Mardi 29 avril 2025
- Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente -
La réunion est ouverte à 14 h 30.
Table ronde avec des représentants de la chaire "Femmes et science" de l'Université Paris Dauphine-PSL
Mme Dominique Vérien, présidente. - Chers Collègues, Mesdames, Messieurs, avant de débuter notre réunion, j'aimerais célébrer avec vous le 80e anniversaire du droit de vote des femmes en France. Le 29 avril 1945, les Françaises ont pu, pour la première fois, exercer leur droit de vote acquis en 1944, à l'occasion d'élections municipales historiques. En Côte-d'Or, un conseil municipal avait même, à l'époque, été constitué exclusivement de femmes. Et quel lieu plus approprié pour marquer cet anniversaire que notre salle Olympe de Gouges, portant le nom de cette figure révolutionnaire, pionnière des revendications en faveur du droit de vote féminin ? Si l'acquisition et l'exercice du droit de vote des femmes ont constitué des étapes décisives vers l'égalité entre les sexes dans notre pays, le chemin restant à parcourir pour atteindre une égalité réelle demeure long et semé d'obstacles. Cette réflexion nous mène naturellement au sujet qui nous occupe aujourd'hui : la place des femmes dans les sciences.
Nous avons le plaisir de recevoir des membres de l'équipe de la chaire UNESCO « Femmes et Science » de l'Université Paris Dauphine-PSL, créée en 2019 et intégrée au réseau des chaires de l'UNESCO fin 2020. Celle-ci a pour mission de développer et diffuser des travaux, recherches et réflexions pluridisciplinaires, à l'échelle nationale et internationale, portant sur les filles, les jeunes filles et les femmes au sein des disciplines, études et métiers scientifiques, en examinant principalement :
• les déterminants de la moindre représentation des femmes dans les parcours et les carrières scientifiques ;
• le rôle des différents facteurs dans l'entourage qui influencent une différenciation dans les parcours entre filles et garçons, femmes et hommes, et qui renforcent les stéréotypes de genre ;
• les liens entre choix de parcours et performances scolaires ;
• le rôle des facteurs socioculturels et la pertinence des politiques publiques mises en oeuvre ou préconisées, grâce à la conduite de comparaisons internationales ;
• l'impact d'une science qui ne prend en compte ni le sexe ni le genre dans la conception d'études ;
• l'impact de l'absence ou de la sous-représentation des femmes dans les secteurs scientifiques sur la qualité des recherches et les orientations choisies.
Tous ces sujets présentent un intérêt majeur dans le cadre des travaux engagés par notre délégation depuis la mi-février, visant à identifier les leviers d'action permettant de donner aux filles et aux femmes toute leur place dans les parcours et carrières scientifiques. À ce jour, elles ne représentent encore qu'un tiers des chercheurs scientifiques et un quart des ingénieurs en France.
Cette sous-représentation des femmes dans les études et carrières scientifiques, qu'il s'agisse d'ingénierie, de recherche, d'informatique ou de numérique, résulte d'une insuffisante orientation des filles vers les filières et spécialités scientifiques au lycée, puis dans l'enseignement supérieur, mais également de différences de représentations et de résultats entre filles et garçons dès l'école primaire, notamment en mathématiques. En 2023, la France ne comptait ainsi que 13 % d'étudiantes universitaires diplômées dans les domaines des sciences, technologie, ingénierie et mathématique (STIM), contre 40 % d'étudiants diplômés. Par ailleurs, près de la moitié des filles en classe de terminale n'avaient choisi aucun enseignement de spécialité scientifique, contre 28 % des garçons. Même parmi celles qui s'engagent dans des carrières scientifiques après leurs études, il apparaît que près de la moitié quitte ce secteur au cours des dix années suivantes : il s'agit du phénomène bien connu du « tuyau percé ».
Malheureusement, à ce jour, la France n'évolue pas dans la bonne direction : le nombre de doctorantes dans la Tech' a baissé de 6 % entre 2013 et 2020, tandis qu'il augmentait de 19 % à l'échelle européenne.
Nos précédentes auditions ont montré l'ampleur des défis, présents à tous les niveaux : au sein de la famille et de la société dans son ensemble ; dans le système éducatif ; aux différents paliers d'orientation dans l'enseignement secondaire et supérieur ; dans les trajectoires professionnelles ; et, plus généralement, au niveau des politiques publiques dans leur ensemble.
Dès lors, il nous a semblé important, avec les quatre rapporteures -- Marie-Do Aeschlimann, Jocelyne Antoine, Laure Darcos et Marie-Pierre Monier, présentes à mes côtés --, de recevoir une partie de l'équipe de la chaire « Femmes et science » de Paris Dauphine-PSL qui oeuvre précisément pour relever l'ensemble de ces défis. Je précise que cette table ronde fait l'objet d'une captation audiovisuelle en vue de sa retransmission en direct sur le site et les réseaux sociaux du Sénat.
Nous avons le plaisir d'accueillir :
• Elyes Jouini, professeur des universités en économie et mathématiques, titulaire de la chaire UNESCO « Femmes et science », que la délégation connaît bien puisqu'il avait participé au colloque sur le thème « Femmes et IA : briser les codes », coorganisé au Sénat le 7 mars 2024 par notre délégation ainsi que la délégation à la prospective et l'OPECST ;
• Thomas Breda, économiste, chercheur au CNRS, coauteur de l'étude sur Le décrochage des filles en mathématiques dès le CP de la chaire « Femmes et science » et de l'Institut des politiques publiques, publiée en janvier 2024 ;
• Georgia Thebault, chercheuse post-doctorante en économie de l'éducation à l'université Paris-Dauphine ;
• et Sophie Pochic, directrice de recherche au CNRS et membre du Centre Maurice Halbwachs (ENS-EHESS).
Je vous souhaite à toutes et tous la bienvenue.
Avant de vous céder la parole, j'aimerais soumettre à votre appréciation quelques points déjà évoqués devant notre délégation par nos précédents interlocuteurs :
• la question de la pertinence de quotas pour accélérer la mixité dans les études scientifiques, que ce soit au moment des concours d'entrée dans les écoles d'ingénieurs et les ENS ou, en amont, pour l'intégration dans les classes préparatoires en sortie de baccalauréat ;
• la mise en place de bourses ou d'allocations spécifiques pour encourager les jeunes femmes à s'engager dans des parcours scientifiques ;
• l'importance d'une réelle politique de lutte contre les violences sexistes et sexuelles (VSS) dans les études et carrières scientifiques.
Pour évoquer l'ensemble de ces sujets, je me tourne dans un premier temps vers Elyes Jouini, en tant que titulaire de la chaire « Femmes et science ».
M. Elyes Jouini, professeur des universités en économie et mathématiques, titulaire de la chaire UNESCO « Femmes et science » -. Je tiens tout d'abord à saluer la présence de Thomas Breda, Sophie Pochic et Georgia Thebault. Thomas Breda et Sophie Pochic siègent au conseil scientifique de la Chaire, aux côtés de Dominique Meurs, Claudia Senik et Marie-Pierre Dargnies, tandis que Georgia Thebault a contribué à plusieurs travaux de la Chaire.
La Chaire a été créée en 2019 avec le soutien de mécènes engagés auprès de la Fondation Dauphine. Elle a obtenu le label de chaire UNESCO en 2020 pour quatre ans, celui-ci ayant été récemment renouvelé pour quatre années supplémentaires.
Notre méthode repose fondamentalement sur la recherche scientifique. Il s'agit d'une chaire de recherche pluridisciplinaire, croisant les regards issus de diverses disciplines, et travaillant en réseau. Bien qu'elle soit formellement rattachée à l'Université Paris-Dauphine, elle collabore avec plusieurs établissements, notamment l'École d'économie de Paris et l'EHESS, ainsi qu'avec un large réseau international.
Notre singularité réside précisément dans cette approche holistique nourrie par la recherche de pointe. Notre objectif consiste à approfondir scientifiquement la compréhension des phénomènes pour mieux agir. Nous poursuivons ainsi un double objectif : comprendre les déterminants des inégalités et identifier les politiques publiques efficaces, notamment à travers des comparaisons internationales.
Nos convictions fondamentales sont les suivantes : les femmes enrichissent la diversité des approches et des visions en sciences, ce qui bénéficie à la fois aux femmes elles-mêmes, à la société et à la science. Leur présence ou absence contribue à façonner la société de demain. Ces enjeux, vous en êtes déjà convaincues, apparaissent essentiels au regard des défis contemporains.
Toutes les grandes enquêtes internationales, telles que TIMSS et PISA, montrent qu'à mesure que l'on avance en âge, l'écart de performance en mathématiques - et plus largement en sciences - se creuse entre filles et garçons. Ce constat n'est pas propre à la France. À l'échelle internationale, à partir de la classe de 4ème , le nombre de pays où les filles sur-performent diminue jusqu'à atteindre zéro à la fin du lycée. En classe de terminale, soit les garçons sur-performent (dans 60 % des pays), soit aucun écart significatif n'est constaté (40 %).
S'agit-il d'une question de nature ou de culture ?
La littérature avance régulièrement des explications selon lesquelles les femmes n'aimeraient pas les sciences ou ne seraient pas faites pour exceller dans ces domaines. Or, comme le montrent des travaux récents de Thomas Breda et Clotilde Napp, c'est ce stéréotype même lié à une moindre capacité supposée des femmes à exceller en sciences qui peut être la cause de leur moindre présence et de leur moindre performance dans ces domaines. Or, nous n'avons trouvé aucun argument réellement convaincant à l'appui de ces thèses essentialistes. À l'inverse, plusieurs contre-arguments mettent en lumière que les filles de femmes scientifiques réussissent aisément en sciences et choisissent des filières scientifiques, non en raison d'un prétendu « gène » de la science, mais parce que leur environnement confère une dimension naturelle à cette orientation.
De même, dans les écoles non mixtes -- sans pour autant plaider pour un retour à la non-mixité --, les filles s'orientent plus volontiers vers les études scientifiques. Selon nous, cette tendance s'explique en partie par le rôle des enseignants : lorsqu'un enseignant fait face à une classe composée uniquement de filles, il pousse les meilleures d'entre elles vers les sciences sans hésiter, tandis que, dans une classe mixte, certains biais l'amènent à favoriser davantage les garçons.
Un autre argument fort contre l'approche essentialiste réside dans les disparités observées entre pays. Dans les pays de l'OCDE, les femmes sont peu présentes en sciences (25 % en Corée du Sud, par exemple), tandis qu'en Tunisie, par exemple, les filières scientifiques comptent 55 % de filles. De fait, l'explication biologique se voit résolument écartée, tandis que des explications culturelles permettent de comprendre pourquoi, en Asie du Sud-Est ou dans les pays arabes, la proportion de filles scientifiques se révèle plus élevée.
Enfin, la rapidité des évolutions possibles constitue un espoir notable. Au Sénégal, par exemple, la part des filles dans les filières scientifiques est passée de 10 % en 2006 à 29 % moins de dix ans plus tard. Ainsi, rien n'est figé, à condition d'agir dans la bonne direction.
