Mercredi 30 avril 2025

- Présidence de M. Laurent Burgoa, président -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Audition de M. Aurélien Rousseau, ancien directeur de cabinet de la Première ministre Élisabeth Borne, ancien ministre de la santé et de la prévention

M. Laurent Burgoa, président. - Mes chers collègues, cette audition est la dernière de notre commission d'enquête. Le rapport sera présenté, à huis clos, le mercredi 14 mai à 16 heures 30, puis à l'occasion d'une conférence de presse, le 19 mai, à 11 heures.

Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête en auditionnant M. Aurélien Rousseau, ancien directeur de cabinet de la Première ministre Élisabeth Borne de mai 2022 à juillet 2023, ancien ministre de la santé et de la prévention de juillet à décembre 2023.

Monsieur le ministre, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Aurélien Rousseau prête serment.

M. Laurent Burgoa, président. - Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je rappelle que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat.

Le Sénat a constitué, le 20 novembre dernier, une commission d'enquête sur les pratiques des industriels de l'eau en bouteille. En effet, au début de l'année 2024, plusieurs médias ont révélé les pratiques illégales de certaines entreprises du secteur des eaux embouteillées, en particulier le recours à des traitements interdits sur des eaux minérales naturelles et de source.

Notre commission d'enquête vise à faire la lumière sur ce dossier, sous réserve des éventuelles procédures judiciaires en cours.

Cette audition a pour objectif d'analyser la façon dont ont été gérés, au niveau du cabinet du Premier ministre et en interministériel, les développements de l'affaire Nestlé Waters, plus particulièrement à partir de votre arrivée à la direction du cabinet de la Première ministre, c'est-à-dire à compter de mai 2022, mais également dans les fonctions que vous avez occupées par la suite en tant que ministre de la santé et de la prévention.

Quand et comment avez-vous pris connaissance pour la première fois du dossier Nestlé Waters, c'est-à-dire de l'utilisation par cette entreprise de traitements illégaux - charbon actif et UV - sur ses eaux minérales naturelles et ses eaux de source dans les Vosges et le Gard ?

Pouvez-vous nous expliquer pourquoi le cabinet de la Première ministre, que vous dirigiez à l'époque, a autorisé la filtration à 0,2 micron en février 2023, alors que cette décision paraît en contradiction totale avec les informations dont vos collaborateurs et vous-même disposiez, assimilant ce niveau de traitement à une forme de désinfection ?

Que répondez-vous à ceux qui estiment que le cabinet de la Première ministre a rendu un arbitrage biaisé en faveur de Nestlé Waters et que l'État a cédé au lobbying de cette entreprise ?

Comment avez-vous suivi ce dossier en tant que ministre de la santé et de la prévention ?

Voilà quelques thèmes sur lesquels notre rapporteur va vous interroger. Nous vous proposons de nous faire une présentation liminaire d'une quinzaine de minutes, qui sera suivie d'une série de questions-réponses avec notre rapporteur, puis avec les autres membres de la commission.

Monsieur le ministre, je vous remercie d'être présent parmi nous, car, en dépit de vos problèmes de santé récents, vous avez néanmoins souhaité être auditionné par notre commission d'enquête. Nous sommes donc conscients que vous n'avez peut-être pas eu le temps nécessaire pour préparer votre intervention.

M. Aurélien Rousseau, ancien directeur de cabinet de la Première ministre Élisabeth Borne, ancien ministre de la santé et de la prévention. - Permettez-moi de formuler trois remarques liminaires.

Premièrement, lorsque j'ai été saisi de ce dossier, dans des circonstances sur lesquelles je reviendrai, je n'ai jamais douté qu'il s'agissait d'un sujet d'une extrême sensibilité. Vous n'y verrez peut-être qu'une figure de style, mais ce n'est pas le cas. Aussi, le travail de votre commission d'enquête, qui a suivi le rapport d'information d'Antoinette Guhl, me paraît indispensable : en vérité, avec un peu de recul, il me semble qu'une partie des décisions qui ont alors été prises, et auxquelles vous vous intéressez, pourraient être répétées à l'identique. Vos conclusions seront donc indispensables.

Je précise par ailleurs que j'ai été durant trois ans directeur général de l'agence régionale de santé (ARS) d'Île-de-France. Je connais donc les prérogatives de ces fonctions. À plusieurs reprises, il m'est arrivé, y compris dans ces murs, de justifier de mon administration sur des enjeux de santé publique. Presque paradoxalement, donc, je n'ai fait preuve d'aucune désinvolture par rapport au sujet sanitaire, qui, dans le même temps, est quelque peu passé au second rang derrière la question de la tromperie.

Deuxièmement, mes témoignages au sein de nombreuses missions d'information (MI) et commissions d'enquête (CE), en particulier la mission d'information sur le suivi de l'application de la loi du 29 juillet 2019 pour la conservation et la restauration de Notre-Dame de Paris et les structures temporaires sur la gestion de la crise du covid, m'ont permis de conclure que ces travaux peuvent parfois prêter à l'anachronisme, puisqu'il s'agit d'étudier, avec les éléments dont on dispose aujourd'hui, le déroulement de faits passés. Ainsi, au-delà des circonstances personnelles que vous avez mentionnées, j'ai préféré me replacer dans la situation qui était la mienne lorsque j'ai pris des décisions. Je n'ai donc pas regardé l'intégralité des auditions que vous avez menées ni cherché à reconstituer l'ensemble du dossier. Pour autant, il aurait été dangereux de m'en remettre à ma seule mémoire. J'ai donc essayé de me replonger dans les documents que j'avais eu à connaître. N'y voyez en rien une formule exonératoire de responsabilité : au contraire, tout problème dans la transmission d'informations à l'autorité que je représentais, en tant que directeur de cabinet de la Première ministre ou que ministre, mettait en jeu ma propre responsabilité.

