Mercredi 9 avril 2025
- Présidence de M. Cédric Perrin, président -
La réunion est ouverte à 10 h 00.
Mission de la 79ème session de l'Assemblée générale des Nations-Unies - Examen du rapport
M. Cédric Perrin, président. - Mes chers collègues, nous vous présentons aujourd'hui le compte rendu de la mission que nous avons menée dans le cadre de la 79e session de l'Assemblée générale des Nations unies.
Cette présentation a un double intérêt. D'une part, les échanges divers que nous avons eus avec de nombreuses représentations permanentes, des experts et des représentants de think tanks apportent un éclairage intéressant sur la situation de la fin d'année 2024. D'autre part, sur bien des sujets, nous pouvons mesurer l'impressionnant changement de perspective qui est intervenu en l'espace de quelques mois. Il est dû essentiellement à l'arrivée au pouvoir de l'administration Trump et à ses premières mesures.
Comme l'an passé, une partie des échanges a concerné le dysfonctionnement des institutions internationales, dont la Russie est largement à l'origine, bien qu'elle ne soit pas la seule.
Je laisserai le soin aux rapporteurs d'évoquer plusieurs sujets saillants. La mission que nous conduisons chaque année auprès des Nations unies présente une certaine continuité. Nous en ressortons toujours avec un sentiment ambigu, mêlant à la fois des points positifs et négatifs, et nous exprimons quelques inquiétudes.
M. Thierry Meignen, rapporteur. - Grâce à son statut de membre permanent du Conseil de sécurité et une politique d'obstruction systématique aux initiatives des pays occidentaux, la Russie dispose incontestablement d'un véritable pouvoir de nuisance au sein des Nations unies. Celui-ci se caractérise par l'absence de capacité à produire des résultats concrets ou des changements normatifs, à la différence de la Chine, qui poursuit, elle, avec beaucoup de méthode et de détermination un agenda très précis sur le long terme.
Ainsi, la Chine est capable de rallier d'autres pays à ses causes, soit en usant de sa puissance économique, soit en adoptant une position qui peut être perçue de façon favorable, notamment par les pays du G77.
De toute évidence, la guerre en Ukraine reste un sujet majeur pour les Nations unies. Toutefois, on nous a répété qu'elle retenait moins l'attention que les années précédentes, en raison de l'importance d'autres crises, en particulier au Proche-Orient et à Gaza.
Le fait que l'Ukraine ne soit plus en haut de la pile des dossiers ne signifie pas que la Russie a progressé diplomatiquement. Le dernier vote de l'Assemblée générale sur la question, qui est intervenu au cours de notre mission, révèle que la très grande majorité des pays du monde continue de condamner l'agression russe. Ainsi, après trois ans de guerre, la Russie n'est pas parvenue à diffuser son « narratif » au sein de la communauté internationale.
Ainsi, les représentations de l'Inde et de l'Indonésie, tout en valorisant le dialogue avec l'ensemble des parties et en prônant la négociation comme seule issue du conflit, nous ont rappelé leur position : la souveraineté et l'intégrité territoriale des pays sont garanties par le droit international et ne peuvent être remises en cause par la force.
L'un de nos interlocuteurs à New York, qui est un excellent connaisseur de la Russie, nous a fait part d'une analyse lucide et intéressante de l'approche russe. Selon lui, les Russes n'infléchiront pas leur position sous l'effet des discours ou des déclarations des différents partenaires occidentaux. Ils cherchent surtout à savoir si ces derniers sont unis entre eux. Vladimir Poutine a pour priorité d'identifier les fragilités et les divergences, voire les oppositions au sein du camp occidental, afin de les exploiter de manière systématique. Notre interlocuteur a résumé la situation de la façon suivante : « Ce n'est pas Vladimir Poutine qui crée les divergences entre Occidentaux ni les tensions au sein même de chaque pays occidental. En revanche, il est évident qu'il cherche systématiquement à exploiter toutes ces divisions et toutes ces failles, de façon à affaiblir le camp occidental à son profit. »
Ce même interlocuteur a considéré qu'il était vain et presque contre-productif d'évoquer l'adhésion de l'Ukraine à l'Otan. Selon lui, deux facteurs rendent cette évolution absolument impossible. D'une part, il y aurait toujours au moins un membre de l'Otan pour s'y opposer ; d'autre part, il n'est pas envisageable de réunir la majorité des deux tiers du Sénat américain pour ratifier l'entrée de l'Ukraine dans l'Otan.
Notez toutefois que cette analyse date de l'année dernière et ne correspond plus au contexte actuel. Le retour au pouvoir de l'administration Trump doit nous pousser à voir les choses autrement.
Les déplacements que nous effectuons au siège des Nations unies chaque année nous permettent de connaître l'analyse très franche des personnes qui baignent au quotidien dans le jeu diplomatique, à l'échelon le plus élevé.
Je le répète, comme l'an passé, beaucoup de pays condamnent la violation du droit international et de la Charte des Nations unies que représente l'agression russe, mais ils souhaitent aussi que la communauté internationale se consacre aux nombreux autres sujets qu'ils perçoivent comme d'importance égale ou supérieure.
Les Occidentaux - plus particulièrement la France, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité - ont à coeur de montrer qu'ils ne restent pas aveugles aux autres tragédies qui frappent le monde. Je pense aux guerres terribles qui font rage en République démocratique du Congo, au Soudan et dans la Corne de l'Afrique, mais aussi au drame des millions de déplacés au Venezuela.
M. Loïc Hervé, rapporteur. - Le système des Nations unies donne institutionnellement un poids très important au Conseil de sécurité. En effet, ses cinq membres permanents jouissent d'un statut particulier, dont la manifestation la plus éclatante est le droit de veto. Par conséquent, le système est immédiatement paralysé en cas d'affrontement entre grandes puissances, comme c'est actuellement le cas entre la Russie et les pays occidentaux.
Dans le prolongement de la mission que la commission a menée l'an passé, nous observons que le rôle des Nations unies, en tant qu'institution prétendant à une forme de gouvernance mondiale ou comme forum de la communauté internationale, est ambivalent.
Nous sommes frappés par la paralysie du système, par ses difficultés, par les oppositions de plus en plus systématiques entre les pays occidentaux et la Russie, par la tension entre les États-Unis et la Chine, par l'attitude complexe des États-Unis vis-à-vis des Nations unies et, enfin, par la subtilité des jeux diplomatiques de chaque ensemble, voire de chaque nation.
Cela nous amène à relativiser l'image d'un monde découpé en grands blocs cohérents qui s'opposent entre eux. En réalité, chaque pays, au sein de son groupe de partenaires, joue une partition autonome.
Toutefois, il est possible de voir le verre à moitié plein : les Nations unies sont capables de produire des normes internationales et de trouver parfois quelques solutions, même imparfaites, à des dossiers particulièrement douloureux. Surtout, elles s'apparentent à un grand forum diplomatique qui permet de donner une réalité concrète et matérielle à la notion de communauté internationale. En effet, tous les pays sont représentés aux Nations unies et, au-delà même de l'agenda de l'Assemblée générale, de très nombreux contacts ont lieu sur une infinité de sujets.
Concernant le fonctionnement des Nations unies, l'hypothétique réforme du Conseil de sécurité est toujours au point mort, si bien que nous sommes contraints de parler d'un serpent de mer. Bien que la plupart des acteurs soutiennent de façon plus ou moins sincère un élargissement du Conseil de sécurité, la réforme est complètement bloquée, pour les mêmes raisons que celles que nous avions évoquées l'année dernière.
Selon l'un des interlocuteurs que nous avons rencontrés à New York, « la réforme du Conseil de sécurité est impossible parce qu'un acteur principal, la Chine, n'en veut pas ». En effet, elle ne souhaite ni partager le statut avantageux de membre permanent doté d'un droit de veto ni renoncer à l'exercice de ce dernier, pas plus que les autres membres permanents. En outre, elle ne veut voir ni l'Inde ni le Japon devenir membres permanents.
Assez habilement, la Chine prétend officiellement soutenir la réforme du Conseil de sécurité, tout en encourageant un groupe de pays qui refusent de voir leurs voisins devenir des membres permanents, parce qu'ils ne peuvent pas le devenir eux-mêmes. C'est ainsi que se positionne le Pakistan vis-à-vis de l'Inde, l'Égypte vis-à-vis des autres grands pays africains, l'Espagne vis-à-vis de l'Italie et de l'Allemagne, la Corée du Sud vis-à-vis du Japon et le Mexique vis-à-vis du Brésil.
Tous ces pays se rabattent sur une proposition d'élargissement du Conseil de sécurité pour des sièges non permanents. Le Koweït et l'Autriche ont formalisé cette idée, sans obtenir de consensus.
Quatre des cinq membres permanents du Conseil de sécurité souhaitent un élargissement, notamment au profit du Brésil, de l'Inde et de l'Allemagne. Rappelons qu'une modification de la Charte des Nations unies requiert un vote des deux tiers des pays et des cinq membres permanents du Conseil de Sécurité, ce qui est très difficile à obtenir.
Tout au plus, nous avons vu se confirmer la tentation de nombreux pays, en particulier ceux du G77, de contourner le Conseil de sécurité en passant par l'Assemblée générale. Cela peut constituer une idée fructueuse dans certains cas, mais, globalement, les membres permanents s'y opposent.
Cette évolution présente des limites. En effet, que vaudrait une résolution des Nations unies si elle était combattue par plusieurs membres permanents du Conseil de sécurité ? Une articulation est nécessaire entre le droit, les institutions internationales et la puissance des acteurs.
Dans le même ordre d'idées, certains États voudraient substituer aux institutions financières internationales - la Banque mondiale et le FMI - une gestion directe des sujets financiers par l'Assemblée générale. Là encore, trois membres permanents - les États-Unis, la France et le Royaume-Uni - n'y sont pas favorables, même s'ils reconnaissent la nécessité de moderniser ce système financier.
L'enjeu est de trouver une gouvernance économique et financière mondiale qui soit suffisamment acceptée par la communauté internationale pour éviter des offres alternatives ou concurrentes. La Chine pourrait être tentée de faire contrepoids de cette façon au rôle économique et financier des États-Unis.
Évidemment, ces réflexions ne sont pas nouvelles, mais elles vont en se renforçant. Elles doivent être regardées sous une perspective différente, à l'heure où la nouvelle administration Trump remet en cause les fondements de l'ordre international.
Mme Michelle Gréaume, rapporteure. - Concernant la zone indo-pacifique, nous avons eu plusieurs entretiens très intéressants avec les représentations de l'Inde et de l'Indonésie. Selon cette dernière, l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean) a une vision optimiste de l'avenir et de l'évolution des relations internationales.
Aux yeux des Indonésiens, cette vision serait partagée par une partie de l'Union européenne et la plupart des membres du G20. En revanche, une grande majorité de pays sont pessimistes, en particulier les pays africains, qui sont très inquiets pour leur avenir.
Parlons également de l'environnement. L'idée que les pays les plus développés doivent financer la transition environnementale est très majoritaire dans le monde. Cela pose deux questions. D'une part, les pays développés ne sont pour l'instant pas d'accord pour financer cette transition à la hauteur des besoins. D'autre part, on observe des contradictions entre les différents acteurs : ainsi, la Chine essaie de se présenter comme un pays du Sud qui, d'une certaine façon, serait encore en phase de développement.
Il s'agit pourtant du premier émetteur de gaz à effet de serre au monde. En outre, sa puissance économique est incontestable ; elle se traduit d'ailleurs par l'augmentation de sa contribution au financement des Nations unies, qui va bientôt égaler celle des États-Unis.
Nous avons eu une présentation très précise et éclairante du fonctionnement budgétaire des Nations unies. L'ONU dispose d'un budget annuel de 50 milliards de dollars, dont 20 % de contributions obligatoires, c'est-à-dire 10 milliards de dollars, et 80 % de contributions volontaires. Les contributions obligatoires correspondent au coeur de métier de l'ONU, soit le maintien de la paix et la sécurité internationale, tandis que les contributions volontaires répondent aux différentes crises ponctuelles.
Les contributions obligatoires sont réparties entre le budget régulier, à hauteur de 3,6 milliards de dollars, et les missions de maintien de la paix, à hauteur de 5,5 milliards de dollars, contre 6,5 milliards il y a encore tout juste un an avant l'arrêt de l'opération au Mali. Enfin, 1 milliard de dollars sert à financer les agences de l'ONU, comme l'Unesco.
La France est le sixième contributeur des Nations unies sur le plan des contributions obligatoires et le huitième contributeur si l'on considère le total des contributions.
Les contributions obligatoires sont liées au poids de chaque pays dans l'économie mondiale. Toutefois, ce principe général connaît plusieurs exceptions. Ainsi, la France verse 50 % de contribution supplémentaire par rapport à son poids dans l'économie mondiale, ce pour plusieurs raisons.
Tout d'abord, un rabais de toutes les contributions est offert aux pays en voie de développement ; les pays les plus endettés bénéficient même d'un rabais supplémentaire. Ensuite, les États-Unis ont obtenu, en 2011, un plafond qui fixe leur contribution maximum à 22 % du budget régulier. À l'époque, ce plafond ne profitait qu'aux États-Unis, mais il va bientôt s'appliquer à la Chine.
Sur le fond, il n'est pas forcément mauvais de plafonner ainsi la contribution d'un seul État : cela permet d'éviter qu'il ait la mainmise sur le fonctionnement global des Nations unies, surtout dans le contexte actuel de reprise des tensions géostratégiques. Par conséquent, le manque à gagner est redistribué sur les autres pays développés, en particulier les États européens.
M. Didier Marie, rapporteur. - J'en viens aux évolutions récentes du cadre budgétaire. Concernant les opérations de maintien de la paix, il y a une surcharge pour les membres permanents du Conseil de sécurité, comme la France. Il n'existe pas de plafond en ce domaine. Dès lors, les États-Unis devraient contribuer à ce budget à hauteur de 28 %. Néanmoins, le Congrès américain a décidé unilatéralement qu'ils ne contribueraient pas au-delà de 25 %. En conséquence, les Nations unies doivent fonctionner avec seulement 97 % du budget des opérations de maintien de la paix.
La Chine, en 2024, est sortie pour la première fois du groupe de pays bénéficiant d'un rabais au titre du développement. En revanche, son économie n'a pas encore atteint 22 % du PIB mondial. Aujourd'hui, sa contribution représente environ 15 % du budget régulier et devrait atteindre rapidement 20 %, puisque les taux sont renégociés tous les trois ans. Du reste, la Chine finance les opérations de maintien de la paix à hauteur de 18 % et devrait hisser cette contribution à 24 %.
Si rien n'est modifié dans les trois prochaines années, la France et les autres pays européens risquent de devoir supporter le poids du plafonnement des contributions américaines et chinoises. Les pays européens plaident donc pour limiter la contribution de chaque État à son poids dans l'économie mondiale.
Sans les plafonds évoqués, les États-Unis et la Chine pèseraient bientôt 60 % du budget des Nations unies, ce qui serait problématique.
La Chine, en raison d'une montée en puissance économique et institutionnelle, est de plus en plus regardante sur le montant et la nature des dépenses. Ainsi, elle essaie d'obtenir des autres pays, en particulier les membres du G77, une modération des dépenses.
Sur le plan politique, la Chine cible certains secteurs d'intervention qui sont importants à nos yeux, comme la sauvegarde des droits humains, l'action humanitaire et quelques opérations de maintien de la paix.
Par ailleurs, elle fait pression pour obtenir une part plus importante des marchés passés par les Nations unies. Pour l'instant, la part détenue par les entreprises chinoises est plus faible que le montant des cotisations du pays. C'est aussi le cas de la France, toutefois dans des proportions moindres.
La montée en puissance de la Chine se traduit aussi par le fait qu'elle demande d'obtenir plus de postes administratifs au sein de l'ONU. À l'heure actuelle, les pays européens bénéficient encore d'une surreprésentation dans la fonction publique onusienne. Les États-Unis sont bizarrement sous-représentés ; quant à la Chine, elle est encore très sous-représentée.
La Chine évoque souvent l'argument de la sous-représentation dans son discours politique sur le déséquilibre entre le Nord et le Sud. Pourtant, certains pays du Sud sont surreprésentés dans l'attribution des postes aux Nations unies, notamment parce que leur PNB est faible. Il en est ainsi du Kenya et du Ghana.
Quant à la Russie, elle est le dixième contributeur au budget des Nations unies. Elle s'efforce, depuis quelques années, de défendre systématiquement le point de vue des pays africains et empêche que des crédits soient affectés aux actions en faveur des droits humains ou de la résolution du conflit en Ukraine. Plus généralement, elle fait obstacle au financement de toute action qui pourrait déplaire à l'un de ses alliés ou partenaires.
Le secrétaire général des Nations unies voudrait inciter les pays à basculer une partie de leurs contributions volontaires vers le fonds des contributions obligatoires. Or les États membres sont peu désireux d'une telle évolution.
Par ailleurs, la question de la bonne gouvernance de l'ONU se pose de façon récurrente. Les États, dans leur rôle de contributeurs, doivent pouvoir contrôler que leur argent est bien utilisé et que les frais de fonctionnement ne dérapent pas.
C'est un sujet assez délicat, sur lequel nous ne sommes pas toujours soutenus par la majorité des autres pays. Cela rend les progrès difficiles, d'autant que les évolutions en ce domaine doivent être votées à l'unanimité des 193 États membres. De fait, notre approche sur la bonne utilisation des crédits de fonctionnement des Nations unies est convergente avec celle des Chinois.
Enfin, plusieurs interlocuteurs ont appelé notre attention sur les difficultés de trésorerie de l'ONU. En effet, les États-Unis ne versent pas leurs contributions et la Chine s'en acquitte tardivement. Concrètement, les États-Unis ont décidé qu'ils ne paieraient qu'au mois d'octobre les appels de cotisations de janvier et de juillet. Ainsi, 22 % du budget des Nations unies ne sont versés qu'en octobre.
Les Chinois ont commencé à imiter les États-Unis, si bien que 40 % du budget est disponible seulement en fin d'année. Cela complique le financement des actions entreprises avant le versement des cotisations chinoises et américaines.
Ce phénomène a encore été aggravé au cours du premier mandat de Donald Trump, les États-Unis ayant cessé de payer leurs contributions à certaines opérations de maintien de la paix. Mais les difficultés ne se limitent pas à Donald Trump. Notez que la contribution pour 2023 n'a été versée par les Américains qu'en avril 2024.
Nous verrons bien ce qui se passera sous le second mandat du président Trump. Cependant, il est clair que ces contributions budgétaires tardives mettent le système en grande difficulté et n'aident pas à améliorer son efficacité.
Il faut garder un point à l'esprit lorsqu'on est tenté de critiquer l'action ou l'inaction des Nations unies. On peut toujours dénoncer la forte dimension bureaucratique de cette instance, mais il faut aussi avoir l'honnêteté de reconnaître que certains de ses membres, parfois les plus puissants, ne font rien pour améliorer les choses, bien au contraire !
