Mardi 6 mai 2025

- Présidence de M. Jean-François Longeot, président -

La réunion est ouverte à 13 h 30.

Proposition de loi visant à améliorer l'accès aux soins dans les territoires - Examen du rapport pour avis

M. Jean-François Longeot, président. - Mes chers collègues, nous examinons aujourd'hui le rapport pour avis de Bruno Rojouan sur la proposition de loi visant à améliorer l'accès aux soins dans les territoires, déposée par Philippe Mouiller, président de la commission des affaires sociales.

Je me réjouis tout particulièrement du dépôt et de l'inscription à l'ordre du jour du Sénat de ce texte bienvenu pour répondre aux inégalités territoriales d'accès aux soins.

C'est aujourd'hui une banalité de déclarer que le Sénat est l'assemblée du « travail au long court ». Cette phrase n'a jamais été aussi vraie, me semble-t-il, qu'à propos de l'accès aux soins. Notre commission a parfois eu l'impression de prêcher dans le désert, notamment à l'occasion de deux missions d'information, l'une conduite par Hervé Maurey, l'autre par Hervé Maurey et moi-même, en 2013 puis en 2020.

Bruno Rojouan a ensuite repris le flambeau et présenté deux autres rapports d'information sur cette question, en mars 2022 et en novembre 2024. Notre insistance n'a pas été sans résultats. Nous avons déjà obtenu des avancées significatives, comme la création par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2023 d'une quatrième année de diplôme d'études spécialisées de médecine générale dans des lieux agréés en pratique ambulatoire, en priorité dans les zones sous-denses.

Cela fait plusieurs années que nous nous accordons sur la nécessité de remettre en cause le principe d'une liberté d'installation totale des médecins. En effet, si la situation générale de l'accès aux soins est dégradée, elle est particulièrement critique dans les territoires où la densité de soignants est la plus faible. Une meilleure répartition territoriale des soignants est donc nécessaire, au bénéfice notamment des zones rurales et des quartiers paupérisés des grandes agglomérations.

Ce texte pragmatique montre que nos collègues de la commission des affaires sociales sont arrivés aujourd'hui aux mêmes conclusions que nous, ce dont je me félicite.

M. Bruno Rojouan, rapporteur pour avis. - Mes chers collègues, j'ai l'honneur de vous présenter les grandes lignes de mon rapport pour avis sur la proposition de loi visant à améliorer l'accès aux soins dans les territoires. La commission des affaires sociales examinera tout à l'heure le rapport de Corinne Imbert et établira son texte de commission.

Je souhaite exprimer tout d'abord mes plus vifs remerciements à la rapporteure et à ses collègues de la commission des affaires sociales. Nous avons mené nos travaux préparatoires en étroite collaboration et je me réjouis de cette coopération fructueuse. Nos échanges ont permis de confirmer la convergence de nos points de vue et notre volonté partagée de garantir l'équité territoriale de l'accès aux soins.

Tous les Français ont un égal droit à la santé, quel que soit leur lieu de résidence. Depuis la publication, en 2013, du rapport d'information sur la présence médicale sur l'ensemble du territoire de notre ancien président, Hervé Maurey, notre commission n'a eu de cesse d'affirmer que l'inégale répartition territoriale des soignants porte atteinte au principe d'égalité entre les citoyens et constitue une entorse au pacte républicain.

Notre commission a su trouver un consensus transpartisan et formuler depuis plus de dix ans des recommandations à la fois pragmatiques et ambitieuses, en plaçant toujours les attentes légitimes des patients au coeur de sa démarche. Nous avons préconisé un rééquilibrage territorial de l'offre de soins, au moyen notamment d'une régulation de l'installation des médecins dans les zones médicalement les mieux dotées.

Cette conviction a guidé mes travaux de rapporteur des missions d'information sur les disparités territoriales d'accès aux soins menées par notre commission en 2022 et 2024. J'avais alors dressé le constat implacable d'une détérioration marquée de l'accès aux soins, souligné l'existence de disparités particulièrement fortes entre les territoires et mis en garde contre la perspective d'une décennie noire en matière de démographie médicale. Les difficultés d'accès aux soins peuvent entraîner des retards de prise en charge, des pertes de chance de guérison et des renoncements aux soins, singulièrement chez les personnes les plus défavorisées résidant dans des zones fortement sous-dotées en médecins généralistes.

Nous avons jugé insuffisantes les mesures prises jusqu'à présent pour mettre fin à cette situation inacceptable. Les médecins bénéficient en effet d'un cadre exclusivement incitatif censé les pousser à s'installer dans les zones les moins bien dotées, mais ces incitations n'ont eu que des effets minimes, au regard de leur coût, sur la résorption des inégalités territoriales. À l'inverse, les mesures de régulation de l'installation ont été progressivement étendues à l'ensemble des autres professions de santé, dont les chirurgiens-dentistes en juillet 2023. L'installation de ces derniers dans une zone « non prioritaire » est ainsi soumise à la règle « une arrivée pour un départ ». L'efficacité de ces mesures a été démontrée, notamment pour les infirmiers. Notre commission estime qu'il est nécessaire de remettre en cause le tabou de la liberté totale d'installation des médecins.

Nous avons en effet le devoir de garantir à chacun un accès effectif aux soins. En d'autres termes, il nous faut agir pour mettre, autant que possible, des médecins en face des patients.

J'ai conscience qu'une proposition de loi ne pourra pas, à elle seule, résorber le manque généralisé de soignants : seul un choc de massification et, surtout, de territorialisation de la formation des professionnels de santé nous permettra de sortir de la situation actuelle. Nous ne pouvons toutefois pas attendre les bras croisés ; nous devons agir dès maintenant, en appliquant tous les remèdes disponibles. C'est ce à quoi s'attelle ce texte bienvenu.

Au cours de mes travaux préparatoires, j'ai d'ailleurs pu mesurer les attentes des représentants de plusieurs associations de patients à l'endroit du législateur.

Notre commission a fait le choix de se saisir pour avis des articles 1er à 10 du texte, relatifs au pilotage de la politique de santé au plus près des territoires et au renforcement de l'offre de soins dans les territoires sous-dotés.

L'article 1er vise à refonder la gouvernance territoriale de l'accès aux soins en confiant aux départements la coordination des actions menées en faveur de l'installation des professionnels de santé dans les zones sous-denses, en lien avec les agences régionales de santé (ARS) et les caisses primaires d'assurance maladie.

Il vise en outre à créer un Office national de l'évaluation de la démographie des professions de santé, qui aura notamment pour mission la collecte et la diffusion des données relatives à la démographie des professions de santé et à l'accès aux soins.

Cet office s'appuiera sur ses implantations territoriales, les offices départementaux d'évaluation de la démographie des professions de santé, présidés par le président du conseil départemental. Cette mesure me paraît très pertinente, l'échelle départementale étant la plus appropriée pour mieux évaluer les besoins de soins et mener le travail de planification de l'offre de soins au plus près des territoires.

Je vous proposerai tout à l'heure un amendement tendant à renforcer le rôle de cet office départemental en prévoyant que le directeur de l'agence régionale de santé détermine les zones sous-denses après avis conforme de celui-ci.

L'Office national et les offices départementaux rendront chaque année un avis sur l'offre de stages en zones sous-denses. Cet avis portera en particulier sur les stages des internes en quatrième année de médecine générale, dits « docteurs juniors », dont les premiers auront lieu à partir de novembre 2026.

Je me félicite de cette initiative : dès la remise de mon rapport d'information de mars 2022, j'avais préconisé la création de ce statut et l'affectation des « docteurs juniors » dans les zones sous-denses. Cette mesure était pour moi la première pierre d'un « choc de territorialisation » des études de santé au profit des zones peu denses. La loi de financement de la sécurité sociale pour 2023 a d'ailleurs repris cette recommandation, sur l'initiative du Sénat.

La première « cohorte » d'internes effectuera ses stages au cours de l'année scolaire 2026-2027. Il nous faut donc redoubler de vigilance pour faire respecter la volonté du législateur, et veiller à ce que les centres hospitaliers universitaires n'aspirent pas ces stagiaires qui ne leur sont pas destinés.

L'article 2 prévoit la création d'un comité de pilotage de l'accès aux soins pour assister le ministère de la santé dans la définition des objectifs prioritaires, du plan d'action national et de ses déclinaisons territoriales de réduction des inégalités territoriales d'accès aux soins. Ce comité serait composé du directeur général de l'Union nationale des caisses d'assurance maladie, des directeurs d'administration centrale compétents et des représentants des élus locaux.

L'article 3 met en place un dispositif de régulation de l'installation des médecins dans les zones les mieux dotées. Il dispose que l'installation d'un médecin généraliste dans une zone dans laquelle le niveau de l'offre de soins est particulièrement élevé est préalablement autorisée par le directeur général de l'ARS, après avis du conseil départemental de l'ordre des médecins. Cette autorisation est conditionnée à un engagement du médecin généraliste à exercer à temps partiel dans une zone caractérisée par une offre de soins insuffisante ou par des difficultés d'accès aux soins. Afin de faciliter la mise en oeuvre de cette nouvelle obligation, l'article 4 du texte simplifie l'exercice dans un cabinet secondaire.

J'estime que ce dispositif est particulièrement opportun, parce qu'il fait de la régulation de l'installation des médecins dans les zones les mieux dotées un outil ayant des effets directs et immédiats en faveur de l'accès aux soins dans les zones les moins bien dotées.

Le texte prévoit également de soumettre les médecins spécialistes au principe « une arrivée pour un départ » dans les zones les mieux dotées.

Avec ces mesures, les médecins ne seraient plus l'exception qui confirme la règle : comme l'ensemble des autres professions de santé, leur répartition sur le territoire ferait l'objet d'un dispositif de régulation.

Je suis particulièrement favorable à cet article, qui permettrait d'amorcer une diminution des inégalités territoriales d'accès aux soins à court et moyen terme et de jeter aussi, je l'espère, les bases de mécanismes plus ambitieux, sur le modèle du dispositif de « planification des besoins » en vigueur en Allemagne. On pourrait envisager d'appliquer de tels mécanismes lorsque la France aura retrouvé un nombre de praticiens plus élevé, dans les décennies à venir.

L'article 5 confie à la convention nationale conclue entre les représentants des médecins et l'assurance maladie la mission de fixer des tarifs spécifiques pour les actes médicaux réalisés en zones sous-denses, afin d'inciter les médecins à s'y installer. Si le médecin fait le choix d'appliquer ces tarifs, le surcoût serait assumé à 70 % par l'assurance maladie et à 30 % par les complémentaires de santé ou, le cas échéant, par les patients.

L'article 6 vise à faciliter le remplacement des médecins, des chirurgiens-dentistes et des sages-femmes exerçant leur activité en libéral lorsqu'ils s'absentent pour concourir à l'accès aux soins en zone sous-dense, afin de leur offrir davantage de souplesse.

L'article 7 permet à titre expérimental aux centres de santé implantés en zones sous-denses de recruter des médecins en CDD dans des conditions dérogeant au droit du travail. Cette mesure devrait notamment profiter aux centres de santé fonctionnant selon le principe d'un relais hebdomadaire de médecins, comme ceux qui sont gérés par Médecins solidaires - certains d'entre vous connaissent cette association dont l'action s'avère particulièrement efficace dans les territoires.

Enfin, les articles 8, 9 et 10 simplifient le processus d'autorisation des praticiens à diplôme hors Union européenne, les fameux Padhue, et prévoient que leur parcours de consolidation des compétences se déroule prioritairement dans les zones sous-denses.

Je salue cette proposition de loi, qui permettra d'apporter une première réponse aux difficultés intolérables que rencontrent nos concitoyens dans leur parcours de soins, et je vous propose d'émettre un avis favorable à son adoption.

Le Gouvernement a pris la décision d'engager sur ce texte la procédure accélérée, apportant ainsi son soutien à cette initiative sénatoriale décisive. J'espère donc qu'à la suite de son examen au Sénat ce texte pourra être inscrit à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale dans les meilleurs délais.

Mme Corinne Imbert, rapporteure de la commission des affaires sociales. - Je veux tout d'abord vous remercier de votre invitation et saluer la qualité de votre rapport pour avis et des travaux antérieurs de votre commission. Bruno Rojouan et moi-même réfléchissons depuis de longues années à cette question de l'accès aux soins, et je me réjouis de constater que ce travail se concrétise aujourd'hui dans ce texte équilibré de notre collègue Philippe Mouiller.

J'ai toujours considéré l'accès aux soins comme un sujet d'aménagement du territoire, et ce n'est certainement pas un hasard si les deux premiers articles de la proposition de loi traitent de l'évaluation des besoins au plus près des territoires, plus précisément à l'échelle départementale. Les élus locaux, avec la délégation départementale de l'ARS, la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) et l'ordre départemental des médecins, pourront avoir une estimation précise des besoins.

Au-delà des zones d'intervention prioritaire ou d'accompagnement complémentaire définies par les ARS, qui définissent des aides conventionnelles, on constate de fortes disparités d'accès aux soins au sein même des bassins de vie identifiés par l'Insee. Seul un dialogue nourri entre les élus locaux et les différents acteurs de la santé permettra d'apprécier finement les besoins du territoire : d'où l'intérêt des offices départementaux et de l'Office national que nous souhaitons mettre en place. L'Observatoire national de la démographie des professions de santé étant trop sous-dimensionné pour permettre une juste évaluation des besoins, il apparaît pertinent de s'appuyer sur l'échelon départemental. L'association des maires et des présidents d'établissement public de coopération intercommunale (EPCI) et la consultation pour avis des conseils territoriaux de santé permettra également à ses différents membres d'exprimer un avis sur les propositions de l'office départemental.

La mesure concernant l'installation des médecins généralistes reste pour sa part assez faiblement contraignante et équilibrée : l'idée est de leur laisser une forme de liberté d'installation, mais qu'en contrepartie ils viennent donner un coup de main dans les territoires qui présentent un problème d'accès aux soins.

Sur un certain nombre de sujets - remplacements, Padhue, certificats médicaux -, il me semble que des réponses rapides peuvent être apportées. Nous devons réussir à regagner du temps médical, en partant des territoires.

M. Jean-François Longeot, président. - J'ai été rapporteur pour avis des lois Touraine (loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé) et Buzyn (loi du 24 juillet 2019 relative à l'organisation et à la transformation du système de santé), mais c'est la première fois que j'entends vraiment parler des territoires sur le sujet de l'accès aux soins. Je tenais à vous remercier, madame la rapporteure, de les avoir placés au coeur de votre réflexion.

M. Bruno Rojouan, rapporteur pour avis. - Nos entretiens avec Yannick Neuder semblent confirmer que le ministère de la santé s'est lui aussi approprié ce lien entre accès aux soins et aménagement du territoire. C'est un grand pas qui est franchi !

M. Simon Uzenat. - Nous avons longuement discuté avec le rapporteur, notamment au cours de notre déplacement en Allemagne en octobre 2024 dans le cadre des travaux de la mission d'information sur les inégalités territoriales d'accès aux soins, et sommes d'accord sur le constat. J'ajoute que l'espérance de vie est plus courte dans les territoires ruraux, ce qui est inacceptable.

Si nous partageons aussi son point de vue sur la massification et la territorialisation de la formation, il n'en demeure pas moins que les réponses apportées par le biais de ce texte ne nous semblent pas à la hauteur de l'enjeu - et cette appréciation est dans la droite ligne des débats que nous avions eus lors de l'examen du rapport d'information de novembre dernier, dont vous étiez le rapporteur.

Le chapitre Ier nous laisse pour le moins dubitatifs quant à la cohérence des moyens effectivement déployés pour atteindre les objectifs fixés. Le remplacement d'un observatoire par un office apparaît comme une mesure assez mineure. Plus généralement, si la démographie médicale est évidemment au coeur du sujet de l'accès aux soins, le pilotage de l'action publique en la matière devrait s'appuyer en priorité sur l'identification des besoins de santé des territoires, laquelle doit être la première des préoccupations.

Nous avons par ailleurs le sentiment - c'est plus qu'un sentiment : une véritable circonspection - que le comité de pilotage prévu à l'article 2 fera doublon avec de nombreuses instances existantes. Surtout, de quels moyens disposera-t-il pour atteindre les objectifs fixés à l'échelle territoriale, alors que les collectivités peinent déjà à répondre aux attentes de nos concitoyens ?

Pour ce qui est de la régulation de l'installation, esquissée au chapitre II, le compte, très clairement, n'y est pas. On peut voir dans les cabinets secondaires un progrès par rapport à la situation actuelle, mais ceux-ci ne constituent pas, selon nous, une réponse optimale au problème posé. Il est assez rare en effet de trouver côte à côte un territoire bien doté et un territoire désertifié. Cette mesure pose aussi des problèmes opérationnels du point de vue du suivi des patients : les habitants des territoires ruraux ont eux aussi droit à des médecins à temps complet !

Vous ouvrez la porte à une régulation de l'installation des médecins spécialistes, mais pourquoi ne pas étendre ce dispositif aux médecins généralistes ? En la matière, nous avons un désaccord de fond. Selon vous, on ne peut pas réguler en raison de la pénurie. Nous pensons au contraire que la pénurie justifie d'introduire une régulation dès maintenant pour limiter les déséquilibres entre les territoires.

Nous sommes conscients que les évolutions doivent se faire en concertation avec les professionnels de santé, dont certains sont très volontaires et même exemplaires, mais nous ne pouvons pas laisser toute la place aux partisans du statu quo, qui se présentent comme des auto-entrepreneurs en matière de santé alors que leurs études et leurs moyens d'exercice ont été en grande partie financés avec de l'argent public. La puissance publique me semble dès lors en droit de se montrer beaucoup plus volontariste dans les engagements qu'elle exige de leur part en leur appliquant une forme, toute relative, de coercition.

En définitive, nous avons mis en avant certaines convergences, mais ce texte nous semble encore très loin du compte ; nous nous abstiendrons donc.

M. Ronan Dantec. - Fort de mon expérience au sein de cette commission, je veux insister sur la véritable avancée que représente ce texte : nous commençons à briser un tabou en faisant peser un peu - c'est un début ! - de coercition sur l'installation des médecins, et notamment des spécialistes.

Lorsque, dans le passé, quelques timides tentatives d'amendements ont été faites en ce sens, notamment par Hervé Maurey, président de la commission de l'époque, on a assisté à des mobilisations étonnantes, dans l'hémicycle, contre toute idée d'installation encadrée. Cette fois, je crois comprendre que la proposition de loi de notre collègue Philippe Mouiller a de fortes chances de prospérer : c'est une nouveauté dans l'histoire du Sénat. Il faut le souligner quand les choses vont dans le bon sens, ce qui n'arrive pas tous les jours !

Je ne vais pas répéter ce qu'a dit Simon Uzenat sur les faiblesses de ce texte, qui expliquent notre position : nous nous abstiendrons.

Je note tout de même qu'il existe sur le même sujet une autre proposition de loi, celle du député Guillaume Garot. Comment, au bout du compte, les choses vont-elles converger ? Y aurait-il une compétition, pleine de sous-entendus politiques, entre ces deux textes ? Le cas échéant, nous perdrions beaucoup de temps d'un point de vue opérationnel ; mais nous sommes capables, me semble-t-il, de dessiner un compromis ou un consensus autour duquel chacun pourrait se retrouver. Je suis preneur des éclaircissements des rapporteurs sur ce point.

Par ailleurs, il faut tenir compte des mobilisations des internes qui ont eu lieu ces derniers jours contre toute idée de coercition. Les internes en médecine considèrent qu'ils font des études trop longues et trop difficiles pour qu'ensuite on leur impose quoi que ce soit. Ils insistent sur un élément qui me semble important : la question du numerus clausus, qui existe toujours via le nombre de places disponibles.

Quid, à cet égard, du plan d'urgence d'augmentation du nombre de places en formation ? Qui paie ? Faut-il par exemple demander aux régions de participer au financement de places supplémentaires, afin de donner une véritable réponse au problème de la démographie médicale d'ici à dix ans ? Il n'est peut-être pas trop tard pour répondre, dans cette proposition de loi, à cette demande des internes. Et je suis d'avis que nous intégrions d'emblée dans la loi des éléments qui permettraient d'aller très vite pour augmenter le nombre de places en formation et financer cette augmentation. Tant que nous ne jouerons pas sur la formation et sur la démographie, les mêmes causes produiront les mêmes effets et nous resterons à la périphérie du problème principal que nous avons à traiter, qui est que l'on ne forme plus assez de médecins, et ce depuis les années 1980.

