- Mardi 29 avril 2025
- Audition de M. François Jacq, candidat proposé par le Président de la République aux fonctions de président du conseil d'administration du Centre national d'études spatiales (Cnes)
- Vote et dépouillement sur la proposition de nomination, par le Président de la République, de M. François Jacq aux fonctions de président du conseil d'administration du Centre national d'études spatiales (Cnes)
- Mercredi 30 avril 2025
- Audition de M. Bernard Fontana, candidat proposé par le Président de la République aux fonctions de président-directeur général d'Électricité de France (EDF)
- Vote sur la proposition de nomination, par le Président de la République, de M. Bernard Fontana aux fonctions de président-directeur général d'Électricité de France (EDF)
- Audition sur la politique forestière avec Mme Anne Duisabeau, présidente de France Bois Forêt, MM. Jean Pascal Archimbaud, président de la Fédération nationale du bois, et Mathieu Fleury, président du Comité interprofessionnel du bois-énergie
Mardi 29 avril 2025
- Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente -
La réunion est ouverte à 18 h 40.
Audition de M. François Jacq, candidat proposé par le Président de la République aux fonctions de président du conseil d'administration du Centre national d'études spatiales (Cnes)
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Nous avons le plaisir d'accueillir M. François Jacq, candidat proposé par le Président de la République à la fonction de président du conseil d'administration du Centre national d'études spatiales (Cnes). En pratique, le président du conseil d'administration du Cnes en est le dirigeant exécutif et porte le titre de président-directeur général du Cnes.
En application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution, cette nomination par décret du Président de la République ne peut intervenir qu'après une audition devant les commissions compétentes de l'Assemblée nationale et du Sénat.
Cette audition, ouverte à la presse et au public, est retransmise en direct sur le site du Sénat. Elle donnera lieu à un vote à bulletin secret, pour lequel les délégations de vote ne sont pas autorisées.
L'Assemblée nationale ayant entendu M. Jacq avant le Sénat, nous dépouillerons les bulletins à l'issue du vote. Il ne pourra être procédé à cette nomination si l'addition des votes négatifs dans les deux commissions représente au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés.
Pour mémoire, M. Philippe Baptiste, qui occupait depuis 2021 les fonctions de président du conseil d'administration du Cnes, a été nommé le 23 décembre 2024 en tant que ministre chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche du gouvernement Bayrou. L'intérim est assuré par M. Lionel Suchet, directeur général délégué du Cnes depuis 2017.
Je précise à l'attention de mes collègues que si votre candidature est approuvée, monsieur Jacq, vous serez nommé pour la durée du mandat de M. Baptiste restant à courir, soit jusqu'au 8 avril 2026, c'est-à-dire pour un peu moins d'un an. Ainsi, si le Président de la République décidait de proposer de nouveau votre candidature l'an prochain, cette fois-ci pour un mandat de cinq ans, notre commission aurait de nouveau à se prononcer.
Ingénieur des mines, vous avez été conseiller pour l'industrie, la recherche et l'énergie au cabinet du Premier ministre François Fillon et avez dirigé plusieurs établissements publics de premier plan : l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) de 2000 à 2005, Météo-France de 2009 à 2013 et l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer) de 2013 à 2018.
Depuis 2018, vous êtes administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), dont vous présidez également le conseil d'administration depuis 2019. Vous avez été renouvelé dans vos fonctions d'administrateur général du CEA en mars 2022. Aussi, notre commission vous a auditionné à ce titre en 2018 et en 2022.
Vous avez déjà été membre du conseil d'administration du Cnes, en tant que personnalité qualifiée, de 2015 à 2021.
Je rappelle que le Cnes est un établissement public industriel et commercial (Épic) créé en 1961 et placé sous la triple tutelle du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, du ministère des armées et du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche.
Il gère la base de lancement de Kourou en Guyane, port spatial de l'Europe.
Il représente la France à l'Agence spatiale européenne (ESA) et assure une veille sur les sujets règlementaires et de mise en oeuvre de la loi sur les opérations spatiales.
Il intervient dans cinq domaines au profit du ministère des armées : la conduite des programmes spatiaux militaires et duaux, la préparation du futur, la surveillance de l'espace, les opérations spatiales et l'appui à la montée en puissance des armées dans le domaine spatial.
Le Cnes réunit ainsi toutes les fonctions permettant au Gouvernement de définir et de mettre en oeuvre sa stratégie spatiale, à l'heure où le Premier ministre a lancé l'élaboration d'une stratégie spatiale nationale à l'horizon 2040, attendue pour le mois de juin.
Le PDG du Cnes joue donc un rôle crucial à un moment où l'espace fait l'objet d'un intérêt renouvelé et constitue un enjeu de souveraineté majeur pour notre pays au sein de l'Europe - l'Allemagne souhaite jouer un plus grand rôle en la matière -, mais aussi pour l'ensemble des pays de l'Union européenne - les États-Unis, la Chine ou la Russie font de l'espace un terrain de compétition entre les grandes puissances.
L'espace est aussi un domaine où interviennent désormais des acteurs privés disruptifs, dont l'un des exemples les plus évidents est Elon Musk, depuis les lanceurs lourds ou réutilisables jusqu'aux satellites de communication qui sont stratégiques dans le conflit ukrainien.
M. Franck Montaugé, rapporteur. - Madame la Présidente l'a rappelé, nous sommes réunis pour nous prononcer sur la candidature de M. François Jacq, dont la nomination est proposée en qualité de président du conseil d'administration du Cnes.
L'enjeu est d'approuver ou non la nomination de M. Jacq à ce poste pour une durée de onze mois, puisqu'il s'agit à ce stade de terminer la durée du mandat de Philippe Baptiste restant à courir, soit jusqu'au 8 avril 2026.
Tout à la fois agence de programme, centre technique et opérateur spatial, le Centre national d'études spatiales est pour ainsi dire l'agence spatiale française, chargée d'élaborer et de proposer au Gouvernement la politique spatiale française, que ce soit pour les opérations civiles, militaires ou duales.
Les quatre missions fondamentales du Cnes sont précisées dans son contrat d'objectifs et de performance (COP) pour la période 2022-2025. La première mission vise à maintenir et à renforcer l'autonomie stratégique de la France et de l'Europe dans le domaine spatial, notamment en garantissant la capacité d'accéder de manière autonome à l'espace, en développant des systèmes civils et militaires et en garantissant l'utilisation des infrastructures, services et données spatiales.
La deuxième mission consiste à soutenir et à faire rayonner l'excellence scientifique française, l'espace et son exploration étant au coeur d'avancées scientifiques dans de nombreux domaines.
La troisième mission a pour objet de faire progresser la compétitivité de l'écosystème spatial, en accompagnant les acteurs de la filière française et en encourageant le développement d'une nouvelle économie du spatial, le New Space.
La quatrième mission consiste à encourager les missions spatiales visant à mieux comprendre le climat et son évolution, et à accompagner la transition écologique du secteur spatial français.
En 2025, le budget du Cnes, incluant la part française à l'Agence spatiale européenne, s'élève à près de 3 milliards d'euros. Le centre compte 2 350 salariés, dont 39 % de femmes, répartis sur ses sites de Paris et Toulouse ainsi que sur la base de lancement de Kourou. Près de 87 % d'entre eux sont des cadres ou des ingénieurs.
Au regard de l'attention renouvelée portée à la conquête spatiale et au développement des entreprises du secteur spatial, quelle contribution à la stratégie spatiale française à l'horizon 2040, qui est en cours d'élaboration, souhaiterez-vous proposer au Gouvernement ?
Quelles seront vos grandes priorités à la tête du Cnes au cours de l'année qui vient ?
Quels sont les points marquants du bilan de votre prédécesseur Philippe Baptiste que vous souhaitez poursuivre et approfondir ? Souhaiterez-vous apporter des inflexions sur certains aspects ?
Ma première série de questions portera sur le programme Ariane 6 et les enjeux de l'accès autonome de l'Europe à l'espace, sujet qui nous préoccupe le plus, puisque nous avions perdu pendant plusieurs années notre souveraineté en la matière.
Lancé en décembre 2014, le programme Ariane 6 a connu des retards et des surcoûts importants évalués à 600 millions d'euros, mais a enfin accompli son vol inaugural le 9 juillet 2024 et son premier vol commercial le 6 mars 2025 en mettant en orbite le satellite d'observation militaire français CSO-3.
Quatre autres lancements sont prévus en 2025, avec notamment le début des lancements pour la constellation Kuiper d'Amazon, puis entre cinq et dix en 2026, pour atteindre la pleine cadence avec dix tirs par an à partir de 2027.
Considérez-vous que le modèle d'Ariane 6, entré en service avec plusieurs années de retard, et qui fait face en particulier à la concurrence des fusées Falcon de SpaceX, est compétitif économiquement ?
Au-delà de la finalisation d'Ariane 6, qui est un lanceur lourd, comment doit se positionner la France dans le développement des microlanceurs et des lanceurs réutilisables, indispensables pour nous garantir un accès autonome et durable à l'espace ?
J'en viens à ma deuxième série de questions : le Cnes a joué depuis 2022 un rôle clef dans le déploiement du volet spatial du programme France 2030 doté de 1,5 milliard d'euros, puisqu'il a la responsabilité d'identifier les marchés émergents grâce à l'observatoire de l'espace, de proposer des feuilles de route pour stimuler l'innovation et la recherche de solutions industrielles dans ces domaines, puis de réaliser les appels d'offres correspondants.
Considérez-vous que le triple objectif assigné au volet spatial de France 2030, à savoir développer l'écosystème de start-up dédié au spatial, connu sous le nom de New Space, investir dans les technologies de rupture qui façonneront l'avenir du spatial et cibler les investissements sur les marchés porteurs, a de bonnes chances d'être atteint ?
Ma troisième série de questions porte sur la recherche scientifique en matière spatiale. Le Cnes est l'opérateur chargé de porter les projets de recherche scientifique en matière spatiale. Le spatial est en effet au coeur des avancées scientifiques dans de nombreux domaines : connaissance de l'univers et du système terrestre, science de la matière ou science de la vie, mais également recherches appliquées au service de l'économie et de la société.
Près de 90 % des programmes de recherche du Cnes résultent de coopérations internationales, avec par exemple le satellite Swot (Surface Water and Ocean Topography), produit de la collaboration franco-américaine entre le Cnes et la Nasa (National Aeronautics and Space Administration), qui révolutionne la mesure du niveau des eaux, celle des océans, mais aussi des lacs et fleuves.
L'observation de la Terre est en particulier un enjeu majeur, car elle est déterminante pour les questions du climat, de biodiversité ou bien encore du suivi de polluants.
Or certains des programmes liés à cette thématique fondamentale pourraient être remis en question par l'administration Trump en raison de son hostilité à la recherche sur le réchauffement climatique et de sa remise en question de la science.
Êtes-vous préoccupé par la possible remise en question par les États-Unis de programmes de recherche communs, essentiels notamment pour comprendre le réchauffement climatique et ses conséquences ?
Quel regard portez-vous sur les priorités de recherche actuelle du Cnes ? Certains domaines vous paraissent-ils plus prometteurs que d'autres ?
Comment vous positionnez-vous sur la question des vols habités et de l'exploration spatiale ?
Quelle est votre réflexion sur l'état du droit international de l'espace ? Comment éviter que prévale la loi du plus fort et favoriser le développement de la coopération en matière d'occupation de l'espace, d'exploitation de ses ressources ou de gestion des déchets spatiaux par exemple ?
J'en viens quatrièmement aux enjeux liés au développement de la connectivité spatiale. Dans le contexte actuel de développement et de mise en service de plusieurs constellations de satellites tant publiques - Chine et États-Unis - que privées - OneWeb, Starlink, Kuiper - répondant aux besoins actuels de traitement de données et de connectivité découlant de la transition numérique, le secteur des télécommunications est plus que jamais stratégique pour la France et l'Europe.
Décidé en mars 2023, le programme IRIS2 (Infrastructure de résilience, d'interconnectivité et de sécurité par satellite) vise à répondre à cet enjeu en constituant le premier réseau de satellites multiorbitaux en Europe. Cette constellation sera constituée d'environ 300 satellites et devrait voir le jour en 2030. Elle devra garantir l'autonomie stratégique de l'Union européenne dans le domaine des communications gouvernementales sécurisées, fournir des services commerciaux et maximiser les synergies entre les infrastructures gouvernementales et commerciales.
Quelles sont les forces et les faiblesses de la constellation IRIS2, pilotée par la Commission européenne ?
Pensez-vous que les entreprises françaises sont suffisamment mobilisées sur ce projet et, surtout, qu'elles seront en mesure d'en tirer des bénéfices significatifs ? Si oui, lesquels ?
Ma dernière série de questions a pour objet les principaux enjeux internes au Cnes.
Comme la Cour des comptes l'a diagnostiqué dans un récent rapport, le maintien des capacités techniques du Cnes constitue un véritable défi, car il fait face à un problème durable de vieillissement de sa population d'ingénieurs, doublé d'un défaut d'attractivité en début de carrière et de départs en cours de carrière.
De plus, la moitié de son parc informatique est aujourd'hui considéré comme obsolète. Le Cnes devra donc investir massivement dans ses systèmes d'information, investissements qui s'ajouteront à ceux qu'il devra consentir pour remédier à la vétusté du centre spatial de Toulouse.
Comment percevez-vous les différents défis internes du Cnes, en particulier dans les domaines des ressources humaines, des systèmes d'information ou bien encore de l'immobilier ?
Alors que le Cnes est chargé de la gestion de la base de lancement de Kourou, en Guyane, quelles sont aujourd'hui les perspectives de développement et de modernisation de Kourou, notamment au regard du retrait de la Russie depuis 2022 ?
Nous avons besoin pour nous prononcer sur votre nomination de bien comprendre comment vous vous positionnez sur les différents enjeux que je viens d'évoquer et d'identifier les priorités qui seront les vôtres pendant l'année de mandat qui vous serait confiée à la tête du Cnes.
M. François Jacq, candidat proposé aux fonctions de président du conseil d'administration du Cnes. - Je suis très honoré de venir présenter mes idées sur le spatial et sur le Cnes devant votre commission.
Si cette nomination devait se concrétiser, elle représenterait pour moi un nouveau défi de taille au regard de l'importance que revêt actuellement le secteur spatial. Je tiens à saluer mes prédécesseurs, en particulier Yannick d'Escatha, avec qui j'ai eu l'occasion de partager de nombreux projets au fil de ma carrière.
J'entretiens depuis longtemps une relation étroite avec le spatial. J'ai siégé au conseil d'administration du Cnes, j'ai eu à utiliser les satellites météorologiques à Météo-France et, à l'Ifremer, j'ai eu recours aux satellites pour l'océanographie et aux systèmes de positionnement. Le Cnes s'inscrit dans la continuité de mon parcours consacré à la science et à la technologie, au sein de grands organismes publics, au service de l'intérêt général.
N'étant pas encore en fonction au sein du Cnes, je m'exprime à titre personnel. Il va donc de soi que mon propos appelle à une certaine modestie, et qu'il devra, le cas échéant, être confronté au travail des équipes.
Les priorités que j'ai en tête recoupent largement les questions posées par Monsieur le rapporteur.
Le spatial est un objet de fascination, mais il fournit avant tout des services concrets, pour les citoyens comme pour les entreprises. Il suffit d'imaginer ce que deviendrait notre quotidien sans les services issus du spatial : plus de positionnement par GPS, plus d'observation météorologique satellitaire, plus de suivi du climat ou de surveillance de la Terre ; cela entraînerait également un déficit majeur en matière de sécurité et de communications.
Le spatial est devenu un secteur très convoité, où la compétition est intense, y compris d'un point de vue militaire s'agissant d'un secteur dual.
Ce secteur a connu des mutations profondes. Tout d'abord, le monde des lanceurs a été bouleversé. J'ai relu, à ce propos, le rapport rédigé en 2009 par Bernard Bigot, Yannick d'Escatha et Laurent Collet-Billon et intitulé L'Enjeu d'une politique européenne de lanceurs : assurer durablement à l'Europe un accès autonome à l'espace : nombre de leurs intuitions se sont révélées exactes, mais on mesure aujourd'hui l'ampleur du bouleversement. Prenons l'exemple de SpaceX : en dehors des lancements chinois, cette entreprise assure à elle seule la grande majorité des lancements mondiaux.
Ensuite, le domaine des satellites a subi de profondes transformations. Notre industrie, longtemps à la pointe des satellites géostationnaires, se voit aujourd'hui remise en cause par l'émergence des constellations en orbite basse et des innovations technologiques associées.
Au reste, les modèles économiques ont profondément évolué. L'exemple du programme Starlink de SpaceX illustre la tendance à l'intégration verticale des acteurs. L'entreprise maîtrise la totalité de la chaîne : le lanceur, les satellites, le segment sol, les services, captant ainsi toute la valeur du marché.
Enfin, la géopolitique pèse également de tout son poids. La guerre en Ukraine - avec notamment la crainte que M. Musk ne suspende les communications Starlink à destination des Ukrainiens, ce qu'il s'est finalement engagé à ne pas faire - ou encore la remise en cause de certains programmes spatiaux aux États-Unis illustrent la complexité croissante de notre environnement stratégique.
Face à ces bouleversements, je ne prétends pas détenir toutes les solutions. Mais je souhaite formuler quelques propositions sur ce que le Cnes pourrait entreprendre.
Il me paraît avant tout essentiel de réaffirmer que le Cnes est le bras armé de l'État dans le domaine spatial. Il n'est pas le seul acteur du secteur, mais il en est l'aiguillon.
Dans le contexte actuel, il nous faut impérativement renforcer la dimension européenne de notre action spatiale. L'Union européenne, si elle reste fragmentée, ne pourra durablement affronter un acteur aussi dominant que SpaceX. L'Union européenne doit renforcer sa politique spatiale et le budget qui lui sera alloué par le cadre financier pluriannuel (CFP) 2028-2034 devra l'être tout autant.
Le projet IRIS², dans la lignée de Galileo, constitue un bon exemple de l'engagement de l'Union européenne dans le domaine spatial. Il s'agit d'un dispositif innovant et original, capable de faire collaborer efficacement les acteurs européens, en associant communication gouvernementale et prestations commerciales. L'enjeu sera de tenir le calendrier, avec une échéance de déploiement autour de 2030. C'est ambitieux, mais indispensable à la réussite de ce programme.
Notre objectif doit également être de construire une vision commune avec les grands pays européens, en particulier l'Allemagne et l'Italie. Sans un équilibre gagnant-gagnant, les divisions européennes risquent de nous affaiblir considérablement sur la scène internationale.
Concernant les lanceurs, la bonne nouvelle du jour est le succès du lancement de Vega C ; nous retrouvons ainsi une dynamique positive sur Vega comme sur Ariane 6. La priorité demeure le maintien de l'exploitation d'Ariane 6. Certes, nous faisons face à des problèmes de compétitivité et de coût, qui ont justifié la mise en place de subventions lors des dernières conférences ministérielles. Cela dit, l'investissement consenti dans ce programme est majeur, et nous nous efforcerons de le rentabiliser. Nous ne pouvons que nous réjouir d'avoir retrouvé l'accès autonome à l'espace grâce à Ariane 6.
Il faut également préparer les lanceurs de demain - le passage d'Ariane 5 à Ariane 6 a été marqué par une période de transition délicate -, sans disperser nos forces, au risque de nous exposer à des difficultés internationales. Cela suppose une coopération européenne plus étroite et un recours à des modèles innovants, associant les compétences des acteurs classiques et celles des start-up.
Le Centre spatial guyanais (CSG) constitue, à ce titre, un atout décisif. Il nous offre un accès autonome à l'espace, ce qui est un privilège stratégique. Le CSG devra se préparer à accueillir une plus grande diversité de lanceurs dans les années à venir. Les travaux engagés sur les pas de tir vont dans le bon sens et permettront d'offrir aux opérateurs futurs une infrastructure performante.
Fort de mon expérience au sein de l'Organisation européenne pour l'exploitation des satellites météorologiques (Eumetsat), de l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire (Cern) ou encore à la présidence de l'association européenne des organismes de recherche et de technologie (EARTO), je suis prêt à mettre à profit cette connaissance des rouages européens pour renforcer l'action du Cnes dans cette dimension.
J'en viens à un deuxième axe de travail : la dualité du spatial, qui est plus évidente que jamais. Il ne s'agit plus seulement de mettre les compétences du Cnes au service du ministère des armées, mais de rapprocher davantage les travaux civils et militaires afin de favoriser une approche intégrée - les technologies, les compétences, les usages doivent circuler dans les deux sens : de la défense vers le civil, et inversement.
Ce renforcement de la dualité doit également s'inscrire à l'échelle européenne. Le plan de réarmement de l'Union européenne doit impérativement comporter une composante spatiale, à la fois pour répondre aux besoins de défense et pour soutenir notre base industrielle.
Selon moi, le troisième axe de travail est le rôle du Cnes en faveur de la souveraineté et du développement industriel. Il est impératif de préserver et de consolider le socle industriel français et européen. Cela suppose de maintenir notre maîtrise sur les principales composantes technologiques : lanceurs, satellites, segments sols. Une opération de consolidation est en cours, associant Airbus, Thales et Leonardo pour constituer un acteur de taille critique. Le rôle du Cnes doit être d'accompagner, de soutenir et d'éclairer cette dynamique industrielle.
Bien sûr, nous ne réussirons pas à transposer le modèle américain. Du reste, même M. Bezos, au travers du projet Kuiper de son entreprise Amazon, est loin d'atteindre le modèle de SpaceX et du programme Starlink. Nous pouvons toutefois tirer deux leçons du modèle américain : la capacité à produire rapidement grâce à des cycles courts et à tirer parti de l'effet de série ; la recherche de l'exploitation optimale des données spatiales.
Dans ce contexte, le rôle du Cnes est, à mon sens, d'apporter son savoir-faire et sa compétence technique à l'ensemble des acteurs de l'écosystème industriel, qu'ils soient historiques ou émergents, en combinant les compétences. Nos industriels établis conservent une excellence reconnue, dont nous n'avons aucune raison de rougir. Je ne sais s'il faut parler d'« anciens » et de « nouveaux » acteurs, mais, en tout état de cause, les premiers disposent d'une solidité technique précieuse, tandis que les seconds peuvent apporter une relecture féconde des idées reçues ainsi que des modes de fonctionnement plus agiles.
