Mardi 29 avril 2025

- Présidence de Pierre Barros, président -

La réunion est ouverte à 14 h 30.

Audition de représentants d'organismes de sécurité sociale - MM. Thomas Fatôme, directeur général de la Caisse nationale de l'assurance maladie (CNAM), Nicolas Grivel, directeur général de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), et Damien Ientile, directeur de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS - Urssaf Caisse nationale)

M. Pierre Barros, président. - Nous recevons cet après-midi les dirigeants de trois grands organismes de sécurité sociale, à savoir MM. Thomas Fatôme, directeur général de la Caisse nationale de l'assurance maladie (CNAM), Nicolas Grivel, directeur général de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) et Damien Ientile, qui dirige l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), que l'on désigne aussi sous l'appellation Urssaf Caisse nationale.

Alors que la CNAM et la CNAF gèrent les branches maladie et famille de la sécurité sociale, l'Acoss joue un rôle plus transversal en pilotant la collecte et la redistribution des cotisations et contributions sociales qui permettent aux autres agences de remplir leurs missions.

Notre commission d'enquête s'intéresse aux agences et opérateurs de l'État, pas de la sécurité sociale. Il ne s'agit donc nullement pour nous de remettre en cause ou de proposer des transformations de ces organismes, mais de faire un « pas de côté » par rapport à nos travaux habituels afin de voir ce qui pourrait nous inspirer dans le fonctionnement de la sécurité sociale.

La structure des administrations de la sécurité sociale est en effet très différente de celle des administrations de l'État. Dans les organismes que vous dirigez, messieurs, un établissement public national joue en effet le rôle de tête de réseau et les politiques sont mises en oeuvre par d'autres établissements, par exemple des caisses régionales, qui sont souvent de statut privé, mais chargées d'une mission de service public.

Vous pourrez par exemple nous exposer comment l'État et ses opérateurs pourraient - ou non - s'inspirer de ce mode d'organisation en réseau, nous expliquer quel est son impact sur la gouvernance des organismes, sur la manière dont les objectifs fixés au niveau national sont transmis et mis en oeuvre localement, et sur la gestion des personnels, en fonction du statut de ces derniers.

Vous avez également, tous les trois, une très bonne connaissance de la sphère de l'État puisque vous avez occupé précédemment des positions importantes dans des cabinets ministériels, voire dans des directions centrales ou des opérateurs de l'État : M. Fatôme a ainsi été directeur de la sécurité sociale entre 2012 et 2017, et M. Grivel directeur général de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) entre 2014 et 2021. Vous pourrez donc tracer un parallèle entre les opérateurs de la sécurité sociale et ceux de l'État, établir les différences et nous indiquer, peut-être, ce qui marche dans vos organismes et ce qui pourrait être transposé au sein de l'État.

Je vous indique que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat et qu'un compte rendu sera publié.

Je dois également vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 euros à 100 000 euros d'amende. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite donc à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Thomas Fatôme, Nicolas Grivel et Damien Ientile prêtent serment.

M. Thomas Fatôme, directeur général de la CNAM. - Je dirige la CNAM depuis août 2020, tête d'un réseau qui est d'abord départemental avec les 102 caisses primaires d'assurance maladie (Cpam) qui constituent la colonne vertébrale de notre organisation.

N'oublions pas, d'ailleurs, la branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) qui justifie l'existence des caisses régionales que sont les caisses d'assurance retraite et de santé au travail (Carsat) et la caisse régionale d'assurance maladie d'Île-de-France (Cramif) en Île-de-France.

À ce réseau départemental s'ajoute un réseau régional du service médical, composé de médecins conseils et de praticiens conseils de l'assurance maladie. De surcroît, nous sommes partie prenante des caisses générales de sécurité sociale en outre-mer.

L'assurance maladie compte aujourd'hui 60 000 collaborateurs, auxquels s'ajoutent les personnels des Unions pour la gestion des établissements de caisses d'assurance maladie (Ugecam), soit près de 15 000 collaborateurs.

En l'espace de vingt ans, nous avons perdu 27 % de nos effectifs et avons rendu environ 1 000 emplois par an grâce aux gains de productivité permis par la dématérialisation et la numérisation.

Nous gérons les remboursements de près de 66 millions d'assurés, pour un total de plus de 250 milliards d'euros de prestations, ce qui fait de nous un service public de masse, avec 1,4 milliard de factures liquidées, 45 millions de personnes disposant d'un compte Ameli et près de 30 % des assurés ayant activé leur espace santé. Nous recevons quotidiennement plusieurs centaines de milliers d'appels, cette relation avec les assurés étant centrée sur les missions de base, c'est-à-dire les remboursements des prestations.

Depuis un certain nombre d'années, ces missions se sont enrichies et sont retracées dans la convention d'objectifs et de gestion (COG), c'est-à-dire la feuille de route signée pour la période 2023-2027. Celle-ci définit les six axes d'action de la branche, à savoir la qualité de service, l'accès aux droits et aux soins, la prévention, la transformation du système de santé, la lutte contre la fraude et la gestion interne de la branche.

Notre réseau est constitué de caisses dotées de la personnalité morale et qui emploient des agents de droit privé - et non des fonctionnaires -, cette réalité étant insuffisamment connue. La gouvernance de l'assurance maladie présente de plus des spécificités, la loi de 2004 relative à l'assurance maladie ayant confié des pouvoirs spécifiques au directeur général, qui est également le directeur général de l'Union nationale des caisses d'assurance maladie (Uncam), qui négocie avec les professionnels de santé.

Le réseau de la CNAM est unique puisqu'il s'articule autour d'organismes dotés de leur propre personnalité morale et qu'il veille dans le même temps à assurer l'égalité devant le service public, qui est l'une de nos missions principales. Cet équilibre est l'une de nos forces et se décline sous forme de partenariats au niveau territorial, tant avec nos partenaires des autres branches qu'avec les agences régionales de santé (ARS), ainsi qu'avec les collectivités territoriales, qui sont de plus en plus impliquées dans les sujets ayant trait à la santé.

M. Nicolas Grivel, directeur général de la CNAF. - La CNAF est organisée de manière assez similaire, avec une caisse d'allocations familiales (CAF) par département. La branche famille gère pour son propre compte un certain nombre de prestations, et une série d'autres prestations pour le compte de l'État et des départements.

Nous versons environ 100 milliards d'euros de prestations par an, la moitié pour le compte de la sécurité sociale - il s'agit des prestations familiales au sens large -, l'autre moitié pour le compte de l'État et des départements, ce qui recouvre l'allocation aux adultes handicapés (AAH), les aides au logement ou encore le revenu de solidarité active (RSA).

En outre, nous disposons d'une capacité d'action pour des financements de services aux familles dans le cadre du fonds national d'action sociale (FNAS), ce qui nous permet notamment de financer des crèches et des centres de loisirs.

Notre action se décline de la même manière que la CNAM dans la mesure où nous avons également conclu une COG avec l'État sur la période 2023-2027, ladite convention étant déclinée via des contrats avec chacune des CAF, dotées d'un conseil d'administration paritaire. En sus des organisations syndicales et patronales, les associations familiales y sont représentées, ce qui constitue l'une de nos spécificités.

J'y ajoute le fait que nos politiques - notamment d'action sociale - revêtent un caractère très partenarial, au travers de relations très fortes avec les collectivités locales, notamment avec les communes et les intercommunalités. Cet outil partenarial nous permet de transcrire nos actions dans des contrats territoriaux et des conventions territoriales, afin de définir les politiques de manière concertée et d'améliorer les services rendus aux familles.

Nous nous appuyons également sur une articulation assez forte avec les services de l'État au niveau local, puisque le préfet préside le comité départemental des services de familles, qui élabore un schéma départemental associant l'ensemble des parties prenantes. Ce dispositif nous permet de réinventer en permanence nos outils d'ingénierie sociale et d'adapter notre action aux territoires.

Pour terminer, je souligne notre forte capacité de collaboration avec des organismes tels que les Urssaf, afin de mener des projets transversaux.

M. Damien Ientile, directeur de l'Urssaf Caisse nationale. - L'Urssaf représente la branche recouvrement de la sécurité sociale et est composée d'une caisse nationale - l'Acoss, également connue sous le nom d'Urssaf Caisse nationale -, à la tête d'un réseau de 21 Urssaf régionales et de cinq caisses de sécurité sociale outre-mer.

Cet ensemble compte près de 16 000 salariés de droit privé, qui remplissent plusieurs missions, à commencer par l'accompagnement des entreprises et des travailleurs indépendants dans la collecte des cotisations et des contributions sociales, principalement assises sur la masse salariale. Cette mission concerne 11 millions d'usagers, qui vont du particulier employeur recourant au chèque emploi service universel (Cesu) à l'entreprise du CAC 40 en passant par les très petites entreprises (TPE), les petites et moyennes entreprises (PME), les artisans. Dans ce cadre, 500 milliards d'euros sont collectés et redistribués chaque année.

Notre deuxième mission a trait à la fiabilisation des données sociales individuelles, l'Urssaf ne collectant pas uniquement de l'argent, mais également des données précises pour les 26 millions de salariés qui sont déclarés chaque mois. Les données correspondantes sont fiabilisées et mises en conformité par l'Urssaf, qui joue un rôle pivot dans ce domaine et transmet ces informations au monde de la protection sociale, ce qui permet de sécuriser les droits individuels acquis par les cotisations, mais aussi de participer à des projets tels que la solidarité à la source.

J'en viens à notre troisième mission, relative à la gestion de la trésorerie de l'ensemble de la sécurité sociale et à l'intervention sur les marchés financiers : l'Urssaf Caisse nationale centralise en effet la collecte remontant des territoires et la redistribue, principalement aux autres caisses de sécurité sociale, mais aussi à 27 organismes de protection sociale et à plus de 800 attributaires au total.

Afin de couvrir la période qui sépare les dates de collecte - le 5 et le 15 du mois - des dates des versements les plus importants - allocations familiales, pensions de retraite -, nous devons en effet gérer la trésorerie sur les marchés financiers, trésorerie qui sert également à financer le déficit du régime général.

La dernière mission que je souhaite mettre en exergue est souvent placée sous le feu des projecteurs : il s'agit de la lutte contre la fraude, avec une très forte attention portée au travail dissimulé, qui fait partie des priorités qui nous ont été fixées.

Pour commencer à répondre à vos questions, monsieur le président, nous bénéficions aussi d'une COG valable sur cinq années, de 2023 à 2027, ce qui a l'avantage de fournir de la visibilité et de permettre une action pluriannuelle.

En outre, notre fonctionnement en réseau présente plusieurs avantages, dont la faculté à laisser de l'autonomie et de la souplesse au niveau local, mais aussi des possibilités de mutualisation fort intéressantes.

Enfin, nos conseils d'administration sont composés à parts égales d'organisations patronales et d'organisations syndicales qui participent à notre gouvernance et à l'élaboration de notre stratégie, nous permettant d'être connectés avec les réalités socio-économiques.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Nous semblons nous éloigner du champ de la commission d'enquête en vous auditionnant, mais nous sommes intéressés par votre capacité de collecter et de verser des prestations de montants considérables avec des frais de gestion assez faibles rapportés au nombre d'agents employés, notamment si on les compare avec les mutuelles. C'est à ce titre-là que nous souhaitons vous entendre, afin de déterminer si certaines bonnes pratiques pourraient être importées dans la sphère étatique.

Vous avez chacun mentionné à plusieurs reprises l'échelon départemental de vos organisations : pouvez-vous nous indiquer le nombre moyen d'agents que comptent ces structures départementales ?

Par ailleurs, travaillez-vous ensemble sur le terrain et pouvez-vous préciser ce que recouvre la souplesse que vous évoquiez au sujet de l'échelon local ?

Toujours en matière de gestion, le nombre d'emplois au sein de la direction générale des finances publiques (DGFiP) a diminué assez fortement grâce aux nouvelles technologies, qui ont permis de remplacer du travail relativement basique de saisie et de contrôle par des automates : le même processus a-t-il eu cours au sein de vos organisations ?

Avez-vous d'ailleurs des échanges avec le payeur de prestations et de recouvrement qu'est ladite DGFiP, ainsi qu'avec des opérateurs tels que l'Agence de services et de paiement (ASP) ?

M. Thomas Fatôme. - Une CPAM de taille moyenne compte environ 450 équivalents temps plein (ETP), là où une caisse telle que celle de Lyon emploie 1 000 ETP. Si ce nombre d'agents peut paraître important, je rappelle que nous traitons 33 millions d'appels par an et que nous devons accompagner les assurés en leur proposant différents canaux, dont l'accueil physique, l'accueil téléphonique et l'accès numérique.

Pour ce qui est de l'animation du réseau, les COG se déclinent en contrats pluriannuels de gestion (CPG), par le biais desquels nous donnons aux caisses locales des moyens sur plusieurs années afin d'atteindre des objectifs déterminés. Il s'agit d'outils de pilotage de la performance assez puissants, les caisses se comparant en termes d'accès aux droits et de délai de versement des prestations, dans le cadre d'une véritable émulation.

D'autres opérateurs publics recourent à cet outil de pilotage, mais il me semble que nous avons poussé cette logique assez loin, en précisant d'ailleurs que l'atteinte des objectifs déclenche le versement d'un intéressement pour nos agents.

Oui, la dématérialisation et la numérisation nous ont permis de dégager des gains de productivité considérables, le passage à la carte Vitale ayant constitué un progrès considérable par rapport aux feuilles de soins au format papier.

De surcroît, la sécurité sociale a déployé des systèmes d'information partagés tels que la déclaration sociale nominative (DSN) et le dispositif de ressources mensuelles (DRM), qui nous ont permis de simplifier la vie des employeurs et des assurés. La plupart des informations sont ainsi préremplies lorsqu'une demande de complémentaire santé solidaire (C2S) est formulée, et je précise que la mise en oeuvre du prélèvement à la source, qui a été un grand succès du service public et de la DGFiP, n'aurait pas été possible sans la DSN.

Concernant les automates, nous utilisons des outils très proches de ceux de la DGFiP. Ils permettent d'effectuer des tâches simples et font gagner du temps à nos techniciens. Nous avons beaucoup utilisé ces outils pendant la période du covid, l'ensemble du contact tracing ayant reposé sur des automates.

M. Nicolas Grivel. - Nous adoptons un mode de fonctionnement similaire pour ce qui est de la déclinaison contractuelle des objectifs, des indicateurs et du pilotage. L'utilisation des nouvelles technologies nous permet en réalité d'assumer des missions supplémentaires, les CAF ayant par exemple récupéré la gestion de la prime d'activité et de l'aide d'urgence pour les victimes de violences conjugales, sans oublier la mise en place de l'intermédiation financière pour les pensions alimentaires.