Troisièmement, je veux réagir à certains propos que j'ai lus dans la presse, plus que je ne les ai entendus au sein de votre commission. Permettez-moi donc quelques remarques relatives à l'exercice de l'État, au cadre de fonctionnement de l'interministérialité, au rôle de Matignon et aux successions de prises de décisions.

Si je me risquais à une typologie des sujets qui remontent à Matignon, que je qualifie volontiers de « terminus des emmerdes », je les classerais de la sorte : les sujets qui font l'objet d'un désaccord entre les ministères, pour que soit pris un arbitrage interministériel, ceux dont la sensibilité est identifiée en amont et qui nécessitent une prise de position interministérielle, ceux qui relèvent de la gestion de crise, quelle que soit sa nature, et enfin ceux qui sont considérés comme des priorités politiques, par exemple pour fixer un projet de loi avant qu'il ne soit transmis au Conseil d'État.

J'ignore quel est l'effectif actuel du cabinet du Premier ministre. Lorsque je dirigeais celui d'Élisabeth Borne, une quarantaine de conseillers étaient chargés d'instruire ces sujets et d'opérer un filtrage successif pour qu'une position interministérielle soit finalement arrêtée. Ainsi, « Matignon » peut désigner un, deux ou trois conseillers, que personne ne connaît réellement - même si, pour un élu, être reçu par un conseiller de Matignon a déjà bien de la valeur !

Chaque conseiller prend donc des décisions, sur des centaines de sujets. Il revient à la direction de cabinet de ne pas passer à côté d'un dossier majeur. En 2023, 1 200 réunions interministérielles, en présentiel ou à distance, se sont tenues. Il est donc évident que le directeur de cabinet ne peut avoir connaissance de l'intégralité des décisions prises.

Ma responsabilité était donc de procéder à des carottages réguliers pour vérifier que les conditions de prise d'une décision par des conseillers ne masquaient pas un désaccord irrésolu entre deux ministères. Tout cela passe donc par des notes de saisine du directeur de cabinet, des comptes rendus d'activité de chaque pôle et des points avec les cabinets ministériels. En outre, lorsqu'Élisabeth Borne a succédé à Jean Castex, mon prédécesseur, Nicolas Revel, m'a fait une passation sur certains sujets sensibles : celui que vous étudiez n'en faisait pas partie.

Sans prétendre vous fournir de données scientifiques, il y a presque trente ans, j'ai le souvenir d'avoir entendu Olivier Schrameck, alors directeur de cabinet de Lionel Jospin, dire dans une émission qu'il était amené à prendre une centaine de décisions par jour. Je n'ai pas sa force de travail, aussi je minorerai quelque peu ce volume, qui devait cependant atteindre plusieurs dizaines. À terme, il en ressort peut-être cinq sujets qui font l'objet d'une discussion avec le Premier ministre, dont un ou deux nécessiteront un échange avec le Président de la République, ou une mention au cours des réunions préalables entre le directeur de cabinet et le secrétaire général de l'Élysée, qui se tiennent, du moins hors période de cohabitation, toutes les semaines. Dans la période où j'étais directeur de cabinet, je n'ai jamais évoqué ce sujet avec la Première ministre ni avec le secrétaire général de l'Élysée. A fortiori, il n'a jamais fait l'objet d'échanges entre la Première ministre et le Président de la République. Bien entendu, je n'ai pas assisté à l'intégralité de leurs entretiens, mais Alexis Kohler et moi-même étions présents aux discussions relatives aux affaires de l'État.

Un ministère ne peut agir qu'une fois la ligne politique fixée et la responsabilité politique asssumée au niveau de Matignon dans un bleu. Ni en tant que directeur de cabinet ni en tant que directeur adjoint du cabinet dans une période précédente, il ne m'a jamais semblé qu'un circuit parallèle de prise de décision, en particulier sur un sujet engageant la responsabilité de l'État comme l'est la sécurité sanitaire, ait pu exister. Cela ne signifie pas que l'Élysée n'a pas, quelquefois, à connaître de sujets. Cependant, y compris lorsqu'il y a un désaccord, l'Élysée demande un bleu à Matignon, qui peut lui-même susciter des divergences de vues. En l'espèce, cela n'a pas été le cas. Mon travail consistait aussi à vérifier que les bleus, souvent lapidaires dans leur rédaction, mentionnant un accord entre les ministères, ne cachaient pas un désaccord qui aurait été écrasé par le rapport de force. Cela n'a pas non plus été le cas.

J'en viens aux questions de M. le président.

J'ai eu à connaître de ce dossier le 13 octobre 2022, par une note qui m'a été adressée par deux conseillers, l'un chargé des participations publiques, de la consommation et de la concurrence, l'autre de la santé, au visa de leur chef de pôle respectif et du directeur adjoint du cabinet. Cette note exposait le cadre général en proposant des éléments globaux également présents dans le bleu de février 2023.

À ce propos, monsieur le président, vous le savez parfaitement : ce bleu ne validait pas la filtration à 0,2 micron, mais autorisait à descendre sous le seuil de 0,8 micron - c'est différent. Bien entendu, nous pourrons revenir sur l'éventualité d'un accord tacite derrière ces mots. Mais l'arbitrage de Matignon ne validait en rien le seuil à 0,2 micron.

J'ai donc été saisi par une note du 6 octobre, dont j'ai pris connaissance le 13 octobre. Ma remarque écrite a été la suivante : « Accord sur les préconisations. Signaler sans délai la grande sensibilité aux ARS et aux préfectures. » Cela pourra vous éclairer sur les délais de transmission entre les autorités nationales, les services déconcentrés et les agences régionales de santé d'Occitanie et du Grand Est.

M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Monsieur le ministre, la vision transversale dont vous bénéficiez est très utile pour notre commission.