M. Rémy Pointereau. - J'adresse toutes mes félicitations aux rapporteurs, Bruno Rojouan et Corinne Imbert, pour cet excellent travail.

Le problème de la désertification médicale relève bien de l'aménagement du territoire. D'ailleurs, comme un certain nombre d'entre nous, j'avais cosigné le rapport d'information du groupe de travail sur les déserts médicaux déposé en 2020 par Hervé Maurey et Jean-François Longeot au nom de notre commission. À l'époque, l'idée d'une obligation d'installation dans les territoires sous-dotés avait soulevé un tollé pour son caractère coercitif.

On constate aussi que l'aspect financier du problème crée une compétition entre les collectivités : c'est à qui va donner le plus - bâtiment, secrétariat, aides en tout genre - et cela ne résout pas le problème, d'autant que, pour les médecins, ce soutien n'est pas nécessairement un facteur déterminant, quoique les zones France ruralités revitalisation (ZFRR) leur offrent des conditions financières tout à fait appréciables.

Les propositions qui nous sont soumises me paraissent intéressantes, mais obliger les médecins des zones surdotées à aller passer une ou deux journées par mois en zone sous-dotée, cela va-t-il vraiment débloquer la situation ? Si un médecin doit faire 100 kilomètres pour se rendre dans un cabinet secondaire, je doute que l'on puisse résoudre ainsi le problème de la désertification.

Pour ce qui est du conventionnement des médecins, le groupe de travail sur les déserts médicaux, dont j'étais membre, avait émis l'idée d'un conventionnement sélectif : on pourrait envisager de ne pas conventionner les médecins qui s'installent en zone surdotée à moins qu'ils n'y remplacent un départ. Voilà qui pourrait inciter les médecins à s'installer en zone sous-dotée. Y a-t-il là une piste que vous avez étudiée, monsieur le rapporteur ?

Le numerus clausus, qu'a évoqué Ronan Dantec, n'est pas un problème aujourd'hui : le problème est qu'il n'y a pas assez de formateurs, de maîtres de stage. À cet égard, nous sommes bloqués. Je pense au cas de la faculté de médecine de Tours : nous manquons de professeurs pour encadrer les internes.

M. Ronan Dantec. - Nous sommes d'accord.

Mme Christine Herzog. - Bravo aux deux rapporteurs pour ce travail.

Ma première question porte sur l'article 1er : n'y a-t-il pas un risque de doublon à créer à la fois des offices départementaux d'évaluation de la démographie des professions de santé et un office national exerçant les mêmes compétences, à savoir recenser les besoins de santé sur le territoire ? Quelle serait l'utilité réelle de cet office national à l'heure où toutes les pistes d'économies budgétaires doivent être envisagées ?

Ma deuxième question porte sur l'article 5 : un garde-fou est-il prévu contre les dépassements d'honoraires très élevés que des médecins installés en zone rurale sous-dense pourraient pratiquer ? Les tarifs de consultation doivent rester accessibles à la bourse du citoyen moyen vivant en ruralité.

M. Alexandre Basquin. - Nous sommes tous d'accord sur le constat : je n'y reviens pas.

On note, sur cette question de la lutte contre la désertification médicale, une saine émulation entre les deux chambres, mais il ne faudrait pas qu'elle devienne une concurrence entre les textes.

La possibilité du dépassement d'honoraires dans les zones sous-denses me dérange vraiment. J'y vois une double peine : il ne faudrait pas que l'écoute d'un territoire se change aussitôt en mépris pour ce territoire. Les habitants des territoires ruraux méritent mieux que de devoir être soignés à grand renfort de dépassements d'honoraires ! Dans le rapport d'information sur les déserts médicaux présenté au mois de novembre dernier par notre collègue Bruno Rojouan, cette question n'apparaît nulle part. Je regrette donc que cette disposition figure dans la présente proposition de loi : je voterai contre.

M. Clément Pernot. - Je m'associe aux félicitations adressées aux deux rapporteurs.

J'ai reçu mercredi dernier un groupe de jeunes internes dont j'ai recueilli le témoignage. Ils m'ont dit avoir du mal à comprendre les différentes initiatives législatives qui sont prises en ce moment même sur le sujet des déserts médicaux. De manière générale, ils ont l'impression de ne pas être considérés comme ils devraient l'être, alors même que les médecins deviennent rares : il faut les chérir plutôt que les agresser.

On oppose aux jeunes médecins que c'est l'État qui paie leurs études ; mais tel est le cas pour tous ceux qui, comme moi, sont passés par l'université : il faut donc savoir mesure garder. Les médecins sont en colère, ils l'ont montré en manifestant mardi dernier : j'en appelle à la vigilance sur le vocabulaire utilisé pour évoquer leur situation.

Ils apportent des solutions, car ils ont bien sûr conscience du problème : il n'y a pas assez de confiture sur la tartine ! On aura beau l'étaler d'une manière ou d'une autre, il en manquera toujours, car la tartine est trop grande par rapport au pot de confiture.

Ils nous poussent à envisager des mesures qui permettraient d'augmenter le temps médical.

Ils parlent de régionalisation des formations : ils ont raison. Une jeune femme, parmi les internes que j'ai reçus, venait de Marseille ; elle est interne à Besançon, mais retournera chez elle dès la fin de sa formation. Il faut donc s'interroger sur le cadrage géographique des formations médicales.

Il convient aussi d'éviter la confusion des textes : entre la proposition de loi Garot et la présente proposition de loi, il y a de sérieux écarts. Comment le parcours législatif de ces textes va-t-il s'organiser ? Il va falloir communiquer avec précaution, car nos interlocuteurs sont en train de tout confondre. « J'espère que vous n'allez pas voter la proposition de loi Garot », m'a-t-on dit ! J'ai répondu que c'est d'un autre texte que nous sommes saisis, mais les choses sont loin d'être claires pour tout le monde.

Il faut vraiment se tourner vers les jeunes internes : je pensais faire face à quelques excités, et j'ai été surpris de rencontrer des gens très constructifs, prêts à envisager des pistes nouvelles, qui méritent d'être entendues.

M. Hervé Gillé. - Ce texte ajoute de la complexité là où c'est la simplicité qui est recherchée - je pense notamment à la disposition relative aux offices départementaux. Je rappelle ainsi que l'article 119 de la loi 3DS (loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale) allait dans le sens de ce qui nous est ici proposé, mais que le décret d'application de cet article n'a jamais été pris. Confortons les lois existantes au lieu de tout réinventer !

Je veux insister également sur la planification et la gouvernance territoriales. Il y est fait référence via la mention des conseils territoriaux de santé, qui regroupent l'ensemble des acteurs de santé sur un territoire, mais le périmètre desdits conseils ne correspond pas nécessairement à celui des contrats locaux de santé. Il y a parfois une forme de confusion entre différentes logiques et différentes parties prenantes, qui engendre une certaine complexité : il faut rationaliser l'approche pour davantage d'efficacité. Or ce sujet de la gouvernance n'est pas suffisamment clarifié dans la présente proposition de loi. L'articulation avec les régions, qui ont aussi des compétences en matière de formation, est cruciale, même si l'approche départementale peut être pertinente.

Un autre élément fait défaut, qui a trait à la montée en puissance des compétences des professionnels de santé : c'est la question de la formation professionnelle. Les infirmières en pratique avancée, par exemple, doivent s'inscrire dans des cursus, qui n'entrent pas dans une logique de formation professionnelle assortie d'unités de valeur. C'est dommage : il y a là un manque de reconnaissance des acquis de l'expérience et de la formation professionnelle continue. Il faut développer les compétences et mieux les articuler en fonction des besoins identifiés sur les territoires.

M. Bruno Rojouan, rapporteur pour avis. - Un rappel, tout d'abord : nous sommes la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, ce qui veut dire que, sur les textes relevant du domaine de la santé, nous n'avons pas la compétence de fond. C'est la commission des affaires sociales, j'y insiste, qui par définition a la compétence sectorielle dans ce domaine-là.

Si, pendant des années, nous n'avons pu mener à bien un réel rapprochement entre les approches respectives de nos deux commissions, c'est parce que chacun restait un peu dans son camp : les tentatives que nous faisions n'avaient pas d'écho. Cette fois, la commission des affaires sociales, sous la houlette de son président Philippe Mouiller, a fait de grands pas vers nous, et nous avons fait des pas vers elle.

Certains d'entre vous pensent que le dispositif proposé est trop complexe, mais c'est le sujet même de l'accès aux soins qui est d'une extrême complexité : il n'y a rien de simple dans ce problème.

Je précise par ailleurs que la situation va complètement évoluer dans les dix ou vingt prochaines années. Cette proposition de loi ne grave donc rien dans le marbre. Il s'agit de franchir une étape, car nous sommes entrés, du point de vue de l'évolution du nombre de médecins en France, dans la période la plus difficile : jusqu'en 2028-2029, ce nombre va chuter, avant d'augmenter à nouveau, avec la fin du numerus clausus. Il a été question du numerus apertus ; certains pensent qu'il faudrait que tout numerus disparaisse, et je crois savoir que cette orientation n'est pas sans rencontrer quelque écho, du côté de la commission des affaires sociales comme du ministre de la santé et de l'accès aux soins. Il s'agirait de recruter en fonction des besoins, qu'il convient donc de déterminer.

Je dis un mot de la structuration de la politique de santé par un comité de pilotage de l'accès aux soins : l'idée est de donner davantage de place, dans ce processus, à la représentation des élus locaux, en y faisant entrer les conseils départementaux. En effet, si la plupart des conseils départementaux ont déjà mis en place des politiques d'encouragement à l'installation, reste qu'ils ne sont pas décideurs. Qu'ils aient un regard sur la politique d'accès aux soins et une part dans l'évaluation des besoins sur chaque territoire, c'est intéressant : il faut que les élus locaux reprennent pour partie la main en matière d'installation des médecins, généralistes comme spécialistes.

Quant aux zonages, nous pouvons en discuter. Dans mon département, qui est particulièrement défavorisé, il existe des enclaves favorisées, parfois éloignées de 10 kilomètres à peine de zones fortement sous-denses. Demander à un médecin installé dans une zone favorisée d'exercer une journée par semaine ou par mois - c'est à déterminer - dans une zone défavorisée me paraît légitime. Le Premier ministre a parlé de deux jours par mois, cela me paraît insuffisant.

Un certain nombre de maisons de santé ont aujourd'hui des bureaux disponibles : des médecins qui y exerçaient sont partis à la retraite sans être remplacés. S'agissant de demander à un médecin généraliste de se rendre dans un cabinet secondaire situé à 10 kilomètres de son cabinet principal, il ne faut pas hésiter !

Le Conseil de l'ordre des médecins considère qu'une telle mesure compromettrait la continuité des soins pour les patients ; or c'est faux : dans bien des endroits, les médecins changent chaque semaine, mais les patients restent fidèles à leur lieu de consultation, et à cet égard les systèmes modernes de communication sont évidemment d'une grande aide.

Ce que nous proposons percute sans doute un certain nombre d'habitudes, mais il y a là, pour les territoires, des avancées incontestables.

J'en viens au principe « une arrivée pour un départ » qui régirait le conventionnement des médecins dans les zones surdotées. Ce principe revient à dire à un spécialiste qu'il ne pourra être conventionné si son arrivée ne vient pas combler un départ, mais des dérogations sont prévues. Nous avons en effet constaté que les territoires favorisés étaient souvent aussi des territoires où la population augmente ou vieillit. Nous ne fermons donc la porte à aucune dérogation : l'ARS pourra lever les blocages éventuels.

Christine Herzog et Alexandre Basquin ont évoqué les dépassements d'honoraires. Or il est question non pas de dépassements d'honoraires, mais de tarifs spécifiques pris en charge à 70 % par l'assurance maladie, le reste étant couvert, le cas échéant, par la complémentaire santé. Le dépassement d'honoraires, c'est autre chose : le patient le paie de sa poche. Cette idée n'est pas un dogme : c'est un élément supplémentaire d'incitation à l'installation des médecins en territoire sous-doté.

Les internes, notre collègue rapporteure de la commission des affaires sociales, Corinne Imbert les reçoit très souvent, et j'ai eu moi-même l'occasion de les rencontrer. Nous comprenons leur position, mais il leur arrive de pousser le bouchon un peu loin. Les pancartes que certains brandissent - « bac+ 12, pas pour finir à Mulhouse » - sont exagérées. Ils disent ne pas vouloir s'installer dans des territoires où il n'y a rien du tout, pas de crèche, pas d'école, pas de théâtre, alors que les zones dont il est question, qui sont sous-denses médicalement parlant, ne sont pas nécessairement sous-dotées par ailleurs.

Apprenons à nous méfier de l'expression « désert médical » : les jeunes et le milieu universitaire n'en retiennent que le mot « désert » ; pour eux, c'est la cambrousse, la jungle. Il nous faut donc démontrer qu'il existe des carences médicales dans des territoires qui sont bien dotés en équipements de toutes sortes.

Le temps médical est un élément très important. S'agissant de gagner du temps médical, la plus belle des avancées, ce sont les assistants médicaux. Près de 7 000 ont déjà été recrutés depuis 2019 : l'objectif d'en déployer 10 000 pourrait donc être bientôt atteint ; ceux-ci sont pris en charge quasi intégralement par l'assurance maladie l'année de leur recrutement, et partiellement les années suivantes. Il faut continuer de travailler dans ce sens. D'où l'intérêt de supprimer l'inutile, à commencer par les demandes de certificats médicaux dans le cadre des activités sportives par exemple, qui prennent du temps de consultation sans servir à grand-chose du point de vue du soin.

Je réponds à Simon Uzenat : l'idéal serait en effet une régulation sur l'ensemble du territoire, mais on ne peut réguler que ce que l'on a en quantité. C'est quand on dispose de suffisamment de médecins que l'on peut réguler les installations.

Cette proposition de loi est malgré tout une avancée : on touche à l'installation des médecins sur les territoires bien dotés, afin de les envoyer - c'est l'objectif - vers les territoires moins bien dotés. Ce texte est un compromis entre la commission des affaires sociales, la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, le Gouvernement et le milieu médical. Et je précise qu'on ne saurait agir, en la matière, contre le milieu médical, qui a des arguments que nous pouvons pour partie entendre.

D'une manière générale, je prends tout ce qui permet d'avancer de quelques pas en ce domaine. Nous verrons ce que donneront par exemple les mesures relatives à la formation ou à l'accélération de l'autorisation d'exercice des Padhue. Et viendra un moment où nous aurons - où d'autres après nous auront - à remettre l'ouvrage sur le métier.

Prenons ce qu'il y a de bon dans ce texte !

M. Jean-François Longeot, président. - Ce problème récurrent est évoqué depuis des années. Il perturbe nos territoires et émerge comme central à chaque campagne présidentielle.

Les mesures ici proposées sont peut-être de petites avancées, mais elles sont utiles. Nous ne les avons pas sorties de notre chapeau : elles sont issues d'un compromis noué avec l'ordre des médecins, avec les jeunes médecins notamment, mais aussi entre les médecins, le Gouvernement et nos deux commissions.

Je vous remercie, mes chers collègues, de reconnaître ces avancées, s'agissant d'un sujet particulièrement essentiel car vital pour tous les Français.

M. Ronan Dantec. - Puisqu'il est question de compromis - il en faut un, c'est vrai -, un compromis est-il recherché avec l'Assemblée nationale et avec la proposition de loi Garot, qui est en quelque sorte le point aveugle de notre débat ?

M. Bruno Rojouan, rapporteur pour avis. - La réponse est non.

Nous avons obtenu une forme de validation gouvernementale puisque la procédure accélérée a été engagée sur la proposition de loi que nous examinons : le travail du Sénat a donc de grandes chances d'aboutir.

EXAMEN DE L'ARTICLE

Article 1er

M. Bruno Rojouan, rapporteur pour avis. - L'amendement  COM-45, identique à l'amendement  COM-4 de la rapporteure de la commission des affaires sociales, porte sur le rôle et la composition des offices départementaux d'évaluation de la démographie des professions de santé.

Il renforce le rôle de ces offices départementaux dans la détermination des zones sous-denses en prévoyant que le directeur de l'agence régionale de santé détermine ces zones après avis conforme des offices départementaux concernés.

Il prévoit également que ce zonage est révisé tous les ans, et non tous les deux ans comme le prévoit actuellement l'article L. 1434-4 du code de la santé publique, afin d'en assurer la pertinence et l'actualité au regard des besoins des territoires.

Il indique que les représentants des communes et de leurs groupements sont associés aux offices départementaux d'évaluation de la démographie des professions de santé. Il assure ainsi une meilleure représentation des collectivités territoriales.

L'amendement COM-45 est adopté.

La commission émet un avis favorable à l'adoption de la proposition de loi, sous réserve de l'adoption de son amendement.

La réunion est close à 14 h 35.

Mercredi 7 mai 2025

- Présidence de M. Jean-François Longeot, président -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Proposition de loi relative à la raison impérative d'intérêt public majeur de la liaison autoroutière entre Castres et Toulouse - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Jean-François Longeot, président. - Nous entamons nos travaux de ce matin par l'examen de la proposition de loi relative à la raison impérative d'intérêt public majeur de la liaison autoroutière entre Castres et Toulouse, déposée par M. Philippe Folliot, Mme Marie-Lise Housseau et plusieurs de leurs collègues.

Comme vous le savez, les arrêtés préfectoraux portant autorisation du projet d'autoroute A69 entre Castres et Toulouse ont été annulés par le tribunal administratif de Toulouse le 27 février dernier. Celui-ci a en effet estimé que les critères pour constater une raison impérative d'intérêt public majeur (RIIPM) n'étaient pas réunis. Le chantier, dont la date de remise était prévue à la fin de l'année 2025, est donc à l'arrêt dans l'attente d'une décision du juge d'appel, laquelle peut prendre plusieurs mois.

La proposition de loi que nous examinons aujourd'hui vise à valider l'autorisation environnementale du projet au motif que celui-ci répond à une raison impérative d'intérêt public majeur, compte tenu des enjeux qu'il soulève pour le développement économique du territoire et la qualité de vie de sa population.

Ce texte sera discuté en séance publique jeudi 15 mai prochain, dans l'espace réservé du groupe Union Centriste.

M. Franck Dhersin, rapporteur. - Mes chers collègues, ce texte cosigné par près d'une centaine de nos collègues a été déposé le 18 mars 2025, à la suite de l'annulation par le tribunal administratif de Toulouse, le 27 février dernier, des deux autorisations environnementales dont faisait l'objet le projet d'A69, au motif que celui-ci ne répondrait pas à une raison impérative d'intérêt public majeur, condition requise pour l'obtention de la dérogation « espèces protégées » en application du code de l'environnement.

Cette décision a conduit à interrompre les travaux à quelques mois seulement de leur achèvement. Aussi la proposition de loi qui vous est soumise a-t-elle pour objet de régulariser de manière rétroactive ces deux autorisations environnementales, afin de permettre la reprise du chantier.

Avant toute chose, le calendrier d'examen de ce texte suscite de légitimes interrogations pour nos concitoyens, mais aussi pour les parlementaires que nous sommes, ainsi que j'ai pu le constater ces dernières semaines. D'une part, la proposition de loi est examinée après l'annulation d'un acte administratif par le juge, acte qu'elle a pour objet de valider. D'autre part, l'État a entamé une procédure d'appel, et a également sollicité un sursis à l'exécution de la décision du tribunal administratif de Toulouse, sursis au sujet duquel une décision pourrait être rendue dans les prochaines semaines.

Je souhaite d'emblée répondre à ces deux remarques. Sur le premier point, la jurisprudence du Conseil constitutionnel ne proscrit pas, sur le principe, toute validation législative d'un acte administratif déjà annulé par le juge. Elle interdit simplement, au titre de la séparation des pouvoirs, qu'une telle validation conduise à remettre en cause une décision ayant force de chose jugée, ce qui n'est pas le cas en l'espèce, puisque les jugements de première instance ne sont pas considérés comme définitifs, à l'inverse des jugements d'appels.