Ce mouvement me semble proche de ce que nous avons pu observer dans le domaine nucléaire, où coexistent des acteurs historiques et des start-up, dont certaines réussissent, d'autres moins, mais qui contribuent tous à l'émergence d'idées neuves.
Dans cette logique de préservation du socle industriel et de réindustrialisation, l'apport du Cnes repose sur trois leviers : sa capacité prospective, son socle technique et sa faculté à éclairer les choix de l'État, y compris sur la manière d'orienter les crédits publics.
Le quatrième axe de travail concerne la recherche scientifique. Nous assistons à une remise en cause préoccupante de la science, à l'heure des vérités alternatives, comme l'on dit désormais. En ces temps troublés, il est donc essentiel de préserver un socle scientifique solide, car c'est une force reconnue de la France et de l'Europe, et un pilier de notre attractivité. Le domaine de l'observation de la Terre - j'y inclus la météorologie, le climat, la surveillance environnementale - est emblématique de cette excellence à préserver. Or certaines coopérations entre la France, les États-Unis et l'Agence spatiale européenne pourraient être remises en cause alors que des programmes à plusieurs centaines de millions d'euros ont été engagés, dans l'altimétrie spatiale ou dans l'observation des océans, comme le programme Swot. S'ils ne pouvaient aboutir, ce serait un véritable crève-coeur, d'autant que l'altimétrie spatiale, avec les missions Jason, est une coopération historique entre la France et les États-Unis, et d'excellence mondiale.
Face à cette incertitude, il faudra faire preuve de prudence. Si certaines missions peuvent être maintenues, il faudra en tirer le meilleur parti. Si elles doivent être abandonnées, il nous appartiendra de rechercher d'autres partenaires - les agences spatiales japonaise et indienne pourraient être des options crédibles ; nous devons être prêts à bâtir de nouveaux partenariats stratégiques. Au reste, cela suppose aussi une fédération des efforts des acteurs français : Météo-France, l'Ifremer, les universités et le Cnes ont vocation à travailler davantage ensemble.
Je terminerai par un mot sur le Cnes lui-même. Le Cnes est un outil indispensable à la politique spatiale nationale. Sa valeur tient à son expertise technique, à son rôle d'architecte système du spatial et à sa capacité à conseiller l'État. Mon souhait est que l'État s'appuie pleinement sur le Cnes pour définir ses politiques publiques.
Le projet pour l'établissement devra être construit collectivement, en interne, avec les équipes et les parties prenantes. Plusieurs orientations me paraissent néanmoins prioritaires.
Tout d'abord, il faut renforcer l'agilité, la capacité d'innovation, l'anticipation, et raccourcir les cycles de travail. Ensuite, il faut intégrer pleinement la dimension environnementale. Aujourd'hui, nous lançons 1 500 tonnes par an, contre 400 tonnes auparavant. L'espace n'est pas infini : la gestion des débris et de la congestion orbitale devient un enjeu central.
Je voudrais souligner un autre aspect relatif à nos préoccupations pour la science. Le spatial fascine, notamment les jeunes gens. Nous pourrions mobiliser ce caractère fascinant au service d'une promotion de la science pour en renforcer l'attractivité. En effet, la désaffection à l'égard des études scientifiques, en particulier chez les jeunes filles, devient extrêmement préoccupante. En montrant ce que nous faisons au service de la découverte de l'univers et des progrès technologiques, nous pouvons faire du spatial un outil d'attraction.
J'en arrive à la remarque du rapporteur sur l'attractivité du Cnes. Il est clair que le haut de la pyramide des âges au sein du Cnes tend à s'étoffer et que les générations actuelles devront être renouvelées, sans que nous perdions leur savoir-faire. Il nous faut donc attirer des jeunes. À cet effet, il convient d'appuyer sur la dimension d'innovation scientifique et sur la promotion de nouveaux projets pour montrer à ces derniers que l'aventure spatiale n'est pas terminée, bien au contraire.
Le Cnes doit également être capable de nouer des passerelles entre les différents acteurs du système, y compris l'industrie. Une plus grande mobilité dans le secteur serait une richesse. Il me semble donc important de rapprocher les différents organismes pour renouveler nos compétences et de proposer des parcours attractifs en interne.
Comme quand je suis arrivé au CEA, mon objectif est de parvenir à ce que nous nous inscrivions pleinement dans l'héritage du Cnes, en préservant la culture de l'excellence qu'il cultive depuis 1961, tout en adaptant l'organisme à l'environnement actuel, qui n'est plus celui des années 1960. Voilà mon pari : proposer aux salariés un projet attractif leur ouvrant de nouvelles voies. Toutes proportions gardées, c'est ce que nous avons essayé de faire au CEA, ces dernières années.
J'ai conscience des responsabilités qu'implique la présidence du Cnes. Il peut sembler facile de dire, comme je viens de le faire, que nous avons besoin de renforcer la dimension européenne et le tissu industriel, car il est bien sûr compliqué d'y parvenir. Il ne sera pas simple d'unir les volontés de tous les pays européens, au regard des rivalités qui existent entre eux, notamment celle que nous entretenons avec notre voisin allemand. Mais je suis prêt à mettre toute mon énergie dans ce projet, parce qu'il est passionnant, qu'il résonne avec mon parcours et que je pense que la qualité des personnels et de l'encadrement du Cnes doit nous permettre de le réaliser.
Au service de ce projet, je pourrai mobiliser plusieurs atouts : ma pratique du pilotage de grandes organisations de recherche, qui représente l'essentiel de ma carrière ; mon lien avec l'industrie et le développement des grands programmes - dans le nucléaire, mais également dans la microélectronique ; ma capacité à faire travailler ensemble différents acteurs - je suis fier d'être parvenu, avec mes collègues de l'Ifremer, à unifier les quatre flottes océanographiques ; mon expérience européenne, que j'ai déjà évoquée ; et ma capacité à transformer les organismes tout en respectant leur héritage.
Je terminerai en revenant sur certaines questions du rapporteur auxquelles je n'ai pas encore répondu.
Monsieur le rapporteur, vous m'avez interrogé sur la potentielle contribution du Cnes à la stratégie spatiale française et européenne. Je vous ai partiellement répondu en dressant les grands chantiers futurs de l'organisme. À mon sens, le Cnes a un rôle de proposition ; il doit être le bras armé de l'État et l'aiguillonner sur les choix qu'il devra faire, d'autant plus que ceux-ci risquent d'être rudes, compte tenu de l'évolution de l'environnement international et du contexte budgétaire.
Ensuite, les objectifs de France 2030 ont-ils été atteints ? Lorsqu'il est question d'innover et d'ouvrir de nouvelles voies, j'estime qu'il faut donner du temps au temps. Il est compliqué de demander de rendre des comptes au bout de deux ans. Prenons l'exemple de SpaceX : l'entreprise, avant de devenir productive, a pu compter sur un soutien constant de l'administration américaine et entretenir des liens avec la Nasa pendant un bon nombre d'années.
Ma conviction sur l'écosystème actuel est la suivante : nous avons ravivé la conviction de chacun sur l'importance du domaine spatial et sur la nécessité d'y apporter des idées nouvelles, voire de revisiter des idées anciennes qui n'avaient pas été développées jusqu'au bout. Nous avons ainsi suscité une forme d'attraction et nourri une capacité de mobilisation. Désormais, se trouve devant nous le moment des choix entre les voies que nous considérerons sans issue et celles que nous jugerons prometteuses.
Sur les infrastructures des sites de Kourou et de Toulouse, je vous répondrai « à quelque chose malheur est bon. » La période intermédiaire en matière de lancements a permis de moderniser la base de Kourou et de réaliser des travaux de jouvence. Quant au centre spatial de Toulouse, mon retour d'expérience du CEA me fait dire que nous devons adopter un schéma patrimonial rigoureux, définir une programmation et nous y tenir. L'un des enjeux pour que les bâtiments restent en bon état est de maintenir un niveau d'investissement régulier, car nous ne pouvons pas tout faire d'un coup. Le Cnes de Toulouse a engagé des travaux en ce sens qui devraient porter leurs fruits.
Enfin, les systèmes d'information sont déjà presque obsolètes lorsqu'ils sont lancés tant les évolutions dans le domaine sont rapides. Je l'expérimente rudement au CEA où nous sommes en train de refondre l'ensemble du système informatique de gestion. Il s'agit de chantiers lourds, coûteux et énergivores pour le personnel. Nous avons là aussi besoin de schémas directeurs afin de programmer des rendez-vous réguliers pour la mise à niveau.
M. Franck Montaugé. - Vous n'avez pas répondu sur l'état du droit international de l'espace.
M. François Jacq. - Toute une série d'accords ont été conclus depuis les années 1960 pour un usage pacifique de l'espace. La ligne française est clairement de respecter cette notion d'usage pacifique de l'espace. Nous devons pousser pour que le futur acte européen sur le sujet s'inspire de notre loi du 3 juin 2008 relative aux opérations spatiales pour nous donner les moyens de contrôler, de mesurer et de surveiller ce qui se passe dans l'espace. En effet, la bonne connaissance des activités spatiales est un prérequis pour nous assurer que le cadre pour lequel nous plaidons est bien respecté. Nous avons un rôle important à jouer à cet égard.
M. Patrick Chaize. - Je vous remercie de cet exposé très complet. Permettez-moi de revenir sur la question des partenariats. Les évolutions récentes du domaine spatial ont fait émerger de nouveaux acteurs. Le Cnes collabore ainsi avec de plus en plus de start-up, l'industrie ayant acquis des compétences dans le domaine à l'issue d'un travail de longue haleine. Avez-vous des idées pour développer et renforcer les bénéfices de cette coopération au regard des fonctions que vous avez occupées ?
Par ailleurs, quelles pistes envisagez-vous pour réduire les coûts des lancements ?
M. Daniel Salmon. - Vous avez abordé les sujets des pollutions spatiales. Les débris de plus en plus nombreux augmentent le risque de voir advenir le scénario connu sous le nom de « syndrome de Kessler ». Comment le Cnes peut-il contribuer à lutter contre cette pollution de l'espace ?
Par ailleurs, les constellations de satellites engendrent de la pollution lumineuse. L'humanité a toujours vécu sous le magnifique paysage offert par la voûte céleste. Or celle-ci est en train de devenir un lieu privé, ce qui a des répercussions sur ce que nous en voyons.
Ensuite, nous avons débattu du sujet des vols habités au sein de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst). Ces vols présentent peu d'intérêt scientifique et sont plutôt vécus comme un symbole de puissance. Quel est votre point de vue sur le sujet ?
Il est bien sûr absolument nécessaire d'observer la Terre pour quantifier les dérèglements climatiques.
Enfin, je ne peux que vous inciter à rénover vos bâtiments : observer le réchauffement climatique est une bonne chose, lutter contre celui-ci chacun à son niveau est également une nécessité.
M. Bernard Buis. - Comment la France doit-elle se saisir des missions d'exploration et d'utilisation des ressources spatiales ?
M. François Jacq. - Monsieur Chaize, il n'existe pas de baguette magique pour réduire le coût des lancements, mais nous pouvons agir sur l'efficacité de l'organisation industrielle en simplifiant les processus et en rendant les circulations moins nombreuses. ArianeGroup y travaille. Bien entendu, nous sommes dépendants de la conception du lanceur. Toutefois, nous pouvons nous inspirer de certains processus de production en vigueur à l'étranger pour dégager des marges et concevoir les futurs lanceurs.
En ce qui concerne les partenariats, puisque vous m'invitez à m'appuyer sur mon expérience passée, je prendrai l'exemple du nucléaire. Le fait de travailler avec des acteurs nouveaux nous incite à réinterroger un certain nombre de choses. Dans le domaine des réacteurs nucléaires, nous avons expérimenté le réacteur à sels fondus. Un unique réacteur de ce type a été construit dans les années 1960-1970. Or la Chine vient d'en lancer un, qui est certes petit, mais commence à attirer l'attention.
Autrement dit, des voies que nous avons abandonnées par le passé sont remises sur le devant de la scène par de nouveaux acteurs, ce qui nous oblige à les reconsidérer. Pour cela, les divers acteurs doivent coopérer et partager leurs compétences. Le socle de compétences et l'expertise du Cnes doivent servir à déterminer les voies qui méritent d'être réactivées et celles qui sont trop hasardeuses.
Monsieur Salmon, la pollution lumineuse est loin d'être le sujet le plus simple. La communauté scientifique s'en plaint et il convient d'en déterminer les répercussions sur les mesures et sur les observations pour ensuite trouver des mesures palliatives. Ce travail est en cours et il faudra bien en tenir compte.
Cela m'évoque le problème de compétition des usages sur un domaine limité : nous devrons soit trouver des palliatifs, soit réguler les usages. La solution se trouve sûrement entre les deux options.
En ce qui concerne les débris et le « syndrome de Kessler », nous devons répondre à deux questions. La première est d'ordre ponctuel : être capable de prévoir les effets des débris en tant que tels et de leurs impacts. La seconde est plus générale : déterminer ce que la masse et l'importance du phénomène impliquent réellement. Kessler a émis son hypothèse il y a plusieurs décennies et nous ne disposons pas de modélisation fine du phénomène. Il s'agit à ce stade d'un sujet de travail.
Le vol habité recouvre un enjeu de puissance et de démonstration de la maîtrise de l'espace depuis les années 1950. L'Europe a toujours eu une position équilibrée : ne pas avoir son propre programme spatial, mais profiter des occasions qui se présentent à elle, en participant aux missions américaines ou à la conception et à la gestion de la station spatiale internationale.
Nous pouvons profiter du vol habité dans la mesure où il permet de tester des technologies extrêmes et de recueillir des retours d'expérience. Pour autant, il pose des questions tant en matière d'exploration spatiale que d'économie des deniers publics. Il convient de trouver un juste équilibre.
Quant à la rénovation des bâtiments, j'y suis bien sûr favorable, mais il faut pour cela sécuriser les investissements et réaliser les travaux année après année.
Monsieur Buis, nous devons parvenir à la fois à connaître l'espace et à en bénéficier sans nous lancer dans des démarches de compétition entre les acteurs ou de commercialisation, ce qui n'irait pas sans risques. Il convient de prendre des mesures pour mieux connaître et comprendre l'espace avant d'envisager une quelconque exploitation ou exploration de celui-ci. Si nous mettons la charrue avant les boeufs, nous allons au-devant de difficultés considérables.
Mme Anne-Catherine Loisier. - Je reviendrai sur la saturation de l'orbite basse et le déploiement des constellations de satellites. J'ai lu que plus de 50 000 objets devraient y flotter d'ici à 2050. Cela donne une idée de l'ampleur du phénomène. Que pensez-vous de l'idée de créer une autorité mondiale du trafic spatial ? Vous semble-t-elle crédible compte tenu de la donne mondiale ? Comptez-vous être actif dans ce domaine ?
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Le domaine spatial crée non seulement des emplois hautement qualifiés dans l'industrie spatiale, mais également de nombreux emplois dans les services, que ce soit dans la logistique, les transports, l'agriculture, la santé, la finance, la défense, ou encore les télécommunications. Or le grand public est peu informé sur le sujet, à l'exception des travaux de Thomas Pesquet. Comment envisagez-vous de rendre accessibles au plus grand nombre les enjeux techniques et scientifiques de l'espace ?
M. Fabien Gay. - Monsieur Jacq, j'ai été quelque peu surpris par votre façon d'évoquer le sujet du rapprochement entre Airbus, Thales et Leonardo en nous disant que l'objectif n'était pas de créer un SpaceX européen. Je suis d'accord avec vous sur le fait que ce serait très compliqué. Sauf que les directions de ces entreprises vendent en ce moment un projet dit « Bromo » reposant précisément sur la volonté de faire émerger un SpaceX européen. Or ils se fondent sur ce projet pour opérer des restructurations très importantes : 2 500 emplois vont être supprimés chez Airbus dans le domaine spatial et la défense et 1 800 emplois sont menacés chez Thales.
Je précise que je m'intéresse de près à la question spatiale et que j'ai notamment eu la chance de visiter le centre spatial guyanais. Les grands industriels contestent le rôle du Cnes. Certains voudraient même se passer de ses services et pouvoir organiser des tirs de A à Z. Le projet Bromo découle de cette logique d'amoindrissement du rôle du Cnes. Quelle position adopterez-vous sur ce projet ? S'il aboutissait, il faudrait plus que jamais défendre les compétences et les savoir-faire du Cnes face aux industriels pour affirmer les nécessités de service public.
M. François Jacq. - Madame Loisier, à dire vrai, je ne suis pas très optimiste sur la création d'une autorité mondiale quand je vois ce que fait en ce moment l'administration américaine et la forme de consanguinité qu'elle entretient avec divers acteurs. Toutefois, il nous faut plaider en ce sens. Nous pouvons agir à l'échelle européenne, dès lors que les acteurs en question bénéficient d'infrastructures ou qu'ils doivent trouver des relais en Europe, mais il ne faut pas nous leurrer.
En revanche, nous devons alerter sur les conséquences du trafic spatial pour que chacun convienne qu'il faut agir de manière raisonnable.
Madame Renaud-Garabedian, je prendrai de nouveau l'exemple du CEA pour répondre à votre question sur les moyens de communiquer. Nous avons récemment mis en service la plus grosse machine d'imagerie cérébrale au monde, qui permet d'examiner un cerveau de manière quasiment aussi fine qu'en le disséquant. Nous avons publié une communication sur le sujet sur le web qui a recueilli un nombre de vues énorme, notamment par des jeunes.
Il convient de trouver des sujets qui non seulement montrent des exploits scientifiques et technologiques, mais ouvrent aussi des horizons de réflexion susceptibles de fasciner le grand public, car la connaissance est le propre de l'être humain. Le spatial s'y prête bien, car il revêt déjà une dose de fascination. Il est indispensable de communiquer pour convaincre de l'importance du domaine, et de la science dans son ensemble, et pour attirer les jeunes. Le Cnes le fait déjà, mais nous pouvons aller encore un peu plus loin en trouvant des sujets susceptibles de susciter l'attention du public.
Monsieur Gay, comme vous le savez, SpaceX est un modèle qui va du lanceur à l'utilisateur du service internet finalement fourni, en passant par la fabrication et le lancement de la constellation de satellites. Voilà ce qui lui permet d'écraser la concurrence.
M. Fabien Gay. - C'est la force de ce modèle !
M. François Jacq. - Bien sûr, mais il convient, au sein de ce modèle, de distinguer la part qui bénéficie des lancements institutionnels et du soutien public.
M. Fabien Gay. - Un soutien massif !
M. François Jacq - Si je dis que le projet Bromo est différent, c'est qu'il se fonde non pas sur une organisation verticale, mais plutôt sur une organisation horizontale, en proposant de travailler sur l'ensemble des satellites.
Vous dites à juste titre que les industriels français historiques sont dans une situation difficile. C'est précisément lié au développement des constellations et aux difficultés qu'ont connues nos satellites géostationnaires, qui ont été par le passé l'un des symboles de notre excellence. Je ne sais pas comment nous pourrions créer un SpaceX européen, mais nous devons consolider nos compétences, nous assurer qu'il existe un marché européen, et aider, grâce à nos missions, nos industriels à développer de nouveaux projets. Voilà ce qui nous permettra de préserver l'emploi.
En ce qui concerne la contestation du rôle du Cnes, j'ai l'habitude de faire face à ce genre de critiques - je l'ai vécu rudement au CEA ces dernières années. Comme je le dis toujours, quand tout va bien, on croit ne pas avoir besoin de ces organismes, mais dès qu'il y a un problème, on découvre que c'est bel et bien le cas.
Je suis convaincu de la noblesse du rôle de ce genre d'organisme : maintenir le socle de compétences techniques et l'excellence qui nous permet d'anticiper des événements, de répondre à des questions difficiles le moment venu, de piloter des projets et de comprendre le système. Je l'ai défendu par le passé et j'ai bien l'intention de le faire à l'avenir, car je n'ai pas changé d'avis sur le sujet.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Vote et dépouillement sur la proposition de nomination, par le Président de la République, de M. François Jacq aux fonctions de président du conseil d'administration du Centre national d'études spatiales (Cnes)
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Nous avons achevé l'audition de M. François Jacq, candidat proposé par le Président de la République pour exercer les fonctions de président du conseil d'administration du Centre national d'études spatiales. Nous allons maintenant procéder au vote sur cette proposition.
Le vote se déroulera à bulletin secret, comme le prévoit l'article 19 bis de notre Règlement. En application de l'article 1er de l'ordonnance n° 58-1066 du 7 novembre 1958 portant loi organique autorisant exceptionnellement les parlementaires à déléguer leur droit de vote, les délégations de vote ne sont pas autorisées.
Je vous rappelle que le Président de la République ne pourrait procéder à cette nomination si l'addition des votes négatifs des commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat représentait au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés dans les deux commissions.
La commission procède au vote, puis au dépouillement du scrutin sur la proposition de nomination, par le Président de la République, de M. François Jacq aux fonctions de président du conseil d'administration du Centre national d'études spatiales, simultanément à celui de la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Voici le résultat du scrutin, qui sera agrégé à celui de la commission compétente de l'Assemblée nationale :
Nombre de votants : 43
Bulletin blanc : 1
Suffrages exprimés :
Pour : 14
Contre : 28
La réunion est close à 20 heures.
Mercredi 30 avril 2025
- Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente -
La réunion est ouverte à 8 heures.
Audition de M. Bernard Fontana, candidat proposé par le Président de la République aux fonctions de président-directeur général d'Électricité de France (EDF)
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir d'entendre aujourd'hui M. Bernard Fontana, candidat proposé par le Président de la République aux fonctions de président-directeur général (PDG) du groupe EDF.
Votre nomination, monsieur Fontana, ne pourra intervenir qu'après votre audition devant les commissions compétentes de l'Assemblée nationale et du Sénat. Celle de ce matin, publique, ouverte à la presse et retransmise sur notre site Internet, sera suivie d'un vote à bulletins secrets, pour lequel les délégations de vote ne sont pas autorisées. L'Assemblée nationale vous entendant après nous, à partir de 11 heures, le dépouillement, qui doit être effectué simultanément dans les deux chambres, aura vraisemblablement lieu à la mi-journée.