M. Roger Karoutchi. - Hier soir, un documentaire diffusé sur Arte démontrait de façon flagrante la constitution d'un axe Chine-Russie-Iran et la montée en puissance de la Chine au sein de l'ONU. Cette dernière préside quatre des principaux comités onusiens et adopte une stratégie très claire qui empêche l'adoption de certains textes, notamment sur la situation des Ouïghours.
On a aujourd'hui l'impression que l'ONU est dominée par des États antidémocratiques, dont la politique et la conception du monde laissent songeur. J'avais alerté le ministre de l'Europe et des affaires étrangères sur ce sujet.
L'ONU ne vit plus du tout sur les fondements de 1945 et semble ne plus avoir pour objectif la paix, l'équilibre et la prospérité : elle est devenue une organisation très politisée et manipulée par un certain nombre d'États.
Peut-on considérer qu'elle remplit encore son rôle, à mesure qu'elle se sépare de ses valeurs d'origine inspirées par celles de l'Occident ?
Lors d'une séance de questions d'actualité au Gouvernement, j'avais appelé l'attention du ministre sur le fait que l'Iran et la Syrie de Bachar al-Assad avaient respectivement présidé le comité des droits de l'homme et le comité pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes. Ces situations sont forcément difficiles pour les Occidentaux.
Bref, nous assistons à un basculement, qui n'est d'ailleurs pas le fait du secrétaire général des Nations unies. Quant à la présidence de Donald Trump, elle n'arrange pas les choses. Cela devrait peut-être nous conduire à réfléchir à une organisation différente.
M. Cédric Perrin, président. - Les entretiens avec les ambassadeurs des pays du « Sud » ont été particulièrement instructifs et utiles. Une réforme de l'ONU est envisagée afin d'assurer une meilleure représentation de ces pays dans l'organisation des relations internationales. Les ambassadeurs des pays membres permanents du Conseil de sécurité soutiennent officiellement cette réforme, mais, en réalité, tout est fait pour que rien ne bouge.
Les Chinois sont de plus en plus présents au sein de l'ONU, alors même qu'ils restent sous-représentés par rapport au volume de leur contribution. Les Chinois clament sans cesse qu'ils sont sous-représentés, mais - paradoxalement ? - ils ne proposent aucune réforme.
Les institutions internationales construites après la Seconde Guerre mondiale ne sont plus représentatives de l'état actuel du monde. Beaucoup de choses ont changé, la puissance de plusieurs pays a évolué ; d'où la nécessité d'engager des réformes.
Contrairement au secrétaire général des Nations unies, beaucoup d'États membres sont réticents au changement. Dans le même temps, les Brics - Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud - montent en puissance, s'élargissent et espèrent constituer un ordre mondial parallèle.
Compte tenu de l'exercice du droit de veto, je ne vois pas comment les choses pourraient s'améliorer. Au vu des évolutions récentes, on est en droit de se demander ce que sont devenues certaines instances, au-delà de l'ONU, telles que l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Le secrétaire général des Nations unies, quant à lui, a très peu pris la parole au cours des derniers mois, malgré l'actualité internationale.
M. Didier Marie, rapporteur. - L'antagonisme nord-sud et la confrontation entre pays libéraux et illibéraux se sont fortement densifiés au sein de presque toutes les organisations internationales. Cela aboutit à un blocage des institutions.
Veillons à ne pas tomber dans le piège de la notion de « Sud global », justement parce que le sud n'est pas global. La Chine et l'Inde ont des agendas différents et les pays africains anglophones ont des antagonismes forts vis-à-vis d'autres pays du même continent.
Compte tenu de ces éléments, nous avons tout intérêt à rester présents au sein des institutions internationales. En dialoguant et en jouant sur ces antagonismes, nous veillerons à ce que le multilatéralisme ne disparaisse pas totalement.
Aujourd'hui, nous assistons à une confrontation violente entre États, comme nous n'en avions pas connu depuis 1945. Force est de constater que le modèle libéral est en recul. Dans ces conditions, efforçons-nous, au sein des instances internationales, de faire entendre notre voix pour nouer des partenariats et des alliances avec des pays qui ne sont pas dans l'orbite occidentale classique. Cela nous permettra de desserrer l'étau, en attendant des jours meilleurs.
Nous voyons mal comment une réforme de l'ONU pourrait aboutir en l'état actuel des choses. Il n'empêche que cette organisation doit pouvoir continuer à fonctionner, car il s'y passe beaucoup de choses, non seulement au sein de l'Assemblée générale, mais aussi et surtout dans les couloirs.
M. Cédric Perrin, président. - Indéniablement, la France joue un rôle majeur du fait de sa place au sein du Conseil de sécurité et de sa capacité à dialoguer avec tout le monde. Elle contribue ainsi à la rédaction de nombreuses résolutions.
Les diplomates français que nous rencontrons lors de nos déplacements à New York sont très professionnels. Nous sommes fiers, au Sénat, de l'action de notre diplomatie. C'est pourquoi nous avions unanimement condamné la baisse des crédits du programme 105, dans le cadre de l'examen du projet de loi de finances pour 2025.
Avec l'Indonésie, nous avons des points de convergence importants et des perspectives de coopération majeures, notamment en matière de défense.
Je suis d'accord avec notre collègue Didier Marie : évitons d'employer la notion de « Sud global ». Il vaut mieux parler des pays qui ont été mis de côté dans l'organisation des relations internationales après la Seconde Guerre mondiale.
M. Akli Mellouli. - Je partage entièrement les propos qui ont été tenus. On envisage des évolutions, mais que pourrait-on mettre à la place de l'ONU ? Alors que le droit international est violé et que plusieurs États souhaitent s'en affranchir, il faut plus que jamais maintenir le multilatéralisme et trouver des partenariats.
M. Cédric Perrin, président. - Je suis d'accord avec vous, cher collègue. Sans puissance, on ne peut pas imposer le droit. La capitulation de l'Ukraine marquerait la victoire de la force sur le droit et porterait un coup supplémentaire au multilatéralisme. Voilà pourquoi nous devons tous rester mobilisés sur ce dossier.
Il est dangereux de laisser la force l'emporter, car certains pays sont tentés de s'engouffrer dans la brèche. En effet, des personnalités politiques, profitant notamment d'un climat international fragile, font glisser les sociétés vers de plus en plus d'illibéralisme : voyez ce qui se passe actuellement en Turquie et aux États-Unis !
M. Alain Joyandet. - De nouveaux groupes sont en train de se constituer en marge des Nations unies. Dans ces conditions, quelle ligne la diplomatie française peut-elle tenir ?
La majorité des pays qui siègent à l'Assemblée générale des Nations unies n'ont pas pour priorité de respecter le droit international et la plupart des populations du monde vivent dans des pays autoritaires. Ainsi, les défenseurs du droit international deviennent minoritaires.
La diplomatie française peut-elle s'appuyer sur une position suffisamment forte de notre pays pour continuer à oeuvrer seule ? La France possède une diplomatie universelle d'une grande qualité ; ayant oeuvré au Quai d'Orsay en tant que membre du Gouvernement pendant quelques années, je l'ai moi-même constaté.
Pour l'heure, notre diplomatie est démunie et le bloc européen a peine à se faire entendre. Celui-ci pourrait pourtant peser au sein de l'ONU, notamment sur la question ukrainienne. Dans cette perspective, la diplomatie française devrait oeuvrer à rassembler toutes les voix européennes.
Quant au secrétaire général des Nations unies, il est complètement paralysé. Dès qu'il prend la parole, il se met à dos une grande partie des membres de l'Assemblée générale.
Il faut que nous pensions à défendre les intérêts de la France en faisant valoir une diplomatie universelle, au-delà des grandes idées. Ne restons pas bloqués sur la guerre en Ukraine, car elle continue d'être un verrou qui nous empêche d'être entendus à l'ONU.
M. Cédric Perrin, président. - Une coordination est déjà mise en place à l'échelon de l'Union européenne, mais il faudra sans doute aller plus loin. Après la chute du mur, 70 % des pays étaient des démocraties, contre 40 % aujourd'hui.
Nous sommes inquiets de l'avenir du financement de l'ONU, surtout si les États-Unis réduisent leur contribution. En outre, au cours du premier mandat de Donald Trump, les Américains ont permis à la Chine de prendre plus de place au sein de l'ONU, alors même qu'ils essayaient de freiner sa montée en puissance.
Les recommandations sont adoptées.
La commission adopte, à l'unanimité, le rapport d'information et en autorise la publication.
La réunion est close à 10 h 45.
- Présidence de M. Cédric Perrin, président -
La réunion est ouverte à 16 h 35.
Audition de M. Jean-Noël Barrot, ministre de l'Europe et des Affaires étrangères
M. Cédric Perrin, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir Jean-Noël Barrot, ministre de l'Europe et des affaires étrangères.
Monsieur le Ministre, avec l'élection de Donald Trump en novembre dernier, le monde s'attendait à d'importants bouleversements. Toutefois, nul n'anticipait l'ampleur et la rapidité des décisions prises, qui ont profondément remis en cause les alliances historiques et les proximités traditionnelles.
Citons, parmi d'autres, le rapprochement avec la Russie au détriment du soutien à l'Ukraine, des déclarations agressives à l'égard du Canada et du Danemark, ou encore - à compter d'aujourd'hui - l'instauration brutale de nouveaux droits de douane sur les marchandises en provenance de l'Union européenne : +20 % et jusqu'à +25 % sur les véhicules automobiles.
Et ce ne serait peut-être qu'un début : une menace d'une nouvelle augmentation des tarifs douaniers plane encore, avec notamment une surtaxe de 200 % sur les alcools européens...
Dans ce contexte, nous aimerions connaître le regard que vous portez sur l'état actuel et l'avenir du lien transatlantique. Nous avons changé d'ère : comment nous positionner désormais ?
Nous souhaiterions également que vous nous présentiez les discussions en cours au sein de l'Union européenne et entre les États membres concernant les réponses envisageables.
En effet, au-delà de la riposte déjà annoncée d'une augmentation des droits de douane de 25% sur certains produits en provenance des États-Unis, l'UE, en tant que marché puissant et stratégique, dispose de leviers : lesquels pourraient être activés ?
Par ailleurs, cette mise en oeuvre brutale du programme « MAGA » (make America great again) entraîne-t-elle, selon vous, un réveil européen, ou bien constate-t-on encore une forme d'attentisme ou de soumission chez certains de nos partenaires ?
Enfin, quelles sont, selon vous, les répercussions plus larges de cette série de décisions tous azimuts sur d'autres régions du monde ?
À titre d'exemple, à l'annonce par la Chine d'une augmentation de 34 % des droits de douane sur les produits américains - en réponse à une première hausse de 54 % décidée par Washington - le président Trump a annoncé un nouveau relèvement des tarifs douaniers de 50 %, portant la surtaxe totale sur les produits en provenance de Chine à un niveau extravagant de 104 % !
Peut-on parler d'une guerre commerciale directe entre les États-Unis et la Chine ?
Au-delà de l'impact immédiat sur les marchés boursiers, qui enregistrent des baisses significatives depuis la fin de la semaine dernière, et sur le commerce international, quelles pourraient être les conséquences géopolitiques à plus long terme de ces décisions prises par l'administration Trump ? Quel lien doit-on faire par ailleurs entre cette guerre commerciale et le début de désengagement américain de l'OTAN ?
Concernant l'Ukraine, le rapprochement opéré entre les Etats-Unis et la Russie, y compris à l'ONU, rebat les cartes. Le sommet de l'Élysée du 27 mars dernier a montré l'unité des Européens pour poursuivre l'aide militaire à l'Ukraine mais leur incapacité à définir une stratégie commune concernant l'attitude à adopter face à la Russie et le contenu à donner aux garanties de sécurité. Chaque pays européen conserve son agenda, ses contraintes, ses priorités, ce qui ne permet pas à l'Europe d'exister dans le nouveau dialogue entre MM. Trump et Poutine. Est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus sur la proposition italienne faite à cette occasion concernant les garanties de sécurité ? Que pensez-vous, par ailleurs, des échanges menés entre Américains et Russes qui ne débouche pas, pour l'instant, sur un cessez-le-feu ? Pensez-vous que le regard des Américains sur les intentions des Russes pourrait évoluer ?
Au Moyen-Orient, et particulièrement à Gaza, la situation s'est encore dégradée, si cela était possible. Le territoire, déjà en crise humanitaire depuis de longs mois, fait l'objet d'une nouvelle offensive terrestre de l'armée israélienne. C'est d'autant plus inquiétant que le gouvernement israélien semble engagé, avec les encouragements du partenaire américain, dans une sorte de fuite en avant très tributaire de la situation politique intérieure, et sans stratégie perceptible pour l'après.
Dans ces conditions, quelle est notre influence ? Est-il encore possible d'avoir un dialogue avec l'État israélien, sur quelles bases et avec quels leviers ? Le Président de la République se trouve en ce moment même en Égypte afin de soutenir les efforts de nos partenaires égyptien et jordanien pour la paix, ainsi que le plan pour la reconstruction de Gaza adopté le 4 mars par la Ligue arabe. L'initiative est louable, mais est-elle réaliste alors que ni Israël, ni les Etats-Unis n'ont manifesté l'intention d'y donner suite ? La France se coordonne-t-elle avec ses partenaires européens sur le sujet, alors que l'Union européenne semble aux abonnés absents ? Peut-être pourriez-vous nous dire également un mot des discussions en cours avec l'Arabie saoudite, qui semble désormais être le seul pays arabe à même d'infléchir la politique d'Israël et d'en obtenir des concessions.
Enfin, je vous laisserai nous exposer la situation en Syrie, notamment celle de la minorité alaouite qui craint désormais des représailles massives, et la position de la diplomatie française vis-à-vis du nouveau pouvoir.
Notre commission souhaitait par ailleurs vous entendre sur l'état de la relation bilatérale avec Alger. Vous vous êtes rendu en Algérie dimanche 6 avril en visite officielle afin d'apaiser la crise diplomatique, migratoire et judiciaire avec l'Algérie. C'est certes une bonne nouvelle car le grand nombre de ressortissants algériens en France et de Français ayant de la famille algérienne, mais aussi par exemple les problématiques sécuritaires au Sahel, rendaient inenvisageable une rupture définitive. Mais pouvons-nous espérer à court terme des avancées concrètes comme la libération de Boualem Sansal, ou des progrès sur les délivrances de laissez-passer consulaires ? Surtout, à plus long terme, comment sortir de ce schéma cyclique des relations franco-algériennes, avec ces crises à répétition suivies d'embellies passagères ? Jacques Chirac, en 2006, avait déclaré : « Les relations franco-algériennes sont foiroteuses » : ne peut-on pas espérer mieux pour l'avenir ?
Enfin, la commission d'évaluation de l'aide publique au développement dont vous nous aviez annoncé la mise en place lors de votre dernière audition devant notre commission a-t-elle tenu sa première réunion ? Par ailleurs, un Conseil présidentiel pour les partenariats internationaux s'est tenu la semaine dernière. Ce fut l'occasion de rappeler les engagements de la France en la matière. Mais n'est-il pas paradoxal de se présenter comme l'antithèse de Donald Trump dans ce domaine alors que l'aide au développement sera amputée du tiers en 2025 ?
M. Jean-Noël Barrot, ministre. - Merci pour votre invitation et pour votre engagement à porter la voix de la France dans vos nombreux déplacements : la diplomatie parlementaire peut apporter beaucoup aux côtés de la diplomatie que nous menons.
Cette invitation tombe à point nommé, elle me permet de vous faire un bilan de l'action menée depuis 100 jours, puis de vous dire ce que nous envisageons pour les 100 jours qui viennent.
En commençant par quelques éléments de bilan, avec comme premier chantier le réveil stratégique de l'Europe et la sécurité de l'Ukraine. Ces dernières semaines, nous avons considérablement progressé sur le chemin d'une résolution durable de cette crise, même si elle est encore incertaine, avec la proposition franco-britannique de cessez-le-feu d'un mois dans les airs, en mer, et sur les infrastructures énergétiques qui a été reprise par le président ukrainien dans le cadre de ces échanges avec les États-Unis qui ont insisté pour un cessez-le-feu immédiat de 30 jours sans condition et qui englobe à la fois les airs, les mers, mais aussi la terre, ou en tout cas le terrain. Les Ukrainiens, le 9 mars, ont consenti à cette proposition. Quant aux Russes, depuis bientôt un mois, après avoir laissé croire qu'ils l'accepteraient, ils l'ont finalement rejeté ou, en tout cas, n'ont toujours pas donné de réponse.
Le constat désormais est clair : la Russie cherche à gagner du temps en se livrant à des manoeuvres dilatoires. Elle poursuit ses frappes sur les infrastructures énergétiques et se livre à des crimes de guerre. Elle vient de lancer la plus vaste campagne de conscription depuis 14 ans, avec 160 000 nouveaux soldats. À ce stade, la Russie doit rendre des comptes aux États-Unis, qui s'efforcent depuis plusieurs semaines de mettre en oeuvre un effort de médiation.
Deuxième chantier, l'accompagnement du Liban sur le chemin de la reconstruction. Alors que le Liban était au bord de l'abîme à l'automne dernier, nous avons réussi à négocier avec nos partenaires américains un cessez-le-feu qui a restauré la sécurité et la stabilité du pays et qui continue de tenir malgré les tensions récentes. Les troupes israéliennes se sont retirées de 99 % des territoires qu'elles occupaient au Liban. Nous avons aidé à mettre un terme à deux ans et demi de vacance institutionnelle. Le président Joseph Aoun a été élu au mois de janvier. Il a été reçu par le président de la République le 28 mars. Avec le Premier ministre Nawaf Salam, il lui revient désormais de donner corps à ce nouvel espoir.
Nous continuerons d'accompagner le Liban en organisant une conférence internationale dédiée à la reconstruction du Liban cet automne à Paris. D'ici là, nous engageons Israël à entrer dans une discussion pour son retrait définitif des cinq points qu'il continue d'occuper, afin de faire aboutir la discussion sur le règlement des questions liées à la frontière. Nous poursuivons également nos échanges avec les autorités libanaises pour que les forces armées libanaises renforcées soient en mesure de parachever le désarmement du Hezbollah.
Notre troisième chantier est un engagement lucide et conditionnel en Syrie. Après la chute du régime criminel de Bachar Al-Assad, nous avons fait le choix d'un engagement exigeant avec les nouvelles autorités syriennes dont nous connaissons le passé. Ce choix repose sur deux raisons. Premièrement, favoriser une transition politique pacifique qui garantisse le respect des droits de tous les Syriens. Deuxièmement, et peut-être surtout, s'assurer que nos intérêts de sécurité, et en particulier la lutte contre le terrorisme islamiste de Daesh, et la destruction des armes chimiques soient bien prises en compte. C'est ce qui explique ma visite à Damas le 3 janvier dernier, et l'accueil à Paris, le 13 février, d'une conférence internationale sur la Syrie.
