'un fossé culturel entre les acheteurs publics et le monde de l'innovation, les connaissances des réalités étant parfois parcellaires des deux côtés. Avez-vous des exemples d'acheteurs publics - services de l'État, établissements publics ou collectivités territoriales - qui vous semblent particulièrement vertueux ou pionniers en la matière ?
Par ailleurs, la question de l'hébergement de données publiques sensibles touchant à la vie privée de nos compatriotes auprès d'entreprises américaines soumises à la législation extraterritoriale des États-Unis se justifierait par le fait que seuls les Gafam seraient en mesure d'offrir les prestations attendues. Une telle assertion reflète-t-elle, selon vous, la réalité de la situation de nos entreprises ? Nous avons déjà pu découvrir que tel n'était pas le cas a priori, mais pourriez-vous nous le confirmer ? Enfin, où en est-on du développement d'une offre d'hébergement souveraine ?
De manière plus générale, nous serions intéressés par des exemples concrets de marchés auxquels les start-ups n'ont pas pu candidater alors qu'elles avaient les qualifications pour effectuer les prestations attendues - en raison, par exemple, d'un cahier des charges inadapté -, ainsi que par les cas dans lesquels elles ont été en mesure de remporter ces marchés face à des acteurs implantés de longue date dans le secteur.
Mme Marianne Tordeux Bitker, directrice des affaires publiques de France Digitale. - Merci de nous associer à vos travaux. L'association France Digitale regroupe 2 000 start-up françaises et européennes, ainsi que des investisseurs, et notre mission consiste à faire émerger des champions de l'innovation à l'échelle mondiale et permettre leur développement.
Nous tenons à mettre l'accent sur deux points. Premièrement, la commande publique joue un rôle essentiel dans le développement des entreprises innovantes françaises : afin de se développer, les start-ups françaises ont en effet besoin de financements - par le biais d'investissements, comme le capital-risque, et de subventions -, de talents - l'attractivité et la fuite des cerveaux étant des sujets d'actualité - et enfin de clients, tant publics que privés. Complémentaires, ces trois composantes sont requises pour le développement des entreprises.
La commande publique joue un rôle particulier en ce qu'elle permet à une entreprise - davantage qu'une subvention - de générer du chiffre d'affaires et d'estimer ses potentialités de croissance. Une entreprise innovante doit en effet d'abord investir avant d'atteindre le cap de la rentabilité, le chiffre d'affaires permettant donc de s'orienter vers un parcours économique plus classique, ouvrant l'accès au crédit bancaire. Par ailleurs, le chiffre d'affaires permet de créer des emplois et de générer des recettes fiscales.
En termes de chiffres, les achats publics aux start-ups représentaient seulement 1,35 % du total de la commande publique en 2023, tandis que seulement 17 % des revenus des start-ups provenaient d'acheteurs publics, le reste provenant du privé, dont 60 % de grands groupes.
Deuxièmement, nous sommes convaincus qu'il est possible d'aligner les intérêts de l'État, des collectivités territoriales et du secteur hospitalier avec les intérêts des entreprises. À ce titre, la commande publique joue un rôle important, car le choix d'un cocontractant et d'un type de contrat est un acte qui revêt plusieurs dimensions. Il s'agit d'abord d'un acte politique, voire géopolitique, dans la mesure où la commande contribuera à la croissance économique de l'acteur choisi, en créant un effet de levier.
Une deuxième dimension de l'acte de la commande publique tient à son caractère structurant, qui engage les deux cocontractants sur le long terme, qu'il s'agisse de l'acheteur public ou du fournisseur. Lorsque l'acheteur public décide de l'achat, il choisit en effet de recourir à une solution externe, qui pourra éventuellement être codéveloppée avec des services internes. Au travers de cet achat public, l'État s'engage à « construire avec » plutôt qu'à faire seul ; ce qui correspond à la doctrine du « make or buy », qui doit être clarifiée.
De plus - pour rebondir sur votre interrogation relative aux alternatives aux Gafam - la commande publique a des implications à long terme, puisqu'une feuille de route de transformation digitale se construit par briques et qu'il est particulièrement complexe de changer d'orientation lorsque l'infrastructure est déployée. L'enjeu pour l'acheteur public consiste donc à conserver une pluralité de choix : il doit donc comprendre l'importance de ses décisions et du pouvoir dont il dispose.
M. Hugo Ruggieri, directeur juridique et DPO de Doctrine. - Doctrine a été créée en 2016, avec l'objectif d'apporter l'IA aux professions juridiques. Nous avons commencé notre activité en centralisant des informations publiques - textes de lois et règlements applicables en France et en Europe, ainsi que des décisions de justice, en utilisant l'IA pour les interconnecter et les rendre plus facilement accessibles aux professionnels du droit - à commencer par les avocats - et aux directions juridiques d'entreprises ou d'administrations.
Depuis l'avènement de l'IA générative, nous proposons aussi des services administratifs tels que la gestion des pièces, l'audit ou encore le tableau de jurisprudence automatisés, qui se situent sur toute la chaine de valeur du travail d'un juriste.
Doctrine a emprunté un chemin de croissance distinct du parcours classique d'une start-up en levant très peu de fonds et en tâchant d'être indépendante le plus rapidement possible : nous sommes rentables depuis 2021, grâce à la confiance de nos clients, notamment au sein des collectivités territoriales. D'après les chiffres dont je dispose, 50 % des départements, 60 % des régions et 36 % des métropoles utilisent notre plateforme, auxquels s'ajoutent quelques directions juridiques ministérielles, notamment au ministère de la culture. Nos services sont également utilisés par des caisses de sécurité sociale ou des administrations du secteur de la santé.
M. Guillaume Houzel, directeur général délégué au développement d'OpenClassrooms. - OpenClassrooms est une entreprise à mission dont la raison d'être est de contribuer à rendre l'éducation accessible. Depuis une dizaine d'années, nous nous sommes affirmés comme un leader de la formation professionnelle en ligne, déployant notamment notre expertise pédagogique au bénéfice du lancement de la carrière d'apprentis ou d'alternants, des demandeurs d'emploi et des salariés en reconversion.
De fait, nous disposons d'une expérience pratique importante de la commande publique, à la fois via France Travail ou les régions pour ce qui concerne la formation des demandeurs d'emploi, mais également avec l'État, ses opérateurs et les différentes collectivités pour la formation de leurs propres agents. Nous nous appuyons également sur une expérience internationale dans la mesure où nous avons gagné des marchés publics au Royaume-Uni et aux États-Unis, dans un contexte politique quelquefois incertain.
L'an dernier, nous réalisions environ 30 % de notre chiffre d'affaires avec les marchés publics, proportion qui atteignait même 50 % quelques années plus tôt.
Cette expérience nous amène à tirer plusieurs leçons : en matière de transparence, des progrès peuvent être accomplis, en particulier pour que les nouveaux venus disposent de quelques repères leur permettant de savoir quelle société a remporté les précédents marchés, les critères techniques appliqués et le prix retenu. Les acteurs en place disposent en effet de ces informations, mais pas les nouveaux arrivants.
Sur le plan de l'efficacité, ensuite, un assouplissement raisonné du cadre pourrait permettre d'imaginer des solutions plus innovantes. L'État est ainsi en train de conduire un marché public dans lequel il fallait renseigner environ 10 000 prix différents dans un bordereau de prix unitaires (BPU) : vous imaginez bien qu'une telle tâche n'a rien d'évident pour une start-up.
Enfin, la forme même de ces marchés publics est parfois d'une complexité si rebutante qu'elle décourage les nouveaux venus, alors qu'ils pourraient apporter des éléments pertinents au pouvoir adjudicateur et à l'intérêt général. Nous essayons justement, avec la mission French Tech, d'aider les jeunes entreprises innovantes (JEI) et de leur donner le goût de postuler à la commande publique.
M. Simon Uzenat, président. - La diminution de la part de votre chiffre d'affaires liée aux marchés publics découle-t-elle d'une plus forte demande du secteur privé ou d'une moindre demande des acteurs publics ?
M. Guillaume Houzel. - Les deux phénomènes ont joué un rôle dans cette évolution. À l'époque de la crise sanitaire et du « quoi qu'il en coûte », les commandes de France Travail ont pu se chiffrer en dizaines de millions d'euros, mais tel n'est plus le cas actuellement.
Si la formation en ligne présente le mérite d'être offerte partout sur le territoire et d'être très accessible, au point de lever des préjugés à l'entrée dans les métiers, comme on le constate avec le secteur du numérique, auquel accèdent de nombreuses femmes par notre biais, son poids dans la commande publique est très inférieur à celui de la formation en présentiel et très en deçà de ce qu'il devrait représenter. Notre pratique, à la fois experte, reconnue et flexible, permet en effet de lever des freins et nous comptons toujours dix fois plus de candidats aux formations que de places commandées, mais nous devons composer avec les contraintes pesant sur les finances publiques et avec les choix politiques.
M. Arthur Muller, cofondateur et CPO d'Explain. - La société Explain propose un logiciel d'IA destiné à aider les entreprises qui répondent aux marchés publics, ce qui recouvre un large panel de sociétés, dont des start-ups. Ces dernières considèrent que la commande publique est trop complexe, et ma recommandation générale consiste à privilégier des mesures de simplification globales à des mesures qui seraient spécifiques aux start-ups.
Les freins mis en avant par ces dernières sont divers et concernent tout d'abord le caractère écrit de la procédure d'achat public : dans le secteur privé, une entreprise qui décide d'acquérir un logiciel de gestion des ressources humaines échangera beaucoup de manière orale avec ses fournisseurs, la partie écrite ne représentant guère que 10 % du processus. C'est l'inverse dans la commande publique, dont le caractère essentiellement écrit est justifié par de très bonnes raisons, dont la transparence et l'égalité d'accès à la commande publique, mais qui est inévitablement source de complexité.
Il en résulte de la paperasse avec des formulaires et de nombreuses lignes à remplir dans le BPU, sans oublier l'écriture du mémoire technique qui impose des coûts, notamment pour les start-ups. Je recommande donc d'accroître la part de l'oral, ce qui favorisera les entreprises non expertes, telles que les jeunes sociétés.
Je pense d'ailleurs qu'il existe un problème particulier pour les entreprises innovantes vis-à-vis du cahier des charges : les acheteurs publics ont tendance à reprendre les grandes lignes de celui du précédent marché et ne peuvent pas le corriger ensuite, même s'ils s'aperçoivent que telle ou telle modalité n'est plus adaptée. La logique d'un cahier des charges très détaillé, en amont du marché, pose un problème de principe pour des projets innovants, pour lesquels il est malaisé d'écrire tous les détails à l'avance. Les procédures comme le dialogue compétitif et les pratiques comme le sourçage permettent d'y remédier, mais elles sont lourdes pour les acheteurs.
Ma deuxième observation concerne la tension, de nature culturelle, entre l'achat public et l'innovation. En effet, l'objectif principal de la commande publique vise avant tout à limiter les risques et la mission première de l'acheteur consiste à s'assurer du caractère inattaquable du marché et de sa régularité juridique, ce qui explique que les acheteurs publics sont plutôt des juristes.
Logiquement, cet objectif de réduction des risques les amène à ne pas retenir de start-ups, qui ne présentent ni la longévité, ni les garanties financières, ni le référencement auprès de l'Union des groupements d'achats publics (Ugap), ni la qualité de rédaction du dossier technique d'une entreprise classique, rompue à ce type d'exercice.
Lorsque les marchés sont portés par les élus ou par les services techniques, la prise de risque est plus grande, mais la start-up n'a aucune chance pour des achats de routine, pilotés par les juristes. Il faudrait donc imaginer une autre pondération des critères.
Enfin, je pense que la structure de la commande publique sera transformée par l'IA, même si le processus commencera par les entreprises privées, qui y recourront en partie pour élaborer la partie la plus administrative de leur réponse. Il me semble que les acheteurs publics auraient tout intérêt à accueillir l'IA à bras ouverts, car ils pourraient en tirer profit dans le cadre de cette procédure très bureaucratique et très écrite : par exemple, une base de données qui recenserait tous les exemples de dossiers de consultation des entreprises (DCE) de tous les marchés passés par l'ensemble des collectivités locales serait d'une grande aide pour un acheteur public d'une petite commune. Grâce à ces données, il lui serait ainsi possible de comparer son DCE et d'évaluer, par exemple, la pertinence de la sévérité d'une clause de pénalité.
De manière générale, et comme d'autres l'ont évoqué avant moi, il est essentiel de favoriser la transparence des données et de mieux faire connaître les critères appliqués, car il s'agit d'un aspect essentiel pour les nouveaux venus, moins bien informés que l'entreprise sortante. Il reste encore du travail à faire sur cet enjeu de la transparence afin de faciliter l'accès de tous à la commande publique.
M. Yann Boulay, responsable des affaires publiques de France Digitale. - Les exigences présentes dans les cahiers des charges sont avant tout de nature financière et sont inadaptées au modèle économique des start-up. Pour prendre un exemple, l'entreprise WeMaintain, très belle start-up spécialisée dans la maintenance d'ascenseurs qui compte désormais plus de 200 salariés et qui a remporté de beaux appels d'offres - dont un avec la SNCF - n'a pas été retenue dans le cadre d'un appel d'offres de la Banque de France, car celle-ci exigeait que le résultat net de l'entreprise et son résultat d'exploitation soient positifs sur au moins l'un des trois derniers exercices.
Au-delà des critères financiers, des critères secondaires pénalisent également les petites entreprises : certains appels d'offres ne prennent pas en compte les spécificités de ces dernières et imposent des conditions que seules de grandes entreprises peuvent remplir. Pour reprendre l'exemple de WeMaintain, cette entreprise a été disqualifiée d'un appel d'offres pour la maintenance des équipements de l'université Panthéon-Sorbonne au motif qu'elle ne disposait pas d'une usine de fabrication de pièces détachées et d'un centre de formation dédié, ce qui a été perçu comme un manque de capacité à répondre aux exigences du marché : dans la pratique, ce type de critères avantage largement les grands groupes, qui sont les seuls à pouvoir les satisfaire.
De manière plus globale, les appels d'offres les plus importants exigent de remplir de très nombreux documents, de réaliser des audits et de respecter des critères environnementaux représentant parfois la majorité de la notation. Sans être opposé à ce type d'exigences, il est certain qu'elles impliquent de recourir à des expertises externes coûteuses, ce qui revient, là aussi, à favoriser les grandes structures disposant d'équipes dédiées à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE).