En application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution, le Président de la République ne pourrait procéder à cette nomination si l'addition des votes négatifs exprimés dans les deux commissions représentait, au total, au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés.
À l'heure où le protectionnisme américain et le bellicisme russe mettent durement à l'épreuve l'approvisionnement énergétique des économies française et européenne, votre désignation, monsieur Fontana, n'a rien d'une formalité. Au contraire, elle est déterminante pour fixer le cap stratégique du groupe, dont les investissements concrets sont indispensables à la relance de l'énergie nucléaire ainsi qu'à l'essor des énergies renouvelables et du vecteur hydrogène.
Or le groupe fait face à un cadre financier et de régulation pour le moins difficile. Je pense bien sûr à son endettement, qui, pour 2024, représente 54 milliards d'euros, en net et 81 milliards d'euros, au total, mais je songe aussi aux contours, encore incertains, de la régulation du nucléaire existant, du financement du nouveau nucléaire ou de la résolution du contentieux sur les concessions hydroélectriques.
Pour ma part, je souhaite vous poser trois questions. Comment entendez-vous réduire durablement l'endettement du groupe ? Faut-il s'attendre à une réforme inévitable de son organisation ou de son fonctionnement, à l'image de l'ancien projet « Hercule » ? Enfin, comment refaire de l'électricité nucléaire un avantage compétitif et un vecteur de réindustrialisation ?
Sans plus tarder, je passe la parole à notre collègue Daniel Gremillet, président du groupe d'études Énergie du Sénat et rapporteur désigné par notre commission sur votre proposition de nomination.
M. Daniel Gremillet, rapporteur. - Monsieur Fontana, vous êtes le quatrième candidat proposé aux fonctions de PDG du groupe EDF en dix ans. Si je ne doute pas des qualités qui sont les vôtres pour occuper ce poste, cette instabilité des hommes témoigne aussi d'une instabilité des stratégies, ce qui, pour une entreprise publique nationale aussi importante qu'EDF, apparaît comme un handicap à surmonter... L'industrie nucléaire, industrie du temps long, nécessite au contraire des décisions pérennes pour mener à bien ses investissements lourds.
Ma première interrogation concerne votre parcours. Diplômé de l'École polytechnique, vous êtes directeur général de Framatome depuis 2015 ; auparavant, vous avez dirigé des entreprises de l'aciérie, comme ArcelorMittal ou Aperam, et de la cimenterie, comme Holcim. Ce solide parcours vous confère une réelle connaissance de la filière française de l'énergie nucléaire. Quel bilan tirez-vous de vos années à la tête de Framatome, s'agissant en particulier des premiers chantiers des EPR (réacteurs pressurisés européens) de Flamanville, Hinkley Point et Sizewell ?
Ma deuxième interrogation porte sur la relance de l'énergie nucléaire.
Je souhaiterais tout d'abord évoquer le nucléaire existant. Après de lourdes indisponibilités liées au phénomène de corrosion sous contrainte, le parc électronucléaire français a retrouvé une production importante, estimée entre 350 et 370 térawattheures (TWh) de 2025 à 2027. De plus, les exports d'électricité ont atteint 89 TWh en 2024. Cette situation est bien plus favorable qu'en 2022, où cette production n'était que de 279 TWh, ce qui nécessitait des imports de 16,5 TWh. Quelles sont vos orientations pour le nucléaire existant ? Où en est le programme du « Grand Carénage » ? Jusqu'où vous paraît-il possible de prolonger la durée de vie des centrales et de moduler leur production ?
Plus encore, je voudrais aussi aborder le nouveau nucléaire. Dans son discours de Belfort du 10 février 2022, le Président de la République a évoqué la construction de six EPR 2, de manière ferme, et de huit autres de manière potentielle, ainsi que celle du SMR (petit réacteur modulaire) Nuward. La proposition de loi de programmation énergétique, que le Sénat a largement adoptée en octobre dernier et que l'Assemblée nationale examinera en juin, permet de cranter 27 gigawatts (GW) de nouvelles capacités nucléaires d'ici 2050, incluant quatorze EPR2 et un SMR d'ici 2030, avec un potentiel de six EPR2 supplémentaires en cas de réindustrialisation de la France - une perspective que l'on ne peut que souhaiter. De son côté, le décret sur la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) confirme la construction de six EPR2 et l'étude de huit autres. Êtes-vous en phase avec la révision de notre programmation énergétique en matière de nucléaire, les objectifs législatifs du Sénat étant un peu plus ambitieux que ceux du Gouvernement ? Quand le conseil d'administration du groupe actera-t-il la construction des six EPR2 et des huit autres ? Plus concrètement, deux textes sont venus simplifier la construction des projets de réacteurs nucléaires : la loi « Nouveau nucléaire » du 22 juin 2023, s'agissant des procédures de construction, et la loi « Sûreté nucléaire » du 21 mai 2024, concernant les procédures de passation. Ces textes vous semblent-ils satisfaisants ?
Ma troisième interrogation porte sur la situation financière du groupe. Je ne reviendrai pas sur le sujet de l'endettement, mentionné par notre présidente. En revanche, je souhaiterais aborder le partage des recettes du nucléaire existant. La loi de finances initiale pour 2025 a institué un versement nucléaire universel, en remplacement du dispositif de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh). Le niveau de prix prévu offre-t-il un volume de recettes suffisant ? Où en est-on de la conclusion des contrats de long terme promis aux industries électro-intensives ? De plus, je voudrais évoquer le financement des investissements du nouveau nucléaire. La Cour des comptes a clairement indiqué que le groupe ne pourrait pas l'assumer seul. Le ministre de l'énergie a évoqué un financement par prêt, lors de la phase de construction, puis par contrat pour différence (ou Contract for Difference - CfD), lors de la phase d'exploitation. Ce modèle de financement vous semble-t-il robuste ?
Enfin, ma dernière interrogation concerne les énergies renouvelables et le vecteur hydrogène. La proposition de loi sénatoriale de programmation énergétique prévoit 29 GW d'hydroélectricité d'ici 2035 et 6,5 GW d'hydrogène d'ici 2030, quand le décret sur la PPE évoque seulement 2,8 GW supplémentaires d'hydroélectricité d'ici à 2035 et 4,5 GW d'hydrogène d'ici à 2030. Là encore, les objectifs législatifs du Sénat sont un peu plus ambitieux que les objectifs réglementaires du Gouvernement. Alors qu'une bataille internationale se joue actuellement, la révision de notre programmation énergétique en matière d'énergies renouvelables et de vecteur hydrogène vous convient-elle ? Quels investissements envisageriez-vous dans ces domaines ? Avez-vous un avis sur la loi « Aper » du 10 mars 2023, qui est venue simplifier l'application de ces projets ? Pour ce qui concerne la résolution du contentieux en matière d'hydroélectricité, le passage du régime des concessions à celui des autorisations est-il toujours envisagé ? Auriez-vous une préférence pour un dispositif similaire à celui de l'Arenh, comme l'ancien PDG du groupe Luc Rémont l'a évoqué récemment devant le Sénat ?
Les réponses que vous apporterez à ces sujets majeurs seront déterminantes pour notre vote aujourd'hui.
M. Bernard Fontana, candidat proposé par le Président de la République aux fonctions de président-directeur général d'Électricité de France (EDF). - Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, c'est avec humilité, écoute et engagement que je me présente devant vous ce matin.
Je commencerai par me présenter brièvement. J'aime l'industrie, et j'y ai consacré toute ma carrière. J'ai débuté à la SNPE, l'ex-Société nationale des poudres et explosifs, où j'ai travaillé pendant dix-huit ans, d'abord comme ingénieur procédé à Toulouse, puis comme responsable du secteur chimie, directeur général de Bergerac NC, directeur général de SNPE Chimie, directeur Amérique du Nord du groupe, et enfin responsable des actifs civils du groupe en France. J'ai été, à ce titre, chargé de gérer les conséquences de l'explosion d'AZF sur nos sites voisins de Toulouse.
Après la SNPE, j'ai souhaité mieux connaître le fonctionnement d'un grand groupe industriel ; j'ai donc accepté la proposition qui m'a été faite de rejoindre le groupe Arcelor, issu de la fusion du français Usinor, de l'espagnol Aceralia et du luxembourgeois Arbed.
Après la fusion avec Mittal Steel, j'ai été responsable des aciers pour automobiles dans le monde - cela représentait à l'époque 17 millions de tonnes, soit 24 % du marché mondial - puis de la direction des ressources humaines du groupe, qui comptait alors 417 000 personnes. J'ai connu les années fastes, où je n'avais que quelques semaines pour recruter 15 000 ingénieurs supplémentaires, mais aussi la crise de 2008, où il a fallu réduire les coûts fixes du groupe pour en assurer la continuité. Compétences, dialogue social, leadership, efficacité des organisations : ces sujets rythmaient mes journées. Je me suis ensuite occupé de l'activité acier inoxydable du groupe, avec la mise en bourse d'une partie du capital et la création de la société Aperam, avant de relever le défi de la présidence d'un grand groupe en acceptant la proposition de devenir Chief Executive Officer (CEO) du groupe Holcim, un leader mondial du ciment basé à Zurich. Notre consommation électrique dans le monde avoisinait alors celle d'un pays comme la Belgique, et l'optimisation de nos émissions de CO2 figurait déjà parmi nos priorités... J'ai accompagné Holcim jusqu'au jour de sa fusion avec Lafarge. La même semaine, j'ai accepté le challenge que me proposaient EDF et Areva de prendre la responsabilité d'Areva NP, renommé par la suite Framatome.
La sûreté nucléaire et la sécurité figurent parmi les priorités de Framatome : nous avons divisé par près de dix notre taux d'accident avec arrêt. Nous tenons notre objectif, fixé en 2020, de réduire de plus de 25 % par an le nombre d'écarts qualité client par million d'heures travaillées ; nous travaillons aussi à diminuer les temps de cycle, selon l'approche lead time : nous ambitionnons de les réduire encore de 50 % d'ici quatre ans.
Nos axes stratégiques portent sur les compétences - nous recrutons chaque année 2 500 nouveaux collègues, et près de 6 000 apprentis en France - et sur notre capacité à monter nos projets et livrer nos équipements. Nous investissons près de 500 millions d'euros par an dans nos usines, essentiellement en France, le développement à l'international offrant un effet de levier intéressant pour nos équipes et nos usines françaises. Mais nous venons bien entendu en appui du parc nucléaire français et nous contribuons à l'exécution des projets d'EPR, en portant aussi une attention particulière à la souveraineté de nos chaînes de fournisseurs.
Aujourd'hui, Framatome n'a plus de dette. En 2024, nous avons délivré un peu plus de 700 millions d'euros de cash-flow opérationnel après avoir investi 500 millions d'euros et procédé, avec Naval Group, à l'acquisition de Jeumont Electric.
Plus récemment, j'ai pris la responsabilité d'Arabelle Solutions, qui produit les turbines du même nom, et j'ai rejoint le comité exécutif nucléaire d'EDF.
Je mesure parfaitement les défis qui attendent le futur PDG d'EDF et je m'engagerai avec détermination dans ce nouveau challenge, si la proposition de ma candidature est confirmée.
Mes priorités seront la sûreté nucléaire, la sécurité, la qualité et le lead time. Ma mission consistera à faire en sorte que l'entreprise EDF soit efficace et rende à ses clients et au pays les services qu'ils attendent. Pour ce faire, je compte mobiliser l'ensemble des compétences, immenses, des salariés du groupe, les ressources techniques à leur disposition ainsi que la chaîne de fournisseurs, majoritairement nationale, afin de produire sur notre territoire une électricité bas-carbone et compétitive, aux services des ménages et des entreprises - en particulier celles qui en ont le plus besoin pour être compétitives. Ce faisant, nous aiderons la France à atteindre ses objectifs de souveraineté énergétique, de compétitivité, de lutte contre le changement climatique et d'abondance de ressources électriques. Mon action s'inscrira bien évidemment dans le cadre structurant du discours prononcé par le Président de la République à Belfort, le 10 février 2022.
Ma première priorité sera de poursuivre le rétablissement du niveau de production du parc nucléaire, en ligne avec les meilleurs standards internationaux. L'année dernière, la production s'est élevée à 361,7 TWh, traduisant le retour, après la crise de la corrosion sous contrainte, à un taux de disponibilité de 74 %, légèrement supérieur à celui de 2019. Chez Framatome, je constate que la majorité des exploitants nucléaires mondiaux cherchent à prolonger la durée de vie des réacteurs jusqu'à soixante ans, voire quatre-vingts, comme c'est déjà envisagé pour certains aux États-Unis. Nous pouvons également envisager une augmentation de puissance, notamment grâce aux turbines, une technologie éprouvée - ce qui est très bon pour le plan de charge de Arabelle Solutions à Belfort -, et en recourant à des combustibles plus endurants nécessitant moins de rechargements.
Le parc existant est donc ma priorité. Je souhaite poursuivre le travail déjà engagé par les équipes d'EDF, avec l'ambition d'atteindre une production de 400 TWh à l'horizon 2030. C'est, selon moi, un investissement industriel stratégique pour EDF et pour l'ensemble de la filière nucléaire.
Ma deuxième priorité consistera à garantir une électricité compétitive à tous les consommateurs français, en particulier les industriels. Les limites du dispositif de l'Arenh sont bien connues. Nous avons également traversé une période de prix élevés dans un contexte marqué à la fois par la crise de la corrosion sous contrainte et par le conflit en Ukraine. Le nouveau dispositif, plus équilibré, doit permettre de garantir une électricité compétitive, de couvrir les coûts de production et de financer les investissements nécessaires dans le nucléaire, l'hydroélectricité, les énergies renouvelables et, plus largement, dans l'ensemble des activités liées à la transition énergétique.
À compter du 1er janvier 2026, ce dispositif reposera sur des tarifs réglementés pour les ménages et les très petites entreprises (TPE) qui le souhaitent, des contrats de moyen terme pour toutes les entreprises et des contrats d'allocation de production nucléaire (CAPN). Un deuxième niveau de protection sera instauré : il permettra de prélever une partie des revenus issus de la production nucléaire et de les redistribuer aux consommateurs en cas de crise du marché.
Plusieurs industriels, notamment électro-intensifs, ont exprimé leurs inquiétudes. Je mesure pleinement l'importance d'une électricité décarbonée et compétitive pour la réindustrialisation et l'attractivité du pays ; je suis également conscient du besoin de visibilité de ces acteurs. Je serai donc particulièrement attentif à identifier rapidement les marges de manoeuvre permettant de conclure des contrats avec eux.
Je note également que les prix de gros - les prix « forward » - sont actuellement orientés à la baisse, autour de 59 euros par mégawattheure (MWh) pour le début de 2026, ce qui constitue objectivement un facteur de détente. Je vise un volume annuel de 40 TWh de contrats de long terme à destination des industriels présents sur les territoires, et je souhaite mettre en oeuvre la phase 2 du contrat Exeltium.
Ma troisième priorité est de maîtriser les coûts et les délais du programme de relance du nucléaire. Ce programme est indispensable pour compenser l'effet inévitable du vieillissement du parc, même si celui-ci peut être prolongé. Nous disposons de retours d'expérience solides sur les réacteurs EPR : Taishan 2 est en exploitation, Taishan 1 est en arrêt pour maintenance et rechargement depuis le 22 avril, Olkiluoto 3 a franchi le seuil de criticité jeudi dernier, à l'issue d'un premier arrêt pour maintenance mené dans de bonnes conditions. Cette nuit, les équipes de Framatome ont reçu la carte de flux et donné le feu vert pour monter à 80 % de puissance. Flamanville 3 est quant à lui en phase de montée en puissance, avec un objectif de pleine puissance pour cet été.
Le projet de Hinkley Point C, au Royaume-Uni, a été déterminant pour maintenir et renforcer les compétences d'acteurs clés de la filière nucléaire, tels que Framatome, Arabelle Solutions et leurs sous-traitants. Si les fournitures d'équipements se passent bien, le chantier connaît des retards de construction. C'est un point sur lequel je serai particulièrement vigilant. Il s'agit également d'une occasion précieuse pour former et renforcer les compétences de nombreuses équipes françaises qui y sont ou y seront déployées. Il est en effet essentiel de maîtriser les risques industriels et financiers des projets internationaux.
En ce qui concerne les EPR2 en France, qui restent la priorité, il faudra figer rapidement les éléments de design encore ouverts, renforcer encore l'organisation de maîtrise d'ouvrage et de maîtrise d'oeuvre, et travailler de façon plus partenariale avec les industriels français de la filière. Les effets de série et l'approche lead time offrent des marges de manoeuvre considérables, ce qui est une bonne nouvelle. Le facteur temps est un déterminant majeur du coût des EPR.
Je veillerai à proposer un devis et un calendrier engageants pour six EPR2 d'ici à la fin de l'année. Les principes de financement du programme du nouveau nucléaire en France ont été validés par le Conseil de politique nucléaire (CPN) du 17 mars 2025. L'État s'est engagé à apporter un soutien important, notamment sous forme de prêt. Les positions de l'État et d'EDF sont proches et un alignement rapide est possible. Il conviendra de défendre cette approche au niveau européen, l'objectif étant de pouvoir prendre une décision finale d'investissement d'ici le second semestre de 2026, avec une mise en service de la première tranche au plus tard en 2038, voire avant. D'ici la fin de 2026, je veillerai également à fournir les éléments nécessaires à une décision de l'État portant sur un second palier de puissance de 13 GW, correspondant à huit EPR2 supplémentaires, dans leur conception actuelle. La réussite industrielle de ce programme est, à mes yeux, le facteur économique prioritaire, sur lequel je souhaite mobiliser au quotidien EDF et ses partenaires industriels.
Ma quatrième priorité est de relancer l'investissement dans le parc hydroélectrique, avec toutefois cette ligne rouge qu'il ne faut pas mettre en concurrence les installations. EDF dispose en France d'une capacité installée de 20 GW, dont 14 GW mobilisables en moins de quinze minutes. Un développement de 4 GW est jugé envisageable par les équipes. Relancer les investissements dans l'hydroélectricité contribuerait à la stabilité des réseaux et à la vitalité de la filière industrielle des fournisseurs d'équipements - je pense notamment à la fonderie Directris au Creusot ou à l'unité de Jeumont Electric à Carquefou, près de Nantes. Une approche fondée sur un régime d'autorisation est actuellement envisagée, il faut essayer de la mettre en oeuvre. L'essentiel est de pouvoir relancer ces investissements et d'éviter une mise en concurrence des installations.
Cinquièmement, je m'attacherai à mener à bien les projets d'éolien en mer déjà attribués à EDF. Il ne m'intéresse pas, comme on l'a écrit récemment, de devenir PDG d'« Électricité nucléaire de France », mais bien d'EDF dans toutes ses composantes. J'ai déjà évoqué l'hydroélectricité ; s'agissant des autres énergies renouvelables, EDF mise sur la complémentarité des filières pour assurer la décarbonation et la souveraineté de notre économie. À l'échelle mondiale, l'activité totale du groupe dans les énergies renouvelables représente 28 GW électriques bruts, en opération, et 14 GW électriques bruts, en construction. Je prévois de m'investir personnellement afin de développer une compréhension plus fine de ces formes d'énergie. Il conviendra aussi d'être attentif à la stabilité d'ensemble du système, notamment en matière de capacités de stockage. En France, le tempo en matière d'énergies renouvelables est donné par l'État, qui détient la compétence en matière d'appels d'offres. En tout état de cause, il est impératif d'assurer en priorité l'exécution des grands projets d'éoliens en mer déjà engagés, afin de constituer une base industrielle solide.
Enfin, sur le plan financier, la trajectoire du groupe doit rester soutenable. Le groupe a réalisé d'excellents résultats sur les deux dernières années. L'excédent brut d'exploitation (Ebitda) de 2024 avoisinait le niveau record de 2023, soit 39,9 milliards d'euros. Pour la seconde année consécutive, cet indicateur est plus de deux fois supérieur à celui de 2021, qui s'élevait à 18 milliards d'euros et était alors jugé « normatif ». EDF pourra ainsi verser un dividende à l'État au titre de l'exercice 2024. Les perspectives pour 2025 sont positives, et l'agence de notation Standard & Poor's a d'ailleurs attribué au groupe une perspective « positive » à la mi-2024.
J'ai déjà mentionné l'appui de l'État pour le nouveau programme de nouveau nucléaire en France. Il faudra donner la priorité aux investissements en France, si cela est nécessaire, et rester attentif à la rentabilité et à la maîtrise des risques liés aux engagements internationaux. Certaines cessions pourront être envisagées alors qu'EDF s'engage dans un programme d'investissement historique. C'est déjà le cas. La performance industrielle des projets et des unités constituera évidemment un levier déterminant. Les équipes seront mobilisées pour contribuer à la performance industrielle, économique et financière du groupe, qui a vocation à rester une entreprise intégrée - le projet « Hercule » n'est pas à l'ordre du jour.
L'endettement ne devrait pas nécessairement diminuer ; il importe donc de dégager des marges de manoeuvre permettant de financer, au moyen des dispositifs existants, les investissements stratégiques prioritaires. Pour les autres, une sélection rigoureuse pourra s'avérer nécessaire afin de garantir la stabilité financière du groupe.
La performance des entreprises repose sur le professionnalisme et l'engagement des salariés : c'est un atout majeur d'EDF, qui dispose d'équipes compétentes, engagées et fières - j'y serai très attentif, de même qu'à la qualité du dialogue social. La diversité des salariés et les règles d'égalité professionnelle constituent également un point fort sur lequel nous pourrons continuer de bâtir. Vous m'avez interrogé sur l'hydrogène : j'en ai produit pendant dix-huit ans ; c'est un sujet qui m'est familier et auquel je tiens. EDF dispose d'une filiale dynamique, active dans ce domaine. L'enjeu réside dans la capacité à disposer d'électrolyseurs suffisamment puissants pour répondre aux besoins futurs. Au reste, administrateur d'une entreprise sidérurgique suédoise engagée dans la décarbonation de ses activités, je ne peux constater que la difficulté principale tient à l'accès à de l'hydrogène en quantité suffisante. Vous pourrez compter sur mon engagement à cet égard et, plus largement, en faveur d'une électrification accélérée des usages et de l'adaptation concomitante du réseau aux nouvelles exigences du système électrique.