Revenons sur le « terminus des emmerdes » qu'est Matignon. Vous évoquez des conseillers que personne ne connaît, qui prennent des décisions qui engagent la Nation sur des sujets suscitant parfois des désaccords entre les ministères. Comment expliquez-vous le choix de remonter ou non une information à la Première ministre ? Pourquoi, dans cette affaire, alors même que la sensibilité du sujet a mené les industriels de Nestlé à avoir des contacts avec le secrétaire général de l'Élysée, n'avez-vous pas estimé judicieux de la prévenir ? Avez-vous, vous-même, eu des contacts avec Nestlé Waters ?

M. Aurélien Rousseau. - Je n'ai jamais eu de contacts avec Nestlé Waters, ni dans mes fonctions de directeur de cabinet - qui avaient une dimension quelque peu monacale, de ce point de vue ! - ni en tant que ministre.

Il est difficile d'apporter une réponse définitive à la première partie de votre question. Tout directeur de cabinet doit gérer la granularité de ses remontées auprès de son autorité politique. Celle-ci, selon son profil, souhaite parfois prendre connaissance de tous les dossiers, parfois des plus importants seulement.

Aujourd'hui, au vu des développements de l'affaire et de l'ampleur de la fraude, évaluée à 3 milliards d'euros, me semble-t-il, il est évident que j'aurais pu décider d'en parler à la Première ministre - mais cela aurait fait l'objet d'une information plus que d'une demande d'arbitrage. En effet, le dossier qui m'avait été transmis ne faisait pas l'objet d'un désaccord entre les ministères. En outre, le sujet n'apparaissait pas dans les comptes rendus d'activité de quatre ou cinq pages que me transmet chaque pôle en fin de semaine, et que je lis pour identifier d'éventuels dossiers à reprendre à mon niveau. Enfin, alors que j'ai, tous les quinze jours, un entretien de deux heures avec les directeurs de cabinet de chaque ministre, il ne m'a jamais été remonté.

La question se situait donc plus en amont. Avais-je accès au niveau d'information suffisant, notamment sur les conditions dans lesquelles Nestlé Waters était allé voir le cabinet de Mme Pannier-Runacher ou sur le déclenchement de l'inspection conjointe ? À ce moment, il ne m'est pas apparu qu'il y avait un sujet de sécurité sanitaire. Il me semblait que nous devions surtout pousser les industriels à se remettre sur le droit chemin. Il y a du tacite dans tout cela : je sais, par ailleurs, la situation de ces grandes entreprises, qui peuvent accumuler beaucoup de bénéfices et qui font toujours pression sur l'emploi.

La question du risque sanitaire ne semblait donc pas préoccupante. Par ailleurs, nous n'avions pas réellement de certitude sur le seuil à partir duquel une filtration affecterait le microbisme de l'eau - à 0,2 micron, bien entendu, cela ne fait pas de doute. La note du conseiller m'informait que c'était le seuil demandé par Nestlé. Le ministère de la santé considérait qu'il n'était pas admissible, puisqu'il revenait à une forme de désinfection. C'est pour cette raison que la compétence technique a été transférée aux ARS au moment de leur création, il y a une douzaine d'années : il ne s'agit pas seulement d'une patate chaude que l'on renvoie aux préfets et aux directeurs généraux des ARS... Nous leur avons donc suggéré de descendre sous le seuil de 0,8 micron. Dans certaines auditions, l'idée qu'un accord tacite aurait été passé avec Nestlé Waters a été évoquée. Il n'y a jamais eu d'arbitrage en ce sens, mais il est vrai que j'ai pondéré beaucoup plus fortement la mise à l'écart d'un risque sanitaire par rapport à un risque - désormais avéré - de tromperie du consommateur quant au fait de boire une eau minérale naturelle, ou une eau sans danger pour la santé, mais qui ne pouvait pas être qualifiée d'eau minérale naturelle.

M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Nous avons un écart d'interprétation sur ce que disait précisément ce bleu. Il préconisait en effet de descendre en dessous de 0,8 micron, mais également « d'accompagner le plan de transformation de Nestlé Waters », qui prévoyait explicitement, comme le savaient les services de l'État, la microfiltration à 0,2 micron.

Je reviens sur la note du 13 octobre 2022.

Je comprends donc que, lorsque vous arrivez à Matignon le 17 mai 2022, votre prédécesseur ne vous laisse rien sur ce sujet, et que vous le découvrez par la note du 13 octobre 2022. Pouvez-vous me le confirmer ?

M. Aurélien Rousseau. - Oui.

M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Cette note est intéressante... Cela dit, je suppose que vous avez découvert énormément de sujets en même temps.

M. Aurélien Rousseau. - En effet, les notes que j'ai eues lors de mon échange avec mon prédécesseur portaient tant sur l'enquête relative à l'assassinat en prison d'Ivan Colonna que sur de grands arbitrages à réaliser en matière de politique énergétique.

M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Sur cette note du 13 octobre 2022, votre retour manuscrit est clair : « accord pour préconisations », « signaler grande sensibilité aux ARS et préfectures ». Parmi ces préconisations, il en est une que nous trouvons importante : « demander à l'industriel de fournir sous un mois aux ARS toutes les données permettant d'évaluer l'effet du filtrage à 0,2 micron sur la qualité microbiologique de l'eau », ce qui signifie bien que vous aviez en tête que ce plan de transformation impliquait la filtration à 0,2 micron...

Avez-vous, à un moment ou un autre, eu un retour sur cette évaluation ?

M. Aurélien Rousseau. - Non, je n'en ai pas eu à mon niveau.

Vous avez raison, et d'ailleurs la note le mentionne, d'une certaine manière : de ce que je comprends a posteriori, l'industriel avait dit, en gros, que, dans le plan qu'il pouvait mettre en oeuvre, il allait retirer les filtres à charbon. Mais il était nécessaire de garder le filtrage à 0,2 micron, et il fallait en évaluer les conséquences.

En tout état de cause, je comprends que cela n'a pas été fait dans le délai d'un mois, et je ne sais pas dire à quelle date cela a été fait.

M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - À notre connaissance, cela n'a toujours pas été fait.