Un autre frein tient à l'absence de prise en compte des variantes, c'est-à-dire les solutions alternatives à l'offre de base : nous proposons que le pouvoir adjudicateur puisse y recourir par défaut, et, s'il ne le souhaite pas, qu'il l'explicite dans le cahier des charges.
J'ajoute à cette liste des freins l'hypercentralisation des décisions au niveau ministériel, qui limite la mise en place de projets pilotes dans les directions métiers ou locales : lorsque la direction centrale oppose son veto, l'innovation et l'adaptation aux besoins spécifiques des territoires ou des services restent bloquées.
Enfin, les délais de paiement constituent un problème : alors que les start-ups disposent parfois de moins de six mois de trésorerie, ceux-ci peuvent se compter en mois et, selon le Médiateur des entreprises, le nombre moyen de jours de retard de paiement a progressé au cours des dernières années, et 16,3 % des médiations sont issues de la commande publique.
S'agissant des initiatives à saluer ces dernières années, je tiens à citer le programme « Je choisis la French Tech », initié en 2023 et piloté par la mission French Tech, qui relève de la direction générale des entreprises (DGE). Ledit programme vise à doubler les achats des acteurs publics et des des grands groupes auprès de start-ups d'ici à 2027 au moyen de mesures non coercitives, en facilitant notamment la mise en relation. Des engagements d'achats prédéfinis, à une certaine échéance, sont également pris par de grandes entreprises. Ce programme a été récemment enrichi par une offre de formation dénommée « Je choisis la French Tech Académie ».
M. Louis-Simon Boileau, directeur du développement des programmes publics d'OpenClassrooms. - Le dialogue entre l'État et les start-ups est très fructueux, l'innovation ayant toute sa place au niveau central comme dans l'ensemble des collectivités territoriales. La mission French Tech a vocation à s'en assurer et a construit, en partenariat avec OpenClassrooms, un cours intitulé « Start-up : décrochez vos premiers marchés publics ».
Dans ce cadre, dix-sept acheteurs publics sont intervenus et ont exprimé la volonté de travailler différemment, davantage en amont, afin d'être au fait des différentes innovations et de s'assurer de la pertinence de leurs achats. La gendarmerie est particulièrement en pointe dans le domaine de l'innovation, s'appuyant sur des équipes numériques très étoffées ; de la même manière, le ministère des armées compte l'une des directions des achats les plus importantes du pays.
Notre cours, gratuit et libre de droits sous licence Creative Commons, a vocation à essaimer et à être partagé, à des start-ups mais aussi à des acheteurs, afin d'inciter ces derniers à se positionner plus en amont de la phase de rédaction technique du cahier des charges. Je souscris d'ailleurs à l'analyse d'Arthur Muller sur la rigidité du cadre de la commande publique, qui contraint les choix des acheteurs.
M. Yann Boulay. - L'autre dispositif que nous souhaitions évoquer est celui des achats innovants, expérimenté en 2018 et dont l'objectif était de permettre aux acheteurs de passer sans publicité ni mise en concurrence préalable des marchés de travaux, de fournitures ou de services innovants de moins de 100 000 euros. Pérennisé en 2021, il mériterait d'être renforcé et massifié, car l'actuel plafond de 100 000 euros ne permet pas de prendre en charge les innovations de rupture de la deep tech, d'autant plus que les règles européennes permettent d'aller au-delà.
Nous défendons donc, dans le cadre de l'examen du projet de loi de simplification de la vie économique, une augmentation correspondant aux seuils de procédure formalisée, à savoir 143 000 euros lorsque l'acheteur est l'État, 221 000 euros lorsqu'il s'agit d'une collectivité ou d'un établissement public local, voire 443 000 euros lorsqu'il s'agit d'une entité adjudicatrice ou d'un marché de défense. Afin d'aller plus loin, il conviendra de réviser la directive européenne dans la perspective de 2026.
Par ailleurs, si 72 % des acheteurs publics déclarent connaître le dispositif des achats innovants, seuls 26 % expriment l'intention d'y recourir. Plusieurs raisons l'expliquent, dont un manque de formation évident : il arrive qu'un seuil de dispense de 40 000 euros soit opposé à l'entreprise innovante, alors que le code de la commande publique permet d'aller jusqu'à 100 000 euros dans le cadre de solutions innovantes.
S'y ajoute une difficile appréhension de la notion d'innovation, définie de manière large par le code de la commande publique. Si cette définition était censée faciliter le recours à ce dispositif, elle constitue en réalité une source d'insécurité pour les acheteurs qui, à défaut de pouvoir appréhender le caractère innovant d'une solution, n'ont finalement pas recours au dispositif.
Enfin, les acheteurs encourent un risque en raison de l'absence d'un faisceau d'indices clair et validé par l'État, d'où leur découragement face au risque administratif d'annulation du marché, voire au risque pénal d'octroi d'avantage injustifié.
Il nous paraît donc essentiel de diminuer ce risque pesant sur les acheteurs grâce à un faisceau d'indices renforcé. Une tentative visant à considérer comme innovantes les solutions développées par les jeunes entreprises innovantes (JEI) a eu lieu dans le cadre de la dernière de loi de finances, mais cet apport a été abandonné dans la loi portant diverses dispositions d'adaptation de la législation au droit de l'Union européenne (Ddadue) récemment votée par le Parlement au motif qu'il créerait une présomption de favoritisme. Il faudra donc agir au niveau européen afin de faciliter les choses.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - La lourdeur des procédures prévues par le droit de la commande publique vous semble-t-elle constituer un obstacle à l'accès des start-ups aux marchés publics ?
Par ailleurs, avez-vous constaté, de la part de certains grands groupes, des pratiques tendant à racheter les start-ups afin d'étouffer leurs innovations ?
Sur un autre point, un meilleur accès des start-ups à la commande publique permettrait-il de renforcer notre souveraineté nationale et européenne, notamment en matière de stockage de données ? Des solutions innovantes ont-elles émergé en la matière, sans avoir pour l'heure trouvé une concrétisation par le biais des marchés publics ?
D'une façon générale, considérez-vous que les start-up françaises et européennes accèdent plus difficilement aux marchés publics étrangers que les start-ups étrangères aux marchés français ?
Mme Marianne Tordeux Bitker. - Les rachats de start-ups par de grands groupes existent bel et bien, et nous voyons cette pratique d'un très bon oeil. En effet, le rachat s'intègre dans le cycle de développement d'une entreprise, qui, dans un premier temps, a besoin, pour investir dans la recherche, de fonds de capital-risque. À un moment donné, le fonds d'investissement qui lui aura apporté ces sommes aura besoin de récupérer sa mise, l'horizon d'investissement de ces structures étant au maximum de dix à douze ans. Cette récupération s'effectuera ensuite par le biais d'un rachat ou par une introduction en bourse. Ce cycle est nécessaire.
Il existe bien un enjeu autour du contrôle des rachats, qui renvoie à la problématique de la souveraineté que vous évoquiez. Plus précisément, les rachats soulèvent à la fois la question du contrôle des investissements étrangers en France et celle du contrôle des concentrations exercé par l'Autorité de la concurrence, afin de s'assurer de l'absence de distorsions de marché.
Dans ces deux cas, nous sommes très attentifs à préserver la souveraineté de la France et nous tenons à nous assurer que des acquéreurs étrangers ne puissent pas accéder à tel ou tel jeu de données. En revanche, il importe de faire très attention à maintenir une dynamique de marché et à préserver l'attractivité de la France, construite au prix d'un certain nombre d'initiatives politiques et de transformations de l'État au cours des douze dernières années, car cette tendance pourrait être renversée par quelques signaux.
Certains de ces signaux ont déjà été envoyés dans la mesure où il est plus onéreux d'investir dans des start-ups que dans une entreprise ou dans des bons du Trésor américain. Cette problématique de rentabilité de l'investissement doit donc conduire à rechercher un équilibre entre les impératifs de souveraineté et la dynamique du marché, en veillant à ne pas multiplier les signaux politiques et juridiques négatifs.
Nous constatons effectivement que la commande publique est un levier de souveraineté nationale et européenne. Par exemple, au cours des dernières années, la France a pris l'initiative de créer une filière du numérique en santé. Une telle décision a mobilisé énormément d'acteurs et de politiques publiques : Bpifrance, pour investir dans des entreprises en complémentarité avec des investisseurs privés ; la direction du numérique en santé, le ministère de la santé, le Ségur du numérique, France 2030, qui ont décidé de soutenir des entreprises à travers des appels à projets ; la mise en oeuvre de crédits d'impôts (crédit d'impôt recherche, crédit d'impôt innovation, crédit d'impôt jeune docteur) au service du développement de l'innovation. Cela a permis l'émergence de filières françaises extraordinaires.
Pour autant, ces filières n'ont pas été soutenues dans le cadre de la commande publique. En effet, en France, la santé est financée par l'État : l'acheteur public voit donc la prise en charge de patients par le numérique en santé comme une catastrophe potentielle, parce que cela lui coûterait plus cher : il y a une vraie distorsion de la vision du marché. En effet le numérique en santé, l'innovation en santé, constitue un coût additionnel au remboursement d'un acte médical ou de biologie.
Il est donc primordial que la doctrine en matière de commande publique s'articule avec une réflexion et des arbitrages sur les enjeux de souveraineté. S'agissant de la filière du numérique en santé, on peut se demander s'il était pertinent de mobiliser autant de moyens pour investir dans ces entreprises-là, si finalement cela bénéficie à des usagers aux États-Unis ou ailleurs... Il faut avoir une vision large et de long terme.
M. Hugo Ruggieri. - Cette question de la souveraineté nous préoccupe. Cela rejoint vos interrogations sur l'hébergement. Qu'est-ce que cela veut dire, être souverain ? Il y a beaucoup de définitions possibles.
Du point de vue du capital, quand on atteint un certain niveau de valorisation, le capital viendra forcément de l'étranger, car il n'y a qu'un nombre limité d'acteurs qui peuvent se permettre des rachats à plusieurs centaines de millions, voire de milliards d'euros. C'est notre cas : notre actionnaire majoritaire est d'origine étrangère, même si nous avons aussi des actionnaires français. Cela fait-il de nous une entreprise non française et non souveraine ? Je ne le crois pas. Nous employons 185 personnes à Paris et dans le reste de la France. Nous contribuons à la valeur française. Nous touchons une matière régalienne, le droit, et nous le faisons avec notre touche européenne, en respectant toutes les normes qui s'appliquent en Europe, en étant extrêmement attentifs à ces sujets. Je pense que nous contribuons à cette souveraineté à notre manière, et ce, malgré notre capitalisation.
Malgré également un hébergement chez AWS depuis nos débuts. AWS est une société d'origine étrangère, puisqu'il s'agit du service Cloud de l'entreprise Amazon ; mais nous offrons autant de garanties que n'importe quel autre acteur qui ferait le même travail chez un acteur technologique français. Pourquoi ? Parce que notre hébergeur a beau être une filiale d'une société américaine, c'est bien une société irlandaise. Nos données ne sortent jamais de l'Union européenne, d'une quelconque manière ; en l'occurrence, nos serveurs sont à Francfort. Le chiffrement, la pseudonymisation font que nous garantissons qu'un éventuel accès aux données - juridiquement très compliqué aujourd'hui - ne permettrait pas leur lecture.
Est-ce que la commande publique peut orienter ces choix de souveraineté ? Il y a aujourd'hui des exigences de plus en plus fortes pour les services numériques auxquels l'État a recours : des exigences de certification SecNumCloud plus ou moins fortes, mais qui pèsent de plus en plus dans la balance. Or il y a un panel d'offres très limité d'hébergements SecNumCloud : seuls quelques acteurs sont certifiés, et pas pour toutes leurs offres. OVH, par exemple, propose un type d'offre très particulier avec moins de fonctionnalités que ses autres offres. On vous a certainement dit qu'OVH avait rattrapé son retard par rapport à AWS ; c'est vrai pour beaucoup de services, mais pas forcément pour les offres SecNumCloud.
Imposer ces critères SecNumCloud extrêmement forts disqualifie un très grand nombre d'opérateurs, en particulier de start-ups parce qu'un acteur comme AWS propose non seulement de l'hébergement physique, mais aussi plusieurs services qu'on appelle « managés », qui permettent de se passer d'une main-d'oeuvre technologique extrêmement avancée. C'est la raison principale pour laquelle toutes les start-ups ont recours à ces opérateurs-là. En termes de pure sécurité informatique, ce sont des acteurs extrêmement avancés.
De plus, le coût de transition est extrêmement élevé pour changer d'hébergeur. C'est pourquoi, il ne faut pas négliger les garanties que peuvent apporter certaines solutions en matière de sécurité et de souveraineté même sans être reconnues SecNumCloud.
M. Guillaume Houzel. - OpenClassrooms gagne assez souvent des marchés publics à l'étranger ; nous avons donc l'impression qu'il peut y avoir de vraies chances de développement pour des start-ups d'origine française auprès de pouvoirs adjudicateurs d'autres pays. En revanche, il arrive que l'enjeu de souveraineté interdise l'accès à un marché en France par peur du rachat et de la transformation. Avant d'être directeur général délégué d'OpenClassrooms, j'officiais comme inspecteur général de l'éducation, du sport et de la recherche : il n'y a pratiquement pas de commande de l'éducation nationale pour différents services techniques ou pédagogiques.
Mon ex-collègue Caroline Pascal, directrice générale de l'enseignement scolaire, sait bien qu'il y a beaucoup de choses à moderniser dans l'éducation nationale, mais c'est difficile si l'on s'inquiète du coup d'après : je pense notamment aux craintes qui ont émergé lorsque la question du rachat d'Hyperplanning a été posée, en complément de Pronote qui est désormais un logiciel bien connu dans les lycées.
Dans le cadre du plan d'investissement dans les compétences, l'État et les régions font un pari. Des start-ups trouvent à apporter leur contribution à la réalisation de l'intérêt général. Mais on le sait tous, une des spécialités des institutions publiques, c'est le stop and go ou quelquefois le go and stop : deux ans pour partir, puis ça s'arrête, et on ne sait plus très bien quelle est la suite. Une des difficultés de l'action politique, c'est la gestion du temps et la cohérence stratégique à concilier avec les enjeux démocratiques.
M. Michel Canévet. -Vous qui avez une expérience à l'étranger, y a-t-il des pays en Europe où cela se passe beaucoup mieux qu'en France ?
Monsieur Muller, vous avez parlé des procédures de marchés publics, très formelles ; qu'en est-il du dialogue compétitif ? Les pouvoirs adjudicateurs y ont-ils suffisamment recours ?