Sur le second point, les législateurs que nous sommes n'ont en aucun cas vocation à substituer leur analyse à celle du juge administratif devant lequel une procédure est en cours. Je ne porterai donc pas de jugement sur la décision du tribunal administratif de Toulouse et me bornerai à examiner la conformité de cette proposition de loi aux exigences posées par la jurisprudence constitutionnelle, sur lesquelles je reviendrai dans quelques instants.

J'ajoute que l'intervention du Parlement en réponse à cette situation à maints égards exceptionnelle ne me semble pas illégitime, compte tenu des motifs d'intérêt général en jeu et dans la mesure où il appartient au législateur, en application de l'article 6 de la Charte de l'environnement, de concilier la protection et la mise en valeur de l'environnement, le développement économique et le progrès social. Cette équation, certes complexe, est au coeur de ce dossier.

Ces éléments liminaires posés, je souhaite aborder rapidement la méthodologie que j'ai suivie. J'ai conduit plus d'une dizaine d'auditions avec des parties prenantes au projet d'A69 - concessionnaires, collectivités locales, services de l'État sur le territoire, chambres consulaires et organisations professionnelles -, ainsi qu'avec des juristes et les services centraux. J'avais naturellement convié en audition les principaux opposants au projet d'A69, France nature environnement Occitanie Pyrénées et le collectif « La voie est libre », mais ces derniers ont décliné mon invitation, ce que je regrette. J'ai également sollicité des représentants du département de Dordogne, afin de bénéficier d'un retour d'expérience sur les conséquences de l'annulation par le juge administratif du contournement routier de Beynac, en 2019, alors que ce chantier était bien avancé, même si les enjeux, notamment financiers, en cause sont sans commune mesure avec ceux de l'A69.

Je vous propose à présent d'entrer dans le vif du sujet, en rappelant brièvement les modalités et l'historique du projet d'A69, puis en vous exposant les orientations de mon rapport.

Le projet d'A69, dont la construction avait débuté en mars 2023, vise à relier l'A68 à la rocade de Castres dans le Tarn, grâce à une nouvelle infrastructure à 2×2 voies sur une longueur de 62 kilomètres. Il s'agirait d'une alternative à la route nationale 126 existante, qui relie Toulouse à Castres. Le projet se décompose en deux opérations : d'une part, la mise en 2x2 voies de l'A680 existante, confiée à Autoroutes du Sud de la France (ASF), et, d'autre part, la construction en tracé neuf de l'A69, sur 53 kilomètres, qui a été confiée à la société concessionnaire Atosca.

Si la genèse du projet remonte aux années 1990, son lancement a véritablement été acté au cours des années 2010. L'A69 répond à un double objectif de développement et de renforcement de l'attractivité économique du sud du Tarn et de Castres-Mazamet, d'une part, et d'amélioration de l'accessibilité routière de ce bassin et de la sécurité routière de l'axe Toulouse-Castres, d'autre part. Le projet fait l'objet d'un soutien local incontestable, tant de la part des élus locaux que des acteurs socio-économiques, dont j'ai pu prendre la mesure au cours de mes travaux préparatoires.

Comme vous le savez, il a néanmoins fait l'objet de nombreuses contestations contentieuses auprès du juge du fond et du juge des référés, qui s'étaient toutes, jusqu'au mois de février dernier, soldées par des échecs. La décision du tribunal administratif de Toulouse du 27 février 2025 a donc constitué un tournant, conduisant logiquement à l'interruption du chantier, lequel aurait dû être achevé à la fin de cet été pour la partie relative à l'A680 et en fin d'année pour l'A69.

La proposition de loi de validation qui nous est soumise est assez simple dans son dispositif, mais elle soulève des enjeux constitutionnels qu'il convient d'aborder.

Pour être conformes à la Constitution, les lois de validation doivent répondre à des exigences posées par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Un critère s'avère particulièrement central : une disposition de validation doit être justifiée par des motifs impérieux d'intérêt général, ce qui me semble, en l'espèce, être le cas à deux titres.

En premier lieu, le projet d'A69 présente des bénéfices potentiels majeurs pour le territoire de Castres-Mazamet d'un point de vue socio-économique et en matière de sécurité routière.

Le bassin de vie de Castres-Mazamet, qui compte 42 000 emplois et 112 000 habitants, est le seul bassin d'Occitanie de cette importance situé à plus d'une heure du réseau autoroutier, du réseau TGV et de Toulouse. Sa population est donc à l'écart des grands équipements du pôle toulousain, d'autant plus que les infrastructures de dessertes existantes, à commencer par la liaison ferroviaire, manquent de rapidité et de fiabilité. Il faut en outre 1 heure 10 pour rejoindre Toulouse depuis Castres via la RN 126, ce qui place cette ville dans une situation singulière par rapport aux autres agglomérations situées à des distances équivalentes, voire inférieures, de la capitale régionale, mais qui sont reliées au réseau autoroutier. L'A69 a vocation à permettre un gain de temps considérable pour les trajets Castres-Toulouse, de l'ordre de vingt-cinq à trente-cinq minutes.

Il résulte de cet enclavement du bassin de Castres-Mazamet une dynamique démographique défavorable, qui contraste avec celle que l'on observe dans des agglomérations occitanes comparables. En comparaison de dix agglomérations reliées à Toulouse par une autoroute, l'agglomération de Castres-Mazamet est la seule à avoir régulièrement perdu des habitants entre 1968 et 2021. L'essentiel de la croissance démographique en Occitanie se déploie en effet le long du littoral et des axes autoroutiers reliant Toulouse à Montauban, Albi et Carcassonne ; l'agglomération Castres-Mazamet ne bénéficie pas de cette dynamique. Rétablir l'attractivité du sud du Tarn est d'autant plus important que sa population est vieillissante, les personnes de plus de 60 ans représentant plus du tiers de ses habitants.

Naturellement, le développement économique de Castres-Mazamet pâtit de cette situation. Dans la région, cette agglomération est la seule dont l'emploi stagne, alors que les bassins équivalents progressent. Ainsi, entre 2010 et 2021, l'emploi a augmenté de seulement 1,4 % dans l'agglomération de Castres-Mazamet, là où il a augmenté de près de 14 % dans le Grand Montauban, de 7 % dans l'agglomération Gaillac-Graulhet et de 6 % dans l'Albigeois, ces agglomérations étant reliées à Toulouse par les autoroutes A62 et A68. Les entreprises et les établissements publics du territoire comme le centre hospitalier de Castres rencontrent en outre des difficultés récurrentes de recrutement, en particulier pour les postes qualifiés et d'encadrement, du fait d'une mauvaise connexion avec Toulouse.

Si le lien entre la création d'une infrastructure de transport et le développement économique d'un territoire n'est pas automatique, la réciproque, en revanche, est certaine : un territoire ne saurait se développer ni d'ailleurs conserver et faire vivre son tissu économique sans infrastructures de transport adaptées. J'ai en outre constaté qu'un ambitieux projet de territoire a été élaboré autour de cette infrastructure, afin qu'elle soit un véritable catalyseur de développement économique.

Le projet d'A69 répond également à des impératifs de sécurité routière. La RN 126 actuelle, qui comprend deux voies sans séparateur central et qui traverse de nombreux bourgs, est en effet accidentogène : de 2010 à 2020, nous y déplorons 11 morts et 120 blessés, dont 65 ont été hospitalisés. Le report du trafic des véhicules légers et lourds vers l'A69 aura des effets positifs sur la sécurité routière, non seulement pour les usagers de la future autoroute, mais aussi pour ceux de la RN 126, qui sera déclassée en route départementale. L'A69 constituera également un atout pour la gestion des secours et des moyens de sécurité civile, en permettant un acheminement plus rapide des victimes vers les hôpitaux toulousains.

J'ajoute que tous ces motifs avaient déjà conduit le législateur à reconnaître l'intérêt général de ce projet, à l'occasion de la loi du 24 décembre 2019 d'orientation des mobilités, dont l'exposé des motifs avait recensé le projet d'A69 parmi les « grands projets routiers » devant être engagés dans les cinq ans.

En second lieu, l'abandon du projet d'A69 engendrerait lui-même des conséquences dommageables tant pour le territoire que pour l'intérêt général, qu'il convient de prendre en compte.

Tout d'abord, le chantier a été interrompu alors qu'il était déjà très avancé : les travaux de l'A680 sont réalisés à 80 %, tandis que 54 % des volumes de terrassements et 70 % des ouvrages d'art sont déjà réalisés sur l'A69. Les dépenses déjà engagées sont de 300 millions d'euros pour l'A69 et de 90 millions d'euros pour l'A680, soit respectivement près de 70 % et de 90 % des coûts prévisionnels.

Dès lors, l'abandon du projet engendrerait vraisemblablement des coûts considérables pour les finances publiques. La résiliation du contrat de concession sur l'A69 impliquerait en effet, d'une part, l'indemnisation du concessionnaire à hauteur du coût des travaux déjà réalisés, soit 250 millions d'euros pour Atosca et, d'autre part, la remise en état des terrains, opération complexe dont le coût représenterait un montant au moins équivalent.

Ensuite, l'abandon du projet aurait de lourdes conséquences socio-économiques pour le territoire. Celles-ci sont d'ailleurs déjà perceptibles depuis l'interruption du chantier, qui mobilisait près de 1 000 salariés, des centaines d'intérimaires, 350 machines et 67 contrats de sous-traitance. Plusieurs entreprises qui intervenaient sur le chantier font face à un risque de dépôt de bilan ou à des difficultés sévères de trésorerie. De nombreuses entreprises et collectivités territoriales se trouvent en outre confrontées à de réelles difficultés financières parce qu'elles avaient investi ces dernières années en anticipant la mise en service prochaine de cette infrastructure. Des investissements importants ont ainsi été stoppés, des projets ont été mis en suspens, et les chambres consulaires craignent que les entreprises qui misaient sur l'amélioration de la desserte de Castres-Mazamet ne décident de quitter le territoire.

En outre, l'abandon du projet aurait des conséquences dommageables pour l'environnement. La mise en oeuvre des mesures de compensation environnementale pourrait en effet être remise en cause, ce qui pourrait induire des pertes nettes de biodiversité. Au vu de l'avancement du chantier, il est certain que certaines espèces ont déjà été directement affectées, notamment par la destruction ou la fragmentation de leur habitat. En cas d'arrêt définitif du projet, des mesures assurément coûteuses devront être engagées pour rechercher un nouveau dispositif de compensation, puisque la destruction des ouvrages déjà construits aura elle-même des impacts sur la biodiversité.

En complément, bien que cela soit moins quantifiable - si ce n'est peut-être dans les urnes ! -, on peut craindre que l'abandon du projet à un stade si tardif de son avancement n'envoie un signal politique extrêmement négatif sur le territoire de Castres-Mazamet, qui attend cette infrastructure depuis des années. Toutes tendances confondues, les acteurs locaux rencontrés au cours de mes travaux ont fait état d'un sentiment d'abandon et de perte de confiance envers les pouvoirs publics exprimé par la population, et d'une forte incompréhension face à une potentielle gabegie financière. Les nombreuses expropriations conduites pour mener à bien ce projet peuvent aussi nuire à l'acceptabilité sociale d'un tel abandon. Le devenir des surfaces concernées, pour la plupart agricoles, devra en outre être questionné, la majorité des terres ayant été traitées à la chaux et n'étant donc plus exploitables en l'état.

Pour toutes ces raisons, je soutiens cette proposition de loi et ne vous proposerai pas de l'amender.

À mon sens, le cas de l'A69 devrait inciter le législateur que nous sommes à réfléchir aux moyens de mieux concilier les impératifs de la sécurité juridique des projets d'infrastructures et de la protection de l'environnement. Si tel n'est pas l'objet de la présente proposition de loi, dont la portée est circonscrite à un cas concret, il importe que nous nous penchions sur cette question.

L'examen par l'Assemblée nationale du projet de loi de simplification de la vie économique devrait permettre d'apporter de premières réponses encourageantes. Plusieurs amendements ont en effet été déposés visant à permettre la reconnaissance de la RIIPM plus tôt dans la vie des projets, dès le stade de la déclaration d'utilité publique (DUP), dans l'objectif de purger le risque contentieux sur ce sujet avant l'engagement des travaux.

Si ces pistes vont indiscutablement dans le bon sens, elles ne concernent néanmoins que les projets futurs. Je m'interroge sur la manière dont nous pourrions mieux sécuriser certains projets en cours, en particulier les projets d'infrastructures majeures favorisant le report modal, comme le canal Seine-Nord Europe ou le tunnel ferroviaire de la LGV Lyon-Turin, compte tenu des bénéfices de long terme qu'ils présentent pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre liés au transport.

En outre, il me semblerait opportun de préciser dans la loi les critères à prendre en compte dans le cadre de la RIIPM, de manière à mieux encadrer la marge d'appréciation laissée au juge administratif en cas de litige. En effet, cette notion, qui découle du droit européen, gagnerait à être mieux définie par le législateur.

M. Philippe Folliot, auteur de la proposition de loi. - Mes chers collègues, je m'exprime devant vous avec humilité et gravité. Je salue tout d'abord le travail du rapporteur : je n'ai pas une virgule à modifier à son propos, tant celui-ci reflète la réalité de l'expérience vécue par les populations et les élus dans les territoires.

Nos concitoyens et les élus locaux éprouvent un lourd sentiment d'incompréhension par rapport aux conséquences de la décision du tribunal administratif d'arrêter le chantier. Chacun a pu constater sur le terrain l'avancée des travaux. Nombre de nos concitoyens expriment même une forme de colère sourde devant la situation. En effet, les conséquences sociales de cette décision sont directes : du jour au lendemain, 1 000 personnes ont perdu leur emploi. Les élus souhaitaient engager des programmes pour permettre le retour à l'emploi de personnes qui en étaient éloignées, mais ces personnes se retrouvent privées du nouveau projet de vie qu'elles étaient en train de construire - je me souviens encore du témoignage de l'une d'elles.

Unanimement, les élus du conseil départemental - majorité et opposition confondues - ont publié une tribune pour demander la reprise des travaux. L'incompréhension est aussi le fait des milieux économiques : les chefs d'entreprise, qui ont besoin de visibilité et de lisibilité pour investir, font face à un coup d'arrêt.

L'incompréhension est aussi totale par rapport aux conséquences financières de l'arrêt du chantier. La mise en sécurité du site, qui a déjà coûté 5 millions d'euros, continue de coûter 200 000 euros par jour. Nos concitoyens ne peuvent le comprendre, compte tenu de l'état de nos finances publiques.

Il y a en outre une attente très forte. Pourquoi devons-nous encore et toujours poser la question du désenclavement de ce territoire, alors que la plupart des bassins d'emploi de l'ex-région Midi-Pyrénées sont déjà désenclavés par rapport à la métropole régionale ? La raison en est simple : le département du Tarn, bicéphale, compte deux bassins d'emploi, autour d'Albi et de Castres. Par un consensus atteint à l'échelle du département dans les années 1990, il avait été décidé de désenclaver dans un premier temps Albi par rapport à Toulouse. L'autoroute A68 était le premier maillon de ces travaux, car elle permet également de désenclaver le département voisin de l'Aveyron - il faut passer par Albi pour relier Toulouse et Rodez. Le département du Tarn était dès lors considéré comme désenclavé, alors même que l'arrondissement de Castres est plus peuplé que les départements du Lot, du Gers ou de l'Ariège. Au rythme d'avancement des travaux, la perspective de désenclavement total du bassin était fixée à 2070, ce qui n'était pas acceptable.

En 2010, le ministre de l'équipement et des transports, Jean-Louis Borloo, en accord avec l'ensemble des élus locaux et des forces économiques du territoire, a ainsi proposé une concession autoroutière sur cet axe. Bien sûr, les choses ont pris du temps : deux débats publics ont été organisés au sujet du contournement de Toulouse et de l'autoroute A69. Les deux tiers des avis étaient d'ailleurs favorables au projet.

Je ne reviens pas sur les éléments fort justement développés par le rapporteur : même si, dans la loi d'orientation des mobilités, le Parlement a conféré au projet le statut de projet d'intérêt général national, et même si le projet a été déclaré d'utilité publique par le Conseil d'État en 2021, nous nous retrouvons dans cette situation.

Nous avons donc déposé cette proposition de loi pour réparer une injustice territoriale.

Certains avancent qu'il faut développer des moyens de transport alternatifs. Il y a peu, j'ai décidé de faire le trajet entre Toulouse et Mazamet en train : j'ai mis une heure quarante-cinq, pour 20,40 euros ! Il est urgent de donner à ce bassin d'emploi un équilibre et une équité territoriale. Pour atteindre cet objectif, poursuivre les travaux de l'A69 nous semble un élément majeur.

Mme Marie-Lise Housseau, auteure de la proposition de loi. - Le Tarn est un département très rural, qui comprend les monts de Lacaune et des zones d'élevage extensif, le vignoble du Gaillacois et un riche passé industriel. Castres-Mazamet a été mondialement connu pour son industrie du délainage, Graulhet pour le cuir, Carmaux pour ses mines. Tout cela a disparu : le département a été totalement désindustrialisé, et il en est resté une véritable cicatrice. Le Tarn est pauvre ; il figure au 63e rang des départements français en termes de richesse. Si nous avons eu recours à une concession autoroutière, c'est aussi parce que nous n'avions pas les moyens de réaliser une route nationale à 2x2 voies, car nous n'avons pas pu obtenir les financements du contrat de plan État-région ou les fonds européens.

Le Tarn a commencé à retrouver une certaine activité industrielle grâce à l'implantation des laboratoires du groupe pharmaceutique Fabre, à celle de l'École des mines à Albi ainsi qu'avec une renaissance de Castres-Mazamet autour du secteur de la chimie fine en cosmétique, pharmacie, peinture ou médecine. Tous les cadres qui y sont employés doivent pouvoir facilement accéder à la métropole toulousaine : aucun ne veut venir « s'enterrer » - pardonnez-moi l'expression - à Castres-Mazamet, avec sa famille, s'il ne peut pas rejoindre les métropoles !

À Castres-Mazamet, nous capitalisons sur le redémarrage de l'économie, mais aussi sur celui du tourisme : notre département compte un parc naturel, plusieurs zones Natura 2000, et nous ne voulons pas abîmer notre environnement. J'ai été directrice de la chambre d'agriculture du Tarn, qui a pris part au projet ; nous avions bien conscience que l'environnement dépassait l'intérêt particulier des agriculteurs, et nous avons tout fait pour préserver ces deux aspects. Lorsqu'on construit une route, il est impossible de ne pas détruire la flore et la faune sur son tracé. Toutefois, l'artificialisation des sols induite par le chantier a été considérablement réduite par rapport à ce qui était initialement envisagé : de 380 hectares à artificialiser, nous sommes passés à 300 hectares, 100 hectares étant réservés à la bande goudronnée, et 200 hectares pour ses alentours, et toutes les compensations environnementales possibles ont été prises.

Je précise qu'à aucun moment l'itinéraire retenu ne traverse de zone particulièrement fragile, de zone Natura 2000 ou de zone naturelle d'intérêt écologique, faunistique et floristique (Znieff). Les zones environnementales fragiles situées sur le tracé de la route, qui longe d'assez loin la rivière du Girou, sont des prairies humides dans une zone agricole de grande culture de tournesol, de blé et de maïs. Nous avons tout de même demandé à Atosca, qui s'est appuyé sur un inventaire du bureau d'étude Biotope, de mettre en place toutes les mesures de contrepartie possibles. Bien sûr, cela n'est pas parfait, mais rappelons-nous que tous les ans, autour de Toulouse, 400 hectares sont artificialisés.

Des compensations écologiques à hauteur de 16 millions d'euros ont été prévues, à travers la construction de vingt corridors écologiques pour la grande faune et de cinquante pour la petite faune. Atosca a acheté d'anciennes carrières pour les remplir d'eau afin de compenser la perte des zones humides désormais abîmées. Certes, tout n'est pas parfait, mais il ne faut pas croire que le chantier a été mené sans que l'environnement ait été pris en compte, bien au contraire. Tous les maires qui soutiennent le projet font de même dans leurs communes : nous avons tous à coeur de préserver notre environnement, et nous souffrons beaucoup du traitement que les environnementalistes nous réservent, prétendant que les Tarnais ne se préoccupent que de se déplacer en voiture en « bousillant » la planète.