M. Franck Montaugé. - Le départ de M. Luc Rémont a révélé des divergences fondamentales entre l'État et EDF sur des sujets stratégiques : objectifs de production, planification des unités de production, trajectoires à suivre, mais aussi sur les moyens financiers nécessaires à la mise en oeuvre de ces ambitions. Le PDG sortant a mentionné des prix trop bas pour les contrats de long terme avec les industriels électro-intensifs, notamment dans le cadre des CAPN, et des exigences tarifaires ne permettant pas de couvrir les coûts complets d'EDF, ce qui compromettrait son équilibre financier. Cela mettrait en péril l'équilibre financier du groupe.
Sur ces points décisifs, qui conditionnent à la fois la performance d'EDF et la compétitivité de notre économie, quelles sont les exigences de l'État dans le cadre du mandat qui pourrait vous être confié ? Je suppose que des échanges ont eu lieu sur le contenu de votre mission. Sur quelles bases, différentes de celles ayant prévalu pour votre prédécesseur, avez-vous accepté ce mandat ?
M. Jean-Claude Tissot. - Parmi les chantiers à venir figure la construction des six futurs réacteurs EPR2. J'aimerais savoir dans quelle mesure l'expérience acquise avec les EPR de première génération, notamment à Flamanville, sera mobilisée pour les chantiers des EPR2. La Cour des comptes, dans son rapport de janvier dernier, s'est montrée réservée. Elle rappelle que la recommandation qu'elle avait formulée en 2020 - calculer la rentabilité prévisionnelle de Flamanville 3 et en assurer le suivi - n'a toujours pas été appliquée. De l'extérieur, on peut avoir le sentiment que l'on s'engage dans de nouveaux chantiers sans avoir tiré toutes les leçons du passé. Pouvez-vous nous rassurer ?
Par ailleurs, faut-il selon vous considérer l'électricité comme un bien commun ? Cette approche, que je partage pleinement, conduit à décorréler le prix de l'électricité des logiques de marché.
M. Patrick Chauvet. - Étant sénateur de la Seine-Maritime, je souhaite vous interroger sur le début du chantier des premiers EPR2 de Penly : rencontrez-vous des difficultés juridiques, financières ou techniques ? Les compétences locales sont-elles au rendez-vous ? Pouvez-vous démêler le vrai du faux au sujet des articles de presse ayant mis en doute la qualité du béton utilisé ?
Par ailleurs, pourriez-vous être plus concret sur la compétitivité du groupe EDF ? Quelles marges de progrès avez-vous identifiées en matière d'organisation interne, d'efficience et de productivité ? Vous l'avez dit, c'est un enjeu décisif pour la compétitivité et pour le prix de l'électricité payé par les consommateurs.
M. Bernard Fontana. - Je tiens d'abord à exprimer mon respect pour les anciens présidents d'EDF que sont Jean-Bernard Lévy, le premier avec qui j'ai travaillé, Luc Rémont et Henri Proglio, qui m'a également prodigué des conseils bienveillants.
Les électro-intensifs, notamment ceux consommant environ 40 TWh, sont l'industrie de l'industrie - ils produisent souvent les matières premières des autres filières - et consomment de l'électricité en continu. Il est donc nécessaire d'identifier des marges de manoeuvre pour leur permettre de poursuivre leur activité. Un effort sur 40 TWh, rapporté à la taille d'EDF, n'est pas considérable.
Nous disposons de retours d'expérience de Flamanville 3. Par exemple, le générateur de vapeur est conservé en l'état, car il fonctionne bien ; la cuve reste quasiment identique. Nous avions calculé que, pour être à l'heure, le générateur de vapeur devrait être lancé le 24 mai 2024 ; c'est bien à cette date que Framatome, EDF et les autorités de sûreté ont donné leur feu vert. Le tissu industriel est donc en ordre de marche.
Certes, la décision finale d'investissement n'a pas encore été prise, mais s'agissant d'une industrie de compétences, il n'est pas envisageable de recruter en faisant du stop and go. La montée en cadence permet d'enclencher les effets de standardisation et de réduction des délais, le lead time.
Avec Arabelle Solutions, nous avons constaté que les équipements livrés au Royaume-Uni prennent 52 mois de plus qu'ailleurs. Pourquoi ? Parce qu'il y a 26 500 contrôles à points d'arrêt au Royaume-Uni, contre 500 sur les standards internationaux. Cela ne signifie pas que le système britannique est mauvais, mais il illustre l'importance du lead time : passer d'un nucléaire en gestion de parc à un nucléaire en construction active ouvre des gisements d'efficacité.
Nous tirons donc les enseignements de Flamanville 3 : nous procédons aux recrutements pour disposer des compétences ; nous structurons désormais la maîtrise d'ouvrage et la maîtrise d'oeuvre, ce qui n'était pas le cas précédemment. Nous nous appuyons sur une approche partenariale plutôt que sur des contrats punitifs qui incitent chaque partie à se protéger au lieu de délivrer. L'histoire montre que notre parc a été construit grâce à ce type d'approche.
Sur le béton de Penly, j'ai interrogé mes collègues : il n'y a pas de problème à ce stade, même si des marges de progrès existent. Là comme ailleurs, nous devons figer les standards, définir un fonctionnement efficace avec les ingénieries et développer le lead time.
Autre enseignement de Flamanville 3 : nous savons que la construction sera plus difficile, aussi Framatome a recruté des soudeurs spécialisés en amont et a travaillé avec EDF sur la mise au point des procédés de soudages pour être prêts à temps ; et ces équipes sont désormais disponibles - il a été proposé d'installer leur base arrière à Cordemais.
Le premier réacteur sera sans doute plus difficile à construire que les suivants, car il faudra réapprendre cette capacité de construction, mais l'effet de série jouera rapidement. À Hinkley Point, la construction du deuxième réacteur avance 30 % plus vite que celle du premier. C'est dans le lead time que réside notre marge de manoeuvre principale - et le respect des délais allège aussi les difficultés de financement.
Mme Martine Berthet. - Je souhaiterais revenir sur la situation des industriels hyper-électro-intensifs. Les CAPN qui leur ont été proposés nécessitaient des avances en tête trop importantes et donc inenvisageables pour eux. Ne faudrait-il pas travailler sur des CfD bilatéraux plus adaptés à leur réalité ? Ne pourrait-on consacrer l'année 2026 à ce travail ?
Vous avez également annoncé le lancement de la phase 2 d'Exeltium. Cette mise en oeuvre doit intervenir très rapidement - dans le prochain mois, même -, car elle conditionne le montant de l'avance en tête. C'était une attente majeure des industriels hyper-électro-intensifs : je me réjouis donc de cette annonce.
Il est positif de constater les résultats encourageants d'EDF. Ces résultats sont nécessaires pour mettre en oeuvre le programme nucléaire, que je soutiens, notamment dans le cadre du compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État » (CAS PFE). Mais il ne faut pas que ces bons résultats se fassent au détriment des industriels hyper-électro-intensifs, qui ont besoin d'un prix leur permettant de rester compétitifs. Dans mon département de la Savoie, l'un de ces industriels arrête son activité quatre mois par an, en hiver, alors qu'il aimerait pouvoir produire toute l'année. Or les incertitudes sur la durée des compensations carbone s'ajoutent à leurs difficultés.
Si vous pouviez approfondir le recours aux CfD bilatéraux, avec des avances en tête allégées, ce serait, pour eux, une vraie réponse.
Mme Viviane Artigalas. - Je souhaite revenir sur la question de la mise en concurrence des concessions hydroélectriques. Vous avez indiqué que le régime d'autorisation était engagé, sans aller plus loin. Ce sujet traîne depuis longtemps : un blocage persiste. Pourquoi, selon vous ?
Nos territoires attendent ces investissements. Nous tenons à conserver notre opérateur historique sur ces concessions. Envisagez-vous un autre dispositif, comme celui de la quasi-régie ou celui évoqué par notre collègue Daniel Gremillet ?
M. Yannick Jadot. - Quelle forme de vertige peut ressentir un candidat à la présidence d'EDF, confronté à l'état de l'entreprise et aux injonctions parfois contradictoires qu'on lui adresse ? !
Prenons Flamanville : douze années de retard, plus de 20 milliards d'euros de surcoût si l'on inclut les intérêts intercalaires ; même constat en Finlande ou à Hinkley Point : presque dix ans de retard et plusieurs milliards d'euros supplémentaires à chaque fois. Pourtant, le discours politique pousse à en construire six, puis huit, voire dix ou quinze, comme si la rationalité économique ou financière importait peu dans ce secteur.
À l'échelle des décennies à venir, on voit mal comment le résultat net du groupe pourrait suffire à couvrir les investissements à réaliser : le Grand Carénage, le centre industriel de stockage géologique (Cigéo), les projets à l'étranger, etc. EDF va devoir investir massivement, sans en avoir les ressources propres. Comment intégrer, dès lors, les recommandations de la Cour des comptes ? Celle-ci alerte, par exemple, sur le projet Sizewell, estimant que l'on ne peut s'y engager sans traiter au préalable la question de l'exposition financière d'EDF.
Je sais que vous n'étiez pas en poste à l'époque, mais Hinkley Point a tout de même conduit à la démission du directeur financier du groupe. Sur les EPR2, vous avez admis que les retours d'expérience des EPR ne s'appliquent pas entièrement, puisque l'EPR2 est un nouveau réacteur, au design différent. Vous disposez de retours d'expérience en matière de compétences, de formation, mais pas sur le réacteur lui-même. Dès lors, comment EDF intègre-t-elle ces incertitudes dans sa stratégie, au-delà des capacités d'investissement, en matière de rentabilité ?
Le départ de M. Luc Rémont illustre, en partie, des divergences entre l'État et EDF concernant la rentabilité du nucléaire amorti et le prix du MWh. Or, pour le nouveau nucléaire, le coût dépasse sans doute 100 euros par MWh. Comment garantir la rentabilité d'EDF dans ce cadre ?
Par ailleurs, pourquoi ne pas adopter la quasi-régie, qui permettrait à la fois de garder la main et d'éviter la mise en concurrence ? Vous dites vouloir consacrer une part de votre temps personnel aux énergies renouvelables, mais ce n'est pas l'enjeu. Ce qui compte, c'est la part réelle d'investissement d'EDF dans les énergies renouvelables en France. Les EPR2 ne produiront pas avant 2040, au mieux. Que fait-on, d'ici là, pour satisfaire la demande croissante en électricité ?
M. Bernard Fontana. - Je constate que les électro-intensifs ont trouvé un porte-parole en la personne de Philippe Darmayan, que je connais bien - il m'a succédé et a géré le contrat Exeltium 1 que j'avais négocié... Je pense qu'il est possible d'ouvrir rapidement une fenêtre de tir pour ceux qui souhaitent conclure dès maintenant. D'autres préféreront peut-être attendre l'évolution des prix sur le marché : il faudra peut-être une deuxième fenêtre plus tard. Quant aux formules contractuelles, rien n'est exclu. Ce qui importe, c'est d'agir vite : ces industries ont besoin de visibilité pour allouer leurs investissements. Je porterai donc une attention particulière à Exeltium 2, qui comporte des enjeux de financement importants.
Sur la question des concessions hydroélectriques, le blocage dure depuis une quinzaine d'années. L'investissement y est difficile, en raison des discussions complexes avec la Commission européenne. Deux voies sont envisageables : le régime d'autorisation ou la quasi-régie. Les équipes d'EDF sont attachées au régime d'autorisation. Il semble qu'une ouverture se dessine, à condition d'accepter un système de prix sur une partie de la production. En tout état de cause, la priorité est claire : investir dans l'hydroélectrique et en garder la maîtrise opérationnelle, quel que soit le cadre retenu. Il est temps d'explorer cette piste.
Ai-je le vertige ? Non, mais j'ai pleinement conscience des enjeux. Il s'agit de projets de long terme, qui exigent anticipation et solidité. Il y a eu de nombreux rapports sur les compétences nécessaires. Framatome, par exemple, recrute 2 500 personnes par an, que nous formons progressivement. Les retours d'expérience concernent non seulement les chantiers, mais aussi les réacteurs eux-mêmes, monsieur le sénateur Yannick Jadot. Certaines de nos équipes ont déjà démarré quatre EPR. Il existe certes des différences entre ces projets, mais aussi de nombreuses similitudes. Cette génération, qui a donc démarré des EPR, existe.
Dans le projet Sizewell C, l'exposition nette d'EDF est limitée - environ 375 millions de livres. Le gouvernement britannique a beaucoup investi pour poursuivre la préparation du projet. L'objectif serait de rester un investisseur minoritaire. Il faut mesurer ce projet à l'aune de ses enjeux pour la filière nucléaire française. Ainsi, Framatome bénéficie d'un contrat, de mémoire, de 3 milliards d'euros, préfinancé par le projet - ce sont 900 millions d'euros qui sont entrés dans les comptes l'année dernière. Même chose pour les turbines Arabelle.
Comment financer tout cela ? EDF reste une entreprise robuste, entre le parc nucléaire, l'hydroélectricité et les énergies renouvelables. Le rythme des investissements dans ces dernières dépend essentiellement du Gouvernement, puisque ce sont les appels d'offres publics qui fixent la cadence.
EDF s'est fixé une trajectoire financière : maintenir un endettement financier net rapporté à l'Ebitda inférieur à 2,5 d'ici à 2027 ; à la fin de l'année dernière, ce ratio était de 1,49. Cet objectif repose sur l'efficacité opérationnelle, la sélectivité dans les investissements et une concentration sur les projets stratégiques, d'abord en France.
Il existe un chemin industriel. Il n'est pas simple, mais nos anciens l'ont trouvé. J'ai relu ce week-end les inquiétudes de ceux qui ont lancé le programme nucléaire français : ils s'inquiétaient déjà du financement, des compétences, de la stabilité du réseau. Et pourtant, ils ont écrit une page dont nous sommes fiers aujourd'hui.
Nos équipes sont confrontées à un défi similaire, mais je n'ai pas le vertige, car le groupe EDF est composé d'équipes extrêmement professionnelles, engagées, et c'est un atout que nous devons préserver et renforcer.
M. Franck Menonville. - On connaît la localisation des six premiers réacteurs EPR 2. Pouvez-vous nous en dire davantage sur la stratégie concernant les huit suivants, voire sur leur localisation potentielle ?
Ma deuxième question porte sur le projet Cigéo, qui touche particulièrement mon département, la Meuse. Dans la perspective de relance de la filière nucléaire, ce projet est-il, en l'état, suffisamment dimensionné pour répondre aux volumes de déchets nucléaires à venir ?
Ma troisième question porte sur la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE). Le mix énergétique devient un enjeu politique majeur. Certains experts estiment que la place accordée aux énergies alternatives est trop importante, au détriment de la cohérence du système électrique. D'autres rappellent que les réacteurs nucléaires ne peuvent pas servir de variable d'ajustement sans accélérer leur vieillissement. Quelle est votre analyse de cette situation ? Vous serez, si votre nomination est confirmée, au coeur de cet enjeu national et européen de souveraineté énergétique, indissociable de notre stratégie de réindustrialisation.
M. Philippe Grosvalet. - Vous n'avez pas tout à fait répondu à notre collègue Franck Montaugé sur ce qui a permis de sceller un accord avec votre actionnaire principal. Nous avons besoin de transparence pour nous projeter dans le temps long et éviter une gouvernance au fil de l'eau.
Le département de Loire-Atlantique est un territoire moteur de la transition énergétique. Nous y avons implanté le premier parc éolien offshore et les Chantiers de l'Atlantique y construisent les plus grandes sous-stations pour les parcs éoliens en mer. Toutefois, nous avons encore une centrale à charbon, dont la reconversion est prévue par la loi du 14 avril 2025 visant à convertir des centrales à charbon vers des combustibles moins émetteurs en dioxyde de carbone pour permettre une transition écologique plus juste socialement. Vous avez évoqué Cordemais à propos d'un site de Framatome, mais avez-vous connaissance du magnifique projet Ecocombust 2 ? Quelles sont, plus largement, vos intentions pour le site de Cordemais ?
M. Fabien Gay. - Vous restez prudent dans vos réponses, ce que l'on peut comprendre, mais nous, parlementaires, souhaitons des réponses plus précises, d'autant que vous arrivez à la tête d'EDF dans un contexte particulièrement complexe, marqué par le limogeage du précédent PDG par le Président de la République.
EDF est soumise à des injonctions contradictoires, puisqu'il s'agit à la fois d'un service public, notamment pour les électro-intensifs - Luc Rémont parle d'EDF comme d'une « banque de subventions » pour eux, car le prix de l'énergie doit être très compétitif -, et d'une entreprise à laquelle on demande de dégager des marges pour investir dans le nucléaire et les énergies renouvelables, dans un marché totalement libéralisé. Ce double impératif est intenable.
Sur le nouveau nucléaire, tous les projets européens sont subventionnés à 75 %. En France, l'État envisage une participation limitée à 50 %. Il manquerait donc 20 milliards d'euros pour lancer les six premiers EPR2. Quel accord avez-vous trouvé avec l'État et la Présidence de la République sur cette question cruciale du financement ?
Vous avez mentionné le régime d'autorisation et la quasi-régie, mais la piste d'un équivalent du dispositif de l'Arenh pour l'hydroélectricité est également évoquée ; l'écartez-vous ?
Vous avez parlé du dialogue social. EDF a une longue histoire, et l'entreprise actuelle n'est plus celle de Roger Gaspard ou Marcel Boiteux, qui était un service public et qui avait développé le nucléaire grâce à ses fonds propres et aux factures d'électricité ; les salariés qui font sa force relèvent toujours du statut particulier des industries électriques et gazières (IEG) institué dans l'après-guerre. Comment comptez-vous faire vivre ce dialogue social ?
M. Bernard Fontana. - Les sites des six premiers EPR2 sont effectivement connus : Penly, Gravelines et Bugey ; je ne connais pas encore les huit suivants.
Sur les quelque 500 000 mètres cubes de déchets nucléaires, seuls 3 % sont à haute ou moyenne activité à vie longue. La vraie question est donc celle du tri : il faut stocker uniquement ce qui le nécessite. C'est d'ailleurs l'objectif du projet de Fessenheim, qui comporte un centre de tri destiné à récupérer jusqu'à 85 % de déchets à très faible activité. Le tri constitue, à mon sens, un levier majeur dans la gestion de ces déchets.
Les réacteurs nucléaires sont conçus pour moduler leur puissance, parfois deux fois par jour, jusqu'à 20 % ou 25 %. En revanche, ils ne peuvent s'arrêter et redémarrer instantanément ; une journée est nécessaire. Une étude plus approfondie, l'Outlook 360, est en cours, y compris sur les circuits secondaires, plus sensibles à ces cycles. L'an dernier, on a atteint 30 TWh de modulation, contre 17 à 20 TWh historiquement. Ce sujet mérite un traitement technique sérieux, notamment avec les leviers de la consommation, du stockage, et l'hydroélectrique.
La prévision de la demande est difficile. Aux États-Unis, par exemple, la croissance des centres de données a fait exploser les prévisions initiales. Il est donc plus prudent de prévoir une abondance, car les travaux d'infrastructures énergétiques prennent du temps, alors que les besoins apparaissent vite.
Outre le respect que je porte à mon prédécesseur, j'essaie de bâtir dans la continuité. Peut-être ai-je une sensibilité particulière pour les électro-intensifs, parce que j'en ai été un, et je le suis d'ailleurs encore, avec les sites de Framatome à Ugine et à Jarry. Ces industries produisent les matières premières, elles sont l'industrie de l'industrie. Il faut donc leur garantir un accès compétitif à l'électricité.
L'électricité, vous l'avez dit, n'est pas un bien anodin, il faut en tenir compte. Il est impératif de se donner des marges de manoeuvre, d'exécuter avec rigueur et, si nécessaire, d'arbitrer en priorisant la France.
J'ai suivi le projet Ecocombust 2, et j'ai cru comprendre que le projet n'a pas abouti - son coût était estimé à 1,5 milliard d'euros. Je suis conscient de la dimension humaine de la question, puisque sur le site on compte 330 salariés EDF et 170 sous-traitants. Le texte voté nous impose de reprendre l'analyse ; les équipes s'y attellent activement.
Sur l'hydroélectricité, peut-être faut-il imaginer un CAPN hydraulique, plutôt qu'un équivalent du dispositif de l'Arenh, ou un autre dispositif. L'important est de préserver le contrôle de l'outil industriel, tout en permettant un partage équitable de la valeur sur une part raisonnable de la production. C'est un point de discussion notamment avec la Commission européenne. Si un effort doit être fait, il peut être fait. C'est, je le crois, le sens d'une prise de parole récente de Luc Rémont sur le sujet.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Et sur le dialogue social ?
M. Bernard Fontana. - J'y suis très attaché. Chez Framatome, j'ai essayé d'assister à tous les comités sociaux et économiques centraux (CSEC). Je respecte profondément les partenaires sociaux. Je n'ai aucun doute sur notre capacité à faire vivre un dialogue social au sein du groupe EDF.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Devant la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, présidée par notre collègue Olivier Rietmann, certains de vos homologues nous ont indiqué que ces aides étaient vitales pour rester compétitifs dans un marché mondial, ouvert et concurrentiel. Aux questions de certains sénateurs sur le versement de dividendes à des actionnaires d'entreprises qui perçoivent des aides publiques, la réponse apportée est souvent qu'il faut rémunérer les actionnaires pour les fidéliser. Quelle est votre position sur ce sujet ?
Par ailleurs, les territoires ultramarins n'ont pas accès au nucléaire et doivent se reposer sur leurs seules capacités locales de production, ce qui entraîne des coûts beaucoup plus élevés, compensés par la solidarité nationale, à travers des dispositifs publics. Comment EDF envisage-t-elle d'atteindre les objectifs d'autonomie énergétique dans ces territoires poursuivis par l'État ?
M. Daniel Salmon. - Vous venez de nous indiquer que le prix de gros du MWh est aujourd'hui de 59 euros ; or les estimations de la Cour des comptes situent le coût de production des EPR 2 entre 90 et 100 euros par MWh. Sommes-nous en train de concevoir des machines à endettement ?