Pour ce qui concerne la solidarité à la source, sujet au coeur de notre actualité commune, nous nous appuyons sur les acquis du prélèvement à la source. Toutes les personnes qui déclarent trimestriellement des ressources pour bénéficier du RSA ou de la prime d'activité bénéficient désormais de déclarations préremplies, ce qui permet de limiter les erreurs.

L'ensemble des acteurs de la sécurité sociale a travaillé de concert afin de mener à bien cette réforme, avec un appui de nos collègues de la Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV) et de France Travail, ce qui prouve la force de ce modèle.

S'agissant de l'ancrage départemental, nous sommes très attachés à la présence locale et à notre partenariat très fort avec les collectivités, notamment via le conseil départemental, interlocuteur privilégié sur les sujets de politique sociale.

Enfin, les CAF locales comptent 250 à 300 agents en moyenne, avec des variations en fonction des enjeux départementaux. Je souligne l'importante mutualisation à l'oeuvre dans notre réseau, par exemple en jumelant des plateaux de production et en confiant à une caisse le traitement de prestations pour le compte d'une autre CAF, ce qui permet de venir en aide à des caisses qui peinent à recruter ou à fidéliser des salariés. Nous jouons de fait un rôle dans l'aménagement du territoire par le biais de cette mutualisation, l'activité des CAF étant essentiellement départementale, mais également consacrée en partie à ces mutualisations régionales ou nationales. Cette solidarité du réseau constitue une force et contribue à notre efficacité.

M. Damien Ientile. - La souplesse et l'autonomie commencent au niveau de l'organisation dans la mesure où toutes les Urssaf ne sont pas organisées à l'identique. Si la réglementation doit bien sûr être appliquée de manière harmonisée, les directeurs des Urssaf disposant d'une certaine latitude pour organiser la production et atteindre les objectifs fixés.

Comme l'indiquaient mes collègues, une culture du résultat prévaut dans nos organisations, le niveau d'atteinte des objectifs étant mesuré et faisant l'objet de comptes rendus réguliers. Nous portons donc une attention particulière aux résultats obtenus, en laissant une marge d'autonomie quant aux moyens à employer : par exemple, la solidarité à la source représente une mission nouvelle pour les Urssaf puisqu'elles doivent traiter et corriger les signalements effectués par les demandeurs de RSA et de prime d'activité lorsqu'une erreur est repérée dans les montants préremplis. Cette mission n'est pas forcément mise en oeuvre de la même manière dans chaque caisse. Chaque directeur se voit assigner l'objectif de traiter 95 % des signalements dans les vingt premiers jours du mois : s'il n'est pas atteint, nous déterminons si l'organisation doit être modifiée ou non.

Autre exemple très positif d'autonomie régionale : le dispositif Help, inventé par l'Urssaf de Lorraine. Lorsqu'un travailleur indépendant éprouve des difficultés à payer ses cotisations, c'est parfois aussi qu'il a un problème d'accès aux droits, par exemple dans le domaine de la santé, de la famille, ou même de la retraite. Le principe du dispositif Help est assez simple : le travailleur indépendant explique à l'un des partenaires de la sécurité sociale ses difficultés et il reçoit une réponse globale, adaptée à sa situation. Le dispositif ayant bien fonctionné en Lorraine, nous l'avons généralisé dans toute la France.

Pour répondre à votre question sur les gains de productivité, il y a bien sûr la digitalisation. Nous avons développé des robots qui permettent d'exécuter des tâches automatisables, des chatbots ou des voicebots capables de répondre au téléphone ou par écrit à des demandes simples. Nous déployons de nouveaux outils pour améliorer l'ergonomie et faciliter la tâche de nos salariés, et nous avons aussi adopté un modèle très intéressant de mutualisation sans centralisation. Par exemple, la paie est gérée pour l'ensemble du réseau dans trois Urssaf seulement, Midi-Pyrénées, Rhône-Alpes et Centre-Val-de-Loire, y compris pour la Caisse nationale, qui ne gère pas sa propre paie. C'est vrai aussi pour certaines fonctions métiers. Par exemple, le Cesu est intégralement géré par l'Urssaf Rhône-Alpes. Quant aux artistes-auteurs, qui relèvent d'une législation particulière, leur gestion métier a été confiée à l'Urssaf du Limousin. Ce modèle, qui permet à la fois de réaliser des gains d'efficience et de maintenir une activité dans les territoires, mérite d'être mis en valeur.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Puisque vous avez, tous les trois, occupé des fonctions au plus haut niveau de l'État, si le système que vous décrivez fonctionne, n'est-ce pas aussi parce que vous gérez des agents de droit privé, et non des agents de droit public ? Pouvez-vous d'ailleurs me confirmer que tous les agents qui interviennent dans la sphère de la sécurité sociale sont bien des agents de droit privé ? N'y a-t-il aucun fonctionnaire en position de détachement, même aux postes de direction ?

M. Nicolas Grivel. - Nos caisses emploient en effet très majoritairement des salariés de droit privé, dans le cadre d'une convention collective. Certains agents effectuent toute leur carrière chez nous, d'autres une partie seulement. Il y a quelques fonctionnaires, notamment dans les caisses nationales - nous-mêmes, et quelques-uns de nos collaborateurs, qui sont généralement en position de détachement -, mais cela reste vraiment très minoritaire.

Le statut de droit privé n'est toutefois pas un objectif en soi. Il se trouve que nous fonctionnons dans ce cadre, qui nous permet aussi de nous appuyer sur le savoir-faire et l'expertise des agents formés dans les écoles spécialisées, notamment celle de Saint-Étienne, mais, pour ma part, je crois que c'est plus notre cadre d'action spécifique que le cadre d'emploi de droit privé qui permet d'expliquer nos résultats. Heureusement, des réformes sont aussi possibles dans un cadre d'emploi de droit public, comme l'a montré l'exemple de la DGFiP.

J'insiste sur la visibilité d'action. Le fait de disposer d'un cadre pluriannuel, que j'ai également connu à l'Anru et que nous connaissons dans nos fonctions actuelles, est absolument décisif dans notre capacité d'action. Nous pouvons faire des choix qui seront coûteux dans un premier temps, mais rentables à plus long terme. C'est vrai en interne comme en externe. Quand on négocie avec un élu local sur un projet de crèche, par exemple, et qu'on lui annonce qu'on pourra le soutenir dans la durée, cela change la nature de la discussion. Cette visibilité est particulièrement importante pour mener à bien des projets longs et complexes comme la solidarité à la source, sur lequel nous travaillons depuis deux ans et demi, en dépit des vicissitudes de la vie politique et administrative, parce qu'il était inscrit dans la COG. Cette capacité à se projeter est vraiment très importante dans la conduite du changement.

M. Thomas Fatôme. - Le droit privé impose également un certain nombre de contraintes, ce qui est normal et souhaitable. Il existe ainsi des obligations en matière de dialogue social : lorsqu'une transformation est envisagée, il faut informer les représentants du personnel, les consulter, permettre des expertises, etc. Autant d'éléments qui n'ont pas d'équivalent dans le secteur public. Le secteur public peut conduire plus rapidement des transformations radicales. Pour notre part, nous sommes soumis à une convention collective, au droit du travail, et nous disposons d'instances nationales de dialogue social. Toute transformation doit s'inscrire dans ce cadre.

Je reviens aussi sur le cadre pluriannuel, car il me paraît essentiel. La COG ne constitue pas seulement un document stratégique, mais aussi et surtout un document budgétaire. En pratique, nous ne renégocions pas chaque année les moyens avec l'État, ce qui représente, en toute honnêteté, une forme de privilège, dont il convient évidemment de ne pas abuser. Ce dispositif traduit en réalité un accord avec l'État sur une trajectoire budgétaire.

Ainsi, la COG 2023-2027 de l'assurance maladie prévoit de rendre 1 700 emplois sur la période. C'est une contrainte importante. Dans le même temps, nos crédits de fonctionnement et d'investissement, notamment dans le domaine informatique, augmentent sensiblement - et c'est heureux, car nous avons d'ambitieux projets informatiques à mener d'ici 2027. Certes, des discussions ont lieu chaque année avec la tutelle, la direction de la sécurité sociale, la direction du budget, selon le contexte du moment, mais, à l'échelle de la sphère publique, notre cadre pluriannuel constitue une rareté. Cela tient aussi à la loi de financement de la sécurité sociale, qui garantit une lisibilité budgétaire. À mes yeux, cette stabilité importe davantage que le statut juridique privé des personnels.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Merci, vous avez répondu très clairement. La COG, dans son intitulé, pourrait être comparée aux COP (contrats d'objectifs et de performance), mais, en réalité, ce sont deux mondes très différents. D'ailleurs, parmi les personnes que nous avons auditionnées, plusieurs ont regretté de ne pas bénéficier d'un tel cadre pluriannuel, déplorant leur difficulté à se projeter à moyen terme. En effet, pour nombre d'entre eux, le budget est revu chaque année à l'occasion du vote de la loi de finances, dès lors qu'ils dépendent d'une part significative de financement public.

J'aurais maintenant une question plus spécifique pour la CNAF. Monsieur Grivel, vous avez évoqué le transfert de certaines missions initialement assumées par les départements, telles que la protection maternelle et infantile (PMI) ou la certification des assistantes maternelles, entre autres. Il semble que, dans les faits, lorsque les CAF prennent le relais, les coûts diminuent. Quel est votre point de vue à ce sujet ? Pensez-vous qu'une rationalisation de l'action sociale à l'échelle locale serait envisageable, en confiant davantage de missions aux CAF - pas uniquement le paiement des prestations, mais aussi leur gestion et leur pilotage ? Pourriez-vous nous décrire comment s'articule actuellement la relation entre les CAF et les départements ? Est-il exact, comme certains l'ont laissé entendre lors de précédentes auditions, que l'efficacité de ces politiques dépend souvent davantage des personnes en poste que du cadre institutionnel ? Ou bien existe-t-il des « frottements » communs à tous les départements, et qui plaideraient pour une simplification et une rationalisation ?

M. Nicolas Grivel. - Avant d'entrer dans les exemples concrets que vous mentionnez, permettez-moi de rappeler que nos relations avec les conseils départementaux sont particulièrement importantes, car ils portent une politique sociale très large.

Le sujet le plus lourd demeure la gestion du revenu de solidarité active (RSA). Le paiement de cette prestation est confié aux CAF par les départements ou directement par l'État dans les territoires où le RSA a été recentralisé - c'est le cas de certains départements d'outre-mer et de métropole. Le financeur est différent, mais la gestion quotidienne et les modalités de versement restent inchangées pour nos équipes.

Cette mission est lourde, mais elle s'appuie sur une collaboration étroite et précise avec les départements. Elle reflète aussi les différences de politiques départementales et les consignes parfois différentes adressées aux CAF, d'où l'intérêt de disposer d'organismes à l'échelle départementale, capables de s'adapter au contexte local.

Cela étant dit, le RSA - ou ses prédécesseurs - n'a jamais été directement versé par les départements eux-mêmes. Il ne s'agit donc pas d'une reprise d'activité, mais plutôt d'une délégation logique aux CAF, qui ont aussi l'avantage de bien connaître les familles bénéficiaires du RSA, car elles sont souvent allocataires d'autres prestations. Cela nous permet d'avoir une approche cohérente, simplifiée, et plus accessible pour les usagers. Un changement de situation familiale, par exemple, est immédiatement pris en compte dans le calcul du RSA, mais aussi pour les aides au logement ou les allocations familiales.

Les relations avec les départements peuvent néanmoins parfois se tendre, en particulier lorsque leurs finances sont sous pression, comme c'est le cas actuellement. La dynamique des dépenses liées au RSA et la volonté d'accompagner plus efficacement les bénéficiaires vers l'emploi, notamment dans le cadre de France Travail, peuvent être source d'inquiétudes.

Nous entretenons aussi des relations étroites avec les services de la protection maternelle et infantile (PMI), car nous sommes financeurs des services aux familles, en particulier ceux de la petite enfance. Globalement, la collaboration se passe bien, même si les PMI sont parfois confrontées à des difficultés de moyens et de charge de travail. Cela a conduit à quelques expérimentations, comme l'agrément des établissements d'accueil des jeunes enfants par les CAF, mais ces initiatives demeurent ponctuelles et non pérennisées à ce stade. Nous y trouvons un certain intérêt, même si la question des moyens reste centrale : sans ressources supplémentaires, il nous est difficile d'assurer durablement des missions pour le compte d'autres acteurs. Le sujet reviendra très certainement sur la table, car les PMI peinent à assurer l'intégralité de leurs missions, tandis qu'un léger élargissement de notre périmètre dans certains domaines permettrait de créer des synergies utiles et de simplifier les démarches pour les familles. Mais cela suppose de clarifier les ressources disponibles.

Nous travaillons également avec les départements sur de nombreuses autres thématiques, notamment l'accompagnement des enfants pris en charge par l'aide sociale à l'enfance (ASE), en particulier à leur sortie du dispositif.

Enfin, au plan financier, il ne s'agit pas uniquement d'une question de rentabilité, mais aussi de productivité et de cohérence dans la gestion des aides. Ces logiques de simplification ont, me semble-t-il, tout leur sens.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Des travaux sénatoriaux conduits par Pascale Gruny proposaient en 2019 la création d'une structure unifiée, France Santé Travail, pour répondre à l'éclatement important des structures en matière de santé, de sécurité et de travail. Quel est le point de vue du directeur de la CNAM sur ce sujet ?

M. Thomas Fatôme. - Je me permettrai de m'appuyer ici sur la position des partenaires sociaux. Dans un accord national interprofessionnel conclu l'année dernière, ils ont réaffirmé leur attachement à l'existence d'une branche accidents du travail et maladies professionnelles distincte, dotée de moyens et de missions propres. Cette branche incarne une logique transversale de gestion du risque, qui va de la prévention à la réparation, et qui a du sens, y compris pour l'assurance maladie. Le projet de tout regrouper n'était d'ailleurs pas très clair sur le devenir de cette branche ni sur la cohérence de ses missions dans un cadre global.

Cela étant, sur le terrain, nous travaillons étroitement avec les services de santé au travail, notamment à travers les Carsat. La loi de 2021 a renforcé ces coopérations, en particulier autour de la prévention de la désinsertion professionnelle. Malgré la fragmentation du paysage et la diversité des acteurs, la coopération est importante au niveau local. Pour ma part, je ne suis pas convaincu qu'un regroupement de toutes ces structures dans une même instance permettrait vraiment de gagner en efficacité.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Puisque M. Ientile évoquait tout à l'heure les enjeux de trésorerie, je souhaiterais lui poser une question concernant la Caisse d'amortissement de la dette sociale (Cades) : quel intérêt voyez-vous à maintenir cette mission dans votre périmètre plutôt que de la transférer à l'Agence France Trésor (AFT) ?