Cette information est essentielle dans le processus de décision de l'État. Dès lors que vous n'avez pas eu, au bout d'un mois, cette évaluation de l'effet du filtrage à 0,2 micron sur le microbisme de l'eau, vous vous êtes engagé dans un processus d'autorisation en marge de la légalité, puisqu'il s'agissait bien, au départ, d'eau minérale naturelle.

Partagez-vous l'idée que cette information, que vous avez d'ailleurs demandée à raison, était essentielle à la prise de décision publique, et que le fait qu'elle ne vous revienne pas a posé un certain nombre de difficultés qui ont biaisé la prise de décision de l'État ?

M. Aurélien Rousseau. - Oui, je la partage.

Ce que j'ai cru, à la lecture de la note, et j'en prends l'entière responsabilité - j'ai compris depuis que ce n'était pas le cas -, c'est que Nestlé n'avait pas encore mis en oeuvre ce filtrage à 0,2 micron.

Dans la note, il est dit : « l'industriel a indiqué être en mesure de suspendre le traitement Hépar UV s'il était autorisé alors à continuer une filtration à 0,2 micron. » J'aurais sans doute dû comprendre. J'ai demandé à l'industriel de fournir sous un mois toutes les données permettant l'évaluation du filtrage à 0,2 micron. Pour moi, c'était le plan qui était proposé par l'industriel - je ne connaissais pas le contexte local. Je comprends que, en fait, ils filtraient déjà à 0,2 micron et qu'ils avaient sans doute commencé à le faire bien avant.

M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Oui, de ce que nous en comprenons nous-mêmes, c'était en complément des filtres à charbon et des lampes à UV.

Vous avez dit tout à l'heure que vous faisiez un « carottage » en cas d'oppositions entre ministères. Dans cette note transparaît le fait que le directeur général de la santé, M. Salomon, n'était absolument pas aligné avec le ministère de la santé, et il me semble que c'est sa position qui est défendue.

Comment expliquez-vous que ce qu'a dit le directeur général de la santé, qui n'est pas peu de choses - ayant ensuite été ministre de la santé, vous êtes bien placé pour le savoir -, ait été écarté de cette manière ? M. Salomon préconisait de dire non à la filtration à 0,2 micron, qui remet en cause l'appellation eau minérale naturelle et pouvait conduire à l'arrêt de production sur un certain nombre de sites. Comment expliquer que, dans le processus de décision ou dans votre appréciation du dossier, sa position ait été écartée au profit de l'approche de l'industrie et du soutien à la solution Nestlé ?

M. Aurélien Rousseau. - Tout d'abord, je ne vois pas de référence à l'avis du professeur Salomon dans la note.

M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Mais sommes-nous d'accord pour dire que l'opposition à 0,2 micron y figure ?

M. Aurélien Rousseau. - Oui, elle est très clairement formulée. Je ne le conteste en rien. Mais je ne vois pas l'avis de Jérôme Salomon.

Du reste, Jérôme Salomon et moi-même nous écrivions très régulièrement. Nous avons travaillé ensemble jour et nuit pendant la crise du covid, et il me signalait tout problème. Il en allait de même pour les ministres, que ce soit M. Braun ou Mme Firmin-Le Bodo. C'est inhérent à la fonction.

M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Et vous n'avez jamais eu d'alerte de sa part à ce sujet ?

M. Aurélien Rousseau. - Non, jamais.

Par ailleurs, peut-être ai-je été myope, mais, pour moi, l'étape après l'autorisation de descendre sous 0,8 micron n'était pas 0,2 micron. Du reste, même si c'est forcément discutable, le directeur général de la santé actuel, Grégory Emery, que vous avez entendu, considérait que l'on ne pouvait pas aller en dessous de 0,45 micron.

Selon moi, le bleu, que j'ai dû recevoir par mail, mais que je n'ai pas décortiqué, montre que l'avis du ministère de la santé a été pris en compte, puisque l'on ne s'aligne pas sur 0,2 micron.

M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Vous avez raison, le ministère de la santé a changé de position. Ce qui reste assez énigmatique pour nous à ce stade de nos travaux, c'est qu'il y a eu une opposition claire entre le cabinet et la direction générale de la santé et que la ministre semble assumer le fait que la solution qui a été retenue est celle que proposait le cabinet.

J'avance un peu dans le temps. En janvier 2023, l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), qui a été saisie par le DG santé, rend son avis sur la question de la microfiltration à 0,2 micron. Celui-ci indique clairement qu'une telle microfiltration est assimilable à une désinfection - c'est écrit noir sur blanc dans le rapport. Nous sommes un mois avant la décision interministérielle qui bleuit la décision prise. Avez-vous été informé de cet avis ?

M. Aurélien Rousseau. - Non, je n'en ai pas été informé, mais je pense que c'est pour cela que le 0,2 micron n'est pas dans le bleu.

M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Pouvez-vous expliquer ?

M. Aurélien Rousseau. - Compte tenu de la note et de mon annotation, il n'aurait pas été surprenant que le bleu comprenne le chiffre de 0,2 micron, ce qui aurait été une erreur. S'il n'y est pas, je pense que c'est parce que l'avis de l'Anses est intervenu avant la concertation interministérielle dématérialisée.

M. Alexandre Ouizille, rapporteur. -C'est l'hypothèse que vous faites, si je vous comprends bien ?

M. Aurélien Rousseau. - Oui.

M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - En même temps, le bleu dit accompagner le plan de Nestlé, qui prévoit 0,2 micron. Cela peut me donner l'impression que l'on joue un peu sur les mots, que l'on use de syllogismes.

M. Aurélien Rousseau. - Il ne dit pas qu'il prévoit 0,2 micron.

M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - En effet, mais il parle d'accompagnement de Nestlé.