Depuis ces initiatives, nous avons obtenu la signature d'un accord le 10 mars entre les autorités de Damas et nos partenaires kurdes des forces démocratiques syriennes. Cet accord doit garantir la prise en compte de leurs droits et de leurs intérêts dans la transition et nous permettre de poursuivre ensemble le combat contre le terrorisme. Nous avons obtenu aussi que l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques puisse se rendre en Syrie pour détruire les stocks d'armes chimiques illégales du régime. C'est un engagement lucide, exigeant, conditionnel et réversible. Nous avons condamné avec force les massacres qui ont visé des civils Alaouites et fait savoir aux autorités de Damas que, sans lutte résolue contre l'impunité, nous ne saurions procéder à des levées de sanctions. Nous allons proposer incessamment des sanctions européennes visant les responsables de ces massacres ayant fait trop de victimes au sein des communautés alaouites de l'ouest de la Syrie.
Quatrième chantier, le renouvellement de nos partenariats en Afrique. À la fin du mois de novembre, nous avons accueilli à Paris le président du Nigeria, la première puissance démographique du continent - il s'agissait de la première visite d'État d'un président nigérian en France depuis 2017. Je recevrai ce soir les gouverneurs des régions du Nigeria pour un échange pour le suivi de cette visite d'État. À la mi-janvier, nous avons accueilli en visite d'État le président de l'Angola qui a pris la présidence de l'Union africaine. Un mois plus tard, j'ai effectué plusieurs déplacements en Afrique subsaharienne, à la frontière soudanaise, pour témoigner de notre mobilisation sans faille face à la première crise humanitaire du monde, à Addis Abeba pour relancer notre dialogue stratégique avec l'Union africaine, à Thiès au Sénégal pour poser des mots justes sur notre histoire commune, à Johannesburg pour porter la voix de la France au G20, présidé cette année par l'Afrique du Sud, je me suis aussi rendu à Kinshasa et à Kigali, pour appeler les chefs d'État congolais et rwandais à privilégier la diplomatie plutôt que la voie des armes.
Le cinquième chantier sur lequel nous avons obtenu des avancées est celui des négociations commerciales en Chine. Mon récent déplacement sur place nous a permis de franchir une première étape dans le règlement de notre différend sur le cognac et l'armagnac. Ces produits étaient sous la menace d'une application de droits de douane de 39 %, et l'accès aux magasins hors-taxe, les duty-free, était bloqué. Le dialogue exigeant que nous avons conduit a permis que les marchandises déjà arrivées en Chine approvisionnent les duty-free, puis les autorités européennes et chinoises au plus haut niveau m'ont confirmé leur décision de repousser de trois mois une éventuelle application des droits de douane définitifs. C'est une étape importante, un sursis utile. Prochaine étape, le dialogue de haut niveau qui sera conduit par le ministre de l'économie et des finances le 15 mai prochain avec son homologue chinois.
Sixième chantier sur lequel nous avons obtenu des résultats : la réussite du sommet pour l'action sur l'intelligence artificielle qui a réuni plus de 100 pays à Paris les 10 et 11 février derniers. Il était co-présidé par l'Inde et le Premier ministre indien, Narendra Modi, était présent - il a poursuivi son séjour en France par une visite officielle qui l'a conduit à Marseille, notamment. Les discussions ont permis, à Cadarache, d'aboutir à une déclaration abordant pour la première fois les enjeux de l'intelligence artificielle dans leur globalité, à savoir les enjeux environnementaux, sociaux et démocratiques. Nous avons réussi à obtenir l'annonce de 109 milliards d'euros d'investissement privé en France et 50 milliards d'euros supplémentaires de la part de la Commission européenne, ce qui témoigne de l'attractivité de la France.
Septième et dernier chantier que je voulais évoquer aujourd'hui, la libération de nos otages français et en particulier de nos otages en Iran. Après des mois de mobilisation, et quatre entretiens avec mon homologue iranien, nous avons obtenu la libération d'Olivier Grondeau le 17 mars 2025. Je sais combien votre commission s'est mobilisée pour sa libération ainsi que celle de nos deux autres compatriotes, Jacques Paris et Cécile Kohler, toujours détenus et retenus en otage. Au cours de leur audition, ici même, le 5 mars, les proches de nos otages et ex-otages ont livré un témoignage poignant qui a renforcé toute notre détermination. Pour les libérer, nous allons accentuer encore la pression sur le régime iranien. En Conseil des affaires étrangères, lundi prochain, nous allons adopter des sanctions européennes additionnelles contre les responsables iraniens de la politique d'otage d'État. De plus, face aux violations inacceptables du droit de nos deux compatriotes à la protection consulaire, nous sommes en train de préparer une plainte contre l'Iran devant la Cour internationale de justice pour violation du droit iranien à la protection consulaire.
Je profite de mon passage médiatisé devant votre commission pour appeler l'ensemble de nos compatriotes à ne pas se rendre en Iran et à l'ensemble de nos ressortissants qui sont aujourd'hui de passage en Iran, à revenir en France, à quitter le territoire iranien pour ne pas prendre le risque d'être détenus arbitrairement ou d'être retenus otages à leur tour.
Aucun de ces éléments de notre action depuis 100 jours n'aurait été possible sans le savoir-faire exceptionnel des diplomates français, ambassadrices, ambassadeurs, directrices et directeurs dont l'engagement, le professionnalisme et le dévouement font honneur à la France. J'entends parfois des voix s'élever pour critiquer leur prétendue mollesse ou leur prétendue faiblesse ; ces critiques ne sont pas acceptables, elles sont mêmes intolérables et je compte sur vous, sur votre commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, pour les faire taire - vous savez, mieux que quiconque, que la voix de la France est l'une des plus exigeantes du monde, que la diplomatie française n'hésite jamais à faire usage de fermeté. La fermeté n'est qu'une des modulations de la voix de la France, et fort heureusement, car ce qui fait la force de notre diplomatie, c'est qu'elle dispose d'un arsenal plus étendu que les autres, qui va du dialogue aux sanctions, et qu'elle utilise à bon escient, instruite par des siècles, en tout cas des décennies de succès diplomatique français.
Et c'est cette force que nous allons mobiliser dans les 100 prochains jours pour défendre et promouvoir les intérêts français.
Premier chantier, la coordination de la réponse européenne à l'instauration des nouveaux droits de douane américains. L'administration Trump a décidé de relever les droits de douane américains à un niveau inédit depuis un siècle. Je le regrette et je souhaite vivement que les États-Unis réexaminent cette décision qui touchera aussi bien les consommateurs américains que les géants du numérique eux-mêmes - ces derniers réalisent le quart de leur chiffre d'affaires en Europe. Depuis l'élection de Donald Trump, le 6 novembre dernier, le S&P 500, l'indice phare des bourses américaines, a perdu 16 % de sa valeur. La perspective d'une récession aux États-Unis apparaît et des voix s'élèvent, de plus en plus nombreuses à Washington, pour critiquer ces décisions, puisque les droits douaniers riment avec impôts pour les classes moyennes et les classes populaires.
La riposte européenne se prépare. Tous les États membres convergent sur la nécessité vitale de défendre nos intérêts.
Les droits américains de 25 % sur l'acier et l'aluminium sont entrés en vigueur le 12 mars et les droits de 25 % sur l'automobile, le 3 avril dernier. Le 2 avril, Donald Trump a annoncé des droits de 20 % applicables à toutes les importations en provenance de l'UE, - je laisse de côté les territoires ultramarins, qui ont subi des taux supérieurs pour certains d'entre eux -, avec une entrée en vigueur ce mercredi 9 avril. À 6 h 01, lundi 7 avril, la présidente de la Commission européenne a proposé une réduction à zéro des droits de douane sur les biens industriels américain, proposition écartée par Donald Trump, qui l'a jugée insuffisante. Le premier paquet européen de droits de douane a été adopté aujourd'hui, il commencera à entrer en vigueur progressivement à partir du 15 avril prochain. Je précise que les bourbons n'apparaissent pas dans cette première liste de représailles de l'UE, qui va appliquer 25 % de droits de douane à 22 milliards d'exportations américaines vers l'UE. La discussion sur un second paquet de contre-mesures, tarifaires ou non, débute maintenant. Nous devons mobiliser pour cela toute la palette d'instruments à notre disposition et, c'est essentiel, nous devons faire preuve d'unité au plan européen.
Deuxième chantier, la recherche d'une solution politique durable à Gaza. Nous oeuvrons en faveur d'un cessez-le-feu permanent qui permette la libération de tous les otages du Hamas et l'acheminement massif de l'aide humanitaire bloquée depuis le 2 mars aux populations civiles qui se trouvent dans une situation dramatique. Nous sommes convaincus qu'il n'y a aucune solution militaire au conflit israélo-palestinien. L'annexion, le déplacement forcé et la colonisation sont une impasse et une menace pour la sécurité d'Israël, à laquelle nous sommes indéfectiblement attachés. C'est le sens de la visite du Président de la République en Égypte ces deux derniers jours ; il y a tenu un sommet avec le président Sissi et le roi Abdallah II de Jordanie. Hier, nous nous sommes rendus à El-Arich, aux portes de Gaza, pour marquer notre solidarité avec les civils palestiniens blessés et les travailleurs humanitaires éprouvés.
Nous allons continuer d'oeuvrer pour retrouver le chemin d'une solution politique durable : à Gaza, en soutenant le plan arabe qui propose un cadre crédible de reconstruction pour installer une nouvelle gouvernance palestinienne - le Hamas ne doit en aucun cas y prendre part ; au-delà de Gaza, nous allons continuer le travail avec les partenaires saoudiens avec lesquels nous présiderons cet été à New York une conférence des Nations Unies pour restaurer l'horizon d'une solution à deux États avec des reconnaissances mutuelles et réciproques, la seule qui puisse garantir durablement paix et sécurité aux Israéliens comme aux Palestiniens.
Troisième chantier, la résolution de la crise au Soudan, première crise humanitaire au monde par son ampleur - vingt-six millions d'enfants, de femmes et d'hommes sont en situation de détresse humanitaire absolue. Le 15 avril 2024, nous avons accueilli une grande conférence internationale de soutien au Soudan et aux pays voisins, où plus de 2 milliards d'euros d'engagement humanitaire ont pu être levés. Le 15 avril marquait le premier anniversaire de la guerre ; le 15 avril prochain, je me rendrai à Londres où nous organiserons, avec mon homologue britannique, avec l'Allemagne, l'Union européenne et l'Union africaine, une seconde édition de cette conférence. Nous appellerons toutes les parties prenantes à se saisir de leurs responsabilités pour mettre un terme au conflit.
Un soutien diplomatique et humanitaire dans les Grands Lacs constitue le quatrième chantier. Nous sommes mobilisés pour trouver une solution diplomatique à la crise qui déchire l'est de la République démocratique du Congo (RDC), où sont déployées des troupes rwandaises en soutien au groupe rebelle du M23, en violation de la souveraineté congolaise. C'est cet objectif que nous poursuivons à titre bilatéral. Le Président de la République est en lien étroit avec ses deux homologues, ainsi qu'avec les dirigeants de la région - je le fais à mon niveau également. Au niveau de l'Union européenne, nous avons récemment adopté de nouvelles mesures individuelles contre des responsables militaires rwandais et du groupe rebelle M23. Le Conseil de sécurité des Nations unies, à notre initiative, a adopté fin février une résolution historique qui condamne à l'unanimité la présence des troupes rwandaises à l'est de la RDC. Il y a urgence à agir, c'est la stabilité de toute la région qui est en jeu, alors que le conflit a déjà enregistré le déplacement de près de 7 millions de personnes, dont 1 million depuis le début de l'année, et plusieurs milliers de morts. C'est aussi pourquoi j'ai décidé, malgré le contexte budgétaire contraint, d'apporter un soutien humanitaire de 5,5 millions d'euros depuis le début de l'année.
Le cinquième chantier est la recherche d'un accord contraignant sur le nucléaire iranien. L'Iran poursuit un agenda de déstabilisation marqué par : la fuite en avant de son programme nucléaire, qui menace très directement la sécurité du territoire national ; le soutien à des groupes régionaux déstabilisateurs comme les Houthis et à la guerre russe en Ukraine, avec transfert de drones et de missiles ; enfin, la politique d'otages d'État. Notre position est claire : l'Iran ne doit jamais se doter de l'arme nucléaire. Il faut parvenir à un accord qui contraigne durablement et de façon vérifiable le programme nucléaire iranien. Nous notons avec intérêt l'annonce de discussions entre les États-Unis et l'Iran dans les prochains jours. La fenêtre d'opportunité est étroite : nous n'avons que quelques mois avant l'expiration de l'accord sur le nucléaire iranien trouvé il y a 10 ans. En cas d'échec, une confrontation militaire apparaîtrait presque inévitable, ce qui déstabiliserait très durement la région.
Sixième chantier : l'ouverture d'un espace diplomatique avec l'Algérie. Les tensions que nous avons connues ces derniers mois avec l'Algérie, qui ne sont dans l'intérêt ni de la France ni de l'Algérie, ne sont pas de notre fait. L'appel qui a eu lieu entre le Président de la République et son homologue algérien a réouvert un espace diplomatique dont nous voulons nous saisir. Le retour à une coopération consulaire normale, effective et constructive dans une logique de résultat, a été acté : une réunion entre les consuls algériens et les préfets se tiendra prochainement. Enfin, nous allons travailler à régler rapidement les difficultés rencontrées dans le domaine économique. Cette visite a engagé un processus qui doit maintenant aboutir à des résultats concrets dans la durée et permettre aux engagements pris de part et d'autre d'être honorés. D'autres visites en Algérie suivront, notamment celle du garde des Sceaux pour relancer notre coopération en matière judiciaire et, je l'espère, des visites parlementaires.
Septième chantier : l'appui à la trajectoire européenne des Balkans occidentaux. Je rappelle qu'il y a 30 ans, la région, qui se trouve à moins de 2 000 kilomètres du territoire national, était en proie à une guerre d'une très haute intensité. En Serbie, les autorités font face à une contestation populaire sans précédent. L'ampleur des manifestations a conduit le président à annoncer qu'il formera un nouveau gouvernement, ce qui doit être un premier jalon vers un apaisement de la situation. Le Président de la République s'est entretenu aujourd'hui avec le président Vuèiæ, à Paris, il lui a redit l'importance que nous attachons au destin démocratique et européen de la Serbie, sa confiance dans la capacité du pays à trouver le chemin du dialogue et notre espoir que le futur gouvernement poursuivra avec détermination et dans un esprit d'inclusivité les réformes attendues.
En Bosnie-Herzégovine, le président de la Républika Srpska, Milorad Dodik, multiplie les initiatives sécessionnistes que nous avons condamnées systématiquement.
Nous avons donné notre accord à un renforcement de l'opération de l'Union Européenne, EUFOR-Althéa, soutenue par l'Otan, qui est sous commandement français, avec le déploiement de la force de réserve intermédiaire, soit 400 personnels supplémentaires qui pourront se mettre en situation de pacifier la situation si elle venait à se dégrader. À ma demande, Benjamin Haddad s'est rendu sur place à Sarajevo les 4 et 5 avril pour s'entretenir avec les autorités, mais aussi avec l'opposition en République de Srpska et la société civile.
Je vous signale également le sommet de la communauté politique européenne, qui se tiendra le 16 mai prochain à Tirana, en Albanie. Ce sera l'occasion pour le Président de la République de s'entretenir avec les autorités de l'ensemble des pays de la région - ceux qui sont aujourd'hui plongés dans la crise, ceux qui, au contraire, avancent bien dans leur trajectoire vers l'Union européenne : je pense en particulier à l'Albanie ou au Monténégro.
Huitième chantier, le soutien à l'Arménie. Dans le Caucase, nous avons salué l'annonce de l'aboutissement des négociations sur le traité de paix entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan. Face à la recrudescence des tensions constatées ces derniers jours, nous sommes mobilisés auprès des Européens pour demander la signature et la ratification au plus vite de ce traité, sans préalable artificiel, et poursuivre l'engagement de l'Union Européenne à travers la mission d'observation dont l'appréciation impartiale de la situation est essentielle pour dissiper les allégations et réduire les risques d'escalade. La mise en place d'un mécanisme conjoint d'investigation des incidents, tel que proposé par l'Arménie, serait aussi une mesure utile de confiance et de transparence. La France continuera à soutenir indéfectiblement la résilience et la souveraineté de l'Arménie. La détermination du gouvernement de Nikol Pachinian à maintenir le cap de l'indépendance, de la démocratie et de la paix est remarquable, alors que la Russie ne cache pas son hostilité.
Neuvième chantier, l'organisation de la Conférence des Nations Unies sur l'océan (UNOC) qui se tiendra à Nice au mois de juin prochain. L'UNOC a vocation à être l'équivalent pour l'océan de ce que, il y a dix ans, l'Accord de Paris a été pour le climat. À l'occasion de ce sommet, nous appelons de nos voeux un certain nombre d'objectifs à atteindre, au premier rang desquels l'entrée en vigueur du traité sur la haute mer, le traité international pour la protection de la haute mer et de la biodiversité marine (marine biodiversity of areas beyond national jurisdiction, BBNJ). Cela nécessite de rassembler 60 ratifications, nous en sommes à un peu plus de 20 et nous mobilisons très activement à tous les niveaux pour que l'objectif soit atteint. Nous avons même prévu d'installer un bureau de ratification à Nice pour que les pays retardataires soient en mesure de déposer leurs instruments de ratification sur place si nécessaire.
J'en viens, pour finir, au chantier de transformation du ministère lui-même, avec deux points importants sur lesquels je voudrais appeler votre attention.
Le premier, c'est le réarmement du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères à l'heure de la guerre informationnelle. La France est le pays européen le plus ciblé par les ingérences étrangères en 2024, avec 152 cas détectés entre novembre 2023 et novembre 2024 sur les 505 cas étudiés dans le rapport annuel du service d'action extérieur de l'Union Européenne. L'année 2024 a apporté beaucoup de preuves que des opérations d'influence, en particulier russes, étaient menées à l'encontre de nos intérêts, de nos populations sur le territoire national ou ailleurs. La France a des atouts pour répondre, nous les avons développés ces dernières années, mais nous devons investir davantage pour informer les Français et faire échec à ces opérations. Et plus généralement, la France doit se renforcer, non seulement pour se défendre contre les opérations d'ingérence numérique étrangère, mais aussi pour faire entendre sa voix à une époque où l'espace informationnel s'est fragmenté et où il nous faut nous réinventer et nous saisir de tous les outils disponibles pour que cette voix puisse être entendue. Il ne suffit plus de faire paraître des communiqués de presse sur le site internet du Quai d'Orsay pour que la voix de la France soit entendue.
Deuxième chantier très important et auquel vous êtes invité à contribuer, c'est de tourner la diplomatie et le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères vers les Français. Dès mon arrivée, je me suis fixé pour objectif de resserrer le lien entre ce ministère, qui est sans doute le ministère régalien le moins bien connu de nos compatriotes, et les Français. Ce que je souhaite, c'est que nous puissions créer entre les Français et leurs diplomates un lien diplo-Nation comme il existe un lien armée-Nation. Parce que ce qui se passe au-delà de nos frontières n'a sans doute jamais eu autant d'impact sur la vie quotidienne de nos concitoyens qu'aujourd'hui. Ce chantier de transformation est très profond. Il touche à toutes les dimensions de l'action du ministère, pas seulement celles qui concernent le ministre et son cabinet.