M. Damien Ientile. - La répartition actuelle des responsabilités est la suivante : la trésorerie de court terme est assurée par l'Urssaf Caisse nationale. Cette fonction consiste principalement à gérer l'écart entre le moment où les cotisations sont versées par les entreprises et celui où les fonds sont reversés aux organismes prestataires. Cela constitue un besoin permanent, chaque mois, même en l'absence de déficit.

Mais dans les faits, le déficit du régime général, inscrit dans la loi de financement de la sécurité sociale, se matérialise progressivement au cours de l'année. Il doit donc également être financé via des instruments de trésorerie de marché, dans un cadre limité à des emprunts de court terme, puisque nos outils ne nous permettent pas d'emprunter au-delà de vingt-quatre mois.

À ce jour, nous portons un encours de dette d'environ 40 milliards d'euros, avec une maturité moyenne de 1,5 à 2 mois. Toutefois, si ce volume d'endettement continue de croître, nous atteindrons une limite au-delà de laquelle les outils de court terme ne seront plus adaptés. C'est pour cette raison que, par le passé, une partie de cette dette a été transférée à la Cades, laquelle est plutôt rattachée à l'AFT, qui gère également la dette à court et long termes de l'État.

Aujourd'hui, le schéma est donc clair : la dette de court terme relève de l'Urssaf, la dette de long terme de la Cades. Se pose dès lors la question, éminemment politique, de savoir à quel moment une partie de cette dette doit migrer de l'Urssaf vers la Cades, en fonction de sa nature et de sa temporalité.

S'agissant de savoir pourquoi cette mission de trésorerie de court terme revient à l'Urssaf et non à l'AFT, la raison me semble en être que cette fonction est intimement liée à notre coeur de métier, la collecte. Il s'agit d'une gestion quotidienne, au plus près des flux. Chaque jour, nous émettons environ 1 milliard d'euros de titres, en fonction des remontées de cotisations et des besoins de financement des caisses prestataires, à qui nous versons les fonds dans un délai maximal de vingt-quatre heures, souvent même dans la journée. Cette mécanique très précise ne tolère aucun grain de sable dans les rouages.

Le système fonctionne, il est éprouvé depuis plus de vingt ans. L'Urssaf Caisse nationale est un acteur reconnu sur les marchés, notamment celui du commercial paper, où elle figure parmi les plus importants émetteurs mondiaux, étant régulièrement primée pour la qualité de leur signature. Le tout est assuré par une équipe restreinte. Il n'en demeure pas moins, comme je l'ai indiqué, que des questions importantes vont se poser à l'avenir.

M. Ludovic Haye. - Vous n'êtes ni une agence ni un opérateur, mais il nous paraissait essentiel de vous entendre. Merci d'avoir rappelé l'étendue de vos missions. Trop souvent, l'on réduit encore la CAF aux seules allocations familiales, l'assurance maladie au remboursement des soins, et l'Urssaf à la collecte des prélèvements. Vous avez aussi rappelé les volumes financiers considérables que vous manipulez au quotidien, ce qui est d'autant plus important dans un contexte où l'on cherche à réaliser des économies.

Je souhaiterais me focaliser sur la lutte contre la fraude. Disposez-vous d'estimations - j'insiste sur le terme - du montant global de la fraude dans vos différents organismes ? Et, surtout, travaillez-vous à une harmonisation des chiffres ? Je me souviens d'une réunion consacrée aux arrêts de travail jugés abusifs, au cours de laquelle l'agence régionale de santé (ARS), l'Ordre des médecins et la CPAM sont arrivés avec leurs propres chiffres, sans jamais parvenir à les faire converger, au point que la réunion s'est terminée sans qu'on ait vraiment abordé le fond du problème. Comment améliorer la coordination des données entre acteurs pour traiter au mieux ce sujet ?

Mme Pauline Martin. - J'avais la même question sur la fraude.

Monsieur Grivel, ayant dirigé l'insertion et la transformation des politiques sociales au sein du département du Loiret durant plusieurs années, je dois dire que je n'ai pas constaté une très grande collaboration entre la CAF et le département, notamment sur la mise en place du dossier social unique, qui visait à mieux appréhender les problématiques des habitants, tous profils confondus.

Monsieur Fatôme, je suis ravie de vous rencontrer, votre nom revenant très fréquemment ces temps-ci. Vous seriez, notamment, le cost-killer des taxis... J'aimerais connaître votre stratégie d'économies pour les années à venir, car c'est un point central pour notre commission. Vous avez aussi mentionné un mécanisme d'intéressement tout à l'heure : pouvez-vous nous en dire davantage ?

M. Damien Ientile. - En ce qui concerne les Urssaf, la fraude la plus répandue reste celle liée au travail dissimulé.

Nos contrôles se répartissent en deux types.

D'une part, le contrôle d'assiette, qui consiste à vérifier que les cotisations sont correctement déclarées et calculées. Il s'agit d'un contrôle factuel, très bienveillant, qui peut même s'apparenter à du conseil. Il est instruit à charge et à décharge. En 2024, les Urssaf ont d'ailleurs restitué 160 millions d'euros aux entreprises à la suite de trop-perçus.

D'autre part, nous menons une lutte spécifique contre le travail dissimulé, avec des inspecteurs spécialisés ainsi que des experts juridiques en recouvrement ou en procédure pénale. Chaque Urssaf dispose d'une équipe dédiée à cette mission.

Le travail dissimulé peut prendre la forme d'une non-déclaration de salariés, et donc d'une absence de paiement de cotisations, ou d'une sous-déclaration des heures travaillées. Il engendre un triple préjudice : pour la sécurité sociale, qui voit ses ressources amputées ; pour les entreprises en règle, du fait d'une concurrence déloyale ; pour les salariés non déclarés, qui perdent des droits à la retraite ou à l'assurance maladie.

Nous estimons le montant total des cotisations éludées à environ 6 milliards d'euros par an, même si ce chiffre reste une estimation, compte tenu de la nature même de la fraude. En 2024, les redressements ont atteint 1,6 milliard d'euros. Dans le cadre de notre COG, nous visons un total de 5,5 milliards d'euros de redressements cumulés. Ces chiffres sont partagés avec le Haut Conseil du financement de la protection sociale, avec lequel nous sommes alignés sur les définitions et les estimations.

La lutte contre la fraude est éminemment partenariale. Nous coopérons avec les autres caisses de sécurité sociale, qui peuvent, lors de leurs contrôles, repérer des situations suspectes et nous les transmettre. Nous travaillons aussi avec la DGFiP, avec l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI), rattaché à la Gendarmerie nationale, et avec l'inspection du travail.

Nous identifions également des formes de fraude hors travail dissimulé, plus difficiles à quantifier, mais que nous étudions de plus en plus. Je pense notamment aux fraudes à l'affiliation. Nous avons ainsi constaté la création massive de fausses entreprises, notamment dans le secteur des ambulanciers. Cela ne cause pas immédiatement de préjudice financier pour les Urssaf, mais ces structures peuvent ensuite servir à percevoir indûment des prestations auprès d'autres caisses. Dès que nous détectons ces situations, nous les signalons à la CNAM et aux organismes concernés.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Ce que vous venez de nous exposer est particulièrement intéressant, notamment s'agissant des interactions entre vos différentes caisses. J'aimerais mieux comprendre leur fonctionnement concret. Par exemple, si la CNAF détecte un fraudeur, existe-t-il un système d'alerte automatique permettant de signaler cette information aux autres organismes ?

Par ailleurs, quel identifiant utilisez-vous dans ce cadre ? J'avais compris que le numéro de sécurité sociale constituait aujourd'hui un identifiant unique, mais qu'il ne pouvait être utilisé qu'au sein du champ de la sécurité sociale. Comment, dès lors, opérez-vous un croisement avec la DGFiP, qui fonctionne, pour sa part, avec un numéro fiscal ? En effet, il serait pertinent que tout organisme payeur de prestations soit informé lorsqu'un bénéficiaire est en situation de fraude, quel que soit le guichet d'origine. Je pense également à l'ASP, qui verse beaucoup d'argent, y compris à des particuliers. Est-elle intégrée à ce type de dispositif ? Concrètement, comment s'opère le transfert d'informations entre caisses ? Existe-t-il un mécanisme automatique ou cela relève-t-il encore d'échanges manuels ? Car je suppose que vous ne communiquez pas ces informations par simple appel téléphonique.

M. Damien Ientile. - À l'heure actuelle, les transmissions d'informations ne sont pas automatisées, sauf dans quelques cas très limités. De manière générale, elles sont effectuées de façon spontanée, sur la base de listes ou de signalements encadrés par des conventions. Il existe par exemple une convention entre la CNAF et l'Urssaf Caisse nationale, qui prévoit ces échanges d'informations dans le respect du droit en vigueur.

À cela s'ajoutent des conventions locales, conclues entre organismes à l'échelle départementale ou régionale. Lorsqu'une CAF réalise un contrôle et identifie qu'un allocataire a perçu des prestations indues en raison de revenus non déclarés, un signalement est transmis. En 2023, ce type de démarche a donné lieu à 2 700 signalements adressés à l'Urssaf, qui peuvent ensuite engager des investigations sous l'angle du travail illégal.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Si je vous comprends bien, nous restons donc dans un système encore largement manuel, fondé sur des conventions locales. L'ASP, en tant que structure nationale sans déclinaison territoriale, ne semble donc pas en mesure d'être intégrée dans ces échanges. Concrètement, cela signifie que les agents qui instruisent des dossiers à l'ASP ne disposent d'aucune information sur l'existence éventuelle de fraudes dans d'autres domaines de la sphère publique.

M. Nicolas Grivel. - Votre question est légitime, mais elle mérite d'être précisée selon les cas. Lorsqu'une fraude détectée par un organisme n'a pas d'impact direct sur un autre, la transmission d'informations n'est pas toujours nécessaire. Par exemple, une fraude à la conjugalité, où un allocataire ne déclare pas vivre en couple, affecte nos prestations, mais ne concerne pas l'Urssaf.

En revanche, lorsqu'une situation de travail dissimulé est mise au jour, elle donne lieu à un signalement vers l'Urssaf, voire la DGFiP. En ce qui concerne l'ASP, nous avons moins d'interconnexions à ce stade, mais, avec la DGFIP, les flux d'échanges sont considérables. Nous recevons en masse les données fiscales des allocataires. Avant même la mise en oeuvre de la solidarité à la source, ces données constituaient déjà notre principal levier de contrôle des ressources déclarées par les bénéficiaires.

Nous opérons une vérification en comparant les revenus déclarés par l'allocataire avec ceux que nous fournit la DGFiP, avec un décalage d'environ un an. En cas d'incohérence, nous engageons une procédure de régularisation : l'allocataire est invité à s'expliquer, et, en l'absence de justification recevable, nous procédons aux suites nécessaires.

Dans l'autre sens, nous transmettons également des flux d'informations importants vers la DGFiP. Le véritable enjeu est celui du moment de la détection de la fraude. Si la détection est précoce, l'information peut être intégrée dans les flux automatisés. En revanche, lorsqu'elle intervient plus tardivement, à la suite d'enquêtes complexes, elle nécessite un traitement plus manuel, en dehors des canaux automatisés.

C'est pourquoi notre dispositif repose sur deux volets : un traitement industriel, à grande échelle, et un traitement sur mesure, pour les cas les plus sensibles ou complexes. En matière de fraudes organisées, le facteur humain reste déterminant. Nous ne pensons pas manquer d'échanges d'informations. Au contraire, ces échanges sont aujourd'hui une source majeure de détection.

S'agissant des montants, les estimations restent difficiles. Par échantillonnage, nous évaluons la fraude globale entre 3 et 4 milliards d'euros, en tenant compte des incertitudes inhérentes aux méthodes. Cette hausse s'explique moins par une explosion réelle de la fraude que par une amélioration de nos capacités de détection. En 2023, 450 millions d'euros de fraudes ont été détectés, contre 300 millions deux ans plus tôt.

Nous avons créé un service national de lutte contre la fraude à enjeux, qui vient en appui aux 700 contrôleurs de la CAF. Ce service regroupe une quarantaine de spécialistes de haut niveau, issus de la police, de la gendarmerie, des douanes, du secteur bancaire, etc. Il permet de détecter des fraudes complexes, souvent organisées, où les allocataires eux-mêmes sont parfois victimes - usurpation d'identité, vol de RIB, ou schémas impliquant de faux micro-entrepreneurs européens cotisant sans activité réelle afin de bénéficier indûment de prestations.

Dans ces cas, les sanctions sont lourdes, y compris au plan pénal. Le nombre de condamnations augmente, et cela renforce l'effet dissuasif. La solidarité à la source, enfin, contribue aussi à prévenir la fraude, puisque l'administration indique directement aux usagers les ressources qu'elle connaît déjà, limitant les tentations de fausses déclarations.

Pour ce qui est du Loiret, je regrette si nous n'avons pas su faire preuve de la réactivité ou de l'innovation attendue. Il n'est pas toujours facile de répondre aux diverses initiatives départementales dans le cadre d'action très normé qui est le nôtre. Mais nous serions heureux de renforcer notre partenariat avec le conseil départemental du Loiret, qui par ailleurs nous doit pas mal d'argent au titre du RSA. Nous aurons l'occasion d'y revenir.

M. Thomas Fatôme. - Pour compléter sur le volet de la fraude, la situation de l'assurance maladie est particulière. En effet, les trois quarts des fraudes détectées ont pour origine les professionnels de santé. Cette tendance se confirme année après année. En 2024, nous avons réussi à détecter 630 millions d'euros de fraudes, un résultat en forte hausse.

Depuis trois ans, nous menons une évaluation globale des fraudes à l'assurance maladie, qui concernent aussi bien les professionnels, les assurés, les entreprises, que la complémentaire santé solidaire (C2S) ou encore les arrêts de travail, parfois obtenus au moyen de fausses entreprises. Ces évaluations, reprises l'an dernier dans le rapport du Haut Conseil du financement de la protection sociale, estiment les montants entre 1,5 et 2 milliards d'euros, mais elles ne sont pas encore exhaustives.

Nous remboursons 250 milliards d'euros de prestations par an. Dès lors, la fraude, même faible en proportion, représente rapidement des montants très significatifs. En trois ans, les résultats de détection ont été multipliés par trois. Pour poursuivre cette dynamique, nous avons recruté 60 enquêteurs judiciaires dans des pôles interrégionaux, avec des responsabilités spécifiques conférées par la loi, notamment l'intervention sur les réseaux sociaux grâce à des cyberenquêteurs. Nous avons, nous aussi, intégré des policiers et gendarmes à nos équipes pour renforcer nos capacités d'investigation.