À partir de nos travaux, nous observons qu'à l'échelle mondiale, si l'on considère les 10 % des élèves les plus performants (selon les enquêtes PISA), on compte en moyenne sept filles pour dix garçons. Toutefois, cette moyenne masque des situations contrastées : certains pays approchent de la parité, tandis que d'autres enregistrent seulement cinq filles pour dix garçons. L'aspect le plus intéressant de ce travail montre que les filles réussissent mieux en sciences - plus précisément en mathématiques - dans les pays où les élèves issus de milieux défavorisés obtiennent de meilleurs résultats. Autrement dit, réussir en sciences en tant que fille relève du même mécanisme social que réussir en sciences lorsqu'on est issu des catégories socioprofessionnelles défavorisées.
Cette réalité entraîne plusieurs conséquences. Si les filles performent moins bien, elles s'autosélectionnent moins vers les filières scientifiques, ce qui explique leur faible présence. À titre individuel, cette situation représente un handicap, les carrières scientifiques étant en moyenne mieux rémunérées. En outre, dans le contexte actuel, marqué par l'essor des nouvelles technologies et de l'intelligence artificielle, les métiers de demain exigeront encore plus de compétences scientifiques. Ainsi, cette tendance est également préjudiciable d'un point de vue sociétal, car se priver d'un tel vivier de talents revient à collectivement s'affaiblir de manière significative. Enfin, la science elle-même subit un appauvrissement considérable du fait de la sous-représentation des femmes, le progrès scientifique reposant indéniablement sur la richesse et la diversité des points de vue.
La question des potentiels leviers d'action met en évidence la complexité de la situation. Plusieurs paradoxes montrent que les solutions simples ne sont pas toujours les plus efficaces. Le paradoxe norvégien, par exemple, illustre qu'il ne suffit pas d'améliorer les résultats des filles en sciences pour influencer leurs choix d'orientation. Même lorsqu'elles excellent en sciences, elles restent souvent très performantes en lettres, ce qui leur laisse davantage de choix. Or, en raison de l'environnement et des stéréotypes persistants, elles se dirigent préférentiellement vers les filières littéraires.
Par ailleurs, les pays les plus progressistes -- ceux qui promeuvent le plus l'égalité femmes-hommes -- affichent paradoxalement les plus faibles proportions de femmes dans les filières STIM. Il ne suffit pas d'affirmer l'égalité en droits pour que celle-ci se traduise dans les faits, notamment dans les orientations scolaires et professionnelles. Des travaux menés notamment avec Thomas Breda, Georgia Thebault et Clotilde Napp montrent que cette situation s'explique essentiellement par les stéréotypes. Dans ces pays, les stéréotypes de genre liés aux sciences sont particulièrement marqués : on y considère que les sciences ne relèvent pas du féminin. Hommes et femmes sont égaux en droit, mais chacun reste cantonné à « son » domaine : aux hommes, la science ; aux femmes, le reste.
Ces stéréotypes produisent un effet autoréalisateur : filles et garçons ne se dirigent pas vers les filières scientifiques avec la même intensité. Plus on est performant en sciences, plus on a de chances de poursuivre des études scientifiques. Pourtant, cet effet se révèle beaucoup plus fort pour les garçons que pour les filles. Autrement dit, les meilleures filles en sciences ne se dirigent pas nécessairement vers les filières scientifiques, ou pas avec la même intensité que leurs homologues masculins. Par conséquent, les garçons et les filles qui s'engagent dans ces filières ne constituent pas un échantillon comparable. Mécaniquement, l'échantillon final comptera une population masculine généralement meilleure que la population féminine, ce qui n'était pas le cas dans la population d'origine. Ce phénomène renforce les stéréotypes, en donnant l'impression que les efforts pour promouvoir la mixité s'avèrent vains, puisque les filles ne semblent pas performer aussi bien que les garçons.
Cette dynamique contribue également à alimenter les violences sexistes et sexuelles (VSS). Des travaux menés par Clémence Perronnet, avec le soutien de la Chaire, montrent que ces violences sont vécues quotidiennement par les jeunes filles, à l'école comme au lycée. Leurs bons résultats en sciences font l'objet de suspicions et de remises en cause constantes : « Qui t'a aidée pour ton devoir ? », « Tu es forte en maths, et pourtant tu es une fille », etc. Ce type de propos détruit leur confiance et porte violemment atteinte à l'image qu'elles se construisent d'elles-mêmes.
Les stéréotypes, malheureusement, restent omniprésents. On les retrouve dans la publicité pour les vêtements, où les filles apparaissent comme des « petites filles modèles », tandis que les garçons sont présentés comme des « petits génies en mathématiques ». Même les institutions animées des meilleures intentions tendent parfois à véhiculer ces biais : une ancienne campagne de recrutement de l'Éducation nationale figurait, d'un côté, un homme devant un ordinateur et, de l'autre, une femme tenant un livre. L'homme y était présenté comme ayant trouvé « un poste à la hauteur de ses ambitions », tandis que la femme avait trouvé « le poste de ses rêves » - comme si elle était prédestinée à un métier particulier, guidée par des rêveries plutôt que par des ambitions.
Ainsi, les stéréotypes imprègnent l'ensemble des espaces, y compris l'entourage familial, les enseignants, et même les institutions censées promouvoir l'égalité. Or, tous ces éléments façonnent la manière dont les filles et les garçons perçoivent leurs propres possibilités, ainsi que celles de leurs camarades.
Nous pourrons revenir, si vous le souhaitez, sur la question des quotas, qui se rattache directement aux éléments présentés. En effet, la simple instauration d'un quota ne garantit pas nécessairement que les filles sélectionnées soient les mieux placées pour réussir et, à terme, rendre ce quota obsolète.
Toutes ces questions sont éminemment complexes, et je serai ravi d'en discuter plus en détail avec vous dans un second temps.
Mme Dominique Vérien, président. - Merci pour votre intervention particulièrement éclairante.
Je cède la parole à Thomas Breda, auteur d'une étude publiée par la Chaire en janvier 2024, qui met en lumière un décrochage entre filles et garçons dès le CP en mathématiques. À l'entrée en CP, filles et garçons présentent des compétences strictement équivalentes. Or, dès le milieu du CP, un écart significatif apparaît. Ce dernier ne résulte pas d'un déficit de compétences chez les filles, mais du fait qu'elles ont tendance à se réorienter vers d'autres disciplines. Il s'agit ainsi d'analyser les causes profondes de ce décrochage, qui se prolonge tout au long du parcours scolaire.
M. Thomas Breda, économiste, chercheur au CNRS. - La question de départ - pourquoi filles et garçons ne suivent-ils pas les mêmes études et n'exercent-ils pas les mêmes métiers ? - paraît presque triviale, et s'accompagne souvent de réponses empreintes d'idéologie et de stéréotypes. En écartant pour l'instant les questions sous-jacentes de normes de genre, de stéréotypes, voire d'influences biologiques qui traversent l'ensemble de ces enjeux, je prends le parti d'organiser cet exposé autour de trois grandes explications immédiates :
• Première hypothèse : les discriminations. Lorsque les filles tentent de s'engager dans des études ou des carrières scientifiques, elles se trouvent confrontées à des milieux particulièrement hostiles, marqués par des violences de genre, ce qui les dissuade de persévérer.
• Deuxième hypothèse : le rôle des notes. Les filles seraient moins performantes, ou deviendraient moins performantes en mathématiques que les garçons, ce qui les amènerait à opérer des choix d'orientation différents.
• Troisième hypothèse : à résultats égaux, il subsisterait des différences de choix entre filles et garçons, liées à d'autres facteurs.
Concernant les discriminations, je ne suis pas toujours parfaitement à l'aise, car détecter un traitement différencié induit la comparaison de performances strictement équivalentes, ce qui s'avère parfois complexe. Quelques études ont toutefois tenté de s'y atteler. Par exemple, une expérience a consisté à envoyer des CV fictifs, identiques à l'exception du genre (indiqué par le prénom), à des professeurs et chercheurs, afin d'analyser quels profils sont jugés les meilleurs. Cette étude a révélé que, dans quatre disciplines universitaires incluant notamment la psychologie et l'économie, les femmes étaient légèrement favorisées. À l'inverse, une étude plus ancienne, portant sur des postes de laborantins dans des laboratoires de biologie, a mis en évidence un biais défavorable aux femmes. Enfin, d'autres études, moins robustes dans leur mesure de la performance ou des compétences, reposent sur un dispositif expérimental ne permettant pas de tirer des conclusions solides sur la discrimination.
J'ai également contribué à ce champ de recherche, avec mes collègues chercheurs, en m'intéressant à certains concours français qui se déroulent en deux étapes : des épreuves anonymes (écrites) et d'autres non anonymes (orales). Or, les résultats à l'agrégation, au CAPES, et à l'ENS, révèlent que le sexe minoritaire dans la discipline bénéficie d'un avantage dans les épreuves orales. Dans les domaines où les femmes sont peu représentées (mathématiques, physique, chimie, philosophie), elles bénéficient d'un « bonus » à l'oral, tandis que dans les disciplines plus féminisées (par exemple, les langues), les hommes se trouvent avantagés.
Il convient toutefois de nuancer ce constat, car ces travaux portent sur la discrimination directe et mesurable dans un contexte précis de recrutement d'étudiants ou de futurs enseignants. Or, une enquête que nous avons menée auprès de 20 000 lycéens et lycéennes en Île-de-France montre que 60 % des lycéennes de seconde et terminale redoutent de s'engager dans des carrières scientifiques, précisément parce qu'elles craignent d'y être discriminées. Cette peur constitue déjà en elle-même un frein significatif.
De plus, il existe des biais implicites bien documentés concernant le milieu universitaire. Par exemple, lorsqu'une femme coécrit un article scientifique avec un homme, cette production tend à être moins valorisée pour sa carrière que si un jeune homme coécrit avec un chercheur senior, car on attribue davantage le mérite au collègue masculin. Les chercheuses font également face à des exigences plus élevées dans les processus de publication, et les études montrent que lors des séminaires de recherche, elles subissent des interruptions et des remarques d'une nature différente de celles adressées à leurs homologues masculins. Quant aux VSS dans les carrières scientifiques, je ne connais pas d'étude quantitative spécifique à l'université, mais les travaux existants dans le monde professionnel montrent qu'elles sont plus fréquentes dans les secteurs dominés numériquement par les hommes, ce qui laisse supposer qu'un phénomène similaire pourrait exister dans le milieu académique.
Après la publication de notre étude dans un grand journal de recherche, je déclarais aux journalistes que les jeunes femmes pouvaient être encouragées à suivre des études scientifiques sans crainte majeure d'être discriminées. Depuis, j'ai nuancé ce propos, car le sujet reste complexe et largement débattu. Toutefois, un message positif demeure : aucune discrimination massive systématique n'est observée, et dans les concours prestigieux comme l'ENS ou l'agrégation, les femmes, quand elles sont minoritaires, peuvent même être avantagées.
Le deuxième point concerne les différences de niveaux scolaires. Une étude récente portant sur plusieurs millions d'élèves en France montre qu'au début du CP, les filles et les garçons présentent des niveaux équivalents en mathématiques. Pourtant, dès le milieu du CP, un écart significatif apparaît, avant de s'accroître au début du CE1. Ces résultats suggèrent principalement une explication d'ordre culturel, liée aux mécanismes de socialisation et à l'enseignement scolaire, car une origine biologique aurait vraisemblablement produit des écarts dès le départ. Des analyses complémentaires, prenant en compte l'âge des élèves, permettent effectivement d'écarter cette dernière hypothèse et de privilégier les explications culturelles.