Vous évoquez l'innovation. Je suis en train de lire Marie Curie habite dans le Morbihan de Xavier Jaravel, où il est dit que les entrepreneurs jouent un rôle important dans l'innovation, mais que c'est une affaire de réseau et d'itération entre les acteurs. Que pouvons-nous faire justement pour favoriser l'innovation dans notre pays par la commande publique ?
Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous n'avez pas répondu à la question sur l'ouverture des marchés étrangers en comparaison avec un marché européen ouvert aux quatre vents, en particulier aux entreprises américaines. J'aurais aimé avoir plus de précisions, parce qu'il faut bien dire les choses : le marché américain a toujours été fermé à nos entreprises. Les États-Unis ont fait le choix, sciemment, du développement de leurs entreprises, non seulement des start-ups, mais aussi des petites et moyennes entreprises (PME) et des entreprises de taille intermédiaire (ETI) qui constituent l'écosystème du numérique par le biais de la commande publique, pilotée par la Defense Advanced Research Projects Agency (Darpa). C'est une stratégie complètement assumée par les États-Unis et bien d'autres pays au monde. En matière de diplomatie économique, y a-t-il une parfaite réciprocité ou non ?
Je m'étonne, monsieur Ruggieri, de votre définition de la souveraineté. Vous semblez dire qu'elle peut avoir plusieurs sens. Non, la langue française est claire, précise. La souveraineté, c'est la maîtrise totale d'un État de ses décisions sur son propre territoire, qui n'est placé sous le contrôle d'aucun autre État. Référez-vous à l'Académie française. On ne transige pas avec la souveraineté. Pardonnez-moi, mais il n'y a pas une souveraineté à différents degrés selon les intérêts des uns et des autres. Il faut dire clairement les choses, surtout lorsqu'on légifère. Selon vous, faire héberger, mais aussi faire traiter des données à un prestataire de cloud extra-européen, en l'occurrence américain, vous permet de les sécuriser totalement. Vous connaissez pourtant les lois extraterritoriales américaines comme le Cloud Act le Foreign Intelligence Surveillance Act (Fisa), qui est la loi visant à lutter contre l'espionnage. Vous savez très bien que l'accord d'adéquation a été invalidé à deux reprises, d'abord le Safe Harbour puis le Privacy Shield, et que le dernier accord signé à la va-vite par Joe Biden et Ursula von der Leyen, sur fond de crise énergétique et économique, n'a pas été de nature à rassurer les européens ; d'ailleurs, il y a des contestations en cours à l'heure actuelle.
Interrogez n'importe quel juriste sur la question : avec le Fisa, les données des européens ne sont absolument pas protégées. Le directeur des systèmes d'information (DSI) de n'importe quelle entreprise américaine peut se voir obligé par l'État fédéral à lui transférer des données sans que l'intéressé soit informé et ne dispose d'un recours. Il ne faut pas nous raconter d'histoires ! Maintenant, qu'il y ait un manque d'offres alternatives aux technologies étrangères, soit ; c'est bien la raison pour laquelle nous nous interrogeons sur une éventuelle carence d'information sur ces offres. Pardonnez-moi d'être un peu vive, mais il fallait que la vérité soit rétablie.
M. Guillaume Houzel. - Vous nous interrogez comme acteurs économiques sur la réalité que nous vivons : nous n'avons pas rencontré de barrières particulières pour gagner des marchés publics aux différents niveaux du comté, d'un état, ou au niveau fédéral aux États-Unis ; les conditions étaient visiblement loyales. Cela dit, évidemment, la Darpa a vocation à moderniser l'appareil économique américain et la pratique des États-Unis stratégiquement, politiquement, n'a à peu près rien à voir avec celle de l'Union européenne, mais cela dépasse ma capacité d'acteur économique.
Effectivement, Xavier Jaravel a raison de dire que l'innovation est un sujet de société et non d'élite. Il signale que le Morbihan est le département où l'on dépose le moins de brevets, mais cela peut évidemment changer. S'il y a un assouplissement de la commande publique, c'est justement pour qu'il y ait davantage d'acteurs innovants qui trouvent leur place à concourir à l'intérêt général défini par le pouvoir adjudicateur, pour contribuer à mettre en mouvement une société qui sera innovante de manière solidaire et partagée ou qui ne sera pas.
Mme Marianne Tordeux Bitker. - Les marchés publics représentent 14 % du PIB de l'Union européenne, dont seulement 25 % reviennent à des entreprises européennes. Je ne connais pas le chiffre des États-Unis, mais il existe, effectivement, depuis les années 1930 une préférence américaine dans la commande publique que les règles européennes empêchent d'imiter ici.
Le contexte actuel nous force effectivement à nous interroger sur ce qui pourrait être le meilleur outil pour assurer la souveraineté européenne et française. Certaines études de France Digitale mesurent la présence européenne sur la chaîne de valeur de l'intelligence artificielle. Il y a des étapes où l'Europe est en situation de monopole - je pense à l'entreprise hollandaise ASML, qui fabrique des machines de photolithographie destinées à la production de semi-conducteurs. Il y a d'autres endroits où elle existe, comme le cloud avec OVH et Scaleway, ou comme l'IA générative avec Mistral ou Aleph Alpha.
Mais il n'y a pas de préférence européenne dans la commande publique : aucun critère qualifiant ne permettra de favoriser ces solutions dans la commande publique. Il commence à y avoir des brèches au niveau européen avec le Clean Industrial Deal, l'industrie verte. Mais la difficulté, c'est de trouver le bon critère pour favoriser la préférence européenne. Et comment la motiver ? Par le fait d'être européen ? Ce n'est pas si évident. Si vous prenez comme critère le lieu de la recherche et du développement, la recherche quantique d'IBM est faite à Montpellier - c'est donc une innovation qui pourrait être qualifiée d'européenne.
Nous avons produit une étude là-dessus en réponse à la consultation de l'Union européenne sur la modernisation et la réforme de la commande publique. Il y a des pistes et il est certain que c'est le moment d'armer l'Europe, notamment dans le contexte actuel de mise en place de tarifs douaniers.
M. Arthur Muller. - C'est très positif que le dialogue compétitif existe, mais, dans les faits, cette procédure n'est pas beaucoup utilisée. Cela permet de faire du sourcing, de parler avant que le cahier des charges ait été rédigé point par point ; mais cela correspond à la vision de l'acheteur public idéal : il a anticipé, il sait que dans un certain nombre de mois, il va passer tel marché ; grâce à ce rétroplanning, il sait quelles seront les étapes de son dialogue compétitif...
En réalité, la majorité des marchés ne suivent pas un tel déroulé, notamment dans les collectivités territoriales, et on comprend bien pourquoi : moins les équipes sont étoffées, moins elles en sont capables. Cela reste donc l'exception, et non la norme.
Permettez-moi de revenir à l'intelligence artificielle. Là aussi, je pense qu'on pourrait imaginer des outils grâce auxquels les acheteurs publics auraient accès à une base de données des entreprises disponibles sur un certain sujet - sur leur territoire, par exemple. Cela deviendrait beaucoup plus facile pour elles d'identifier à l'avance les entreprises pertinentes, alors qu'elles doivent aujourd'hui beaucoup travailler, notamment interroger d'autres collectivités pour savoir si elles ont déjà rencontré une entreprise qui ferait telle ou telle chose...
M. Hugo Ruggieri. - Je n'ai pas de désaccord avec vous, Madame la sénatrice Morin-Desailly. Il y a évidemment des lois américaines qui permettent de saisir des données chez nous. Je ne le conteste pas, mais cela reste encadré. Même dans le cadre du Fisa, il faut un mandat ; ce n'est pas à la simple volonté du FBI. Il y a un cadre juridique qui a progressé, mais qui ne nous sécurise pas totalement.
Nos entreprises apportent toutefois des réponses techniques telles que le chiffrement ou la pseudonymisation, grâce auxquelles ces données sont illisibles en cas de saisie. C'est aujourd'hui la norme de toutes nos pratiques. Si un mandat du Fisa vise un client de Doctrine, il faudrait trouver où sont stockées ces données, puisqu'elles sont pseudonymisées. Si, malgré tout, la donnée était trouvée, il serait impossible de la lire parce qu'elle serait chiffrée.
Dès lors, il faut mettre en place une gestion du risque : il faut apprécier ce risque - qui n'est pas inexistant - à l'aune de la commande publique au sens large. A-t-on besoin du même niveau de sécurité pour un service traitant très peu de données personnelles, concernant très peu la vie privée des personnes et ayant dès lors peu d'implications géopolitiques que pour l'hébergement des données du ministère des armées ? Tous les risques ne sont pas équivalents et la certification SecNumCloud n'est pas nécessaire pour certains services.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - IBM, c'est américain ou français ? Même si les services de recherche et développement se situent en France, il faut se demander qui a le réel pouvoir de décision et de pilotage. Par exemple, s'agissant des données cryptées, qui a la capacité de les décrypter ?
Je comprends que l'on puisse différencier le degré de protection exigé selon l'importance des sujets. Si l'on parle du ministère des armées, effectivement, on peut avoir une exigence différente pour les uniformes d'une part et sur les données stratégiques d'un missile d'autre part. L'hébergement de données techniques chez Microsoft me pose cependant un vrai problème. Les acteurs américains, comme l'a bien rappelé Mme Morin-Desailly, devront obéir aux requêtes de leur pays. IBM n'est pas français. Des acteurs français d'importance européenne comme Scaleway et OVH sont en progression. Si la commande publique ne vient pas donner le petit coup de main supplémentaire pour franchir un cap, ils resteront toujours au même niveau. La commande publique, financée par des impôts que vous payez, que nous payons tous, devrait renforcer nos start-ups qui sont devenues des licornes et qui pourraient encore passer un cap.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Je suis choquée par votre raisonnement, parce que vous êtes dans l'approximation : on peut accepter un peu de risque, si les données ne sont pas trop sensibles... En tant que législateurs, nous ne voulons pas de risque du tout. Nous ne sommes pas dans l'approximation. Les données peuvent être pseudonymisées, mais on peut très vite faire des recoupements pour identifier à qui elles appartiennent. Un certain nombre de critères ont été établis pour obtenir la certification SecNumCloud, pour laquelle les entreprises investissent beaucoup : elles méritent vraiment d'être encouragées et choisies. Pas moins de 80 % des demandes de l'État fédéral américain sont acceptées par la commission ad hoc ; c'est considérable. Ne minimisez pas les transferts des données. Il faut parler de choses précises.
Mme Karine Daniel. - Il sera important de spécifier dans le rapport les différences entre ce qui relève des entreprises innovantes et ce qui est vrai pour toutes les PME et ETI.
Une question : quelle est votre appréciation de l'avancée de nos collectivités dans le développement de l'open data, qui peut être une source d'innovation ? On en parlait beaucoup il y a dix ou quinze ans, mais moins maintenant. Selon vous, les collectivités françaises sont-elles au niveau des autres pays d'Europe ?
Mme Lauriane Josende. - Vos propos ont bien mis en lumière la tension entre la réglementation de la commande publique, qui a vocation à sécuriser les procédures, du point de vue des acheteurs comme des entreprises, et la spécificité du secteur de l'innovation. Pourriez-vous indiquer une ou deux mesures simples qui permettraient de sécuriser l'accès aux marchés publics des entreprises innovantes ?
M. Victorin Lurel. - J'ai consulté votre site internet : tout est en anglais ! C'est quoi Loom Network ? Comment cela va-t-il contribuer à la commande publique ? Comment passer de start up à scale up ? Vous devriez vous appeler plutôt Digital France !
Je comprends ce besoin d'internationalisation et de remporter des marchés à l'étranger. Mais je ne veux pas que le français recule à ce point-là ! Pour être intelligibles, il serait préférable de parler français, notamment pour le vocabulaire de l'innovation.
Mme Marianne Tordeux Bitker. - Nous utilisons un jargon, je vous le concède. Nous prenons bonne note que notre site devrait être plus accessible pour une meilleure compréhension.
Concernant l'ouverture des données, nous avons beaucoup travaillé sur le projet de loi de simplification de la vie économique. Je travaille chez France Digitale depuis 2019 ; je me souviens d'un temps où nous faisions des listes des jeux de données qu'il faudrait davantage ouvrir. Peut-être Doctrine a-t-elle encore des difficultés, mais j'ai l'impression qu'on est passé de la question : « Qu'est-ce que cela veut dire de mettre à disposition ses données ? » à « Quel est le coût de la mise à disposition ? » ou « Comment créer l'interopérabilité ? » On a compris qu'il fallait les ouvrir, mais on s'interroge sur les aspects pratiques, dans les secteurs de la santé et de la justice notamment.
M. Louis-Simon Boileau. - Quelle différence entre PME et start up ? Idéalement, il ne devrait pas y en avoir. Les trois critères de la liberté d'accès, de l'égalité de traitement et de la transparence devraient bénéficier à toutes, par rapport à des acteurs déjà installés qui peuvent jouer sur le critère prix parce qu'ils ont moins de risques de trésorerie, contrairement à une start-up qui devra intégrer un tel risque dans son prix. Si l'on fait oeuvre utile pour les start-ups, on le fera aussi pour les TPE-PME.
La seule différence concerne l'anticipation des innovations. Un marché est passé généralement pour deux à quatre ans ; une start-up aura une solution à proposer au début, mais le cadre du marché pourrait l'empêcher plus tard de proposer une solution améliorée. Prenons un exemple dans le domaine de la formation. En 2020, nous remportons un marché ; à l'époque, c'était le métier de développeur web qui était attendu. En 2024, ce métier est très différent ; mais nous ne pouvons pas, ou alors de manière très compliquée, proposer à l'acheteur, à un prix similaire à celui du marché, une formation de développeur IA, par exemple. Pour une start-up, cela pourrait être intéressant que la commande publique soit flexibilisée pendant l'exécution du marché, et non pas simplement au démarrage.
Enfin, ce qui est très important, pour les TPE-PME comme pour les start-ups, c'est d'éviter le stop and go et de sécuriser la trésorerie. Je me mets à la place de beaucoup de start-ups ou de TPE qui ont remporté des marchés publics en septembre dernier : l'absence de budget a retardé un certain nombre de bons de commande, ce qui les a confronté à des trous de trésorerie importants, alors qu'elles avaient dû provisionner dès septembre une part de leur plan d'activité pour honorer le marché, en renonçant à d'autres clients et en annulant peut-être un certain nombre de commandes.