Nous travaillons également étroitement avec les branches lorsqu'un sujet d'intérêt commun se présente, en particulier dans le cadre de notre convention de partenariat avec la CNAF, en cours de refonte. L'échange n'est pas systématique non plus. Par exemple, lorsqu'il s'agit de fraude aux arrêts de travail, il n'y a pas forcément lieu de transmettre des éléments à la branche famille. En revanche, s'agissant de fraudes à la résidence, il peut y avoir un intérêt à partager certaines informations.

Ces coopérations s'organisent également avec les caisses nationales et tendent à se professionnaliser davantage.

En décembre dernier, nous avons mis à disposition, en open data, un jeu de données relatif aux arrêts de travail, croisé selon des critères d'âge, de secteur d'activité ou encore de durée. Cette démarche s'inscrit dans notre politique générale de mise à disposition d'informations en libre accès. Sont ainsi accessibles, via le site data.ameli.fr, les bases de données Data pathologies et Data professionnels de santé libéraux. Si vous souhaitez connaître le nombre de pédiatres dans la Manche, les honoraires moyens des radiologues ou encore la densité de médecins généralistes en région Rhône-Alpes, toutes ces informations sont disponibles. Nous comptons poursuivre cette dynamique en ouvrant encore davantage de données à l'avenir.

Je ne sais pas ce qui me vaut le surnom de cost killer, mais veiller au respect de l'objectif national des dépenses d'assurance maladie (Ondam), tel qu'il est voté par le Parlement, fait partie des missions de l'assurance maladie. Cela se traduit par une série de plans d'action allant de l'accompagnement et de l'évolution des pratiques des professionnels de santé jusqu'au contrôle, notamment des arrêts de travail.

Ainsi, plus de 1 000 médecins généralistes, dont les prescriptions d'arrêts de travail sont deux à trois fois supérieures à celles de leurs confrères pour des patientèles standardisées, ont fait l'objet de démarches spécifiques. Nous convoquons chaque année plus de 300 000 assurés ciblés, chez lesquels un risque est détecté, notamment pour des arrêts de travail potentiellement injustifiés. Ce ciblage s'avère pertinent : dans 20 à 25 % des cas, les arrêts se révèlent injustifiés, ou du moins la personne n'est plus malade au moment de la convocation.

S'agissant des transports de patients - qu'il s'agisse de transports sanitaires ou de taxis - le Parlement a voté, dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2025, un objectif d'économies de 300 millions d'euros sur les véhicules sanitaires légers (VSL), les ambulances et les taxis. Nous travaillons actuellement à l'évolution des dispositifs conventionnels, tant pour les VSL que pour les ambulances et les taxis. Les dépenses de transport de patients s'élèvent à près de 6 milliards d'euros et progressent fortement, sous l'effet conjugué de la dynamique démographique, de l'augmentation des affections de longue durée (ALD) et du resserrement du maillage hospitalier.

La première mesure, relativement simple à mettre en oeuvre, consiste à généraliser le transport partagé. De nombreux pays font mieux que nous dans ce domaine. Il ne s'agit pas de remplir un van avec huit patients, mais, déjà, en mettant deux personnes plus souvent dans un VSL ou un taxi, nous pourrions réaliser des économies substantielles, tant pour l'assurance maladie qu'en matière d'émissions de gaz à effet de serre.

Dans cette optique, nous travaillons avec les taxis à la définition d'un nouveau modèle tarifaire, plus efficace, qui permette de rembourser davantage de trajets tout en réduisant les retours à vide et les temps d'attente. Ces discussions sont en cours avec les quatre fédérations de taxis.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Je retiens de cet échange la grande pertinence de votre système de convention d'objectifs et de gestion (COG). Je me place ici du point de vue du politique. Lorsque les gouvernements restaient en place cinq ans, soit la durée habituelle d'une COG, on pouvait considérer que le gouvernement en fonction avait discuté et validé ce contrat, lequel encadrait pour cinq années le fonctionnement de vos organismes. Dans un contexte où, désormais, les ministres se succèdent à un rythme beaucoup plus soutenu, le ministre de la santé nouvellement nommé se retrouve à appliquer une COG qu'il n'a pas du tout négociée.

Or, si j'ai bien compris, ces documents sont relativement intangibles. C'est d'ailleurs ce qui vous permet de disposer de véritables outils de pilotage : vous connaissez votre trajectoire de financement, votre trajectoire d'effectifs ; vous fixez vos objectifs et vous pouvez les déployer dans la durée. Dès lors, ne ressentez-vous pas une forme de tension entre le politique et vous-même ?

M. Thomas Fatôme. - Les conventions d'objectifs et de gestion constituent un outil central, un véritable cadre de référence. Chaque année, notamment avec la direction de la sécurité sociale, nous examinons les indicateurs de l'année écoulée, identifions les bonnes performances et relevons les domaines dans lesquels des difficultés persistent. Il s'agit d'un outil structurant.

Cependant, ce cadre n'a rien d'immuable. Il ne nous arrive que rarement de répondre au ministre que nous ne ferons pas telle chose car elle n'est pas inscrite dans les 750 pages la COG. Et heureusement ! Le Parlement adopte des lois, le pouvoir politique porte des projets et notre rôle consiste précisément à les mettre en oeuvre.

Les conventions couvrent une période de cinq ans : elles doivent donc s'adapter aux réalités du pays, qu'elles soient économiques ou sociales, car les circonstances peuvent évoluer rapidement. Nous parvenons à maintenir un équilibre entre ce cadre de référence et les projets de plus court terme.

Les projets de système d'information en sont un bon exemple. Ils forment le socle technique qui rend possible, par exemple, la dématérialisation de la carte Vitale sur smartphone - cela peut sembler simple, mais nécessite en réalité plusieurs années de développement. Il en va de même pour l'ordonnance numérique : derrière un simple QR code se cache une réforme complexe.

Nous bénéficions d'un dialogue de gestion fluide, qui nous permet de faire évoluer notre action, mais ce cadre nous donne aussi les moyens d'affirmer que tout ne peut être réalisé du jour au lendemain : les structures dont il est ici question sont vastes et requièrent une gestion inscrite dans le temps long.

M. Nicolas Grivel. - Pour un ministre, disposer d'une COG déjà lancée et structurée constitue souvent une chance. Cela signifie que, sur un certain nombre de sujets, les bases sont posées. On ne part pas de rien, sans moyen, dans l'obligation d'ouvrir des négociations avec Bercy ou d'attendre le prochain budget pour espérer, éventuellement, faire avancer un projet. Là, plusieurs orientations sont déjà tracées.

Je citerai, par exemple, nos discussions avec la ministre chargée de la ville concernant notre action dans les quartiers. Sur ces sujets, les choses sont claires : développement des crèches, animation de la vie sociale, soutien aux centres sociaux... Ce sont des axes forts, bien établis.

À l'inverse, lorsqu'une priorité politique émerge en cours de période de convention, nous en discutons les modalités de mise en oeuvre. Lors de la précédente convention, l'intermédiation financière des pensions alimentaires a ainsi été créée ex nihilo. Il s'agit d'une mission de service public, inexistante jusqu'alors, visant à prévenir les impayés. Nous mettons désormais en place, de manière systématique, l'intervention de la CAF en tant qu'intermédiaire entre les deux parents lors de la procédure de séparation ou de divorce. Cette mesure n'était pas prévue dans la convention, mais elle a pu être intégrée. Des moyens supplémentaires ont été alloués. La discussion a eu lieu et cela ne nous a pas empêchés de mener à bien d'autres actions en parallèle.

Je citerai également le doublement de la prime d'activité pendant cette même période, mesure adoptée à la suite du mouvement des gilets jaunes. Elle a été intégrée à la convention en cours, des choix et des priorisations ont été opérés.

Cette visibilité et cette capacité à initier des projets dans la durée sont fondamentales. Sans COG, dans le contexte d'instabilité gouvernementale que vous évoquiez, nous hésiterions parfois à lancer certains projets, car, une fois l'impulsion donnée, le travail à fournir est immense, avec des résultats livrés deux ans plus tard. Si le ministre en poste n'est plus le même ou que le moment politique n'est pas favorable, le projet risque d'être abandonné. C'est bien ce qui permet de bâtir sur le long terme.

Il existe au demeurant une continuité entre les COG. Certains sujets sont lancés en fin de période afin qu'ils deviennent les projets phares de la convention suivante, à condition qu'ils bénéficient d'une confirmation politique. Il s'agit de poser les fondations nécessaires pour garantir cette continuité. Cette capacité d'adaptation constitue l'un des atouts majeurs de l'exercice.

Cela étant dit, il ne s'agit en rien d'un mécanisme miraculeux. Négocier une COG représente un travail considérable, assorti d'incertitudes réelles. Il ne s'agit pas ici de prétendre avoir conçu un modèle parfait, sans aucune déperdition d'énergie. Bien au contraire, l'élaboration de ces conventions engendre parfois de fortes tensions et suppose de véritables négociations.

Toutefois, plutôt que de répéter cet exercice chaque année, à l'instar de ce qui se pratique dans d'autres domaines, l'énergie mobilisée est ici investie dans une projection sur cinq ans. Cette temporalité constitue une véritable force.

Ayant moi-même connu un système fondé non pas sur une COG, mais sur une convention tripartite avec le financeur Action Logement, je peux affirmer que ce cadre offre une visibilité accrue. Lorsqu'il s'agit de convaincre des élus de s'engager dans des projets ambitieux, qui nécessitent dix années de travail et transforment durablement leur ville, il est indispensable d'apporter des garanties. Si l'on ne peut pas assurer que des moyens seront disponibles dans deux ans, aucun élu ne s'engagera. C'est pourquoi cette visibilité constitue un élément véritablement décisif.

M. Damien Ientile. - Les COG offrent un cadre à la fois lisible et suffisamment souple pour intégrer les politiques publiques nouvelles, qu'elles soient décidées par le Gouvernement ou votées par le Parlement. Elles permettent ainsi de concilier visibilité budgétaire et agilité opérationnelle.

En matière de financement, l'exemple le plus parlant demeure celui du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). Chaque année, une mesure nouvelle y figure. Cette année, il s'agissait notamment de la réforme des allègements généraux et de la création d'un versement mobilité régional. Concrètement, chacune de ces mesures implique la mise en place d'un nouveau projet de système d'information.

Cela conduit, comme l'ont souligné mes collègues, à un échange responsable avec l'administration de tutelle. À enveloppe donnée, en contrepartie d'une mesure nouvelle, un autre projet devra être dépriorisé, ou l'ambition initiale d'un projet informatique en cours devra être revue à la baisse. Ce dialogue oblige à exercer pleinement sa responsabilité.

M. Pierre Barros, président. - Nous vous remercions de ces échanges.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 15h 50.

Audition de M. Clément Beaune, Haut-Commissaire au plan et commissaire général à la stratégie et à la prospective

M. Pierre Barros, président. - Nous recevons à présent M. Clément Beaune, ancien ministre, pour ses fonctions actuelles de Haut-Commissaire au plan (HCP) et de commissaire général au Commissariat général à la stratégie et à la prospective (CGSP), également appelé France Stratégie.

France Stratégie est une institution autonome placée auprès du Premier ministre, qui contribue à l'action publique par ses analyses et ses propositions sur les grands enjeux environnementaux, économiques et sociaux, notamment via des exercices de prospective et des évaluations de politiques publiques. C'est l'héritier du Conseil d'analyse stratégique, qui avait lui-même pris la suite de l'ancien Haut-Commissariat au plan, après la fin de la planification dans les années 1990.

L'actuel Haut-Commissariat au plan a été recréé par décret du 1er septembre 2020. Il est rattaché, pour sa gestion administrative et financière, au secrétariat général du Gouvernement. Il est chargé d'animer et de coordonner les travaux de planification et de réflexion prospective conduits pour le compte de l'État et d'éclairer les choix des pouvoirs publics. Il dispose à cet effet du concours de France Stratégie.

Il existe donc déjà des liens importants entre ces deux organismes.

Monsieur le Haut-Commissaire, notre commission d'enquête s'intéresse de manière générale aux missions des agences et opérateurs de l'État, ainsi qu'aux organismes consultatifs. S'il est beaucoup question, dans le débat public, de supprimer ou fusionner des agences et d'en réduire drastiquement le nombre, nous cherchons d'abord à mieux comprendre ce mode de mise en oeuvre des politiques publiques. Nous ferons ensuite des propositions qui iront dans un sens ou dans un autre.

Nous avons déjà reçu plusieurs responsables ou anciens responsables d'agences qui nous ont décrit la manière dont ils avaient conduit la fusion de plusieurs organismes et exposé les multiples problèmes qui se sont posés : suivi opérationnel des activités, construction d'une entité commune, gestion de personnels aux statuts souvent variés.

Vous avez d'ores et déjà annoncé la fusion du Haut-Commissariat au plan et de France Stratégie. Pouvez-vous, aujourd'hui, nous indiquer dans quel délai cette fusion sera réalisée, quelles en seront les modalités et quel est le sens que vous lui donnez ? La réduction des coûts et des emplois doit-elle, selon vous, être un objectif en soi, sachant qu'il s'agit de montants limités par rapport à d'autres agences que nous avons auditionnées ?

Toutefois, au-delà du cas des organismes que vous dirigez, pouvez-vous nous faire part de votre vision sur l'action publique de manière générale, à partir des travaux déjà menés par le Haut-Commissariat au plan ou par France Stratégie. Croyez-vous ainsi à la pertinence du modèle de l'agence d'État, tel qu'il a été mis en place dans les années 1990 à partir du postulat suivant : l'administration centrale doit incarner l'État stratège, qui définit les grandes orientations des politiques publiques, et laisser à des agences autonomes la mise en oeuvre de ces politiques. Si ce modèle est toujours d'actualité, comment expliquez-vous les nombreuses critiques dont les agences font aujourd'hui l'objet ? De quelle manière faudrait-il le faire évoluer pour améliorer non seulement l'efficacité des politiques publiques, mais aussi la perception qu'en ont les citoyens ?

Avant de vous laisser la parole pour une intervention liminaire, il me revient de vous indiquer que cette audition est diffusée en direct et en différé sur le site internet du Sénat et qu'un compte rendu sera publié.

Je dois également vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, qui peuvent aller de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 euros à 100 000 euros d'amende. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite donc à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, à lever la main droite en disant « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Clément Beaune prête serment.

M. Clément Beaune, Haut-Commissaire au plan et commissaire général à la stratégie et à la prospective. - Je suis heureux de retrouver les salles et les couloirs du Sénat, pour la première fois en tant que Haut-Commissaire au plan et commissaire général de France Stratégie - sans doute aussi pour la dernière fois dans cette double qualité, puisque la fusion des deux entités est engagée. J'y reviendrai.