Par ailleurs, les différences s'observent principalement chez les élèves les plus performants, au sommet de la distribution des résultats. Parmi 1 % des meilleurs élèves, la proportion de filles chute fortement, atteignant à peine un quart au début du CE1. Cet écart se confirme, quel que soit le milieu familial (qu'il s'agisse de parents scientifiques ou non), la structure parentale (familles hétéroparentales, monoparentales ou homoparentales), la catégorie socioprofessionnelle ou le type d'établissement (public, privé, pédagogie classique ou alternative). Ces constats mettent en lumière l'existence de mécanismes transversaux, probablement liés à des normes de genre et des stéréotypes diffusés uniformément à l'ensemble des élèves, quel que soit leur environnement. L'étude de ces dynamiques relève davantage des analyses sociologiques que des travaux présentés ici.
Ce décrochage des filles est-il problématique ?
Les recherches menées avec Clotilde Napp répondent de manière affirmative, en montrant que les différences de performances influencent significativement les choix d'orientation. Je me dois, par souci d'honnêteté, de préciser que certaines réplications de nos travaux ont apporté des nuances à cette conclusion ; néanmoins, je vous expose ici les résultats que nous avons obtenus.
Au lycée, les élèves ayant des résultats élevés en mathématiques et encore meilleurs en lettres sont souvent orientés vers les filières littéraires. Or, parmi les filles, on observe plus fréquemment ce profil de double excellence, ce qui explique en partie leur moindre présence dans les parcours scientifiques. Les notes en mathématiques, prises isolément, ne suffisent donc pas à expliquer les écarts d'orientation entre filles et garçons. Il convient d'examiner l'avantage comparatif, intégrant la différence de niveau entre les mathématiques et le français. Or, 30 % des filles au lycée sont meilleures en mathématiques qu'en français, contre 60 % des garçons. Nombre de garçons s'orientent ainsi vers les filières scientifiques par défaut, faute de perspectives littéraires comparables, ce qui est moins fréquent chez les filles. Lorsqu'on analyse les différences de choix selon cet avantage comparatif, les écarts entre filles et garçons s'estompent presque entièrement. Certes, d'autres travaux, s'appuyant sur d'autres données, nuancent partiellement cette conclusion (réduisant la part expliquée par les notes de 80 % à 30-50 %), mais il demeure évident que ce facteur joue un rôle majeur.
S'agissant de la confiance en soi en mathématiques, souvent décrite comme plus faible chez les filles, les données révèlent que, pour des élèves de même niveau en mathématiques et en français, cet écart disparaît. Selon certains psychologues, les élèves tendent à se forger une identité soit scientifique, soit littéraire, envisageant rarement les deux. L'avantage comparatif façonne ainsi leur perception d'eux-mêmes : exceller en mathématiques conduit à se percevoir comme « matheux », tandis qu'être meilleur en français renforce une identité littéraire. Or, les filles, même très performantes en mathématiques, s'avèrent souvent encore meilleures en lettres et tendent à se considérer comme littéraires. Les enseignants, en valorisant les meilleurs élèves dans chaque discipline, contribuent sans doute à renforcer ce phénomène. Toutefois, lorsque l'on compare filles et garçons à des niveaux équivalents en mathématiques et en français, les écarts de confiance en soi en mathématiques disparaissent.
Enfin, concernant les autres facteurs, il convient de s'interroger sur l'influence des normes sociales dans les trajectoires éducatives. Dès le lycée, notamment depuis la réforme, les choix d'options engagent les élèves dans des parcours différenciés, qui deviennent rapidement irréversibles. Ces influences, largement véhiculées par l'école et la famille, sont encore insuffisamment documentées, bien que certains travaux en éclairent les ressorts.
Des études menées sur le gender brillance stereotype, notamment aux Etats-Unis, illustrent qu'à cinq ou six ans, filles et garçons se représentent indistinctement une personne très intelligente par une femme ou par un homme. Cependant, à partir de six ou sept ans, les enfants commencent à associer systématiquement le génie et le talent intellectuel à la figure masculine. De ce fait, les filles se détournent, dès cet âge, des activités perçues comme réservées aux enfants « brillants ».
Comme souligné par Elyes Jouini, l'écart d'orientation vers les mathématiques se manifeste avant tout parmi les meilleurs élèves. Les meilleures filles se détournent davantage que les meilleurs garçons des études mathématiques et scientifiques. Cette dynamique contribue à perpétuer les stéréotypes de genre : le départ des meilleures filles prive les filières scientifiques de leur talent potentiel, renforçant ainsi l'état actuel du monde et consolidant les normes de genre de génération en génération par des mécanismes de sélection. Cette tendance est également étroitement liée aux stéréotypes sur le génie, souvent associés à la « bosse des maths » ou à un talent mathématique inné.
En outre, le paradoxe de l'égalité de genre révèle que les pays les plus égalitaires se trouvent plus marqués par les stéréotypes associant davantage le talent aux hommes. Une enquête menée auprès d'élèves de 15 ans montre que, dans les 80 pays interrogés, les filles ont davantage tendance à attribuer leurs échecs à un manque de talent plutôt qu'à un manque d'effort. Ce résultat est d'autant plus marqué dans les pays réputés égalitaires sur les questions de genre (Danemark, Suède, Islande, Finlande, Norvège).
Il apparaît indispensable d'agir précocement, en repensant l'enseignement des mathématiques et en formant les enseignants pour réduire la diffusion des stéréotypes. Des campagnes d'information pourraient également être menées pour présenter objectivement les perspectives de carrière et de rémunération des filières scientifiques, afin de permettre aux élèves, notamment aux filles, de faire des choix éclairés. Des interventions de femmes scientifiques jouant un rôle de modèle peuvent également être envisagées, bien que coûteuses et nécessitant une réflexion approfondie pour en éviter les effets pervers. Enfin, il serait souhaitable de valoriser les métiers à prédominance féminine afin d'inciter davantage d'hommes à s'y intéresser, car la symétrie des efforts s'avère nécessaire pour atteindre une véritable parité.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Je vous remercie pour votre présentation. La magistrature, par exemple, demeure un secteur déserté par les hommes ; or il serait souhaitable qu'ils s'y orientent davantage. C'est bien à une parité véritable, dans tous les domaines, qu'il nous faut aspirer.
Je cède désormais la parole à Georgia Thebault, chercheuse post-doctorante en économie de l'éducation à l'université Paris-Dauphine, autrice d'une thèse sur la sous-représentation des femmes dans les filières et carrières scientifiques.
Mme Georgia Thebault, chercheuse post-doctorante en économie de l'éducation à l'université Paris-Dauphine. - Je vais à présent m'intéresser à l'enseignement supérieur, dans la continuité des propos de Thomas Breda sur le primaire et le secondaire, et revenir sur un constat que vous avez évoqué : bien que les femmes soient, en moyenne, plus diplômées que les hommes, elles restent sous-représentées dans certaines filières, en particulier celles relevant des STIM.
En France, les étudiantes sont majoritaires dans l'enseignement supérieur et obtiennent plus de diplômes que leurs homologues masculins, mais elles ne représentent qu'environ 30 % des élèves en écoles d'ingénieurs selon les chiffres de la DEPP, notamment publiés dans Filles et garçons sur le chemin de l'égalité, de l'école à l'enseignement supérieur.
Trois éléments de contexte méritent d'être soulignés.
Premièrement, une analyse des plateformes de préinscription dans l'enseignement supérieur (Admission post-bac, Parcoursup), menée en collaboration avec Julien Grenet et Nagui Bechichi, a permis de s'interroger sur la nature des disparités d'accès selon le genre. Les résultats montrent que, pour chaque type de formation (BTS, CPGE, etc.), la proportion d'élèves issus de milieux favorisés croît avec le degré de sélectivité scolaire : plus une filière est sélective, plus elle recrute d'élèves issus de catégories favorisées. En revanche, lorsque l'on examine la part de femmes dans ces mêmes filières, aucune relation comparable n'apparaît. On observe ainsi une proportion importante de femmes dans des formations très sélectives, comme les CPGE littéraires, où environ 80 % des élèves admis ont obtenu une mention « bien » ou « très bien » au baccalauréat. Cependant, cette répartition change sensiblement dès lors que l'on considère les filières scientifiques : dans les CPGE scientifiques, les DUT de production ou les licences de sciences et technologies, la proportion féminine chute en deçà de 50 %, à l'exception notable des filières de médecine et de biologie, où les femmes restent largement représentées.
Deuxièmement, les femmes sont sous-représentées au sein des filières scientifiques les plus sélectives. Cette observation repose sur des travaux menés en collaboration avec Julien Grenet, Pauline Charousset et Cécile Bonneau, portant sur la démocratisation de l'accès aux grandes écoles. Plus précisément, si l'on examine la part des femmes parmi les étudiants en écoles d'ingénieurs -- environ 26 % en moyenne --, on constate une forte hétérogénéité selon le degré de sélectivité scolaire des établissements. Dans les écoles d'ingénieurs les moins sélectives scolairement, les filles sont peu nombreuses, étant plutôt de bonnes élèves. Cette part progresse avec les déciles de sélectivité, sauf lorsque l'on observe les 10 % d'écoles les plus sélectives pour lesquelles on constate une chute de la part des filles admises. Autrement dit, les femmes demeurent particulièrement sous-représentées non seulement dans les filières scientifiques en général, mais particulièrement dans les filières les plus sélectives, notamment les meilleures écoles d'ingénieurs françaises.
Troisièmement, le taux de féminisation progresse extrêmement peu sur le temps long. Une analyse des écoles d'ingénieurs montre une très grande stabilité entre 2006 et 2021 : la part des femmes est passée de 27 % au début du 21? siècle à seulement 31 % aujourd'hui, malgré la multiplication des dispositifs d'incitation à la mixité.
Ces inégalités ne naissent pas au stade de l'enseignement supérieur ; elles s'installent en amont, dès le secondaire au moment des choix d'orientation au lycée, y compris dans les filières technologiques et professionnelles, qui représentent un tiers des bacheliers. On y retrouve, de manière tout aussi marquée, une sous-représentation des femmes, notamment dans les spécialités intégrant une forte composante en mathématiques, en informatique et en ingénierie.
En quoi s'agit-il d'une de politique publique intéressante ?
Premièrement, pour des raisons économiques, ces secteurs étant fortement en demande.
Ensuite,la deuxième raison est scientifique. En effet, il est indispensable de produire des connaissances plus inclusives dans des domaines essentiels pour l'avenir. Plusieurs exemples illustrent comment la sous-représentation des femmes a limité la qualité des productions scientifiques, qu'il s'agisse de l'intelligence artificielle, de la médecine ou encore de la sécurité routière. À cet égard, une récente étude menée aux Etats-Unis a montré que l'ouverture aux femmes d'universités auparavant réservées aux hommes avait entraîné un changement substantiel dans les types de recherches menées, favorisant l'intégration des problématiques liées au genre.
Enfin, il s'agit d'un véritable enjeu de justice sociale. Les études scientifiques conduisent, en général, à des emplois mieux rémunérés. Selon différentes études, ces différences expliqueraient entre 20 et 30 % des écarts salariaux constatés sur le marché du travail, ce qui n'est pas négligeable. En outre, les filières scientifiques concentrent souvent les plus fortes dépenses publiques et bénéficient d'un encadrement renforcé.