Il ne s'agit pas de revenir sur le pouvoir du législateur, évidemment. Mais il faudrait un peu d'égalité à cet égard. Plus de facilité dans les avances, l'augmentation de leur montant peuvent être un moyen de sécuriser en amont la bonne réalisation d'un marché.
M. Arthur Muller. - On parle moins d'open data, car les modes changent et désormais l'attention s'est tournée vers l'IA. Mais dans ce domaine, la France ne s'en sort pas trop mal. Nous ne sommes pas du tout les plus mauvais élèves. Allez sur un site américain : le millefeuille politique est pire que le nôtre. Mais tout n'a pas été fait. C'est par exemple une entreprise privée comme la nôtre qui a la meilleure base de données des délibérations des conseils municipaux. C'est bizarre, cela devrait être une donnée publique. Même chose pour les marchés publics. Si vous allez sur les sites du bulletin officiel des annonces des marchés publics (BOAMP) ou la plateforme des achats de l'État (Place), vous avez du flux, mais pas d'historique : vous ne pouvez pas retrouver le dossier de consultation des entreprises d'un marché d'il y a trois ans. Ce n'est pas normal que ce soient des entreprises privées qui le fassent. Il n'y a donc pas à rougir, mais il reste des choses à faire.
Quant aux mesures à prendre, j'en proposerai deux. Une procédure moins écrite et plus orale d'abord. Un modèle intéressant est l'appel à manifestation d'intérêt, qui est plus ouvert au début. La collectivité pourrait annoncer un besoin général, dire par exemple : je voudrais faire quelque chose avec ce terrain, faites-moi des propositions. Si on l'applique aux marchés innovants, une entreprise pourrait proposer une solution innovante, l'acheteur public pourrait ensuite écrire son cahier des charges en fonction.
Deuxième piste : réclamer moins de garanties financières ou d'années d'exercice, qui sont des garanties binaires qui vous excluent lors de l'analyse des offres. À vous de faire l'arbitrage entre risque et innovation.
M. Yann Boulay. - En tant que législateurs, vous savez bien sûr que le droit français est très contraint par la Constitution et le droit communautaire. Je sais que le Sénat a voulu un Small Business Act ultramarin. Cela a beaucoup de sens ; il faudrait l'étendre au marché métropolitain pour les PME et les jeunes entreprises innovantes, mais le droit communautaire limite énormément les choses. Beaucoup de règles relatives aux marché publics relèvent du droit européen : le fait qu'un acteur public se base uniquement sur le chiffre d'affaires par exemple. C'est donc à ce niveau qu'il faut changer les choses. Les règles de la commande publique n'ont pas été modifiées depuis 2014 : c'était avant l'accord de Paris et de nombreuses évolutions économiques, géopolitiques, environnementales dont il faudra tenir compte dans la prochaine révision.
M. Simon Uzenat, président. - Deux mondes se sont parlé ; ils se comprennent, mais n'ont pas les mêmes priorités. Dans les grands bouleversements que nous connaissons, nous comprenons la souveraineté, comme l'a dit Catherine Morin-Desailly, dans une acception très ferme, celle que nous demandent nos concitoyens. Vous êtes des opérateurs économiques sur une scène mondialisée avec une fluidité des capitaux et une logique de développement que nous pouvons entendre.
Pour autant, si l'on se met à la place de nos concitoyens, certains pourraient être inquiets, ayant une volonté claire de faire émerger des champions européens, ce qui sous-entend une capitalisation européenne. Si demain, par l'intermédiaire de subventions ou de marchés publics, nous faisons émerger des champions européens et que, d'un coup de baguette magique à quelques centaines de millions de dollars, ils deviennent américains ou chinois, nos concitoyens, français et européens, auront l'impression d'avoir été les dindons de la farce.
Aux États-Unis, il n'y a pas d'états d'âme, les choses sont très claires et les moyens sont là. La question qui se pose est celle du financement - je le sais pour avoir travaillé pendant plusieurs années avec le secteur du numérique : comment donner à l'Europe les moyens de mettre, le moment venu, des centaines de millions d'euros pour faire émerger des champions. Il est clair que l'Europe a un petit train de retard - c'est le moins qu'on puisse dire - mais on peut profiter de cet électrochoc. Vous évoquez les uns et les autres l'importance du portage politique ; il s'entend non seulement dans le discours, mais aussi dans les actes, pour pouvoir garantir demain à nos concitoyens que leurs données sensibles en matière de santé, de recherche, seront effectivement protégées si d'aventure les États-Unis continuent à jouer cavalier seul. Il faudra des règles, et des moyens. Nous ne pouvons pas vous demander d'être des opérateurs économiques patriotes dans le monde qui est le vôtre. Vous obéissez à d'autres logiques ; nous en avons bien conscience.
Mais avec les impératifs auxquels nous sommes confrontés et dans l'intérêt même de la pérennité de nos sociétés, nous avons besoin, à l'échelle française et européenne, d'être extrêmement fermes. Et sur les leviers que vous avez évoqués, si l'État n'est pas toujours exemplaire, les collectivités territoriales sont assez souvent au rendez-vous. Je suis élu en Bretagne, région en pointe en matière de cybersécurité. Nous proposons dans nos marchés des avances à 60 %, des délais de paiement inférieurs à 23 jours. Si tout le monde joue le jeu pour vous aider, il vous sera compliqué de nous annoncer, du jour au lendemain, que vous êtes passés sous un autre pavillon. Il nous faut des garanties ; à vous - et c'est aussi l'objet de cette audition - de nous faire remonter ces préoccupations-là.
Nous nous rendrons à Bruxelles le 12 mai prochain pour évoquer la révision des directives de 2014 concernant les marchés publics et les concessions ; nous voyons émerger assez clairement la volonté d'affirmer une forme de préférence européenne dans nos marchés publics. Il faudra évidemment poursuivrecette logique avec les moyens financiers qui vont de pair.
Mme Marianne Tordeux Bitker. - Nous sommes d'accord. Une start-up, c'est une entreprise qui est financée par du capital-risque, des investisseurs souvent publics, tels que Bpifrance ou le Fonds européen d'investissement. Cela implique une certaine responsabilité. Le meilleur moyen d'aligner nos intérêts respectifs, c'est d'avoir le dénominateur le plus ambitieux possible pour intégrer les différentes contraintes. Nous n'avons donc pas d'opposition de principe à SecNumCloud.
En revanche, nous aurons des difficultés s'il y a des normes de cloud françaises, espagnoles, allemandes, portugaises... Il n'y a pas de refus d'aller sur des cloud providers français, par exemple dans le secteur de la santé ; c'est juste qu'il y a objectivement une feuille de route technologique avec des autorisations à obtenir auprès de la Haute Autorité de santé (HAS) que vous mettrez trois ans à avoir, alors que vous avez tout développé sur un outil. Si vous devez changer votre outil, vous repartez à zéro dans votre feuille de route. Ce n'est pas que l'on n'a pas envie d'aller sur tel ou tel outil ; il y a effectivement une véritable équivalence technologique entre les outils. Mais différents projets de loi précédents ont pu nous faire craindre des basculements qui pouvaient être longs et surtout très franco-français, là où, pour nous, l'échelle doit être a minima européenne.
Vous nous demandez ce qu'il faudrait faire pour éviter de passer sous pavillon étranger ? Il faut absolument travailler là-dessus. Beaucoup d'initiatives ont été prises par la France. D'autres États, notamment européens, nous demandent comment nous avons fait émerger cette start-up nation française. Cela repose beaucoup sur la mobilisation de l'épargne privée. L'initiative Tibi a été fantastique pour mobiliser celle des investisseurs institutionnels, notamment les assurances-vie. C'est bien, mais il y a d'autres ressources disponibles, notamment celles des caisses de retraite privées. Attention, je n'appelle pas à la retraite par capitalisation, mais au contraire à utiliser l'argent investi dès aujourd'hui pour beaucoup dans des bons du Trésor américain. Par ailleurs, à l'échelon européen, il manque une vraie mobilisation, notamment dans la mise en oeuvre de l'union des marchés de capitaux.
France Digitale siège au Conseil économique, social et environnemental (Cese), et je viens d'être rapporteure d'un avis sur l'acceptabilité du déploiement de l'IA pour la société française, notamment s'agissant des données de santé. Dans ce cadre, nous avons eu recours à une participation citoyenne : quand on demande à des individus de prime abord ce qu'ils penseraient si leurs données étaient hébergées sur du cloud américain, ils trouvent cela insupportable. Mais quand on leur explique que cela facilitera leur accès à la détection précoce de maladies, l'état d'esprit change. Il y a un vrai travail à faire pour expliquer à quoi sert concrètement l'innovation pour faciliter son acceptabilité.
M. Simon Uzenat, président. - Une réserve par rapport à ce que vous dites. Je ne nie pas qu'il y ait des entreprises vertueuses, dans notre pays comme ailleurs. Mais il y a des exemples d'entreprises pharmaceutiques, par exemple, qui auraient dû avoir pour objectif la santé, et qui ont utilisé des données de recherche pour ne rien faire, voire aggraver des problèmes de santé publique. Les logiques sont parfois très différentes entre l'Europe et les États-Unis. Pour ma part, je serais moins allant que vous sur le partage des données de santé.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Bien entendu, le partage des données de santé permet le progrès et il faut l'encourager. Mais pas à n'importe quel prix. Les confier à telle ou telle entreprise, cela revient à favoriser son développement économique. Microsoft s'est vu confier la plateforme des données de santé ; on sait bien qu'elle a pour perspective le développement du marché assurantiel et prudentiel, ce qui lui rapportera gros dans les prochaines années. Il y a une concurrence, une guerre économique derrière tout cela ; il ne faut pas être naïf.
Vous avez raison de souligner que les frais de sortie d'une solution d'informatique en nuage avaient pu être élevés, car les acteurs extra-européens mettaient des conditions drastiques et qu'il n'y avait pas de portabilité des données - à tel point que les clients ne tentaient même pas de sortir. Mais nous avons corrigé cela avec la loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique, en anticipation du règlement européen sur les données : nous avons réduit considérablement les frais et les délais de sortie, pour rétablir une juste concurrence pour nos entreprises européennes et françaises. Je tenais quand même à le dire : le législateur a été avisé.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17h10.
- Présidence de M. Simon Uzenat, président -
La réunion est ouverte à 17 h 20.
Audition de M. Alain Juillet, ancien Haut responsable chargé de l'intelligence économique
M. Simon Uzenat, président. - Nous continuons les travaux de notre commission d'enquête sur la commande publique en creusant la question des enjeux de souveraineté qui y sont attachés, notamment sur les plans technologique et numérique. Nous avons pu constater par exemple la fragilité de nos entreprises innovantes et notre dépendance vis-à-vis de certains acteurs économiques extra-européens, qui sont soumis à des législations extraterritoriales nous privant de contrôle sur des données publiques sensibles.
Il faut y voir l'expression de la rivalité économique et technologique entre les grands pôles économiques mondiaux, qui s'est singulièrement exacerbée ces derniers mois, et même ces derniers jours.
Nous recevons M. Alain Juillet, ancien directeur du renseignement à la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), puis Haut responsable chargé de l'intelligence économique auprès du Premier ministre et, à ce titre, expert des rivalités étatiques dans le cadre desquelles la commande publique peut constituer une marque de souveraineté ou être instrumentalisée au nom de considérations non économiques.
Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit jusqu'à 5 ans d'emprisonnement, voire 7 ans en fonction des circonstances, et 75 000 € d'amende. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Juillet prête serment.
Au cours de votre longue carrière dans le secteur privé comme au service de l'État, et en particulier dans vos fonctions en charge de l'intelligence économique, cette dimension vous a-t-elle paru suffisamment prise en compte par les acteurs de la commande publique ou ces derniers peuvent-ils pécher par naïveté en la matière ? Nous aimerions savoir si, selon vous, une prise de conscience est intervenue depuis lors.
Dans le contexte d'incertitude économique actuel, qui risque de freiner les investissements privés, la commande publique va nécessairement être amenée à jouer un rôle plus important en matière de soutien à l'innovation. L'État est-il prêt à assumer ce rôle et dispose-t-il des compétences pour ce faire ? Certains de nos voisins sont-ils mieux préparés que nous ?
Vous pourrez également nous expliquer en quoi la commande publique peut constituer une porte d'entrée pour des acteurs étrangers, étatiques ou non, dans des segments sensibles de notre économie et de nos institutions. S'agissant tout particulièrement de la question de l'hébergement des données publiques, jugez-vous prioritaire de rapatrier celles-ci dans des solutions souveraines ou considérez-vous que des solutions américaines offrant, en théorie au moins, des garanties de sécurité sont adéquates ?
D'une manière plus générale, n'hésitez pas à nous faire part d'exemples concrets de situations que vous avez eu à connaître et dans lesquelles la commande publique et son cadre juridique ont été pris en défaut face à des acteurs malveillants.
M. Alain Juillet, ancien Haut responsable chargé de l'intelligence économique. - En premier lieu - et cela nous ramène à l'actualité -, il ne faut pas oublier que certains pays, et en particulier aux États-Unis, aident systématiquement leurs petites entreprises par la commande publique et leurs grandes entreprises par des commandes militaires et de recherche. Le Buy American Act le permet.
Vous avez évoqué ma carrière. Quand j'étais à l'intelligence économique, j'avais demandé s'il n'était pas possible d'adopter en France un texte de même nature. À l'époque, on m'avait répondu que l'Europe interdisait de favoriser les entreprises françaises par rapport aux autres entreprises européennes. Or, ces dernières ont également des intérêts extra-européens.
En définitive, nous avons un problème de base dans la mesure où nous n'aidons pas assez nos entreprises par rapport aux autres pays. Il est intéressant de constater que depuis le Brexit, les Britanniques ont commencé à favoriser les entreprises britanniques, comme le font les Américains avec leurs entreprises. Dans le même temps, nous, les Français, n'avons pas cherché de solution pour régler ce problème chez nous.
Deuxièmement, nos petites entreprises sont souvent très efficaces en matière d'innovation, mais elles font face à un terrible obstacle à leur développement : le problème du financement. De fait, les banques françaises figurent parmi les plus mauvais prêteurs au monde, dans la mesure où elles appliquent des règles strictes en matière de sécurité bancaire et recherchent des profits plus importants par d'autres biais. Souvenons-nous de l'exemple du trading à la Société générale. Les opérations de trading sont beaucoup plus rentables - et elles le sont plus rapidement - que les prêts aux entreprises.