Le ministère vise à mieux mesurer et valoriser son impact dans sa réponse aux préoccupations des Français en matière d'emploi, de transition écologique, de santé, d'immigration et de lutte contre le terrorisme. Il s'agit également d'accroître les liens entre ce ministère, les Français et leurs représentants en soutenant la diplomatie économique, la coopération décentralisée et la diplomatie parlementaire. Les collectivités territoriales sont le premier partenaire du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères. Je souhaite avancer avec les élus des régions, des départements et des collectivités transfrontalières pour lever les irritants auxquels nos concitoyens transfrontaliers sont confrontés et agir de concert avec toutes celles et ceux qui, au quotidien, participent à l'action internationale de notre pays.
À mon niveau, j'ai commencé et je continuerai à multiplier les déplacements sur le territoire national, car, à mon avis, c'est le rôle du ministre de l'Europe et des Affaires étrangères d'aller très régulièrement à la rencontre de nos compatriotes, et pas uniquement de nos compatriotes établis à l'étranger. Les Français sont préoccupés par la situation internationale, ils ont besoin qu'on leur mette les cartes en main - en tout cas, ils le demandent. Il s'agit d'une exigence démocratique d'autant plus importante que nos ennemis, nos adversaires, n'hésitent pas à recourir à la subversion pour tromper les esprits.
Enfin, nous allons ouvrir en grand les portes du Quai d'Orsay pour que des visites puissent y être organisées auprès de tous les publics afin que chacun comprenne bien les ressorts de la diplomatie, ses métiers, pourquoi elle est si utile au quotidien et pourquoi il est essentiel, dans ce moment où s'installe un nouveau désordre mondial, que nous puissions réarmer la diplomatie française mais également les esprits pour défendre toujours plus ardemment les intérêts de notre pays et de nos concitoyens.
M. Olivier Cigolotti. - Merci pour ce tour de monde complet des zones de conflictualité et de tension. Il y a quelques jours, l'incarcération du maire d'Istanbul et de nombreuses personnalités du Parti républicain du peuple a constitué une nouvelle provocation et une nouvelle atteinte à la démocratie et à l'État de droit. La Turquie est membre du Conseil de l'Europe et candidate à l'adhésion à l'Union européenne : quelle réponse la France et l'Union européenne entendent-elles mettre en oeuvre face à cette atteinte à la démocratie ?
M. Jean-Noël Barrot, ministre. - J'ai eu un entretien sur ce sujet le 2 avril dernier avec le ministre des Affaires étrangères turc en visite à Paris. Il a évoqué les sujets d'actualité internationale, ainsi que la relation bilatérale entre la France et la Turquie, marquée par une dynamique positive de nos échanges commerciaux. J'ai également pu lui faire part de notre vive préoccupation suite aux manifestations de masse qui ont suivi l'arrestation d'Ekrem mamoðlu. Dès le 19 mars, la France a réagi officiellement à l'arrestation du maire d'Istanbul et d'une centaine d'autres personnalités, dont les maires de deux districts stambouliotes. Le 23 mars, nous avons fait à nouveau état de nos profondes préoccupations, à la suite de l'incarcération d'Ekrem mamoðlu et de plusieurs de ses co-accusés. En tant qu'État membre du Conseil de l'Europe, la Turquie a librement souscrit à des engagements en matière de respect de l'État de droit, des principes démocratiques et du pluralisme. Le respect de ces engagements demeure un élément central de nos relations.
M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Si la situation en Turquie devait se dégrader, si la répression s'intensifiait, peut-on envisager une condamnation plus ferme et, pourquoi pas, des sanctions à l'encontre de la Turquie ?
M. Jean-Noël Barrot, ministre. - Je crois qu'il faut s'abstenir de faire de la politique-fiction. L'important était que la France puisse exprimer, que le Conseil de l'Europe puisse également exprimer une vive préoccupation vis-à-vis des événements récents en Turquie, en espérant que la situation ne se dégrade pas. Je vous remercie d'avoir pris l'initiative de vous déplacer en Turquie. Ce déplacement à haute valeur ajoutée, par la diplomatie parlementaire, vient utilement compléter ou renforcer la diplomatie que nous menons en passant tous les messages au bon niveau.
M. Claude Malhuret. - Kaja Kallas, la haute représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, proposait il y a un mois de doubler l'aide militaire à l'Ukraine, pour atteindre 40 milliards d'euros. Lors du sommet européen du 20 mars, son plan a été divisé par huit : seulement 5 milliards d'euros seront consacrés à cette aide. Est-ce que c'est une première partie qui va être complétée par d'autres, ou bien est-ce la marque d'une diminution de l'aide militaire européenne à l'Ukraine ?
Les forces ukrainiennes, ensuite, ont annoncé avoir capturé des soldats chinois combattant aux côtés des forces russes. S'agit-il de phénomènes isolés, ou bien d'une implication plus grande de la Chine, comparable à celle de la Corée du Nord aux côtés de la Russie ?
Vous avez dit en séance plénière, lors des questions au Gouvernement, que les barrières intra-européennes représentaient aujourd'hui l'équivalent 40 % de droits de douane supplémentaires - et que la solution serait de supprimer les barrières entre les économies européennes. Quel est l'état d'avancement des discussions pour renforcer l'union bancaire et le marché unique des capitaux ? Est-ce que l'UE a pris position sur la « taxe Gafam » ?
Enfin, chacun sait qu'avec la guerre commerciale et l'augmentation des droits de douane américains, la Chine va essayer d'écouler sa production vers l'UE pour compenser ses pertes outre-Atlantique : quelle est la réponse envisagée par l'UE pour s'en protéger ?
M. Jean-Noël Barrot, ministre. - L'initiative de Kaja Kallas continue de faire l'objet de discussions. À mon avis, il y a une possibilité relativement élevée qu'elle aboutisse très prochainement. Il y a aussi d'autres instruments très puissants de financement de l'effort de guerre ukrainien. En particulier, le soutien financier issu de la ponction des revenus tirés des actifs russes gelés, qui représente un soutien financier de 18 milliards d'euros pour l'année 2025, avec 3 milliards d'euros apportés dès le mois de janvier, 1 milliard d'euros par mois, et puis 6 milliards d'euros au mois de décembre. Nous avons beaucoup plaidé pour que ces versements soient anticipés, afin que l'Ukraine bénéficie de liquidités au plus vite. Ensuite, la Commission européenne a annoncé le programme dit Safe, qui doit lui permettre d'emprunter jusqu'à 150 milliards d'euros sur les marchés au profit des États membres souhaitant acheter des matériels militaires, y compris des acquisitions conjointes avec l'Ukraine.
S'agissant de la participation de mercenaires ou de soldats chinois à l'effort de guerre russe, je ne peux pas confirmer qu'elle est avérée à ce stade. Mais si elle était avérée, nous la condamnerions comme nous l'avons fait pour les soldats nord-coréens qui ont combattu et qui ont été déployés en Russie.
Le chiffre de 45 % de droits de douane implicite lié aux barrières résiduelles sur le marché unique européen, vient d'une présentation faite par M. Draghi de son rapport. Comment abaisser ces droits de douane implicites au sein du marché unique ? Par l'union des marchés de capitaux, vous l'avez dit, et nous pourrons avancer dans les prochains mois, notamment grâce à l'impulsion franco-allemande, - puisque nous avons un accord de coalition en Allemagne -, sur la question de la titrisation qui va décupler la capacité d'intervention en financement des banques européennes, et grâce à l'harmonisation de la supervision qui facilitera le développement de fonds d'investissement pan-européens d'une taille suffisante pour soutenir des entreprises innovantes en Europe.
Un autre élément important est le 28e régime, qui permet aux entreprises de choisir un régime de droit des affaires sans avoir à s'adapter à chacun des 27 régimes européens. Cela facilite leur développement, parce qu'elles n'ont alors pas à s'adapter aux différences entre les pays européens. Il y a, encore, les efforts engagés au plan législatif européen pour réduire les obligations de rapportage qui s'imposent aux entreprises, cela va dans le sens de la simplification et donne un peu d'air aux entreprises.
Quant à la taxe sur les services numériques, nous étions parfaitement légitimes à la mettre en oeuvre et l'OCDE avait trouvé les bases d'un accord qui allait bien au-delà de l'UE - et qui n'attendait plus que l'approbation des États-Unis. Il est essentiel de ne pas céder sur un certain nombre de principes, la taxe Gafam correspond à un objectif de politique publique légitime.
Enfin, les effets de la guerre commerciale se manifesteront directement et indirectement, il nous faudra y être particulièrement vigilants. Des mécanismes ont déjà été activés par le passé au sein de l'Union européenne, des clauses de sauvegarde pour éviter que certains secteurs ne soient déstabilisés par l'afflux massif d'importations étrangères. Il faut se tenir prêt à mobiliser l'ensemble des instruments de défense commerciale développés ces dernières années au service de la défense de nos intérêts commerciaux, de nos intérêts industriels et technologiques.
M. François Bonneau. - Monsieur le Ministre, l'armagnac et le cognac sont réunis dans cette salle, sans oublier la Charente-Maritime, et je vous remercie pour vos efforts répétés en faveur des spiritueux, qui contribuent largement au commerce extérieur français.
Depuis 50 ans, les enjeux géostratégiques tournaient autour des hydrocarbures, ils gravitent désormais autour des minerais, notamment avec ce qui se passe en Ukraine, mais aussi avec les annonces faites par le président américain sur le Groenland. Comment l'Europe compte-t-elle défendre l'intégrité du Groenland et résister face aux ambitions américaines pour protéger son sol ?
M. Jean-Noël Barrot, ministre. - J'ai indiqué aux autorités chinoises que l'armagnac et le cognac sont d'importance vitale pour un territoire de la République, et que la relation commerciale entre l'Union européenne et la Chine devait être équilibrée pour qu'elle soit soutenable. Cela suppose que le commerce avec la Chine ne vienne pas déstabiliser des filières entières, donc un règlement définitif de notre différend sur les cognacs et l'armagnac. J'espère très vivement que la rencontre prévue le 15 mai entre Éric Lombard et son homologue chinois, nous permettra d'avancer dans cette direction.
Vous avez raison d'insister sur les minerais. Nous avons établi une stratégie nationale sur la sécurité de nos approvisionnements il y a trois ans, j'ai demandé de la réactualiser pour que les entreprises soient accompagnées dans leur effort pour établir des partenariats avec les pays concernés - je dis bien des partenariats et pas des manoeuvres d'expropriation comme c'est le cas d'entreprises issues d'autres pays.
S'agissant plus particulièrement du Groenland, nous avons réaffirmé, lors de la visite du roi du Danemark, Frédéric X - dans le préambule de notre partenariat stratégique -, que nous étions très attachés à l'intégrité territoriale, à la souveraineté du Danemark, en incluant l'ensemble de ses territoires ultramarins. Lors des échanges avec les autorités danoises présentes, nous avons pu réaffirmer - je l'ai fait moi-même la semaine dernière à l'Otan - que le soutien à la souveraineté, à l'intégrité territoriale que les pays européens, que les pays membres de l'Otan ont exprimé vis-à-vis de l'Ukraine, valait aussi pour l'ensemble des pays membres de l'Otan. On pourrait parler également du Canada qui a vu sa souveraineté et son intégrité territoriale mises en jeu. Quant à nous, du fait de la solidarité qui nous lie avec ces pays au sein de l'Otan et avec le Danemark au sein de l'Union européenne, nous ne transigerons jamais sur ces questions.
M. Jean-Luc Ruelle. - Le constat est sans appel : la France a pratiquement disparu d'Afrique. Sur le plan commercial, alors que nous avions avec la zone subsaharienne un excédent de 4,6 milliards d'euros en 2000, nous avons enregistré un déficit de 6,5 milliards d'euros l'an passé ; nos banques ne sont plus présentes en Afrique ; nos grandes entreprises de BTP se font retirer des marchés. Au niveau militaire, nous savons la perte d'influence française et l'incapacité de notre pays à redéfinir son rôle dans une région où, malgré tout, prolifèrent des menaces sécuritaires. Enfin, au niveau conventionnel, les pays de l'Afrique de l'Est ont dénoncé unilatéralement les conventions fiscales qu'ils avaient avec la France. Ainsi, la France n'est plus la bienvenue en Afrique.
Monsieur le ministre, quel avenir voulons-nous pour la France en Afrique ?
M. Guillaume Gontard. - Monsieur le Ministre, face à la situation en Turquie, les réactions de la France, le 23 mars puis le 2 avril, ou encore l'expression que vous réitérez devant nous, d'une profonde préoccupation - ces réactions me semblent assez faibles, au regard de ce qui se passe en Turquie. Ne faut-il pas aller plus loin et condamner très clairement l'arrestation du maire d'Istanbul ? J'ai la conviction que la voix de la France porte encore dans le monde, à condition qu'elle veuille bien la faire entendre.
Ensuite, le Premier ministre, dans sa déclaration politique générale, a souhaité replacer l'aide publique au développement (APD) sur une trajectoire dynamique. On en est loin, puisque les crédits de l'APD baissent de 40 % : quelles mesures le Gouvernement compte-t-il mettre en oeuvre pour respecter nos engagements ? Quelle trajectoire envisagez-vous pour retrouver une véritable politique en matière d'aide publique au développement ?
M. Jean-Noël Barrot, ministre. - Je ne partage pas votre constat sur la présence de la France en Afrique. Oui, la relation de la France avec l'Afrique se transforme, mais elle gagne aussi en intensité. Nos investissements ont doublé ces dernières années sur le continent africain, qui se développe rapidement. Plusieurs dizaines de chefs d'État et de gouvernement africains ont été reçus par le Président de la République tout au long de l'année 2024. Voyez ce qui vient d'être signé avec l'Égypte, premier pays à avoir adopté le Rafale, avec le Nigeria, voyez les succès des visites récentes en Éthiopie, qui se traduisent par des relations renouvelées avec ce pays, voyez nos relations avec le Maroc. La semaine prochaine, le Forum Ancrages, à Marseille, sera l'occasion de valoriser les liens entre la France et les diasporas qui sont un trait d'union très précieux avec certains des pays africains avec lesquels nos relations ont pu se tendre ces dernières années.
Monsieur le sénateur Gontard, voici les termes qui ont été les nôtres le 23 mars face à la situation en Turquie : « L'incarcération du maire d'Istanbul ainsi que de nombreuses autres personnalités, constituent des atteintes graves à la démocratie. La France réitère sa profonde préoccupation à cet égard. Le respect des droits des élus de l'opposition, la liberté de manifester et d'expression constituent des pierres angulaires de l'État de droit. État membre du Conseil de l'Europe, État candidat à l'adhésion à l'Union Européenne, la Turquie a librement souscrit à des engagements. Le respect de ces engagements est un élément central de nos relations, ainsi que des relations entre la Turquie et l'Union européenne. » Il me semble que ces propos sont particulièrement clairs.
S'agissant de l'aide publique au développement, le Président de la République a réuni vendredi dernier le Conseil présidentiel des partenariats internationaux, qui nous a permis de nous accorder sur les priorités de la France dans un moment où l'aide publique au développement est soumise à une double contrainte. Une contrainte budgétaire, puisque les Etats-Unis retirent 40 milliards de dollars de leur aide - et même 60 milliards, selon la façon de compter - sur un ensemble mondial de 220 milliards, c'est considérable, des ONG sont mises en difficulté, nous en aidons certaines à trouver des solutions en attendant le versement au moins des arriérés américains, dont la Cour Suprême américaine a dit qu'ils étaient dus. Une contrainte politique, ensuite, dans la mesure où l'aide publique au développement fait l'objet de contestations de plus en plus vives - ce qui appelle une action de notre part, et je vous associe, vous qui savez l'importance de l'APD, des partenariats internationaux pour donner du corps à l'action internationale de la France, il faut soutenir politiquement l'APD au moment où elle fait l'objet de critiques de plus en plus vives. Dans ce contexte, le Conseil présidentiel des partenariats internationaux a réaffirmé l'intention de la France d'activer ses leviers au niveau national, y compris le levier budgétaire, avec au minimum une stabilisation des crédits qui ne pourraient pas supporter une baisse supplémentaire, mais également une mobilisation des crédits européens et des fonds privés en soutien des efforts de la France pour tenter de compenser la baisse marquée de l'aide américaine.
M. Hugues Saury. - Depuis deux ans, le Soudan est en proie à une guerre civile, l'un des plus terribles drames de la planète, avec environ 10 millions de déplacés et plusieurs dizaines de millions de personnes qui souffrent de la famine. Plusieurs tentatives de médiation ont échoué au cours de ces deux dernières années. Vous avez évoqué une conférence internationale qui se tiendra à Londres le 15 avril prochain. Que peut faire la diplomatie pour résoudre ce conflit ? Quel est votre sentiment sur le risque d'extension de ce conflit, notamment au Soudan du Sud, qui est un pays nouveau et extrêmement fragile ?
M. Philippe Folliot. - Qui dit la vérité ? Vous, quand vous nous dites qu'il y a des troupes rwandaises dans l'est de la République démocratique du Congo (RDC) - ou bien l'ambassadeur du Rwanda en France, qui nous a dit le contraire, ici même il y a quelques semaines ? Nous vous croyons vous, plutôt que lui.
La situation dans cette région est préoccupante, notamment en ce qui concerne les minerais. Il y a un pillage des ressources au Congo, le Rwanda exporte des minerais raffinés qui ne correspondent pas ses richesses minières. Que compte faire la France pour ramener la paix dans cette région et faire que les troupes du Rwanda rentrent chez elles ?
M. Jean-Noël Barrot, ministre. - Que peut faire la diplomatie pour le Soudan ?
Il est essentiel de maintenir éveillée la conscience internationale sur la gravité de cette situation, de parvenir à un cessez-le-feu et à une transition politique - car pour le moment, la crise soudanaise, qui est la première crise humanitaire du monde actuel, se déroule dans une indifférence générale. Il est important de marquer ce deuxième anniversaire pour rappeler que la crise se poursuit. Sur le plan diplomatique, il est crucial d'appeler les responsables des deux parties au conflit à respecter le droit international et, en particulier, le droit international humanitaire, afin de limiter l'impact de ces violences, de cette guerre sur les populations civiles. J'ai été profondément touché à la frontière soudanaise par les visages et les corps très marqués par ce qui apparaît clairement comme des crimes de guerre, voire des crimes contre l'humanité, qui ont poussé des millions de civils à chercher refuge dans les pays voisins, le Tchad et l'Égypte.
Sur le plan diplomatique, il est évident que ce conflit comporte une dimension extérieure, avec des puissances tierces qui continuent d'alimenter les belligérants en armes et en matériel. Il est crucial qu'elles cessent ce soutien pour éviter que l'effort de guerre ne se maintienne. Vous attirez à juste titre mon attention sur le Soudan du Sud, qui est une situation distincte, mais qui n'est pas totalement déconnectée de la situation au Soudan, dans la mesure où il existe des liens entre les deux. C'est une situation à laquelle nous restons particulièrement attentifs, mais la réunion prévue à Londres le 15 avril n'a pas pour objet le Soudan du Sud.