Les écarts de performance scolaire, bien qu'invoqués, n'expliquent qu'une partie des écarts constatés dans l'entrée aux études scientifique. Par exemple, nos travaux sur l'accès aux écoles d'ingénieurs montrent qu'au regard de leurs résultats scolaires, les filles devraient y être admises en proportion bien plus élevée. La question des écarts de performance est complexe car, même si ces écarts existent, ils ne peuvent pas toujours expliquer les différents choix d'orientation.
Parmi les facteurs déterminants figure l'intériorisation des stéréotypes de genre, et, plus spécifiquement, de leurs conséquences sur les performances scolaires des élèves. La littérature démontre en effet que ces stéréotypes affectent négativement la perception que les élèves, et notamment les filles, ont de leur propre niveau ainsi que leur confiance en elles. À performances scolaires comparables, les filles tendent à sous-estimer leurs compétences, en particulier en mathématiques, et à exprimer davantage d'anxiété vis-à-vis de cette discipline.
Comme souligné par Elyes Jouini, les stéréotypes influencent également les résultats objectifs, par un mécanisme dit de prophétie autoréalisatrice ou de « menace du stéréotype ». Concrètement, lorsqu'une élève aborde un exercice en mathématiques en ayant à l'esprit l'idée reçue selon laquelle « les filles sont moins douées en mathématiques », cette pensée induit une pression supplémentaire qui, en générant de l'anxiété, détériore ses performances réelles. Cet effet se manifeste particulièrement dans les contextes compétitifs, qui sont nombreux et structurants dans le système scolaire français. La littérature expérimentale a mis en évidence que les filles tendent à obtenir de moins bons résultats et à se retirer davantage des situations compétitives lorsque ces dernières sont exacerbées, notamment lorsqu'elles portent sur des tâches typiquement perçues comme masculines. Plus encore, ces effets sont amplifiés dans les environnements mixtes, où la compétition implique simultanément filles et garçons.
Ce constat, essentiel, doit être pris en compte pour interpréter les résultats des travaux empiriques et pour envisager les pistes d'action pertinentes.
Quels leviers d'action peut-on envisager ?
La littérature scientifique a identifié de nombreuses initiatives efficaces, plusieurs ayant déjà été mentionnées par Thomas Breda et Elyes Jouini. Ces leviers peuvent cibler divers acteurs : les élèves eux-mêmes, les enseignants, les parents, et peuvent être déployés selon différentes temporalités - à court, moyen ou long terme - ainsi qu'à différents degrés d'intensité.
Si l'école primaire et le collège constituent des moments clés, il demeure tout à fait possible - et pertinent - d'agir à chaque stade du parcours éducatif, y compris dans l'enseignement supérieur. De nombreuses politiques peuvent ainsi être mises en oeuvre afin d'infléchir les orientations des élèves, même à ces étapes avancées. Il existe des politiques générales visant à déconstruire les stéréotypes de genre - sensibilisation, interventions par des rôles modèles féminins, etc. Toutefois, je souhaite ici attirer l'attention plus spécifiquement sur les enjeux liés à l'évaluation et à la sélection dans le système éducatif, qui posent des questions déterminantes.
Comment évalue-t-on les compétences ? Utilise-t-on des QCM, des questions ouvertes, des épreuves longues, des formats courts ? La manière même dont sont structurés les exercices et les épreuves peut produire un impact significatif sur les résultats des élèves. À cet égard, les travaux de la chercheuse italienne Silvia Griselda ont montré qu'en Italie, les filles réussissent moins bien en mathématiques lorsque les évaluations prennent la forme de QCM plutôt que de questions ouvertes. Autrement dit, des choix apparemment techniques et anodins dans la conception des épreuves peuvent induire des effets différenciés et contribuer aux écarts de performance observés.
Ces considérations soulèvent des questions fondamentales en matière de sélection, notamment dans un contexte où l'enseignement supérieur français fonctionne sous contrainte, avec un nombre limité de places attribuées chaque année. Augmenter ou redistribuer ces capacités constitue un débat en soi, car chaque place offerte à un candidat implique mécaniquement qu'elle ne le sera pas à un autre.
Dès lors, la question centrale demeure : selon quels critères sélectionne-t-on les élèves, et comment ces critères façonnent-ils l'accès aux filières scientifiques ? À ce titre, il convient de souligner l'intérêt des plateformes actuelles de préinscription dans l'enseignement supérieur, permettant de mener des expérimentations et des actions à large échelle, afin d'influer sur le recrutement des étudiants après le baccalauréat.
Pour illustrer concrètement ces mécanismes, je souhaite évoquer un exemple sur lequel j'ai personnellement travaillé, grâce au soutien de la chaire « Femmes et science » que je tiens à remercier. Il s'agit de la fusion, en 1986, des ENS d'Ulm et de Sèvres. Jusqu'alors, deux ENS coexistaient : l'une pour les garçons (Ulm), l'autre pour les jeunes femmes (Sèvres). Le fonctionnement de ces écoles s'apparentait, de fait, à un système de quotas : les élèves suivaient des cours mixtes en classes préparatoires, passaient des épreuves identiques au concours, parfois évalués par les mêmes jurys, et intégraient ensuite l'école, où ils partageaient de nombreux cours universitaires, à l'exception de certaines filières.
De 1970 à 1985, les statistiques témoignent d'une répartition relativement équilibrée. En moyenne, les filles représentent près de 50 % des admis, avec de légères variations selon les filières (mathématiques, physique-chimie, biologie, lettres).
Cependant, l'introduction du concours mixte en 1986 a produit des effets à la fois immédiats et pérennes. En mathématiques, la proportion de femmes admises a subi une chute brutale, passant d'environ un tiers à 9 %, jusqu'à atteindre un seuil nul (0 %) en 1993. Une dynamique analogue s'observe en physique. En revanche, la représentation des femmes dans les disciplines littéraires et biologiques demeure stable autour de 50 %. Il convient de relever que, contrairement aux hypothèses émises à l'époque par les responsables institutionnels, qui anticipaient une compensation du déficit de femmes en sciences par une augmentation parallèle en lettres, aucun rééquilibrage de ce type ne s'est matérialisé. Au contraire, le taux global de féminisation de l'établissement s'est considérablement réduit.
Cette chute s'explique tout d'abord par un effet mécanique, lié aux résultats : en moyenne, sur l'ensemble de la période considérée, les candidates obtenaient des notes légèrement inférieures à celles des candidats à l'écrit, notamment en mathématiques. Toutefois, cet écart ne permet d'expliquer qu'environ 50 % de la baisse constatée.
Le deuxième facteur relève des dynamiques comportementales. En effet, l'analyse des données révèle que les jeunes femmes se sont progressivement détournées du concours de l'ENS, avec une baisse marquée des candidatures féminines. Cet effet, loin de concerner indistinctement l'ensemble des classes préparatoires, s'est concentré dans les établissements les plus prestigieux, tels que le lycée Louis-le-Grand. Les archives scolaires de ce lycée consultées, notamment grâce au travail mené avec Léa Doucet, indiquent que même parmi les meilleures élèves, la propension à postuler a significativement reculé. Cette dynamique a accru les écarts de probabilités d'accès à une carrière scientifique, universitaire et professorale pour les candidates affectées.
En résumé, il apparaît clairement que plusieurs leviers peuvent être activés afin de remédier à la sous-représentation des femmes, y compris à des étapes avancées de leur parcours scolaire. Les politiques de recrutement n'ont pas pour seul effet de déterminer les profils des candidats finalement admis ; elles influencent également, de manière indirecte, mais décisive, les comportements de candidature eux-mêmes. Ce constat s'inscrit dans la lignée des résultats établis par la littérature sur les dispositifs de discrimination positive, notamment aux Etats-Unis, qui montrent que l'introduction de quotas peut reconfigurer les intentions et les stratégies de dépôt de candidatures. Bien que d'autres travaux mettent en lumière que la ségrégation constatée dans les filières scientifiques trouve en grande partie son origine dans les voeux et orientations exprimés dès les plateformes de préinscription, l'instauration de quotas pourrait, en retour, agir sur ces comportements initiaux, en rééquilibrant les dynamiques d'autosélection.
La question des critères de sélection ouvre plusieurs pistes de réflexion, qu'il conviendrait d'explorer dans un cadre de discussion plus large. L'une d'elles porte sur le choix à opérer entre un modèle valorisant le contrôle continu et celui fondé sur des examens à fort enjeu. À titre d'exemple, l'expérience espagnole montre que le recentrage des pondérations en faveur des épreuves terminales, au détriment du contrôle continu, a eu pour conséquence une diminution du taux d'admission des jeunes femmes.
Un autre point critique réside dans le format des épreuves. Ainsi, à l'ENS, la longueur des épreuves écrites constitue un facteur différentiel non négligeable, les élèves n'étant pas toujours formés à ce type d'exercice, ce qui génère des écarts liés au rapport différencié à la compétition.
Enfin, la question de la circulation de l'information mérite une attention particulière, comme l'a déjà évoqué Thomas Breda.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci pour votre intervention très intéressante.
Je me tourne désormais vers Sophie Pochic, directrice de recherche au CNRS et membre du Centre Maurice Halbwachs (ENS-EHESS), sociologue du travail et du genre, coautrice d'un dossier intitulé L'excellence scientifique : piège ou opportunité pour les femmes ?.
Mme Sophie Pochic, directrice de recherche au CNRS et membre du Centre Maurice Halbwachs (ENS-EHESS), sociologue du travail et du genre. - Je m'exprime ici en tant que sociologue, pour me concentrer sur la question des inégalités de carrière au sein des organisations académiques, une fois que les jeunes femmes ont choisi de poursuivre en master ou en doctorat de recherche. J'explore ainsi le phénomène du « tuyau percé ». Car si les jeunes femmes sont bien présentes en master (58 %) et en doctorat (48 %), elles sont beaucoup moins nombreuses à accéder aux postes de titulaires (38 %) dans l'enseignement supérieur et la recherche publique en France en 2019. Pourtant, beaucoup de collègues ont l'impression de ne faire aucune différence, de recruter et de promouvoir uniquement selon le talent et le mérite. Certains doutent ainsi de la persistance d'inégalités, voire de discriminations, malgré les chiffres qui les attestent. Certains considèrent même la question comme presque résolue, les établissements étant couverts depuis 2019 par des politiques d'égalité obligatoires.
Je m'appliquerai à expliquer comment, en parallèle de ces politiques, les organisations académiques se sont reconfigurées de façon insidieuse : la course à l'excellence et surtout la précarisation des carrières académiques reproduisent et invisibilisent des inégalités sexuées. Je m'appuie ici sur un dossier coordonné avec Fanny Gallot, historienne, et Marion Paoletti, politiste, publié dans la revue Travail, genre et sociétés en 2024.