Les entreprises ont donc beaucoup de mal à trouver des financements. La situation n'est pas la même aux États-Unis, où la commande publique leur permet de se développer. Les grandes entreprises, quant à elles, peuvent rencontrer des difficultés en matière de financement, mais dans des proportions bien moindres : elles disposent de moyens importants et peuvent investir. Plus la taille de l'entreprise est limitée, plus l'accès au financement sera difficile. Or, si l'on veut développer les entreprises françaises, nous devons leur permettre de démarrer.
Les choses peuvent toutefois évoluer. Pendant des années, la direction générale de l'armement (DGA), par exemple, invitait les petites entreprises qui voulaient répondre à un appel d'offres à passer par une grande entreprise pour les porter. Évidemment, elles n'avaient pas d'autre choix et s'exécutaient. Les grandes entreprises acceptaient, mais elles conservaient les bénéfices quand il s'agissait de les partager. Les grands groupes de la défense se sont fait une spécialité de mettre les petites entreprises en difficulté, pour ne pas dire de les tuer.
Heureusement, le nouveau délégué général pour l'armement, Emmanuel Chiva, a changé les choses en demandant à ses services de passer leurs commandes directement auprès des petites entreprises.
Le troisième élément que je voudrais évoquer est le problème des données. Du fait de l'explosion du numérique, les données ont tendance à se promener à droite et à gauche. Il est extrêmement grave que nous ayons du mal à protéger les données qui sont au coeur de nos entreprises et concernent leurs techniques et leurs innovations. Au niveau européen, l'accès aux données est pratiquement garanti à tous, alors qu'il faudrait les protéger.
Nous souffrons aujourd'hui en France d'une véritable naïveté, pour reprendre votre terme. Nous voulons appliquer les règles de l'Union européenne de la manière la plus dynamique possible et en faisons plus que ce que celle-ci exige, tandis que les Allemands, les Italiens ou les Espagnols, eux, savent se défendre. Nous voulons bien faire, mais nous devrions plutôt refuser d'en faire plus que les autres. Il nous faut changer de mentalité.
Pour en revenir aux modalités effectives de la commande publique, il convient de distinguer deux aspects : la commande publique en elle-même, d'une part, et sa préparation, d'autre part. À mes yeux, le problème vient souvent de ce second aspect. En effet, un certain nombre d'entités ont tendance à faire appel à des cabinets de conseil pour identifier le besoin, définir les termes de l'appel d'offres ou fixer l'objectif à atteindre.
Ces cabinets font sans aucun doute un excellent travail, mais on ne se demande jamais s'ils formulent des recommandations objectives ou si leurs préconisations servent les intérêts des autres. J'ai pu constater par le passé qu'il en allait souvent ainsi, en pratique.
Les cabinets de conseil vous diront que c'est faux et que les recommandations formulées sont souvent très neutres. Néanmoins, les slides qui sont réalisées sont commentées à l'oral lors de leur présentation. Or, ce commentaire est particulièrement important, dans la mesure où il permet aux consultants de donner des orientations.
Si, par exemple, le cabinet de conseil vous recommande d'adresser un appel d'offres à des experts disposant de telle spécialité, vous allez lui demander de vous fournir une liste de ces experts. Or, si tous les experts étrangers figurent en tête de cette liste tandis que les experts français sont en bas de page, vous vous adresserez prioritairement aux premiers. C'est un cercle vicieux : puisque la loi ne permet pas de privilégier les entreprises françaises, les cabinets de conseil ont plus de facilité à vous pousser vers des entreprises étrangères.
Je vais vous donner un exemple précis. Les Français disposaient d'un char qui est devenu obsolète. Nous sommes donc allés voir les Allemands pour leur proposer de construire un nouveau char ensemble, à 50/50. Des études ont été réalisées et les Allemands ont proposé d'intégrer au projet un deuxième opérateur allemand spécialisé dans des domaines dans lesquels ni eux ni nous n'étions performants. Au final, la France ne pesait plus que pour un tiers lorsqu'il s'agissait de prendre des décisions. Je pourrais vous fournir des dizaines d'exemples de ce type.
Même une bonne idée peut être biaisée par les cabinets de conseil, qui suggèrent parfois d'intégrer une nouvelle dimension, ce qui implique de changer toutes les règles du jeu. Pour autant, ces cabinets ne prennent jamais la responsabilité de la décision finale.
Leur premier objectif est de satisfaire les attentes qu'ils ont cru percevoir dans l'entreprise : souvent, les patrons des grands groupes français recourent à leurs services pour se dédouaner lorsqu'ils veulent prendre des décisions dont l'acceptabilité est limitée.
Ils poursuivent également un second objectif, en cherchant à influer sur les choix de l'entreprise. Or, les cinq plus grands cabinets en France sont anglo-saxons. Du reste, les autres cabinets sont eux aussi guidés par des intérêts anglo-saxons. On ne tient pas suffisamment compte de leur influence, qui est extrêmement importante, en considérant qu'ils produisent un travail d'expertise froide et objective, mais ça n'est pas le cas.
Ces cabinets ont leur propre doctrine et leur propre stratégie. Ils fonctionnent différemment : McKinsey, Bain ou Accenture ne sont pas interchangeables. Ils n'ont pas la même spécialité : McKinsey et Bain font de la stratégie, tandis que Capgemini est spécialisé dans le numérique. Évidemment, lorsque vous recourez à un cabinet spécialisé, dont les actionnaires et les intérêts sont internationaux, celui-ci exerce nécessairement une influence
J'aborderai un dernier point pour conclure ce propos liminaire. Chaque fois qu'un rapport est réalisé par un cabinet de conseil, une copie de celui-ci est envoyée au siège. Si le cabinet est américain, le rapport part donc aux États-Unis. On vous répondra - si l'on daigne vous répondre - que le rapport est alors anonymisé. Toutefois, imaginons qu'une étude sur les centrales nucléaires de Cadarache, de Tricastin ou de Flamanville soit réalisée par un cabinet américain. Le rapport sera envoyé aux États-Unis et ne mentionnera qu'une centrale nucléaire, sans plus de précision. Pour autant, là-bas, personne ne s'y trompera ; ils sauront ce qui se passe chez nous.
Pour conclure, il est bon que vous ayez créé cette commission d'enquête. Les initiatives visant à réfléchir à notre situation et à trouver des solutions ne peuvent être que bénéfiques.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Ma première question sera assez directe : quelles préconisations formuleriez-vous pour défendre notre souveraineté nationale dans le choix des attributaires des marchés publics ?
Vous avez largement évoqué la question du recours par de grandes entreprises françaises à des cabinets de conseil américains pour la définition de leur stratégie. Comment favoriser le recours à des cabinets français - s'il en existe encore ?
M. Alain Juillet. - Il faudrait effectivement qu'il en existe encore. Généralement, ceux qui fonctionnent bien sont rachetés par les autres. Il y a donc un problème. Ne pourrait-on pas rendre obligatoire le recours à des cabinets français dans les domaines régaliens, qui relèvent toujours de la compétence des États membres de l'Union européenne ?
En 2005, nous avons publié le premier décret sur les investissements étrangers en France, que l'on appelle aujourd'hui le décret Montebourg. Bercy m'avait répondu qu'il était impossible de contrôler les investissements étrangers car Bruxelles l'interdisait, mais nous avons vérifié et il s'est avéré que nous le pouvions dans les domaines régaliens. Deux ans plus tard, l'Allemagne s'est alignée sur nous. Depuis lors, l'État a élargi le champ de ses contrôles au-delà des domaines régaliens, vers un certain nombre de domaines clés.
Il est donc tout à fait possible d'exiger que l'État recoure à des cabinets de conseil français dans les domaines régaliens, ce qui favoriserait leur développement, permettrait de récupérer des personnes brillantes travaillant dans des cabinets étrangers et nous garantirait une vision plus objective que celle que nous avons actuellement.
Nous avons officiellement découvert - même si nous le savions déjà en partie - que McKinsey avait largement piloté l'action de l'État durant la crise sanitaire. Que s'est-il passé dans ce cadre ? McKinsey a formulé des recommandations qui laissaient complètement de côté les capacités de production françaises. On vous dira que l'Institut Pasteur et les autres acteurs français ne savaient pas utiliser l'acide ribonucléique messager (ARNm). C'était peut-être le cas, mais qu'avons-nous fait pour les inciter à s'y mettre ? Rien. Nous avons directement passé commande aux acteurs étrangers. Au final, ça n'a fait qu'aggraver la situation.
Quand vous vous intéressez aux grandes affaires qui ont été révélées au cours des dernières années, vous constatez que des cabinets de conseil et des banques d'affaires sont toujours impliqués. Ces cabinets sont pratiquement toujours étrangers, tandis que les banques d'affaires ne poursuivent pas d'intérêt national. Je pense notamment à l'affaire Alstom, mais aussi à de nombreuses autres.
Il faut bien voir que les dirigeants de ces sociétés se protègent en disant avoir recouru à des cabinets de conseil pour être conseillés au mieux dans le cadre de l'opération concernée. En réalité, dans le secteur du renseignement, nous appelons cela une couverture. Ils se protègent, mais oublient complètement l'intérêt national.
Il serait également intéressant de demander à l'Agence française de développement (AFD) si elle fait appel à des cabinets de conseil pour attribuer ses aides aux pays étrangers. Je ne vous dis pas cela pour rien. Les choix de ces cabinets sont orientés. Ils n'ont pas nécessairement les mêmes intérêts que nous et leur vision des choses est différente de la nôtre.
Quand un cabinet international s'implante en Afrique, il va voir les dirigeants africains et leur indique que, grâce à ses rapports, les Français vont investir dans tel secteur dans leur pays. Ainsi, les recommandations formulées servent ces cabinets au niveau local, mais il faut se demander s'il était vraiment nécessaire de réaliser les investissements en question.
Je ne remets pas en cause la qualité du travail des cabinets de conseil ; je rappelle simplement qu'il est facile de dériver et qu'il est nécessaire, pour l'éviter, de mieux surveiller et réglementer ce secteur.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Je bois du petit lait en vous écoutant car vos propos correspondent en tous points aux conclusions de notre rapport d'information de 2015. Notre mission commune d'information avait alors déjà constaté cette asymétrie par rapport à des pays étrangers tels que les États-Unis, l'ouverture de l'Europe aux quatre vents et l'inadéquation de ses règles en matière de concurrence ainsi que l'absence de stratégie d'accompagnement de l'émergence d'un véritable écosystème par le biais de la commande publique.
Vous avez expliqué que, contrairement à nous, les États-Unis avaient assumé une stratégie de soutien au développement de leurs petites et moyennes entreprises (PME) par le biais de la commande publique, notamment via le Buy American Act et le Small Business Act. Vous avez également rappelé que l'Union européenne avait joué un rôle de premier plan dans l'élaboration du carcan administratif qui prive nos propres entreprises d'une concurrence loyale.
Vous avez par ailleurs parlé de naïveté. Ne s'agit-il pas plutôt de choix politiques relativement assurés dans le cadre d'une mondialisation heureuse, sans en imaginer les conséquences, et même avec une forme de complaisance, voire de complicité ? Comment analysez-vous ces choix ? Par exemple, Thales a confié ses données les plus stratégiques à Google en prétendant qu'il n'y avait pas d'offre alternative. Y voyez-vous vous aussi un autodénigrement permanent et systématique de nos entreprises ?
En outre, vous avez évoqué le virage récemment pris la DGA, que j'ai également pu constater. Nous allons donc nous attacher à construire un écosystème dans le cadre non pas d'une start-up nation, mais d'une infrastructure nation - veuillez m'excuser pour ces anglicismes.
Vous avez aussi abordé la question de la crise sanitaire, du recours à des cabinets de conseil américains et des vaccins. Interprétez-vous de la même manière le choix de Microsoft pour la plateforme des données de santé (PDS) sans aucun débat devant la représentation nationale ? De même, Doctolib a choisi de recourir à une plateforme extra-européenne pour l'hébergement de ses données.
Enfin, dans le contexte actuel de guerre économique mondiale, croyez-vous possible d'inverser la tendance à la faveur de l'évolution des règles européennes ?
M. Jean-Luc Ruelle. - Vos remarques étaient extrêmement intéressantes. Je vous rejoins complètement sur le rôle des cabinets de conseil vis-à-vis des dirigeants de grandes entreprises. Y a-t-il là un parallèle à faire sur le rôle joué par les assistants à maîtrise d'ouvrage (AMO) auprès des collectivités territoriales ? En effet, ces AMO sont assez peu nombreux et leur efficacité pose question.
D'autre part, ne devrait-on pas utiliser la commande publique, qui représente des sommes considérables, d'une manière plus stratégique, pour relocaliser des savoir-faire, renforcer des filières stratégiques et soutenir la réindustrialisation de la France ?
M. Michel Canévet. - Merci de ces éclairages sur les prescripteurs de la commande publique. À votre connaissance, recourt-on de la même manière aux cabinets de conseil dans les autres pays de l'Union européenne ? Avez-vous pu identifier des opérateurs français capables d'assumer ces missions ?
Mme Karine Daniel. - Les cabinets de conseil français sont-ils toujours plus vertueux que les autres ? Les fuites de données et les hackings nationaux sont-ils moins désastreux ?
M. Alain Juillet. - Indiscutablement, nous sommes très naïfs en France car nous avons du mal à imaginer que nous sommes en guerre économique. Comme l'ont dit Napoléon, Churchill et le général de Gaulle, notre pays a des alliés de circonstance, mais pas d'amis. Nous le constatons actuellement avec les Américains. Nous savions pertinemment ce que Trump allait faire et l'objectif qu'il poursuivait. Néanmoins, à la différence de ses prédécesseurs, il annonce publiquement ce qu'il compte faire, ce qui peut s'avérer surprenant et nous oblige à prendre conscience de la nécessité de cesser d'être naïfs.
Nous faisons face à des individus qui se battent pour les intérêts de leur pays. Je vous garantis que, dans les mois à venir, nous verrons l'Amérique traiter différemment l'Italie et la Pologne, deux pays proches de M. Trump, et le reste de l'Europe. Nous ne devons plus être complaisants, mais réalistes. Ils ont le droit de se battre pour leurs intérêts et nous n'avons aucune raison de ne pas en faire autant.
Vous avez évoqué la question de Thales, de Google et des données. Il est vrai que nous pouvons nous interroger sur ce point en France. Les lois américaines permettent aux services américains de récupérer toutes les données que nous transmettons aux États-Unis et d'en faire ce qu'ils veulent. Ils peuvent donc, par exemple, les communiquer aux concurrents américains de nos entreprises.