La commande publique ne porte pas seulement sur six EPR : huit supplémentaires sont envisagés. Votre prédécesseur, M. Luc Rémont, s'y était opposé. Comment gérez-vous cette demande ? Les perspectives semblent pour le moins incertaines. L'EPR2 n'est pas une simple évolution de l'EPR de Flamanville - et heureusement, au vu du fiasco de cette tête de série... qui n'a pas eu de série !
Où en est-on du design de l'EPR2 ? Il serait imprudent de lancer une construction sans plans détaillés - erreur majeure du passé. Quelles garanties apportez-vous sur la qualité de l'exécution du cahier des charges ? On a connu des cas de contrefaçon ou de falsification de certificats pour l'acier de l'EPR1. Aujourd'hui, on évoque du béton non conforme à Penly, en raison d'un taux de silice inadéquat. Il y a là un problème manifeste de sous-traitance. Comment comptez-vous garantir une chaîne de production irréprochable ?
Qu'en est-il de la capacité de refroidissement des EPR, dans un scénario climatique de 4 degrés supplémentaires à l'horizon 2050-2100 ? Quelle robustesse des installations si elles ne sont pas implantées en bord de mer - ou, si elles le sont, face à la montée des eaux ?
M. Bernard Buis. - Le rapport de la commission d'enquête portant sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050 souligne que les énergies renouvelables intermittentes ne peuvent se développer qu'à la condition de s'appuyer sur des moyens pilotables. Comment EDF envisage-t-elle d'assurer un développement raisonnable des énergies renouvelables tout en garantissant la pérennité des capacités pilotables et l'adaptation des réseaux de transport et de distribution ?
Je relaie également une question de mon collègue Frédéric Buval : quelles sont vos priorités pour assurer une fourniture d'électricité fiable et durable dans les territoires d'outre-mer, qui doivent faire face à des défis spécifiques ?
M. Bernard Fontana. - Les aides publiques existent : le plan France 2030, par exemple, a permis à Framatome d'accélérer certains projets ; le crédit d'impôt recherche (CIR) constitue également un avantage compétitif précieux, qui attire la recherche industrielle en France. Quant à la question des dividendes, elle ne se pose pas pour EDF, qui est une entreprise entièrement publique.
Chez EDF, c'est la direction Système énergétique insulaire (SEI) qui s'occupe des territoires ultramarins, qui bénéficient d'un mécanisme de solidarité nationale d'environ 2,5 milliards d'euros. L'objectif est clair : garantir la disponibilité de l'électricité tout en poursuivant sa décarbonation. Actuellement, la part de production décarbonée avoisine 50 %, avec des disparités régionales. Certains sites appellent une attention renforcée.
Il y a différents mécanismes de prix, mais les projets nucléaires s'appuient, en Europe comme ailleurs, sur des CfD, qui sécurisent le financement. Le nucléaire nécessite un effort initial considérable, mais il produit ensuite pendant soixante à quatre-vingts ans. La rentabilité s'apprécie donc dans la durée.
Vous avez évoqué les fraudes, ce que l'on appelle dans notre jargon les CFSI, pour Counterfeit, Fraudulent and Suspect Items. Une vigilance maximale s'impose. Des équipes spécialisées sont en place pour détecter, analyser, remonter les anomalies. Souvent, il s'agit d'erreurs humaines - une signature au mauvais endroit, par exemple. Mais l'ensemble de la filière est aujourd'hui mobilisé. Chez Framatome, nous avons mis en place un socle de valeurs, dont l'intégrité : avoir confiance, dire les choses, assumer les problèmes, les résoudre. La transparence est la clé d'une relation partenariale saine avec les fournisseurs.
S'agissant de l'impact du changement climatique, le groupe EDF a lancé le programme Adapt, lequel vise à évaluer finement l'évolution des températures, les effets sur les pompages et sur les rejets thermiques. Des solutions techniques existent, à l'instar des tours aéroréfrigérantes, mais ces technologies doivent être déployées suffisamment tôt.
Vous avez raison de souligner l'importance du rôle des réseaux. Le cadre de la septième période du tarif d'utilisation des réseaux publics d'électricité, dit Turpe 7, prévoit un effort d'investissement important, passant de 4,8 milliards d'euros à 6,4 milliards d'euros par an. Un tiers concerne la modernisation des réseaux anciens, le reste est orienté vers l'accueil des énergies renouvelables et l'électrification des usages.
L'équilibre global repose sur une production pilotable robuste, renforcée par des systèmes de secours, notamment hydrauliques et thermiques, capables de réagir en quelques secondes. Ainsi, grâce aux turbines à combustion (TAC), la France a injecté 1 GW en quelques minutes en réponse à la défaillance espagnole. C'est cette architecture qu'il faut préserver. L'année dernière, EDF a exporté 89 TWh : ce chiffre illustre notre capacité à équilibrer le réseau à l'échelle européenne.
Mme Anne Chain-Larché. - Hier, avec mes collègues Pierre Cuypers et Olivier Rietmann, nous avons reçu le Medef de Seine-et-Marne ; ces entrepreneurs, surtout des dirigeants de PME, nous ont fait part de leur désarroi face à l'explosion des coûts de l'électricité et au diktat des distributeurs. Certains envisagent de cesser leur activité. Vous avez évoqué dans votre propos liminaire des contrats adaptés : que pouvez-vous concrètement proposer à ces chefs d'entreprise ? EDF est-elle en mesure de contractualiser directement avec eux et de réguler les coûts de distribution dont ils sont otage ?
M. Christian Redon-Sarrazy. - Le photovoltaïque prend une place croissante dans les territoires, mais les projets, souvent de taille raisonnable, se heurtent à un obstacle récurrent : le raccordement. Les postes sources sont saturés. Les coûts du renforcement de ces derniers sont si élevés qu'ils rendent certains projets non viables, surtout pour les petits porteurs. Cela favorise les grands acteurs industriels. Comment EDF peut-elle améliorer la planification territoriale pour répondre aux attentes locales tout en respectant les objectifs nationaux ?
M. Vincent Louault. - Je comprends vos précautions oratoires : chez EDF, on ne dit pas les choses. Nous espérons donc vous revoir pour poursuivre ce dialogue. Avec vous, on sent que le « cheval de course » a connu l'industrie réelle, contrairement à bien des ingénieurs - j'ai donc plutôt confiance en vous.
Ma question sera directe : EDF est-elle encore capable de construire une centrale nucléaire ? Peut-elle encore porter une mission d'assistance à maîtrise d'ouvrage (AMO) ?
Je vous pose la question après avoir auditionné 90 personnes dans le cadre d'un rapport pour le secrétariat général pour l'investissement (SGPI) sur l'énergie décarbonée. Ce rapport est sous embargo, car il ne correspondait pas au calendrier de la stratégie hydrogène...
Je suis également inquiet de la stratégie d'EDF Renouvelables. Elle multiplie les projets à l'étranger, parfois en partenariat avec BlackRock ou des fonds de retraite québécois. Est-ce là le rôle d'un opérateur public français ? Et pendant ce temps, d'anciens cadres de RTE rejoignent des postes à New York...
Enfin, je ne crois pas que le problème d'EDF soit financier. On oublie que les seuls dispositifs publics d'aide à l'éolien et au photovoltaïque coûteront, au titre de la contribution au service public de l'électricité (CSPE), entre 10 milliards et 15 milliards d'euros par an sur les quinze prochaines années. C'est le prix d'un EPR par an. En cinq ans, on rembourse la dette d'EDF ! Que l'État commence donc par balayer devant sa porte.
Mme Micheline Jacques. - En tant que présidente de la délégation sénatoriale aux outre-mer, je ne reviendrai pas sur les propos déjà tenus.
La stratégie de verdissement d'EDF dans les zones non interconnectées (ZNI) repose sur le remplacement des centrales au fioul par des unités à biocarburants. À Saint-Barthélemy, un projet est prêt depuis plusieurs années, la Commission de régulation de l'énergie (CRE) a donné son feu vert, mais le Gouvernement bloque toujours la conclusion de cette programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE). Quelles sont vos marges de manoeuvre pour débloquer cette situation ?
Par ailleurs, le taux de déploiement du photovoltaïque reste très faible dans ces territoires, alors même qu'ils bénéficient de plus de 90 % de jours d'ensoleillement par an. Allez-vous revoir cette stratégie ?
M. Bernard Fontana. - Les TPE, si elles le souhaitent, peuvent bénéficier des tarifs réglementés. Ce tarif inclut une part énergie, une part transport et une part taxes. Actuellement, la part énergie est de 80,32 euros par MWh. Avec les évolutions en cours, on anticipe une baisse, dans une fourchette de 68 à 82 euros, vraisemblablement plus proche de la valeur basse. Les entreprises qui choisiraient ce tarif bénéficieraient ainsi d'un effet d'écrêtement.
Plusieurs effets sont à noter. D'une part, le prix est lissé sur deux ans : il porte encore la trace des pics passés, mais cette surcote disparaîtra au 1er janvier 2026. Par ailleurs, si certaines PME souhaitent signer des contrats spécifiques, je suis tout à fait disposé à le faire, si je suis confirmé. Il faudra alors procéder à ce que j'appelle un deep dive, un examen approfondi : pourquoi est-ce si complexe ? Que peut-on faire pour simplifier l'expérience du client ?
Vous avez évoqué les difficultés de raccordement dans le photovoltaïque. Mes collègues d'Enedis m'ont transmis une note : en 2019, 2 GW d'énergies renouvelables étaient raccordés ; en 2024, ce sont 5,5 GW. Il y a donc une progression nette. Un effort conséquent est engagé, même si le retard accumulé reste à combler. Il reste encore des temps d'attente importants.
Est-ce qu'EDF est encore capable de construire une centrale nucléaire ? Je le pense, à condition de tirer pleinement les enseignements du passé. Lorsque EDF doute, elle tend à alourdir les clauses contractuelles, à tout internaliser. Il faut changer de logique : travailler avec nos partenaires industriels - Framatome, Arabelle Solutions, et d'autres. C'est cette approche partenariale qui peut débloquer le système. Oui, les industriels français sont au rendez-vous. C'est en les mobilisant que nous pourrons réussir.
Concernant les projets internationaux, EDF a enregistré un write-off de près de 1 milliard d'euros aux États-Unis l'an dernier dans le domaine des renouvelables. Je ne suis pas convaincu qu'il faille réitérer l'opération. La sélectivité est nécessaire. Ce n'est pas interdit. Certains projets peuvent être utiles pour se positionner stratégiquement, mais il faut être attentif à l'engagement, à la maîtrise des risques et à la rentabilité.
Sur les ZNI, vous m'avez signalé des blocages. Pourtant, une unité de production à biomasse liquide vient d'être inaugurée à la centrale du Port-Est, à La Réunion. Cela prouve que c'est possible. Il faut examiner ces cas un par un, pour comprendre ce qui bloque. Je suis tout à fait disposé à le faire.
Quant au taux de déploiement du photovoltaïque dans ces territoires, il est parfois limité par des contraintes techniques. Je l'ai moi-même vécu. Si tout repose sur le photovoltaïque et qu'un nuage passe, on perd instantanément la capacité de production. Or, dans un petit territoire, on n'a pas l'amortissement spatial du réseau continental. Il faut donc doser, combiner les sources, assurer la stabilité. Telle est l'équation à résoudre.
M. Pierre Cuypers. - Je me permets de revenir sur la question ma collègue Mme Anne Chain-Larché. Hier, les chefs d'entreprise nous ont parlé d'une multiplication par quatre du prix de l'électricité ; vous n'avez pas réellement répondu à ce point.
M. Bernard Fontana. - En tant que client, je n'ai pas vu que le prix de l'électricité a été multiplié par quatre dans le passé récent, même s'il y a eu un pic dramatique, lié à la conjonction de la corrosion sous contrainte sur le parc et de la crise en Ukraine. C'était un moment exceptionnel. Mais cette période est désormais derrière nous. Je suis tout à fait prêt à examiner des cas précis : si vous souhaitez me transmettre les coordonnées de ces entreprises, je me rendrai sur place pour comprendre.
Mme Annick Jacquemet. - Je souhaite rebondir sur cette question. Un chef d'entreprise m'a transmis les chiffres suivants : 81 euros par MWh en 2019, 115 euros en 2024, soit + 42 %. Dans la même période, l'azote a augmenté de 31 %, l'argon de 101 %, l'hydrogène de 46 %. À ce rythme, ces entreprises vont délocaliser. Et nous parlons de réindustrialisation ! La première chose à faire, c'est de conserver nos industriels en France. Que pouvons-nous leur répondre concrètement ?
M. Daniel Laurent. - Il y a eu une coupure majeure d'électricité en Espagne et au Portugal. Cela peut-il se produire en France ? Sommes-nous à l'abri ?
M. Bernard Fontana. - Je me retrouve davantage dans les ordres de grandeur que vous évoquez que dans le facteur quatre.
Nous pouvons leur dire que la hausse est derrière nous. D'ailleurs, la France reste, à ce jour, le pays le plus compétitif d'Europe sur le prix de l'électricité.
La France est interconnectée avec l'Espagne via 2,8 GW de capacités : deux lignes de 225 kilovolts (kv) en courant alternatif, deux lignes de 400 kv, et une ligne en courant continu. En 2023, la France a exporté 9,4 TWh vers l'Espagne et en a importé 6,6 TWh, soit un solde positif de 2,8 TWh.
Lors de l'incident, la France importait 1 GW. L'Espagne a perdu 15 GW en quelques secondes. La cause reste inconnue pour l'instant. Il faut laisser le temps aux analyses.
La distinction est importante entre un délestage contrôlé et un black-out. En cas de black-out, l'objectif est d'îloter et de limiter l'extension des coupures. En France, lors de cet incident, les TAC ont fourni les GW manquants ; le réacteur de Golfech 1 a perçu une baisse de fréquence et s'est mis en arrêt de sécurité, tandis que le réacteur de Golfech 2 était déjà à l'arrêt. Dans notre pays, des tests d'îlotage sont organisés chaque année autour des centrales nucléaires : elles baissent leur puissance à près de 25 %, puis reprennent la main. Le taux de succès de ces exercices dépasse 90 % sur les dix dernières années. En 2023, il a atteint 94 %. Les procédures existent, elles sont éprouvées.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Je vous remercie, monsieur Fontana.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.
Vote sur la proposition de nomination, par le Président de la République, de M. Bernard Fontana aux fonctions de président-directeur général d'Électricité de France (EDF)
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Nous avons achevé l'audition de M. Bernard Fontana, candidat proposé par le Président de la République pour exercer les fonctions de président-directeur général d'Électricité de France. Nous allons maintenant procéder au vote sur cette proposition.
Le vote se déroulera à bulletin secret, comme le prévoit l'article 19 bis de notre Règlement. En application de l'article 1er de l'ordonnance n° 58-1066 du 7 novembre 1958 portant loi organique autorisant exceptionnellement les parlementaires à déléguer leur droit de vote, les délégations de vote ne sont pas autorisées.
Je vous rappelle que le Président de la République ne pourrait procéder à cette nomination si l'addition des votes négatifs des commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat représentait au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés dans les deux commissions.
Il est procédé au vote.
Audition sur la politique forestière avec Mme Anne Duisabeau, présidente de France Bois Forêt, MM. Jean Pascal Archimbaud, président de la Fédération nationale du bois, et Mathieu Fleury, président du Comité interprofessionnel du bois-énergie
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir de recevoir ce matin : Anne Duisabeau, présidente de l'interprofession France Bois Forêt, forte d'une carrière dans les entreprises de panneaux en bois ; Jean-Pascal Archimbaud, président de la Fédération nationale du bois, qui rassemble les entreprises de la première transformation et président du groupe Archimbaud, producteur de palettes et de granulés dans les Deux-Sèvres ; et Mathieu Fleury, président du Comité interprofessionnel du bois énergie (Cibe), organisme compétent pour le chauffage collectif et industriel - je rappelle que deux tiers du bois récolté en France sont utilisés en bois énergie, en comptant les coproduits et l'autoconsommation.
Votre venue inaugure les travaux de la mission d'information sur la compétitivité de la filière forêt-bois. Par « compétitivité », il faut bien sûr entendre l'ambition de mener de front la création de valeur et la décarbonation sans jamais sacrifier l'une à l'autre, dans l'esprit du rapport Draghi. La filière forêt-bois se prête pleinement à cette logique en tant que puits de carbone, d'une part, et parce qu'elle fait face au défi de l'adaptation au changement climatique, d'autre part.
Nos collègues Anne-Catherine Loisier, du groupe Union Centriste, et Serge Mérillou, du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, seront les rapporteurs de cette mission.
Ils essaieront de résoudre un paradoxe bien connu : la France dispose d'une ressource forestière abondante et croissante, avec plus de 17 millions d'hectares de forêt, contre 11 millions d'hectares en Allemagne, mais la filière française bois-forêt affiche un déficit commercial chronique de 7 milliards d'euros par an, quand l'Allemagne, elle, dégage un excédent de 3 milliards d'euros.
Nous connaissons tous le constat d'une mauvaise valorisation de la ressource : « on exporte des grumes, on importe des meubles ». Malgré les recommandations de nombreux rapports sur la gestion plus dynamique de la forêt privée, la solidarité accrue des maillons de la filière, l'allongement de la durée de vie des produits bois, l'adaptation de l'outil de transformation aux essences d'avenir, ou la bonne valorisation des coproduits, les résultats sur la balance commerciale tardent à se concrétiser.
Madame la présidente, messieurs les présidents, quels sont selon vous les leviers prioritaires à activer et les verrous majeurs à lever pour renforcer la compétitivité de la filière forêt-bois ? Pourriez-vous les classer par ordre d'importance et nous aider à distinguer l'essentiel de l'accessoire ?
Il nous a paru opportun, en cette année 2025, de dresser le bilan des politiques publiques conduites en faveur de la filière, au terme de cinq années marquées par une mobilisation financière inédite dans le cadre de France Relance, de France 2030 et de la planification écologique, lointains héritiers du Fonds forestier national.
L'année 2024 a aussi été marquée par les jeux Olympiques de Paris et la réouverture au public de Notre-Dame de Paris, deux événements mondiaux qui devaient être des vitrines pour le matériau bois, à travers la charpente de la cathédrale et le village olympique.
Enfin, alors que l'actualité politique des derniers temps risque de nous enfermer dans le court-termisme, cette mission d'information sur la forêt et la filière bois, qui s'inscrivent par nature dans le temps long, peut nous aider à retrouver le sens de la durée.
Je vous donne sans plus tarder la parole, après quoi la parole sera donnée aux rapporteurs pour de premières questions puis aux autres sénateurs de la commission.
Je rappelle que cette table ronde est retransmise en direct sur le site du Sénat.
Mme Anne Duisabeau, présidente de l'interprofession France Bois Forêt. - Mesdames, messieurs les sénateurs, je voudrais, en préambule, planter rapidement le décor et rappeler quelques chiffres concernant notre filière. Aujourd'hui, la filière bois française emploie 419 000 personnes, soit à peu près autant que la filière automobile française. Elle demeure pourtant peu visible, alors même qu'elle constitue un atout majeur pour la structuration des territoires. Il est évident que la transformation du bois ne se fait pas place de la Concorde, à Paris. Elle s'inscrit dans une dynamique territoriale concrète, ce qui, dans le contexte actuel, revêt une importance capitale pour notre pays.
Deuxième élément : la filière génère une valeur ajoutée considérable, de l'ordre de 30 milliards d'euros, en progression constante ces dernières années. Les politiques publiques, en particulier les investissements industriels soutenus par l'État, ont permis d'accroître cette valeur ajoutée de près de 3 milliards d'euros.
Mme la présidente a évoqué tout à l'heure le déficit chronique de notre balance commerciale. Lorsqu'on l'analyse en détail, ce déficit tient essentiellement à deux postes : le meuble, d'une part, et la papeterie, d'autre part. Le secteur du meuble, profondément transformé au cours des vingt dernières années, a connu une réindustrialisation marquée en Europe centrale. Aujourd'hui, les importations proviennent à la fois d'Europe et du grand export. Le déficit y est structurel et spécifique. Quant à la papeterie, elle demeure également très déficitaire en matière de commerce extérieur.
Si l'on se concentre sur la transformation du bois en France - c'est-à-dire la scierie et la valorisation des bois d'oeuvre -, l'évolution est positive depuis cinq à six ans. La balance commerciale s'est améliorée de 1,7 milliard d'euros, signe clair d'un mouvement de réindustrialisation de la scierie en France.
Ce redressement repose sur deux leviers principaux.
Le premier, c'est la valorisation du bois. La forêt française, morcelée et à 75 % privée, présente une grande diversité d'essences. Son principal défi réside dans la mobilisation du bois. Tout investissement, petit ou grand, nécessite une ressource disponible, stable et sécurisée sur quinze à vingt ans. Il est impossible de s'engager sur l'avenir sans visibilité sur l'approvisionnement. La massification de la ressource constitue donc un enjeu stratégique.
Le second levier, ce sont les débouchés et l'évolution des cadres réglementaires. Ce qui tire aujourd'hui la forêt française, c'est bien sûr le bois d'oeuvre, destiné en priorité à la construction. Ce segment a profondément évolué ces quinze dernières années. Les premières transformations françaises produisaient des matériaux peu élaborés, à faible valeur ajoutée. Notamment grâce aux investissements massifs dans le séchage, les produits sont désormais bien plus finis, compétitifs et au niveau de ceux de nos partenaires autrichiens et allemands.
Un exemple concret : le CLT (panneaux de bois lamellés croisés), un produit à forte valeur ajoutée destiné à la construction bois. Pour la première fois, les importations de bois autrichien ont reculé de plus de 24 % en France. Cela prouve que, en l'espace de dix ans, nous avons su bâtir une filière compétitive.
Cette dynamique positive s'incarne également dans des réalisations emblématiques. Mme la présidente l'a rappelé, la filière a été fortement mobilisée pour la reconstruction de la charpente de Notre-Dame, un chantier mené en cinq ans. Ce projet a nécessité une coordination rigoureuse et un engagement collectif, démontrant que la filière est désormais structurée, professionnelle et apte à tenir ses engagements.
Certes, des progrès restent à accomplir, mais la dynamique est enclenchée, et c'est ce qui compte aujourd'hui.