M. Aurélien Rousseau. - Vous avez raison : il y a une ambiguïté.

M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Le ministère de l'industrie, notamment, avait bien compris que le plan d'accompagnement signifiait 0,2 micron. Mais ce que je comprends aujourd'hui, c'est que vous, vous ne le saviez pas. Lorsque vous prenez votre décision, vous ne savez pas que plan d'accompagnement de Nestlé signifie alignement sur la proposition de 0,2 micron de Nestlé.

M. Aurélien Rousseau. - Absolument. Surtout, ce que je ne sais pas, c'est qu'ils filtrent déjà à 0,2 micron.

Un délai supplémentaire d'un, de deux ou de trois mois n'aurait pas posé problème si l'on était toujours dans le cadre l'arrêté, toujours en vigueur, qui fixe une filtration à 1 micron.

M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Je veux que ce soit bien clair. Tout à l'heure, vous nous avez lu la note, nous disant qu'il y était écrit « maintien à 0,2 ». Vous n'avez donc pas compris que « maintien à 0,2 » voulait dire que c'était déjà en place ?

M. Aurélien Rousseau. - Oui, tout à fait. Je n'ai pas compris que c'était déjà à l'oeuvre.

C'est en cela que j'évoque une alternance trop rapide : sans doute aurais-je mieux compris ces éléments si j'avais eu une connaissance approfondie du sujet, si j'avais lu le rapport...

Cela dit, je veux, en toute modestie, préciser un point de sociologie administrative. Le directeur général de la santé alerte. Le ministre doit trancher. C'est absolument normal. J'ai écouté l'audition de l'actuel directeur général de la santé. Je m'interroge : comment cette décision a-t-elle pu être prise alors que le ministère de la santé y était radicalement opposé ? Je n'en sais strictement rien, et je me demande, y compris en tant que professionnel, comment j'ai pu passer à côté d'un tel sujet. J'en déduis que, si ce que dit Jérôme Salomon est manifestement juste, à savoir que ce ne serait plus de l'eau minérale naturelle, puisqu'il y aurait désinfection, cela n'entraînerait pas pour autant un risque sanitaire, bactériologique, virologique.

M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Il apparaît, au fil de nos auditions et de nos découvertes - cela figurait déjà en creux dans le rapport de ma collègue Antoinette Guhl -, que l'enjeu sanitaire est permanent.

À partir du moment où vous enlevez les filtres, vous êtes face à une eau dont des hydrogéologues disent qu'elle n'est plus originellement pure, une eau qui appelle des traitements. Or, comme le dit, cette fois, le rapport de l'inspection générale des affaires sociales (Igas), le traitement à 0,2 micron pose un risque ou, en tout cas, soulève une question virologique.

Et nous constatons que, si l'ARS Grand Est a pris très tôt des mesures de contrôle sanitaire renforcé, en Occitanie, la confiance et l'autocontrôle ont perduré longtemps.

La question qui se pose est donc plutôt celle de la gestion de ce risque. Quand l'eau n'est plus originellement pure, on détruit ex post et on fait des analyses pour vérifier la pureté originelle de l'eau. C'est ce qui s'est passé il y a encore un mois sur le site de Vergèze.

Il y a donc bien au coeur de cette affaire un enjeu sanitaire, même si, à notre connaissance, il ne s'est pas matérialisé. Dès lors qu'il y a un problème de pureté originale, nous sommes dans une zone un peu délicate.

M. Aurélien Rousseau. - J'en ai parfaitement conscience. Je ne dis pas du tout qu'il n'y a pas d'enjeu sanitaire. Il y a un enjeu sanitaire. Cependant, y a-t-il un risque sanitaire ?

Parce qu'elle détruit des mauvaises, mais aussi des bonnes bactéries, la filtration - Antoinette Guhl l'a expliqué - change, d'une certaine manière, la qualité, raison pour laquelle l'eau n'était plus exploitable avec cette appellation. Mais, globalement, cet enjeu sanitaire ne s'est pas transformé en risque sanitaire, risque que j'ai toujours eu à l'esprit, y compris quand j'étais ministre.

Vous évoquez la différence de traitement entre l'ARS Grand Est et l'ARS Occitanie. Oui, la première recourt à l'article 40, et pas la seconde, mais, simultanément, deux puits sont fermés. Le dispositif de contrôle fonctionne et continue à fonctionner. Il a nettement été renforcé depuis, et je crois comprendre que c'est tout l'enjeu des prochains mois : quand on nous annonce que l'eau qui sera commercialisée ne s'appellera plus eau minérale naturelle sur deux puits, nous pouvons considérer que c'est une modification substantielle des conditions de l'autorisation d'exploitation qui a été accordée.

M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - De ce point de vue, avez-vous ou non joué un rôle dans la décision Maison Perrier ?

M. Aurélien Rousseau. - Non.

M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - À un moment, apparaît, dans les échanges, le besoin de bleuir la décision. Pourquoi est apparu ce besoin, alors que vous avez dit que les positions s'étaient rapprochées et qu'il y avait eu convergence ? D'après votre expérience, quand bleuit-on une décision ?

Le rapport de l'Igas dit qu'il faut faire plus de transparence dans le secteur, mais a lui-même été tenu secret. Savez-vous quel ministre a tenu à ce que le rapport reste confidentiel et qu'il ne paraisse qu'une fois que la presse en a révélé le contenu - après, d'ailleurs, que mon collègue Hervé Gillé l'eut demandé lors d'une question au Gouvernement ? Nous avons le plus grand mal à obtenir cette information.

M. Aurélien Rousseau. - C'est là, si je puis dire, qu'il faut entrer dans le vif.

Il ne fait pas de doute que le fait que l'on prenne un bleu est lié à une incertitude. Est-il certain, pour tous les acteurs de la concertation interministérielle dématérialisée, que l'on serait en contradiction avec les termes de la directive ? Je ne sais pas si tous ont ce sujet en tête, mais ce dernier figure bien dans le bleu.