Cette fusion, que j'ai annoncée en prenant mes fonctions, devra être conduite dans les prochaines semaines, dans le respect des procédures, notamment de consultation sociale, que nous engageons dans les jours à venir. Beaucoup parlent de fusions ; peu les mettent en oeuvre. Nous, nous le faisons. J'en exposerai l'ambition, car une fusion n'est pas un projet en soi, mais un outil au service d'un projet. Au travers de celle-ci, nous voulons montrer un exemple de rationalisation et d'efficacité.

Comme vous m'y avez invité, je souhaite revenir brièvement sur la question des agences et opérateurs publics en général.

Les opérateurs de l'État, au sens juridique et budgétaire du terme, représentent moins de 5 % de la dépense publique totale. Il s'agit d'un enjeu important, mais qui ne saurait occulter le poids majoritaire des dépenses sociales, locales, ou encore du reste du budget de l'État.

Je n'ai pas de réponse exhaustive à la question de savoir si le recours aux agences constitue toujours une solution pertinente, ou, au contraire, s'il faut en rejeter le principe. L'action publique, à laquelle je suis associé depuis plusieurs années, subit des effets de balancier, parfois des effets de mode.

Lorsque j'étudiais encore l'action publique sans y participer directement, on citait, à l'appui de rapports documentés - je pense notamment au rapport Pébereau, remis au ministre Thierry Breton - le modèle d'« agencisation » des pays d'Europe du Nord, et notamment la Suède, comme une forme moderne, efficace et adaptée d'organisation de l'action publique. Ceux qui critiquent aujourd'hui un peu vite ce modèle gagneraient parfois à relire leurs propres déclarations. Il y a quelques années encore, l'idée largement admise était qu'externaliser certaines missions de l'État au profit des agences ou opérateurs constituait un moyen de mieux gérer les deniers publics.

Je reste donc prudent face à la mode inverse qui semble s'installer. Votre commission d'enquête jouera, je n'en doute pas, un rôle utile pour éclairer ce débat.

Pourquoi, au fond, avons-nous développé ces agences ? J'en ai eu l'illustration dans le domaine des transports, dont j'ai eu la charge durant quelques mois. Ce développement ne tient pas seulement à des comparaisons européennes ou à des effets de mode. Il convient aussi de le considérer comme une réponse aux limites de l'État en tant que personne morale.

Il faut rappeler que ce type de gestion n'est pas nouveau. Vous le savez mieux que moi : plus de la moitié des opérateurs de l'État recensés dans les documents budgétaires relèvent des secteurs de l'enseignement supérieur, de la recherche ou de la culture. Cette organisation autour de structures dotées d'une personnalité morale distincte de celle de l'État central n'est pas une invention récente. Il y a bien eu, au cours des vingt dernières années, une tendance à ce type d'organisation.

Je prendrai un exemple que je connais bien et qui a fait récemment l'objet d'un débat à l'Assemblée nationale : l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (Afit France). Pourquoi a-t-on créé l'Afit France ? L'État éprouvait des difficultés à s'inscrire dans le temps long. On parle parfois de « débudgétisation ». C'est un fait : l'Afit France gère des moyens qui pourraient tout à fait être confiés au ministère des transports, mais cette agence a été créée parce qu'il était difficile, dans le cadre du débat budgétaire et politique, de garantir la pérennité des crédits d'une année sur l'autre pour des missions d'investissement.

Autrement dit, la création d'un opérateur ne résulte pas toujours d'un choix organisationnel. Elle révèle parfois une défaillance de l'État dans sa capacité à projeter son action dans le long terme. L'agence devient alors un symptôme, voire une tentative de remède à cette difficulté structurelle.

C'est pourquoi il faut se méfier de certaines idées simplistes. Je me permets ici une remarque directe à propos des débats récents à l'Assemblée nationale autour du projet de loi de simplification de la vie économique. J'ai l'impression que nous avons vu apparaître un « Milei du pauvre », qui, sous couvert de rationalisation, assène des coups de hache nocturnes sur les opérateurs et agences, au nom d'un principe de simplification qui ne fait pas toujours grand cas de leur utilité réelle.

Certaines fusions sont nécessaires, mais il faut se rappeler que la France a une longue expérience de regroupement d'administrations ou d'opérateurs. Et souvent, ces fusions ont entraîné plus de coûts que d'économies : lorsque les grilles salariales ou les pratiques sociales sont alignées par le haut, le bénéfice social est indiscutable, mais l'impact sur les finances publiques est plus nuancé. Aussi, restons vigilants face aux approches trop rapides ou démagogiques.

J'aurais dû le préciser plus tôt, le Haut-Commissariat au plan et France Stratégie ne sont stricto sensu ni des agences ni des opérateurs. Ce sont deux services du Premier ministre, aujourd'hui distincts, demain réunis, dotés d'une autonomie de gestion budgétaire, mais dépourvus de personnalité morale.

Je dirai quelques mots à présent sur le Plan. Je parle ici du Plan de manière unifiée, car les deux structures s'inscrivent dans une histoire commune qui remonte à 1946. L'année 2025 marque les 80 ans de plusieurs institutions, fondées parfois par le Conseil national de la Résistance ou dans les premiers mois du gouvernement provisoire, sous l'autorité du général de Gaulle. C'est le cas de la sécurité sociale, du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) et du Plan, institué en janvier 1946 sur l'initiative du général de Gaulle, qui en confia la responsabilité à Jean Monnet.

C'est l'une des rares institutions qui a traversé deux Républiques et qui a survécu à 53 gouvernements et à toutes les alternances politiques. Cela ne suffit pas à justifier son maintien, mais cela témoigne de l'utilité de sa mission.

À l'origine, il s'agissait d'une planification stricto sensu. Aujourd'hui, nous ne sommes plus dans une économie administrée ou nationalisée. Pourtant, dès l'origine, l'ambition allait au-delà : il s'agissait aussi de proposer une réflexion prospective, une vision à long terme, au service de l'État, du gouvernement et, plus largement, du débat public. C'était également un lieu de dialogue, notamment avec les partenaires sociaux - une vocation que nous entendons raviver à la faveur de cette nouvelle étape.

Cette « ardente obligation », comme disait le général de Gaulle, pourrait être assumée par les ministères ou le Parlement - madame le rapporteur, vous présidez d'ailleurs la délégation à la prospective du Sénat -, mais, dans les faits, cette fonction reste peu exercée au sein de l'État. La France est ainsi en retrait par rapport à d'autres pays européens, notamment l'Allemagne.

Il est donc nécessaire de conserver une structure généraliste, interdisciplinaire, comme l'a toujours été le Plan, pour porter cette réflexion de long terme.

C'est l'esprit de France Stratégie, créée en 2013, et du Haut-Commissariat au plan, institué en 2020. Ce rôle de prospective et de dialogue doit être maintenu. J'en conviens, ma position n'est pas neutre, mais je constate que cette fonction suscite un intérêt croissant en Europe. La planification, une idée neuve en Europe ! Le modèle espagnol, très proche du nôtre, s'appuie déjà sur un commissariat au plan. Tous les pays européens, à des degrés divers, disposent d'organes chargés de la planification et de la prospective.

Dans les débats budgétaires récents, personne n'a proposé la suppression des outils de prospective généraliste. Des débats ont eu lieu sur les structures elles-mêmes, mais personne n'a demandé la suppression conjointe de France Stratégie et du Haut-Commissariat au plan. Au contraire, les récentes discussions parlementaires ont mis en évidence un besoin d'élargir leur périmètre, en leur rattachant notamment le secrétariat général pour l'investissement et celui pour la planification écologique. Ce n'est pas ma proposition, mais je la mentionne comme un signe du consensus.

Sur la fusion elle-même, j'y insiste, elle est nécessaire. Il importe de conserver l'esprit de planification, mais il serait peu lisible et peu efficient dans un contexte de rigueur budgétaire de maintenir durablement deux structures. Nous voulons préserver un double héritage : une expertise scientifique de planification et une « boîte nationale à idées », selon l'expression de Jacques Delors, tournée vers 2035 ou 2050.

Cette fusion a été annoncée par Michel Barnier à l'automne dernier, puis confirmée par François Bayrou à son arrivée à Matignon. Le processus est engagé et sera effectif au début du mois de juin, dans le respect des obligations de consultation sociale.

Dès à présent, avant même la fusion, nous réalisons un effort significatif d'économies : une baisse de 12 % des dépenses de fonctionnement est attendue pour 2025. France Stratégie, qui compte 73 agents à la fin avril, enregistrera cette année une réduction de 4 emplois. Et, conformément aux instructions du Premier ministre, nous poursuivrons en 2026 les efforts de réduction des dépenses et des effectifs. Je ne suis pas en mesure d'en préciser l'ampleur à ce stade, mais je suis pleinement conscient qu'une fusion implique de poursuivre et d'amplifier cet effort.

France Stratégie et le HCP représentent respectivement 1,08 % et 0,06 % du budget alloué aux services du Premier ministre. Nous serons exemplaires dans la gestion de la dépense publique, mais nous ne saurions servir de bouc émissaire. Ainsi, il n'est pas question que nous réalisions seuls les 40 milliards d'euros d'économies aujourd'hui attendues ; nous y contribuerons à notre juste mesure.

Plusieurs caractéristiques de notre institution seront renforcées dans le cadre du projet de fusion, tel qu'il est envisagé. Le HCP est une structure unifiée interministérielle et interdisciplinaire qui n'a pas d'équivalent au sein de l'État. Ses missions sont ancrées dans le long terme, ce qui est essentiel à l'heure de la transition écologique, démographique, géopolitique, numérique et technologique.

On assimile souvent le HCP à la Cour des comptes, mais cette dernière est une entité indépendante, en vertu de la Constitution. Le HCP, quant à lui, est directement rattaché au Gouvernement et au Premier ministre. Ainsi, près de la moitié des rapports que nous produisons sont des commandes ministérielles ou primoministérielles. Nous jouissons toutefois d'une indépendance garantie par décret, notamment sur le plan scientifique. Dès lors, nos études sont réalisées de façon autonome, sans consigne ou influence politique.

Le HCP joue un rôle essentiel de carrefour ou de « ruche », pour reprendre l'expression de Jean Monnet, notamment dans le cadre du dialogue social. Il n'est ni une structure de négociation d'accords de branche ou d'entreprise, ni un conclave qui chapeaute la négociation du moment. Néanmoins, il a vocation à réunir les partenaires sociaux, à échéance régulière, pour discuter de divers sujets : retraites, démographie, qualité ou quantité de l'emploi dans l'économie française, grandes transitions, etc.

Au-delà des partenaires sociaux, nous oeuvrons à établir le dialogue avec les associations d'élus et les associations non gouvernementales. Voilà ce qui fait l'ADN unique de notre organisme depuis 1946, et nous souhaitons le raviver.

Bientôt, le HCP et France Stratégie formeront une seule structure. France Stratégie est un modèle efficace qui anime un certain nombre d'autres organismes indépendants. Pour ces derniers, nous assurons des fonctions support, dans une logique d'économies et de mutualisation. Je souhaite que la coordination entre le HCP et France Stratégie soit renforcée par le décret de fusion. Il serait bon que nous puissions nous rapprocher du Conseil d'orientation des retraites (COR), du Centre d'études prospectives et d'informations internationales (Cepii), du Conseil d'analyse économique (CAE) et d'un certain nombre de hauts conseils sociaux.

Si le processus de fusion parvient à son terme, nous ajouterons à notre nouvelle structure le Conseil national du numérique (CNNum), aujourd'hui placé sous l'autorité de la ministre chargée du numérique. Nous pourrons ainsi bénéficier de l'efficacité qui fait la force du réseau France Stratégie et réaliser des économies sur les dépenses.

Enfin, nous souhaitons que le nouvel ensemble mis en place ait une dimension européenne renforcée. En effet, les contributions ou les comparaisons européennes sont à même d'éclairer notre action sur le temps long.

À l'occasion des 80 ans du Plan, nous devrions offrir à cet organisme une nouvelle jeunesse, plutôt que d'avoir de mauvaises discussions à son sujet, voire d'envisager sa suppression.

Je conclurai en reprenant la pensée de Pierre Massé, Haut-Commissaire au plan, qui a notamment été chargé de lancer les travaux de prospective. Il estimait que le regard sur l'avenir était le premier temps de l'action : telle est la mission du HCP aujourd'hui.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Compte tenu de vos anciennes fonctions ministérielles, je souhaite vous interroger sur l'Afit France, qui emploie aujourd'hui environ huit agents chargés de gérer des milliards d'euros. En tant qu'ancienne fonctionnaire du ministère des transports, j'avoue ne pas comprendre la raison d'être de cette structure, car ses projets sont redondants avec ceux de la direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM).

Seriez-vous choqué par une réinternalisation de l'Afit France au sein du ministère des transports ? Bien entendu, j'entends vos réserves sur la capacité de l'État à penser les choses sur le temps long. Dans le cadre du projet de loi de finances pour 2025, nous avons ponctionné la trésorerie dite dormante. C'est la preuve que les opérateurs situés hors du périmètre ministériel ne sont pas préservés de toute coupe budgétaire.

De manière générale, les agences n'ont pas été conçues parce qu'elles ajoutaient une quelconque plus-value, mais parce qu'elles permettaient de répondre à un problème du moment qu'on ne savait pas gérer au sein des structures ordinaires de l'État. Par souci de simplification, nous avons créé un nouvel outil, l'Afit France, sans se demander s'il devait disparaître un jour, une fois les problèmes résolus.

Au-delà de cette agence, nous réfléchissons à la pertinence de toutes les structures parallèles à l'État qui opèrent avec très peu d'effectifs et gèrent parfois des sommes très importantes. Cela nous amène à nous poser la question de la mutualisation.

Nous devons également nous interroger sur le remplacement des personnels en cas d'agents défaillants. On ne peut pas remplacer du jour au lendemain un agent bénéficiant d'un arrêt maladie, puisqu'il est amené à revenir très vite sur son poste. Or cela peut créer un vide dans la mise en oeuvre de l'action publique.

M. Clément Beaune. - J'ai beaucoup d'estime pour le président actuel de l'Afit France, Franck Leroy, qui fait un excellent travail. Une chose est sûre, ce n'est pas cet organisme qui supportera l'ensemble des efforts qui seront inscrits dans le projet de loi de finances pour 2026, surtout qu'il n'emploie que huit agents.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Ces derniers pourraient être réintégrés au ministère des transports...

M. Clément Beaune. - C'est probablement ce qui se passerait en cas de suppression de l'opérateur, dès lors qu'on doit offrir aux agents publics de la continuité et de la stabilité. Si nous traitons la question sous l'angle des finances publiques, l'éviction de l'Afit France est un faux sujet. En revanche, s'il s'agit de rationaliser la gestion publique dans la durée, vous posez une vraie question, madame la rapporteur. La rebudgétisation doit être la fin de l'histoire ; je le dis à la fois comme ancien ministre des transports et comme responsable public.