Le rapporteur a présenté toutes les conséquences de l'abandon de ce projet. S'il restait dix ou quinze ans en l'état, les compensations environnementales ne verraient jamais le jour. Tous les habitants de mon village me demandent quand nous parviendrons à reprendre le chantier. Si nous n'y parvenons pas, la fracture entre les citadins et les ruraux qui se sentent méprisés - vous connaissez tous La France périphérique de Christophe Guilluy - ne pourra que s'accroître, entraînant une perte de confiance dans les élus : à quoi sert-il de les élire, s'ils ne parviennent pas à faire aboutir depuis 30 ans un projet qu'ils soutiennent pourtant tous ?

M. Olivier Jacquin. - Je salue l'engagement du rapporteur, ainsi que celui des auteurs de la proposition de loi : nous imaginons la pression qu'ils subissent devant le gâchis qui s'affiche sous nos yeux. Le rapporteur n'a toutefois que peu insisté sur l'erreur considérable de l'État qui, même si le dossier est très ancien, a engagé des travaux alors que les recours n'étaient pas achevés. Tel est le problème initial.

L'État a lui-même déposé des recours auprès de la justice, qui seront examinés au cours du mois de mai. Indépendamment de notre position vis-à-vis de la construction de cette autoroute, nous sommes dans un État de droit, et cette proposition de loi qui tend à valider des arrêtés préfectoraux pose problème quant à la séparation des pouvoirs. En outre, elle comporte de probables fragilités constitutionnelles.

Monsieur le rapporteur, notre rôle de législateur est d'assurer que les autorisations environnementales seront revues pour éviter ce genre de gâchis, notamment lors des DUP. Au vu de ces précisions, nous ne participerons pas au vote.

M. Ronan Dantec. - Nous ne sommes pas là pour nous poser la question de l'intérêt de cette autoroute payante par rapport à une voie express rapide : là n'est pas le débat. Je prends note de la décision du tribunal administratif, qui a estimé que les « apports limités du projet en termes économique, social et de gain de sécurité » ne sauraient « suffire à caractériser l'existence d'une raison impérative d'intérêt public majeur ».

Le présent texte constitue un détournement du principe des lois de validation. Vous parlez de l'émoi des juges, mais je ne suis pas certain que cette proposition de loi soit le meilleur moyen de les mobiliser. Olivier Jacquin l'a indiqué, la question relève du droit et tout le monde sait qu'elle sera en définitive tranchée par le Conseil constitutionnel. Le texte remet en question l'indépendance de la justice, qui constitue un socle de notre société. Je ne serai pas plus long : il s'agit d'une loi de posture, et le spectacle aura lieu dans l'hémicycle et non en commission.

De toute évidence, il s'agit d'une mauvaise réponse. Je respecte les défenseurs de ce projet, mais celui-ci revient à proposer à des ménages modestes éloignés de la ville-centre de payer pour rejoindre cette dernière. La question est d'abord sociale plutôt qu'environnementale : de toute évidence, c'est sur ce point que le tribunal administratif se positionne. Nous voterons contre. Nous n'en sommes qu'au début de la question de l'utilisation de lois de validation dans ce cas : le juge constitutionnel devra se positionner.

M. Didier Mandelli. - Nous soutenons évidemment la position du rapporteur. Je m'inscris en faux contre les propos de Ronan Dantec. Pour moi, la politique, ce n'est pas du spectacle et des postures, c'est de la conviction, c'est la prise en compte des attentes et des besoins de notre société comme de nos concitoyens, en l'occurrence des habitants de la région.

M. Alexandre Basquin. - Je rejoins mes collègues Olivier Jacquin et Ronan Dantec. Tout grand projet d'aménagement rencontre des oppositions, et dans une démocratie il est sain que ces débats aient lieu. Toutefois, le calendrier politique n'est pas le calendrier administratif, qui lui-même ne se confond pas avec le calendrier judiciaire. La confusion entre ces trois éléments conduit à de grandes difficultés : un chantier a débuté alors que toutes les voies de recours n'étaient pas purgées. Je mesure les difficultés dans le territoire, d'autant que les travaux d'aménagement ont été quasiment achevés.

En revanche, si l'on cesse de considérer uniquement le cas particulier visé par ce texte, il est possible de s'inquiéter du respect du principe de la séparation des pouvoirs. Dès lors qu'une décision a été rendue en première instance, malgré le fait qu'une procédure d'appel ait été lancée, l'invocation permanente d'une RIIPM revient à ouvrir une boîte de Pandore qui pourrait s'avérer particulièrement dangereuse à l'avenir. Tous les débats devraient être menés avant le lancement des travaux. Cette proposition de loi présente quelques fragilités, et je ne sais pas comment se prononcera le Conseil constitutionnel à son propos. La situation est déjà très difficile, et j'espère que son adoption ne créera pas davantage de difficultés. Pour ma part, je m'y opposerai à titre personnel, car la séparation des pouvoirs doit rester une caractéristique intangible de notre démocratie représentative.

M. Jean-Claude Anglars. - Le désenclavement routier n'est pas un gros mot. Aujourd'hui, tous les territoires ne sont pas désenclavés. Au sud du Massif central, il n'y a ni route ni train. L'histoire de ce projet, qui s'inscrit dans le temps long, est un vrai combat. Je reprends deux mots prononcés par Philippe Folliot : il y a en effet une colère sourde et une incompréhension totale, au-delà du Tarn, dans tout le sud du Massif central. D'autres projets sont par ailleurs nécessaires, notamment en Aveyron avec le chaînon manquant de l'A88 entre Rodez et Séverac-le-Château.

Je soutiens donc totalement l'initiative de nos collègues du Tarn, ainsi que le travail précis du rapporteur. L'environnement est bien sûr un sujet essentiel. Lors de la construction de l'A68 entre Toulouse et Rodez, les collectivités avaient dû dépenser plus de 10 millions d'euros pour protéger des écrevisses à patte blanche dont on s'est rendu compte, quelque temps plus tard, qu'elles ne se trouvaient pas sur le trajet. La mobilité n'est pas un sujet définitivement réglé en France, et il faut prendre en compte la différenciation des territoires.

M. Rémy Pointereau. - Je soutiens nos collègues ayant déposé la proposition de loi et je salue l'excellent travail du rapporteur. Aujourd'hui, tous les grands projets d'infrastructure, routiers ou ferroviaires, sont sujets à recours. C'est pour moi l'effet Notre-Dame-des-Landes, après que l'État a cédé devant les militants opposés à ce projet d'aéroport. Ce sont d'ailleurs souvent les mêmes militants qui contestent tous les grands projets d'infrastructure, sans même parler des bassines. Plus rien n'est possible ! Il faudra prendre des mesures pour que ceux qui déposent des recours assument la responsabilité financière des conséquences de leurs démarches. On ne peut pas admettre que les contribuables paient les pénalités infligées en raison de l'arrêt de ces grands projets. Sinon, nous ne pourrons plus rien faire dans notre pays. Je voulais pousser ce coup de gueule : cela commence à bien faire !

M. Hervé Gillé. - La question n'est pas celle d'être pour ou contre le projet d'autoroute ; c'est une question juridique. Disons les choses comme elles sont, cette proposition de loi de validation vise à contourner une décision du tribunal administratif.

Si la raison impérative d'intérêt public majeur avait été instaurée dès le début du dossier, lorsque la DUP a été prise - ainsi que le Gouvernement le propose maintenant, soit dit en passant -, il y aurait eu une démarche de clarification. La reconnaissance anticipée de la RIIPM permet d'accélérer les procédures, mais elle doit être caractérisée, sinon il n'y aurait qu'à l'imposer pour tous les projets. Les travaux ont démarré sans attendre les recours qui auraient pu être déposés. L'affaire sera jugée le 21 mai prochain. Il y a bien une question de fond : cette proposition de loi vise à contourner une procédure juridique.

Mes chers collègues, je vous alerte. Nous pouvons comprendre le fait de s'interroger, du point de vue législatif, sur la durée des procédures contentieuses, mais ce genre de démarche peut nourrir un sentiment d'impuissance politique, car ce texte se fracassera contre l'avis du Conseil constitutionnel. Le contournement institutionnel n'est pas une bonne solution lorsqu'on traverse une crise institutionnelle et sociétale.

M. Franck Dhersin, rapporteur. - Monsieur Jacquin, attendre que les recours soient tous purgés peut faire perdre dix ans. On ne peut attendre aussi longtemps avant de lancer des travaux. En outre, les inventaires faunistiques et floristiques qui sont réalisés dans le cadre de l'obtention de l'autorisation environnementale ont une durée de vie limitée : une fois les recours purgés, il faudrait recommencer le processus d'autorisation, ce qui donnerait lieu à de nouvelles possibilités de recours. C'est sans fin, et cela empêcherait toute possibilité d'avancer. J'ajouterais que les décisions administratives sont exécutoires, il s'agit d'un principe général du droit : elles créent donc des droits pour leurs bénéficiaires.

Monsieur Dantec, avant la dernière appréciation du juge, il y avait eu de nombreux jugements favorables. Le juge fait son travail et nous faisons le nôtre en légiférant. Nous sommes dans notre droit, et il n'y a aucune volonté de contestation institutionnelle de notre part ni de remise en cause de l'indépendance de la justice.

Monsieur Anglars, il y a effectivement une colère sourde. J'ai reçu le président du département de la Dordogne, le socialiste Germinal Peiro. Il était outré : il en a déjà eu pour plus de 30 millions d'euros avec le contournement routier de Beynac, qui a été annulé par le juge administratif en 2022 ! Il essaye tant bien que mal de trouver des solutions pour avancer autrement.

Monsieur Gillé, la proposition de loi résout la difficulté liée à la raison impérative d'intérêt public majeur, mais elle ne ferme pas le droit au recours sur l'autorisation du projet. D'autres motifs peuvent toujours être présentés au juge.

M. Jean-François Longeot, président. - Le débat est intéressant, mais je me pose des questions : tout le monde demande à être intégré au contrat de plan État-région pour réaliser les moindres travaux d'aménagement, et dès qu'une autoroute est presque réalisée, on cherche à arrêter le projet ? J'aimerais que nous retrouvions ce que nous avons un peu perdu : un peu de bon sens ! Regardez la situation ! Les finances, la dette, l'industrie se portent-elles bien ? Nous voulons que des entreprises s'installent dans les territoires, mais nous empêchons les employés de se déplacer. Dans mon département du Doubs, je me bats pour réduire le trafic des camions sur la RN 83, et on voudrait supprimer une autoroute ?

M. Philippe Folliot. - Monsieur Dantec, nous parlons non d'un projet, mais d'une réalisation : les photos projetées par le rapporteur en témoignent. Je peux entendre un certain nombre d'arguments, mais nous sommes attachés au respect de l'État de droit. Nous n'entendons pas le remettre en cause, nous voulons simplement répondre aux préoccupations de nos concitoyens. Il faut le rappeler, quatorze décisions favorables ont été rendues par la justice administrative, donnant l'autorisation de poursuivre les travaux ! Le 21 mai prochain, une décision sera rendue non au fond, mais sur le sursis d'exécution. Le tribunal administratif se positionnera sur la suspension et non l'annulation de la décision précédente : seul un jugement au fond pourra revenir sur la décision du tribunal administratif, et nous savons tous qu'il n'interviendra pas avant un an, voire dix-huit mois, entraînant les conséquences financières que j'ai mentionnées.

La question est simple : jusqu'à présent, un projet d'intérêt général national et d'utilité publique recevait de fait la qualité de RIIPM. Le tribunal administratif en a décidé autrement. Nous respectons cette décision, mais elle a diverses conséquences, qu'il faut corriger pour la suite, non seulement pour ce cas particulier, mais aussi pour d'éventuels projets futurs.

M. Jean-François Longeot, président. - En application du vade-mecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des présidents, je vous propose de considérer que le périmètre de la présente proposition de loi inclut les dispositions relatives aux autorisations et décisions réglementaires applicables au projet de liaison autoroutière entre Castres et Toulouse.

Il en est ainsi décidé.

EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE

Article unique

L'article unique constituant l'ensemble de la proposition de loi est adopté sans modification.

Proposition de loi visant à retirer les produits du bois de la responsabilité élargie du producteur produits et matériaux de construction du secteur du bâtiment (PMCB) - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Jean-François Longeot, président. - Nous poursuivons nos travaux avec l'examen de la proposition de loi visant à retirer les produits du bois du champ de la responsabilité élargie du producteur produits et matériaux de construction du secteur du bâtiment, dite REP PMCB, déposée par notre collègue Anne-Catherine Loisier.

L'économie circulaire, principe structurant de la transition écologique, irrigue progressivement tous les secteurs économiques. Ce printemps 2025 voit de nouveau notre commission se mobiliser sur ce sujet, cinq ans après la promulgation de la loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire (Agec).

Force est de constater que la mise en oeuvre de ses nombreuses dispositions demeure complexe. C'est précisément l'objet de la mission d'information conduite depuis janvier par nos collègues Marta de Cidrac et Jacques Fernique, dont nous attendons les conclusions en juin prochain pour dresser un premier bilan global de l'application de cette loi fondatrice.

La proposition de loi qui nous réunit aujourd'hui porte plus spécifiquement sur l'application du principe d'économie circulaire au secteur du bâtiment. Ce secteur, après celui des travaux publics, est le deuxième contributeur à la production de déchets en France : il génère environ 15 % des déchets nationaux, soit quelque 42 millions de tonnes chaque année, volume équivalent à celui de l'ensemble des déchets ménagers.

Ce constat fait de la gestion des déchets du bâtiment un enjeu majeur pour les élus locaux, d'autant que le phénomène des dépôts sauvages y est particulièrement préoccupant, tant par sa fréquence que par son impact. Pour répondre à cette problématique, la loi Agec du 10 février 2020 a introduit dans ce secteur le principe du « pollueur-payeur » en instituant une écocontribution à la charge des producteurs de matériaux, destinée à financer la collecte et le traitement des déchets de chantier. Cependant, sa mise en oeuvre effective, plusieurs fois différée, s'est heurtée à des difficultés notables. Ces obstacles ont conduit le ministère de la transition écologique à annoncer une refonte du dispositif, précédée d'un moratoire sur les mesures qui devaient entrer en vigueur cette année, qui a débuté ce mois-ci.

La proposition de loi que nous examinons vise à ajuster le périmètre de cette écocontribution, en excluant les produits issus de la filière bois-construction. L'examen de ce texte intervient donc dans un contexte singulier, marqué par une double temporalité : celle du travail en cours du Gouvernement sur le moratoire de la REP PMCB, et celle des travaux approfondis menés au Sénat dans le cadre de la mission d'information précitée.

Je salue le travail du rapporteur Bernard Pillefer, qui a su mener son analyse dans des délais particulièrement resserrés.

M. Bernard Pillefer, rapporteur. - Nous avons mené une quinzaine d'auditions ces dernières semaines. Je remercie Anne-Catherine Loisier de nos longs échanges, même si les conclusions auxquelles je suis arrivé ne sont peut-être pas celles qu'elle aurait espérées.

La filière bois en France représente 417 000 emplois directs et 28 milliards d'euros de valeur ajoutée. C'est une filière dynamique, qui a créé 44 600 emplois supplémentaires entre 2016 et 2022. Elle contribue pleinement à la vitalité de nombreux territoires, à travers l'implantation de scieries et un réseau particulièrement dense d'artisans du bois.

Au-delà de son apport économique, le bois est un matériau de construction d'avenir : ressource renouvelable, favorisant le stockage des émissions de carbone, il est également recyclable et valorisable énergétiquement. La part du bois dans les matériaux de construction doit donc être développée si nous souhaitons respecter l'ambitieuse trajectoire de réduction des émissions carbone fixée pour le secteur du bâtiment à l'horizon de 2030.

Il est ainsi indispensable de soutenir le développement d'une filière bois-construction robuste, nous en convenons tous. Pourtant, les acteurs de cette filière nous alertent régulièrement sur le poids croissant que représente pour eux la contribution aux coûts de gestion des déchets. Cette contribution, qui existe depuis tout juste deux ans, s'applique aussi bien au bois produit en France qu'au bois importé.

En 2023, son montant atteignait 14 millions d'euros, soit 0,3 % du chiffre d'affaires de la filière. À l'horizon de 2027, lorsque l'ensemble des coûts de gestion des déchets issus du bois-construction auront été totalement transférés aux professionnels du secteur, il pourrait s'élever à 170 millions d'euros, soit 1,2 % du chiffre d'affaires. Par tonne, cette contribution financière est aujourd'hui en moyenne plus élevée pour le bois-construction que pour d'autres matériaux concurrents moins vertueux sur le plan environnemental. La situation est paradoxale : on pénalise au nom de l'environnement un matériau durable ! Signe de ce problème d'acceptabilité, certains acteurs de la filière bois-construction ont décidé, en 2025, de pratiquer un système d'adhésion-retrait immédiat pour se préserver la possibilité de changer rapidement d'éco-organisme.

La loi Agec du 10 février 2020 a créé une nouvelle filière à responsabilité élargie du producteur dédiée aux producteurs de matériaux de construction et du bâtiment, la filière REP PMCB. Le principe d'une filière REP est simple : la collecte et le traitement des déchets issus des matériaux de construction sont assurés par des sociétés, les éco-organismes, elles-mêmes financées par une participation financière, appelée écocontribution, versée par les producteurs. Elle permet l'application concrète du principe du « pollueur-payeur » : celui qui met sur le marché un produit destiné à devenir un déchet en assume le coût de gestion.

Depuis 2023, la filière REP PMCB poursuit ainsi trois objectifs : lutter contre les dépôts sauvages, améliorer la valorisation des déchets et encourager l'écoconception des produits du bâtiment. Son démarrage a été difficile, nous l'avons constaté : les objectifs environnementaux ambitieux fixés à la filière REP apparaissent, deux ans plus tard, pour la plupart difficiles à atteindre. Le niveau de contribution fixé pour chaque type de matériau par les organismes agréés cristallise en outre les inquiétudes du secteur. Les barèmes choisis par les éco-organismes dessinent en effet une trajectoire très ascendante à l'horizon de 2027.

Je salue à ce titre deux initiatives récentes, qui permettent de faire un pas de côté et de réfléchir au fonctionnement de la filière REP PMCB : d'une part, notre commission a lancé en décembre 2024 une mission d'information sur l'application de la loi Agec du 10 février 2020, ses rapporteurs Marta de Cidrac et Jacques Fernique devant nous présenter leurs conclusions au mois de juin prochain. D'autre part, la ministre Agnès Pannier-Runacher a annoncé en mars 2025 un moratoire sur les mesures de la filière REP PMCB qui devaient entrer en vigueur cette année. L'administration conduit actuellement une vaste consultation de l'ensemble des acteurs afin de réfléchir, d'ici à l'été, à des pistes d'amélioration réglementaires. Il faut laisser le temps à ces deux travaux complémentaires d'aboutir, avant d'envisager des améliorations, car la filière REP reste encore jeune : alors qu'elle a été mise en place depuis moins de deux ans, elle a déjà fait l'objet de deux évolutions réglementaires mises en oeuvre respectivement depuis dix et quatorze mois.

Au cours de mes travaux préparatoires, j'ai essayé d'éviter autant que possible d'empiéter sur ces deux travaux en cours, en me concentrant sur les problèmes spécifiques de la filière bois-construction. J'ai ainsi décidé de ne pas aborder le sujet des conditions tarifaires de reprise des déchets dans la filière REP PMCB, qui constitue certes un sujet important, mais qui a vocation à être réglé, dans le cadre du moratoire, par un dialogue entre l'ensemble des parties prenantes.

La proposition de loi que nous examinons aujourd'hui a le mérite de la simplicité : elle prévoit d'exclure le bois-construction de la filière REP PMCB, dispensant ainsi le secteur de toute obligation de contribuer au coût de gestion des déchets issus de ses produits. Une telle proposition ne semble toutefois pas adaptée, ni pour les collectivités territoriales ni pour l'économie circulaire en général.