Ceci vaut également pour le cloud. Si l'on vous dit qu'un cloud est européen parce qu'il est installé, par exemple, à Hambourg, n'y croyez pas : la loi américaine permet aux Américains d'y recueillir des informations dès lors qu'il est détenu par un actionnaire américain. Je ne dis pas que nous ne devrions pas utiliser de tels services, mais qu'il ne faut pas leur confier d'informations confidentielles.
Quand la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) recourt à Palantir, qui a été financé par la Defense Advanced Research Projects Agency (Darpa), c'est-à-dire par la DGA américaine, nous savons pertinemment que toutes les informations que recueille Palantir peuvent être récupérées par les États-Unis, mais nous l'avons fait au prétexte que nous n'avions pas de technologie équivalente en France. Combien de temps allons-nous passer à trouver une solution française et quels moyens allons-nous y consacrer ? C'est un véritable objectif de relance !
Airbus a également choisi Palantir et y investit des sommes considérables. Nous devons consentir un investissement important et fixer un délai pour aboutir à la création d'un système français. Il faudra alors demander aux entreprises françaises de l'utiliser, même si les fameux cabinets de conseil leur indiquent que le système américain est plus performant, dans la mesure où le nôtre sera plus sécurisé.
Vous avez également cité Microsoft. Je connais des entreprises françaises qui ne travaillent qu'avec Microsoft. Si vous leur dites qu'en recourant exclusivement aux services de Microsoft, toutes leurs données peuvent être transmises à la concurrence, elles vous répondent que vous êtes paranoïaques, jusqu'à ce qu'elles finissent par perdre une affaire...
La mondialisation, qu'elle soit heureuse ou non, est morte avec l'élection de Donald Trump. Nous avons basculé dans un monde bilatéral. Pour preuve, l'Organisation mondiale du commerce (OMC) n'existe plus ; Pascal Lamy, qui en était pourtant un ardent défenseur, l'a lui-même reconnu.
Vous m'avez également demandé s'il était possible d'inverser la tendance. Il est impossible de tout contrôler, mais nous devons a minima faire respecter un certain nombre de règles. Par exemple, il faut que nous parvenions à protéger le secret d'entreprise. Quand des audits d'entreprises ou de banques sont menés par l'État, celui-ci devrait vérifier la manière dont le secret de l'entreprise est protégé. On nous parle beaucoup de développement durable ou de genre, mais personne ne se préoccupe de la préservation du secret dans nos entreprises ! C'est aberrant : s'il n'y a plus de secret, il n'y aura plus d'entreprises à moyen terme.
Concernant votre question sur le rôle de l'administration française, je crois que celle-ci est tiraillée entre les mondialistes et les souverainistes - ces derniers n'étant pas nombreux. Les mondialistes pensent que tout va finir par s'arranger. La grande théorie de la mondialisation selon laquelle les marchés vont s'équilibrer spontanément, sans intervention de l'État, est solide, mais il suffit qu'un acteur ne joue pas le jeu pour que l'ensemble soit faussé, ainsi que l'ont expliqué un certain nombre d'économistes. C'est ce qui se passe aujourd'hui.
À l'époque de la crise sanitaire, des négociations étaient en cours au sujet du transfert transatlantique de données, dans les deux sens. Ursula von der Leyen a volontairement laissé partir un certain nombre de nos données en signe de bonne volonté vis-à-vis des Américains. Honnêtement, ça n'a servi à rien.
Aujourd'hui, Elon Musk et tous les autres parlent de libre circulation des données, mais cela reviendrait à nous priver de cet actif essentiel. L'administration française doit donc en avoir conscience et se mobiliser. Il faut que nous apprenions à protéger nos entreprises, qui sont à la source de l'emploi, de la croissance et de notre avenir.
Je pense que nous devrions faire attention au rôle territorial des cabinets de conseil. Au niveau territorial, ceux-ci exercent une influence considérable, dans la mesure où ils ont affaire à des interlocuteurs moins préparés. Ils devraient donc a minima disposer d'une habilitation pour intervenir à ce niveau. Je ne pense même pas au risque d'exercice d'une influence étrangère, mais à la fourniture de mauvais conseils.
On ne peut pas être expert de tout : vous avez beau être expert de la stratégie internationale de groupe, expert financier ou expert technique, vous n'êtes pas pour autant qualifié sur les questions territoriales. Ces dernières années, un certain nombre de cabinets de conseil se sont proclamés experts en questions territoriales, mais nous devrions nous interroger sur ce point.
Vous avez ensuite parlé du lien entre la commande publique et la relocalisation de certains savoir-faire. Nous avons besoin de relancer notre industrie et notre économie. La commande publique doit effectivement y contribuer et pallier un certain nombre de défauts de notre modèle, notamment en matière de financement.
En France, certaines zones sont spécialisées dans un domaine particulier - et ce plus par agrégation d'entreprises que par volonté d'organisation rationnelle. Par exemple, l'Occitanie est devenue une zone essentielle en matière d'aéronautique. Il est nécessaire de favoriser le développement économique de ces zones en lien avec les industriels et l'État.
Nous pourrions également utiliser la commande publique pour vérifier que les secrets des entreprises sont réellement protégés et que l'hébergement de leurs données est sécurisé. Cela serait possible car un appel d'offres contient des exigences à satisfaire. Il faut utiliser ce levier. Sans cela, les choses n'évolueront que par la peur.
Quand l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) a été créée, personne ne la prenait vraiment au sérieux, jusqu'à ce que les patrons se rendent comptent que les escroqueries et pillages de données leur coûtent beaucoup d'argent. Aujourd'hui, je constate une sensibilité aux attaques informatiques que nous n'avions pas il y a 5 ans ou 10 ans, même si certains n'ont toujours pas conscience des risques encourus. Cette évolution a été rendue possible par le travail de l'Anssi, qui est allée voir les entreprises pour leur expliquer ce qu'elles devaient faire.
Nous ne devons pas protéger uniquement nos données, mais aussi l'ensemble des éléments essentiels pour nos entreprises et pour la France. Au niveau mondial, il existe trente-sept technologies ultra-performantes qui constituent l'église du futur. Les Chinois en contrôlent vingt-sept, dont huit sur lesquelles ils sont en situation de monopole. Les Américains, quant à eux, en contrôlent sept, notamment dans les domaines du spatial et du numérique, et les Européens trois.
On parle beaucoup des Américains car les cinq grands cabinets de conseil sont américains, mais il faut également se protéger de l'influence chinoise. De fait, les Chinois sont eux aussi présents chez nous et cherchent à récupérer le maximum d'informations. Dieu sait s'ils investissent dans la recherche, mais le piratage et l'espionnage font aussi partie de leur culture. Ceci dit, les Américains ne se gênent pas non plus en la matière.
A-t-on recours aux cabinets de conseil ailleurs en Europe ? Oui. Tout le monde les utilise plus ou moins, mais ils sont beaucoup plus contrôlés ailleurs. L'Allemagne a tendance à faire comme nous, mais ça ne lui a pas si bien réussi ces derniers temps. L'influence de McKinsey y est très importante et certaines prises de position y sont directement issues de réflexions faites par ce cabinet.
Ailleurs, cette pratique est sensiblement plus contrôlée. La Pologne est sans aucun doute le pays le plus proche de l'Amérique aujourd'hui, mais les Polonais font attention. Il est nécessaire que l'État prenne conscience du risque et définisse un certain nombre de règles pour limiter la casse. Il ne s'agit pas d'empêcher de recourir à des cabinets de conseil - nous en aurons toujours besoin -, mais d'éviter les dérives.
Vous m'avez enfin demandé si les cabinets de conseil français étaient vertueux. Qu'est-ce que la vertu ? Je ne devrais pas le dire car ça n'est pas moral, mais j'ai rarement vu la vertu primer sur l'intérêt.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Quel regard portez-vous sur la collaboration entre la Société générale et Palantir ?
M. Alain Juillet. - Les concepteurs de Palantir avaient identifié un besoin pour le futur. À l'époque où cette société a été conçue, l'intelligence artificielle n'existait pas encore. Palantir constitue donc une étape intermédiaire entre l'époque précédente, quand il fallait aller chercher des informations par soi-même, et l'époque dans laquelle nous entrons, qui nous permet de cliquer sur un bouton et d'obtenir une réponse instantanément grâce à l'intelligence artificielle. Cette réponse est d'ailleurs plus ou moins biaisée car tous les systèmes d'intelligence artificielle sont orientés dans un sens ou dans un autre.
Palantir dispose actuellement du système le plus performant, dont l'importance est appelée à diminuer, à moins qu'il n'intègre l'intelligence artificielle. Cette société a été conçue et financée par la Darpa, qui est l'équivalent de notre DGA aux États-Unis. Si la DGA finançait une entreprise privée, tout le monde s'interrogerait...
Vous disiez qu'il fallait rechercher des solutions françaises. Le problème est que les très grandes entreprises de défense ont toujours eu tendance à monopoliser ce créneau et qu'elles facturent leurs solutions à un prix très élevé, dans la mesure où il n'y a pas de concurrence. En revanche, elles ne pratiquent pas les mêmes prix quand elles vendent à l'étranger, ce qui est problématique. Nous devons gagner en performance au niveau des coûts si nous voulons être compétitifs.
M. Victorin Lurel. - En vous écoutant, une interrogation m'est venue. Nous appelons de nos voeux un protectionnisme intelligent, sur le modèle de la Chine et des États-Unis. Quand Donald Trump décide de bouleverser l'économie mondiale, nous le condamnons tous. Pourtant, même si nous croyons tous au libéralisme et à la paix par le commerce, nous nous rendons compte que nous sommes parfois naïfs. Alors où placer le curseur ?
Avant Trump, nous recourions déjà au protectionnisme et pratiquions déjà des droits de douane, parfois même plus élevés que les siens, ce qui nous permettait de nous développer. Aujourd'hui, j'ai plutôt l'impression que ce sont les multinationales, les bourses et les fonds de pension qui sont les victimes de sa politique. Si nous devions lui répondre en nous servant des droits de douane et de la commande publique, où faudrait-il placer le curseur du protectionnisme ? Comment ne pas aller trop loin ?
Les Chinois ont répondu à leur manière. Leurs coûts salariaux sont déjà très faibles, mais ils vont en plus accorder des subventions déguisées à leurs entreprises. Les États-Unis le font aussi. Peut-être que nous le faisons nous-mêmes malgré la réglementation européenne relative aux aides d'État. Auparavant, nous déclarions certains secteurs stratégiques, ce qui permettait à l'État de garder la main. Pour le faire aujourd'hui, il faudrait réformer l'Europe, devenir souverainiste et voter pour Marine Le Pen ! Le libre-échange est devenu notre opium. Si nous voulons faire ceci, on nous répond que nous allons provoquer une guerre mondiale ; si nous voulons faire cela, on nous répond que l'Europe ne le permet pas. Où devons-nous placer le curseur, notamment en matière de commande publique ?
Nous avons peur de taxer les Gafam et les autres acteurs du numérique, alors que ces entreprises ne pourraient pas continuer à prospérer sans l'Europe. Nous disposons d'une véritable arme, mais nous voulons rester plus loyaux et propres que nécessaire. Nous surtransposons même les directives. Et c'est un socialiste qui vous dit cela ! Y a-t-il une vertu au protectionnisme moderne ? Où placer le curseur pour défendre nos intérêts ?
Nous avons proposé un Small Business Act pour les outre-mer, sous la forme d'une expérimentation, mais l'État n'en veut pas, non pas parce qu'il est corrompu ou complice, mais en raison d'une connivence idéologique : nous pensons tous la même chose et sommes tous favorables au libre-échange. D'ailleurs, Elon Musk propose déjà de rétablir le libre-échange entre les États-Unis et l'Europe et je suis certain que nous allons l'accepter.
Je veux toutefois rappeler que nous étions heureux lorsqu'il y avait des barrières douanières, de la protection et ce que l'on appelait les infant industries. Nous n'étions pas moins heureux dans les années 1960 qu'aujourd'hui. Nous cherchons à apporter de simples ajustements au libre-échange, tandis que Trump mène une révolution copernicienne en revenant au système antérieur. Il explique à ses concitoyens qu'ils vont souffrir à court terme pour, à moyen et long terme, générer des recettes supplémentaires, réindustrialiser leur pays et faire baisser les taux d'intérêt. Tout cela peut s'avérer payant !
Pendant ce temps, l'Europe veut rester une zone de libre-échange et s'interroge sur la politique de Trump, comme si nous avions la science infuse. Auparavant, nous enseignions l'économie politique à l'université. Depuis, nous avons oublié le marxisme et sommes tombés dans la simple régulation. Nous régulons, mais ça ne nous permettra pas d'aller loin. Nous sommes face à un changement de paradigme et nous nous contentons d'ajustements. Au total, nous allons protéger quelques entreprises, mais cela suffira-t-il pour défendre nos intérêts nationaux ?
M. Simon Uzenat, président. - La commande publique peut-elle constituer un cheval de Troie pour des puissances étrangères ? Des projets portés par l'État ou par des collectivités territoriales ont-ils pu être sciemment utilisés par des puissances pour mener cette guerre économique qui, effectivement, n'a pas attendu l'élection de Donald Trump pour commencer ?
Vous avez également avancé l'idée d'introduire dans les dossiers de consultation des entreprises, dans le cadre des appels d'offres, des critères liés à la sécurité des données de l'entreprise et de ses clients, notamment, pour ce qui nous concerne, des collectivités territoriales. Je la trouve intéressante, mais on nous répondra sans doute qu'il serait nécessaire, pour la mettre en oeuvre, d'accompagner financièrement les entreprises et les collectivités compte tenu du contexte budgétaire contraint. Il y aura donc une phase de transition caractérisée par le renchérissement des prestations fournies. En tout cas, je retiens cette proposition, dont il faudra préciser les modalités de mise en oeuvre.
M. Alain Juillet. - Quand une commande publique est passée dans un domaine pouvant intéresser des pays étrangers, ceux-ci peuvent soit la freiner pour éviter que nous ne nous développions, soit la récupérer. Pour ce faire, ils peuvent agir par le biais des cabinets de conseil, mais aussi des lobbyistes, qui constituent une ressource redoutable dans la mesure où ils ne se contentent pas de mener des actions dans les médias et sur les réseaux sociaux, mais font aussi passer des messages.