Il y a bien un sujet. Les Espagnols sont allés à 0,45 micron, me semble-t-il. On demande au secrétariat général des affaires européennes (SGAE) d'aller voir ce qui a pu être fait ailleurs. Ce qui est sûr, c'est que l'on est en train de valider un dispositif de retour à la norme. Moi, je comprends de la note qu'il n'y a pas de risque sanitaire, que l'on peut retourner à la norme, que les industriels s'y engagent, qu'on leur demande de la transparence et, oui, qu'on leur donne du temps. À cet égard, si, demain, la norme à 1 micron était respectée, les sources seraient empêchées tous les deux jours de mettre l'eau en bouteille !

C'est pour cela que la décision remonte à Matignon. Comme souvent, le privé fonctionne de manière plus simple que le public. Son objectif est de faire du fric. Le public en a deux, même s'ils ne sont pas de même poids : la préoccupation sanitaire, qu'il faudrait peut-être surpondérer, et la nécessité de laisser aux industriels un peu de temps - nous leur en avons manifestement trop laissé - pour revenir à la norme. Par ailleurs, est-on absolument certain que la Commission, si elle devait donner un avis, validerait 0,8, voire 0,45, ou s'en tiendrait à 1 micron ? Je n'en sais strictement rien.

Si cette affaire remonte à Matignon, c'est par ailleurs parce qu'elle met en cause des marques et des entreprises extrêmement importantes, et qu'il faut trouver une voie de sortie. La voie de sortie alternative aurait pu être de vérifier le respect du décret, ce qui aurait sans doute conduit à une accélération de la fermeture de ces puits - les choses se termineront peut-être ainsi.

Sur le volume de fraude que cela pouvait représenter, je vous le dis comme je l'ai pensé, monsieur le rapporteur : je me suis dit, postérieurement - quand j'étais ministre - que, en cas de saisine de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), il était possible de recourir à l'article 40, même si le procureur des Vosges n'est pas un procureur national ; que, si les autres grands minéraliers attaquaient, Nestlé serait condamné et que, s'ils n'attaquaient pas, c'est sans doute parce qu'ils faisaient tous la même chose.

M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Je vous remercie de votre honnêteté.

M. Aurélien Rousseau. - Pour ce qui est du rapport de l'Igas, je ne sais pas quel ministre a pris la décision. Je ne l'ai pas eu entre les mains, et n'ai pas cherché à l'avoir depuis. Mais je pense que, si ce rapport avait été rendu public, il aurait réglé la question.

Manifestement, la volonté, que j'assume avoir validée, était celle d'un retour sur la norme. Mais, encore une fois, la pratique à 0,2 micron, que l'on peut probablement qualifier tout de suite d'illicite, était sans doute déjà en place - encore une fois, je ne l'avais visiblement pas mesuré.

Mme Antoinette Guhl. - En réalité, cette décision interministérielle n'est pas le « terminus des emmerdes » : c'est bien le début de l'affaire Nestlé. De fait, c'est bien cette validation à 0,2 micron qui a été l'élément déclencheur. Nestlé nous dit aujourd'hui avoir réalisé 50 millions d'euros d'investissements dans l'usine du Gard - nous l'avons visitée. Ces investissements ont été faits avec une filtration à 0,2 micron. Le fait de valider ce plan de transformation a donc eu des impacts importants pour Nestlé.

Si je conçois, à la limite, que cette décision n'ait pas été connue de vous - peut-être n'avez-vous pas su lire entre les lignes d'une note synthétique -, comment expliquez-vous que les conseillers de votre cabinet ne vous aient pas donné cette information ? Pensez-vous que quelqu'un ait eu la volonté de la cacher pour permettre à Nestlé d'effectuer l'ensemble des travaux souhaités ?

Je ne parviens pas à comprendre le mécanisme de décision. J'entends que vous n'ayez pas tout compris, et je vous accorde que le sujet est compliqué, mais comment se fait-il que vos collaborateurs, qui eux sont outillés, ne vous aient pas mis en garde ?

M. Aurélien Rousseau. - D'abord, je me permets de redire que ce bleu cite des chiffres, mais ne valide pas le 0,2 micron.

L'argument de Nestlé, aujourd'hui, est de dire qu'ils étaient couverts, parce qu'ils avaient toujours dit que la filtration était 0,2 micron. Sauf que l'arrêté du préfet était à 1 micron et que le bleu a autorisé à aller en dessous de 0,8 micron ! Permettez-moi donc d'être en désaccord assez profond avec l'idée que l'autorisation du filtrage à 0,2 micron marque le début de l'affaire Nestlé : leurs pratiques étaient lancées.

Mme Antoinette Guhl. - Je rappelle que le premier paragraphe, qui autorise à aller en dessous de 0,8 micron, ne concerne que les Vosges. Le second concerne Vergèze et parle d'accompagner le plan de transformation.

M. Aurélien Rousseau. - Non, madame la sénatrice. Le bleu parle de prendre en compte l'autorisation d'aller en dessous de 0,8 micron concernant le site de Vergèze et « de définir une démarche d'accompagnement et de contrôle de la qualité de l'eau aux différentes émergences ».

M. Laurent Burgoa, président. - Prenons acte de la position de M. Rousseau, dont je rappelle qu'il a prêté serment, et de la vérité du bleu.

Mme Antoinette Guhl. - On ne saurait contester la lecture du bleu...

M. Aurélien Rousseau. - Sans doute aurait-il été plus pertinent de faire figurer le chiffre dans le bleu.

Enfin, je constate une erreur collective au sujet de la concertation interministérielle dématérialisée. Dans la gradation des dispositifs interministériels, cette dernière correspond au niveau le plus faible. Les parties prenantes ne se sont pas vues ; une proposition de bleu a été envoyée par e-mail, avec deux jours pour y répondre, le secrétariat général du gouvernement étant dans la boucle.