L'existence d'une agence telle que l'Afit France ne m'a absolument pas choqué lorsque j'ai pris mes fonctions de ministre des transports. En revanche, je m'étais étonné du mauvais état des routes nationales, en raison de l'absence d'un outil de gestion pluriannuelle.

Si nous supprimions l'Afit France et que nous procédions à la réinternalisation de ses missions et de ses personnels au sein du ministère, nous dégraderions la gestion des infrastructures de transport, faute de garantir la pluriannualité. Reste qu'il existe peut-être des moyens plus intelligents pour gérer divers crédits que de créer une agence en parallèle du ministère.

Pour ma part, je plaide pour l'adoption de lois de programmation en matière de transports. La conférence de financement des mobilités, « Ambitions France Transports », parviendra peut-être elle-même à cette conclusion ; je laisserai le ministre Tabarot et le Gouvernement en décider.

L'Afit France est davantage le symptôme que la cause. Elle constitue sans doute une réponse imparfaite au problème réel de manque de pluriannualité qui frappe le secteur des transports. L'annualité budgétaire est un principe démocratique, mais, vu les évolutions qui se sont produites ces vingt dernières années, depuis la « révolution de la Lolf » - la loi organique relative aux lois de finances -, nous devrions y ajouter la pluriannualité. Or nous n'y sommes pas parvenus : plusieurs crises se sont succédé et le débat parlementaire national, qui demeure souverain, n'a pas abouti à une décision en ce sens.

Néanmoins, nous avons réussi à introduire de la pluriannualité dans certains domaines, tels que la défense : aujourd'hui, la loi de programmation militaire (LPM) est respectée. J'y insiste, des lois de programmation en matière de transports, ou ne serait-ce que des débats pluriannuels sur les crédits du ministère, surtout lorsqu'ils sont concernés par des dépenses d'investissement, sont nécessaires.

Vous avez raison, madame la rapporteur : une agence n'est pas une garantie de stabilité, comme nous avons pu le constater lors de débats budgétaires récents.

L'Afit France, qui vient de célébrer ses vingt ans, a davantage été un outil de pluriannualisation que de dégradation de la gestion de l'infrastructure. Toutefois, je n'ignore pas qu'elle constitue une réponse partielle et imparfaite.

Il faut trancher entre deux solutions : soit nous transférons tout au ministère des transports dans le cadre d'une bonne programmation, en espérant que le Gouvernement n'engage pas de coupes budgétaires trop importantes, soit nous créons une vraie agence disposant de pouvoirs étendus - elle associerait les collectivités et les parlementaires, disposerait d'effectifs plus nombreux et posséderait un conseil d'administration -, au risque de dévitaliser le ministère. Il s'agirait d'une agence de gestion des infrastructures qui, à l'instar d'un opérateur de recherches universitaires, accomplirait ses missions dans la durée. Encore une fois, je reconnais que le système intermédiaire actuel est imparfait.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - La question de la pluriannualité est un sujet qui revient souvent dans nos débats. De toute évidence, elle a des aspects très positifs pour les opérateurs : leur budget étant fixé sur plusieurs années, ils peuvent réduire le nombre de leurs équivalents temps plein (ETP) si on le leur demande et mettre en oeuvre telle ou telle politique.

Le problème, c'est qu'une très grande partie du budget de la Nation se trouve préempté avant même toute discussion budgétaire. Cela soulève des difficultés lorsque le cadre budgétaire devient un peu plus contraint chaque année.

Nous en sommes tous convaincus, un opérateur qui a de la visibilité est capable d'engager de véritables stratégies en matière de transformation et de réduction de ses moyens. En effet, il connaît ses objectifs et ne découvre pas à la dernière minute, le 31 décembre, les moyens qui lui sont alloués pour l'année à venir.

Toutefois, cette pluriannualité manque de souplesse et empêche les opérateurs de se réorganiser. Aujourd'hui, en vertu du cadre financier pluriannuel (CFP), le budget européen est fixé et corseté sur plusieurs années. En conséquence, si un événement se produit, nous ne savons plus comment faire pour discuter avec nos partenaires européens.

L'idée des pères fondateurs du Plan était de permettre à l'État de jouer un rôle de stratège, en dessinant le futur du pays et en engageant de grands projets d'aménagement, tels que la mise en place du réseau de lignes à grande vitesse (LGV).

Nous disposons aujourd'hui d'outils qui devraient nous permettre d'être beaucoup plus réactifs. Or force est de constater que nous sommes incapables de conduire des nouveaux projets en matière de transports, alors que les échelles envisagées sont beaucoup plus courtes. Je pense notamment à l'aménagement de petits tronçons autoroutiers, à la desserte de l'aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle et au changement du matériel roulant pour les RER.

À l'occasion de la fusion du HCP et de France Stratégie, envisagez-vous de reconstituer la délégation interministérielle à l'aménagement du territoire et à l'attractivité régionale (Datar) ? Cette question a son importance, car nous ne savons pas où nous allons, en dépit du nombre d'opérateurs qui représentent l'État à l'heure actuelle.

M. Clément Beaune. - La Datar était un outil essentiel. Quitte à me référer à une institution désuète, j'assume de parler de « plan » et d' « aménagement du territoire ». Précisément, parmi les axes de travail que j'ai présentés le 10 avril dernier, le HCP entend oeuvrer à la décarbonation et à l'aménagement du territoire. Je suis convaincu que les infrastructures contribuent à la transition écologique et que notre pays a encore besoin de grands projets, notamment en matière de transports, d'énergie, de télécommunications et d'infrastructures. Cela dit, il n'est pas question de renouer avec les projets de reconstruction qui ont marqué la fin des années 1940 et le début des années 1950.

Les projets de transport ne sont pas ralentis en raison de l'absence de vision d'ensemble ; ce sont plutôt nos procédures qui sont en cause. Voilà pourquoi je souhaite que le HCP lance un travail très large sur ce sujet, associant les entreprises de construction, les élus locaux, les parlementaires et des organisations non gouvernementales.

Le droit au recours, qui peut s'exercer tout au long de la vie d'un projet, fait parfois obstacle au développement des infrastructures : autoroutes, LGV et projets de lignes de fret, tels que la ligne transalpine Lyon-Turin. Cela crée une situation sous-optimale, pour le dire en des termes économiques. Les délais de procédure sont longs et on déplore une absence de sécurité juridique, alors que la protection du droit de l'environnement n'est pas meilleure que chez nos voisins européens.

Je ne pense pas que la réponse à ces difficultés consiste à écraser les procédures environnementales de consultation. Ces dernières sont définies par un cadre européen ; on peut toujours le faire évoluer, mais cela n'est pas si simple et rapide. Il y a surtout une attente sociale qui dépasse la question écologiste, au sens militant du terme. Les projets d'aménagement de LGV ou de lignes à haute tension ne sont pas systématiquement bloqués par des associations écologistes radicales. Il arrive aussi que des associations locales et des élus se mobilisent. Cela révèle une évolution sociale profonde.

Nous ne reviendrons pas à la phase de reconstruction des années 1950, au nom de laquelle on imposait un projet depuis Paris, qui était réalisé en quelques mois sous l'égide du HCP ou de la Datar.

Il n'empêche que nous pourrions aller plus vite et apporter davantage de sécurité juridique, sans rogner sur les exigences environnementales. Certains de nos voisins, notamment l'Allemagne, vont plus vite que nous, notamment pour la conduite des projets industriels, alors qu'ils sont soumis au même cadre européen.

Il faudrait améliorer la situation en conciliant les impératifs écologiques et la nécessité de conduire des grands projets. Je mènerai un travail en ce sens, dans le cadre d'une commission qui réunira différentes parties prenantes pendant plusieurs mois. Nous tenterons ainsi de proposer certaines évolutions juridiques. Le Parlement sera libre de se saisir ou non de nos recommandations, dans le respect du cadre européen.

L'absence de vision renforce le problème. Il n'existe pas de plan Freycinet du XXIe siècle. Le HCP ne pourra pas agir seul. Il nous faudra donc travailler avec des associations d'élus, des ingénieurs, des entreprises de construction et des associations. L'idée est d'identifier, à titre indicatif, une vingtaine de grands projets d'infrastructures indispensables, dans tous les domaines confondus, qui devraient être réalisés d'ici à 2050 ou 2060.

Beaucoup de travaux de planification sont débattus au Parlement : en témoigne la loi du 24 décembre 2019 d'orientation des mobilités, dite LOM. En outre, des membres du Sénat et de l'Assemblée nationale participent au Conseil d'orientation des infrastructures (COI) et plusieurs travaux en matière énergétique ont été conduits par Réseau de transport d'électricité (RTE). Bref, on voit que la planification trouve sa place dans des domaines bien plus nombreux qu'il y a cinquante ou soixante-dix ans. En revanche, on manque d'une vision globale telle que celle de la Datar ou du Plan.

Sans revenir à des époques révolues, je rêverais qu'on puisse organiser au Parlement, tous les cinq ans, un débat indicatif sur les grandes orientations démographiques, écologiques et technologiques. Cela permettrait de dessiner des cartes, à la manière de Freycinet, sous le regard de tous. Il n'y a pas lieu de procéder à un vote sur chaque quantité produite, secteur par secteur, comme on le faisait dans les premiers temps du HCP : ce n'est ni souhaitable ni faisable. En revanche, il est indispensable d'avoir une vision et une ambition globales.

On échoue à faire adhérer nos concitoyens à la transition écologique, parce qu'on ne leur donne pas à voir les types de projets qui doivent être réalisés. Ainsi, beaucoup ont le sentiment qu'on fait les choses par petits bouts, qu'on place des pièges - pensez au débat sur les zones à faibles émissions (ZFE), par exemple. Au-delà de la planification stricto sensu, seule une vision globale autour de projets positifs permettra d'emporter l'adhésion de nos concitoyens.

Bref, le HCP s'efforcera de soumettre à la représentation nationale et au Gouvernement un plan d'ensemble pour la réalisation de grandes infrastructures et nous nous occuperons également des concessions autoroutières.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Des structures de l'État sont déjà chargées de contrôler les concessions autoroutières. Dans ces conditions, on ne comprend pas pourquoi le HCP devrait intervenir.

Dans votre propos liminaire, vous avez dit vouloir contribuer à réduire les moyens des services du Premier ministre, alors que le HCP en représente une part infime. Comment allez-vous vous y prendre pour déployer un modèle destiné à desserrer les contraintes budgétaires ?

M. Clément Beaune. - Nous avons significativement réduit nos effectifs, sans pour autant dégrader la qualité de notre mission. Ainsi, depuis 2015, France Stratégie a supprimé 39 ETP ; elle emploie aujourd'hui 73 agents. Cette évolution nous a notamment contraints à être plus sélectifs dans nos travaux. Il me semble qu'on peut arriver à concilier une ambition forte avec des effectifs en léger recul. Nous ferons des efforts, mais nous assumerons davantage notre rôle de plateforme.

Vous avez évoqué les concessions autoroutières. Vous le savez, c'est un sujet qui me tient particulièrement à coeur. La conférence de financement des mobilités, qui prendra fin à la mi-juillet, abordera cette question sous un angle essentiellement financier.

Les concessions autoroutières posent des questions de société très lourdes : veut-on des contrats courts ou sur long terme ? Doit-on choisir un mode de gestion publique ou privée ? Les autoroutes doivent-elles être gérées en concession ou en régie ? Il nous faudra répondre à toutes ces interrogations dans les deux ou trois années qui viennent.

Dans cette perspective, la mission du HCP consiste à éclairer le débat public. L'Autorité de régulation des transports (ART), qui est l'un des opérateurs d'excellence au sein de l'État, nous permettra d'ailleurs d'y voir plus clair sur la question des concessions autoroutières.

Le HCP ne va pas refaire le travail technique qui a été accompli par l'ART. En revanche, il doit dialoguer avec les partenaires sociaux, les parlementaires, les associations d'élus et les personnes qui disposent d'un savoir académique ou connaissent les pratiques étrangères. On sait, par exemple, que l'Espagne a choisi un modèle d'autoroutes gratuites, ce qui présente beaucoup d'inconvénients par ailleurs.

Bref, l'ensemble de ce travail ne peut pas être assuré par un régulateur, à savoir l'ART.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Je ne vois pas ce qui lui interdit de le faire ! Ayant moi-même travaillé au sein d'une autorité de régulation, je sais qu'on peut engager un dialogue entre les représentants des consommateurs ou des industriels et les fonctionnaires du ministère. Aucune règle ne l'interdit.

Notre commission d'enquête a pour objet d'identifier tous les domaines où les services de l'État se chevauchent, ce qui semble être le cas en matière de concessions autoroutières. Or, en se saisissant de cette question très particulière, le HCP se déjugerait, puisqu'il se départirait de son rôle de superviseur et de plateforme. Il conviendrait plutôt de se demander pourquoi l'organisme chargé de cette politique publique n'accomplit pas les actions que vous décrivez.

Si nous voulons que l'État joue son rôle de stratège, veillons à ce qu'une seule et même entité - en l'occurrence, le HCP - ne se perde pas dans un niveau de détail trop important en s'occupant de politiques ciblées.

M. Clément Beaune. - L'ART a un rôle limité : elle ne peut pas proposer des options ou des scénarios trop précis, parce qu'elle a des missions différentes du HCP, qui opère comme une sorte de think tank.

Le coeur du sujet est de savoir qui fait quoi. Il faudrait organiser un débat civique large sur la question des concessions autoroutières, personne n'en doute. En tant que Haut-Commissaire au plan, je conserve une approche très pragmatique : nous refusons d'intervenir lorsqu'un organisme a déjà agi, et mieux que nous. Nous tenons systématiquement à nous inspirer d'un premier travail et nous y ajoutons éventuellement ce qui manque.

En matière de gestion de l'eau, l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) et le secrétariat général à la planification écologique (SGPE) reconnaissent que les travaux réalisés par France Stratégie sont les plus précis et les plus qualitatifs.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Aurait-il été gênant que ces travaux soient menés par l'Ademe ?

M. Clément Beaune. - Je vous laisse en juger ; ces travaux auraient pu aussi être conduits par un collectif des agences de l'eau. De même, de nombreux travaux en matière énergétique ont été entrepris par RTE, mais ils auraient très bien pu être réalisés par le ministère de la transition énergétique ou France Stratégie.

Si l'ART publie un nouveau rapport sur les concessions autoroutières en mentionnant quatre scénarios possibles pour l'après-2030, je proposerai que le HCP n'intervienne pas. Je ne cherche pas à élaborer des rapports supplémentaires pour le plaisir, mais, encore une fois, le débat sur les concessions autoroutières est important et l'ART est le socle du travail qui doit être mené en ce domaine.