Plutôt que de parler seulement de « plafond de verre », je préfère convoquer le concept de « régime d'inégalités », tel que développé par Joan Acker, pour désigner l'ensemble des facteurs qui limitent les possibilités d'avancement des femmes à tous les niveaux hiérarchiques. Il convient d'étudier les modes d'évaluation, de recrutement, de promotion, de rémunération, de financement, et même les interactions quotidiennes pour comprendre les avantages structurels, cumulatifs, dont bénéficient certains profils d'hommes. Les questions pertinentes sont : comment les femmes sont-elles perçues et traitées dans le monde académique ? Pourquoi l'excellence scientifique est-elle toujours pensée au masculin neutre ? Quels sont les effets de la précarisation des carrières scientifiques ? Pourquoi les politiques d'égalité et de lutte contre les VSS, pourtant existantes, ont-elles des effets si limités ?
Il existe de nombreux travaux en sociologie du travail et des organisations, notamment ceux, pionniers, de Catherine Marry, examinant la fabrication d'un futur directeur de recherche à l'INSERM, au CNRS, ou d'un futur professeur d'université. Ces parcours reposent sur une vision très normative de l'excellence. Progressivement, l'internationalisation et le management de la recherche, avec des entrepreneurs académiques à la tête d'équipes temporaires sur des projets, sont devenus des critères prépondérants. Depuis les années 90, les carrières académiques subissent une transformation profonde. On parle de managérialisation de l'enseignement supérieur et de la recherche. La compétition pour les rares postes stables s'est considérablement accrue. Les budgets de recherche sont désormais majoritairement distribués sous forme d'appels à projets très compétitifs (moins de 20 % de succès à l'ANR). Les débuts de carrière sont devenus plus incertains, précaires et tardifs, avec une période postdoctorale qui se prolonge. L'évaluation repose moins sur les relations interpersonnelles, et davantage sur des indicateurs bibliométriques ou des classements. De plus, la survalorisation des sciences dures, à prédominance masculine, perdure au détriment des sciences plus féminisées comme les sciences sociales, l'investissement public n'étant pas simplement guidé par la production de savoirs, mais par l'innovation technologique et industrielle.
Toutes ces transformations reproduisent des inégalités. On les comprend mieux en les observant de façon dynamique, éclairant ainsi le « tuyau percé ». La précarisation de la première partie de carrière, contractuelle jusqu'à 35-40 ans dans presque tous les pays européens, exacerbe la compétition au sein d'une génération pour se construire un dossier dit d'excellence. Cette période d'incertitude financière et contractuelle est plus ou moins facile à assumer selon les milieux sociaux, et renforce de facto le conflit entre travail productif et travail reproductif pour les jeunes mères. L'injonction à l'internationalisation, longtemps perçue comme la norme, notamment via des postdocs aux Etats-Unis, devient également un critère de distinction pour un recrutement stable. Cette mobilité répétée à l'étranger pour les trentenaires, sans garantie, doit notamment se négocier avec le ou la conjointe. Or, les rapports de pouvoir, même dans les couples scientifiques, restent asymétriques : les femmes se mettent davantage au service de la carrière de leur mari que l'inverse. Ainsi, quelles que soient leurs compétences, les femmes scientifiques se trouvent à armes inégales dans le jeu de la mobilité internationale précarisée. C'est pourquoi Kathrin Zippel plaide pour une internationalisation repensée, limitée -- prenant en compte l'impact carbone -- et accompagnée, après le recrutement titulaire plutôt qu'avant, afin d'être plus inclusive.
Les femmes scientifiques doivent également gérer le risque des VSS, notamment lors des congrès scientifiques. Une étude qualitative menée au CNRS par Farah Deruelle montre que, pour les scientifiques masculins seniors, ces congrès sont vécus comme une « parenthèse enchantée » où la séduction de jeunes collègues, voire l'aventure extra-conjugale, est considérée comme un des plaisirs du métier. Pour les jeunes chercheuses, au contraire, ces congrès constituent des zones à risque pour leur intégrité et leur carrière. En effet, il s'avère particulièrement difficile pour une jeune chercheuse de dénoncer ses collègues, dans un monde restreint où la relation de subordination reste floue et élargie : tous ses collègues peuvent être de futurs évaluateurs de projets, publications, contrats, ou concours. Le même risque existe dans les écoles d'ingénieurs, comme le montre une étude remarquable de Coline Briquet.
Derrière la croyance en la méritocratie des concours anonymes, le monde scientifique repose en réalité sur de la cooptation, notamment via le recrutement collégial par les pairs. Yvonne Benschop, dans notre dossier, montre, à partir d'études menées aux Pays-Bas, que les indicateurs, critères et normes d'excellence scientifique ne sont pas objectifs : ils intègrent des appréciations genrées sur l'ambition, le leadership, la réputation, ou le rayonnement international. Même avec une politique d'égalité et une formation des jurys, l'évaluation repose sur un cercle fermé, majoritairement masculin et national. La barre reste toujours placée plus haut pour les femmes, et leur recrutement demeure considéré comme plus risqué.
Ces constats se voient renforcés par la sous-valorisation de l'enseignement et des responsabilités pédagogiques, alors même que l'excellence académique devrait intégrer cette mission de formation. Toutes les enquêtes montrent une intensification du travail universitaire en contexte d'austérité, notamment dans les universités françaises, parfois au bord de la faillite. Beaucoup de collègues portent à bout de bras des licences avec plus de 40 % de contractuelles et de nombreuses missions supplémentaires, comme la sélection sur dossiers (Parcoursup, Mon Master, e-Candidat), avec parfois des milliers de candidatures pour quelques dizaines de places.
Il convient également de souligner les effets démultiplicateurs des financements sur projet et des fusions d'excellence sur la reproduction de nouvelles inégalités. Le courant féministe matérialiste, auquel j'appartiens, insiste sur le caractère essentiel des moyens matériels. À ce titre, il s'agit d'étudier l'impact disproportionné des réformes du financement de la recherche sur les inégalités. En tant que membre du Haut Conseil à l'Égalité, je rappelle que nous avons plaidé pour que tout projet de loi soit analysé selon une approche d'éga-conditionnalité (gender budgeting). Lors des débats parlementaires sur la loi de programmation de la recherche (LPR) en 2020, j'avais contribué, aux côtés de Brigitte Grésy, à une « vigilance égalité », soulignant que l'étude d'impact n'avait pas eu lieu et que la LPR avait été pensée sans les femmes. J'avais notamment insisté sur l'effet du financement par projets au détriment des crédits récurrents, sans analyse de l'impact sur l'égalité. De même, le crédit impôt recherche n'intègre aucune dimension d'éga-conditionnalité alors qu'il représente environ un quart du budget de l'ESR. Il est frappant de noter que le premier plan Égalité femmes-hommes de l'ANR date seulement de 2020, soit quinze ans après sa création. De plus, la proportionnalité dans les comités de sélection reste encouragée, mais non imposée, et les évaluateurs demeurent majoritairement masculins (70 à 80 %).
Cinq ans après la LPR, Julien Gossa et Hugo Harari-Karmadec ont évalué les effets de la concentration des financements d'excellence sur une vingtaine d'universités de recherche. Ces financements n'ont pas eu d'effet genré visible sur les étudiants (ces établissements ont 58 % de femmes en licence, 47 % en doctorat, soit un taux similaire au niveau national). Cependant, certaines formations très féminisées, comme les INSPE, ont subi un net désinvestissement en matière de financement par étudiant. Alors même qu'elles forment celles et ceux qui porteront la question du niveau scientifique des élèves de demain, ces filières enregistrent une baisse de près d'un quart des taux d'encadrement en dix ans.
Audrey Harroche montre également que l'« effet Matilda » -- l'invisibilisation des femmes dans la production scientifique et la captation de leurs résultats par des collègues masculins --, mis en lumière par Margaret Rossiter, demeure d'actualité. Dans les grandes universités issues de fusions, de nouvelles hiérarchies se sont créées : certains hommes ont capté cumulativement les nouvelles ressources, notamment en sciences dures (LABEX, instituts convergences, chaires). Ces structures, temporaires, confient les missions transversales (égalité, diversité, VSS, communication, partenariats) à des contractuelles, souvent docteures, qui restent à la périphérie du monde académique.
Enfin, beaucoup d'organisations académiques, dont le CNRS, ont mis en place des politiques d'égalité et de lutte contre les VSS, sous la pression de l'Etat (loi Fioraso, loi de modernisation de la fonction publique) et de l'Union européenne. Maxime Forest rappelle combien l'UE a été motrice, en liant excellence scientifique et employeur exemplaire, au nom d'une innovation plus inclusive. Ces politiques passent par un chiffrage annuel des inégalités sexuées, qui s'avère indispensable pour ouvrir des discussions sur les causes et les actions. Cependant, comme dans le secteur privé, l'égalité se fait souvent à bas coût ou à coût constant, voire à budget réduit, dans un contexte d'austérité.
Les chargées de mission égalité et diversité, très majoritairement des femmes, rarement à temps plein, engagent un investissement individuel considérable. Malgré des moyens faibles et limités, elles doivent gérer des missions toujours plus extensives (égalité, VSS, racisme, LGBT). Une enquête récente de la Conférence Permanente des chargé es de mission Égalité Diversité - CPED (Fatigue et détermination dans les missions d'égalité) résume remarquablement cette situation. Nombre de dispositifs indispensables sont mis en oeuvre (formation des jurys aux stéréotypes de genre, formalisation et traçabilité des procédures, féminisation des jurys), mais ceux-ci restent insuffisants, car ils échouent à remettre en cause la vision normative du parcours d'excellence et à modifier le régime d'inégalités. Ces politiques adoptent parfois un tournant élitiste, concentré sur la promotion au plus haut grade, négligeant les débuts de carrière précarisés, les inégalités de rémunération accrues par l'individualisation des primes, et les carrières des techniciennes et administratives. Ces dernières représentent parfois la moitié du personnel des organisations académiques, pourtant, l'avantage masculin demeure particulièrement tenace. Par exemple, 65 % des IT (personnels ingénieurs et techniciens) au CNRS sont des femmes, mais seulement 32 % détiennent le grade d'ingénieure de recherche.
En conclusion, on assiste à une polarisation de l'enseignement supérieur : d'un côté, des établissements porteurs d'une norme d'excellence inclusive, principalement en sciences dures et en région parisienne ; de l'autre, des établissements ordinaires, touchés par l'austérité, où l'égalité et la lutte contre les VSS risquent de devenir secondaires. Les politiques d'égalité restent concentrées sur les carrières scientifiques et les plus hauts grades, laissant de côté le personnel technique et support. Or, sans gestionnaires, chargées de mission, secrétaires pédagogiques, laborantines ou techniciennes, aucune activité scientifique ou pédagogique n'est possible. Ces « petites mains » ont longtemps été les grandes oubliées des politiques d'égalité.
À cet égard, je suis très honorée d'annoncer que le CNRS, à la suite des études que nous avons réalisées avec la Mission pour la place des femmes au CNRS et Célia Bouchet, a pleinement intégré les IT dans son plan d'action pour l'égalité professionnelle 2024-2026. Le CNRS a obtenu un label pour cette action, et je recommande vivement de consulter ce plan, qui peut servir de modèle à d'autres établissements.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Je vous remercie. Vos interventions ont offert un éclairage particulièrement enrichissant et se sont révélées remarquablement complémentaires.
Avant de céder la parole à mes collègues rapporteures, je souhaiterais commencer par une question technique à l'attention de Mme Thebault : où se sont orientées les filles de Louis-le-Grand qui, finalement, n'ont pas présenté leur candidature à l'ENS ? Ont-elles, par exemple, renforcé les effectifs de l'école Polytechnique, où l'on déplore une pénurie notable de femmes ?