Ai-je eu l'occasion de voir des entreprises étrangères agir ensemble pour remporter un appel d'offres avec la bénédiction du gouvernement de leur pays ? Oui. Le département du commerce américain dispose d'une petite organisation qui identifie tous les ans environ 120 ou 130 contrats essentiels pour les États-Unis. Tous les services américains - diplomates, services de renseignement, police, douanes, etc. - sont alors mobilisés pour donner aux entreprises américaines les moyens de remporter ces appels d'offres. Compte tenu des règles françaises, ils doivent placer des intermédiaires ou des faux nez en Europe pour y parvenir, mais le résultat est le même : quand vous grattez, vous vous apercevez qu'ils défendent des intérêts étrangers. Ce que je dis vaut d'ailleurs également pour les Chinois.
La commande publique est toujours importante. Elle permet d'orienter les entreprises et la recherche et ses conséquences sont multiples et variées. Il faudrait trouver un système permettant aux entreprises françaises de concourir avec une chance raisonnable de gagner. Par exemple, nous faisons des appels d'offres au niveau européen, mais les impôts et taxes dus varient d'un État à l'autre. La concurrence n'est donc pas équilibrée. Si nos entreprises payent 25 % ou 30 % d'impôts alors que les autres en payent 15 %, ces dernières disposent d'un avantage concurrentiel. Il faut y réfléchir. Nous devons permettre à nos entreprises de se battre à armes égales face à des acteurs bénéficiant d'une aide extérieure.
Vous avez également parlé des entreprises et des collectivités. Les entreprises râlent quand on leur impose des contraintes supplémentaires, mais elles réfléchissent quand elles ont conscience que ces contraintes peuvent les aider. Beaucoup d'entreprises ont perdu des contrats par le passé à cause de fuites ou d'interceptions. Elles sont donc particulièrement sensibles à ces questions.
Selon moi, Trump a fait un pari. Il a fait la liste de tout ce qui ne fonctionnait pas ou avait trop dérivé aux États-Unis et a décidé de l'éliminer. Il faut casser tout ce qui ne va pas pour rester la première puissance mondiale. Cette politique a toutefois des conséquences sur les entreprises américaines. La plupart des composantes du téléphone portable de Google sont produites en Chine. Or, le prix de ces produits de base vient d'augmenter de 35 % ! Google va-t-il pouvoir continuer à vendre ce téléphone ? Il y aura en tout cas des difficultés. Les Américains sont donc prêts à pénaliser leurs propres entreprises pour arrêter leur déclin et rester la première puissance mondiale.
Face à cette logique, nous n'arriverons à rien en nous contentant d'ajustements. Il n'y a que dans la Bible que David tue Goliath avec une fronde. Au cours de ma carrière, je n'ai jamais vu un archer tenir très longtemps face à un homme armé d'une mitraillette.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - C'est ce qui s'est passé lors du rachat d'Alstom par General Electric, n'est-ce pas ?
M. Alain Juillet. - Il s'agit d'une opération remarquablement montée par les Américains. General Electric était le leader mondial pour tous les types de turbines, sauf pour les fameuses turbines Arabelle, que les Français avaient réussi à faire fonctionner. Les Américains ont donc voulu récupérer les turbines Arabelle pour qu'aucun type de turbine ne leur échappe.
Cette opération a été montée de main de maître. Quand Frédéric Pierucci, vice-président monde de la division chaudières d'Alstom, a été arrêté aux États-Unis, le juge lui a montré un dossier énorme comportant tous les messages interceptés pendant 2 ans entre son bureau en Asie et la direction centrale.
General Electric a même recruté la femme d'un ministre, une brillante énarque, et 'qui avait été chargée des investissements étrangers en France. C'est tout de même énorme ! On pourrait parler de pantouflage, mais c'est un autre sujet. Pour monter l'opération, ils ont payé un grand nombre de lobbyistes et de très grandes banques d'affaires bien connues en France et ont joué sur tous les tableaux.
Au final, ils ont convaincu le président de la société de vendre cette partie de l'entreprise. Si mes informations sont exactes, celui-ci a été payé à Singapour pour éviter de payer des impôts en France. Cela pose question et doit nous conduire à prendre conscience que, si cette affaire a été révélée, des opérations de ce genre ont lieu tous les jours. Il faut les arrêter et nous avons besoin, pour ce faire, de davantage de contrôles.
M. Simon Uzenat, président. - Merci beaucoup pour votre intervention et vos propositions, qui nous seront très précieuses.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 30.
- Présidence de M. Simon Uzenat, président -
La réunion est ouverte à 18 h 35.
Audition de M. Pierre Pelouzet, médiateur des entreprises
M. Simon Uzenat, président. - Nous achevons notre journée d'auditions en nous recentrant sur les aspects pratiques de la commande publique, et plus particulièrement sur les difficultés d'exécution qui peuvent intervenir entre une entreprise attributaire d'un marché public et un pouvoir adjudicateur, et sur les structures mises en place pour apaiser ces difficultés.
Monsieur Pelouzet, vous insistiez d'ailleurs dans l'une de vos interventions, il y a quelques mois, sur le fait que les entreprises vous sollicitaient bien plus souvent que les pouvoirs adjudicateurs, en rappelant que vous étiez à la disposition des deux parties.
Initialement créée pour préserver les relations d'affaires entre les entreprises en cas de conflit, la médiation des entreprises, qui relève du ministère de l'économie et des finances, a été étendue aux marchés publics et offre aux parties qui en font la demande, par l'intervention d'un tiers neutre, impartial et indépendant, la possibilité de régler à l'amiable un différend contractuel.
Ainsi, en 2024, la médiation des entreprises a été saisie de 1 903 demandes de médiation, dont 16 % - soit plus de 300 demandes - concernaient le secteur public. Le médiateur des entreprises est par ailleurs impliqué dans la promotion des achats responsables, avec le pilotage de la charte et du label « Relations fournisseurs et achats responsables » (RFAR), auxquels adhèrent aussi bien des acheteurs publics que des acheteurs privés.
Pour nous faire part de son expertise en la matière, nous recevons M. Pierre Pelouzet, Médiateur des entreprises depuis 2012 et reconduit dans ces fonctions en janvier dernier pour une durée de 18 mois.
Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 € d'amende et jusqu'à 5 ans d'emprisonnement, voire 7 ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pelouzet prête serment.
La médiation des entreprises est le thermomètre de la dégradation - ou de l'amélioration - de la situation économique nationale. Constatez-vous, en matière de marchés publics, les mêmes difficultés conjoncturelles que dans les relations entre entreprises ou bien y a-t-il, s'agissant du public, une déconnexion avec l'actualité et des facteurs plus structurels à prendre en compte ?
Qui plus est, votre longue expérience dans vos fonctions vous confère un recul particulier sur l'évolution des relations entre les acheteurs publics et leurs prestataires. Comment ont-ils traversé les difficultés liées à la crise sanitaire ? Malgré la judiciarisation croissante des procédures, constatez-vous une appétence pour les modes alternatifs de règlement des différends ?
D'une manière plus générale, il nous serait très utile de connaître les motifs de saisine de vos services les plus récurrents. Les délais de paiement excessifs viennent à l'esprit, mais y en a-t-il d'autres ? Vous avez d'ailleurs publié, au début de l'automne 2024, en partenariat avec la direction des affaires juridiques (DAJ) de Bercy, un guide visant à permettre aux acheteurs publics de réduire leurs délais de paiement. Quels sont les secteurs dans lesquels les difficultés sont les plus exacerbées ?
Par ailleurs, la médiation des entreprises assure le secrétariat de l'observatoire des relations entre start-ups et grands comptes. Le sujet de l'accès des start-ups à la commande publique, dont nous avons longuement parlé cet après-midi, est essentiel aux yeux de notre commission d'enquête et la situation largement perfectible selon les intéressés. Vous pourrez nous indiquer si les acheteurs publics sont aussi ouverts à l'innovation que les grands comptes privés et quels sont, d'après vos travaux, les blocages à lever pour rendre l'achat public plus agile en la matière.
M. Pierre Pelouzet, Médiateur des entreprises. - Vous avez déjà évoqué une bonne partie des éléments que je souhaitais aborder. Après avoir débuté dans le champ des relations inter-entreprises, la médiation a été étendue aux marchés publics deux ans après sa création, en 2012. Aujourd'hui, comme vous l'avez indiqué, les marchés publics représentent entre 15 % et 20 % de nos saisines.
Notre action repose sur deux piliers : la résolution des litiges - j'y reviendrai - et l'amélioration des pratiques. Il est bon qu'un pompier intervienne lorsque cela est nécessaire, mais il est préférable d'éviter les incendies en faisant évoluer les pratiques.
Notre activité a connu une croissance exponentielle ces dernières années. Nous avons ainsi recensé 1 900 saisines en 2024. Quand j'ai été nommé, il y a douze ans, nous comptions une centaine de saisines par an. En 2019, juste avant la crise sanitaire, nous en étions à cent saisines par mois ! L'année 2020 a été une année exceptionnelle au cours de laquelle nous sommes passés de 1 200 à 3 500 saisines en raison de l'exacerbation des tensions dans les relations entre entreprises et entre les entreprises et les acheteurs publics.
Depuis, nous tournons autour de 2 000 saisines par an, ce qui montre non seulement que le niveau de tension ne diminue pas, mais aussi qu'il existe une volonté de dialogue. La flambée des prix des matières premières et de l'énergie, les difficultés de recrutement, l'inflation généralisée et la hausse des taux d'intérêt qui ont eu lieu après la crise sanitaire ont affecté l'ensemble du tissu économique, ce qui explique que le niveau de tension reste assez élevé.
En parallèle, je pense que beaucoup d'entreprises nous ont identifiés comme des facilitateurs de dialogue pendant la crise sanitaire, ce qui explique l'augmentation de 50 % du nombre de saisines. Je nuancerai donc un seul élément de votre propos : il y a certes de la tension, mais beaucoup de gens ont compris que la meilleure manière d'y faire face était le dialogue. Je tiens à insister sur ce point.
Comme vous l'avez rappelé, nous sommes très souvent saisis par les entreprises et très peu par les donneurs d'ordres, qu'ils soient publics ou privés d'ailleurs, ce qui est dommage. 95 % des saisines sont le fait de petites entreprises, 75 % d'entre elles sont issues d'entreprises de moins de 25 salariés et près de 30 % proviennent d'entreprises de moins de deux salariés. Nous touchons donc le tissu profond de notre économie, ceux qui pensent n'être ni écoutés ni compris. Tant mieux s'ils commencent à nous identifier et à venir vers nous.
Toutefois, j'aimerais beaucoup que les 5 % restants, qui sont constitués de grands acteurs publics et privés, acquièrent le réflexe de recourir à la médiation pour résoudre leurs conflits et recréer un lien de confiance plutôt que de jouer le rapport de force et de porter systématiquement l'affaire devant les tribunaux.
Toute notre action tourne autour de la notion de confiance. Je porte depuis douze ans une idée de base : plus il y a de confiance, plus il y a de développement économique. Un chef d'entreprise qui fait confiance à son client va vouloir travailler avec lui, lui proposer de l'innovation et l'aider prioritairement. À l'inverse, un fournisseur méfiant va passer son temps à s'assurer d'être payé, ne se précipitera pas quand son client aura besoin d'aide et veillera à ne pas se faire voler son innovation par celui-ci, autant de comportements qui vont à l'encontre du développement économique de ces entreprises.
Pour revenir à vos questions, les modes amiables de règlement des différends, et notamment la médiation, sont désormais systématiquement mentionnés dans les cahiers des clauses administratives générales (CCAG), ce qui contribue à leur utilisation - et c'est une très bonne chose.
Vous m'avez interrogé sur les principaux types de litiges. Les retards de paiement représentent près de 40 % de nos saisines. Il peut s'agir aussi bien d'une facture restée sous le coude ou coincée dans je ne sais quel logiciel, notamment Chorus Pro dans le secteur public ou SAP dans le secteur privé, que d'une réception incomplète ou d'un service fait de manière incomplète. Derrière une saisine pour non-paiement, nous retrouvons tout un tas de sujets pouvant nous amener à faire des médiations. Nous devons alors restaurer le dialogue et trouver la meilleure solution au problème rencontré.
M. Simon Uzenat, président. - En matière de paiement, beaucoup de collectivités sont plutôt au rendez-vous. Vous avez d'ailleurs expliqué, dans une interview réalisée il y a quelques mois avec la directrice des affaires juridiques de Bercy, que nous avons auditionnée il y a quelques jours, que les retards de paiement ne dépendaient pas forcément de la taille de l'acheteur public, même si l'État est plutôt meilleur - ou moins mauvais - que les autres.
Quel est le retard moyen de paiement dans les cas dont vous êtes saisis, qui sont peut-être assez peu représentatifs puisque caractérisés par des délais excessifs ?
M. Pierre Pelouzet. - D'après l'observatoire des délais de paiement, le retard moyen, secteurs public et privé confondus, était de 10 jours avant la crise sanitaire, puis a explosé pendant celle-ci. À la fin de la crise, nous avions réussi à le ramener à 12 jours. Aujourd'hui, les derniers éléments disponibles font état d'un retard moyen de 13 ou 14 jours.
Je rappelle que pour chaque jour de retard, un milliard d'euros reste dans les caisses des grands comptes publics et privés au détriment des très petites entreprises (TPE) et des petites et moyennes entreprises (PME). Évidemment, dans les cas dont nous sommes saisis, les retards de paiement sont bien supérieurs et peuvent s'élever à 20 ou 30 jours, voire plus.
Il convient de distinguer le délai apparent et le délai réel. Le délai de paiement court à partir du moment où la facture a été acceptée et où toutes les pièces ont été réunies. On compte alors 30 jours pour les marchés publics. Ce délai peut toutefois être allongé s'il manque un papier, si un numéro de commande est erroné ou si la réception de la marchandise n'a pas eu lieu, par exemple. C'est la raison pour laquelle nous avons élaboré un guide des bonnes pratiques à mettre en oeuvre pour limiter ces délais en amont et payer la facture dans les 30 jours, ou dans les 45 jours pour les hôpitaux, si nécessaire.
M. Simon Uzenat, président. - Au-delà de l'allongement du délai moyen, avez-vous constaté un allongement des délais dans les cas extrêmes du fait, par exemple, des difficultés rencontrées par les collectivités territoriales ?
M. Pierre Pelouzet. - Je ne suis pas en mesure de vous répondre. Nous traitons évidemment des cas exceptionnels, avec des retards importants ou des conséquences majeures, mais je me garderai bien d'en tirer des statistiques. L'observatoire des délais de paiement pourrait peut-être vous fournir des informations plus intéressantes à ce sujet.