Il existe deux façons de rationaliser les opérateurs en matière de planification. Soit on met en place un outil unique de planification, soit, pour des raisons historiques et de compétences, on conserve les organismes actuels. Plutôt que de perdre du temps à essayer de faire un jardin à la française parfait avec une seule structure, on peut travailler à évincer les activités redondantes.

On considère souvent que la fusion est la meilleure façon de rationaliser et d'éviter les doublons, mais elle se révèle parfois coûteuse et il est parfois plus efficace de demander à deux organismes distincts de cesser des activités redondantes. Pour ma part, je crois davantage à la rationalisation par la mission.

M. Cédric Vial. - J'ai plusieurs questions à vous poser.

Premièrement, considérez-vous le Haut-Commissariat au plan et France Stratégie comme véritablement indépendantes du pouvoir politique, ou vos travaux répondent-ils au contraire à des commandes des pouvoirs publics ? Vous dites tracer des feuilles de route à long terme, mais il y a cinq ans, le gouvernement auquel vous apparteniez jugeait qu'il fallait sortir du nucléaire, alors qu'on estime aujourd'hui qu'il faut le redévelopper. Quelle aurait été la stratégie du Haut-Commissariat au plan sur un tel sujet ? Aurait-il tracé une ligne indépendante de celle du Gouvernement, permettant de ne pas subir ces vicissitudes relatives aux grandes orientations stratégiques de l'État ?

Ma deuxième question concerne les rendus du Haut-Commissariat. Qu'est-ce qui aurait été différent si cette instance n'avait pas existé ces dernières années ? Quels effets notables ses réflexions et ses rapports ont-ils eus sur l'action de l'État ? C'est un peu flou pour nous.

Troisièmement, vous vous placez dans l'héritage du Plan et dites viser une stratégie à long terme, mais dans votre édito au programme de travail de France Stratégie, vous dites vouloir créer « des “notes flash” sur des questions d'actualité et des contributions extérieures pour faire émerger une pluralité d'avis et de propositions ». Cela me semble en décalage avec les propos que nous venons d'entendre. Vous indiquez aussi vouloir organiser « des débats d'opinion entre grands témoins et des débats citoyens partout en France », mais avec quels moyens et dans quel objectif ? Vous mentionnez aussi la création d'une nouvelle antenne à Bruxelles ; est-ce toujours d'actualité, et à quoi cette antenne pourrait-elle servir ? D'ailleurs, qu'est devenue l'antenne de Pau ?

M. Ludovic Haye. - Je vous remercie de la fusion que vous annoncez : même si elle ne répondra pas aux besoins de 40 milliards d'euros annoncés par le ministre Lombard, les petits ruisseaux font les grandes rivières, et votre annonce a déjà le mérite d'exister...

Le terme « temps » est revenu à plusieurs reprises dans votre propos liminaire. On se représente souvent le Haut-Commissariat au plan plus comme un organisme coûteux que comme une source d'économies. En effet, quand un pays imagine un projet à cinq ou dix ans, il pense souvent en premier lieu aux coûts et non aux économies que le projet peut engendrer. Là où des économies sont possibles, selon moi, c'est dans la réalisation des projets. En raison de votre expérience, monsieur le Haut-Commissaire, pourriez-vous préciser comment l'harmonisation européenne pourrait aider à réaliser des économies ? Il est certes délicat d'obtenir des chiffres, et vous ne pourrez peut-être pas me répondre immédiatement. Toutefois, ce matin, j'assistais à une réunion sur le spatial : l'Italie, l'Allemagne, la France ont des projets dans ce domaine. S'il y avait une véritable entente européenne, les économies se chiffreraient en milliards d'euros. Comment y parvenir ?

En ce qui concerne la prospective, bien malin qui pourrait dire quelle sera l'énergie du futur. Le général de Gaulle, à une autre époque, avait fait le pari du nucléaire. Vous l'avez dit, faire et défaire a toujours un coût. Comment se fixer une ligne de conduite sur le nucléaire ? La filière est fortement mise à mal, et il faut éviter de la tuer. À un certain moment, on a cru que les énergies renouvelables pourraient pallier les difficultés du nucléaire, mais ce n'est pas le cas.

M. Michaël Weber. - Je suis assez gêné, car la planification est un sujet extrêmement important. Dans les années 1960, ainsi que Mme le rapporteur le rappelait, la mise en place de la Datar visait à répondre à des problématiques concernant l'évolution de la société et l'organisation des territoires qui sont assez similaires à celles que nous connaissons aujourd'hui : c'est la déprise des territoires ruraux et l'attractivité des villes qui ont justifié que l'on s'intéresse à l'aménagement du territoire, aux transports, à l'urbanisme, à l'économie. À mon sens, nous avons détruit cet outil. Le Haut-Commissariat au plan et l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) sont interrogés sur ce sujet, mais il me semble que nous avons énormément besoin de planification. Monsieur le Haut-Commissaire, vous avez pris l'exemple de l'autoroute A69. Si nous disposions d'une planification partagée et si l'État exprimait une volonté d'aménagement ou clarifiait les orientations principales en matière d'infrastructures de transport ou numériques, le débat ne se poserait pas de la même façon, et les problèmes liés aux délais de recours et aux réactions de la population ne se poseraient sans doute pas.

Je me demande donc ce que nous avons raté. Vous avez habilement indiqué avoir réfléchi à une fusion, mais pour quelle efficacité ? Si l'on n'arrive pas à corriger le tir en matière de vision stratégique pour l'État, cela ne me semble pas présenter beaucoup d'intérêt. Je suis donc gêné : comment répondre à ce besoin de planification tout en ayant moins de moyens, par cohérence avec les difficultés du moment ?

M. Clément Beaune. - Monsieur Vial, nous sommes au service du Premier ministre. Le commissaire général de France Stratégie et depuis 2020 le Haut-Commissaire au plan - j'ai encore les deux casquettes pour quelques semaines - sont nommés en conseil des ministres, sur la proposition du Premier ministre, par le Président de la République. Le cadre de notre action dépend donc évidemment des choix du Président de la République et du Premier ministre.

Il y a toutefois une double garantie d'indépendance. Nous avons d'abord l'obligation de publier l'intégralité de nos travaux, ce qui est heureux, car nous sommes un service public. Nous n'avons pas de rapport caché. Nous ne sommes donc pas dans la même situation que les inspections ministérielles, qui adressent leurs rapports au ministre, celui-ci décidant souverainement si ces études sont destinées à l'information de ses équipes ou s'il s'agit d'outils de contribution au débat public, susceptibles d'être publiés. Nos études contribuent toutes au débat public, et une fois qu'une étude est lancée, aucun retour en arrière n'est possible.

En outre, lors de la modification du décret créant France Stratégie, en 2017, une charte scientifique a été rédigée pour garantir le respect de l'indépendance et des standards académiques et scientifiques dans la réalisation de ses études. L'an dernier, la moitié de nos études répondaient à des commandes d'un ministre ou du Premier ministre. Toutefois, ces commandes ne portent pas sur le message, mais sur le sujet : nous choisissons librement la façon dont nous réalisons nos études et les messages que nous publions. Il y a ensuite un choix de nomination : comme tout directeur d'administration, si notre travail ne convient pas au gouvernement ou au Président de la République, nous pouvons être remplacés, ce qui me semble sain.

Nous sommes donc une sorte de « think tank d'État », notre indépendance étant assurée par des garanties scientifiques essentielles et par le fait que nous soyons au service du débat public. J'y attache personnellement beaucoup d'importance, et je souhaite mettre dans le débat certains sujets dont j'estime qu'ils serviront non seulement au Gouvernement, mais aussi à l'ensemble des partis politiques et de la représentation nationale, sans être pour autant le porte-voix d'un département ministériel ou du Gouvernement.

Plus largement, je ne pense pas qu'il soit pertinent de conférer à l'entité issue de la fusion le statut d'autorité administrative indépendante. Celui-ci garantit l'indépendance d'autres organismes produisant des évaluations de politiques publiques, celle de la Cour des comptes étant en particulier garantie par la Constitution, mais un tel statut ferait courir le risque d'une confusion des genres. Il est essentiel si l'organisme s'attache à une forme de régulation, car cela lui permet d'assurer qu'il n'est soumis aux intérêts ni publics ni privés, que son président ne cherche pas à être reconduit ou à durer. Toutefois, pour un organisme de réflexion, l'indépendance me semble suffisamment garantie par la publicité de ses rapports et par leur qualité scientifique. J'irai même un peu plus loin : si nous publiions des études sans intérêt ou dont les chiffres seraient faux, cela se verrait. Nous sommes donc en quelque sorte régulés par l'exigence scientifique.

Depuis la création du Haut-Commissariat au plan à l'automne 2020, dix-neuf études ont été réalisées. Chacun pourra juger si ce nombre est ou non suffisant. Je ne porterai pas de jugement uniquement sur le fondement de ce chiffre, mais c'est plus que ce qui est parfois avancé. Ces travaux ont été éclairants dans le débat et les choix publics sur deux thèmes en particulier. Un rapport rendu sur le rôle du nucléaire dans la souveraineté énergétique a contribué au débat de manière importante. Une étude sur la question démographique a été également rendue à un moment où ces questions et leurs impacts sur les services, les politiques et les comptes publics n'étaient pas encore au centre du débat.

Nulle contradiction entre l'ambition du long terme et les « notes flash » que je défends : il s'agit de notes que nous produisons rapidement, qui peuvent ensuite donner lieu à un rapport plus long. Je ne voudrais pas que nous soyons cantonnés à produire une étude tous les dix-huit mois, sans aucun écho dans le débat public. Nous sommes payés par le contribuable, et nous devons justifier notre utilité au service de tous. Il nous faut donc éclairer les débats du moment pour être utiles dans le temps long, qu'il s'agisse de l'effort de défense, ou du débat sur le rétablissement d'un service civique ou national. Nous ne saurions répondre aux crises du moment, aux actualités du jour, ni soumettre une proposition au débat parlementaire ou à une réglementation. Éclairer le débat sur le temps long ne signifie pas être déconnecté des préoccupations du moment. Sur les questions démographiques, écologiques, sur le nucléaire, la réindustrialisation ou sur les conséquences de consacrer 3,5 % ou 5 % du PIB à l'effort de défense en 2035, cela revient à examiner des décisions qui sont prises maintenant, mais qui ont des conséquences sur le temps long.

Nous produisons ces notes rapidement pour éclairer les décisions qui se prennent dans les semaines ou les mois qui suivent, afin de contribuer à éclairer le débat public en exposant les effets dans le temps long des décisions actuelles. Comme je le dis à mes équipes, nos travaux doivent être à la fois ancrés dans le temps long et connectés au débat d'actualité. J'insiste sur cet « en même temps » : nous ne devons pas étudier des sujets sur le temps long qui n'ont aucune résonnance dans l'actualité, ou faire des propositions pour faciliter la réalisation du budget 2026 - c'est au ministère des finances et au Parlement d'en décider. En revanche, il relève de notre travail d'énoncer une stratégie de finances publiques à l'horizon de 2030 ou de 2035, avec d'autres experts, bien entendu. Nous avons d'ailleurs été missionnés par Amélie de Montchalin et Éric Lombard pour proposer des scénarios de finances publiques à l'horizon de 2035, ce qui ne correspond pas au travail quotidien du ministère ou de la direction du budget. Avec ces « notes flash », nous ne voulons pas faire le buzz chaque jour, mais éclairer rapidement des débats qui ont des conséquences sur le temps long.

J'assume le côté vintage des exercices du plan que vous avez évoqués. Je le disais, nous n'ajouterons pas notre grain de sel dans les discussions de la secrétaire générale de la CGT avec le président du Medef, dans celles des organisations syndicales dans une entreprise, une branche ou au sein du conclave. En revanche, il me semble utile de demander à des personnalités défendant des modèles sociaux opposés de discuter plusieurs heures sur l'horizon de 2030 ou de 2035, ainsi que cela a été fait depuis Jean Monnet. Alors que l'opinion est polarisée, fragmentée, voire assez vindicative, notre travail est aussi d'organiser et de rendre possibles des débats entre des responsables locaux et des élus nationaux, pour désamorcer les questions relatives aux dépenses locales. Je vous rassure, cela ne sera pas le coeur de notre métier. Je suis d'ailleurs en train de recevoir l'ensemble des organisations représentatives, patronales et syndicales, qui sont toutes intéressées pour discuter du modèle social, du financement des retraites et du grand âge à l'horizon de 2035. Il n'y a pas d'autre lieu pour tenir ces discussions, à condition que cela débouche sur des propositions pour le débat public.

L'antenne de Pau sera prochainement clôturée. En revanche, une présence modeste - il s'agit d'une personne - à Bruxelles serait utile pour porter à l'échelle de l'Europe nos idées sur la souveraineté européenne, sur le renforcement du budget de défense européen. Dans un effort d'économies, nous pouvons y contribuer en lien avec d'autres organisations : j'ai proposé au directeur du centre d'analyse, de prévision et de stratégie du Quai d'Orsay que cette personne soit notre employé conjoint, pour éviter que chaque boutique n'ait son ambassadeur à Bruxelles. En matière de planification, il faut renforcer notre connexion avec les institutions européennes pour mieux vendre nos idées et se saisir des idées présentes dans le débat européen, à condition que les frais de personnels ne soient évidemment pas démesurés.

Nous sommes des éclaireurs, et non des décideurs publics. L'exemple du secteur spatial est très pertinent : sur un tel secteur, peu importe que cela soit nous ou des ministères qui fassent ce travail, mais il faut réfléchir à une stratégie de lanceur européen plus intégrée que les fragmentations croissantes que nous avons observées ces dernières années entre la France, l'Italie et l'Allemagne, car cela constitue une source d'économie. En réponse à la mission confiée par Éric Lombard et Amélie de Montchalin, nous éclairerons les scénarios de finances publiques à l'horizon de 2035, mais nous ne déciderons pas des sources d'économies prochaines. Le Gouvernement et le Parlement décideront. J'espère que notre travail, public, sera utile tant pour le Gouvernement que pour le Parlement, et qu'il permettra d'identifier des pistes d'économies. Lorsque nous exposons les choix de finances publiques impliqués par un effort militaire, nous contribuons - je l'espère - au débat public, avant que le Gouvernement et le Parlement ne disposent. Nous sommes des éclaireurs face aux décideurs, conformément à l'ADN du plan.