Chaque année, les dépôts sauvages coûtent près de 400 millions d'euros aux collectivités territoriales. Au-delà du coût financier, ces dépôts sont aussi source de très vives tensions. J'ai entendu au cours de mes auditions la colère des élus locaux, bien souvent démunis face à la mauvaise gestion de déchets du bâtiment. Nous avons ainsi tous en mémoire le drame de Signes en 2019, où le maire a perdu la vie alors qu'il tentait de faire respecter l'interdiction de tels actes.

La filière REP PMCB vise à lutter contre ce fléau en structurant un maillage de points de collecte sur l'ensemble du territoire, y compris dans les zones rurales. Exclure le bois, qui représente 10 % des matériaux retrouvés dans ces dépôts, risquerait de fragiliser ce maillage, au détriment de la protection du cadre de vie, de l'environnement, des équipements publics stratégiques que constituent les déchetteries publiques et plus largement des finances locales.

Par ailleurs, retirer le bois de la filière REP PMCB reviendrait à remettre en cause l'objectif de circularité. La REP encourage non seulement la collecte, mais aussi la valorisation des matériaux, dans le respect de la hiérarchie des modes de traitement des déchets. Le bois est un bon élève, mais il peut encore progresser : un quart du gisement, soit 400 000 tonnes par an, est toujours enfoui. Les trois quarts restants sont valorisés, mais près de la moitié de cette matière fait l'objet d'une valorisation énergétique, et non d'un recyclage. Il convient de développer cette dernière option, en réservant la valorisation énergétique au bois ayant déjà connu plusieurs cycles de recyclage, et de diminuer la part du bois non recyclée ni valorisée. Sortir le bois de la filière REP PMCB affaiblirait cette dynamique, pourtant nécessaire à la transition écologique.

De surcroît, ce retrait porterait atteinte au principe même de la responsabilité élargie du producteur (REP). Si l'on commence à accepter des exemptions pour le bois-construction, comment refuser demain d'autres demandes de retrait pour d'autres matériaux, que les professionnels des secteurs du métal ou du plâtre ont déjà formulées ? Cela pourrait même avoir des conséquences sur les autres filières REP, qui demanderaient à bénéficier d'une exemption similaire. Le principe « pollueur-payeur » ne peut fonctionner que s'il est appliqué de manière universelle et cohérente.

Enfin, en pratique, une telle sortie poserait de sérieuses difficultés d'organisation pour les professionnels comme pour les collectivités. La déconstruction d'un bâtiment génère des flux multimatériaux. Séparer le bois des autres matériaux nécessiterait de doubler les filières de traitement, complexifiant inutilement la gestion des déchets, en particulier pour les petits artisans. De même, pour les collectivités confrontées aux dépôts sauvages mêlant différents matériaux, il deviendrait beaucoup plus compliqué de traiter efficacement les déchets.

Vous l'aurez compris, les difficultés rencontrées par la filière bois-construction sont bien réelles, mais la sortie du bois de la filière REP PMCB n'apporte pas de solution durable à ces problèmes.

Pour toutes ces raisons, je vous proposerai de supprimer l'article unique de cette proposition de loi, qui vise à exclure le bois-construction de la filière REP PMCB, pour privilégier d'autres mesures permettant de mieux proportionner les écocontributions aux performances environnementales du bois, tout en renforçant la lutte contre la fraude aux écocontributions.

Je proposerai ainsi d'instaurer un mécanisme de répartition des charges entre les différents matériaux de construction, au bénéfice des matériaux les plus performants en matière de taux de valorisation des déchets, parmi lesquels le bois. Un arrêté publié le 3 juillet 2024 à la suite des inquiétudes formulées par les professionnels du bois-construction visait à mettre en oeuvre un tel mécanisme de répartition. Le dispositif était simple et équitable : comme le bois-construction contribue plus que les autres matériaux à l'atteinte des objectifs environnementaux de la filière REP, sa contribution est réduite de moitié. Cette mesure aurait dû entrer en vigueur le 1er janvier 2025, mais son application a été reportée en raison du moratoire sur la filière REP PMCB. La consécration législative de ce mécanisme de répartition permettra de le sécuriser juridiquement et d'en assurer l'application, ainsi que de protéger le mécanisme d'éventuels revirements réglementaires, alors que l'on prévoit une hausse de l'écocontribution, liée à la montée en charge de la filière REP.

La fraude aux écocontributions contribue également à fragiliser l'acceptabilité de la filière REP pour les producteurs, en créant une concurrence déloyale. Les fraudeurs, qui n'assument pas le coût de l'écocontribution, sont favorisés par rapport aux entreprises qui remplissent leurs obligations. Pour améliorer la lutte contre cette fraude, je vous proposerai donc de faciliter la communication entre administrations, afin que celles-ci soient en mesure d'échanger des informations relatives au respect des règles de l'économie circulaire. Il s'agit de permettre à la puissance publique de mieux dialoguer afin de cibler plus efficacement ceux que l'on nomme les free-riders, ou passagers clandestins, qui pénalisent toute la filière.

Je proposerai également de créer une obligation, pour les personnes non établies en France, de désigner un mandataire chargé d'assurer le respect de ses obligations relatives au régime de REP, qui se substituera au producteur si les obligations financières ne sont pas remplies. Cette mesure innovante s'inscrit précisément dans l'esprit de la révision de la directive-cadre relative aux déchets en cours à l'échelle de l'Union européenne.

Enfin, pour tirer les conséquences de l'adoption éventuelle de ces amendements, je proposerai de modifier l'intitulé de ce texte, en le renommant : « proposition de loi visant à rééquilibrer la filière à responsabilité élargie du producteur des produits et matériaux de construction du secteur du bâtiment au profit des produits du bois. »

Je remercie de nouveau notre collègue Anne-Catherine Loisier pour son initiative, mais également pour la qualité de nos échanges constructifs. Ceux-ci nous ont permis d'aboutir à un texte équilibré et bien charpenté, qui protège notre filière bois, sans pour autant abaisser l'ambition de nos politiques d'économie circulaire dans le secteur du bâtiment.

Mme Anne-Catherine Loisier, auteure de la proposition de loi. - Le sujet des REP est très compliqué, chacune d'elles ayant son économie, sa logique et ses modulations internes. C'est un exercice complexe pour le législateur que de s'en saisir.

En tant que présidente du groupe d'études Forêt et filière bois, je me suis attachée personnellement à la question du traitement réservé au bois de construction, en particulier depuis la mise en place de la REP PMCB en 2023. La France est le seul pays en Europe, et probablement au monde, à avoir intégré le bois dans cette REP. Or si nos voisins ne l'ont pas fait, c'est parce que cela pénalise économiquement la compétitivité de leur filière forestière.

Le bois de construction est un cas particulier, car les matériaux qui en sont issus, comme les charpentes, sont largement collectés, triés et recyclés, avec un taux de valorisation de 80 % à 90 % selon les organismes. Cela s'explique par leur valeur en tant que matière première pour les chaufferies, très convoitée dans le contexte de la décarbonation de notre industrie. Ils sont également utilisés sur le long terme comme bois pour panneautiers. Cette activité perdure en effet en France, mais se raréfie, car la matière première à un coût accessible fait défaut.

Les niveaux de collecte, de tri et de recyclage atteints par ces matériaux issus du bois de construction sont bien supérieurs à ceux des autres matériaux de construction, à l'exception peut-être de l'acier.

Je tiens à souligner que la REP, telle qu'elle est conçue aujourd'hui en France, conduit à l'exportation de près de 1,6 million de tonnes de matériaux bois recyclés sur 5,8 millions de tonnes collectées. Ces matériaux sont exportés vers le Portugal, la Belgique ou d'autres pays pour alimenter des chaufferies ou des panneautiers étrangers, ce qui signifie que les industriels français offrent gratuitement une matière première à leurs concurrents, la REP incluant le transport jusqu'à l'usager final.

Selon les chiffres de l'éco-organisme Ecomaison, l'écocontribution s'élève en moyenne à 15 euros par tonne de bois, ce qui représente une proportion importante par rapport au prix moyen de la tonne de bois, qui est de 200 euros. Certains industriels considèrent que cela équivaut presque à une deuxième TVA. Selon le processus de la REP, ce chiffre devrait évoluer jusqu'à 80 euros en 2028, ce qui a incité les industriels à se mobiliser.

Le Gouvernement a pris conscience de ces difficultés et a tenté de trouver des mécanismes de pondération. Le dernier arrêté prévoyait un abattement de 50 % sur le prix de l'écocontribution. Cependant, le moratoire en cours vise la suppression de cet abattement, ce qui suscite l'incompréhension de la filière et justifie le dépôt de cette proposition de loi. En effet, un moratoire qui supprimerait l'abattement serait à rebours des enjeux, alors que la loi Agec du 10 février 2020 avait pour objet de favoriser les produits biosourcés en faisant baisser le prix des matériaux vertueux pour les rendre plus attractifs.

Le bois est un matériau important pour relever les défis environnementaux, favoriser la transition énergétique et nous permettre de développer la bioéconomie. La France exerce une souveraineté dans le secteur du bois, car elle est le quatrième pays forestier d'Europe, avec une production très importante. C'est pourquoi le Gouvernement a largement soutenu l'industrie du bois dans le cadre du plan France 2030, pour qu'elle s'adapte et utilise les essences accessoires, préservant ainsi notre souveraineté. Cette filière est importante tant pour la réindustrialisation que pour la décarbonation de notre pays. Elle l'est aussi pour le secteur de la construction, puisque l'objet de la réglementation environnementale RE2020 est de favoriser l'emploi des matériaux biosourcés dans ce secteur. Le coût de la REP s'ajoute au surcoût que l'on pointe aujourd'hui en matière de construction, ce qui est un enjeu important.

La filière forêt-bois, qui articule le stockage dans les forêts et le stockage dans la construction et dans le matériau en longue durée, représente entre 9 % et 10 % du puits de carbone. Elle fait l'objet, à ce titre, d'une grande vigilance. Le mécanisme de la REP, notamment la REP PMCB, est déterminant et doit favoriser l'emploi du bois dans les usages, y compris les plus longs.

En résumé, je tiens à souligner l'importance de poursuivre le soutien au matériau bois, qui est une chance et une richesse pour la France. Je remercie le rapporteur Bernard Pillefer avec qui nous avons travaillé en co-construction, pour aboutir à des amendements qui concourent à cet objectif.

M. Jacques Fernique. - Je félicite le rapporteur d'avoir réussi à travailler dans un délai court pour nous éclairer sur un sujet complexe.

Cette proposition de loi apporte une réponse simple, mais erronée, aux problèmes réels qui se posent dans le secteur du bois. En effet, le diagnostic n'est pas complet et le texte se polarise sur l'évolution estimée de la contribution du bois à la REP PMCB, c'est-à-dire des écocontributions versées aux éco-organismes, finançant la gestion des déchets générés.

La proposition de loi reprend la position d'affichage de la Fédération nationale du bois, selon laquelle le bois devrait sortir du système de responsabilité élargie du producteur. Cela signifierait que les écocontributions ne seraient plus versées aux éco-organismes et que la collecte et la valorisation retourneraient au régime empirique en place avant la loi Agec du 10 février 2020 et la récente mise en oeuvre de cette fameuse REP PMCB.

Notre commission a chargé Marta de Cidrac et moi-même de conduire une mission d'information sur la loi Agec du 10 février 2020 pour permettre au Sénat de prendre la mesure des effets de sa mise en oeuvre. Notre travail est en cours, et des diagnostics et recommandations commencent à prendre forme. Il serait dommage de légiférer par cette proposition de loi sans prendre en compte cet apport à venir.

En effet, il apparaît d'ores et déjà que le diagnostic posé est incomplet. L'approche étroite qui motive la volonté de sortir le bois de la REP esquive des éléments et des défis majeurs, comme la nécessité de contrer la forte concurrence des importations illégales de bois et la part considérable de mise sur le marché frauduleuse de produits bois qui n'écocontribuent pas - la Fédération nationale du bois chiffre le taux de fraude à 65 % pour la catégorie 2.

À cela s'ajoute la nécessité de résorber les pratiques néfastes qui perdurent. À ce sujet, on peut dénoncer l'irresponsabilité des producteurs, puisque 300 000 tonnes de déchets partent en brûlage sur chantier et en dépôts sauvages, payés par les contribuables, qui détériorent la vie des collectivités et de leurs élus. En 2019, cela a même coûté la vie à l'un d'eux.

Enfin, il est primordial d'améliorer la valorisation du bois, matériau vertueux, naturellement renouvelable et biodégradable. La valorisation énergétique est une bonne solution, mais il faut développer en priorité la valorisation de cette matière à forte valeur ajoutée. Autrement dit, les éco-organismes ont du travail à faire pour développer des stratégies industrielles aux enjeux de souveraineté importants qui permettront que les flux de matière soient bons pour nos territoires.

Voter cette proposition de loi en l'état reviendrait à court-circuiter le travail de concertation et d'adaptation collective engagé par le moratoire en cours sur la REP PMCB. Ce moratoire suspend notamment la question des écocontributions du bois et de leurs évolutions pour trouver des adaptations viables, notamment en déplaçant le point de prélèvement de l'écocontribution vers l'aval, c'est-à-dire du scieur vers le maître d'oeuvre.

Notre rapporteur a raison de faire évoluer cette initiative parlementaire non pas vers une sortie abrupte de la REP, ce qui alourdirait la charge financière des collectivités territoriales, mais vers des barèmes d'écocontribution qui bénéficient mieux aux matériaux les plus vertueux et les mieux valorisés, vers un renforcement rigoureux de la lutte contre la fraude, vers une bien meilleure régulation des importations pour qu'elles s'intègrent à la REP et y contribuent, et vers une plus juste équité entre les matériaux du bâtiment en concurrence - PVC, aluminium, bois ou béton - afin d'éviter de pénaliser les plus vertueux.

En conclusion, sortir le bois de la REP serait une mauvaise idée. C'est au contraire par l'amélioration et l'adaptation de la REP que la régulation, la traçabilité, la collecte, le réemploi et la valorisation en matière progresseront.

Mme Marta de Cidrac. - Cette proposition de loi a le mérite de poser un vrai sujet. Comme l'a rappelé mon collègue Jacques Fernique, nous avions déjà identifié cette problématique au sein de la mission d'information sur l'application de la loi Agec du 10 février 2020 que nous menons actuellement et dont les auditions sont encore en cours. Dans le cadre de nos travaux préparatoires, nous avons auditionné les acteurs du bois, de sorte que nous avons déjà pris en compte les éléments qui viennent d'être rappelés.

Je salue le travail de Bernard Pillefer et son écoute, car le sujet est complexe.

La REP PMCB a été mise en place dans le cadre de la loi Agec du 10 février 2020 que nous avons examinée, il y a cinq ans. Le rapporteur a rappelé le drame de Signes, qui a créé beaucoup d'émotion dans les collectivités territoriales. Le problème des dépôts sauvages est bien connu dans les territoires, où la filière REP PMCB est appréciée, car elle apporte des solutions pour venir à bout de ce fléau qui les gangrène.

Nous devons veiller à ne pas déstabiliser un dispositif qui commence seulement à se mettre en place. Il faut laisser aux acteurs la possibilité de déployer l'ensemble des mesures, même si celles-ci peuvent être améliorées. Nous devons aller dans le sens de l'efficacité économique et environnementale pour faciliter la vie de nos collectivités.

Je ne reviendrai pas sur la philosophie qui préside au concept de la REP, c'est-à-dire le principe « pollueur-payeur ». Le bois n'y échappe pas, malgré ses qualités vertueuses. C'est la raison pour laquelle je souscris totalement aux amendements que le rapporteur nous présentera. En effet, celui-ci a parfaitement identifié le problème et propose une amorce de réponse au travers de ses amendements.

Il est essentiel de parvenir à un consensus sur le fait de ne pas sortir la filière bois de la REP PMCB. Cela serait néfaste pour un certain nombre d'actions que nous devons mener au service de nos collectivités, en faveur de l'environnement et du déploiement de l'économie circulaire.

M. Michaël Weber. - Je rends hommage au travail réalisé par Anne-Catherine Loisier sur le sujet de la filière du bois de construction qui concerne tous les territoires. Je remercie également Bernard Pillefer pour les auditions qu'il a menées dans le cadre de ses travaux préparatoires. J'ai pu constater qu'elles visaient à trouver un consensus avec l'ensemble des acteurs entendus.

Il existe depuis longtemps un problème, en France, sur le bois de construction. Notre filière bois est excessivement déficitaire par rapport au reste de l'Europe, en particulier l'Europe centrale. En tant que président de l'Association des communes forestières de Moselle, j'ai mené des actions pour essayer de relever cette filière bois qui est fragile, soumise aux prix du marché, notamment de la matière première, qui sont très fluctuants d'année en année en fonction des essences, de la demande et de l'export.

La filière bois génère un nombre d'emplois significatif. On le constate notamment à l'est du pays, où se trouvent la plupart des forêts publiques qui contribuent à la richesse économique de ces territoires. Il est important de mesurer la nécessité absolue qu'il y a à revaloriser l'utilisation du bois dans la construction.

La proposition de loi initiale portait en germe un risque de fragilité générale, puisqu'elle excluait la filière bois des contraintes sur l'utilisation des matériaux et l'économie circulaire. Je soutiendrai les amendements proposés par le rapporteur, car ils visent à adapter ces contraintes à la spécificité de la filière bois, sans les remettre en question.

J'émettrai toutefois une réserve sur l'amendement  COM-2, dont la rédaction me semble quelque peu alambiquée. Néanmoins, les dispositions proposées vont dans le bon sens et répondent aux attentes exprimées par la filière, notamment par la Fédération nationale du bois.

Le rapport de Bernard Pillefer, tout comme ses amendements, méritent donc d'être soutenu.

Mme Kristina Pluchet. - Agricultrice, je suis confrontée au problème des dépôts sauvages, de plus en plus fréquents dans nos plaines. Cependant, jamais je n'ai constaté de dépôts sauvages de bois.

En réalité, ces dépôts proviennent surtout d'entreprises venues des pays de l'Est, intervenant sur des chantiers, mais n'ayant pas accès aux déchetteries. Cet accès est entravé par des horaires d'ouverture trop restreints et une organisation compliquée. Ainsi, la filière bois n'est nullement responsable de ce problème.

Il en va de même pour les pneus : les déchetteries refusent aujourd'hui d'en collecter. Or, chaque année, je ramasse entre 50 et 100 pneus dans mes champs.

Pour remédier efficacement à ce fléau, il faut envisager une autre approche : améliorer les conditions d'accès aux déchetteries, adapter les plages horaires aux contraintes des entreprises et revoir les modalités de collecte, notamment en matière de tonnage admissible.

M. Jean-François Longeot, président. - Dans mon département, les déchetteries sont ouvertes sur des plages horaires suffisamment souples pour permettre aux entreprises d'y accéder. Une entreprise qui termine à 18 heures ne peut évidemment pas se rendre dans une déchetterie qui ferme à 17 h 30. De même, si cette dernière ouvre à 8 heures alors que l'activité reprend à 7 heures, cela devient ingérable. C'est donc un problème local. Dans le département du Doubs que je connais bien cette difficulté ne se pose pas, car les horaires sont adaptés, même si, effectivement, c'est un coût pour la collectivité.

Mme Kristina Pluchet. - Selon moi, c'est un problème national.

M. Pierre Jean Rochette. - Une écocontribution est prélevée lors de l'achat de pneus. À mon sens, la reprise des pneus en déchetterie devrait être interdite, car elle fait injustement peser sur la collectivité le coût d'un traitement qui doit incomber aux vendeurs.

Un système de collecte est déjà en place dans les points de vente des manufacturiers. Tous les garages, en tant que revendeurs, sont également collecteurs. Il conviendrait donc d'orienter systématiquement les usagers vers ces établissements.

Mme Kristina Pluchet. - Effectivement, les pneus ne sont plus collectés en déchetterie. Ce sont les entreprises qui remettent des pneus neufs qui sont censées reprendre les anciens. Mais cela ne fonctionne pas toujours : les garages refusent parfois de reprendre les pneus si l'on n'y a pas acheté les neufs. Or tout le monde n'a pas les moyens de s'équiper dans ces établissements. C'est une difficulté concrète.