Face à la crise dans la région des Grands Lacs, nous continuons de mener des actions au niveau bilatéral auprès des autorités du Rwanda et de la RDC, ainsi qu'auprès des pays de la région, les organisations régionales ont un rôle à jouer dans la résolution de cette crise. Que ce soit au niveau bilatéral, européen ou multilatéral, nous travaillons à créer les conditions pour que le M23 cesse son offensive, qui s'étend désormais très loin de Goma, son point de départ puisqu'elle s'est étendue à tout le Kivu au point de créer le risque d'une extension du conflit à d'autres pays de la région, au Burundi et à l'Ouganda en particulier, qui peuvent se sentir fragilisés par cette expansion régionale. Il est temps que cette offensive cesse.
Lorsque nous avons pris des mesures au sein de l'Union européenne et que nous avons fait adopter une résolution aux Nations Unies, il était établi qu'une présence rwandaise était installée, ou à tout le moins présente, sur le territoire congolais en violation de la souveraineté du Congo. C'est pourquoi ces mesures ont été prises.
La position de la France est de trouver une résolution durable à ce conflit, il dure depuis trente ans, ses causes sont profondes, tenant à des questions identitaires et d'accès à la pleine citoyenneté des populations de l'Est de la RDC, ainsi qu'à la structuration de l'économie des minerais dans cette région qui a parfois servi de carburant au conflit plutôt qu'à son apaisement. Or, nous savons que les coopérations économiques, lorsqu'elles sont structurées de manière intelligente, peuvent conduire à stabiliser et à pacifier les relations conflictuelles de voisinage. La France a toujours manifesté sa disposition à travailler à une résolution durable du conflit dans les Grands Lacs. Cependant, la priorité absolue, c'est le cessez-le-feu, car la crise humanitaire s'aggrave.
M. Akli Mellouli. - Je vous adresse cette question au nom de ma collègue Nicole Duranton, présidente du groupe d'amitié France-Irak dont je suis le vice-président.
L'Irak est un pays avec lequel nous avons d'excellentes relations au niveau politique, consacrées par le partenariat stratégique signé en 2023. Malheureusement, elles peinent à se traduire au niveau de la coopération concrète. Nos entreprises, en particulier les PME, sont réticentes à investir dans ce pays, alors que nous aurions de nombreux atouts à faire valoir dans les domaines de l'eau, des énergies renouvelables, de l'agro-alimentaire par exemple. Le même constat vaut pour la coopération culturelle et universitaire : alors que ce pays possède un patrimoine historique et artistique qui ne demande qu'à être mis en valeur, nos universitaires ont les plus grandes difficultés à obtenir de notre administration les autorisations pour s'y rendre.
Cela s'explique en grande partie par le fait que l'Irak reste entièrement classé en zone rouge sur le site du ministère. Ce classement, qui n'a pas été révisé depuis plusieurs années, mérite à tout le moins d'être modulé en fonction des territoires. Le Foreign Office, lui, a choisi l'équivalent d'un classement « orange » pour Bagdad, le Sud et la plus grande partie du Kurdistan. Peut-on envisager une évolution de ce classement, qui en l'état des choses pénalise fortement nos entreprises et nos universitaires ?
M. Olivier Cadic. - Dans votre propos liminaire, Monsieur le Ministre, vous avez parlé de tourner votre ministère vers les Français de l'étranger, vous l'avez dit aussi aux ambassadeurs, cela a été très apprécié : c'était une première et nous y avons été très sensibles en tant que Français de l'étranger.
Taïwan est au coeur d'enjeux très importants pour le monde. L'industrie des semi-conducteurs taïwanaises est clé pour le monde entier. Taïwan, c'est aussi une démocratie harcelée militairement par son voisin, la Chine. Les exercices militaires à grande échelle de la Chine autour de Taïwan qui ont eu lieu la semaine dernière, ont fait l'objet d'un communiqué commun que vous avez publié hier avec vos collègues ministres des Affaires étrangères des pays du G7. Je me réjouis qu'il existe encore un sujet où le G7 parle d'une seule voix. Ces actions répétées de la Chine nuisent gravement à la paix, à la stabilité et à la sécurité du détroit de Taïwan et de la région.
Avez-vous échangé avec vos partenaires du G7 sur Taïwan ? Envisagez-vous de prendre des mesures de dissuasion pour préserver le statut quo ? Est-ce qu'un ministre français prévoit d'aller à Taïwan un jour pour y promouvoir nos intérêts ?
M. Jean-Noël Barrot, ministre. - L'Irak est effectivement un partenaire stratégique pour la France. Je m'y rendrai prochainement pour poser les jalons avant que ne se tienne une troisième édition de la conférence dite de Bagdad qui réunit les pays de la région, avec comme ambition de faire de l'Irak une plateforme pour traiter les crises régionales et favoriser la coopération régionale. Votre proposition d'une modulation du classement de parties du territoire irakien en zones « rouges » ou « oranges », mérite d'être étudiée, mon déplacement en sera l'occasion. Certaines entreprises sont déjà dans cette démarche, par exemple TotalEnergies, merci d'avoir appelé mon attention sur ce sujet.
Les ministres des affaires étrangères du G7 se sont exprimés au sujet des exercices militaires à grande échelle menés les 1er et 2 avril par la Chine autour de Taïwan - nous l'avons fait lors de notre rencontre à Charlevoix au Canada, nous y avons aussi adopté une déclaration sur la sécurité maritime internationale, en particulier dans le détroit de Taïwan, en mer de Chine méridionale et dans la péninsule coréenne. À titre bilatéral, bien que nous n'ayons pas encore envoyé de membres du gouvernement à Taïwan, nous entretenons des échanges réguliers au niveau des services. Le récent déplacement du groupement aéronaval dans la région a permis de réaffirmer l'attachement de la France au droit international de la mer, à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer et au droit international, ainsi qu'à la liberté de navigation. Lors de mon déplacement récent dans la région, à Singapour et en Indonésie, j'ai eu l'occasion de signer avec la Commission européenne le financement d'une initiative que nous portons sur la sécurité des ports, qui bénéficiera à une douzaine de ports dans huit pays de l'Indopacifique, démontrant ainsi notre attachement concret à la sécurité maritime dans toute la région. Vous connaissez la position de la France vis-à-vis de Taïwan : nous sommes attachés à une politique d'une seule Chine, nous sommes opposés à toute modification unilatérale du statu quo dans le détroit de Taïwan, notamment par la force ou la coercition, et nous n'entendons pas faire évoluer cette position.
Mme Marie-Arlette Carlotti. - Monsieur le Ministre, je vous remercie d'avoir évoqué la situation des otages français en Iran. Comme vous, nous nous réjouissons de la libération d'Olivier Grondeau, nous avons reçu sa famille devant notre commission, nous restons très mobilisés pour Jacques Paris et Cécile Kohler, leur état de santé est préoccupant.
Ma question porte sur la situation des 23 otages arméniens détenus à Bakou, en Azerbaïdjan. Il s'agit de journalistes, de responsables associatifs, et d'anciens responsables du Haut- Karabagh que nous connaissons bien puisque nous avons eu des échanges avec eux. Ils font face à des accusations extrêmement graves, sont soumis à des procès biaisés, et sont détenus dans des conditions extrêmement difficiles. La crainte, c'est qu'ils disparaissent au fin fond des geôles azerbaïdjanaises.
Vous avez évoqué l'accord du 13 mars dernier entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie. On n'en sait pas grand-chose - que dit cet accord, et prévoit-il la libération des otages arméniens, ou bien sont-ils déjà tombés dans l'oubli ? Que peut faire la France pour faciliter leur libération ?
Mme Gisèle Jourda. - Hier à l'Assemblée générale de l'Union interparlementaire européenne, la situation en Israël et Palestine, la création des deux États ont été largement débattues. La position de l'Arabie saoudite, avec laquelle vous allez organiser un sommet, est très attendue : qu'en attendez-vous ?
La France n'a toujours pas reconnu l'État de Palestine. En 2014, nous avons adopté des résolutions pour la reconnaissance de l'État de Palestine ici même au Sénat. Il est intéressant de noter qu'en 1964, sous l'impulsion du général de Gaulle, il n'y a pas eu d'hésitation à reconnaître la Chine. Quand donc la France reconnaîtra-t-elle l'État de Palestine, alors que la situation actuelle est dramatique, en particulier pour les civils - je me demande à ce propos si l'éradication des Gazaouis ne pourrait pas être qualifiée de pré-génocidaire : qu'en pensez-vous ?
M. Jean-Noël Barrot, ministre. - Les procès des Arméniens du Haut-Karabagh se sont ouverts le 17 janvier au tribunal militaire de Bakou. Nous suivons cette affaire avec attention et sommes très sensibles aux inquiétudes exprimées par les organisations de défense des droits de l'homme quant à l'équité des procès et au traitement des accusés. La France appelle à la libération de toutes les personnes détenues arbitrairement en Azerbaïdjan. Nous formons le voeu que le processus de normalisation en cours des relations entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan permette la résolution de la situation des prisonniers et détenus. Cependant, il n'y a pas de mention directe du sort des prisonniers dans l'accord de paix qui a fait l'objet de l'accord agréé entre les deux parties et qui nécessite encore d'être signé.
La France s'est mobilisée pour apporter une assistance aux Arméniens du Haut-Karabagh qui ont trouvé refuge en Arménie. Notre assistance totale s'élève à plus de 30 millions d'euros depuis 2023, ce qui place la France au premier rang des bailleurs humanitaires. Nous l'avons triplée dès le lendemain de l'offensive en septembre et renforcée grâce à l'action au Parlement. Cette action bénéficie d'une mobilisation de grande ampleur de la société civile, des collectivités territoriales également très mobilisées, ainsi que de vos efforts qui manifestent notre solidarité à tous avec la population arménienne du Haut-Karabagh.
Madame la sénatrice Gisèle Jourda, vous semblez dire que l'Arabie saoudite attendrait avec impatience que la France reconnaisse l'État de Palestine, mais la France attend que l'Arabie saoudite normalise sa relation avec Israël, même si je sais que ce n'est pas si simple que cela à faire... Ce qui sous-tend notre action diplomatique, c'est la conviction que seule la solution à deux États peut apporter la paix, la stabilité et la sécurité pour Israël comme pour la Palestine. Mais cela suppose des reconnaissances mutuelles, des reconnaissances réciproques ou croisées. Si nous travaillons aujourd'hui avec l'Arabie saoudite dans la perspective de cette conférence des Nations unies, c'est pour essayer de tracer un chemin conduisant au plus vite à ce que les pays qui ne l'ont pas encore fait, puissent apporter ces reconnaissances. La reconnaissance de l'État de Palestine est en jeu, mais il faut encore que ce soit un État viable, nous discutons avec l'Autorité palestinienne de ces conditions ; et il faut aussi que, dans le même mouvement, des pays qui n'ont pas de relations diplomatiques avec Israël puissent les initier, de manière à ce que les deux peuples puissent vivre côte à côte en paix et en sécurité.
Quant à qualifier la situation à Gaza de pré-génocidaire, il appartient à la Cour internationale de justice de le faire et à elle seule ; elle a énoncé ce risque, mais elle n'a pas qualifié la situation à Gaza de génocidaire, c'est important de le dire. Il faut veiller à ne pas envenimer un débat qui, malheureusement, est parfois trop radicalisé pour être utile aux populations qui, sur place, sont les premières victimes des tensions. Il est également important de ne pas déposséder les gardiens du droit international de leur faculté, puisqu'ils ont le monopole de la qualification juridique de ces faits.
M. Roger Karoutchi. - La position française sur le Liban est très claire : Israël doit se retirer des cinq points qu'il occupe, tandis que le Hezbollah doit se retirer au nord du Litani et être désarmé, au profit des forces armées libanaises. C'est également la position israélienne. Nous devons donc pouvoir avancer sur ce dossier.
Concernant Gaza, on peut aussi avancer avec un seul élément qui se retrouve dans le plan arabe, la position française, aussi bien que celle de nombreux pays, y compris la Turquie : le Hamas ne doit pas faire partie de la gouvernance à venir.
Puisque vous avez été en contact avec le roi de Jordanie et avec le maréchal Al-Sissi, comment les organisations internationales et les États arabes, y compris l'Égypte, peuvent-ils inciter le Hamas à abandonner complètement le pouvoir à Gaza ?
Mme Michelle Gréaume. - Depuis l'entrée en vigueur de l'accord de post-Brexit sur les relations commerciales et de pêche entre l'Union européenne et le Royaume-Uni, de nombreux pêcheurs français, en particulier dans les Hauts-de-France, ont signalé des difficultés d'accès aux eaux britanniques ainsi qu'un manque de transparence sur les quotas alloués et les licences attribuées.
Quelle démarche bilatérale concrète la France a-t-elle entreprise auprès de Londres pour faire respecter les engagements de l'accord de commerce et de coopération ?
Compte tenu de l'interdiction officielle de la pêche électrique au sein de l'Union européenne depuis juillet 2021, quelles démarches diplomatiques la France a-t-elle engagées auprès des Pays-Bas et de la Commission européenne pour faire cesser les contournements de cette interdiction ?
La France a-t-elle demandé la mise en place d'un mécanisme de contrôle renforcé et transparent au niveau européen afin de garantir aux pêcheurs français, en particulier les artisans du littoral des Hauts-de-France, une concurrence loyale et une protection effective des ressources halieutiques ?
M. Jean-Noël Barrot, ministre. - Je commence par cette dernière question. Je ne peux guère répondre tout de suite sur les Pays-Bas, je le ferai prochainement.
Nous avons fait des démarches diplomatiques pour protéger l'accès de nos pêcheurs aux eaux de pêche qu'ils utilisaient avant le Brexit, c'est une priorité de premier rang dans notre dialogue avec les autorités britanniques. L'année dernière, nous avons réuni l'ensemble des États membres de l'Union européenne de la façade atlantique pour demander à la Commission européenne de se pencher sur la création par le Royaume-Uni de zones d'aires maritimes protégées dans des conditions qui ne nous paraissaient pas respecter l'esprit de l'accord de coopération et de commerce. Cet accord prévoit que la création des aires maritimes protégées doit être scientifiquement motivée et ne doit pas être discriminatoire.
Nous avons envoyé cette lettre l'été dernier et Benjamin Haddad, qui m'a succédé comme ministre délégué, a lui aussi entrepris des démarches vis-à-vis de la Commission européenne. Lors de son déplacement récent à Londres, il a exprimé notre volonté de renforcer notre coopération avec le Royaume-Uni ; il y aura un sommet Royaume-Uni-Union européenne dans les prochaines semaines, puis une rencontre ou un sommet bilatéral dans le courant de l'été. Nous voulons approfondir nos coopérations, mais il faut d'abord résoudre nos différends et il est important pour nous de maintenir au-delà de 2026, date de renégociation des accords Brexit, le statu quo qui permet à nos pêcheurs de continuer de faire leur travail.
Dans la première version du plan des pays arabes pour la reconstruction, la gouvernance et la sécurité de Gaza, le Hamas n'a aucune place dans la gouvernance de Gaza, ce point est unanimement accepté. Reste la question du désarmement du Hamas et du départ de ses responsables, les pays arabes en discutent, ils n'ont pas tout à fait la même position sur le sujet, même si les pays qui sont des partenaires d'Israël, voient bien que ce sera une condition nécessaire pour toute forme de soutien à ce plan pour le jour d'après. Le départ des cadres du Hamas peut être envisagé, même s'il suppose que des discussions sur la manière dont un tel départ serait organisé, le moment où il pourrait avoir lieu, les pays qui seraient susceptibles d'accueillir les personnalités ou les responsables du Hamas concernés par cette mesure d'exil. Des mécanismes existent pour le désarmement, ils ont déjà été appliqués dans le cadre de conflits régionaux, où des forces - même si, en l'occurrence, le Hamas est un mouvement terroriste - ont déposé les armes, les responsables ont été écartés et les combattants désarmés ont réintégré la vie civile.
Ces sujets sont aujourd'hui sur la table, ils font l'objet de discussions entre les pays de la région et les partenaires, il faut avancer. Deux conditions doivent être réunies, en particulier pour la partie du désarmement : donner à l'Autorité palestinienne les moyens d'avoir le monopole, la gouvernance et de la force à l'intérieur de Gaza ; encourager un investissement fort par les pays arabes. Ces deux éléments doivent avancer de concert pour qu'on obtienne des résultats. En tout état de cause, il est désormais unanimement reconnu et accepté, y compris par l'Autorité palestinienne, que le Hamas ne peut avoir aucun rôle dans la gouvernance de Gaza à l'avenir.
M. Christian Cambon. - La Cour des comptes européenne a publié un rapport effarant sur l'aide publique au développement européenne. Il montre que 7,2 milliards d'euros sont dépensés au profit d'ONG sans aucun contrôle, le statut d'ONG étant obtenu sur simple déclaration écrite, ce qui laisse la porte ouverte à toutes sortes de lobbying d'organismes représentatifs d'intérêts commerciaux, politiques ou même subversifs. Près de 70 000 ONG bénéficient de cette aide, mais 40 d'entre elles accaparent 40 % de ce montant, sans aucun contrôle. Le rapport signale un organisme qui fait du lobbying au profit de l'industrie textile, qui déclare devant les magistrats de la Cour qu'il n'est pas une ONG, mais il bénéficie néanmoins de plusieurs dizaines de millions d'euros d'entraide au titre de l'aide au développement.
Monsieur le ministre, que comptez-vous faire ? Peut-on vous y aider ? Ce serait un très bon sujet pour une mission flash...
La réponse de l'Union européenne est stupéfiante puisqu'elle ne s'engage qu'à rendre les comptes un peu plus clairs. C'est un véritable scandale qui ne favorise pas la bonne compréhension par nos concitoyens de l'aide au développement - on soutient des ONG qui n'en sont pas, je rappelle que ce statut suppose qu'on soit bénévole, qu'on n'ait pas d'intérêt financier et qu'on soit libre de toute attache commerciale, ce qui n'est manifestement pas le cas.
M. Patrice Joly. - Selon le New York Times, le retrait américain de l'APD aurait pour conséquence directe qu'environ 1,6 million individus pourraient mourir du VIH dans l'année, 300 000 personnes pourraient mourir de tuberculose, 500 000 personnes d'autres maladies faute de vaccination, et 290 000 personnes à cause d'un accroissement du paludisme. Il y aurait des conséquences y compris chez nous, avec le développement d'épidémies.
Nos crédits aussi diminuent, et vous ne nous avez pas rassurés pour la suite en indiquant qu'il faudrait attendre pour une hausse des crédits de l'APD après la chute qu'ils ont connue, alors que le discours de politique générale du Premier ministre paraissait annoncer leur hausse... Dans ces conditions, comment voyez-vous le repositionnement de l'Agence française de développement (AFD) ?
- Présidence de M. Catherine Dumas, vice-présidente -
M. Jean-Noël Barrot, ministre. - La commission d'évaluation de l'aide publique au développement est en cours d'installation, les personnalités qualifiées, désignées par les ministères, seront avalisées par une réunion interministérielle dans quelques jours ; nous attendons désormais les deux sénateurs pour compléter le collège des parlementaires et nous lançons, sans attendre, le processus de sélection du secrétaire général de cette commission qui est nommé par le ministre pour débuter les travaux au plus vite.