Mme Georgia Thebault. - Cette question fait actuellement l'objet d'investigations approfondies, car retracer le parcours des personnes ayant présenté un concours il y a trente ou quarante ans s'avère particulièrement complexe.
Nous avons établi un partenariat avec la direction des ressources humaines du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche afin de recenser, depuis le milieu des années 80, les affectations et les trajectoires professionnelles des anciens candidats. Il convient de souligner qu'il s'agit, dès l'origine, d'un vivier extrêmement sélectionné, puisque ces individus proviennent des classes préparatoires. Ainsi, le scénario contre-factuel le plus probable les conduit vers d'autres écoles d'ingénieurs, sans qu'un établissement particulier concentre spécifiquement les flux.
Toutefois, l'ENS occupant une place déterminante dans l'accès aux carrières scientifiques et à la recherche, cette situation contribue, de facto, à creuser les écarts de probabilité d'embrasser une carrière scientifique, générant des effets cumulatifs : une moindre représentation des femmes parmi les titulaires universitaires réduit mécaniquement la présence de rôles modèles pour les générations suivantes.
Mme Dominique Vérien, présidente. - On observe l'émergence de classes préparatoires en trois ans, combinant les disciplines littéraires et scientifiques, particulièrement adaptées aux jeunes filles dont les choix d'orientations s'affirment souvent plus tardivement. Cependant, la réforme du baccalauréat imposant des orientations dès la fin de la seconde rend ce modèle, autrefois compatible avec l'ancien baccalauréat scientifique, plus complexe à mettre en oeuvre.
Par ailleurs, le manque d'hommes dans certains métiers comme la magistrature semble lié à la faible rémunération, suggérant qu'une revalorisation pourrait attirer plus de candidats. À l'inverse, certaines femmes se détournent de métiers comme l'ingénierie faute d'y percevoir un sens ou une utilité. Avez-vous exploré les motivations plus profondes qui orientent les choix vers certaines filières plutôt que d'autres ?
Mme Jocelyne Antoine, rapporteure. - On constate que les écarts apparaissent dès le plus jeune âge et se répercutent avec le temps, rendant nécessaire une action précoce.
Disposez-vous, à partir de vos comparaisons internationales, d'exemples de pays où ces écarts sont moindres ? Le cas échéant, quelles sont les mesures mises en place, notamment dans la formation des enseignants ?
Ces éléments pourraient nourrir nos recommandations pour éviter que les femmes restent, invariablement, les grandes oubliées de la science.
Mme Marie-Do Aeschlimann, rapporteure. - Madame Pochic, vous serait-il possible de nous faire parvenir un résumé ou l'ensemble de votre présentation ? Je l'ai trouvée particulièrement intéressante.
Pourriez-vous également préciser si, selon vous, la maquette pédagogique mise en oeuvre dès le CP joue un rôle, en parallèle d'autres aspects tels que le contenu et les modalités des examens ?
Mme Marie-Pierre Monier, rapporteure. - L'importance de notre mission se confirme au fil des auditions, tant les constats sur les inégalités se renouvellent profondément.
Concernant l'orientation tardive des jeunes filles, une étude de l'association Elles Bougent (2024) indique qu'entre 19 et 24 ans, 18 % des femmes choisissent une carrière d'ingénieure ou de technicienne, soit à peine 2 % de moins qu'à 18 ans. Peut-on identifier des leviers pour mieux les accompagner ? Des passerelles spécifiques dans la formation seraient-elles envisageables ? Vos travaux ont-ils accordé une attention particulière à cette tranche d'âge ?
Par ailleurs, Monsieur Jouini, pourriez-vous citer les pays aux bonnes pratiques, où l'écart de genre s'avère moindre, et préciser si vos analyses portent également sur l'évolution de carrière après les études ?
Ensuite, comment se matérialise le soutien à la Chaire des entreprises comme L'Oréal, Generali, La Poste, etc. ? Quelles retombées concrètes identifiez-vous sur les pratiques de recrutement et les carrières des femmes scientifiques dans ces structures ?
Enfin, sur la formation des enseignants, les travaux montrent que l'enjeu majeur réside dans le traitement précoce des stéréotypes de genre, dès le CP, et même au-delà du cadre scolaire. Vos travaux ont-ils examiné les réformes initiales mises en place sur ces enjeux, et avez-vous constaté à ce stade des améliorations tangibles ?
Mme Laure Darcos, rapporteure. - Je souhaite tout d'abord exprimer notre soulagement et notre satisfaction de pouvoir enfin conduire ce rapport, attendu depuis plusieurs années.
Par ailleurs, permettez-moi de rappeler les résultats d'une expérience sociologique illustrant avec pertinence les biais de genre dès le plus jeune âge : le même exercice réussit mieux aux garçons lorsqu'il est présenté comme de la géométrie ; et mieux aux filles lorsqu'il l'est comme un exercice de dessin.
S'agissant des futurs professeurs des écoles, au-delà des débats que nous avons pu avoir avec l'ancien ministre de l'éducation nationale Jean-Michel Blanquer, notamment sur la disparition des mathématiques du tronc commun, notre inquiétude porte sur le fait que les enseignants formés ces dernières années risquent de se présenter devant leur classe sans appétence particulière pour les mathématiques, ce qui pourrait affecter la qualité de leur enseignement. Je ne sais si vous avez exploré cette question, mais il me semble qu'elle sera déterminante dans les années à venir.
Concernant les quotas, en particulier à l'ENS, j'ai eu l'occasion d'échanger avec Mme Nathalie Carrasco, présidente de l'ENS Paris-Saclay, à ce sujet. La question centrale demeure : à quel niveau convient-il d'instaurer ces quotas ? Nous en avions débattu au moment de la LPR. L'objection classique consiste à dire que les bénéficiaires d'un quota seraient ensuite perçues comme n'ayant réussi que grâce à ce mécanisme. Pourtant, plusieurs d'entre nous peuvent témoigner que, sans quota, nous n'aurions pas pu mener les carrières politiques que nous avons aujourd'hui, et que la suite du parcours reste une affaire de preuves et de mérite.
À quel moment précis faut-il introduire ces quotas ? Dès Parcoursup, serait-il envisageable d'ouvrir des créneaux réservés pour un quota de jeunes filles dans les filières scientifiques, quitte à limiter les inscriptions masculines ? Certes, cette approche pourrait susciter des débats, mais il s'agit sans doute d'une piste à explorer.
Je souhaiterais également revenir sur l'orientation tardive des jeunes femmes. À quel stade et selon quelles modalités peut-on sensibiliser les filières scientifiques pour qu'elles aménagent davantage de passerelles ? Il est probable qu'un certain nombre de jeunes femmes commencent par des études généralistes et, en prenant confiance, découvrent des débouchés dans l'ingénierie ou les sciences, qu'elles n'auraient pas envisagés initialement, faute de sensibilisation ou de visibilité. Je perçois là un déficit majeur d'orientation, notamment au collège.
Nous nous étions également interrogés, à l'époque des débats sur la LPR, sur la constitutionnalité des quotas. Certains amendements envisagés avaient été jugés juridiquement problématiques, notamment pour les chaires juniors, où l'on s'interrogeait sur la possibilité de favoriser les femmes. Je crois, malgré tout, que beaucoup d'établissements ont pris conscience de ces enjeux.
La nouvelle présidente du Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres) m'indiquait récemment que chaque évaluation d'université ou d'école prévoit également un examen des biais de genre. Pourtant, ces éléments ne ressortent jamais dans les rapports, ce qui semble particulièrement étonnant. Il me paraît essentiel qu'un mécanisme de contrôle ou d'évaluation soit pleinement activé sur ce point.
Enfin, s'agissant des carrières et des trajectoires des femmes, notamment autour de la trentaine, il serait pertinent de prévoir un système de bonus. Après tout, nous savons attribuer des points supplémentaires aux enseignants selon certaines affectations ; pourquoi ne pas envisager un bonus pour celles qui ont eu un enfant, afin de ne pas transformer cette période en handicap de carrière ? J'ai beaucoup apprécié la notion que vous avez évoquée de femmes à la fois productrices et reproductrices : elle résume parfaitement l'enjeu. Nous savons, grâce à de nombreux témoignages, que les femmes scientifiques qui parviennent à conjuguer vie familiale et vie professionnelle doivent souvent surmonter bien plus d'obstacles que leurs homologues masculins.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Je me permets d'ajouter, avec un ton plus léger, que toute personne ayant des enfants contribue directement au financement de nos futures retraites. À ce titre, il me semble légitime qu'un système de points de bonification soit envisagé, ne serait-ce que pour reconnaître cet apport collectif essentiel.
M. Elyes Jouini. - Je tiens à témoigner, à titre personnel, en ma qualité d'administrateur de l'Institut universitaire de France, que nous appliquons d'ores et déjà des règles garantissant une représentation minimale de 40 % en sciences humaines et sociales et de 40 % en sciences dites « dures ». Lorsque j'ai proposé l'introduction d'un critère similaire relatif à la répartition femmes-hommes, il m'a été rappelé que, juridiquement, une telle disposition serait anticonstitutionnelle et ne pourrait être inscrite formellement, même si elle pouvait être encouragée à titre incitatif. Au-delà de ces considérations juridiques, je souhaite insister sur le fait que, pour garantir l'efficacité d'éventuelles mesures de quotas, il conviendrait de se doter des moyens nécessaires à leur réussite.
Cette démarche doit s'accompagner, en premier lieu, d'une information précise et complète délivrée en amont aux jeunes filles comme aux jeunes garçons, portant sur les perspectives professionnelles, les niveaux de rémunération et les éventuelles contraintes propres aux filières concernées. Il s'agirait également d'identifier activement les meilleures candidates, de les accompagner et de les inciter à rejoindre ces voies. Sans ce travail préparatoire, les lauréates des quotas risqueraient de se voir décrédibilisées au motif qu'elles ne « réussissent pas aussi bien » -- ce qui constituerait un échec contre-productif.
Cette réflexion rejoint la question plus large des choix d'orientation au lycée. Lors de la récente réforme, au-delà du débat sur la pertinence de compartimenter les parcours, il est apparu que le véritable écueil repose sur le déficit d'information. Nombre de jeunes filles arrivaient en terminale sans réaliser qu'elles s'étaient elles-mêmes fermé les portes des filières scientifiques, faute d'avoir retenu, dès la seconde, les options nécessaires. Le discours à l'attention des filles laisse généralement entendre qu'elles peuvent « se faire plaisir », choisir ce qui leur plaît -- sans les alerter sur les conséquences à long terme. Or, parallèlement, on observe qu'une autre forme d'injonction tacite est souvent adressée aux garçons, consistant à les orienter, en cas d'arbitrage, prioritairement vers les mathématiques, sur la base de stéréotypes tels que leur prétendue agitation ou incapacité à « tout faire ». En laissant les filles libres de choisir sans cadre ni alerte, on les prive en réalité d'une liberté véritable, celle-ci n'étant pas éclairée.