M. Bernard Pillefer, rapporteur. - Il existe bien une écocontribution sur le bois importé. De ce fait, il n'y a pas de déséquilibre entre bois importé et bois national. Toutefois, le mode de calcul et la mise en oeuvre de cette contribution se révèlent déstabilisants pour la filière. Ils ne reconnaissent pas à sa juste valeur l'effort de recyclage qu'elle fournit.

C'est pourquoi je propose, par amendement, une révision de ces dispositions afin que la filière bois bénéficie d'une réduction de l'écocontribution proportionnelle à ses engagements.

Par ailleurs, selon une étude menée par l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) de 2024, la demande en déchets de bois reste faible en France, en comparaison des volumes produits. Cela entraîne une exportation de ces déchets, notamment vers les panneautiers. Il est pourtant préférable de privilégier le recyclage à la valorisation énergétique. Le bois, qui capte le carbone, peut être recyclé plusieurs fois. Il importe donc d'exploiter cette capacité autant que possible avant d'envisager une autre forme de valorisation.

L'évolution de la réglementation française ira dans ce sens, en imposant l'intégration d'un pourcentage de bois recyclé dans la fabrication des panneaux. Cette exigence retiendra les déchets bois sur le territoire national, ce qui constitue une avancée.

J'ai conduit une quinzaine d'auditions, tant auprès des services de l'État, notamment la direction générale de la prévention des risques (DGPR), qu'auprès de l'Ademe, ou de l'association Amorce et d'autres organismes. Je m'appuie donc sur des éléments solides.

Le moratoire décidé par la ministre de la transition écologique, Agnès Pannier-Runacher, ne supprime pas l'abaissement envisagé de l'écocontribution ; il le suspend.

L'ensemble des auditions menées, à l'exception de celle de la Fédération nationale du bois, montre un large consensus en faveur du maintien du bois dans la filière des produits et matériaux de construction du secteur du bâtiment. Ce contexte permettra de poursuivre les améliorations attendues sans déstabiliser la filière, qui doit encore progresser pour répondre aux attentes des producteurs et des scieurs.

Les collectivités territoriales expriment également des préoccupations légitimes. Monsieur Fernique, ces débats ont permis de mieux appréhender ces enjeux.

Il faut non pas exclure le bois de l'agrément pour la REP, mais adapter les règles et valoriser les acteurs vertueux. Mes amendements s'inscrivent dans cette logique.

S'agissant de la fraude, deux propositions concrètes sont formulées : instituer un mandataire financier et renforcer la coopération entre administrations détentrices d'informations sur les pratiques frauduleuses.

Je réaffirme la priorité donnée au recyclage sur la valorisation énergétique. C'est un axe que je partage avec notre collègue Anne-Catherine Loisier et que notre collègue Jacques Fernique a également évoqué.

Je remercie ma collègue Marta de Cidrac de ses propos. Il s'agit de ne pas sortir le bois du champ de la réglementation, mais d'en aménager intelligemment les contours.

Il faut également rappeler que 10 % des dépôts sauvages contiennent du bois. Ce n'est certes pas la majorité, mais ce taux n'est pas négligeable. J'ai été maire pendant vingt-huit ans, j'ai donc vu passer beaucoup de plaques de fibrociment ou de placoplâtre abandonnées illégalement. Exclure le bois de la REP reviendrait à réduire encore les leviers d'action disponibles. Poursuivons le travail sur ce sujet.

L'association Amorce, par exemple, qui représente les structures issues des collectivités, milite pour ce maintien.

Cette filière est importante, elle mérite d'être accompagnée et renforcée.

Monsieur Rochette, je le regrette, mais cette proposition de loi ne permet pas de traiter la question des pneus. Le président Longeot l'a dit : il faudra, un jour, prendre le temps de l'aborder sérieusement.

M. Jean-François Longeot, président. - Mes chers collègues, en application du vademecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution adopté par la Conférence des présidents, je vous propose de décider que le périmètre de la proposition de loi inclue les dispositions relatives inclue les dispositions relatives au cadre juridique de la filière à responsabilité élargie du producteur des produits et matériaux de construction du secteur du bâtiment (PMCB).

Il en est ainsi décidé.

Mme Anne-Catherine Loisier. - Il faut que le bois fasse sa juste part - et rien d'autre -, comme l'a dit Marta de Cidrac, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui, car le bois paie largement pour l'ensemble des autres matériaux, lesquels sont nettement moins collectés, triés et recyclés. C'est précisément pour cette raison que chacun tient à préserver cette filière à responsabilité élargie du producteur : tout le monde, au fond, y trouve un intérêt, car ce sont les matériaux bois qui financent, en partie, la gestion des autres déchets.

J'appelle votre attention sur la compétitivité de nos filières. La France est le seul pays à appliquer un tel niveau de contrainte ; or notre bois se trouve en concurrence directe avec les bois autrichiens et allemands, et c'est justement parce qu'il est plus cher qu'il subit une forte pression concurrentielle et que les importations se multiplient.

Le principe du mandataire et de la subrogation va être généralisé à l'ensemble des REP. Il s'agit d'un vrai sujet : faire en sorte que les matériaux entrant en France soient soumis aux mêmes règles que les matériaux produits sur notre sol. J'espère sincèrement que ce dispositif sera efficace.

La direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) ne cesse de courir après les fraudeurs et les importateurs indélicats. Il est donc nécessaire d'instaurer un processus vertueux, avec des moyens adaptés.

Les industriels du bois ne sont pas ceux qui déversent illégalement des déchets dans les décharges. Le problème est réel, mais il importe d'identifier les véritables instigateurs.

Je souscris pleinement, après les avoir retravaillés avec le rapporteur, aux amendements qui sont proposés.

EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE

Article unique

M. Bernard Pillefer, rapporteur. - L'amendement  COM-1 tend à supprimer l'article unique de la proposition de loi.

L'amendement COM-1 est adopté.

L'article unique est supprimé.

Après l'article unique

M. Bernard Pillefer, rapporteur. - L'amendement  COM-2 vise à instaurer un mécanisme de répartition des charges entre matériaux, au bénéfice des matériaux les plus performants du point de vue de la valorisation des déchets, notamment le bois.

L'amendement COM-2 est adopté et devient article additionnel.

M. Bernard Pillefer, rapporteur. - L'amendement  COM-3 prévoit deux mesures pour améliorer la lutte contre la fraude aux écocontributions. D'une part, il a pour objet d'autoriser les agents de la DGPR, de l'Ademe, des douanes et de la DGCCRF à communiquer des informations sur le respect des règles relatives à l'économie circulaire. D'autre part, il vise à ajouter une obligation pour les personnes non établies en France de désignation d'un mandataire chargé d'assurer le respect de ses obligations relatives au régime de la REP.

L'amendement COM-3 est adopté et devient article additionnel.

Intitulé de la proposition de loi

M. Bernard Pillefer, rapporteur. - L'amendement  COM-4 tend à modifier l'intitulé de la proposition de loi, qui vise désormais à « rééquilibrer la filière à responsabilité élargie du producteur des produits et matériaux de construction du secteur du bâtiment au profit des produits du bois ».

L'amendement COM-4 est adopté.

L'intitulé de la proposition de loi est ainsi modifié.

La proposition de loi est adoptée à l'unanimité dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Problématique des impayés de l'eau et les moyens d'y remédier - Audition de MM. Arnaud Bazire, directeur général de Suez Eau France, Patrick Ferraris, président du syndicat des eaux de la plaine et des collines du Catelan, Nicolas Garnier, délégué général de l'association AMORCE, et Régis Taisne, chef du département Cycle de l'eau de la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR)

M. Jean-François Longeot, président. - J'ai le plaisir d'introduire une table ronde consacrée à une problématique, aussi majeure que méconnue, à laquelle font face un nombre croissant de services publics d'eau et d'assainissement : les impayés des factures d'eau et les difficultés de recouvrement des créances par les gestionnaires. Je remercie notre collègue Damien Michallet d'avoir proposé au bureau de la commission une audition spécifique à ces enjeux. Il s'agit selon moi d'une excellente initiative qui mettra en lumière un impensé des débats publics relatifs au financement de la politique de l'eau, qui constitue une entorse caractérisée au principe selon lequel « l'eau paye l'eau », au fondement même de l'équilibre budgétaire du petit cycle de l'eau.

Les impayés et les dettes d'eau sont problématiques à divers titres : elles conduisent, mécaniquement, à des recettes moindres qu'anticipées pour les gestionnaires et des difficultés de trésorerie. Quand les montants en jeu sont substantiels, ils peuvent contribuer à perturber l'équilibre économique de l'exploitation du service public à caractère industriel et commercial de l'eau. Quand le phénomène est massif, les impayés peuvent conduire le gestionnaire à réduire ou différer les investissements, générer des difficultés de remboursement des emprunts, voire être préjudiciables à l'ensemble des abonnés au réseau de distribution d'eau potable à travers la hausse des tarifs de l'eau, pour compenser les pertes de recettes qui découlent des impayés.

Cette situation est d'autant plus sensible que le cadre législatif et réglementaire contraint l'efficacité du recouvrement des créances par les gestionnaires. La loi dite « Brottes » du 15 avril 2013 a en effet contribué à la déclinaison opérationnelle et effective du droit à l'eau potable en posant le principe de l'interdiction générale des coupures d'eau dans une résidence principale, quel qu'en soit le motif, qui s'accompagne également de l'interdiction de la diminution du débit de l'alimentation en eau potable.

Pour autant, l'interdiction des coupures d'eau n'emporte pas annulation de la dette : la facture impayée reste due par l'abonné, la potabilisation et la distribution ayant un coût qu'il revient aux usagers du service public d'honorer. Relevons, à ce stade de nos débats, que les procédures de mise en demeure ou de sommation de payer, de même que la voie judiciaire pour procéder au recouvrement des créances, sont complexes, longues et coûteuses à activer, pour des résultats incertains.

Avant d'ouvrir le débat et d'esquisser des solutions pour y remédier, de quoi parle-t-on et que sait-on du phénomène ? Les chiffres agrégés des impayés au niveau national sont connus, mais restent complexes à interpréter. La dernière publication de l'observatoire des services publics d'eau et d'assainissement, qui compile et analyse les données de l'eau produites par les collectivités et les ARS pour le volet sanitaire, apporte quelques indicateurs chiffrés du phénomène.

En 2022, le taux d'impayés - calculé au 31 décembre de l'année N comme le rapport des factures impayées sur le montant des factures émises au titre de l'année N-1 - s'élève à 1,9 % pour l'eau potable en délégation, contre 2,1 % pour les services en régie et respectivement de 2 % et 2,4 % pour l'assainissement collectif. Ce taux moindre pour les services en délégation de service public s'explique notamment par les moyens supplémentaires déployés par les délégataires en matière de prévention des impayés.

Selon le Sispea, le taux moyen d'impayés des factures d'eau par service gestionnaire au 1er janvier de l'année 2023 s'élève à 2,54 %. Ces ratios doivent retenir toute notre attention, car ils augmentent tendanciellement et deviennent aigus dans certains territoires : ainsi, pour les 10 % des collectivités faisant face au plus grand nombre de factures d'eau non payées, ce taux dépasse même les 4 %. Ces données doivent cependant être interprétées avec prudence, car elles sont entachées de plusieurs limites : elles ne prennent pas en compte les motifs de non-paiement et n'intègrent pas les factures partiellement recouvrées ni les échelonnements qui ont pu être mis en oeuvre pour faciliter le paiement par les usagers débiteurs du service.

Voilà pour une quantification du phénomène des impayés à l'échelle nationale. Cependant, ces taux moyens cachent de profondes disparités territoriales : certaines collectivités font face à des niveaux d'impayés ne générant aucune complexité particulière de gestion, alors que ce phénomène peut bouleverser les équilibres économiques et les capacités d'investissement d'autres gestionnaires. La saillance des problèmes soulevés par les impayés est variable et il est regrettable que les outils dont disposent les collectivités pour procéder dans des délais raisonnables aux recouvrements ne soient pas mieux calibrés et plus efficaces, suscitant bien souvent frustration et impuissance chez les élus locaux. Il est du devoir du Sénat, chambre des territoires, de mettre l'accent sur un enjeu aussi irritant qu'ignoré du débat public.

Pour débattre de ces enjeux et esquisser des pistes permettant de remédier au phénomène des impayés d'eau, nous avons le plaisir d'accueillir ce matin Arnaud Bazire, directeur général de Suez Eau France ; Patrick Ferraris, président du syndicat des eaux de la plaine et des collines du Catelan (Isère), faisant face à plus de 800 000 € d'impayés ; Nicolas Garnier, délégué général de l'association AMORCE et Régis Taisne, chef du département Cycle de l'eau de la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR).

En préambule, j'aimerais poser aux intervenants quelques questions préliminaires, pour prolonger notamment les constats chiffrés que j'ai posés il y a quelques instants : outre les difficultés rencontrées par les ménages les plus modestes, quelles sont les autres causes que vous identifiez pour expliquer les taux d'impayés auxquels font face certains gestionnaires ? Disposez-vous d'une typologie des « mauvais payeurs » et des profils socio-économiques des ménages les plus susceptibles de rencontrer des difficultés à s'acquitter des factures d'eau ?

Quelle est l'efficacité des aides préventives qui peuvent être instaurées ? Je pense notamment aux chèques eau, aux mécanismes de tarification sociale, aux rabais tarifaires sous condition de ressources, à la gratuité des premiers mètres cubes et autres mesures curatives d'aide à la résorption des impayés ou encore au Fonds de solidarité. Existe-t-il aujourd'hui un effet d'aubaine dont profitent certains, en capacité financière d'honorer leurs factures, mais qui ne s'en acquittent pas en raison du cadre législatif qui assure et met en oeuvre le droit à l'eau pour tous ?

Enfin, car nous n'avons pas vocation à rester inactifs face à ces constats, quelles sont les pistes que vous identifiez pour résorber ces difficultés, sans remettre en cause l'accès à l'eau pour les plus fragiles ?

M. Arnaud Bazire, directeur général de Suez Eau France. -Le Président vient de dresser un tableau tout à fait pertinent de la situation. Je commencerai mon propos par quelques constatations générales, avant de tenter de répondre aux questions que vous avez soulevées.

Il me semble que nous partageons tous le constat suivant : depuis douze ans et l'entrée en vigueur de la loi dite « Brottes », nous observons une montée irrépressible des taux d'impayés en matière d'eau. Cette progression des impayés est observable chez toutes les catégories d'usagers - collectivités ; professionnels et agriculteurs ; syndicats de copropriété ; et particuliers -, à une exception près : les collectivités territoriales sont la seule de ces quatre catégories à avoir réalisé des progrès au cours de la dernière décennie, avec le plus faible taux d'impayés. Si l'on considère les autres usagers, et notamment les usagers qualifiés de particuliers ou domestiques, on constate une très forte augmentation du taux d'impayés. C'est avec ces derniers que l'on rencontre le plus de difficultés, sachant qu'il s'agit le plus souvent de sommes qui, prises individuellement, représentent des montants relativement modiques : il est donc difficile de mettre en oeuvre les procédés ordinaires de recouvrement des créances. En effet, les frais engendrés par le recours à un huissier seront bien souvent supérieurs au montant de la créance que l'on cherche à recouvrer, d'où des difficultés majeures à récupérer les sommes dues.

Cette évolution, observable chez toutes les catégories d'usagers à l'exception des collectivités, concerne également l'ensemble du territoire, même si trois régions métropolitaines sont particulièrement affectées par ce phénomène (Hauts-de-France, Provence-Alpes-Côte d'Azur et Occitanie). Les territoires ultramarins présentent des situations extrêmement diversifiées : si l'évolution de la situation en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie est proche de celle du territoire métropolitain, la zone Caraïbe (Martinique, Guadeloupe et Guyane) et Mayotte connaissent des niveaux d'impayés mettant en péril la survie même des services d'eau. La situation mahoraise illustre clairement cette tendance : la difficulté à recouvrer les créances d'eau concerne l'ensemble des bénéficiaires et des usagers de l'eau. Cette situation met en difficulté la collectivité au premier chef, en sa qualité de maître d'ouvrage ; l'opérateur privé lorsque le service de l'eau est géré sous forme de délégation de service public ; mais également l'État, notamment au travers de la TVA non perçue, et ses opérateurs, comme les agences et offices de l'eau. Tous les acteurs de ce secteur, tant publics que privés, sont affectés par ce phénomène.

Suez Eau France dessert en eau et en assainissement près de douze millions d'habitants sur le territoire français, au travers 2 500 contrats de délégation de service public, soit un échantillon représentatif de la situation nationale.

M. Patrick Ferraris, président du syndicat des eaux de la plaine et des collines du Catelan. - Le syndicat des eaux de la plaine et des collines du Catelan, que je préside, fait partie de ces petits syndicats qui tentent de s'adapter aux impayés qui mettent en péril nos investissements. Les impayés représentent aujourd'hui 11 % de nos recettes : cette situation très difficile me conduit à appliquer des extrémités tarifaires qui sont à la limite de l'acceptable et à emprunter pour pouvoir investir. Or il n'est pas aisé, dans ces circonstances, de rembourser ces emprunts. Notre syndicat couvre vingt-trois communes et dessert 14 000 abonnés. Nous sommes confrontés à une recrudescence des situations d'impayés depuis 2020 et la crise sanitaire. Le Covid a généré des situations économiques difficiles pour certains usagers et nous faisons face à une paupérisation manifeste des abonnés.

Dans la mesure où les services sociaux et les services d'accompagnement des ménages en difficulté mettent l'accent sur le fait que l'eau est un droit et qu'il est illégal d'en faire cesser la fourniture au sein des résidences principales, de plus en plus de personnes prennent « à la légère » leurs factures d'eau. Je suis d'un côté contraint d'assurer la qualité sanitaire de l'eau distribuée, comme tous les gestionnaires, mais aussi de garantir son accès en quantité : je suis donc tenu pour ce faire de réaliser d'importants investissements d'interconnexion avec les autres réseaux existants. Ces travaux se chiffrent en millions d'euros : le volume des impayés rend plus ardue ma capacité à provisionner de pareils montants.

Il n'y a pas de profil « type » des abonnés ayant des dettes d'eau : on compte parmi les mauvais payeurs tant des usagers qui ne peuvent pas payer que des usagers qui ne veulent pas payer. Ceux qui ne paient pas ne sont pas nécessairement les plus pauvres.

Il est donc urgent de trouver des solutions.

M. Jean-François Longeot, président. - Cette situation peut conduire à des aberrations : j'ai eu connaissance du cas d'un frontalier qui refusait de payer ses factures d'eau pour d'importants volumes, alors que la fuite était localisée après compteur et qu'il lui appartenait de la réparer à ses frais.

Non seulement les factures d'eau n'étaient pas payées, mais cet usager consommait énormément d'eau qui s'infiltrait, je suppose, dans le sol. Ce problème vraiment complexe, réclame de nouveaux outils réglementaires pour pouvoir être traité convenablement par les services chargés de la production et la distribution de l'eau.

M. Régis Taisne, chef du département Cycle de l'eau de la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies. - Je partage les constats qui ont été tirés par les interlocuteurs précédents, en émettant cependant une réserve : les taux nationaux d'impayés ont augmenté de 0,1 point par an depuis 2015. Ils augmentent d'un point, en passant d'un peu plus de 1 % à un peu plus de 2 % d'impayés. En Outre-mer, la situation est plus critique encore, où on peut atteindre jusqu'à 30 % d'impayés, comme en Guadeloupe.

Je voudrais apporter une nuance concernant les indicateurs du Sispea, qui sont basés sur les taux d'impayés au 31 décembre sur les factures émises l'année précédente et pour lesquelles les procédures de recouvrement amiables et éventuellement sur exécution forcée ne sont pas achevées.

Les comptables publics bénéficient d'un délai de cinq ans pour recouvrer leurs créances, au-delà duquel elles sont prescrites. Ils disposent cependant de moyens de les suspendre, voire de les faire repartir à zéro. On observe donc souvent des taux d'impayés résiduels au bout de quatre ou cinq années, qui représentent la moitié de ceux qu'ils étaient au bout un an ou dix-huit mois.