Pour revenir sur les propos de plusieurs intervenants, je pense que nous pouvons mener à bien nos missions avec assez peu d'effectifs, à condition de conserver notre fonctionnement en plateforme. Sous Jean Monnet, il y avait moins de 20 ETP au Plan. Je rassure mes équipes, je ne veux pas que nous soyons aussi peu nombreux, mais il me semble que nous pouvons faire beaucoup avec des effectifs relativement modestes, parce qu'ils sont de très grande qualité, mais aussi parce que si nous sommes un agrégateur, nous pouvons être le lieu où se retrouvent des compétences et des expertises sans doublons.

Je ne prétends pas que si le plan avait fait une étude de plus ou de moins, cela aurait tout changé sur la démographie médicale ou la stratégie énergétique. Nous pouvons néanmoins mettre un peu de cohérence et de stabilité dans le débat. Il y a quelques jours, je présentais devant une commission d'enquête de l'Assemblée nationale un rapport sur la réindustrialisation. Nous avons fait une étude très utile en la matière : si l'on veut d'ici à 2030 ou à 2035 consacrer 12 % du PIB à l'industrie et non plus 10 % - la marche semble modeste -, il faut beaucoup de foncier disponible, ce qui impliquerait un nouveau débat sur le « zéro artificialisation nette » (ZAN), il faut des productions électriques supplémentaires, il faut des compétences d'ingénieur et de technicien. Pour que la stratégie de réindustrialisation ne reste pas une posture, plusieurs autres politiques publiques doivent donc en découler. Sur le plan énergétique, par exemple, il faudra bien évidemment relancer la filière nucléaire, mais il faudra aussi augmenter nos capacités de production d'énergies renouvelables, notamment avant 2035, date avant laquelle les nouveaux réacteurs ne seront pas disponibles. Ces choix restent politiques, mais des cohérences internes doivent être respectées : si l'on veut réindustrialiser le pays tout en maintenant nos ambitions de transition énergétique, il faut les deux énergies, le nucléaire et les renouvelables. Nous pouvons éclairer ce type de débat, en montrer les cohérences ou les incohérences.

Monsieur Weber, sans entrer dans le détail des projets, il me semble que la réalisation des grands projets dans de bonnes conditions et dans des délais rapides et la vision d'ensemble sur la cartographie de nos infrastructures sont deux problèmes distincts. Cette cartographie est nécessaire, mais elle n'accélérera pas elle-même les projets ou ne diminuera pas les oppositions à leur égard. Je vous rejoins toutefois : sans adopter un Gosplan, si nous avions une vision d'ensemble au lieu d'avoir de temps en temps des lois d'orientation des mobilités, des travaux du Conseil d'orientation des infrastructures (COI) sur l'infrastructure de transports, d'autres travaux sur la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), si une carte de France unifiée des grandes infrastructures pouvait être présentée au Parlement ou au Conseil économique, social et environnemental (Cese), cela faciliterait l'information et peut-être en partie l'acceptabilité des projets.

En matière d'acceptabilité, il me semble que d'autres outils doivent être mobilisés. Je ne crois pas qu'il faille écraser les procédures environnementales ou d'urbanisme. En revanche, pour reprendre l'exemple de l'A69, une des raisons qui expliquent qu'un projet devient inacceptable, c'est la durée induite par les recours. J'ai souvent été confronté à des associations qui, de bonne foi, me disaient qu'un projet était pertinent il y a 25 ans, mais qu'il ne l'est plus aujourd'hui. On a mis dix ans à réaliser les études, dix ans à discuter, cinq à faire les recours - je caricature volontairement, mais il y a un lien entre la rapidité d'exécution et l'acceptabilité. Je ne dis pas qu'il faut tout écraser, mais je suis convaincu - cela tient peut-être d'une naïveté enthousiaste - que l'on peut faire des projets tout aussi concertés, plus rapides et plus sécurisés juridiquement.

Par ailleurs, il s'agit d'une discipline collective. Je ne cherche pas à nous assigner une place trop importante : il faut que les responsables politiques et publics - je me considère encore comme tel - rappellent tous qu'il n'y a pas de projet d'infrastructure sans inconvénient. Il faut le dire à ceux qui cherchent la pierre philosophale de projets d'infrastructure sans inconvénient environnementaux, climatiques ou de biodiversité : elle n'existe pas. Il y a toujours un bilan socio-économique et écologique à mener, mais il faut avoir le courage de dire que tout choix a des avantages et des inconvénients. Chacun a son avis sur les LGV Lyon-Turin ou Bordeaux-Toulouse ou sur l'A69. À la fin, il est normal qu'il y ait un débat politique. Lorsque j'étais ministre des transports, j'étais favorable à l'A69, car très majoritairement, les élus locaux y étaient très majoritairement favorables. J'ai estimé que respecter la volonté locale relevait d'une éthique politique et démocratique.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Avant de vous saisir d'un sujet, vérifiez-vous si une autre agence de l'État n'est pas mieux équipée que vous pour mener ce travail ? Vous avez parlé des scénarios de finances publiques à l'horizon de 2035 : même si vos agents sont hautement compétents, il faut pour établir de tels scénarios disposer de modèles et de données. Le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) est une instance indépendante. Pourquoi ne pas lui confier cette mission, et pourquoi ne la remplirait-elle pas mieux que vous ?

Nous sommes là pour rationaliser, et donner aux citoyens le sentiment que l'État a une voix unique, qu'il n'y a pas de doublons, lesquels sont à l'origine du sentiment de méfiance de nos concitoyens, entraînant les votes contestataires. Autant je partageais votre vision sur le besoin de recréer une instance de planification portant une vision globale, autant sur les sujets particuliers que vous avez évoqués j'ai l'impression que le travail du commissariat fusionné viendrait à chaque fois en doublon de structures dont ces missions constituent pourtant le coeur de l'activité.

M. Hervé Reynaud. - Nous sommes dans une période paradoxale : nous manquons d'anticipation, de prévisibilité, de planification, mais lorsque l'on parle d'agences et d'organismes d'État, le Haut-Commissariat au plan est immédiatement dans le collimateur. Ne pensez-vous pas que c'est parce que ces travaux de planification sont largement partagés par d'autres administrations susceptibles de produire des rapports ? Plusieurs parlementaires ont émis des doutes sur le bilan de votre prédécesseur et sur l'impact des avis du Haut-Commissariat au plan dans le débat public. Quels éléments pourriez-vous apporter pour répondre à ces critiques ? L'antenne de Pau a probablement été créée pour convenance personnelle : c'est le genre d'éléments qui décrédibilisent votre démarche. La création d'une antenne à Bruxelles semble plus adaptée.

M. Christian Bilhac. - Pour ma part, je suis un supporter inconditionnel du Plan et de Jean Monnet. Le Plan et la Datar ont permis l'aménagement touristique du Languedoc, avec la mission conduite par Pierre Racine. Toutefois, avec Jean Lecanuet, le Plan commençait déjà à ne pas être fringant. Quelques semaines avant votre naissance, monsieur le Haut-Commissaire, le Plan a été froidement et cyniquement exécuté par M. Mitterrand, alors Président de la République, qui a enfermé le cadavre du Plan et son gardien Michel Rocard dans un placard fermé à double tour. Depuis, nous en sommes restés là.

On ne peut pas dire qu'il y a eu une planification pour le déploiement de la fibre. Nous avons nationalisé les pertes et privatisé les profits. Le système de partage entre les opérateurs et les collectivités locales coûtera demain une fortune à ces dernières.

Vous avez cité plusieurs infrastructures, auxquelles vous auriez pu ajouter la LGV entre Montpellier et la frontière espagnole, pour laquelle les réunions se succèdent depuis trente ans, sans qu'un mètre de rail ait été posé. Bientôt se tiendra un débat sur le ferroutage - on pourrait faire un rapport. Soit, mais permettez-moi d'être direct : ne deviendrez-vous pas une succursale ou un concurrent du conseil économique, social et environnemental régional (Ceser) ? Je dois demander un renforcement des étagères de mon bureau, tellement leurs rapports arrivent en nombre, sur tous les sujets !

Un dernier mot au sujet de la représentation à Bruxelles : veuillez m'excuser, mais même s'il est difficile de suivre l'activité ministérielle, je pensais qu'il y avait un ministre des affaires européennes. N'est-il pas le représentant des intérêts français à Bruxelles ?

M. Clément Beaune. - Madame la rapporteur, je vous répondrai : Oui. Je veux que nous ne nous saisissions d'aucun sujet traité ailleurs, même si je ne peux pas entièrement garantir que chaque recoin d'étagère de chaque ministère est vérifié.

Permettez-moi de vous donner un exemple. Malgré mon tropisme pour les questions d'infrastructures et de transport, je suis respectueux des formes : le Premier ministre et le ministre des transports ouvriront la conférence de financement des mobilités, dont l'atelier n° 2 est consacré aux concessions autoroutières. Cet exercice se terminera en juillet prochain. Soit tout aura été dit, et je ne demanderai pas de travail sur ce sujet, soit sur la base de ce socle un travail utile pourra être mené, et nous nous y emploierons.

Pour l'exercice de finances publiques, nous sommes un éclaireur, mais aussi un prestataire public - je l'assume. Cette commande a été faite par les ministres de l'économie et des comptes publics, Éric Lombard et Amélie de Montchalin. Juste avant ma nomination, ils ont réclamé un travail sur les grandes tendances de finances publiques, car leurs services étaient déjà très occupés pour réaliser le budget annuel. Ils ont même demandé, de manière utilement audacieuse, si ce travail pouvait être mené conjointement avec la Cour des comptes. Cela soulève une question statuaire, et le premier président de la Cour des comptes décidera comment nous pouvons travailler ensemble, tout en respectant son autonomie constitutionnelle. Je suis à sa disposition.

Si Bercy ne me demandait pas ce travail et dégageait des ressources internes pour le mener, cela m'irait très bien. Lorsqu'il s'agit de temps long, qu'il faut faire intervenir des compétences interdisciplinaires et réaliser des comparaisons européennes, nos services sont utiles. Je précise qu'aucun rapport du Haut-Commissariat au plan n'est rédigé sans concertation avec les administrations concernées. Nous ne rédigerons pas dans notre coin un rapport sur la stratégie de finances publiques pour 2035 sans travailler quotidiennement avec les directions du budget ou du Trésor. Monsieur Vial, c'est aussi l'avantage d'être au sein de l'État, avec un certain degré d'autonomie - nous sommes un animal hybride -, au service des politiques publiques. Si un travail est fait ailleurs, nous ne le faisons pas. Vu de Sirius, on peut considérer qu'il y a assez de travaux et d'effectifs consacrés à la planification et au temps long, mais il me semble qu'en réalité il n'y en a pas assez. Ainsi que M. Haye l'a indiqué, ces quelques effectifs - il s'agit sûrement de 200 à 300 personnes, sur les 5 millions d'agents publics - sont source d'efficacité et d'économies, s'ils remplissent bien leur mission. Si en 1946, dans un contexte autrement plus difficile, la dernière décision du général de Gaulle a été de créer un Commissariat général au plan, alors qu'il y avait quelques autres urgences à gérer, c'est qu'il considérait que cette boîte à idées était utile. À nous et à moi de prouver aujourd'hui que tel est toujours le cas.

Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous demande donc humblement de juger sur pièces : je suis prêt à vous présenter chacun de nos travaux publics et disponibles pour les assemblées. Nous sommes souvent sollicités par des commissions permanentes ou par des commissions d'enquête pour nourrir des travaux parlementaires. Des parlementaires de différentes sensibilités considèrent que nos travaux peuvent utilement éclairer le débat. Nous sommes un acteur complémentaire et prestataire, de petite taille, ce que je revendique, car c'est ainsi que nous restons économes et efficaces.

Monsieur Bilhac, je vous remercie d'être un supporter inconditionnel du Plan. Là encore, vous ne croirez que ce que vous verrez. Monsieur Reynaud, pour des raisons amicales ou hiérarchiques, je ne me lancerai pas dans un inventaire des réalisations de mon prédécesseur au Haut-Commissariat au plan ou de mes prédécesseurs à France Stratégie, car mon jugement subjectif n'apporterait pas grand-chose. Là encore, je vous demande de juger sur pièces et de regarder les dix-neuf rapports produits, dont plusieurs ont eu un impact important dans le débat public. Il est toujours difficile de mesurer l'impact exact d'études de prospective dans le débat public, ce qui a toujours été le cas pour toutes les structures d'étude et de prospective.

Je l'assume, nous devons avoir une représentation très modeste à Bruxelles. Le ministre des affaires européennes s'y rend régulièrement, mais n'y réside pas, alors que l'agent qui y sera détaché sera le représentant de l'équipe de France, de la représentation permanente à Bruxelles, du secrétariat général des affaires européennes, du ministre des affaires européennes, du centre d'analyse, de prévision et de stratégie sous l'autorité du ministre de l'Europe et des affaires étrangères. C'est pour cette raison que j'ai moi-même proposé que cette personne soit un outil supplémentaire au service du Quai d'Orsay et des instances parlementaires. Il y a beaucoup moins de Français présents à Bruxelles que d'Allemands qui y défendent les intérêts des différents Länder ou le gouvernement fédéral. Leur sens de l'équipe est massif lorsqu'il s'agit notamment des normes industrielles, alors qu'en France nous sommes insuffisamment nombreux et coordonnés. Il faut au moins une personne au service de l'équipe de France.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Nous vous remercions de vos explications et de vos projections. Il serait intéressant que vous consolidiez le coût complet de fonctionnement de votre structure. La secrétaire générale du Gouvernement nous a indiqué que jamais personne n'avait mesuré le coût de fonctionnement des structures administratives qui ne disposent pas d'une ligne budgétaire dédiée. J'ai entendu que vous étiez peu nombreux, mais que vous vous appuyiez beaucoup sur les ministères avec lesquels vous travaillez. Il serait utile que chacun de vos rapports précise combien d'heures de travail ont été nécessaires à sa rédaction, au-delà des agents du Haut-Commissariat, pour que nous nous fassions une idée de ce que coûte la structure de planification et de prospective. Nous ne remettons pas en cause son utilité, mais nous voulons qu'elle soit la plus efficiente possible dans la sphère publique.

M. Clément Beaune. - Cela ne devra pas prendre trop de temps, car sinon vous nous reprocheriez d'être occupés par des missions peu utiles, mais nous relevons le pari, madame la rapporteur.

J'y insiste, ce modèle de prestataire, de plateforme ou de carrefour, qui date de 1946, est assez économe et efficace. Si j'avais une conviction à partager, en tant qu'engagé du service public, je considère que l'on y manque, en l'état, d'un sens du temps long. Nous ne sommes pas tout seuls, et cette mission peut être remplie ailleurs, mais force est de constater qu'il semble plutôt y avoir pas assez de personnels qui se consacrent à cette tâche.

M. Pierre Barros, président. - Nous vous remercions du temps que vous avez accordé aux travaux de notre commission d'enquête.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 25.