Je me permets enfin de citer l'exemple de la Tunisie, dont le modèle, sans être transposable en l'état, présente des enseignements intéressants. Là-bas, au moment des choix universitaires, une hiérarchie claire et communément admise entre les filières s'applique depuis longtemps, fondée principalement sur les résultats au baccalauréat. Les élèves, filles comme garçons, identifient ainsi très tôt les filières les plus recherchées, ce qui conduit à une hiérarchie quasiment acceptée par toutes et tous ; les meilleurs demandent alors en priorité médecine et études d'ingénieur, les suivants s'orientent vers les autres filières selon cette hiérarchie consensuelle.
Cette large diffusion de l'information évite que les choix soient biaisés selon le genre, car les hiérarchies et critères sont partagés très tôt par tous.
Mme Laure Darcos. - Cependant, comme vous l'avez rappelé, les filles manquent souvent de confiance en elles. Dès lors, dans un système où une hiérarchie claire des meilleures écoles s'impose, ne risque-t-on pas de retrouver ce biais ? Les jeunes filles tunisiennes parviennent-elles réellement à dépasser leur manque de confiance pour viser les filières les plus exigeantes ?
Mme Marie-Pierre Monier. - Par ailleurs, en France, la médecine attire déjà majoritairement des filles. D'autres disciplines scientifiques, notamment les mathématiques pures, demeurent à forte dominante masculine.
M. Elyes Jouini. - Depuis plusieurs années, la Tunisie a introduit des classes préparatoires et des concours, mais jusqu'alors, l'accès aux filières se faisait exclusivement sur la base des résultats du baccalauréat : être admis en médecine ou en école d'ingénieurs garantissait de pouvoir y rester jusqu'au bout, sans réorientation. Les bons résultats au baccalauréat constituaient ainsi un droit d'accès direct aux filières les plus prestigieuses, comme l'École d'ingénieurs de Tunis.
S'agissant des carrières, on observe depuis longtemps une majorité de femmes parmi les scientifiques au sein des départements universitaires. Cependant, les postes à responsabilité -- chefs de département, directeurs de centres de recherche, présidents d'université -- étaient jusqu'à récemment occupés majoritairement par des hommes.
Cette répartition s'inverse depuis une dizaine d'années, car ces postes sont désormais délaissés par les hommes, qui les jugent insuffisamment rémunérateurs par rapport aux opportunités offertes par le secteur privé. Ainsi, les femmes se sont imposées surtout au moment où les hommes ont déserté ces fonctions. Ce modèle n'est pas nécessairement à reproduire, mais il illustre comment un environnement institutionnel différent peut générer, de façon mécanique, des incitations distinctes et conduire à des dynamiques d'orientation et de carrière sensiblement différentes.
Quant aux entreprises partenaires de la Chaire, il semble difficile d'évaluer un impact direct sur leurs pratiques de recrutement, car celles-ci -- comme la Fondation L'Oréal ou Generali France -- étaient déjà convaincues de l'importance de soutenir les carrières féminines avant de s'engager à nos côtés. Leur partenariat vise davantage à conforter et valoriser cette image qu'à entreprendre un changement profond en interne.
Mme Dominique Vérien, présidente. - L'obligation légale imposant un seuil minimal de 40 % de femmes au sein des conseils d'administration peut être remplie en faisant appel à des profils extérieurs. En revanche, pour les comités exécutifs, notamment dans les secteurs techniques, les exigences d'expertise interne supposent l'existence d'un vivier féminin qualifié. Dès lors, il apparaît indispensable de renforcer les actions de formation et d'orientation des femmes vers ces filières.
M. Elyes Jouini. - Se pose ici la question centrale de l'âge auquel sont opérés les choix d'orientation, car plus ceux-ci interviennent précocement, plus ils pénalisent les publics déjà défavorisés, qu'il s'agisse des femmes en sciences ou des jeunes issus de milieux modestes. Ces décisions précoces manquent souvent d'une information complète et égalitaire : seuls les enfants bénéficiant d'un entourage familial ou environnemental informé accèdent à un véritable éclairage, ce qui renforce inexorablement les inégalités.
Par ailleurs, la composition même du corps enseignant soulève un enjeu majeur : les professeurs des écoles, très majoritairement féminins et davantage littéraires que scientifiques, offrent peu de figures d'identification scientifique aux petites filles, tandis que les garçons, eux, tendent moins à s'identifier à une enseignante. Ainsi, il convient non seulement de sensibiliser les enfants et les enseignants, mais également d'agir sur la mixité au sein du métier, en attirant davantage d'hommes vers la profession. Cette perspective implique également une meilleure revalorisation salariale.
Mme Sophie Pochic. - En effet, la revalorisation salariale figure parmi les leviers essentiels. Dès qu'un métier est dévalorisé ou faiblement rémunéré, il tend à être déserté par les hommes.
Du côté des professeurs des écoles, il convient de souligner que les conditions de travail se sont considérablement dégradées : les effectifs par classe augmentent, les rémunérations demeurent faibles, et l'avenir apparaît préoccupant quant à leur rôle clé pour encourager les jeunes filles vers les disciplines scientifiques. Une statistique apportée par Julien Gossa et Hugo Harari-Karmadec rappelle que, parmi les 63 000 étudiants inscrits en Masters MEEF (Métiers de l'éducation, de l'enseignement et de la formation) offerts par les INSPE, 71 % sont des femmes, dont 25 % issues de milieux populaires. Ainsi, lorsqu'une femme suit un master, il existe une probabilité sur huit qu'il s'agisse d'un master INSPE, et une sur cinq pour une femme issue d'un milieu populaire. L'enjeu lié à ces formations, souvent dissocié de la question « femmes et sciences », s'avère pourtant central.
S'agissant des leviers à activer, tels que les quotas ou les actions de sensibilisation, il apparaît, comme l'a également rappelé Elyes Jouini, que l'application stricte de quotas sans accompagnement expose au risque de stigmatisation, les jeunes femmes pouvant être perçues comme des « femmes quotas » et considérées comme illégitimes. Pourtant, il convient de rappeler qu'historiquement, certaines écoles de commerce prestigieuses appliquaient un quota informel de garçons afin de limiter l'accès des filles et ainsi de ne pas être « trop féminisées », sans que cette démarche soulève de controverse.
La mise en oeuvre de quotas doit impérativement s'accompagner d'une communication rigoureuse et de campagnes d'information, notamment sur les atouts méconnus, comme le caractère quasi gratuit des classes préparatoires pour les familles issues de milieux populaires. Par ailleurs, certaines classes préparatoires disposent d'un nombre insuffisant de places en internat pour les filles, ce qui peut constituer un frein, notamment dans un contexte de crise du logement étudiant.
Enfin, au-delà des actions événementielles ou des salons d'orientation, il s'avère indispensable de former les enseignants eux-mêmes afin qu'ils et elles deviennent des relais actifs de cette dynamique. En effet, il ne s'agirait pas de s'appuyer seulement sur une référente égalité filles-garçons souvent isolée et déjà convaincue. Des efforts doivent également être produits sur la vigilance à accorder aux évaluations, qui demeurent fortement marquées par les stéréotypes : on valorise chez les garçons le « potentiel », tandis que l'on souligne chez les filles leur « sérieux », ce qui contribue à renforcer des biais jusque dans les bulletins scolaires.
Enfin, la lutte contre les VSS au sein des écoles d'ingénieurs et des universités constitue un enjeu majeur pour garantir un environnement serein et sécurisé, indispensable à la réussite des étudiantes. Il est avéré que le risque de VSS augmente lorsqu'une femme se trouve isolée dans un milieu à prédominance masculine. À ce stade, les moyens alloués restent largement insuffisants. Il serait nécessaire de désigner un référent spécifique dans chaque établissement et de prévoir le recrutement de juristes compétents pour traiter ces dossiers avec rigueur. Certaines universités commencent à entreprendre des actions. Toutefois, jusqu'à très récemment, les ressources engagées sur ces sujets relevaient davantage du « bricolage » que d'une volonté tangible et structurée.
M. Thomas Breda. - S'agissant des classes préparatoires en trois ans, je n'ai pas de réponse précise à ce stade. En revanche, la question du sens revêt un intérêt particulier. Pourtant, peu de travaux existent sur ce sujet. Avec Coralie Chevalier, nous amorçons une enquête afin d'analyser les effets d'une présentation des parcours scolaires sous un angle « utile à la société » sur les intérêts différenciés des filles et des garçons. Il s'agit d'une piste prometteuse pour déconstruire certaines représentations.
Par ailleurs, plusieurs leviers simples et accessibles permettent d'optimiser l'information aux élèves, et pouvoir opérer des choix éclairés doit être envisagé comme un véritable droit. Une expérimentation de Carlo Barone consistant à fournir une information objective sur les carrières dans les différentes filières a réduit les écarts de choix entre filles et garçons. À cet égard, l'information apparaît moins coûteuse et plus immédiatement actionnable que les dispositifs de rôle modèle, qui, bien que démontrés efficaces, exigent du temps et des ressources. Ces derniers doivent également être conçus avec prudence afin d'éviter de véhiculer des perceptions biaisées, telles que l'illusion d'une réussite facile, l'idée erronée que les femmes scientifiques ne rencontrent aucun obstacle, ou encore la mise en avant de modèles perçus comme inatteignables.
Concernant les quotas, comme pour toute politique publique, la qualité du design et de la mise en oeuvre s'avère décisive. Des quotas explicitement affichés peuvent produire des effets contre-productifs, tandis que des dispositifs indirects (comme l'existence de deux ENS, historiquement séparées pour jeunes filles et jeunes garçons) ont pu fonctionner comme des mécanismes de quota déguisés, n'ayant heurté personne. Il apparaît essentiel de penser les outils de manière à éviter que celles qui en bénéficient soient stigmatisées ou remettent en question leur propre légitimité.
Enfin, les constats observés dans d'autres pays comme les Etats-Unis ou la Corée rejoignent ceux de la France : les différences apparaissent dès le début de l'école primaire. Le déficit de formation approfondie en mathématiques au primaire constitue un enjeu plus large, en lien avec le décrochage national observé dans les disciplines mathématiques et techniques. En effet, la formation mathématique avancée n'étant pas obligatoire, de nombreux enseignants du primaire - en majorité des femmes - disposent de compétences limitées dans cette discipline.
Néanmoins, les études montrent qu'avoir une enseignante de mathématiques, en France comme ailleurs, s'avère bénéfique pour les élèves filles, celles-ci progressant davantage et s'orientant plus volontiers vers les mathématiques par la suite. Ainsi, il apparaît essentiel de favoriser la présence d'enseignantes compétentes et motivées en mathématiques. Cette démarche constitue un levier d'action accessible à court terme, même si rétablir une répartition équilibrée entre hommes et femmes au sein des enseignants du primaire (comptant actuellement 85 % de femmes) nécessitera un travail de plus longue haleine.
Mme Marie-Pierre Monier. - Au niveau du second degré, à l'époque où j'étais enseignante, le corps enseignant était déjà majoritairement féminin. Peut-on toutefois considérer qu'il n'est pas encore trop tard pour inverser cette tendance et rééquilibrer la représentation entre les sexes ?
M. Thomas Breda. - Il n'est pas trop tard pour agir, mais les constats montrent que les inégalités apparaissent dès l'école primaire, ce qui nous interroge sur les causes profondes. Or, le corps des professeurs des écoles reste composé à près de 85 % de femmes, souvent dotées d'une formation mathématique limitée, comme l'indiquent les données analysées.