Les impayés peuvent affecter la pérennité du service, dans la mesure où le gestionnaire peut renoncer à certains travaux, ou créer des ruptures d'égalité entre les usagers lorsque les redevances augmentent pour financer ces travaux. Par ailleurs, la masse d'impayés entraîne aussi d'importants coûts de gestion des abonnées, du fait des procédures de relance ou de recouvrements sur exécution forcée.

La hausse du taux d'impayés s'explique notamment par une augmentation de la précarité, mais constitue également la conséquence de comportements abusifs - les usagers qui peuvent payer mais s'en abstiennent. Depuis son adoption, la loi dite « Brottes » a fait l'objet de campagnes d'information massives auprès des usagers. Cette origine multifactorielle a d'ailleurs été confirmée par des enquêtes et des études, notamment celles de l'INSEE.

Comme il est impossible de couper l'eau des résidences principales, certains usagers sont incités à ne pas payer leurs factures d'eau, du moins dans un premier temps. Ils finissent généralement par payer, mais après des frais de procédures élevés pour le gestionnaire du service.

De plus, le statut d'occupation des habitations est souvent méconnu : bien que les coupures d'eau soient permises pour les résidences secondaires ou les locaux professionnels, il faut au préalable en connaître le statut d'occupation avant de couper l'eau.

Les procédures de relance et de signalement de retards sont coûteuses. Lorsque les services de gestion comptable de la DGFiP gèrent la facturation et le recouvrement, les factures semestrielles en retard de paiement rendent difficile l'apurement des dettes.

Nous avons formulé plusieurs propositions d'amélioration, comme le prélèvement automatique et la mensualisation, qui facilitent le paiement pour les personnes ayant des difficultés administratives. Cependant, il convient d'être prudent avec les usagers précaires, le prélèvement automatique n'étant pas toujours honoré et les banques peuvent facturer des frais de rejet d'impayés. Il faudrait faciliter le recouvrement des factures d'eau et d'assainissement, y compris en contentieux conjoint : actuellement, seul le recouvrement amiable peut être fait en commun et si les opérateurs privés peuvent s'affranchir de cette règle, les comptables publics restent réticents ; et rendre les factures d'eau émises par les opérateurs privés exécutoires, comme c'est le cas pour les factures émises par une personne publique. Il faudrait aussi que la DGFiP accepte de communiquer et mette en place une automatisation des procédures d'identification des locaux. Ces informations sont très difficiles à obtenir et cela nuit à la capacité de suspendre la fourniture d'eau dans les résidences secondaires ou dans les autres types de locaux. Il faut également souligner que nous faisons face à des entreprises « mauvaises payeuses », notamment des sociétés en procédure collective : il serait souhaitable que les gestionnaires publics et privés du service d'eau entrent dans ces circonstances dans le champ des créanciers prioritaires. Aujourd'hui, ils sont relégués en fin de chaîne : il n'y a bien souvent plus d'actifs mobilisables permettant de régler les impayés de factures d'eau et d'assainissement. Enfin, les gestionnaires des services d'eau et d'assainissement pourraient devenir « tiers autorisés » au sens du RGPD et de la CNIL, afin d'obtenir communication des noms, adresses et dates d'entrée et de sortie des locataires dans l'habitat collectif individualisé. Cette évolution permettrait d'éviter que les gestionnaires soient confrontés à des locataires quittant les lieux sans le signaler et à des nouveaux arrivants oubliant de souscrire un abonnement à l'eau, qui sont autant de situations génératrices d'impayés et de procédures de longue durée pour recouvrer les sommes auprès des anciens occupants et facturer les nouveaux locataires.

Au sein des commissions internes à la Fédération, nous avons identifié la problématique suivante, même si elle n'a pas fait consensus en notre sein : le décret n° 2008-780 du 13 août 2008 relatif à la procédure applicable en cas d'impayés des factures d'électricité, de gaz, de chaleur et d'eau dispose que la réduction de fourniture d'eau n'est pas autorisée. Deux raisons ont présidé à ce choix réglementaire : la volonté de ne pas pénaliser les personnes n'ayant pas les moyens de régler leurs factures et éviter les risques sanitaires associés au stockage d'eau à domicile. En effet, si les ménages ont accès à un débit de seulement dix ou vingt litres d'eau par heure, ils seront contraints de stocker l'eau toute la nuit dans une bassine ou une baignoire, la rendant ainsi non-potable. La directive « Eau » fixe le seuil du droit d'accès à l'eau à cinquante à cent litres d'eau par jour et par personne. Nous nous sommes interrogés sur la justification de l'interdiction des réductions de débit d'eau pour les usagers en capacité de payer leurs factures : il serait possible de mettre en place la réduction de débit tout en respectant le seuil fixé par la directive « Eau », afin de concilier respect du droit à l'eau et incitation à payer.

M. Nicolas Garnier, délégué général de l'association AMORCE. - J'aborderai dans un premier temps la situation actuelle, puis les risques auxquels nous faisons face si les décideurs publics, et notamment le législateur, ne refondent pas le système des incitations économiques de la facture d'eau et les principes régissant la distribution de l'eau.

Nous faisons face à une double asymétrie. Tout d'abord, le dispositif est complètement asymétrique entre les différentes factures d'un foyer : le service de fourniture d'eau est soumis à un principe de continuité totale, le service de fourniture d'énergie de continuité partielle (il existe une procédure de rappel à l'ordre, puis de baisse de puissance et enfin de coupure totale, qui est respectée par Enedis, mais moins par d'autres opérateurs), alors que les fournisseurs téléphoniques peuvent couper quasi-immédiatement le service en cas de non-paiement par l'abonné. Cette asymétrie dessert les gestionnaires de l'eau : les usagers ayant des difficultés budgétaires privilégient, de façon rationnelle, le paiement des factures d'énergie et de téléphonie, puisqu'ils risquent de perdre l'accès au service, pour payer le plus tardivement possible le service dont ils sont certains de bénéficier sans rupture, c'est-à-dire l'eau. Ce phénomène est renforcé par le discours de certains services sociaux, qui incitent les ménages en difficulté à payer l'énergie avant l'eau. En conséquence, les plus précaires et vulnérables sont conseillés différemment, en tenant compte de la nature de leurs factures.

Ensuite, le dispositif de la loi dite « Brottes » était à l'origine conçu comme une mesure sociale ; il est cependant aujourd'hui appliqué à des usagers qui sont en mesure de payer. La loi est aveugle : ses dispositions permettent à tous, que l'on soit riche ou pauvre, de consommer le nécessaire, mais aussi de surconsommer sans risquer d'être privé du service si l'on ne s'acquitte pas de ses factures.

Il est donc urgent de remédier à cette situation. Certaines corrections sont d'ordre technique et règlementaire tandis que d'autres relèvent du domaine législatif. Nous avons deux options. Nous pouvons emprunter un chemin radical, celui de la fin de la continuité totale de l'eau, pour se rapprocher du régime de l'énergie. Nous pourrions autoriser les baisses de débit et mettre fin à l'accès illimité à l'eau. Cette proposition est cependant source de complexité technique. Les plus radicaux considèrent que les dispositifs sociaux conçus pour les plus précaires, tels que les tarifs sociaux, les Centres Communaux d'Action Sociale (CCAS) ou le Fonds de Solidarité Logement (FSL), permettent de garantir le droit effectif à l'eau pour tous. Si nous décidons de maintenir la continuité de l'eau - et nombreux sont les adhérents d'AMORCE attachés au principe de solidarité -, il pourrait être pertinent d'affiner le système de continuité pour les plus précaires et pour les consommations que l'on considérera comme « raisonnables ».

Quels critères mettre en oeuvre pour distinguer les usagers qui ne peuvent pas payer - et qui doivent donc bénéficier de la continuité de l'eau - des usagers qui ne veulent pas payer ? Nous pouvons appliquer au secteur de l'eau des mesures simples qui ont été adoptées en matière de précarité énergétique.

Tout d'abord, il est essentiel que nous puissions, via les CCAS et le FSL, élaborer un cadre sécurisé pour que les bénéficiaires transmettent les données à caractère personnel aux services chargés de les accompagner. Cela soulève cependant d'importantes questions en matière de respect du règlement général sur la protection des données (RGPD).

Ensuite, nous devrions réfléchir à la question des limitations de débit, en gardant à l'esprit les conséquences sociales et sanitaires d'une telle mesure.

Je pense enfin aux programmes d'accompagnement initiés par les collectivités locales pour aborder les sujets de précarité dans le logement. Les accompagnateurs sensibilisent principalement aux problématiques énergétiques, notamment dans le cadre du programme Slime, mais aussi aux difficultés hydriques, en proposant des solutions pour résorber les problèmes de fuite d'eau.

Je voudrais en outre parler de l'avenir. Les médiateurs de l'énergie, qui sont d'anciens parlementaires, font le constat que les impayés d'énergie ont explosé ces trois dernières années. C'est mathématique : quand la facture d'énergie augmente de 50 à 100 %, les impayés augmentent également dans les mêmes proportions. On a observé le même phénomène dans le secteur des déchets, où la taxe a augmenté de 25 % sur les trois dernières années. On peut donc prédire qu'en cas d'augmentation massive du prix de l'eau, le taux d'impayés augmentera aussi significativement. Le volume des impayés pourrait passer à 20 ou 30 % des factures émises si le prix de l'eau passait à six, sept ou huit euros le mètre cube assaini en moyenne nationale, alors qu'il est actuellement aux environs de quatre euros et cinquante centimes. Si rien n'est fait, ce scénario surviendra.

Nous faisons face à un montant agrégé d'impayés compris entre douze et quinze milliards d'euros, selon que l'on intègre ou non les redevances. Aujourd'hui, nous sommes face à une impasse : le modèle actuel conduit à des traitements de plus en plus onéreux. Vous avez pu le constater encore récemment au sujet des substances perfluoroalkylées et polyfluoroalkylées (PFAS).

Je parle au nom du président d'AMORCE, Gilles Vincent, qui est également maire de Saint-Mandrier-sur-Mer, dans le Var. Depuis quatre jours, le captage d'eau destinée à la consommation humaine de cette commune est fermé. Il a d'abord pensé à mettre en place des charbons actifs très rapidement, comme cela s'est également fait dans l'Est de la France.

Bientôt, la majorité des élus envisageront en premier lieu le recours aux charbons actifs, compte tenu de la célérité requise pour intervenir en cas de détection d'un pic de concentration en PFAS. Cette démarche sera généralisée, le nombre de captages sensibles croissant rapidement. La ministre Agnès Pannier-Runacher a annoncé la mise en place un processus dédié à la gestion des captages sensibles, à travers une feuille de route spécifique à leur protection. Après étude des valeurs incohérentes sur les métabolites de pesticides, les PFAS ou d'autres pollutions diffuses, nous estimons qu'il n'y a pas 1 500 captages prioritaires, mais plutôt au moins 10 000. Nous allons donc avoir besoin d'investissements massifs pour mieux protéger et traiter ces captages sensibles.

La nouvelle directive européenne sur le traitement des eaux urbaines résiduaires, dite « DERU », qui s'applique à compter du 1er janvier 2025, devra prochainement être transposée dans notre droit interne, ce qui nous obligera à faire des investissements massifs pour améliorer l'efficacité des traitements des eaux usées en station d'épuration. Il faut donc dégager immédiatement entre deux et cinq milliards d'euros minimum, auxquels il faut ajouter les cinq milliards nécessaires pour rénover les réseaux d'assainissement et d'eau potable en mauvais état. Si nous ne mettons pas en oeuvre des mesures préventives ambitieuses, nous serons donc rapidement confrontés à une augmentation tendancielle de l'ordre de 50 à 60 % de la facture d'eau.

La conférence de l'eau débutera prochainement dans le contexte politique et budgétaire difficile que nous connaissons. Si nous ne générons pas les capacités de financement de la gestion de l'eau, la facture d'eau coûtera cinquante pour cent supplémentaires aux usagers d'ici dix ans : les impayés augmenteront donc mécaniquement à due proportion.

Nous devons en outre nous assurer qu'une partie majoritaire des redevances de l'eau soit affectée au petit cycle de l'eau. Les services publics de l'eau et de l'assainissement (SPEA) représentent 17 % des prélèvements d'eau du pays, 80 % des redevances de l'eau qui abondent la trésorerie des agences et 30 % des aides. Il est donc faux de dire qu'en France, l'eau paye l'eau : en réalité, l'eau domestique paye l'ensemble du cycle de l'eau. La gestion de l'eau est financée quasi-entièrement par les collectivités locales.

Pour mettre fin à cette distorsion, il faudrait aligner les redevances de prélèvements industriels, et en particulier pour la production d'énergie, sur les redevances agricoles, introduire des planchers sur les redevances de pollution non-domestique payées par les industriels et faire en sorte que ceux qui polluent l'eau - tels que les producteurs de PFAS, de microplastiques, de médicaments, de cosmétiques, etc. - deviennent contributeurs, alors qu'actuellement ils ne versent pas un euro en dépit des externalités négatives de leur activité sur la ressource en eau. J'ai conscience que l'heure n'est pas à l'augmentation des prélèvements obligatoires, mais il n'y a pas de miracle. Si l'on ne prend pas des mesures pour faire payer les pollueurs, qui actuellement ne paient rien, c'est l'usager particulier qui en définitive paiera les surcoûts à travers la hausse du prix de l'eau. À un an des élections municipales et sénatoriales, je ne sais pas comment, en tant que représentant des collectivités locales, les candidats aux sénatoriales expliqueront aux usagers, quelles que soient leurs sensibilités politiques, qu'ils paieront à la place des pollueurs.

À court terme, il faut étudier les évolutions techniques et réglementaires que j'ai esquissées. À long terme, le financement de l'eau devra faire l'objet d'une grande réforme, sans quoi ce seront les ménages qui supporteront les améliorations ou l'appauvrissement - si vous me permettez cette expression - du service public de l'eau.

M. Damien Michallet. - On dit souvent du Sénat qu'il est la chambre des territoires. Le Sénat est en effet le gardien, le défenseur, la voix des élus locaux. Et sur le sujet de l'eau, comme sur de nombreux autres sujets de société, notre assemblée essaie de porter et de défendre une approche orientée « territoires ».

Je salue tout particulièrement Patrick Ferraris qui m'avait sensibilisé à la question des impayés, sur le risque sérieux pesant sur la pérennité de son syndicat et sur les difficultés auxquelles nous devons collectivement faire face. Vous l'aurez compris, notre volonté n'est pas de stigmatiser une population plutôt qu'une autre. Nous souhaitons mettre en exergue une situation difficile pour les élus locaux : les impayés de l'eau. Aujourd'hui, les impayés amènent les syndicats, les régies ou les sociétés d'économie mixte (SEM) à avoir recours à l'emprunt ou à provisionner des lignes de trésorerie pour faire face aux impayés des consommateurs. Qu'a-t-on le droit de faire et que pouvons-nous faire ? C'est l'objet de cette table ronde.

Comme l'a rappelé le délégué général d'Amorce, 80 % des coûts d'investissement et de fonctionnement des réseaux d'eau sont payés par le consommateur en France. Les élus locaux ont donc cette responsabilité d'organiser, de structurer, de gérer, mais aussi de faire face à une situation de plus en plus critique. Cela touche l'élu, mais pas uniquement : in fine, c'est sur le consommateur final que repose la dette qui se creuse différemment en fonction des territoires.

Ma première question rejoint les propos introductifs du Président Longeot : alors que nous commençons à mieux appréhender la situation des impayés, y compris sur les profils des mauvais payeurs, je me demande si cette vue est théorique ou bien réelle. Est-ce qu'on observe seulement la partie émergée de l'iceberg, qui nous amènerait à formuler des théories infondées, ou notre vision est-elle sincère, ce qui nous permettrait de prendre les bonnes décisions ?

Ma deuxième question est relative à la loi dite « Brottes », qui consacre la continuité totale de l'accès à l'eau, alors qu'il était auparavant possible de réduire le débit. Je souscris à vos propos sur l'asymétrie des secteurs : cela génère également une asymétrie du devoir. Nous ne sommes pas obligés de payer l'eau, compliquant ainsi la gestion des structures chargées de l'approvisionnement en eau, alors qu'on est obligé de payer l'abonnement à la télévision, à la téléphonie, à l'électricité, sans quoi on s'expose à des coupures. Il s'agit aussi d'une asymétrie sociale : nous n'identifions pas clairement les mauvais payeurs. Sans cette vision d'ensemble, nous ne pourrons pas prendre les décisions appropriées. En d'autres termes : la loi dite « Brottes » n'est-elle pas la raison de nos problèmes ? Ne faut-il pas l'amender intelligemment, sans stigmatiser les usagers, mais en s'assurant que les mauvais payeurs, qui ont les moyens d'acquitter leurs factures, s'exposent à des réductions de débit, voire à des coupures ?

Ma troisième question porte sur le recouvrement : peut-on mieux organiser pour mieux recouvrer ? Comment recouvre-t-on les créances ? J'ai rencontré les gestionnaires de différentes SEM qui font appel à des sociétés privées pour recouvrer les créances d'impayés, parce que le Trésor public n'est pas en capacité de le faire, ou du moins ne priorise pas nécessairement les recouvrements des factures d'eau et assainissement. Comment peut-on modifier le droit pour être certain de sanctionner le fraudeur, et non l'indigent ? Comment pouvons-nous être plus répressif et efficace dans les incitations à payer la facture d'eau ?

Enfin, sommes-nous en mesure de nous assurer que nous ne mettons pas en danger la disponibilité de l'eau potable ? Ces impayés peuvent-ils entraîner la disparition du service de distribution d'eau potable dans certains territoires, à force de bouleverser l'équation financière du service ?

M. Guillaume Chevrollier. - Je salue nos intervenants et notre collègue Damien Michallet pour cette utile initiative. L'eau, à l'heure du changement climatique, est un sujet majeur, qui nécessite une approche globale et des investissements à la hauteur des enjeux. Les impayés mettent à mal les capacités d'investissement de l'ensemble des acteurs de la filière.

Cette table ronde est l'occasion de dresser l'état des lieux de la mise en oeuvre de l'application de la loi dite « Brottes ». L'interdiction des coupures d'eau peut conduire à une forme de déresponsabilisation, même si l'on sait que la complexité du sujet réside dans le dilemme de la conciliation entre le maintien de l'équilibre économique du service de l'eau et le respect du droit à l'eau. Il est capital de distinguer les publics socialement en difficulté, qui ont besoin d'être accompagnés, et ceux qui ne payent pas alors qu'ils en ont les moyens, sans oublier que notre pays fait face à un mur d'investissements qui risque de renchérir le coût de l'eau. Il est primordial que ce débat de société ait lieu.

Quelle proposition d'évolution législative estimez-vous souhaitable pour rendre plus efficaces et moins coûteuses les procédures de recouvrement afin de faciliter la vie et simplifier la gestion des opérateurs du secteur ? Comment identifier de manière fiable les typologies de mauvais payeurs ? Sont-ils mauvais payeurs à cause de réelles difficultés économiques ou sont-ils de mauvaise foi ? Enfin, quels sont les apports possibles des nouvelles technologies, comme les compteurs intelligents et l'intelligence artificielle ? Des solutions existent pour intervenir plus rapidement dans les situations d'impayés et réaliser un meilleur profilage des usagers. Quelles évolutions technologiques serait-il utile de déployer dans le secteur ?

M. Hervé Gillé. - Je tiens à remercier les initiateurs de cette démarche qui replace l'enjeu de l'eau dans une perspective pertinente, qui fait résonance avec la gestion des consommations d'électricité mais aussi avec celle de la redevance des déchets, des sujets complexes et multiniveaux.

Cela s'inscrit dans une stratégie de prise en charge de nouveaux investissements nécessaires, au-delà des pollutions diffuses, mais aussi de la qualité et de la performance des réseaux. Ce sujet fait également écho avec la politique nationale de sobriété, dont l'impact sur les modèles économiques de l'ensemble des parties prenantes reste à évaluer. En effet, demain et après-demain, les premiers mètres cubes d'eau seront moins chers que les derniers, sans quoi il sera difficile d'atteindre les objectifs de la politique de sobriété que nous souhaitons.