Je vous remercie pour l'alerte sur le rapport de la Cour des comptes européenne concernant l'attribution de l'aide publique au développement à l'échelon européen, nous avons l'intention de reprendre les choses en main. Il faut respecter les règles élémentaires de déontologie et nous attendons aussi de la Commission européenne que les instruments dont elle dispose pour l'APD ou les partenariats internationaux soient déployés en pleine cohérence avec les objectifs qui sont les nôtres, que ce soit en termes géographiques ou en termes de priorités thématiques. Les outils comme les Global Gateways sont des instruments de politique extérieure, et la politique extérieure reste dans le domaine de compétences des États membres : la politique menée par l'Union Européenne, qui dispose de crédits très significatifs, doit correspondre à nos attentes.
Nous demandons à la Commission européenne de nous donner son analyse des conséquences du retrait américain de l'APD, par zone géographique et par thème, pour examiner quels ajustements peuvent être faits, sachant que l'UE est le premier contributeur au monde pour l'APD. Ensuite, il faut que la Commission européenne se cale sur nos priorités géographiques ; lorsqu'un pays comme la France décide de réorienter son APD dans une zone géographique, l'Union européenne doit suivre : il n'est pas acceptable qu'elle prenne des décisions en matière d'APD qui se décalent de celles de la France. Enfin, nous demandons de veiller à ce que les critères que vous avez évoqués soient respectés en toutes circonstances. C'est une question de crédibilité pour nous, puisque cela reste de l'argent du contribuable français et du contribuable européen.
J'ai évoqué le sort budgétaire de l'APD et j'ai bien entendu, comme vous, la déclaration de politique générale du Premier ministre. J'ai dit que nous visions a minima la stabilisation et au mieux un relèvement des crédits. Lors du Conseil présidentiel, j'ai insisté sur la nécessité de mobiliser plus de moyens, et de veiller à la répartition entre prêts et dons, car la partie dons nous permet de venir en soutien des pays les moins avancés et les plus vulnérables, là où le prêt est traditionnellement plus facile à déployer dans des pays qui sont déjà plus avancés.
Il faut parler, aussi, des bénéfices de notre aide et de notre coopération pour les Français eux-mêmes. J'ai donné pour mission aux directrices, aux directeurs, aux ambassadrices, aux ambassadeurs de faire apparaître l'impact de notre action internationale en APD ou autre pour répondre aux préoccupations des Françaises et des Français. On voit qu'avec des montants relativement modestes, l'impact par exemple sur les émissions de gaz à effet de serre évitées par l'APD est considérable par euro dépensé - l'impact est beaucoup plus important que pour chaque euro dépensé sur le territoire national. L'APD aide aussi à la lutte contre les pandémies, c'est important au moment où on se demande si le chikungunya ne va pas repartir - l'APD aide à attaquer le mal à la racine. Il en va de même pour les questions migratoires, l'APD peut apporter des réponses, limiter la pression migratoire. L'APD et les partenariats internationaux, enfin, permettent aux entreprises françaises qui répondent aux appels d'offres de l'AFD de se développer à l'international. Pour tout cela, j'espère que les crédits de l'AFD seront relevés l'an prochain, nous en parlerons en loi de finances.
M. Patrice Joly. - Quel repositionnement de l'AFD ? On voit bien que les restrictions budgétaires questionnent le modèle d'intervention, en particulier la répartition entre accompagnement et aide au développement.
M. Jean-Noël Barrot, ministre. - Je suis le premier défenseur des partenariats internationaux, de l'investissement solidaire et durable, de l'aide publique au développement, quelle que soit la manière dont nous l'appelons. En effet, lorsque l'action est bien faite et contrôlée, elle permet d'obtenir beaucoup de choses, y compris au service des Françaises et des Français. La dotation de l'État à l'AFD pour la partie don des activités de l'AFD reste très significative, supérieure à 600 millions d'euros. Ainsi, on n'a pas complètement replié les voiles sur la partie don. J'ai plaidé au Conseil présidentiel d'aller le plus loin possible sur le réarmement budgétaire du programme 209 et de préserver l'équilibre entre dons et prêts pour atteindre l'objectif fixé. Cet objectif va évoluer légèrement : on était à 50 % de l'APD aux pays les moins avancés, il va désormais être de 60 % aux pays vulnérables, c'est-à-dire les pays les moins avancés auxquels vont s'ajouter une dizaine de pays qui ont des vulnérabilités particulières. Ces pays méritent qu'on puisse les soulager avec de l'investissement solidaire et durable de l'APD. Pour atteindre cette cible, il faut préserver la part en don de notre APD, j'espère avoir gain de cause.
Mme Catherine Dumas, présidente. - Vous avez parlé d'une nouvelle phase dans les relations bilatérales avec l'Algérie. Vous n'avez pas abordé le sort de Boualem Sansal. Qu'en est-il ?
M. Jean-Noël Barrot, ministre. - J'aurais dû en parler dans mon propos liminaire. Nous sommes très préoccupés par la détention de Boualem Sansal, les conditions de sa détention et son état de santé. Comme le Président de la République l'avait fait lors de son échange avec le Président Tebboune le 31 mars, j'ai, pour ma part, ce dimanche, lancé un appel au Président Tebboune en faveur d'un geste de clémence et d'humanité, étant donné l'âge et l'état de santé de notre compatriote.
La réunion est close à 18 h 20.
Jeudi 10 avril 2025
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, et de Mme Catherine Dumas, vice-présidente de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées -
La réunion est ouverte à 9 h 05.
Audition de M. Vladimir Kara-Mourza, vice-président de la Fondation Russie libre, ancien prisonnier politique russe
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Madame la vice-présidente de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, chère Catherine Dumas,
Nous sommes heureux d'accueillir ce matin, au Palais du Luxembourg, Monsieur Vladimir Kara-Mourza, vice-président de la Fondation Russie Libre. Je veux remercier notre collègue Claude Kern, que vous avez vu lundi à Strasbourg, à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, et qui a permis votre venue au Sénat.
Je rappelle que cette audition est captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et qu'elle est ouverte à la presse.
Monsieur Kara-Mourza, vous êtes un homme politique russe, opposant de longue date à Vladimir Poutine, mais aussi un auteur, un historien et un documentariste.
Proche de Boris Nemtsov, assassiné en février 2015, vous avez été vice-président du Parti de la liberté populaire, candidat au Parlement russe et vous avez joué un rôle clé dans l'adoption par l'Union européenne d'un régime mondial de sanctions en matière de droits de l'homme, connu sous le nom de « sanctions Magnitski ».
Vous avez payé votre engagement politique au prix fort. Vous avez été empoisonné à deux reprises, en 2015 et en 2017, ce qui vous a alors plongé dans le coma. Une enquête conjointe menée par plusieurs médias a identifié les agents du FSB responsables de ces attaques. Cela ne vous a pas arrêté et vous avez continué de défendre vos convictions et votre conception de la démocratie, de l'État de droit et des droits de l'homme.
En avril 2022, vous avez a été arrêté à Moscou pour avoir dénoncé publiquement l'invasion de l'Ukraine et les crimes de guerre commis par les forces russes. Condamné à 25 ans de prison pour « haute trahison » à la suite d'un procès à huis clos, vous avez été placé à l'isolement dans une prison de haute sécurité en Sibérie. Vous avez été libéré en en août 2024, dans le cadre du plus grand échange de prisonniers est-ouest depuis la Guerre froide.
Les chroniques écrites depuis votre prison vous ont valu le prix Pulitzer en 2024 et l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, au sein de laquelle siègent douze de nos collègues, vous a décerné en 2022 le Prix des Droits de l'Homme Václav Havel, sa plus haute distinction. C'est votre épouse Evguenia qui l'avait alors reçu en votre nom, alors que vous étiez en prison.
Cet engagement exceptionnel en faveur de la démocratie, des droits de l'homme et de l'État de droit, qui sont au coeur des valeurs européennes, force l'admiration.
Peut-être pourrez-vous nous faire part de votre vision de la diffusion de ces valeurs au sein d'une société russe soumise à une répression implacable, alors que la Fédération de Russie s'en est éloignée et les conteste aujourd'hui ouvertement.
Quel regard portez-vous sur la politique de sanctions mises en oeuvre par l'Union européenne à l'encontre de la Fédération de Russie - pas moins de 16 paquets de sanctions ont été adoptés depuis le 24 février 2022 ? Pensez-vous qu'elle puisse durablement affaiblir le régime de Vladimir et avoir des effets à moyen ou long terme ?
Qu'espérez-vous des institutions de l'Union européenne, mais aussi du Conseil de l'Europe, qui vous ont toujours soutenu, pour maintenir la flamme des valeurs européennes en Russie, qui restera toujours notre grand voisin ? Je reviens d'Estonie où j'ai ressenti très fortement cette dimension et la crainte qu'une forme de tradition impérialiste russe soit toujours présente, au-delà de la personnalité de Vladimir Poutine.
Enfin, je veux rappeler que le Sénat français, à l'initiative de notre ancien collègue André Gattolin, que vous connaissez bien, avait été la première chambre européenne à adopter une résolution condamnant les déportations d'enfants ukrainiens par la Fédération de Russie.
Je souhaite donc vous demander votre analyse sur ce dossier très sensible, alors que les États-Unis ont décidé de négocier avec la Russie un arrêt du conflit en Ukraine, mais à quel prix.
Mme Catherine Dumas, vice-présidente de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Chers collègues, je me réjouis de cette initiative conjointe de nos deux commissions pour vous auditionner, cher Vladimir Kara-Mourza. Je vous prie d'excuser l'absence de notre Président, Cédric Perrin, qui regrette de ne pouvoir être parmi nous ce matin.
Dans un documentaire intitulé Russie, nouvelle histoire, diffusé sur la télévision russe en décembre 2021, Vladimir Poutine qualifiait l'effondrement de l'Union soviétique en 1991 de « désintégration de la Russie historique ». Il y révélait avoir dû travailler comme chauffeur de taxi pour compléter ses revenus durant la crise économique des années 1990 qui a suivi la chute de l'URSS. Nous aurions dû sans doute être plus attentifs aux déclarations du chef de l'État russe, qui n'a jamais dissimulé sa nostalgie pour l'URSS de Staline ni son ressentiment suite au déclassement de la Russie dans les années 1990 et 2000. L'expérience européenne nous a appris que le ressentiment d'un peuple suite à une défaite peut être un puissant moteur d'adhésion à une idéologie fondée sur la revanche, la limitation des libertés et, in fine, le recours à la violence. Au lendemain de l'invasion de l'Ukraine en février 2022, de nombreux Européens se sont interrogés sur la réaction de la société russe. Allait-elle se soulever contre cette politique d'agression ? Il n'en fut rien. Quelques centaines de milliers de Russes ont fui le pays avec l'accord tacite du Gouvernement, qui voyait ainsi s'éloigner le risque de contestation. Cependant, une large majorité de la population semble toujours soutenir son président.
Mes premières questions porteront donc sur la stratégie mise en oeuvre par le pouvoir russe pour museler la société russe et sur l'état d'esprit de celle-ci aujourd'hui. Quel est l'état du débat public en Russie ? Compte tenu de toutes les dispositions adoptées pour criminaliser les avis divergents, comment qualifiez-vous le régime russe et quelle est, selon vous, sa solidité ?
Concernant plus particulièrement la société russe, quel est son état d'esprit ? Quel est son degré d'information sur la réalité de la situation en Ukraine, compte tenu des sources d'informations étrangères qui pourraient être accessibles ?
Talleyrand, ancien ministre de Napoléon Ier, avait coutume de dire qu'on peut tout faire avec une baïonnette sauf s'asseoir dessus, pour signifier que le despotisme ne pouvait se prolonger éternellement sans une certaine assise sociale. Or on s'interroge beaucoup en Europe sur la situation exacte de l'économie russe. Le Gouvernement a fait basculer une partie importante de la production en mode « économie de guerre ». L'économie tourne à plein régime pour produire des armements. Qu'en est-il de la situation du « Russe moyen » ? A-t-il accès à la santé, à l'éducation, aux biens de première nécessité ? Quel est le niveau des retraites, des salaires les plus bas ? En un mot, pensez-vous que les salariés et les retraités pourront supporter encore longtemps ce régime d'exception ?
J'en viens maintenant aux actions conduites par les autorités russes, à la fois pour diviser les sociétés occidentales au travers d'ingérences et d'actions de sabotage, et aussi pour éliminer leurs adversaires russes à l'étranger. Selon vous, avons-nous pris la juste mesure de ces menaces ? N'est-il pas temps pour nos autorités de dénoncer de manière plus ferme la guerre hybride que mène le chef du Kremlin contre nos sociétés ?
Enfin, une dernière question. Certains observateurs ont cru reconnaître ces dernières semaines des éléments de langage russe dans les propos tenus par le Président Trump sur l'Ukraine, tandis que des experts estiment que Donald Trump était suivi et traité depuis des décennies par les services de renseignement russe. Avez-vous une opinion sur ces assertions très graves, qui créent un trouble important dans la situation actuelle ? Plus généralement, identifiez-vous une convergence de vues entre Donald Trump et Vladimir Poutine ?
M. Vladimir Kara-Mourza. - Je vous remercie pour cette opportunité de m'exprimer devant vous. Cette année marque le 25e anniversaire de l'accession de Vladimir Poutine à la présidence de la Russie. L'un de ses premiers actes symboliques fut le retour de l'hymne national soviétique, annonçant clairement ses intentions. Ses années au pouvoir se caractérisent par l'anéantissement de la démocratie naissante en Russie et l'établissement d'un État autoritaire répressif et belliqueux. Presque tous les médias indépendants russes ont été réduits au silence ou subissent une pression intense. Les chaînes de télévision, les stations de radio et les journaux servent désormais de porte-voix à une propagande gouvernementale haineuse et agressive. Les élections sont devenues des rituels vides de sens, sans véritable compétition et aux résultats prédéterminés. Par des manoeuvres pseudo-légales, Vladimir Poutine a contourné les limites constitutionnelles des mandats présidentiels pour se maintenir indéfiniment au pouvoir. L'année dernière, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe et le Parlement européen ont adopté des résolutions qualifiant Vladimir Poutine de dirigeant illégitime.
Le Parlement russe est devenu une simple chambre d'enregistrement, dépourvue de pluralisme et d'opposition. Les manifestations pacifiques de l'opposition sont brutalement réprimées. Le système judiciaire agit comme un outil obéissant de l'État répressif. Le niveau de répression en Russie atteint des sommets inégalés depuis l'époque soviétique. Toute opposition au Gouvernement est considérée comme un délit criminel. Selon les chiffres des organisations de défense des droits humains, la Russie compte actuellement 1 571 prisonniers politiques, un nombre supérieur à celui de l'Union soviétique au milieu des années 1980, et qui ne cesse d'augmenter. Cette semaine, 160 personnes comparaîtront devant les tribunaux pour des accusations politiques. L'emprisonnement n'est pas le pire sort réservé aux opposants au régime. Il y a dix ans, Boris Nemtsov, ancien vice-Premier ministre et figure de proue de l'opposition démocratique, a été assassiné près du Kremlin. L'année dernière, Alexeï Navalny a été tué en prison dans l'Arctique. Je suis convaincu que dans les deux cas, les ordres émanaient directement de Vladimir Poutine.
En Russie, la répression intérieure et l'agression extérieure vont toujours de pair. Un gouvernement qui ne respecte pas les droits et libertés de son peuple ne respectera pas le droit international ni les frontières de ses voisins. Le règne de Vladimir Poutine a été marqué par des guerres sanglantes et interminables en Tchétchénie, en Géorgie, en Syrie et en Ukraine. Depuis trois ans, le régime de Vladimir Poutine mène le plus grand conflit militaire sur le sol européen depuis la Seconde Guerre mondiale, une attaque brutale et non provoquée contre une nation souveraine et pacifique. J'exhorte les responsables politiques occidentaux qui envisagent de normaliser les relations avec Vladimir Poutine à se souvenir que ses mains sont couvertes de sang. J'espère que le monde libre fera la distinction entre le régime de Vladimir Poutine et la société russe, et entendra les voix de ceux qui s'opposent à cette guerre criminelle. La catégorie la plus importante de prisonniers politiques russes est celle des personnes ayant protesté contre la guerre en Ukraine. Ces protestations ont pris diverses formes, entraînant de lourdes peines de prison. Alexeï Gorinov, conseiller municipal de Moscou, a écopé de sept ans de prison pour avoir demandé une minute de silence pour les enfants ukrainiens tués par les bombes russes. Maria Ponomarenko, journaliste sibérienne et mère de deux enfants, a été condamnée à six ans de prison pour avoir dénoncé le bombardement du théâtre de Marioupol, qui a tué des centaines de civils. Dmitry Ivanov, mathématicien talentueux, a reçu huit ans et demi de prison pour avoir publié des informations sur les crimes de guerre russes à Boutcha. Cette liste s'accroît chaque jour.
Il est impératif que tout accord de paix en Ukraine prévoie la libération de tous les captifs de cette guerre : les prisonniers de guerre des deux côtés, les otages civils ukrainiens, les enfants ukrainiens déportés de force en Russie, et les prisonniers politiques russes qui ont refusé de rester silencieux face à ces atrocités. La propagande de Vladimir Poutine veut faire croire que tous les Russes soutiennent son régime et sa guerre, mais l'escalade constante de la répression raconte une histoire différente. Les centaines de personnes emprisonnées, les milliers qui ont fait face à des accusations administratives, les dizaines de milliers détenues lors des manifestations antiguerre, et les centaines de milliers qui ont signé des pétitions pour un candidat antiguerre sont les visages d'une Russie différente. Cette Russie s'oppose aux criminels de guerre du Kremlin. C'est une Russie pleine d'espoir, pacifique et démocratique, qui réalisera la promesse d'une Europe entière, libre et en paix. Je crois en cette promesse de tout mon coeur et je sais que beaucoup d'entre vous y croient aussi. Travaillons ensemble pour en faire une réalité.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Je vous remercie pour votre témoignage poignant. Je note avec admiration que vous avez choisi de parler des souffrances des autres plutôt que des vôtres, démontrant ainsi votre altruisme. Votre exposé, bien que militant, est tout à fait compréhensible au vu de la situation. Je propose maintenant de donner la parole à nos collègues pour leurs questions. François Bonneau, vous avez la parole.
M. François Bonneau. - Monsieur Kara-Mourza, nous sommes honorés de vous accueillir au Sénat aujourd'hui. Vous êtes non seulement un résistant à la dictature poutinienne, mais aussi un miraculé. Face à la désinformation profonde qui affecte la société russe depuis deux décennies, tant dans les médias traditionnels que sur les réseaux sociaux, comment le message de l'opposition peut-il parvenir à influencer la société russe aujourd'hui, compte tenu de l'emprise du régime sur les médias ?