Je voulais poser ces éléments de contexte avant de céder la parole à mes deux compagnons de route, qui vous parleront plus précisément de la scierie française et de l'activité bois énergie.
Je tiens à rappeler que la filière bois ne se résume pas à la seule scierie, ni au bois énergie ni à la papeterie, pris isolément. La filière est une chaîne de valeur intégrée, composée de maillons successifs. Un morceau de bois, dès son entrée dans la chaîne, peut alimenter de multiples marchés.
Il y a deux ans, France Bois Forêt a lancé, en partenariat avec d'autres acteurs de la filière et le cabinet Carbone 4, une étude visant à cartographier les flux de bois au sein de la filière. Ce travail, très illustratif, met en lumière les liens étroits entre les différents segments. Il n'existe pas, d'un côté, le bois énergie, et de l'autre, la scierie : tout est lié. Une intervention sur un segment a des répercussions sur l'ensemble de la chaîne.
Autre difficulté majeure : la ressource bois est, par nature, finie. Certes, elle est renouvelable, mais chacun connaît le temps long de la forêt. Une plantation effectuée aujourd'hui ne produira ses effets que dans trente, quarante, voire cent ans pour certaines essences comme le chêne. L'industrie, elle, fonctionne sur un horizon de dix à quinze ans. Ce décalage de temporalités impose une capacité d'anticipation à très long terme.
Le bois exploité aujourd'hui est issu d'arbres plantés il y a cinquante ou soixante ans. L'outil industriel actuel répond donc à des choix passés. Les décisions prises aujourd'hui en matière de replantation ou de gestion forestière ne porteront leurs fruits que dans plusieurs décennies. Les règles mises en oeuvre aujourd'hui s'appliquent à une réalité héritée, qu'elles ne peuvent transformer que pour le futur.
C'est une donnée que nul ne peut ignorer : nous ne disposons pas d'une marge de manoeuvre infinie. On ne compense pas une pénurie de matière en achetant dix machines supplémentaires. Sans matière mobilisable, l'outil industriel reste à l'arrêt. C'est là un point capital qu'il convient de garder à l'esprit.
M. Jean-Pascal Archimbaud, président de la Fédération nationale du bois. - Je commencerai par un bref rappel historique, afin de mieux comprendre d'où nous venons. Quant à savoir où nous allons... cela reste à déterminer.
La Fédération nationale du bois a été créée juste après la Seconde Guerre mondiale, à l'époque de la reconstruction de la France. Il fallait alors reconstruire les chemins de fer, les bâtiments détruits, et mobiliser du bois en quantité importante. À cette époque, chaque commune comptait une petite scierie. Avec le temps, ces scieries communales sont devenues cantonales, puis départementales, et, aujourd'hui, quasiment régionales. Nous avons donc connu une forme de concentration, à l'image de celle observée dans le secteur agricole, où l'on est passé de dix hectares à vingt hectares, avant d'assister à une croissance exponentielle. Cette évolution nous confronte aujourd'hui à certaines difficultés : les usines, devenues très importantes, ne trouvent plus localement les ressources nécessaires à leur fonctionnement et se retrouvent, dans certains cas, dans une impasse.
Il convient également de rappeler qu'après la Seconde Guerre mondiale, le Fonds forestier national a été créé pour reboiser une partie du territoire en résineux. La France était alors très pauvre en résineux, contrairement à nos voisins et amis allemands. Pour mener à bien ce reboisement, on fit appel à des prisonniers allemands. À Verdun, par exemple, des plants autrichiens furent mis en terre par des Allemands. Résultat : un siècle plus tard, la forêt est détruite, ces plants étant inadaptés aux conditions locales.
L'évolution de la filière a également été marquée par un tournant politique important en 1981. Une grande partie de l'industrie du bois, alors moribonde à la suite des chocs pétroliers, a été nationalisée. On a ainsi créé, sous l'égide de Saint-Gobain, une filière bois qui regroupait l'essentiel des grandes industries de transformation, notamment les papeteries - celles de Facture et de Tartas - et les usines de panneaux. Ces dernières furent réunies sous l'enseigne ROL, acronyme de Rougier, Océan, Landex. On a ainsi créé un « monstre », qui a tenu quelques années. Mais le système s'est révélé non viable, et, à terme, l'ensemble de nos industries a été cédé à des groupes étrangers.
La branche papetière a ainsi été vendue à un petit groupe irlandais, Smurfit, qui est devenu aujourd'hui un leader européen du papier-carton. Les usines de panneaux ont été partiellement cédées à un industriel autrichien, Egger, aujourd'hui également leader européen, tandis que l'autre partie a été vendue à son voisin autrichien, Kronospan, devenu lui aussi un géant du secteur. Ainsi, nous avons perdu la maîtrise d'une part essentielle de notre industrie lourde de transformation du bois, celle qui valorise les bois de trituration, les bois secondaires et les plaquettes de scierie.
Jusqu'aux années 2000, un certain équilibre régnait entre les scieries de feuillus et celles de résineux. Puis, les volumes importants de résineux plantés après-guerre sont arrivés à maturité, et de grandes scieries de l'Est de la France se sont équipées de machines industrielles allemandes leur permettant de traiter des quantités industrielles de bois.
Parallèlement, le bois feuillu, historiquement utilisé pour l'ameublement et le parquet, a vu ses débouchés se réduire, notamment sous l'effet d'un basculement vers des produits composites. Le meuble, autrefois constitué de bois massif, s'est transformé : on y trouve désormais de moins en moins de bois, remplacé par du verre, de l'aluminium ou du plastique.
Ce bouleversement du marché a conduit à un rétrécissement des débouchés, et nos outils industriels ont dû s'adapter à la pression de la compétitivité, de la productivité et aux exigences environnementales.
Les contraintes pesant sur nos entreprises industrielles sont nombreuses. La plupart des sites sont classés. Bien entendu, ces installations font du bruit, génèrent de la poussière, provoquent des nuisances et suscitent des plaintes, voire des fermetures administratives. Le cas typique : une petite scierie installée au coeur d'un village, puis encerclée par un lotissement. La poussière dérange, les plaintes affluent, et la scierie finit par fermer ou par déménager - un déplacement qui n'est pas toujours simple à opérer.
Voilà donc, en quelque sorte, un aperçu de notre filière de deuxième transformation, vue dans le rétroviseur. Quant à l'avenir, il faudrait sans doute revenir à un meilleur équilibre entre feuillus et résineux. Le feuillu, en particulier, pose problème. Depuis une dizaine d'années, nous exportons massivement nos grumes à l'étranger, pour les réimporter sous forme de produits finis.
M. Mathieu Fleury, président du Comité interprofessionnel du bois énergie (Cibe). - Je suis président du Comité interprofessionnel du bois énergie (Cibe), un organisme créé voilà une vingtaine d'années pour structurer une filière alors naissante. J'interviendrai plus spécifiquement sur le développement de cette jeune filière.
Le Cibe regroupe les chaufferies collectives et industrielles. Nous parlons ici de bois déchiqueté, de produits connexes de scierie, de broyats d'emballages, de tous les sous-produits issus de l'entretien des milieux naturels, des industries, et de notre propre consommation : les palettes, par exemple. Cette activité économique valorise les ressources locales, au plus près des territoires.
Aujourd'hui, dans 8 000 installations de toute taille réparties sur l'ensemble du territoire national, cette ressource trouve un débouché. Elle se substitue aux usages industriels plus anciens, à une époque où l'industrie du papier et celle du panneau ne sont plus dans une dynamique de croissance.
Le bois énergie a donc pris le relais en matière de valorisation de ces produits secondaires. Les scieries ont pu développer des unités de granulation, qui améliorent les rendements énergétiques, la qualité de l'air des installations de chauffage domestique et collectif et densifient une matière initialement peu dense, bien moins que les combustibles fossiles, pour l'acheminer au plus près des lieux de consommation.
Il faut rappeler que le bois ne pousse pas là où vivent les hommes ni là où s'installent les industries. La logistique reste un enjeu. À ce titre, il y a lieu de regretter l'abandon progressif du fret ferroviaire. Dans les grandes industries papetières, les flux étaient historiquement organisés par train. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Il faudra pourtant remettre en place ces chaînes logistiques pour que le bois atteigne efficacement les lieux de consommation.
Sur le plan de la compétitivité, si l'on considère ensemble le chauffage collectif, le chauffage industriel et le chauffage domestique, c'est l'équivalent de 6 milliards d'euros que nous n'achetons pas chaque année à l'étranger en produits pétroliers. Ce sont 3 milliards d'euros réinjectés dans nos territoires, dans des circuits économiques courts, créateurs d'emplois locaux.
Le bois énergie, dans sa composante de chaufferie collective et industrielle, représente à lui seul 10 % des emplois de la filière forêt-bois. Ce sont environ 40 000 emplois créés ces vingt dernières années. Il s'agit d'emplois liés à l'entretien et à l'exploitation des forêts, à la gestion des chaufferies, à la maintenance des installations, qui, contrairement aux systèmes à bouton pression, comme le fioul ou le gaz, exigent de la technicité et de la main-d'oeuvre. Ce sont également des emplois pour la fabrication des chaudières, pour les bureaux d'études, pour tout un ensemble d'activités industrielles et de services.
Je souhaite également revenir sur des événements plus récents. Lors de la crise énergétique, l'État a engagé 65 milliards d'euros dans les boucliers tarifaires. Pendant cette période, la filière bois a pleinement joué son rôle. Elle a garanti la stabilité des prix et apporté une réponse compétitive aux besoins énergétiques des industriels et des usagers des réseaux de chaleur.
Certes, le bois n'est pas toujours l'énergie la moins chère à l'instant t, mais sur le temps long, il demeure, de manière incontestable, la solution la plus compétitive. Or la filière bois ne peut se concevoir que dans une logique de temps long. On ne lance pas un projet bois énergie simplement parce que le gaz est momentanément à 120 ou 200 euros le mégawattheure, alors qu'il tombera peut-être à 30 mégawattheures le mois suivant. Ce type de projet requiert une vision durable.
Le bois énergie permet aux industries, aux réseaux de chaleur, aux habitants, d'accéder à une énergie stable, compétitive et ancrée dans le territoire. Il convient de rappeler que ces réseaux de chaleur desservent les logements sociaux, les hôpitaux, les collèges, les lycées. En valorisant une ressource locale, nous offrons à l'ensemble de la collectivité un prix de la chaleur maîtrisé sur le long terme.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure de la mission d'information sur la compétitivité de la filière forêt-bois. - Je me réjouis que nous puissions, ce matin, concentrer notre attention sur l'aval de la filière bois. Jusqu'à présent, nous avons reçu à plusieurs reprises l'Office national des forêts (ONF), ainsi qu'un certain nombre d'acteurs de l'amont, mais, à ma connaissance, ce n'était pas encore le cas pour l'aval.
Comme l'a justement souligné Mme la présidente de France Bois Forêt, l'amont et l'aval sont naturellement étroitement liés. Je tiens à insister sur le fait que cette filière est très présente sur l'ensemble de nos territoires. Elle représente 420 000 emplois et maintient une activité structurante en matière d'aménagement du territoire, grâce à un maillage local dense. Elle permet à de nombreux villages et espaces ruraux de conserver une dynamique : elle offre des perspectives aux jeunes professionnels, permet de maintenir des familles sur place et participe à l'entretien de nos campagnes. Je pense notamment aux entreprises de travaux forestiers, qui connaissent actuellement beaucoup de difficultés.
Il ressort des interventions précédentes qu'une hiérarchie des usages s'impose naturellement pour les matériaux bois. En priorité, le bois de grume est destiné à des usages longs : la construction, le mobilier. Ensuite, les sections les plus petites issues de la même grume peuvent être valorisées, par exemple pour fabriquer des palettes. On parle peu des palettes, et pourtant elles jouent un rôle central dans le transport mondial, notamment maritime. La crise sanitaire liée à la covid l'a démontré : sans palette, les chaînes logistiques internationales se retrouvent paralysées.
Le bois, c'est donc à la fois la maison, la charpente, la palette, le carton, la papeterie. En dernier recours, lorsque le matériau ne peut plus être transformé, il devient bois énergie : c'est la première énergie renouvelable (EnR) en France. Un foyer sur quatre y recourt aujourd'hui pour se chauffer. Grâce aux avancées technologiques, les émissions de particules et les nuisances environnementales ont pu être significativement réduites.
Notre industrie du bois a souffert d'un manque d'investissement pendant plusieurs années. Pendant ce temps, nos voisins allemands et autrichiens continuaient à innover et à moderniser leurs outils de production. Résultat : ces dernières années, de nombreuses industries venues d'Allemagne et d'Autriche se sont implantées en France. Élue locale, j'ai moi-même été témoin de ce mouvement. Si nous disposons d'une ressource abondante, de qualité, nous n'avions pas, en revanche, un tissu industriel suffisamment solide pour la transformer.
Aujourd'hui, cette ressource est convoitée. Elle est sous tension. Tout le monde la réclame, dans un contexte de transition écologique et énergétique. Le bois est recherché à la fois pour ses qualités de matériau renouvelable, pour son excellent bilan carbone, mais aussi pour le bois énergie, sans parler des projets portés par le ministre de l'industrie pour décarboner une partie de l'appareil productif grâce à la biomasse.
Cette situation engendre un conflit d'usage qui doit nous interpeller, car qui dit conflit d'usage, dit tension sur la ressource, et, partant, hausse des prix.
Pour conclure, j'aimerais, madame, messieurs, que vous nous éclairiez sur les trois grands domaines d'usage du bois - bois construction, bois matériau au sens large, bois énergie. Quels défis identifiez-vous pour chacun de ces secteurs ? Quelles sont les difficultés auxquelles vous êtes confrontés ? Et quelles préconisations formulez-vous quant à l'évolution de vos activités ?
M. Serge Mérillou, rapporteur de la mission d'information sur la compétitivité de la filière forêt-bois. - Je suis originaire d'un département et d'une région - la Dordogne, en Nouvelle-Aquitaine -, où la forêt occupe une place centrale et où l'industrie du bois joue un rôle majeur en matière d'emploi. C'est aussi une région où les projets de biomasse se multiplient. L'ampleur de certains d'entre eux m'a d'ailleurs quelque peu surpris, compte tenu du contexte actuel de tension sur la ressource en biomasse, qu'elle soit forestière ou non.
Je souhaiterais connaître votre regard sur ces projets, en particulier les projets de pyrogazéification, qui soulèvent encore davantage d'interrogations. Comment garantir, dans ce cadre, que la valorisation énergétique ne se fasse pas au détriment d'une transformation locale, génératrice de davantage de valeur ajoutée pour nos territoires ruraux, qui doivent rester au coeur d'une transition écologique juste et orientée vers les populations locales ?
Plus largement, quelles sont vos réflexions sur la hiérarchie des usages - ce que l'on appelle parfois la « cascade des usages » -, et sur l'objectif, unanimement reconnu dans les différents rapports, d'allonger la durée de vie des produits bois ? Il y aura toujours des coproduits à valoriser sous forme de bois énergie, mais il reste préférable, tant du point de vue économique qu'environnemental, que cette valorisation intervienne en dernier recours.
Faut-il, selon vous, envisager de recourir à des outils contractuels ou réglementaires pour encadrer plus fermement cette hiérarchie des usages, afin de sanctuariser les usages de long terme du bois et de réserver aux usages énergétiques ce qui relève véritablement du coproduit ou du rebut ?
La meilleure valorisation des coproduits, par exemple pour la fabrication de panneaux isolants, constitue avant tout un défi d'ingénierie. Encore faut-il que la puissance publique définisse un cadre incitatif adapté, notamment par le biais des financements publics. Est-ce, selon vous, suffisamment le cas ? Ce cadre est-il aujourd'hui à la hauteur non seulement pour encourager l'innovation industrielle, mais aussi pour structurer des filières locales résilientes, capables de résister aux aléas climatiques et aux pressions économiques internationales ?
Toutes ces questions renvoient aux trajectoires de mobilisation du bois à l'horizon 2035-2050, car, nous le savons, nous travaillons sur un temps long. Les trois scénarios les plus récents - ceux du Secrétariat général à la planification écologique (SGPE), de Carbone 4 pour France Bois Forêt, et de l'Institut national de l'information géographique et forestière (IGN), avec l'Institut technologique Forêt Cellulose Bois-construction Ameublement (FCBA) - prévoient, à des degrés divers, une augmentation des prélèvements. Il s'agit d'adapter la forêt au changement climatique, de produire davantage de bois d'oeuvre et, ainsi, de stocker plus de carbone.
Mais encore faut-il que chaque segment de la filière progresse au même rythme. Ces scénarios impliquent également une augmentation du volume de coproduits, qu'il faudra bien valoriser, y compris sous forme de bois énergie. Comment la filière que vous représentez se prépare-t-elle à ces trajectoires ? Y a-t-il des maillons faibles dans la filière qu'il faudrait renforcer ? La forêt s'inscrit dans un temps long, alors que l'urgence climatique, elle, s'accélère. Comment comptez-vous piloter son développement, sans répéter les erreurs du passé, en pensant le renouvellement des peuplements forestiers à l'horizon 2050 et au-delà ?
Mme Anne Duisabeau. - Je souhaite d'abord revenir sur la modélisation des flux réalisée dans le cadre de l'étude menée par le cabinet Carbone 4, lancée voilà deux ans. Celle-ci a permis de réaliser un bouclage matière. Vous l'avez tous rappelé, la ressource en bois disponible est aujourd'hui finie. Il y a certes un stock, c'est-à-dire la forêt, mais, à un instant donné, sa capacité de production reste limitée. Nous ne multiplierons pas par deux notre consommation de bois, car la forêt actuelle est le fruit d'événements survenus voilà quinze ou vingt ans. Les marges de manoeuvre concernent non plus le présent, mais bien l'avenir. À présent, il faut faire avec ce que l'on a sur pied. La manière dont cette ressource est mobilisée devient donc essentielle.
L'étude Carbone 4 montre que le bois constitue un matériau idéal pour le stockage du carbone. C'est une évidence : la filière bois a un rôle stratégique à jouer dans la transition énergétique. L'enjeu consiste désormais à engager une gestion dynamique de cette filière, car la forêt sera de plus en plus soumise à des aléas : incendies dans le Sud-Ouest, pullulations de scolytes dans l'Est ... Autant d'événements difficiles à anticiper, mais face auxquels il faut être capables de réagir rapidement. Cela suppose la mise en place de cellules de crise, l'activation de leviers d'optimisation, et surtout d'éviter de laisser le bois dépérir sur pied, libérant ainsi inutilement du carbone dans l'atmosphère. C'est dans cette optique que des dispositifs sont en cours de lancement. Le travail s'organise en filière, en communauté, mais sur des bases locales, car les événements auxquels nous faisons face restent le plus souvent géographiquement circonscrits.
La gestion dynamique suppose également de considérer le stock forestier existant comme une opportunité. Le transformer en bois de construction, l'intégrer dans des poutres, des charpentes, des structures visibles ou invisibles, c'est prolonger le stockage du carbone dans le temps. Une charpente ne se change pas tous les week-ends ; elle est là pour trente, quarante, cinquante, parfois soixante ans. Ce stockage vient en compensation de la baisse de performance du puits de carbone forestier.
Chacun le sait, la forêt subit des attaques, sa croissance ralentit et la situation s'impose désormais à nous. Des efforts sont entrepris pour renouveler les peuplements, adapter les plantations, moderniser les méthodes de récolte. La stratégie de la filière repose aussi sur un changement des usages : en dix à quinze ans, il devient possible de faire évoluer les mentalités. Une porte en bois stocke du carbone pendant vingt à trente ans. Il s'agit ni plus ni moins de créer un second stock carbone au sein même des habitations.
Aujourd'hui, en France, la part du bois dans la construction s'élève à 6 % ou 7 %. Je ne dis pas qu'il faut construire uniquement en bois. Nous défendrons toujours une approche multimatériaux, qui intègre également les efforts réalisés dans d'autres filières, comme le béton, dont l'empreinte carbone est également en diminution. Pour autant, en quinze ans, la France pourrait atteindre les niveaux observés en Allemagne ou en Autriche, où le bois représente 21 % dans la construction.
Cette ambition nécessite bien sûr de la ressource. C'est pourquoi notre scénario prévoit une hausse progressive des prélèvements. Il ne s'agit pas, bien entendu, de raser la forêt française. Tel n'est pas, et n'a jamais été l'objectif. La filière comme l'industrie ont démontré depuis trente ou quarante ans leur extrême vigilance quant à la préservation de la ressource. Preuve en est, la surface forestière française s'étend aujourd'hui sur 17,5 millions d'hectares et le volume de bois sur pied a augmenté de 50 % en trente ans. Il n'y a pas de déforestation. Il y a, en revanche, une dégradation, due au changement climatique, qui rend la situation plus instable.
C'est pourquoi il faut miser sur des cycles courts, produire des biens durables, réutilisables, capables de créer ce second stock carbone. C'est cette trajectoire que nous avons amorcée avec l'État depuis six ou sept ans : investir dans l'industrie, valoriser les produits, augmenter la valeur ajoutée, transformer sur place, structurer des filières locales. Autant de leviers pour faire des territoires les piliers d'un développement cohérent et résilient.
M. Jean-Pascal Archimbaud. - Plusieurs interventions ont porté sur la hiérarchie des usages. Lorsque l'on entre dans une forêt et que l'on y coupe un arbre, la première chose à faire est de valoriser le tronc, ou du moins la partie principale, en bois de sciage. Ce sciage permet de produire pour moitié des planches, et pour l'autre moitié des sous-produits : écorces, plaquettes, sciures, qui représentent environ 50 % du volume initial. Autrefois, ces sous-produits allaient à la fabrication de panneaux ou de papier. Aujourd'hui, la plupart des scieries les valorisent en granulés de bois. C'est une excellente chose : cela permet une utilisation sur site, évite des transports inutiles et simplifie le stockage.
Quant au bois transformé en planche, on le retrouve très souvent dans des panneaux de particules. Le bois de sciage est broyé, réutilisé dans ce que l'on appelle les panneaux de process, ce qui lui donne une seconde vie. Et ce recyclage peut être répété plusieurs fois.
Enfin, l'énergie constitue le dernier niveau dans cette hiérarchie. Elle arrive après tous les autres usages industriels. On y recourt notamment avec le bois issu des rémanents de coupe, des travaux d'amélioration des peuplements, ou encore des catastrophes naturelles.