Nous assurons aussi des médiations autour des questions relatives aux indemnités de résiliation, à l'application de pénalités ou à la modification des contrats en cours. Nous avons traité beaucoup de sujets en lien avec les matières premières, en raison de la flambée de leurs prix entre 2021 et 2022.
Je citerai notamment un cas dans lequel nous avons institutionnalisé notre médiation, celui des jeux Olympiques. Dans ce cadre, la Société de livraison des ouvrages olympiques (Solideo) est venue vers nous car elle était extrêmement sollicitée par toutes les petites entreprises impliquées dans les chantiers de construction de stades, sans pouvoir se permettre de rallonger les délais ou de mettre ces entreprises en difficulté, et avait parfois du mal à communiquer avec elles.
Elle nous a donc demandé de l'aide, suite à quoi nous avons dédié deux médiateurs à ce dossier et sommes parvenus à faire signer par la Solideo et les différentes fédérations du bâtiment et des travaux publics (BTP) un accord par lequel elles s'engageaient à solliciter ces médiateurs en cas de difficulté.
Au final, elles n'y ont pas énormément recouru, ce qui constitue une bonne nouvelle. Je pense que le simple fait d'ouvrir la porte à la médiation a permis d'apaiser les tensions et de trouver des solutions. Quant aux quelques dizaines de contrats sur lesquels des difficultés persistaient, nos médiateurs sont intervenus et ont permis de les finaliser.
Le sujet des matières premières est donc très important. Nous avons été heureux de pouvoir contribuer à la finalisation de ces marchés sur un chantier aussi emblématique que celui des jeux Olympiques.
Nous traitons également des sujets liés au paiement de prestations supplémentaires, dont le prix est discuté après qu'elles aient été demandées et réalisées. Vous remarquerez qu'il s'agit assez largement de questions en lien avec le secteur du BTP, qui représente près de 20 % de nos saisines, notamment dans le cadre de marchés publics. Ce sont les sujets les plus complexes à traiter, ce qui explique que nous en soyons souvent saisis.
Nous essayons également de faire de la pédagogie. J'ai mentionné un certain nombre de guides que nous avons écrits ou co-écrits, notamment le guide des modes amiables de règlement des différends (Mard) ou celui des bonnes pratiques de paiement dans les travaux publics.
Nous avons également réalisé des livrets sur les marchés publics pour vulgariser ces sujets auprès des entreprises - et nous allons le refaire car ils ont été bien accueillis -, en lien avec la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), l'Union des entreprises de proximité (U2P) et le Mouvement des entreprises de France (Medef) et avec l'accord de la DAJ de Bercy.
En discutant avec des chefs d'entreprise, nous nous sommes rendu compte que certains avaient peur de candidater à des appels d'offres car ils n'en comprenaient pas tous les termes et se demandaient s'ils allaient être payés. Nous avons donc fait travailler un parterre de chefs d'entreprise pour déterminer la meilleure manière d'expliquer les marchés publics avec des mots simples. Cet outil a bien fonctionné et nous sommes en train de réfléchir à une nouvelle version.
Dans ces petits ouvrages, nous parlons de tout un tas de pratiques qui nous paraissent intéressantes, telles que les avances, la modulation des retenues de garantie, les conditions d'application des pénalités ou la fluidité des circuits de facturation. Beaucoup d'évolutions ont eu lieu sur ces sujets et nous nous en réjouissons, parce que cela aide les petites entreprises à accéder aux marchés publics.
Pour finir, vous avez évoqué le sujet des start-ups. J'ai été missionné à l'époque par Jean-Noël Barrot pour rédiger le premier rapport de l'observatoire des relations entre start-ups et grands comptes. Dans ce cadre, nous avons démontré que nous n'étions pas au niveau zéro et qu'un nombre important de marchés publics et privés étaient attribués à des start-ups. Nous avions ainsi estimé que 1 % des marchés publics allaient vers des start-ups, ce qui représente tout de même 1,7 milliard d'euros par an.
M. Simon Uzenat, président. - 1 % du montant total des marchés publics et non du nombre total de ces marchés, n'est-ce pas ?
M. Pierre Pelouzet. - Absolument. Le nombre des marchés qui leur sont attribués est probablement bien plus important car il s'agit de petits marchés. Les marchés publics contribuent donc à la croissance des start-ups. Ce taux de 1 % n'était pas ridicule par rapport à la part des marchés privés captée par les start-ups, qui s'établissait à 2 %. Le premier enseignement de ce rapport était donc que les start-ups bénéficiaient déjà d'un certain volume d'affaires.
Deuxièmement, nous avons conduit deux sondages, l'un sur les acheteurs et l'autre sur les start-ups, et il en est ressorti que les deux parties avaient envie de travailler ensemble. Les grands comptes publics et privés mettent en oeuvre tous les moyens possibles pour s'ouvrir aux start-ups, tandis que celles-ci déclarent qu'il est de plus en plus important pour elles d'avoir de grands clients.
Le monde des start-ups a évolué. Il y a quelques années, quand une start-up avait une bonne idée, il était relativement simple de trouver des financements pour poursuivre son développement. Trouver des clients n'était pas leur première priorité. Aujourd'hui, les financements se sont raréfiés et il est devenu primordial pour les start-ups de trouver des clients - et de préférence des grands clients - qui puissent leur servir de références pour aller chercher d'autres marchés.
Troisième enseignement : nous avons constaté des difficultés en matière de dialogue et de compréhension - j'en ai parlé tout à l'heure - et un décalage entre la façon de procéder des grands acheteurs publics et privés et les méthodes de vente des start-ups.
Quand les grands acheteurs veulent réaliser un achat, ils définissent un besoin, lancent un appel d'offres et retiennent l'offre présentant le meilleur rapport qualité-prix. Or, par définition, les start-ups ne répondent pas à un besoin existant, mais proposent une nouveauté. Elles ont donc du mal à se positionner sur des besoins existants et à être compétitives et, dans le même temps, à trouver des portes d'entrée pour leurs innovations. Les nouveaux outils en matière d'achat d'innovations devraient permettre, je l'espère, de mieux connaître l'offre de ces petites entreprises pour pouvoir leur permettre de grandir.
En outre, les grands comptes et les start-ups n'ont pas la même notion du temps. Le même délai de réalisation d'un achat est perçu comme normal par les grands acheteurs publics et privés et comme infiniment long par les start-ups, qui craignent que leur innovation ne s'essouffle ou que leurs financements ne s'épuisent. Il est donc nécessaire de faire de la pédagogie et d'utiliser au maximum les outils permettant de réduire les délais et de mieux appréhender l'offre des start-ups.
Le dernier enseignement de ce premier sondage - mais nous en aurons d'autres dans les mois à venir - est l'importance de la notion de responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Les start-ups font état d'une attente importante de leurs grands clients potentiels, qu'ils soient publics ou privés, en matière de RSE, ce qui n'est pas pour leur déplaire, dans la mesure où nombre d'entre elles se sont développées autour de cette notion. Elles ne perçoivent donc pas ce phénomène comme un obstacle à l'accès aux marchés, mais, au contraire, comme un avantage compétitif.
J'aimerais, pour finir, aborder la question des achats responsables. Nous avons porté le parcours national des achats responsables, qui se décompose en plusieurs étapes et intègre notamment la charte RFAR, laquelle a été signée à ce jour par près de 3 000 acteurs - nous en recensions 2 800 à la fin de 2024. Avec toute une série d'outils d'autodiagnostic et d'aide ainsi que de bonnes pratiques, cette charte amène l'ensemble des acteurs de l'économie, qu'ils soient publics ou privés, petits ou grands, vers un label exceptionnel.
Nous n'en sommes pas conscients, mais la France est le pays leader en matière d'achats responsables. Elle a porté au niveau mondial les travaux relatifs à la norme ISO et aux achats responsables. Nous pouvons être fiers de cette norme, sur laquelle s'appuie notre label. L'obtention de ce dernier signifie que l'entité labellisée respecte les meilleures pratiques non seulement françaises, mais aussi mondiales.
Ce label, qui existe depuis 2012, a connu une croissance exponentielle, notamment depuis la crise sanitaire. Nous comptons aujourd'hui 120 ou 121 labellisés contre 50 en 2019. Nous sentons donc une appétence pour la responsabilité, et en particulier au travers du levier des achats, au moins autant du côté du public que de celui du privé. Aujourd'hui, 80 % des ministères sont labellisés - les armées, l'intérieur, l'éducation nationale, l'économie et les finances, etc. Les autres y viennent progressivement et je suis certain que nous finirons par labelliser l'intégralité des ministères, y compris la direction des achats de l'État (DAE) et les plateformes régionales des achats.
L'État se montre donc exemplaire sur la labellisation, de même que certains départements - par exemple les Hauts-de-Seine et les Yvelines - ou intercommunalités - je pense notamment à Intercom Bernay Terres de Normandie -, la région Centre Val-de-Loire et des mairies telles que celles de Blagnac et de Toulouse ou encore la métropole de Toulouse. Au total, des acteurs de toutes tailles répartis sur l'ensemble du territoire national se sentent concernés par ce label.
Ce dernier a également atteint le secteur hospitalier, qui est particulièrement concerné par les retards de paiement. Ont ainsi été labellisés le centre hospitalier universitaire (CHU) de Nancy et le Réseau des acheteurs hospitaliers (Resah), une plateforme d'achat regroupant une grande partie des achats hospitaliers, qui constitue l'équivalent de l'Union des groupements d'achats publics (Ugap) - elle aussi labellisée - pour les collectivités locales.
Enfin, un certain nombre de grandes entreprises publiques sont également labellisées : EDF, Enedis, GRDF, Réseau de transport d'électricité (RTE), La Poste ou encore la SNCF. Le secteur public n'est donc pas au retard en matière d'achats responsables, bien au contraire.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Dans le cadre de l'initiative « Je choisis la French Tech », que vous présidez depuis 2023, l'objectif affiché était de doubler les achats publics et privés réalisés auprès de start-ups françaises d'ici à 2027 pour soutenir l'innovation et la souveraineté technologique. Dans cette logique, ne pensez-vous pas que l'État et les entreprises à participation publique doivent être exemplaires dans leur recours à des solutions françaises innovantes ?
En tant que médiateur des entreprises ou dans le cadre de l'observatoire, avez-vous été sollicité pour intervenir sur des cas dans lesquels des entreprises françaises innovantes rencontraient des difficultés d'accès à certains marchés stratégiques ? Le cas échéant, quelles réponses ont-elles été apportées ?
Comment expliquez-vous que les entreprises françaises innovantes soient aussi peu consultées dans le cadre des marchés publics ?
M. Pierre Pelouzet. - Merci pour ces questions. Non, nous n'avons pas été saisis de cas de ce type. Je n'aurais donc pas autant d'éléments à vous fournir que vous le souhaiteriez. Nous sommes davantage sollicités au sujet de l'exécution des marchés qu'à propos de l'accès aux marchés, sans doute parce que les entreprises nous identifient un peu mieux dans ce domaine.
Comme je vous l'ai indiqué, nos sondages sont assez généraux et pointent des difficultés liées à la compréhension des terminologies, aux modalités de réponse aux appels d'offres de la part d'entreprises proposant une innovation et à la temporalité dans laquelle s'inscrivent les uns et les autres. Je ne dispose malheureusement que de peu d'éléments pour répondre à votre question, dans la mesure où nos médiations ne portent pas sur ces sujets-là.
M. Serge Mérillou. - Les contrats comportent-ils souvent des fragilités spécifiques suscitant des contestations ? Le cas échéant, il serait bon de conseiller aux acheteurs publics d'être vigilants sur ces points. On m'a indiqué qu'assez régulièrement, certaines entreprises contestaient des marchés dès que ceux-ci étaient passés. Je ne vous demanderai évidemment pas leur nom...
M. Pierre Pelouzet. - C'est gentil de votre part, car je suis tenu au respect de la confidentialité.
M. Serge Mérillou. - Je m'en doutais, bien entendu. Certaines entreprises suscitent-elles plus fréquemment des conflits que les autres ?
Enfin, les clauses d'insertion que l'on retrouve souvent dans les marchés publics ne seraient pas simples à appliquer, ce qui s'explique par la nature particulière du public ciblé. Ces clauses posent-elles réellement problème ?
M. Pierre Pelouzet. -Nous sommes saisis quand un conflit émerge dans l'application du marché. Il est difficile de dire que certains sujets se retrouvent systématiquement au coeur des conflits. Bien entendu, nous constatons souvent des difficultés relatives aux décomptes généraux en fin de travaux, avec des estimations de coûts divergentes.
Je parle beaucoup des marchés de travaux car ce sont souvent eux qui suscitent des difficultés. D'ailleurs, les tribunaux administratifs ont souvent du mal à trancher ces litiges et renvoient les parties vers la médiation pour trouver une solution.
Pour savoir si un coup de peinture a été passé ou non ou s'il était ou non de la bonne couleur, il faut passer par la discussion plutôt que par un changement dans le processus. Aucun cahier des charges ne peut prévoir la découverte d'une fragilité dans le sol, par exemple. C'est la vie d'un chantier. L'important est de se mettre d'accord, au terme du chantier, sur ce qui est réellement dû par les deux parties. C'est dans ce cadre que nous pouvons intervenir pour les aider à trouver une solution.
M. Simon Uzenat, président. - Merci beaucoup pour le travail que vous réalisez avec constance et détermination depuis de nombreuses années.
En tant qu'élu local, j'ai eu l'occasion d'apprécier la mobilisation autour de votre label et la force du dialogue, qui ne doit évidemment pas nous faire perdre de vue le fait que les entreprises connaissent parfois des moments compliqués et que des tensions surgissent plus facilement au cours des périodes troublées telles que celle que nous traversons.
Merci d'être là. Dans le cas où vous identifieriez, au cours des semaines à venir, des points d'attention supplémentaires, n'hésitez pas à nous en faire part. Nous restons à votre disposition.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 20.
Mercredi 9 avril 2025
Audition de M. Didier Trutt, président du Conseil d'administration et du comité stratégique d'IN Groupe
Le compte rendu sera publié ultérieurement
Audition de M. Hugues Souparis, ancien président de l'entreprise Surys
Le compte rendu sera publié ultérieurement
Audition de M. Frédéric Trojani, ancien directeur général de l'entreprise Surys
Le compte rendu sera publié ultérieurement