M. Jean-Luc Ruelle. - Je tiens à exprimer mon admiration pour votre courage et celui des personnes qui soutiennent la restauration d'un régime véritablement démocratique en Russie, dans ce contexte extrêmement difficile. Hier, nous avons eu l'opportunité de rencontrer la présidente du groupe d'amitié France-Ukraine à la Rada. Lors d'une discussion informelle après la séance, je l'ai interrogée sur le véritable canal de négociation dans le conflit actuel. Elle a affirmé catégoriquement que le seul canal existant est celui entre les États-Unis et la Russie. Selon elle, ni l'Ukraine ni la Russie n'ont réellement intérêt à cesser les combats actuellement. Du côté russe, une caste de privilégiés bénéficie désormais de nouveaux moyens financiers, notamment les personnes mobilisées qui sont récompensées, entraînant une diffusion financière importante en Russie. Une démobilisation risquerait de créer des troubles sociaux. Du côté ukrainien, la crainte est qu'une démobilisation compromette la capacité à remobiliser si le conflit venait à reprendre. Cette situation complexe semble indiquer que ni l'Ukraine ni la Russie ne sont en mesure d'arrêter effectivement les combats aujourd'hui. J'aimerais connaître votre point de vue sur cette analyse.
M. Michaël Weber. - Je vous remercie pour cet échange qui met en lumière la valeur de la démocratie dans notre pays. Il est important de rappeler la longue histoire d'amitié entre les peuples russe et français, un élément crucial à garder à l'esprit lors de nos discussions sur la situation politique actuelle.
Deux questions me préoccupent particulièrement. Premièrement, nous constatons que la situation actuelle n'a pas d'impact significatif sur la société russe. Les mouvements sociaux, bien que relayés par l'Occident, n'influencent ni le Gouvernement ni Vladimir Poutine, et les actions de la société civile russe restent limitées. Comment expliquer cette apparente passivité ? Est-ce le résultat d'une soumission historique, de la peur, ou de pressions exercées sur la population ?
Deuxièmement, le 7 mars dernier à Rome, j'ai rencontré l'opposition biélorusse en exil, notamment Svetlana Tikhanovskaïa, principale figure de l'opposition à Alexandre Loukachenko. La Biélorussie compte aujourd'hui près de 1 200 prisonniers politiques détenus arbitrairement. Votre fondation, qui oeuvre pour une alternative démocratique en Russie, coopère-t-elle avec l'opposition démocrate biélorusse qui poursuit le même objectif ? Existe-t-il une stratégie commune pour défendre ces valeurs partagées ?
M. Vladimir Kara-Mourza. - Je vous remercie pour ces questions pertinentes. La diffusion de notre message est effectivement cruciale. Historiquement, la chute du régime communiste a été en grande partie due à la diffusion d'informations véridiques par des radios occidentales telles que Radio France Internationale, Radio Liberté, BBC et Deutsche Welle. Dans les années 1990, après la chute du mur, selon un rapport du KGB, environ 30 millions de citoyens soviétiques adultes écoutaient régulièrement ces radios, ce qui a directement contribué aux événements de 1991. Aujourd'hui, avec les technologies modernes, cette diffusion d'information devrait être plus aisée. Cependant, nous constatons souvent que les gouvernements et les grandes entreprises technologiques occidentaux, au lieu d'aider la population russe à accéder à la vérité, facilitent parfois la censure du régime de Vladimir Poutine. Par exemple, Apple a récemment supprimé plus de 50 systèmes VPN de son App Store à la demande du Gouvernement russe, entravant ainsi l'accès à l'information libre. De plus, aux États-Unis, l'administration actuelle a considérablement réduit le service des médias indépendants destinés à l'étranger, comme Radio Liberté et Voice of America. Cette décision a été accueillie avec enthousiasme par les propagandistes du régime de Vladimir Poutine, comme l'a exprimé publiquement Margarita Simonian, directrice de RT.
Nous nous efforçons de diffuser notre message via Internet, malgré la censure en Russie. Cependant, nous sommes confrontés à un paradoxe : certaines entreprises et gouvernements occidentaux semblent parfois faciliter la censure du gouvernement de Vladimir Poutine plutôt que d'aider les citoyens russes à accéder à l'information libre.
Mon expérience personnelle en prison illustre l'importance cruciale de l'accès à l'information. Lors de mon arrestation le 30 octobre 2022, j'ai été placé dans une cellule avec cinq détenus de droit commun. Ces derniers, exposés uniquement à la propagande télévisuelle de Vladimir Poutine, répétaient sans réfléchir les narratifs officiels sur la guerre en Ukraine. J'ai dû faire preuve d'une grande patience pour expliquer la situation en Ukraine à ces cinq personnes. Après trois ou quatre semaines d'échanges, de réponses à leurs questions et d'explications, elles ont fini par partager mon point de vue sur cette guerre. Ce changement d'opinion n'est pas dû à des arguments extraordinaires de ma part, mais simplement au fait que je leur ai fourni des informations factuelles. Il est choquant de constater qu'une grande partie de la population russe ignore ce qui se passe réellement en Ukraine. Leur unique source d'information provient des médias contrôlés par le Gouvernement, à savoir la télévision et la radio. La majorité des Russes, comme la plupart des gens dans le monde, sont des personnes ordinaires qui préfèrent naturellement la paix à la guerre. Toute personne normale serait horrifiée d'apprendre que des civils sont tués et que des villes, des hôpitaux et des écoles sont bombardés. Le problème réside dans le fait qu'une large partie de la population russe n'a pas accès à ces informations. Pour l'opposition démocratique russe et le monde libre, la priorité absolue doit être de diffuser ces informations objectives auprès du peuple russe. Cette stratégie a déjà fait ses preuves à l'époque soviétique et peut fonctionner à nouveau. Cependant, cela nécessite un effort concerté et une volonté politique, y compris de la part du monde démocratique. Il est crucial que les deux parties, l'opposition russe et le monde libre, comprennent que c'est un objectif commun.
Comme je l'ai mentionné précédemment, en Russie, la répression interne et l'agression externe sont les deux faces d'une même médaille. Il est dans notre intérêt commun de voir des changements politiques en Russie, de la voir devenir un pays normal, civilisé, démocratique et pacifique. Je suis profondément convaincu que la seule façon d'assurer la stabilité, la sécurité et la paix sur notre continent européen est d'avoir une Russie démocratique. La Russie étant le plus grand pays d'Europe, tant qu'un régime comme celui d'aujourd'hui sera en place, il n'y aura jamais de paix véritable. Il est donc primordial de travailler ensemble pour rapprocher le jour où des changements significatifs se produiront en Russie.
Concernant la question du cessez-le-feu et de la position des parties, il est évident que Vladimir Poutine ne souhaite pas mettre fin à cette guerre qu'il a lui-même déclenchée sans aucune provocation. Les justifications avancées par le Kremlin sont totalement dénuées de fondement. La tactique actuelle semble être de gagner du temps pendant que la communauté internationale tente de faciliter les négociations. Les récents bombardements, notamment celui qui a coûté la vie à neuf enfants en une seule journée, illustrent parfaitement l'attitude de Vladimir Poutine et sa réponse à ceux qui cherchent une solution pour un cessez-le-feu. Lors de récentes discussions avec mes collègues ukrainiens à Strasbourg, durant la session de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, j'ai pu constater leur profonde lassitude face à cette guerre. Des villes entières ont été détruites, de nombreuses vies ont été perdues et la société ukrainienne aspire de plus en plus à la fin du conflit. Cependant, il est crucial que cela ne se traduise pas par une capitulation de l'Ukraine. Nous ne pouvons pas permettre au régime de Vladimir Poutine de présenter cela comme une victoire, car nous savons que tant qu'il restera au pouvoir, les guerres continueront. C'est inhérent à la nature de ce régime qui a besoin de ces conflits pour se maintenir.
Dans l'immédiat, le mieux que nous puissions espérer est un cessez-le-feu, mais il ne faut pas se leurrer : une paix véritable est impossible tant que Vladimir Poutine reste au pouvoir. C'est pourquoi il est crucial que tout accord de cessez-le-feu ou traité inclue une clause sur la libération de tous les otages et prisonniers. Une importante campagne internationale, menée conjointement par des organisations de défense des droits humains ukrainiennes et russes, a été lancée dans ce sens. Cette collaboration rare réunit le Centre pour les libertés civiles en Ukraine, dirigé par Oleksandra Matviïchouk, co-lauréate du prix Nobel de la paix 2022, et du côté russe, Memorial, une organisation légendaire de défense des droits humains fondée par Andreï Sakharov. Yan Rachinsky, le chef du centre des droits humains de Memorial, également co-lauréat du prix Nobel de la paix 2022, est impliqué dans cette initiative. Cette campagne, soutenue par de nombreuses ONG de défense des droits humains du monde entier, y compris en France, s'intitule « People First ». Elle vise à mettre l'accent sur l'aspect humain du conflit, souvent négligé dans les négociations entre l'administration Trump et le régime de Vladimir Poutine, qui semblent se concentrer sur des questions de ressources, d'argent ou de territoires. Rien n'est plus important que les vies humaines. Des centaines de milliers de vies ont déjà été détruites par cette guerre, mais nous pouvons encore sauver des dizaines de milliers de personnes qui sont otages ou prisonnières de ce conflit. Il est donc primordial que tout document de cessez-le-feu en Ukraine contienne une clause sur la libération de tous les otages. Cette question doit faire partie intégrante du processus de réconciliation.
L'administration Trump ne prendra pas position sur cette question, car elle se focalise uniquement sur les aspects économiques et les ressources. Il est donc crucial que l'Union européenne, lors des négociations, mette en avant la libération de tous les otages et la restitution des biens ukrainiens et russes comme une priorité absolue. Rien n'est plus important que ces enjeux humains.
Concernant nos relations avec l'opposition en Biélorussie, il faut souligner que Vladimir Poutine et Alexandre Loukachenko sont devenus des acteurs mineurs sur la scène internationale. Depuis des années, nous observons que Vladimir Poutine consolide son pouvoir, tandis qu'Alexandre Loukachenko, au pouvoir depuis 1994, bénéficie d'une étroite coopération avec son homologue russe. Les manifestations de 2020 en Biélorussie ont clairement démontré qu'Alexandre Loukachenko n'a pu conserver son pouvoir que grâce au soutien de Vladimir Poutine. Face à cette alliance entre dictateurs, il est primordial que les mouvements démocratiques de nos deux pays intensifient également leur coopération. À Strasbourg, j'ai récemment eu des échanges avec nos collègues biélorusses. Nous maintenons un contact permanent avec l'équipe de Madame Tikhanovskaïa
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et d'autres représentants de l'opposition biélorusse. Tout comme ces deux derniers dictateurs européens s'entraident, j'espère qu'un jour nous assisterons à la chute simultanée de ces deux dernières dictatures en Europe. C'est dans cette optique que nous poursuivons notre collaboration, une démarche tout aussi importante pour nos homologues biélorusses.
Quant à l'absence apparente de protestations massives en Russie, il faut comprendre que dans n'importe quel pays, peu de gens sont prêts à risquer dix ans de prison pour un simple post sur Facebook ou une manifestation pacifique. Je suis fier que tant de Russes aient osé s'exprimer, malgré les risques d'emprisonnement et la répression du régime. Les statistiques officielles font état de plus de 20 000 arrestations en Russie depuis février 2022 pour des manifestations contre la guerre en Ukraine. En comparaison, lors de l'invasion de la Tchécoslovaquie en août 1968, seuls sept dissidents avaient osé manifester sur la Place Rouge à Moscou. Aujourd'hui, des dizaines de milliers de Russes protestent contre cette guerre, ce qui est un motif de fierté.
Il est évidemment impossible d'évaluer objectivement l'opinion publique dans un pays totalitaire où s'exprimer contre les autorités est un délit criminel. Les sondages montrant un fort soutien à Vladimir Poutine et à la guerre sont biaisés. Pour illustrer cela, je citerai l'exemple d'un habitant de Moscou condamné à cinq ans de prison simplement pour avoir répondu à un sondage qu'il s'opposait à la guerre en Ukraine.
Néanmoins, nous avons parfois des moments de vérité qui révèlent le mécontentement latent d'une partie importante de la population. L'un de ces moments s'est produit en janvier-février 2024, lors de la pseudo-élection présidentielle. Boris Nadejdine, un ancien député du Parlement russe et avocat, a annoncé sa candidature sur une plateforme antiguerre, promettant de mettre fin au conflit en Ukraine dès le 1er juin s'il était élu. La réaction du public a été stupéfiante. Dans toute la Russie, d'immenses files d'attente se sont formées pour signer sa pétition de candidature. En une semaine, il a recueilli 200 000 signatures, chaque signataire devant fournir son nom complet, son adresse et son numéro de passeport, malgré les risques évidents. Bien que sa candidature ait finalement été rejetée, cet épisode a montré que les opposants à la guerre et au régime ne sont pas isolés, contrairement à ce que la propagande poutinienne veut faire croire. J'ai reçu une lettre d'une jeune femme de Novorossiysk qui a attendu des heures pour signer cette pétition, concluant : « Je ne savais pas que nous étions si nombreux ». C'est précisément ce qui importe. On peut falsifier des élections et des sondages, mais on ne peut pas cacher les images de centaines de milliers de personnes qui ont pris position contre la guerre et le régime.
Aucun pays n'est condamné à vivre éternellement sous une dictature. La Russie a connu des périodes démocratiques dans son histoire, et je suis convaincu qu'elle redeviendra un pays normal, civilisé et démocratique. En tant qu'historien, je sais que l'histoire a ses propres lois et sa propre logique que personne, pas même Vladimir Poutine, ne peut altérer.
Mme Catherine Dumas, vice-présidente de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Je souhaite apporter un complément d'information concernant la situation interne en Russie que vous avez évoquée. Vous avez mentionné la privation d'information des citoyens russes, tout en soulignant l'aspect positif d'une ferveur prête à se réveiller. Sur le plan économique, vous avez rappelé qu'aucun pays n'est condamné à vivre sous une dictature, sachant que celle-ci impacte nécessairement l'économie. Pouvez-vous préciser la situation économique actuelle et les conditions de vie quotidienne des Russes ?
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - J'ajoute à votre questionnement l'impact des sanctions, qui y est directement lié. En plus des difficultés inhérentes à la vie dans un pays autoritaire, l'impact des sanctions actuelles se manifeste par un nouveau train de mesures qui vise à affaiblir davantage l'économie russe.
M. Vladimir Kara-Mourza. - Je vous remercie pour ces questions. Les chiffres officiels dépeignent une situation économique florissante, ce qui est bien évidemment très éloigné de la réalité. Nous assistons actuellement à la mise en place d'une véritable économie de guerre, entièrement dépendante de la poursuite du conflit. Cette situation explique en partie pourquoi le pouvoir en place n'envisage pas de cesser les combats, anticipant les problèmes économiques majeurs qui en découleraient.
Le principal enjeu réside dans le fait que la croissance actuelle repose presque exclusivement sur l'industrie militaire et la production d'armements. Il ne s'agit en aucun cas d'une économie libre ni d'un véritable marché. Tout est orienté vers l'effort de guerre et la fin du conflit entraînera inévitablement de graves difficultés économiques. Il est important de noter que de nombreux combattants russes en Ukraine sont originaires des provinces de l'Est et de Sibérie. Cette situation s'explique par la pauvreté endémique de ces régions, le Gouvernement offrant des incitations financières substantielles à ceux qui s'engagent dans le conflit, ainsi qu'à leurs familles. À l'inverse, peu de Moscovites sont enclins à participer à cette guerre, tant pour des raisons morales qu'économiques.
Je suis convaincu que, lorsque l'opposition parviendra enfin à accéder au pouvoir, nous pourrons entreprendre la reconstruction de notre pays. Il ne s'agira pas uniquement de restaurer les institutions démocratiques, mais également de rebâtir les fondements d'une économie moderne et de rétablir la réputation internationale de la Russie, gravement compromise par les actions du régime actuel.
Concernant les sanctions, j'ai consacré une part importante de mon travail à promouvoir l'instauration de sanctions ciblées contre les fonctionnaires et les oligarques du régime de Vladimir Poutine impliqués dans des violations des droits de l'homme et des actes de corruption. Initialement, cette démarche semblait irréalisable en raison des puissants intérêts économiques en jeu. Le problème fondamental réside dans le fait que la principale exportation de la Russie de Vladimir Poutine vers l'Occident n'est ni le pétrole ni le gaz, mais la corruption elle-même.
Ce processus implique nécessairement des acteurs occidentaux prêts à accepter cet argent entaché de sang. Pendant des années, de nombreuses entreprises et gouvernements occidentaux ont participé à ce système, à l'instar de Monsieur Schröder. Malgré les obstacles, je suis fier de constater qu'aujourd'hui, plus de trente pays et juridictions, dont l'Union européenne, ont adopté des mesures de sanctions ciblées. Ces dispositions empêchent les individus impliqués dans la corruption et les violations du droit international de voyager, d'utiliser le système bancaire occidental ou de posséder des biens immobiliers à l'étranger. Le principe de la loi Magnitsky visait à mettre un terme à cette hypocrisie, en ciblant spécifiquement les personnes qui méritent ces sanctions. Je considère que ces mesures, ainsi que celles visant la machine de guerre russe, sont les plus efficaces et les plus importantes.
Cependant, force est de constater que le système de sanctions présente encore de nombreuses failles. Il est choquant de constater que certains fonctionnaires du régime de Vladimir Poutine continuent de voyager en Occident malgré la poursuite de la guerre. Le scandale survenu en France il y a deux ans, impliquant l'épouse du vice-ministre de la Défense, qui résidait toujours dans son appartement parisien pendant le conflit, en est un exemple flagrant.
Je suis particulièrement alarmé par un récent rapport d'un think tank occidental révélant que 95 % des composants électroniques des armes utilisés par la Russie en Ukraine proviennent de sources occidentales. Cette situation met en lumière les lacunes importantes du régime de sanctions, qui doivent être comblées de toute urgence.
Par ailleurs, il convient de souligner un autre problème, principalement observé dans certains pays de l'Est de l'Union européenne, où les sanctions sont parfois appliquées de manière indiscriminée à l'ensemble des Russes, plutôt que de cibler spécifiquement le régime de Vladimir Poutine et sa machine de guerre. Ce principe de responsabilité collective est, à mon sens, contre-productif. Comme l'a souligné l'historienne Hannah Arendt, spécialiste de l'Allemagne nazie, « si tout le monde est coupable, personne n'est coupable ». Cette logique permet en réalité aux véritables responsables d'échapper à leurs obligations. Il est crucial de distinguer entre les responsables directs des crimes de guerre russes et la population russe dans son ensemble. Les auteurs de ces crimes, qui se comptent par dizaines de milliers, doivent impérativement être tenus pour responsables. Cela devra constituer une priorité absolue pour tout futur gouvernement démocratique en Russie. Cependant, il serait erroné d'imputer la responsabilité de cette guerre à l'ensemble des 140 millions de citoyens russes.