Je travaille dans le secteur depuis une trentaine d'années. J'ai connu trois tempêtes majeures et un premier grand incendie. Après une tempête majeure, il nous faut parfois stocker le bois durant sept ans. En trente ans d'activité, environ 30 % du bois que nous avons utilisé provenait d'événements climatiques extrêmes. Nous sommes désormais très bien organisés pour faire face à ces situations : dépérissements, accidents naturels, etc.
La clé est d'intervenir vite. Aussi, l'État doit nous aider à déplacer les masses. Lorsqu'un accident survient dans une région, un afflux massif de bois sature le marché local, les prix chutent et cela perturbe tout le secteur. Pour rééquilibrer, il est impératif de déplacer les stocks vers d'autres zones. Cela a été très bien fait après la tempête Klaus. À l'époque, des trains, des bateaux, des convois entiers de bois ont été réacheminés vers d'autres régions, permettant aux forêts de ces zones d'épargner leur propre ressource sur pied et de laisser les arbres continuer à croître. Le marché s'est ainsi stabilisé.
En ce qui concerne la pyrogazéification, le principe est simple : il s'agit non pas de brûler le bois, mais de le chauffer pour en extraire les gaz, puis de séparer l'hydrogène et le dioxyde de carbone. Nous avons développé un petit dispositif de pyrolyse permettant de produire de l'hydrogène à partir de granulés de bois. On introduit une tonne de bois et on obtient 80 kilogrammes d'hydrogène pur, utilisable dans des piles à combustible. Ce système fonctionne très bien. Nous envisageons d'ailleurs de l'utiliser en interne pour devenir entièrement autonomes sur le plan énergétique.
Aujourd'hui, nous transformons chaque année environ 500 000 mètres cubes de bois dans nos usines, que nous devons sécher. Cela représente quelque 250 000 tonnes d'eau à évaporer, soit un volume considérable. Pour cela, nous utilisons nos propres sous-produits. Grâce à des turbines à vapeur, nous produisons notre électricité. Nous sommes donc autonomes. Demain, nous irons plus loin encore : avec une partie de nos sous-produits, nous fabriquerons nos propres carburants pour alimenter nos camions, nos engins, bref tout ce que nous n'aurons pas pu passer à l'électrique.
Notre filière est donc aujourd'hui complètement autonome en énergie. Aucune autre filière industrielle n'en est capable. Même l'agriculture ne l'est plus. Je ne connais pas beaucoup d'exploitations agricoles capables d'assurer elles-mêmes toute leur production énergétique, de la graine au produit fini.
Il a également été question des carburants d'aviation durables, ou SAF (Sustainable Aviation Fuels). Il s'agit des futurs carburants destinés à l'aviation. Le procédé consiste à gazéifier du bois, extraire l'hydrogène et le dioxyde de carbone, puis à recombiner ces éléments pour former un hydrocarbure liquide, miscible avec les carburants fossiles. On pourrait ainsi continuer à faire voler les avions.
L'idée mérite d'être explorée et il ne faut pas s'opposer à l'innovation, mais, pour l'instant, ces projets ne sont pas tous aboutis. Cela fait dix ans que nous travaillons sur le sujet. Nous avons réussi à faire fonctionner un petit modèle, mais les mégaprojets annoncés, notamment dans le Sud-Ouest, ne sont pas encore totalement opérationnels. Il reste des incertitudes sur la qualité des carburants produits. Et pour l'aviation, on ne peut se permettre aucune erreur.
Autre point : les usines de granulés. Le secteur du bois énergie attire, depuis une dizaine d'années, de nombreuses convoitises extérieures à notre profession. On a vu arriver des fonds d'investissement, des promoteurs qui ont bâti des modèles économiques en tablant sur un prix de vente élevé de la tonne de granulés. Ils s'implantent dans une région, obtiennent des autorisations d'exploitation, obtiennent un prêt vert de la banque puis rasent la zone autour de leur usine.
Certaines usines ont été implantées dans des zones sans bois, au milieu de champs de betteraves. On s'interroge : pourquoi de tels projets ? La moitié provient de produits déjà passés par des scieries. Nous ne sommes pas toujours d'accord avec ces projets, qui sont pourtant subventionnés. Certaines installations suscitent des mobilisations locales importantes. Face à cela, nous évitons les polémiques, mais les questions sont légitimes.
J'ajoute une remarque sur l'innovation. L'innovation ne naît pas toujours de grands programmes financés à coups de centaines de millions d'euros. Elle vient souvent d'erreurs, d'observations, d'adaptation, de bon sens. Dans notre métier, nous avons encore ce bon sens paysan. Et je fais plus confiance au bon sens paysan qu'aux discours de certains grands docteurs des institutions.
Enfin, un dernier sujet mérite réflexion : la déprise agricole. Selon des rapports publiés en 2023, quelque 20 000 hectares devraient sortir de l'agriculture dans les prochaines années. Ce serait une excellente chose que d'y planter des arbres.
Mme Anne Duisabeau. - Sur le conflit d'usage, vous l'avez bien compris, la filière bois valorise d'abord la matière en tant que matériau. Ensuite, au fil des transformations successives, elle cherche à en tirer le meilleur parti, jusqu'à aboutir à une valorisation énergétique lorsque plus aucun autre usage n'est possible.
Le SAF suscite une vive inquiétude au sein de notre filière. La ressource étant limitée, l'organisation actuelle fonctionne selon un équilibre précis, et les avancées techniques viendront en leur temps. En revanche, une chose est claire : le développement de nouvelles filières ne saurait se faire au détriment des filières existantes. Toute ouverture vers de nouveaux usages doit donc se faire avec discernement, en évitant toute concurrence directe. Vous avez évoqué le terme de « compétition des usages ». De notre point de vue, il s'agit plutôt d'une succession logique de maillons. Il n'existe pas de conflit intrinsèque ; certains souhaiteraient en créer un, mais, en réalité, il n'y en a pas.
Toutefois, si l'État devait créer un nouvel appel d'air au moyen de subventions massives, dans un modèle de compétition totalement différent, les équilibres seraient bouleversés. La valeur d'une planche de bois n'a rien à voir avec celle d'un combustible destiné à l'aviation. Ce type de dispositif reviendrait à transférer du pouvoir d'achat d'un secteur vers un autre, sans considération pour la réalité du terrain.
Il ne faut pas imaginer que l'on puisse engager des chaînes de production sur quatre-vingts ans pour produire du carburant destiné à faire voler des avions sans conséquence. Cela créerait une distorsion de valeur sur le marché, provoquerait des tensions et ferait mécaniquement chuter la compétitivité de toute la filière.
Nous avons donc, sur ce sujet, une position très ferme. Le législateur fixe les orientations, indique des directions, mais comment garantit-il, dans un système contraint par la rareté de la ressource, que les autres filières continueront à fonctionner ? Voilà la vraie question.
M. Mathieu Fleury. - On parle souvent de hiérarchisation ou de compétition des usages. En réalité, il s'agit plutôt d'une articulation des usages. Chacun se respecte, et les valeurs économiques ne sont pas comparables : le bois énergie, acheté sur pied en forêt, n'a rien à voir avec le bois acheté par les scieries sous forme de mètres cubes entrant dans leurs usines. Chacun travaille à sa façon, que ce soit pour le bois énergie ou pour les scieries. Aujourd'hui, une intelligence collective territoriale prévaut, sans conflit ni hiérarchie imposée : le marché régule naturellement.
L'équilibre est rompu dès lors qu'un nouvel opérateur, régi par des règles différentes et créant une valeur ajoutée fortement subventionnée, entre dans le jeu. C'est notamment le cas pour la filière des carburants aéronautiques durables (SAF). Un tel schéma présente un risque réel de perturbation et de conflits entre les différents débouchés du bois.
Sur le sujet de la pyrogazéification, il convient de s'interroger. Des objectifs très ambitieux ont été fixés en matière de développement de gaz renouvelable, et il a été demandé à Gaz réseau distribution France (GRDF) et à GRTgaz de porter cette croissance d'injection dans le réseau. Leur réponse s'est appuyée sur les méthaniseurs agricoles, mais aussi sur la pyrogazéification, présentée comme une solution miracle. Ils annoncent 50 térawattheures injectés à l'horizon 2030, alors même qu'aucun démonstrateur industriel ne fonctionne à ce jour.
En Normandie, le projet Salamandre, porté par le groupe Engie, visait un modèle industriel à 50 000 tonnes de biomasse ; il a été abandonné. On est encore loin des usines industrielles traitant plusieurs millions de tonnes de bois. Nous nous faisons collectivement peur pour rien.
Ce contexte interroge aussi le modèle de financement de GRDF et GRTgaz, rémunérés partiellement par des primes fixes pour l'entretien du réseau, mais aussi au volume de molécules circulant dans celui-ci. Ne faudrait-il pas revoir ce mode de financement pour éviter une course à la croissance sans lien avec la réalité du gaz renouvelable disponible ? Cette question mérite un examen sérieux.
S'agissant de l'accompagnement des filières, je tiens à saluer l'action du programme Biomasse chaleur pour l'industrie du bois (BCIB). Il permet de créer de la valeur ajoutée directement dans les scieries, en installant notamment des outils pour sécher le bois au plus près de la ressource. Ces unités se développent et tirent l'ensemble de la filière vers le haut. Quand les scieries fonctionnent, toute la filière suit.
Le bois énergie ne peut fonctionner seul. Aujourd'hui, 50 % du bois énergie provient des forêts. Le reste vient du bocage, des bois en fin de vie, des produits connexes. Lorsqu'on coupe un arbre destiné à une scierie, notamment un feuillu, 40 % du volume est constitué de houppiers utilisés pour le bois énergie, en bûches notamment. Sans abattage pour les scieries, cette ressource disparaît. Par ailleurs, pour faire croître les arbres, il faut éclaircir, créer des cloisonnements, ce qui génère du bois d'industrie et du bois énergie.
Je salue également les efforts accomplis via le fonds chaleur, souvent salué par la Cour des comptes. C'est l'une des méthodes les plus efficaces et les moins coûteuses pour développer les énergies renouvelables. En 2024, 800 millions d'euros d'aides ont été maintenus, contre 1,3 milliard d'euros sollicités et déjà mobilisables sur les territoires. Il serait préjudiciable de briser cette dynamique.
Si des ajustements doivent être faits, alors qu'ils soient cohérents. On ne peut supprimer les aides au chauffage au bois, pourtant performant et en forte amélioration ces quinze dernières années, tout en les maintenant pour les pompes à chaleur. Si les aides sont supprimées, alors qu'elles le soient pour tous les types de chauffage individuel. Favoriser uniquement l'électricité au nom de la relance du nucléaire serait une erreur magistrale. Le signal envoyé serait négatif. Dire que l'on arrête le bois énergie reviendrait à affirmer que cette filière est mauvaise, alors qu'elle chauffe 8 millions de foyers, qu'elle représente l'énergie la plus résiliente et la moins chère du marché, et qu'elle offre de véritables perspectives. Le fonds chaleur a permis de garantir la visibilité du secteur et de préserver sa compétitivité.
Je rappelle que le bouclier tarifaire sur le gaz a coûté 64 milliards d'euros à la collectivité. Face à cela, les 800 millions d'euros du fonds chaleur apparaissent dérisoires.
Enfin, rappelons que les chaufferies collectives et industrielles à bois énergie sont nées dans les industries du bois. Les premières chaudières ont été installées dans les scieries pour sécher les grumes. Cette logique garde tout son sens et doit être développée, pérennisée, renforcée. Elle favorise des produits à plus forte valeur ajoutée et soutient une filière bois en bonne santé. Elle s'étend à présent à l'industrie agroalimentaire, ce qui est tout aussi pertinent.
En revanche, les carburants aéronautiques durables (SAF) posent question. L'étude menée par le cabinet Carbone 4 l'affirme : ce n'est pas une voie pertinente. Au regard des besoins colossaux de l'aviation en kérosène, il serait absurde de mobiliser la forêt. Notre contribution y serait anecdotique. Il faut faire preuve de lucidité et écarter collectivement cette option.
M. Jean-Pascal Archimbaud. - Je regarde, avec une certaine admiration mêlée de perplexité, ce tableau, sur le mur de cette salle, et cette photographie d'un paysage rural vidé de ses villages, de ses repères humains, entièrement transformé pour produire de l'énergie. On y voit des éoliennes produisant de l'électricité et des champs de colza destinés à la fabrication de biofuel. Ces paysages se multiplient aujourd'hui.
En Poitou-Charentes, nous militons pour reconstituer des linéaires de haies, pour recréer du bocage. Nous avons l'impression que le monde du bois et le monde agricole sont pris dans une spirale d'industrialisation.
Il y a soixante-dix ans, dans les Deux-Sèvres, il n'y avait pas de forêt structurée. On utilisait les arbres du bocage pour se chauffer, pour la construction. Ce débat mérite d'être remis sur la table. Il faut aussi replacer les populations au coeur des enjeux, car les ruraux, aujourd'hui, ne se reconnaissent plus dans ces paysages déshumanisés.
M. Matthieu Fleury. - On parle de ressource abondante, mais s'il n'y a plus d'entreprise ni de gens pour aller ramasser le bois, on ne sera pas plus avancé...
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Vous avez parlé des haies, nous y sommes très sensibles ici - nous avons examiné une proposition de loi sur les haies, présentée par notre collègue Daniel Salmon.
M. Yannick Jadot. - Vous rappelez l'accélération de la demande de bois, qui est positive, qu'en est-il de la construction ? Le PLU bioclimatique de Paris prévoit l'usage de beaucoup de bois, allez-vous pouvoir répondre à cette demande ?
Ensuite, il y a les contraintes d'adaptation de l'offre, car la forêt soumise au dérèglement climatique change plus vite qu'on ne l'imaginait, il y a beaucoup d'efforts à faire.
Enfin, une question sur la communication autour de vos métiers. Je suis surpris d'entendre dire qu'en France, on fait surtout des coupes rases, ou qu'on couperait le bois pour l'expédier en Chine ou en faire du bois énergie : vous avez un bon ancrage territorial, vos pratiques sont très éloignées de ces caricatures - n'y a-t-il pas ici un problème de communication ?
M. Franck Montaugé. - L'exploration par satellite de la surface du globe permet de s'intéresser à ce qui se passe dans le sol et il semble, sous réserve de confirmation scientifique, que notre sol perde de sa capacité de séquestration du carbone, et que cela aurait à voir avec la partie forestière du territoire : le confirmez-vous ? Quels en sont les facteurs d'explication - et quels liens avec la gestion de la forêt ?
Lorsqu'on parle de bois énergie, on laisse de côté l'utilisation qui pourrait être faite de biogaz pour l'équilibrage du système de production-consommation d'électricité. Aujourd'hui, on utilise du gaz naturel, du méthane, pour faire fonctionner les centrales dites marginales qui dictent, par ailleurs, le prix du marché de gros, et ce gaz naturel est importé. Cela nous prive de toute souveraineté. J'ai toujours pensé que la biomasse utilisée sous forme de biogaz pourrait faire tourner ces centrales, nous faisant gagner en souveraineté tout en diminuant le prix du marché. On m'a toujours répondu que la biomasse était insuffisante pour le faire, et que c'était la raison pour laquelle on ne l'utilisait pas à ce type d'emploi - cette réponse ne me convainc pas. L'étude de Carbone 4 ne mentionne pas cet aspect : qu'en pensez-vous ?
M. Daniel Gremillet. - L'évolution de la ressource forestière va dépendre des essences en forêt : l'industrie du bois sera-t-elle en mesure de s'adapter - par exemple pour scier le hêtre qu'on utilise désormais pour les charpentes, alors qu'on utilisait surtout du chêne jusqu'à encore récemment ?
Je partage votre analyse sur le monde des scieurs. Dans le massif des Vosges, je connais une petite scierie en pleine forêt, dont l'unique voisin... se plaint du bruit qu'elle fait : la scierie était là avant que le propriétaire de la maison ne s'installe, mais il se plaint du bruit... ce n'est pas raisonnable.
Le recyclage, ensuite, connaît un véritable essor, on redonne vie à du matériau qu'on envoyait hier à la chaudière, la déconstruction est un gisement de ressources pour les panneautiers qui va aussi valoriser la filière.
Sur le dossier énergétique, il faut être prudent, parce que quand on réutilisera beaucoup de bois, il n'en restera pas beaucoup pour l'énergie. Cependant, il y a l'effet du prix, on l'a vu pendant la crise sanitaire, où le prix des granulés bois s'était envolé, alors qu'on a de la ressource et que des granulés canadiens étaient apparus bien moins chers, cela a perturbé bien des gens - on y a vu de la spéculation, il faut faire attention.
Comment utiliser davantage les bois dépérissant ? Certains bois restent utilisables, des expériences l'ont montré pour du lamellé-collé.
Que pensez-vous, enfin, de la chimie verte forestière ?
Mme Anne Duisabeau. - L'usage du bois dans la construction se développe ces dernières décennies, et le marché de la réhabilitation connaît aussi un véritable essor, avec en particulier l'adaptation des logements collectifs au changement climatique, notre filière a développé des systèmes d'isolation pour répondre à ce défi. Nous avons prouvé la fiabilité et le professionnalisme de la filière dans les jeux Olympiques de Paris. Nous avons construit des bâtiments emblématiques, nous avons tenu les délais, montré l'industrialisation, l'usage du bois en structure - par exemple au village des athlètes. La réglementation RE2020 va donner de la visibilité à la construction bois, elle est évolutive avec des seuils 2025, 2028, 2031, des obligations en matière de construction, c'est le moteur pour l'usage du bois dans la construction française.
Le ministère du logement a lancé une mission sur l'impact économique de la construction bois, c'est un sujet sociétal important. Les évolutions en cours ne sont pas liées seulement à la réglementation, l'enjeu n'est pas de mettre un peu de bois sur les murs pour les isoler, mais de construire désormais en intégrant le bois, donc construire différemment et non plus seulement à partir d'une structure en béton comme on sait si bien le faire - cela suppose de former les professionnels, cela va prendre des années, de grandes entreprises comme Vinci ont déjà commencé et nous travaillons avec elles.
Sur la communication, nous sommes victimes d'imprécisions sur nos pratiques et même de fausses informations. Nous avons lancé cette année une campagne de communication filière pour montrer qui nous sommes.
Il nous est apparu très important de rapprocher notre filière et nos industries de la société. Aujourd'hui, tout le monde aime les poutres dans son salon, dans sa maison, mais personne n'aime couper un arbre et personne ne fait le lien entre cet arbre qu'il faut couper parce qu'il arrive à maturité, et la poutre qu'il aime voir. Nous sommes dans de la sylviculture, nous dépendons de décisions prises il y a 30 ou 40 ans, et quand il y a des coupes rases, cela correspond à un mode de sylviculture qui n'a plus cours mais qui existait par le passé, nous devons couper les arbres qui arrivent à maturité en même temps - cependant, ces coupes rases ne représentent que 2 % de l'ensemble, c'est très faible, cela retient l'attention de réseaux sociaux mais c'est très marginal. L'industrie française n'est pas alimentée par des coupes rases, c'est un fait.
Les évolutions climatiques dégradent la forêt et nous obligent à nous adapter, nous le faisons. La forêt a été plantée par Colbert il y a plus de 300 ans, elle a eu de mauvais passages, mais on a repris la main et désormais elle croît, elle embellit ; le forestier d'aujourd'hui sait très bien que la forêt est un patrimoine qu'il transmettra, qu'il travaille aujourd'hui pour les générations futures. Nous sommes sur des schémas de longue durée et l'industrie n'a pas intérêt à raser la forêt française, sachant que l'investissement porte sur des décennies ; on nous accuse d'une gestion qui ne serait pas patrimoniale, alors qu'elle l'est : si nous voulons pérenniser nos produits, nos débouchés, et que notre pays arrive à la neutralité carbone en 2050, un objectif où la filière bois dans la construction a tout son rôle à jouer, nous devons nous assurer de la ressource, dans la durée. Nos décisions d'aujourd'hui auront un impact sur le climat en 2070, en 2080 et ce qu'on peut faire également, c'est mettre plus de bois dans notre vie autour de nous, parce que c'est un matériau qui stocke le carbone et qui a une capacité de substitution forte par rapport à d'autres produits issus de procédés industriels qui, eux, libèrent du carbone. C'est tout cela que nous allons faire passer dans notre campagne de communication, qui va durer toute cette année.
Nous travaillons aussi sur l'attractivité des métiers du bois. Nous avons créé 35 000 emplois en sept ans, nous voulons en créer autant dans les cinq prochaines années. La pénibilité de nos métiers est souvent mise en avant, nous travaillons avec un programme que nous avons appelé Very Wood Métiers sur la connaissance de ces métiers, qui comprend aussi un objectif de féminisation.
M. Jean-Pascal Archimbaud. - Notre ressource en bois est et restera suffisante pour les besoins dans la construction puisque dans tous les cas, on ne construira jamais entièrement en bois - le bois a comme défaut de brûler, donc il faut être prudent et on aura toujours un mélange entre des matériaux minéraux et des matériaux combustibles.
Dans la société de communication où nous vivons, bien des messages sur les réseaux sociaux sont caricaturaux, ils sont faits pour choquer et nous ne l'avons pas anticipé, nous vivions sur le temps long où la communication était plus naturelle. Des gens disent qu'on ne fait que des coupes rases, ce n'est pas vrai - mais il y a des coupes rases, dans les parcelles qui ont été plantées pour qu'il y en ait, comme cela s'est fait par le passé et il faut le faire, ou bien on aura encore plus de bois dépérissant. Il y a aussi le cas de petites parcelles où l'on va moins facilement qu'avant, elles ont été plantées quand le matériel était plus petit, c'est aussi un problème.
Les photos satellites, ensuite, sont effectivement très puissantes, on peut aujourd'hui reconnaître les essences d'une façon très précise et on peut recoller le cadastre - nous aimerions d'ailleurs que les entreprises puissent accéder plus librement au cadastre, l'accès n'a été étendu qu'aux coopératives et aux experts forestiers. Quant aux mesures sur la capacité de séquestration de carbone par le sol, je n'ai jamais compris comment elles étaient faites. La moitié de la masse d'un arbre se trouve dans les racines et quand on le coupe, on ne retire que la partie du tronc, les feuilles et les petites branches sont laissées en forêt - cela compte dans le calcul du carbone, me semble-t-il.