M. Alexandre Ouizille, rapporteur. - Pensez-vous, avec le recul, que c'était une erreur ?

M. Aurélien Rousseau. - Avec le recul, je pense en effet qu'il aurait sans doute fallu procéder autrement. En tout état de cause, il y a bien eu un accord formel du ministère de la santé sur cette rédaction - je l'ai vérifié.

Madame la sénatrice, vous avez raison, par construction, Nestlé, qui n'est pas prolixe dans cette affaire, défend l'idée qu'il y a eu un accord tacite entre tous sur le 0,2 micron. Pour ma part, ce que j'affirme, c'est que ce 0,2 micron n'a jamais été validé en droit positif, notamment par un arrêté du préfet du Gard.

Et je ne crois pas que Nestlé ait adressé au préfet un quelconque plan de transformation du site ! Je suis même à peu près certain du contraire, puisque cela aurait voulu dire qu'une nouvelle demande d'autorisation d'exploitation lui aurait été adressée.

Mme Antoinette Guhl. - Et ma question sur vos collaborateurs ?

M. Aurélien Rousseau. - Non, madame la sénatrice, par construction et par conviction, je ne crois pas un instant que mes collaborateurs aient cherché à cacher quelque chose. Je le répète, le dispositif interministériel global a sous-estimé l'ampleur de cette affaire. Je le dis de nouveau et sous serment, si les services du ministère de la santé avaient considéré qu'un risque majeur existait, j'en aurais été alerté.

M. Hervé Gillé. - Je suis en désaccord avec vos propos sur le seuil de 0,8 micron. Vous avez une formation juridique, donc vous le savez, en droit, dès lors que l'on autorise un niveau de filtration inférieur à 0,8 micron sans fixer de valeur minimale expresse, cela signifie que l'on peut ensuite descendre où l'on veut sous ce seuil. Par conséquent, l'entreprise peut se sentir tout à fait légitime d'abaisser son niveau de filtration à 0,2 micron. Si vous aviez autorisé un niveau de filtration inférieur à 0,8 micron, mais supérieur à, par exemple, 0,45 micron, les choses eurent été claires, on connaissait la marge de tolérance.

À mes yeux, il s'agit d'une erreur majeure. Compte tenu de la qualité de la rédaction du bleu, une telle mention a nécessairement été pesée au trébuchet, ce qui signifie que l'on a bien mesuré la situation et que, pour ne pas autoriser expressément une filtration à 0,2 micron, on a autorisé une filtration inférieure à 0,8 micron. J'aimerais avoir une explication claire sur ce point. Pourquoi n'avoir pas fixé une valeur minimale ? Êtes-vous d'accord avec mon raisonnement ?

M. Aurélien Rousseau. - Je ne suis pas d'accord avec votre raisonnement, même si je le comprends.

Vous avez absolument raison, dire qu'on peut aller en deçà de 0,8 micron n'interdit pas de descendre jusqu'à 0,2 micron. Néanmoins, je réfute votre conclusion : ce n'est pas symétrique, cela ne signifie pas que l'on autorise de descendre à 0,2 micron.

M. Hervé Gillé. - On peut le faire, mais cela ne signifie pas que c'est autorisé ?

M. Aurélien Rousseau. - Non, puisqu'il est demandé aux ARS et aux préfets d'analyser le seuil à partir duquel la microfiltration change la qualité microbiologique.

M. Hervé Gillé. - Mais vous n'avez pas indiqué qu'il fallait attendre l'avis des ARS ! Le bleu autorise un niveau inférieur à 0,8 micron.

M. Aurélien Rousseau. - Oui, on permet aux ARS et aux préfets d'autoriser, s'ils le jugent possible, un niveau inférieur à 0,8 micron, mais, s'il avait été question d'autoriser une filtration à 0,2 micron, ça aurait été écrit tel quel. Le directeur général de la santé vous a dit sous serment - pour ma part, je n'en sais strictement rien, je n'ai pas de compétence en la matière - que 0,45 micron serait un niveau admissible. Il vous a en outre dit avoir signifié par courrier aux ARS qu'il ne fallait pas descendre sous ce seuil.

M. Hervé Gillé. - Il fallait l'indiquer dans le bleu.

M. Aurélien Rousseau. - C'est là que le message du directeur général de la santé, que j'ai moi-même nommé à ce poste, intervient un an plus tard.

Je conteste en tout état de cause que la formulation permettant de descendre sous le seuil de 0,8 micron valide implicitement, mais nécessairement selon vous, le fait de descendre à 0,2.

M. Hervé Gillé. - Votre explication ne tient pas juridiquement.

M. Aurélien Rousseau. - Vous vous exprimez comme vous le souhaitez, mais, pour ma part, je pense que cela se tient juridiquement. Ne pas interdire, ce n'est pas autorisé. Et cela se tient parfaitement.

Mme Marie-Lise Housseau. - Le groupe Nestlé a dû faire face à d'énormes problèmes quand il s'est rendu compte que ses eaux n'étaient plus conformes aux critères d'une eau minérale. Son but a dès lors été d'obtenir une autorisation de filtration à 0,2 micron et il a fait le siège des ministères jusqu'à obtenir ce bleu et, parallèlement, Ulf Mark Schneider a rencontré le secrétaire général de l'Élysée.

Avez-vous eu des échos de ce qui s'est dit entre lui et Alexis Kohler ? Ce dernier devait savoir que Nestlé avait sollicité le Gouvernement et, lors de son audition, Mme Muriel Lienau nous a dit que son plan de restructuration et de remise à niveau se fondait sur le seuil de 0,2 micron et elle semblait sûre d'avoir une autorisation. Ainsi, si ce n'est pas vous qui l'avez donnée, ne pourrait-on imaginer que cet accord ait été donné au plus haut niveau ?

M. Laurent Burgoa, président. - Vous faites référence, ma chère collègue, à la partie très courte pendant laquelle Mme Lienau a parlé, ce qu'elle a très peu fait devant notre commission d'enquête...