Certains pays d'Europe de l'Est ont adopté des mesures restrictives à l'encontre des citoyens russes, telles que le refus de visas ou la fermeture des frontières. Ces actions sont contre-productives, car elles n'affectent pas directement Vladimir Poutine ou son entourage. En réalité, elles alimentent la propagande du régime qui cherche à dépeindre l'Occident comme « russophobe ». Il est primordial que l'Occident adopte une approche différente, similaire à celle des dirigeants occidentaux pendant la Guerre froide. Nous devons constamment souligner que notre opposition ne vise pas le peuple russe, mais le régime dictatorial et les criminels au pouvoir. Il est essentiel de faire comprendre que notre lutte est dirigée contre la dictature et non contre les citoyens russes. Nous devons affirmer qu'une future Russie démocratique aura sa place dans la famille européenne. Cette distinction entre le régime et le peuple est cruciale pour l'avenir des relations internationales.
M. Claude Malhuret. - Je tiens tout d'abord à saluer votre combat et votre engagement. J'ai plusieurs questions à vous poser.
Premièrement, concernant les négociations actuelles qui se déroulent principalement entre les Russes et les Américains, avec une participation limitée des Ukrainiens, comment l'Europe pourrait-elle, selon vous, s'imposer dans ces discussions et peser davantage sur leur issue ?
Deuxièmement, étant donné que l'armée russe est aujourd'hui largement composée de soldats issus des minorités ethniques et de prisonniers libérés, quelle est la situation actuelle dans les républiques d'où proviennent ces soldats, comme le Daghestan, l'Ingouchie ou la Tchétchénie ? Existe-t-il un risque de révolte dans ces régions, similaire à celle de la Tchétchénie dans les années 1990 ? Comment caractériseriez-vous la situation de ces républiques ? S'agit-il d'une forme de colonialisme ou d'une réalité plus complexe ?
Enfin, du point de vue d'un Russe, comment expliquez-vous le soutien de l'extrême gauche et de l'extrême droite européennes, notamment en France, à Vladimir Poutine et leur opposition à Volodymyr Zelensky ? Que leur diriez-vous à ce sujet ?
Mme Karine Daniel. - Je vous remercie pour votre présence ce matin et j'exprime, à travers vous, tout notre soutien à ceux qui luttent en Russie et à l'étranger. J'ai deux questions spécifiques.
La première concerne les sanctions, en particulier la question des avoirs gelés. Quelle serait, selon vous, l'approche la plus efficace et la plus réalisable concernant ces avoirs ?
La seconde porte sur la situation économique et sociale en Russie. Dans quelle mesure la capacité de résilience et d'acceptation du peuple russe pourrait-elle atteindre un point de rupture, conduisant à un soulèvement populaire contre cette dictature devenue intenable ?
M. Vladimir Kara-Mourza. - Je vous remercie pour ces questions pertinentes. Concernant la place de l'Europe dans les négociations, il est important de noter que l'objectif principal de Vladimir Poutine est la levée des sanctions européennes, qui ont un impact bien plus significatif que celles imposées à la Chine. Cette réalité rend inévitable l'implication de l'Europe dans les discussions, même si ni Donald Trump ni Vladimir Poutine ne le souhaitent initialement. Les États-Unis ne peuvent pas décider de la levée des sanctions européennes, ce qui garantit une place à l'Europe à la table des négociations. J'ai récemment discuté de ce sujet avec plusieurs chefs de la diplomatie européenne. Il est clair que l'administration américaine actuelle se concentre davantage sur les aspects économiques que sur les questions humanitaires, telles que la libération des otages et des captifs. C'est donc à l'Europe de prendre l'initiative sur ces sujets cruciaux. Je vais d'ailleurs aborder cette question cet après-midi lors de ma rencontre avec le ministre des Affaires étrangères, ici à Paris.
Concernant les minorités nationales en Russie, il est vrai que de nombreux soldats russes proviennent des républiques du Caucase, de l'Est du pays et de Sibérie. Ces régions sont généralement beaucoup plus pauvres que Moscou, Saint-Pétersbourg ou la Russie centrale. Le ministère de la Défense russe offre des compensations financières importantes, ce qui attire de nombreux habitants de ces régions défavorisées, qui manquent de perspectives économiques.
J'ai récemment participé à une session de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe à Strasbourg, où j'ai échangé avec une collègue travaillant sur la question des prisonniers de guerre des deux côtés du conflit. Elle a mené des entretiens approfondis auprès de prisonniers de guerre ukrainiens libérés de Russie et de prisonniers de guerre russes actuellement détenus en Ukraine. Elle m'a révélé une perspective intéressante sur la stratégie du ministère de la Défense russe concernant le recrutement massif de représentants de minorités nationales. Selon elle, cette approche répondrait à un défi psychologique : il serait particulièrement difficile pour les Russes de combattre les Ukrainiens en raison de leur proximité culturelle et historique. Nos deux peuples partagent en effet de nombreuses similitudes, notamment en termes de nom, de religion et d'histoire commune séculaire. En revanche, il serait psychologiquement plus aisé pour des combattants issus de cultures plus éloignées d'affronter les Ukrainiens. Cette analyse m'a interpellé, car je n'avais jusqu'alors envisagé que les motivations économiques de cette stratégie. Elle offre un éclairage nouveau sur la surreprésentation des victimes de guerre issues de certaines régions, notamment du Daghestan et de la Tchétchénie, comme vous l'avez souligné. La situation en Tchétchénie, particulièrement dans la région sous l'autorité de Ramzan Kadyrov, est à mon sens l'un des aspects les plus préoccupants du régime de Poutine. Les exactions qui s'y déroulent sont d'une telle gravité qu'il m'est difficile de trouver les mots pour les décrire adéquatement. Ce phénomène ne se limite pas au Caucase. On observe également un recrutement important dans les régions orientales de la Russie, notamment en Sibérie occidentale. Par ailleurs, la présence croissante de combattants étrangers au sein des forces russes est avérée. L'arrestation récente par les Ukrainiens de soldats chinois combattant aux côtés de l'armée russe en est une illustration frappante. Cette nécessité pour Vladimir Poutine de recruter au-delà des frontières russes témoigne des difficultés croissantes du ministère de la Défense à mobiliser suffisamment de volontaires nationaux. Malgré l'augmentation constante des incitations au recrutement, il semble qu'un point de saturation soit en passe d'être atteint.
Concernant le soutien dont bénéficie le régime russe à l'étranger, on observe un phénomène intéressant que l'on nomme en français la « théorie du fer à cheval ». Cette théorie postule une convergence entre les extrêmes politiques sur certaines questions. J'ai pu constater ce phénomène lors de mes interventions dans divers parlements européens, où les discours des députés d'extrême gauche et d'extrême droite présentent souvent des similitudes frappantes, au point de sembler parfois directement inspirés par la propagande officielle russe. Il est difficile de déterminer si cette convergence relève d'une réelle proximité idéologique ou d'intérêts plus pragmatiques. L'histoire nous offre cependant des précédents éclairants. Après la chute du régime communiste en 1991, la publication partielle des archives du KGB et du Parti communiste a révélé l'ampleur du soutien financier apporté par l'URSS, non seulement aux partis communistes étrangers, mais également à divers mouvements contestataires en Occident, comme les syndicats opposés au gouvernement de Margaret Thatcher dans les années 1980 au Royaume-Uni. Bien que les preuves formelles manquent encore concernant la période actuelle, certains éléments, comme le prêt bancaire accordé au Front national français par une banque russe il y a quelques années, laissent présager l'existence de liens financiers entre le régime de Poutine et certains partis d'extrême gauche et d'extrême droite occidentaux. Je suis convaincu qu'un éventuel changement politique en Russie et l'ouverture subséquente des archives révéleraient des informations cruciales sur ces connexions. Il est indéniable que les plus fervents soutiens de Vladimir Poutine dans les pays occidentaux se trouvent aux extrémités du spectre politique. Cette réalité s'est manifestée récemment lors de la session de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe à Strasbourg, où certains représentants d'extrême gauche et d'extrême droite ont plaidé pour une réintégration de la Russie au sein de l'institution après un éventuel cessez-le-feu en Ukraine. Une telle proposition est, à mon sens, totalement inacceptable. La Russie ne pourra réintégrer le Conseil de l'Europe que lorsqu'elle aura retrouvé un système véritablement démocratique, en rupture avec la dictature actuelle.
Concernant l'efficacité des sanctions, je suis convaincu que les mesures les plus percutantes sont celles qui ciblent personnellement les individus au coeur du système. Les dirigeants actuels sont davantage préoccupés par leurs intérêts personnels que par ceux de leur pays. Pendant des années, ils ont pillé la Russie tout en investissant et dépensant leurs gains mal acquis en Occident, attirés par la sécurité offerte par l'État de droit. Les sanctions de type Magnitsky, qui visent spécifiquement ces individus, sont donc particulièrement efficaces. Néanmoins, force est de constater que ces sanctions présentent encore des lacunes. J'ai évoqué le cas de l'épouse d'un vice-ministre de la Défense russe résidant à Paris, mais il existe de nombreux autres exemples. Récemment, le numéro 2 de Rostec, principal conglomérat militaro-industriel russe, a pu emmener sa compagne en week-end à Milan, et ce malgré quatre années de guerre à grande échelle en Europe. De telles failles sont inacceptables et démontrent la nécessité de renforcer l'application des sanctions.
Il est également crucial de cibler plus efficacement la machine militaire de Vladimir Poutine. Le fait que 95 % des technologies de pointe utilisées dans l'armement russe en Ukraine proviennent toujours de sources occidentales est un échec flagrant du régime de sanctions actuel. Cela souligne l'urgence d'une mise en oeuvre plus rigoureuse et systématique des mesures restrictives.
Quant à la question de la patience de la société russe et de la possibilité d'un changement de régime, l'histoire nous enseigne que les grandes transformations politiques en Russie surviennent souvent de manière soudaine et inattendue. Tant la chute du régime tsariste au début du 20ème siècle que celle du régime communiste à la fin du siècle se sont produites en l'espace de quelques jours, prenant tout le monde au dépourvu. Un ouvrage récent du sociologue Alexeï Yurchak, intitulé It was forever until it was no more, illustre parfaitement ce phénomène en analysant les dernières années du régime soviétique. Cette imprévisibilité des changements politiques en Russie est également soulignée par mon collègue historien Ievgueni Roïzman, ancien maire démocrate d'Iekaterinbourg, qui affirme qu'aucun des scénarios envisagés ne correspondra probablement à la réalité de la chute du régime de Vladimir Poutine. En conclusion, bien qu'il soit impossible de prédire avec certitude quand et comment le régime de Vladimir Poutine prendra fin, il est crucial de s'y préparer. Le changement pourrait survenir dans trois ans comme dans deux mois, mais l'essentiel est d'être prêt à saisir cette opportunité le moment venu.
Le principal problème des années 1990 et l'échec de la transition démocratique en Russie résident dans le manque de préparation, tant en Russie qu'en Occident. L'erreur majeure des forces démocratiques russes et du gouvernement Eltsine fut l'absence d'un véritable processus de réflexion publique sur les crimes du régime soviétique. Contrairement à d'autres pays ayant connu des transitions similaires, comme l'Afrique du Sud post-apartheid ou les nations d'Amérique latine et d'Europe centrale post-dictatures, la Russie n'a pas organisé d'ouverture d'archives, de procès judiciaires contre les responsables de crimes, ni de débat public sur ce passé. Cette omission a permis le retour du mal, incarné par le régime de Vladimir Poutine. Il est donc crucial que le prochain changement politique en Russie s'accompagne d'un véritable processus de réflexion publique sur tous les crimes commis, y compris ceux du régime de Vladimir Poutine. Les responsables doivent être tenus pour compte et toutes les informations doivent être rendues publiques afin de prévenir la résurgence de tels maux.
Par ailleurs, le soutien occidental à la Russie démocratique du président Eltsine au début des années 1990 s'est avéré insuffisant, notamment en termes d'aide à la transition démocratique et d'intégration de la Russie dans les institutions euroatlantiques. Cette promesse d'intégration européenne, qui a servi de moteur aux réformes dans de nombreux pays de l'ancien bloc de l'Est, n'a jamais été véritablement offerte à la Russie. L'absence de réponse à la lettre du président Eltsine au secrétaire général de l'OTAN en décembre 1991 illustre le choc et l'impréparation des dirigeants occidentaux face à cette perspective. Il est désormais essentiel d'élaborer une stratégie pour l'après-Poutine, visant à aider la Russie dans sa transition démocratique et à la réintégrer dans les institutions européennes et atlantiques. Cette approche est cruciale pour assurer la stabilité et la sécurité de l'Europe dans son ensemble.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Je souhaite préciser la question de Karine Daniel concernant le gel des avoirs russes. L'Union européenne débat actuellement de deux options : soit simplement geler ces avoirs et utiliser les intérêts générés, soit envisager une utilisation plus large des avoirs eux-mêmes, voire leur vente. Cette dernière option nécessite une expertise juridique approfondie, au-delà d'une simple déclaration publique. L'hésitation de l'Union européenne sur ce sujet reflète la complexité de la question.
M. Vladimir Kara-Mourza. - À mon avis, les avoirs du Gouvernement de Vladimir Poutine doivent être utilisés pour reconstruire l'Ukraine, pays que Vladimir Poutine a détruit. Tout futur gouvernement démocratique russe devra revenir aux frontières internationalement reconnues de 1991, les seules légalement valables, et procéder à des réparations. La Russie post-Poutine devra assumer la responsabilité de reconstruire l'Ukraine. En attendant, ces avoirs gelés devraient servir à la reconstruction de l'Ukraine. Il est important de noter que cela ne représente qu'une infime partie (0,1 %) du total des avoirs.
Par ailleurs, depuis l'expulsion de la Russie du Conseil de l'Europe, le Gouvernement russe ne reconnaît plus les jugements de la Cour européenne des droits de l'homme. Pourtant, selon la convention, la Russie reste responsable des violations commises avant son expulsion. De nombreuses décisions de la Cour de Strasbourg, ordonnant des compensations pour les citoyens russes dont les droits ont été violés par le régime de Poutine, restent inexécutées. Il est proposé qu'une petite partie des avoirs gelés soit utilisée pour payer ces compensations aux citoyens russes victimes du régime de Vladimir Poutine.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Je vous remercie de cette clarification.
Concernant les aspects juridiques internationaux, nous prenons généralement des précautions.
J'aimerais aborder un dernier point concernant l'État de droit, pilier fondamental de l'Union européenne, notamment l'indépendance de la justice. Vous avez été condamné à 25 ans de prison. Votre procès s'est déroulé en Russie. Pouvez-vous nous décrire, si vous le souhaitez, comment se déroule un procès dans ces conditions ? Êtes-vous déjà condamné avant même le début du procès ? Existe-t-il réellement un droit de la défense à s'exprimer et à vous défendre ? Ce sujet est particulièrement sensible chez nous actuellement, la relation entre justice et politique étant d'actualité. J'aimerais que nous puissions comparer ce que nous vivons en France, avec une forte incrimination de la justice par rapport à la politique, et ce que vous avez pu vivre dans un régime autoritaire.
M. Vladimir Kara-Mourza. - Je vous remercie pour cette question importante. Il n'existe aucune justice dans le système judiciaire politique russe. Comme vous l'avez souligné, j'étais déjà condamné avant même le début du procès. Le verdict était connu d'avance, ce que je trouvais presque risible. Mes avocats m'avaient expliqué que, selon la législation russe, la peine maximale ne pouvait excéder 24 ans, étant donné que j'ai trois enfants mineurs. Cependant, j'ai été condamné à 25 ans d'emprisonnement, ce qui démontre clairement le caractère politique de cette décision. Le juge qui présidait mon procès était le même que celui ayant condamné Sergueï Magnitski, sanctionné par les États-Unis en vertu de la loi Magnitski, à laquelle j'ai contribué. Ce choix délibéré illustre parfaitement la nature démonstrative de cette procédure. Le procès s'est déroulé à huis clos, sans public. Le juge, Sergueï Podoprigorov, désormais sanctionné par l'Union européenne suite à cette décision, a tout fait pour rendre chaque instant de ce procès insupportable. Il m'empêchait de m'exprimer, refusait systématiquement à la défense l'ajout de documents et utilisait le procureur de manière abusive. L'atmosphère rappelait davantage l'époque stalinienne que la période de dissidence soviétique des années 1960-1980. Les peines infligées aux prisonniers politiques n'avaient pas atteint une telle sévérité depuis Staline. Mes « crimes » se résumaient à cinq discours publics : deux contre la guerre en Crimée, deux contre la répression politique et les assassinats en Russie, et un dénonçant l'illégitimité de Vladimir Poutine après la violation des limites des mandats présidentiels. Le jour du verdict, un policier m'a ironiquement demandé si ces discours en valaient la peine, soulignant l'absurdité de la situation. Les méthodes employées sont identiques à celles du régime communiste. Par exemple, on m'interdisait de contacter ma femme, une tactique soviétique visant à punir non seulement l'opposant politique, mais aussi sa famille. Il est crucial de ne pas laisser les dirigeants occidentaux reprendre leurs relations habituelles avec Vladimir Poutine.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Vivez-vous encore sous pression ?
M. Vladimir Kara-Mourza. - Je préfère ne pas y penser constamment. Bien que la menace persiste même à l'étranger, comme en témoignent les attaques contre d'autres opposants, je reste convaincu du bien-fondé de notre combat et de notre victoire finale. Je suis déterminé à poursuivre mon travail, quelles qu'en soient les conséquences.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Je vous remercie sincèrement pour cet échange éclairant sur un sujet qui a largement retenu l'attention médiatique. Votre témoignage nous apporte un éclairage précieux. Concernant votre libération il y a deux ans, vous avez mentionné hors micro qu'elle a permis de sauver seize vies humaines grâce à un échange, une initiative du Gouvernement allemand à l'époque.
Votre intervention devant nos deux commissions revêt une grande importance. Elle nous offre un éclairage essentiel pour la suite des événements, tant en termes de réflexion que de préparation. Votre témoignage nous renvoie à l'histoire tout en nous imposant une réflexion sur l'avenir. J'ai été particulièrement marqué par les analyses suggérant qu'à la chute du mur de Berlin, l'Occident a en quelque sorte abandonné la Russie dans son processus de démocratisation. C'est une leçon cruciale pour l'avenir et les générations futures.
Mme Catherine Dumas, vice-présidente de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Au nom de notre commission, je vous remercie pour cet échange particulièrement instructif. J'en retiens plusieurs éléments positifs qu'il est important de souligner. Tout d'abord, vous avez mis en lumière l'importance du rôle de l'Europe dans les négociations, notamment concernant la libération des prisonniers et la levée des sanctions. Il est essentiel que nous gardions cela à l'esprit.
Vous avez également insisté sur la nécessité pour l'Europe de réaffirmer ses valeurs et ses principes. Cet appel doit être entendu par la France et l'Europe. Votre intervention nous a permis de mieux comprendre comment nous pouvons assumer ce rôle efficacement.
Enfin, vous avez souligné l'importance d'être prêts pour l'avenir, d'établir une feuille de route pour l'après-crise, et vous avez insisté sur le rôle que notre pays doit jouer dans ce processus. Je vous remercie vivement pour ces précieux éclairages.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 10 heures 35.