Sur la partie énergie, ensuite, injecter de la biomasse sous forme de gaz dans les réseaux, c'est une bonne idée, de même que la méthaniser ; cependant, le faire pour, ensuite, retransformer cette biomasse en chauffage, c'est une mauvaise idée, car le rendement est mauvais : mieux vaut prendre le bois, le déshydrater, le granuler, pour le brûler.
M. Franck Montaugé. - Cela dépend de comment vous le faites...
M. Jean-Pascal Archimbaud. - Attention, c'est un problème de rendement. Quand vous fabriquez de l'électricité avec une turbine à vapeur, le rendement est de 25 à 30 %, donc avec 100 % d'énergie thermique, vous n'extrayez que 25 % d'électricité. Si cette électricité est utilisée pour refaire du chauffage derrière, c'est une très mauvaise idée. C'est de la physique élémentaire...
M. Franck Montaugé. - Le pouvoir calorifique supérieur (PCS) n'est pas comparable...
Mme Anne Duisabeau. - Les étapes de transformation de la matière ont chacune une efficacité propre et si les pertes sont trop importantes, les rendements ne suffisent plus. Les procédés existent pour transformer un gaz, la technique est là, mais quand la rentabilité devient trop faible, ce n'est pas utilisable.
M. Jean-Pascal Archimbaud. - Il faut évidemment prendre en compte les rendements. Produire du gaz pour fabriquer de l'électricité, qui servira ensuite au chauffage en période froide, puisqu'il faudra la stocker pour alimenter les turbines lorsque les éoliennes ne fonctionneront pas, ça peut être une bonne idée, mais qui ne fonctionne pas. Mieux vaut utiliser de la biomasse que l'on stockera, puis que l'on utilisera lors des pointes de froid, avec des délestages sur les réseaux électriques.
M. Franck Montaugé. - C'est aussi un choix politique, pas seulement une question de physique...
M. Jean-Pascal Archimbaud. - Les réseaux électriques ne supporteraient pas la demande d'électricité dont nous aurions besoin - nous ne sommes pas d'accord sur le sujet, manifestement.
Mme Anne Duisabeau. - La question de fond concernant l'étude Carbone 4, c'est qu'elle est devenue un outil de simulation de la filière. Vous dites que le bois énergie n'a pas été pris en compte, mais il l'a été ; en revanche, la gazéification ne l'a pas été, parce que le modèle de Carbone 4 a été construit sur les chiffres de 2017 et 2018, quand la gazéification était anecdotique dans notre pays. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, la gazéification peut être prise en compte pour évaluer son impact dans la valeur ajoutée, mais elle n'est pas dans Carbone 4.
M. Jean-Pascal Archimbaud. - Un mot sur le prix du granulé. Il est influencé par une consommation importante au Royaume-Uni : les Britanniques consomment 8 millions de tonnes de granulés pour fabriquer de l'électricité, depuis qu'ils en utilisent dans leurs anciennes centrales à charbon - c'est le cas aussi de compagnies belges et allemandes. La Russie nous fournissait du gaz, mais aussi des granulés ; lorsque cet approvisionnement a été coupé, le prix de l'électricité s'est envolé, pour atteindre jusqu'à 1 000 euros le mégawattheure, les Anglais et les Allemands se sont mis à acheter des granulés à n'importe quel prix, et il y a eu un temps, assez court, une envolée folle du prix des granulés. Cela a été un problème - Paris est chauffé avec des granulés de bois : 180 000 tonnes sont nécessaires pour chauffer Paris, intégralement importées de l'étranger via le port de Rouen et une ligne ferroviaire chez CPCU à Saint-Ouen, entreprise qui a dû acheter très cher son granulé pendant cette crise, l'idée étant qu'il n'y avait plus de gaz et que sans granulés, on ne pourrait plus chauffer la capitale.
Ce n'est donc pas nous qui avons fait le prix du marché ; nous aurions pu vendre nos granulés plus chers aux Britanniques ou aux Allemands, nous ne l'avons pas fait. Du reste, la fièvre est vite retombée, et les prix avec elle, ils sont même très bas aujourd'hui.
M. Matthieu Fleury. - La communication est essentielle, nous ne sommes pas visibles, ni audibles : nous avons vécu cachés et heureux pendant de longues années, il est temps que nous sortions du bois.
Il faut rétablir un lien entre la société et nos métiers, parce que l'exode rural est passé par là et qu'aujourd'hui, presque plus personne ne prend sa tronçonneuse pour faire du bois énergie ou du bois d'oeuvre. Le contact avec la forêt productrice, avec le bocage producteur, a disparu : il nous faut le recréer de diverses manières.
France Bois Forêt va engager un vaste plan de communication, c'est urgent - cela montre qu'on a pris conscience du sujet. Il y a aussi les interprofessions locales sur les territoires qui font ce travail quotidien pour diffuser les usages du bois et faire le lien avec l'arbre.
Sur le stockage du carbone dans les sols, les études scientifiques montrent effectivement une dégradation, liée aux aléas climatiques, au stress hydrique de ces dernières années sur les massifs forestiers, donc à une croissance moindre, aux maladies comme les scolytes, l'encre du châtaignier ou la chalarose du frêne. Nous avons de la chance, en France, d'avoir des équipes de chercheurs qui essaient de modéliser les évolutions, pour identifier les essences qui résisteront mieux au changement climatique, il y a une forme de pari puisqu'on ne sait pas avec quelle vitesse le changement climatique va s'opérer sur notre territoire.
Le sujet du recyclage est déjà largement abordé, les usines sortent de terre, nous valorisons au mieux le recyclage du bois dans le panneau et en envoyant les résidus dans des chaudières, qui vont produire leur propre électricité. Nous sommes sur des modèles très intégrés ; ils ne sont pas complètement opérationnels, mais ils le seront d'ici quelques mois, et alors la filière valorisera le moindre petit morceau de bois sur notre territoire et nous serons un modèle d'économie circulaire. Il faut que nous sachions le communiquer et diffuser cette culture du recyclage, ce modèle du zéro perte et de la diversité de notre filière.
La chimie verte, c'est un vrai sujet, il est devant nous. La chimie est le premier consommateur de produits pétroliers, que le bois ne saurait remplacer entièrement, c'est évident ; mais l'arbre peut faire beaucoup, en particulier la forêt tropicale, dont le feuillage contient des molécules extrêmement recherchées dans la pharmacie, c'est une piste à explorer, d'autant que nous serons plus compétitifs en la matière que sur la production de palettes...
Mme Annick Jacquemet. - Dans le cadre d'une mission d'information sur l'avenir de la filière automobile, j'ai visité un équipementier dans mon département qui m'a dit que, pour éviter la taxe carbone, il avait choisi de planter des arbres... au Brésil, et il m'a demandé pourquoi le mécanisme de compensation ne lui permettait pas d'en planter plutôt en France : avez-vous la réponse ?
Les forêts dans le département du Doubs et plus largement en Bourgogne-Franche-Comté, sont décimées par le scolyte. Il faudra replanter, mais on ne sait pas encore avec quelles essences, l'Office national des forêts (ONF) fait des essais. M. Archimbaud nous a donné l'exemple des forêts replantées par les Allemands avec des pins autrichiens, on se rend compte après 80 ans que ces pins ne sont pas adaptés : il ne faudrait pas faire la même erreur dans notre département. Quelle est votre approche sur le sujet ?
Enfin, une scierie proche de chez moi voulait installer des panneaux photovoltaïques sur ses bâtiments, mais son assureur refuse alors de couvrir le risque : avez-vous un conseil en la matière ?
Mme Marie-Lise Housseau. - Dans le Tarn, où il y avait beaucoup de feuillus, des résineux ont été plantés après la deuxième guerre, mais les scieries ont perdu de l'activité faute de débouchés : Revel, ville du meuble d'art, a perdu la plupart de ses emplois dans cette spécialité, avec l'effondrement de cette filière d'ameublement d'art. Nous sommes envahis de panneaux de particules, de medium, d'Ikea, de même que dans la menuiserie, le lobbying du PVC est partout - je l'ai expérimenté lorsque j'avais déposé un amendement pour valoriser les menuiseries de fenêtre en bois : j'avais aussitôt été assaillie par les lobbyistes du PVC qui me présentaient toutes les qualités environnementales de cette filière, sans mentionner, bien sûr, le fait que le PVC ne stocke pas le carbone...
Cependant, les métiers du bois attirent les jeunes, notre lycée professionnel fait le plein, nous avons les compétences en matière de design : pensez-vous qu'il y a toujours une place pour une filière de l'ameublement français ? Est-ce que vous avez des entreprises de cette filière parmi vos adhérents ?
M. Alain Chatillon. - Revel comptait une trentaine d'entreprises d'ameublement d'art il y a quelques décennies encore, j'y ai créé en 2012 le lycée des métiers d'art du bois, 200 jeunes en sortent et c'est un succès, nous mettons en place une pépinière d'entreprises pour soutenir l'installation de jeunes : nous continuons à agir pour cette filière passionnante.
M. Gilbert Favreau. - Un scieur de mon département, les Deux-Sèvres, m'a interpellé sur la responsabilité élargie des producteurs (REP) : il estime, en tant que scieur, ne pas produire de déchets, et donc que l'application de la REP à son activité ne se justifie pas - qu'en pensez-vous ?
Mme Anne Duisabeau. - L'État met en place des labels bas carbone pour planter en France, des systèmes qui permettent, avec un financement privé, de replanter des arbres en forêt pour compenser les émissions de carbone : pas besoin de planter au Brésil, c'est possible en France, il faut se rapprocher de nous pour une information plus juste.
L'installation de panneaux photovoltaïques sur les toits empêche les pompiers d'intervenir s'il y a un incendie dans le bâtiment, donc l'assurance ne couvre pas : cela concerne tous les bâtiments, pas seulement les scieries. C'est un problème puisque sans assurance, une entreprise ne peut pas emprunter. Notre filière a besoin d'investissements, on ne pourra pas avancer sans régler la partie assurancielle - la question se pose aussi pour la forêt, par exemple sur la responsabilité du propriétaire pour les dégâts causés par des branches qui tombent. L'assurance se désengage de pans entiers de l'activité, alors que le changement climatique accentue les risques, c'est un vrai problème dans nos métiers.
La filière française de l'ameublement d'art est bien vivante, elle croît et s'embellit. Le bois massif est plus onéreux que le panneau, c'est un sujet quand le pouvoir d'achat baisse et qu'il devient difficile d'acheter un meuble massif chêne ou merisier, les gens achètent dans de grandes surfaces des meubles tout-venant qui auront une durée de vie moins importante, mais qui correspond à la mobilité et aux modes de vie d'aujourd'hui. Le bois massif a son avenir, mais comme un produit haut de gamme, c'est une niche qui a ses contraintes de coût mais qui a aussi ses réussites.
Mme Marie-Lise Housseau. - On le voit avec les meubles portugais.
M. Jean-Pascal Archimbaud. - Oui, mais les meubles portugais sont faits à partir d'arbres du Brésil, qui est une ancienne colonie portugaise et qui dispose d'un potentiel forestier énorme, il y a dans le nord du Brésil plus de 200 millions d'hectares de pâturage pauvre que les autorités cherchent à reconvertir dans l'agroforesterie. Nous-mêmes, nous avons une entreprise au Brésil, j'étais à Sao Paulo il y a quelques mois, on m'y a interrogé sur des méthodes qu'utilisaient nos arrière-grands-parents...
Les panneaux photovoltaïques sur les bâtiments posent un problème sérieux ; les pompiers ne peuvent pas arroser un matériel électrique en cas d'incendie, parce qu'ils risquent de s'électrocuter, on ne peut pas déconnecter la production électrique de panneaux posés sur un toit - donc les assureurs ne couvrent pas le risque sur ce qui se trouve dans le bâtiment, c'est vrai dans tous les domaines d'activité.
Dans le Tarn, effectivement, il faut considérer les cycles : on a beaucoup planté après la guerre, on a installé des scieries, ces arbres ont été coupés et comme il n'y a pas eu assez de replantations, l'activité a diminué. Il y a des zones, aussi, où l'on a planté des arbres sans penser à ce qu'on allait en faire, et où personne n'est très motivé pour aller implanter une scierie sachant que l'activité ne durera pas plus de dix ans - surtout si c'est sur des essences comme le pin douglas, qui est fort critiquée.
Concernant la sensibilisation à la forêt, je crois qu'il faut commencer très tôt, sensibiliser les enfants à aller dans la forêt, à couper un arbre, à le débiter - en intégrant d'emblée toute la chaîne. C'est comparable à ce qui se passe pour la formation en cuisine, aujourd'hui un cuisiner doit s'intéresser à la manière dont on cultive les plantes qu'il cuisine ou à la manière dont on élève les animaux qu'il utilisera, il faut intégrer cette formation à la forêt dès le plus jeune âge.
Mme Anne Duisabeau. - La REP vient d'une réglementation européenne et concerne toute la filière, mais il ne s'applique qu'en France pour la partie sciage. L'intention est bonne, puisque ce levier financier incite à recycler le bois et à le réutiliser, mais il a un coût, qui pénalise le bois par rapport à d'autres matériaux, c'est une perte de compétitivité dommageable.
M. Jean-Pascal Archimbaud. - Le bois n'a rien à faire dans la REP. Cette taxe a été mise en place pour recycler des matériaux polluants, comme le plastique - on en arrive à ce que le bois finance le recyclage du plastique, c'est absurde. Mon arrière-grand-père, qui était menuisier, a fabriqué des fenêtres en bois il y a un siècle, mes enfants vont devoir payer une taxe pour que des industries du plastique reposent des fenêtres en PVC - les taxes défavorisent le bois. Est-ce que le bois pollue la nature ? Non, il se dégrade tout seul, il est tout à fait recyclé. En réalité, nous n'avons pas besoin de subventions pour faire fonctionner notre recyclage, nous y parvenons très bien. Pourquoi aller mettre de l'argent dans un système pour exporter nos déchets de bois en Finlande ou au Portugal... ceci pour fabriquer des panneaux et importer des meubles en France ? Cela n'a aucun sens.
M. Daniel Salmon. - Dès qu'on parle de bois, il y a de l'émotion, car avec le bois il y a l'arbre, la haie, la forêt, c'est ce qui accompagne l'humanité depuis la nuit des temps et ce qui accompagne chacun de nous, du berceau au cercueil... Le citoyen est désormais éloigné des réalités, on en a fait un citoyen hors sol qui ne comprend plus grand-chose aux flux dont il bénéficie, il faut le reconnecter. Il y a effectivement une sorte de sacralisation de l'arbre, parce qu'il abrite de la biodiversité, nous procure des aménités, on voit tout ce qu'il nous donne aussi quand il disparaît du paysage ; cependant, nous en avons besoin pour la construction et pour bien d'autres choses, dont l'énergie.
Les petits propriétaires forestiers sont très nombreux. Nous avons adopté il y a deux ans une loi pour que les experts forestiers accèdent aux données cadastrales : a-t-elle facilité leur capacité d'intervention auprès de propriétaires trop dispersés, pour des actions à plus grande échelle ?
Pour le séchage du bois, on parle du photovoltaïque, il y a aussi le solaire thermique, c'est le grand oublié, alors qu'il peut être utile quand nous avons besoin de sécher beaucoup de bois : qu'en pensez-vous ?
Qu'en est-il, de même, du risque incendie, qui ne peut être qu'affecté par l'usage plus important du bois dans la construction ?
Je vous rejoins sur la REP, le mécanisme est déséquilibré, les palets bretons en bois se retrouvent à devoir payer pour des pièces en plastique fabriquées en Chine, il faut changer ces mécanismes.
M. Philippe Grosvalet. - Dans un monde où tout s'accélère, nous avons la chance d'avoir un Office national des forêts (ONF), qui développe des pépinières expérimentales pour rechercher les effets du réchauffement climatique sur les feuillus de plaine, c'est extrêmement important pour savoir quels seront ceux qui tiendront dans les conditions climatiques à venir - l'une de ces pépinières est en Loire-Atlantique. Or, l'ONF subit des coupes sombres, il serait menacé : quelles sont vos relations avec lui, comment le soutenez-vous ?
Mme Micheline Jacques. - À Nuku Hiva, dans l'archipel des Marquises, une forêt de pins caraïbes a été plantée dans les années 1980, elle arrive à maturité et elle est donc prête à être exploitée ; malheureusement, ces pins ne correspondent plus aux normes de construction apparues depuis, c'est un problème. Il se pose aussi pour le bois en Guyane, la filière forestière a un grand besoin d'être structurée. Quelles sont vos relations avec les forestiers de Guyane, de Polynésie, des Antilles ? En Guadeloupe, on a installé des usines de production d'énergie à base de bagasse de canne à sucre, mais il n'y a toujours pas d'agrément pour que cette biomasse remplace le charbon, c'est plus que surprenant : qu'en pensez-vous ?
M. Pierre Cuypers. - Une question sur la réutilisation des traverses de chemin de fer : avant, on pouvait les réutiliser, c'est désormais interdit - comment les recyclez-vous ?
M. Lucien Stanzione. - Quelle est votre position sur l'exploitation de la forêt en Guyane, qui est le premier département forestier de France ?
Mme Anne Duisabeau. - La propriété forestière est excessivement morcelée, ce qui en complique la gestion « massifiée » telle qu'elle a désormais cours et qui est un facteur de compétitivité - à ce titre, l'ouverture du cadastre aux experts forestiers marque un progrès.
En tant que filière, nous soutenons pleinement l'ONF, il est adhérent à France Bois Forêt et fait partie du premier collège, avec notamment les propriétaires forestiers, nous soutenons en particulier ses pépinières expérimentales et la sélection des essences de demain.
Le séchage par solaire thermique n'a pas le même niveau de compétitivité que les procédés que nous utilisons, c'est une limite.
Enfin, la réutilisation des traverses est compliquée, elles sont brûlées dans des chaudières particulières, dites de classe 2, elles sont un déchet bois dangereux.
M. Jean-Pascal Archimbaud. - On devrait autoriser plutôt qu'interdire la réutilisation des traverses, c'est un produit stable, imputrescible, qui dégage effectivement des gaz polluants quand on le brûle, mais qui peut être utilisé.
M. Daniel Salmon. - Attention, cependant, on en arrive à trouver dans les cours d'école des taux d'arsenic supérieurs à ceux qui sont mortels pour les rats... On peut utiliser ces matériaux, mais avec prudence, en les noyant par exemple dans le béton...
M. Jean-Pascal Archimbaud. - Il faudrait élargir davantage l'accès au cadastre. Lorsque nous gérons nos propres exploitations forestières, nous sommes contraints de recourir à des artifices pour obtenir nos numéros de parcelles, c'est une complication, même si nous comprenons qu'il faille protéger les données.
Nos relations avec l'ONF sont excellentes. L'office joue un rôle essentiel pour l'ouverture de la forêt au public, sur tout le territoire, en particulier sur le littoral.
Les capacités futures qu'aura l'offre de répondre à la demande, dépendent de ce que nous faisons aujourd'hui et les choses sont très claires : il faut planter, planter, planter. Le débat entre la monoculture et la mixité des essences est secondaire. Dans les Landes, nous ne créerons jamais de forêts cultivées à sous-étage, ce n'est pas possible. En Bretagne, des reboisements ont été réalisés dans des vallons, c'est une réussite, cela donne un très beau maillage, il a changé le paysage de la région. Quant aux haies, les choses ne vont pas assez vite, on parle depuis deux décennies de replanter des kilomètres de haies mais sans poser la question de la rentabilité. Aujourd'hui, plutôt que de mettre des hectares et des hectares de culture en jachère, mieux vaudrait consacrer aux arbres des bandes de terre le long des chemins ruraux, quitte à indemniser l'agriculteur pour perte de récolte - alors qu'aujourd'hui, on lui a fait tout retirer et il laboure jusqu'aux chemins, pour cultiver des plantes qui ne sont pas toujours bien utilisées.
Nous avons des contacts avec les forestiers aux Marquises, comme dans les autres territoires ultramarins, je crois qu'il faut laisser l'usage de leur bois aux habitants de ces territoires. En réalité, les normes françaises ne sont guère adaptées à la construction locale faite dans les usages de l'art avec de la ressource locale.
Mme Micheline Jacques. - Mais alors, nos maisons ne sont pas couvertes par les assurances, en particulier contre le risque sismique...
M. Jean-Pascal Archimbaud. - Il faut faire comme un charpentier qui calcule sa charpente. Il construit une maison, elle s'écroule ; il en construit une deuxième, elle ne s'écroule pas, et c'est cette façon de faire qu'il emploie par la suite, quand il a trouvé la bonne solution pour construire la maison qui résiste.
Mme Anne Duisabeau. - Ce problème de validation des essences va s'étendre puisque le développement de l'utilisation des feuillus va nous contraindre à modéliser et à évaluer ces bois sur leur qualité physique et technique dans les usages.
M. Jean-Pascal Archimbaud. - Si l'on doit détailler l'analyse jusqu'à telle ou telle essence très particulière qu'on ne trouve que dans une seule région, on ne va pas y arriver...
Mme Micheline Jacques. - C'est bien pourquoi nous avons un problème à régler.
M. Jean-Pascal Archimbaud. - Exploiter la forêt guyanaise, cela me paraît une mauvaise idée. Qu'on en utilise localement des ressources, d'accord, mais pourquoi aller au-delà, en détruisant cette réserve écologique importante, alors que nous pouvons faire du bois ailleurs ? En plus, le bois de Guyane ne flotte pas, ce qui pose des problèmes évidents d'acheminement.
Quant au remplacement du charbon en Guadeloupe, le modèle est celui qui a été mis en place en Martinique et à La Réunion, où l'entreprise Albioma a installé des usines de production d'électricité qui tournent avec des granulés... d'importation : aucun granulé ne vient d'Europe, tous proviennent des États-Unis, du Canada, du Vietnam ou d'Australie. Albioma étant une entreprise dont les capitaux sont américains, on pouvait s'attendre à ce qu'elle achète plutôt des granulés américains...
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Merci pour toutes ces informations et pour votre disponibilité.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 10.