M. Aurélien Rousseau. - Cette question est évidemment légitime.

Néanmoins, je ne crois pas un instant que le secrétaire général de l'Élysée ait pu toper avec le patron de Nestlé sur 0,2 micron, pas un instant ! Et je le dis au regard du nombre de fois où j'ai eu des désaccords avec lui. En effet, le Président de la République n'a pas de responsabilité administrative. Au bout du compte, c'est le Premier ministre qui dirige l'administration ; c'est pourquoi tout passe par un bleu.

Je peux imaginer - je ne fais ici que supputer - qu'Alexis Kohler reçoive le patron de Nestlé et lui dise avoir conscience du problème industriel et l'étudier, mais permettez-moi de remarquer que, dans tout ce que Nestlé raconte, ce qui est le plus clair est une validation du seuil de 0,2 micron, obtenue peut-être même du secrétaire général de l'ONU lui-même ! Cette clarté me paraît trop vive et ressemble furieusement à des éléments de langage. En tout état de cause, je n'ai aucune trace d'un document de l'administration qui valide ce plan d'investissement et le seuil de 0,2 micron qui en serait le sous-jacent. Nestlé s'est mis dans une position dans laquelle aucun de ses dirigeants que vous avez entendus n'a pu vous dire qu'ils avaient une validation explicite du seuil de 0,2 micron.

Du reste, quand bien même le secrétaire général de l'Élysée écrirait sur un papier à en-tête qu'il valide 0,2 micron, cela n'aurait aucune valeur. De même, le directeur général de la santé a écrit aux directeurs généraux d'ARS qu'ils pouvaient valider des filtrations à 0,45 micron, mais, à ce jour, l'arrêté du préfet du Gard est toujours fixé à 1 micron.

D'ailleurs, Nestlé est suffisamment outillé en affaires publiques pour savoir par où passe une décision administrative dans ce pays ; la responsabilité individuelle d'un préfet ou d'un directeur d'ARS peut être engagée si, par exemple, on retrouve demain des bactéries Escherichia coli un peu partout. En aucun cas, cela ne remontrait au Président de la République ; la chaîne de responsabilité s'arrêterait au directeur général d'ARS et au préfet.

M. Alexandre Ouizille, président. - D'abord, votre interprétation de l'autorisation du seuil de 0,2 micron est remise en cause par l'interprétation qu'en fait le ministère de l'industrie ; pour les personnes entendues en audition, les choses étaient claires. Je note cet écart d'interprétation et je comprends que l'information qui est parvenue jusqu'à vous ne vous a pas permis de prendre la décision en toute connaissance de cause.

Ensuite, pendant de nombreuses années, le consommateur a bu de l'eau minérale traitée en pensant boire de l'eau minérale naturelle et il a appris cette situation par la presse, en janvier 2024. N'était-ce pas le rôle de l'État que de révéler cette information au grand public à partir du moment où il la connaissait, c'est-à-dire en juillet 2021 ? Vous-même, vous êtes-vous posé la question de l'information du public ?

Enfin, Alexis Kohler n'est pas venu devant la commission d'enquête. Qu'en pensez-vous en tant qu'ancien haut fonctionnaire, ancien ministre et élu de la Nation ?

M. Aurélien Rousseau. - La première question est fondamentale. Que le ministère de l'industrie pense avoir validé 0,2 micron et autorisé Nestlé à mettre en oeuvre cette filtration, pour rester en bons termes avec cette entreprise, soit, mais, in fine, cela ne relève pas de sa compétence, car, au bout du compte, la responsabilité relève du directeur général de l'ARS et du préfet, sur avis ou visa du premier. Je devine bien ce qu'il s'est passé, c'est de la sociologie administrative de base : « On aurait bien voulu vous aider, mais ce sont ces cons du ministère de la santé qui nous en empêchent. » En réalité, en vertu de l'architecture ministérielle, les ARS sont sous l'autorité du ministre de la santé.

Peut-être existait-il des échanges entre, d'une part, les cabinets des ministres Lescure et Pannier-Runacher ou les ministres eux-mêmes et, d'autre part, les industriels, mais je ne sache pas qu'il y ait de canal direct avec le directeur général de l'ARS d'Occitanie ou avec le préfet du Gard, lesquels, je le répète, engagent leur responsabilité personnelle.

Deuxièmement, je l'ai dit tout à l'heure et je n'ai rien à y ajouter, je considérais que la décision prise permettrait de revenir à la norme et de préserver un site industriel majeur, en n'accroissant pas le risque de fermeture de ce site. J'ai sans doute sous-estimé l'ampleur de la fraude que cela constituait. En outre, j'ai indiqué précédemment de la manière la plus transparente possible ce que je me suis dit à propos des concurrents, qui pourraient intervenir.

Je ne commenterai pas la décision d'Alexis Kohler.

Toutefois, je précise que j'ai moi-même été amené à plusieurs reprises à opposer à des commissions d'enquête le fait que, si les ministres, directeurs d'administration centrale, directeurs d'agence ou directeurs de cabinet du Premier ministre travaillent bien sous le contrôle du Parlement, je n'avais pas à rendre compte d'instructions ou d'échanges avec le Président de la République, lequel n'est pas constitutionnellement placé sous le contrôle du Parlement.

En tout état de cause, ce qui est certain - cela fera le lien avec la question de Mme Housseau -, c'est qu'il ne peut pas y avoir eu, selon moi, de circuit parallèle de décision ou de validation. Je pense qu'il y a eu une ambiguïté sciemment entretenue par Nestlé sur son plan et son caractère intangible. Cette société affirme que son plan était ontologiquement fondé sur une filtration à 0,2 micron. Pour ma part, d'après tous les éléments que j'ai eus, je ne l'ai pas compris ainsi.

M. Laurent Burgoa, président. - Je vous remercie de votre participation, monsieur Rousseau.

Mes chers collègues, quant à nous, nous nous retrouverons le mercredi 14 mai prochain pour examiner le rapport d'enquête de notre collègue.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 50.