Une piste concrète réside dans l'utilisation de tests d'association implicite, développés notamment par des psychologues de l'université de Harvard, permettant de mesurer les biais inconscients, notamment l'association entre sciences et genre. Des études d'une chercheuse italienne montrent que plus les biais implicites des enseignants sont marqués, moins les élèves filles s'améliorent en mathématiques. En outre, les enseignants ayant pris connaissance de leurs propres biais modifient ensuite leurs attitudes, améliorant ainsi la progression des élèves filles en mathématiques.
Concernant les carrières, des travaux alertent sur les effets inattendus de la féminisation des jurys de recrutement ou des comités de sélection, où les collègues féminines, moins nombreuses dans certaines disciplines, se retrouvent sur-sollicitées. Ce constat rejoint une problématique plus large, à savoir la surcharge de travail dans les carrières universitaires, où les tâches de recherche, d'évaluation des pairs et de participation aux instances augmentent considérablement avec l'avancement professionnel.
Dans des disciplines comptant seulement 15 % de femmes, ces dernières se retrouvent sollicitées de façon disproportionnée pour siéger dans les jurys, au détriment de leurs activités de recherche et de publication. Plusieurs collègues alertent sur cette surcharge structurelle : il devient difficile de mener de front recherche, évaluation et responsabilités, et nombre d'entre elles travaillent le soir, le week-end, voire pendant les vacances.
La féminisation des instances, bien qu'indispensable, engendre donc un coût en matière de charge de travail, qui mérite une attention et une réflexion approfondies.
M. Elyes Jouini. - Permettez-moi également de mentionner un travail conduit dans le cadre de la Chaire. Réalisé aux Etats-Unis sur le concours d'internat en médecine, il s'appuie sur l'analyse par intelligence artificielle des lettres de recommandation adressées aux candidats.
Les résultats révèlent que le sexe de l'auteur de la recommandation ne produit aucun impact mesurable sur le contenu des lettres. En revanche, le sexe du candidat recommandé conditionne explicitement les adjectifs employés : les hommes y sont davantage décrits comme brillants, tandis que les femmes sont présentées comme attentives, studieuses, appliquées, bonnes camarades, etc. Ainsi, ces biais d'appréciation apparaissent non pas tant du côté des prescripteurs eux-mêmes que dans les représentations associées au sexe de la personne recommandée.
Mme Georgia Thebault. - Beaucoup de points ont déjà été soulevés, mais je souhaite apporter ici quelques compléments. Je souligne notamment l'importance capitale de l'information délivrée aux élèves, en particulier aux moments charnières des transitions, par exemple entre le secondaire et le supérieur. Une étude menée en France par Camille Terrier, Rustamdjan Hakimov et Renke Schmacker, montre que les filles, même parmi les meilleures élèves, sous-estiment leur position dans la distribution des notes. Leur fournir des informations objectives permet de réduire cet écart et d'augmenter leur probabilité de candidater à des formations sélectives comme les classes préparatoires.
Cependant, si l'accès à l'information s'avère indispensable, il convient de reconnaître qu'il génère une charge cognitive, notamment avec des plateformes comme Parcoursup, où les élèves sont confrontés à des formations pléthoriques. Il devient essentiel de renforcer l'accompagnement, non seulement par les enseignants, mais également par des structures dédiées. En effet, on ne peut exiger des enseignants qu'ils se tiennent à jour sur l'ensemble de l'offre existante.
Concernant les quotas, y compris sur Parcoursup, il convient de rappeler que ceux-ci existent déjà sous certaines formes (taux de boursiers, de bacheliers technologiques, etc.). La véritable question porte moins sur le dispositif lui-même que sur les critères de sélection et les priorités que la société souhaite définir.
S'agissant des passerelles dans l'enseignement supérieur, elles apparaissent comme une piste essentielle, non seulement pour réduire les inégalités de genre, mais aussi pour agir sur les inégalités socio-économiques. Aujourd'hui, l'origine post-bac des admis en grandes écoles reste largement concentrée sur les classes préparatoires. Faciliter les passerelles permettrait de diversifier ces recrutements.
La question de la formation des professeurs constitue également un enjeu majeur. Dans certaines formations récentes destinées à préparer les futurs professeurs des écoles, les promotions sont presque exclusivement féminines. Un certain nombre d'expérimentations ont déjà été engagées, visant à proposer de nouvelles formations intensives en sciences, mathématiques, physique ou biologie, afin de mieux préparer les professeurs des écoles de demain. Il semble essentiel de pouvoir évaluer et suivre rigoureusement ces dispositifs.
À titre personnel, j'ai été sollicitée à de nombreuses reprises au cours des dernières années par différents acteurs de l'Éducation nationale -- tels que l'IH2F ou des référents égalité filles-garçons -- afin d'intervenir dans des formations au sein des INSPE. J'ai été frappée par la richesse des initiatives portées localement et par l'effort important de dialogue établi entre la recherche et le terrain, visant à sensibiliser les enseignants sur ces enjeux.
Cependant, il n'existe pas, à ce stade, de vision globale permettant de recenser les interventions menées, d'en identifier les effets positifs ou au contraire les limites. Cette consolidation des connaissances apparaît indispensable pour l'avenir.
Enfin, je tiens à insister sur l'importance de concevoir soigneusement le design des politiques publiques et, surtout, de les évaluer. Trop souvent, cette démarche s'avère difficile pour des raisons structurelles : soit parce que les dispositifs sont déployés d'une manière qui rend leur évaluation complexe, soit parce que les données nécessaires font défaut. Par ailleurs, une fragmentation persiste entre les données éducatives et celles relatives au marché du travail, ce qui empêche de suivre les trajectoires complètes des individus.
J'évoquerai enfin la question spécifique des VSS. Certains programmes de recherche ont récemment tenté d'en mesurer la prévalence, notamment à Sciences Po Paris ou à l'Université Paris Cité. Cependant, ces travaux se heurtent à des obstacles juridiques et éthiques majeurs, en particulier sur la formulation même des questions et sur les conditions de recueil des données. Il apparaît indispensable d'accompagner davantage les chercheuses et chercheurs engagés sur ces terrains sensibles, afin de mieux quantifier ces phénomènes et d'outiller les politiques publiques pour les combattre efficacement.
Mme Sophie Pochic. - Il me paraît également fondamental de rappeler que le maintien d'un volume de postes raisonnablement suffisant à l'entrée, tant dans les universités que dans les établissements publics de recherche, revêt une importance capitale afin d'éviter une hypersélection des carrières scientifiques. En effet, lorsque la compétition s'intensifie du fait d'un trop faible nombre de places, les recrutements tendent à se concentrer sur des profils masculins, issus des mêmes cursus d'élite, avec des trajectoires linéaires -- polytechniciens, normaliens -- au détriment d'une véritable diversité.
Même lorsque des politiques d'égalité sont mises en place avec un design ambitieux, comme c'est le cas au CNRS, les marges de progression restent limitées. Pour illustration, le bilan du CNRS pour la période 2020-2022 montre que, malgré une politique active visant à féminiser les sciences, les femmes ont représenté 40 % des recrutements, soit un gain de 4 points par rapport au plan précédent. Cependant, avec un volume de recrutement désormais réduit à environ 300 postes par an, l'effet sur les effectifs globaux reste marginal, passant de 34,3 % en 2019 à 34,7 % de femmes en 2022.
Par ailleurs, même si cette approche peut paraître moins consensuelle, j'estime que les recrutements de chercheurs étrangers en exil - que je soutiens vivement -- devraient introduire des mécanismes d'éga-conditionnalité. Qu'il s'agisse du programme PAUSE ou du nouveau programme Choose France avec les Etats-Unis, il serait opportun d'intégrer des objectifs chiffrés ou des quotas, afin de faire de ces recrutements exceptionnels une occasion stratégique de diversification et de féminisation des élites scientifiques.
M. Elyes Jouini. - Je souhaiterais également apporter un complément sur un point déjà évoqué concernant l'internat en classes préparatoires. Si l'on souhaite accroître la présence des jeunes filles dans les écoles d'ingénieurs, il faut impérativement augmenter le nombre de filles dans les classes préparatoires scientifiques. À cet égard, l'extension des places d'internat constitue un levier essentiel. Il ne s'agit pas seulement de la question du coût de la vie ; mais également d'un enjeu d'égalité : les internes disposent, dès la sortie des cours, de la possibilité immédiate de travailler, réviser, s'entraîner, alors que celles et ceux qui doivent rentrer chez eux cumulent temps de transport et gestion logistique, ce qui représente une charge supplémentaire non négligeable.
Or, aujourd'hui, de nombreux internats restent exclusivement réservés aux garçons, ou bien affichent un déséquilibre flagrant avec un nombre de places bien supérieur pour les garçons.
Mme Laure Darcos. - Une expérience significative a été menée dans le cadre de la création d'internats d'excellence, notamment dans le secondaire, au sein de territoires fragilisés. Ces dispositifs ont été vivement plébiscités par les jeunes filles, leur permettant ainsi de s'extraire de contextes sociaux difficiles, d'améliorer leurs conditions d'étude et d'accroître leurs chances de réussite. Dès lors, il semble pertinent de s'interroger sur les leviers possibles pour étendre et amplifier ces dispositifs au niveau des classes préparatoires, dans l'objectif de garantir aux jeunes filles un accès équitable aux grandes écoles.
Concernant le programme Choose France, au regard des récentes tensions sociétales aux Etats-Unis autour des droits des femmes, notre pays pourrait en effet voir affluer des candidatures féminines d'excellence. Sous l'impulsion de Sylvie Retailleau, ancienne ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, la question de la féminisation bénéficiait d'une attention soutenue, et il apparaît désormais essentiel de sensibiliser les nouveaux ministres à ces enjeux.
S'agissant des rôles modèles, à l'occasion du 8 mars, une table ronde de la délégatio avait réuni plusieurs femmes remarquables, qui ont elles-mêmes exprimé leur souhait de ne pas être perçues comme des figures d'exception. Elles ont insisté sur l'importance de ne pas générer d'effet dissuasif auprès des jeunes générations, en maintenant une posture de simplicité et d'humilité.
Par ailleurs, les contextes géographiques et économiques influencent considérablement les trajectoires. L'exemple du plateau de Saclay illustre parfaitement cette dynamique : dans cet environnement scientifique exceptionnel, les établissements scolaires veillent à promouvoir un équilibre filles-garçons dans les options scientifiques, portés par la conscience de l'importance d'encourager la mixité dès le plus jeune âge.
À l'époque où Sylvie Retailleau exerçait ses fonctions ministérielles, elle portait une attention particulière aux nouveaux programmes. Il apparaît qu'Elisabeth Borne, qui sera prochainement auditionnée, se montre également très sensible à ces enjeux. En effet, il nous semble essentiel d'examiner attentivement les modalités de formation scientifique prévues pour les futurs professeurs des écoles.
Enfin, une mission sera conduite à Lisbonne en juillet afin d'étudier un phénomène particulièrement singulier : la progression notable des femmes dans les filières scientifiques au Portugal, alors même que l'on aurait pu attendre de tels résultats en Scandinavie ou en Allemagne.
Je renouvelle mes remerciements les plus sincères pour la qualité des contributions apportées et rappelle que toute transmission complémentaire de documents sera la bienvenue afin d'enrichir notre rapport.