Cette politique de sobriété devrait s'appuyer sur des politiques contractuelles, d'engagement des parties prenantes, et notamment des syndicats d'eau et d'assainissement, pour atteindre des objectifs à court, moyen et long terme. L'atteinte de ces objectifs nécessitera une adaptation du modèle économique, notamment des syndicats d'eau et d'assainissement, avec des parts forfaitaires plus importantes, mais aussi la mise en place d'une tarification différenciée. La tarification différenciée est aussi une opportunité de se réinterroger sur les mécanismes de la tarification sociale.

Ce contexte nous offre l'opportunité de nous interroger sur les mesures et les pratiques les plus judicieuses à mettre en place. Il est indéniable que les modèles économiques vont être bouleversés : la réflexion doit donc s'inscrire dans l'évolution de ces modèles économiques. Les pistes que vous avez évoquées ne sont pas inintéressantes, notamment la question de réduction des débits, mais il faut garder en tête que l'eau est vitale, contrairement à l'abonnement de télévision. C'est la raison qui a présidé à l'adoption de la loi dite « Brottes », car nous ne pouvons pas vivre sans eau : l'accès à l'eau pose la question de l'accès à un bien d'absolue nécessité, j'en veux pour preuve le fait que l'accès à l'eau et à l'alimentation est systématiquement priorisé par toutes les cellules de crise.

Néanmoins, nous ne devons pas nous interdire de repenser notre modèle. Vous avez suggéré des nouvelles procédures qui pourraient être envisagées. J'en évoquerai une autre : l'accompagnement social et la clarification du régime d'accès aux aides sociales. Il vaut mieux se doter de dispositifs très réactifs pour éviter les contentieux, qui ne font que nourrir des impayés de plus en plus lourds. Il faudrait donc qu'on ait un outil beaucoup plus souple permettant d'aider ceux qui sont en difficulté. J'estime que chaque situation d'impayés devrait être traitée par un parcours d'accompagnement social et en l'absence d'efforts de l'usager pour remédier à cette situation critique, des actions pourront être prises. En effet, une évaluation socio-économique aurait lieu grâce à ce parcours d'accompagnement, qui nous permettrait de différencier le niveau de revenus pour identifier les usagers en mesure de payer leurs factures d'eau. Les gestionnaires pourraient ainsi faire preuve de plus de fermeté.

Le parcours d'accompagnement social présente l'avantage de pouvoir être mis en oeuvre au plus près des besoins : il peut faire l'objet d'une démarche auprès d'un centre communal d'action sociale (CCAS) ou être réalisé par le département.

Cette piste me semble intéressante, pour mieux caractériser et pour obliger - en quelque sorte - l'usager en difficulté à se faire accompagner. S'il y renonce, alors il devra assumer les conséquences : les gestionnaires du service public et l'eau et de l'assainissement pourront se montrer plus coercitifs dès lors que l'usager refuse de se faire aider.

M. Arnaud Bazire, directeur général de Suez Eau France. -La situation que décrit le sénateur Damien Michallet est avérée. Bien qu'il puisse y avoir des discussions techniques sur la pertinence des différents indicateurs utilisés pour quantifier le phénomène, il n'en reste pas moins que le montant des impayés a été multiplié par trois depuis douze ans, soit depuis la promulgation de la loi dite « Brottes ». C'est une réalité incontestable. Cependant, je ne pense pas que le risque de l'effondrement économique de certains services de distribution d'eau soit avéré. Selon moi, le vrai risque réside plutôt dans la perte de capacité des services à répondre aux attentes de la population.

La baisse de confiance de la population dans la qualité de l'eau du robinet, comme l'attestent les sondages, m'inquiète également. Pour enrayer ce phénomène, il faudrait investir davantage. Or, si nous ne résolvons pas d'abord la situation des impayés, on ne sera sûrement pas en mesure de le faire, ni de mettre en oeuvre les exigences découlant de la nouvelle directive sur le traitement des eaux urbaines résiduaires. Je rappelle d'ailleurs que la France a été condamnée par l'Union européenne à une amende de quatre cents millions d'euros en 2024 pour non-respect de la directive dite « DERU 1 », adoptée au début des années 1990. Si l'on ne prend pas dès maintenant des mesures résolues pour remédier à la situation des impayés, le risque principal que nous courrons est la dégradation de la qualité des services publics locaux d'eau et d'assainissement, générant en parallèle une méfiance croissante de la population quant à la qualité de l'eau, et l'obligation de verser d'importantes amendes à l'Union européenne, alors que cet argent pourrait être mieux utilisé pour des investissements dans la performance des réseaux et des unités de traitement.

Sur la question de l'asymétrie, j'ajouterai qu'en France, la facture d'eau moyenne représente 0,8 % du revenu des ménages, alors que la facture de téléphonie représente 2 % du revenu moyen et la part de la facture d'énergie correspondant au chauffage du logement représente 4 % du revenu moyen.

Le tableau que nous décrivons est sombre, mais il faut garder en tête un aspect positif : le prix de l'eau en France est bien moindre qu'en Allemagne, au Danemark, ou encore au Royaume-Uni, pays qui a connu récemment des scandales sur l'assainissement et doit faire face à des pollutions de la Tamise.

Il me semble que la tarification progressive n'est pas une solution efficace pour lutter contre les gaspillages et faire baisser les prélèvements d'eau en France - nous avons d'ailleurs plusieurs exemples de terrain probants - car il n'y a pas d'élasticité du prix, l'eau étant tellement bon marché que les consommateurs ne voient pas dans le prix du mètre cube un levier d'action réelle pour améliorer leur pouvoir d'achat.

Le niveau de coercition doit-il aller jusqu'à l'abrogation pure et simple de la loi dite « Brottes » ? Cette question relève bien entendu de la compétence du législateur, mais je pense à titre personnel qu'il ne s'agit pas de la solution la plus opportune. D'autres mécanismes de coercition, moins extrêmes, sont envisageables, comme la réduction de la pression ou des quantités fournies ou des solutions plus techniques. Je suis également convaincu que la généralisation de la télérelève permettrait de mieux individualiser les consommations.

Comment inciter les usagers des habitats collectifs à modifier leur comportement ? Je l'ignore, car l'eau est « noyée » parmi les autres charges collectives présentées dans les factures semestrielles. L'individualisation peut être une première solution, qui favorisera en outre les moyens évoqués par Régis Taisne tout à l'heure, à savoir la mise en place de la mensualisation de prélèvements pour éviter l'endettement. Plus la dette devient importante et plus elle est difficile à résorber. Les outils à caractère proprement social existent déjà dans tous les territoires : les factures d'eau sont alors traitées par le CCAS au niveau communal, le FSL au niveau départemental, le réseau de médiation des Pimms ou encore les fonds contractuels privés lorsque le service est géré en DSP. En effet, de nombreux contrats de DSP prévoient l'intervention de ce type de fonds, abondé annuellement par le délégataire. Si le fonds n'a pas été épuisé à la fin du contrat, il est reversé à l'autorité concédante.

Il s'avère cependant qu'un certain nombre de rigidités administratives, comme le RGPD, font obstacle à la mise en oeuvre de solutions pragmatiques, même si des progrès ont été fait au cours des deux ou trois dernières années. Il n'en reste pas moins qu'il est toujours malaisé de distinguer un résident principal d'un résident secondaire et de savoir qu'un logement a changé d'occupant si l'ancien locataire et le nouvel entrant n'informent pas les gestionnaires du service. Nous rencontrons beaucoup de difficultés à fiabiliser les données administratives qui nous permettraient de mettre en oeuvre des approches plus justes et pertinentes.

Une autre asymétrie qui existe est celle entre les opérateurs publics et les opérateurs privés. L'opérateur public, dont les décisions sont revêtues de la force exécutoire, peut recouvrer directement ses créances, alors que l'opérateur privé doit saisir le juge. En pratique, l'opérateur privé ne saisira pas le juge pour une facture de deux cent trente euros. Or la masse des impayés est constituée d'une majorité de factures très peu importantes, émises à l'encontre d'un très grand nombre de mauvais payeurs particuliers. Bien que les factures des collectivités ou des entreprises en procédure collective en fassent partie, elles sont minoritaires.

M. Patrick Ferraris, président du syndicat des eaux de la plaine et des collines du Catelan. - Les impayés, pour ce que j'en connais, sont effectivement comparables à un iceberg, comme le suggérait le sénateur Michallet. On n'en voit aujourd'hui qu'une partie, mais il y a pourtant une partie immergée qu'on ne connaît pas, qui deviendra de plus en plus importante.

Sur la loi dite « Brottes », il vous appartient, à vous parlementaires, de trouver les modifications pertinentes et les finalités que doivent revêtir les dispositions législatives. Néanmoins, il faut qu'on tente de trouver les solutions techniques adéquates pour identifier plus facilement les mauvais payeurs.

Lorsque j'étais maire d'une petite commune, le président du syndicat des eaux m'envoyait la liste des impayés d'eau pour que je lui indique quels étaient ceux qui pouvaient payer et ceux qui ne pouvaient pas payer, pour qu'il puisse saisir le Trésor public en connaissance de cause. J'allais donc voir les habitants de ma commune pour m'enquérir de leurs conditions de vie. Cela permettait au syndicat des eaux d'engager plus facilement les procédures existantes, mais aujourd'hui, les élus communaux ne peuvent plus agir de la même manière : la population des territoires ruraux a trop évolué, avec de nouveaux habitants qui viennent des villes et qui n'admettent plus cette proximité avec les élus locaux.

La procédure de recouvrement n'est, selon moi, pas opérationnelle. Notre syndicat a mis en place un système ad hoc : j'émets une facture, puis je fais un rappel au bout de trente jours. Si l'usager n'a pas payé sa facture après soixante jours, je la transmets au Trésor public. En principe, le Trésor public a trente jours pour agir - en faisant une première relance -, mais il ne dispose pas du personnel nécessaire. Si le client ne paye toujours pas, alors il envoie une deuxième relance soixante jours après. Deux ou trois mois s'écoulent donc, et l'usager, qui est souvent locataire, a parfois quitté son logement, et en ce cas, le retrouver sera très difficile. Il est donc impératif de faire évoluer la procédure de recouvrement. Une fois la créance transmise au Trésor public, il n'est plus possible d'entamer des procédures de recouvrement par un huissier : le syndicat comptabilise la créance, mais sans avoir perçu l'argent. Cette situation représente un risque budgétaire et comptable. Au début de mon mandat, les comptables de mon syndicat devaient décider quelles factures nous pouvions payer : ce n'est pas normal et je ne peux pas faire supporter à des fournisseurs notre situation financière. On a désormais réglé ce problème par le biais des lignes de trésorerie. Cela ne correspondant à aucun des principes d'une bonne gestion, cela revient à mettre des rustines sur des jambes de bois.

Je me permets d'émettre des doutes quant à la faisabilité de la tarification sociale : l'accompagnement par les CCAS me semble difficile à mettre en place, et notamment dans les petites communes rurales, qui représentent une grande partie de notre territoire.

À côté de la question des impayés, se pose aussi celle des personnes qui, ayant fait face à des fuites d'eau, sollicitent des dégrèvements. Or, cette situation n'est pas neutre sur notre trésorerie. Du 1er janvier au 30 avril de cette année, j'ai accordé trente-deux mille mètres cubes de dégrèvement, alors que nous facturons le mètre cube d'eau un euro et cinquante-deux centimes.

Il me semble que ce tarif est relativement élevé : d'ailleurs, les usagers se plaignent car je suis obligé de faire reposer sur ceux qui payent les factures d'eau la consommation de ceux qui ne les payent pas. C'est inéquitable et illogique, mais coincé entre les lignes de trésorerie non couvertes par des recouvrements et les emprunts à rembourser, je m'efforce de trouver des solutions.

L'accès à l'eau est une priorité, je l'entends, l'eau est un bien national, voire planétaire, mais nous devons trouver des solutions, précisément pour pouvoir continuer à distribuer de l'eau à tous.

M. Régis Taisne, chef du département Cycle de l'eau de la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies. - Il serait intéressant d'envisager une modification de la loi de simplification et d'amélioration de la qualité du droit du 17 mai 2011, dite « Warsmann », le montant de certaines factures excédant le double de la consommation moyenne. Mais il ne faudrait pas que le locataire, en tant qu'abonné, se voit infliger les surconsommations et éventuellement le paiement complet de la facture, dans les cas où le propriétaire ne réalise pas les travaux qui lui incombent.

La loi dite « Brottes » a permis de mettre en lumière, notamment à travers l'expérimentation menée, la nécessité d'un vrai dialogue entre les services d'eau, leurs exploitants et les différents services compétents en matière d'accompagnement social. Or ces derniers sont multiples (centre communal d'action sociale, centre intercommunal d'action sociale, FSL, CAF, etc.) : ce foisonnement des acteurs constitue une complexité pour les usagers en difficulté financière, mais aussi pour les services d'eau. Je ne suis donc pas sûr qu'il faille multiplier les guichets. Il faut donc améliorer et simplifier, afin que l'accès à l'eau ne soit pas remis en question, protéger les ménages les plus pauvres d'une rupture d'alimentation en eau et se montrer plus ferme avec ceux qui ont les moyens mais qui pourtant ne payent pas.

Nous avons élaboré vingt-cinq propositions, avec la Fédération professionnelle des entreprises de l'eau et Intercommunalités de France, pour garantir la soutenabilité économique des services d'eau et d'assainissement, mais nous ne sommes pas très à l'aise sur le principe de la généralisation de l'individualisation du télérelevé, notamment parce que l'individualisation constitue souvent une source d'impayés supplémentaires et de coûts de gestion supplémentaires. Du point de vue du gestionnaire, il faut distinguer les cas où les factures d'eau sont diluées dans les charges locatives ou les situations où elles sont individualisées. Cependant, il est vrai que les bailleurs sociaux, en particulier, sont relativement bien outillés dans leur relation avec les services sociaux, et notamment la CAF, pour pouvoir appréhender la situation globale du ménage en difficulté de paiement, qui peinera à payer ses charges d'eau, mais aussi son loyer. N'oublions pas que l'individualisation des compteurs et des relevés génère des coûts d'investissement assez lourds, notamment dans les logements anciens, qui seront répercutés sur les locataires.

On estime la trajectoire d'augmentation des coûts des services d'eau et d'assainissement à 50 % dans les dix prochaines années, entre surcoûts liés à la réglementation, les impératifs de modernisation, d'adaptation au changement climatique, de gestion des eaux pluviales et des pollutions. Nous devons donc nous attendre et nous préparer à une hausse significative des taux d'impayés. Pour éviter ou du moins limiter cette hausse, il faudra mobiliser les outils sociaux existants et faire preuve de pédagogie et de transparence auprès des usagers, en expliquant notamment ce que recouvre le prix de l'eau et la décomposition du coût du service de l'eau et de l'assainissement.

L'acceptabilité sociétale du renchérissement du prix de l'eau est notamment liée à l'application la plus stricte possible du principe responsable-payeur, qui est aujourd'hui relativement mal appliqué. Au niveau européen, il y a une forte pression et un intense lobbying pour remettre en cause le principe de la redevance d'assainissement pour traiter les micropolluants sur les produits cosmétiques et pharmaceutiques. La loi du 7 février 2025 dite « PFAS » fait également l'objet d'intenses échanges avec les acteurs et les industriels pour limiter le montant des redevances à payer aux agences de l'eau en contrepartie de l'émission de ces PFAS, alors que ces redevances ne couvriront au mieux que 1 à 5 % des coûts de traitement. La hausse des prix de l'eau est susceptible d'engendrer l'apparition d'un sentiment de défiance puisque ceux qui sont responsables de l'augmentation des coûts ne seront pas ceux qui en assumeront les conséquences.

M. Nicolas Garnier, délégué général de l'association AMORCE. - On pourrait imaginer une modification de la loi dite « Brottes » afin qu'elle ne s'applique qu'aux plus précaires et seulement en amont de la prise en charge par l'accompagnement social.

Cependant, il ne faut pas que les ratés de la prise en charge de la précarité énergétique se répètent : par le passé, des usagers précaires ont été privés d'électricité car les services sociaux n'avaient pas pris à temps le relais pour payer les factures. À la question de la quantité d'eau fournie, s'ajoute aussi celle de la durée de fourniture en l'absence de paiement.

Je suis en quelque sorte à l'origine des dispositions de la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte ayant trait aux rénovations énergétiques, qui ont consacré dans le débat public l'expression « passoire thermique ». Mais certains logements sont aussi des « passoires hydriques » : les gestionnaires des services d'eau n'ont pas à assumer les impayés d'eau des locataires lorsque les propriétaires refusent de réaliser les travaux nécessaires à la résorption des fuites après compteur.

Il faudrait se montrer plus cohérent : il semble impensable de privilégier la facture de téléphonie à sa facture d'eau. C'est pourtant notre régime juridique qui incite nos concitoyens à faire ce choix. Mettre fin à cette asymétrie ne résoudrait pas entièrement la problématique des impayés, mais nous rapprocherons ainsi de l'esprit de la loi. Mais je réitère ma proposition d'affinement de la loi dite « Brottes » : accompagner l'usager précaire pendant une période limitée, à condition que sa consommation soit raisonnable. À défaut, nous continuerons à payer à la place du propriétaire négligent.

M. Cédric Chevalier. - J'ai appris récemment que seulement 1 % des forages privés étaient déclarés en France.

Les services d'eau et d'assainissement sont de ce fait confrontés à des utilisateurs qui ne consomment que très peu d'eau - et contribuent donc peu au service - mais rejettent beaucoup d'eau dans les réseaux d'assainissement. Ce n'est pas un impayé stricto sensu, mais cela conduit bel et bien une perte de redevance pour le gestionnaire du service.

M. Régis Taisne, chef du département Cycle de l'eau de la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies. - La situation que vous décrivez conduit effectivement un manque à gagner. Il y a à peine une quinzaine de jours, il était question de supprimer l'obligation de déclaration dans le cadre de l'examen en cours à l'Assemblée nationale du projet de loi de simplification de la vie économique. Il est vrai que cette obligation est très peu respectée. Cependant, cette suppression irait à contre-sens de toutes les propositions formulées depuis les Assises de l'eau : imposer la déclaration des forages privés, mettre l'obligation de déclaration au nom du propriétaire à la charge des foreurs et créer des sanctions en cas de non-respect de l'obligation de déclaration. En France, près d'un million et demi de forages ne sont pas déclarés : cela fragilise le modèle économique des services publics d'eau et assainissement. De plus, les forages privés ne participent pas à la sobriété, contrairement à ce que l'on entend souvent. Par effet rebond, le foreur consommera cinquante mètres cubes d'eau sur le réseau public et pompera deux cents mètres cubes, au lieu de consommer cent mètres cubes sur le réseau public.

En premier lieu, l'obligation de déclaration doit être effectivement respectée. Les services d'eau devraient dans un second temps pouvoir accéder aux données de déclaration - pour contrôler que l'eau potable n'a pas été mélangée avec les eaux de pluie, les eaux de rivière ou les eaux de source non potables - et les services d'assainissement - l'utilisation de l'eau n'étant pas comptabilisée, le foreur ne paiera pas la redevance d'assainissement alors qu'il utilise bel et bien le service.

M. Clément Pernot. - En tant qu'ancien président d'une communauté de communes où la compétence eau était exercée par les communes et l'assainissement confiée à un opérateur privé dans le cadre d'un contrat de service public, il faut reconnaître que la diversité des modes de paiement complexifie la situation, entre ceux qui sont en régie et ceux qui sont avec un délégataire. Il faudrait donc réfléchir à une armature globale simplifiant le mécanisme du financement de l'eau. La mutualisation des factures impayées dans le coût de l'eau n'est pas une solution pérenne, car cela conduira à des phénomènes de passager clandestin : plus personne ne finira par payer l'eau.

Je partage entièrement l'analyse de Patrick Ferraris : les impayés risquent de créer des situations locales périlleuses. Cela pose la question de la nécessité d'un grand plan de l'eau.

Il faut aussi évoquer les disparités tarifaires sur un même territoire : dans le Jura, certains paient l'eau plus de six euros et cinquante centimes le mètre cube quand, à proximité, elle coûte à peine deux euros. Je suis atterré de voir que certains élus jouent la concurrence des tarifs de l'eau pour attirer les habitants. Or les contraintes géographiques de certains espaces entraînent des diversités d'investissement, qui justifient les différences tarifaires. Faudrait-il donc uniformiser les tarifs de l'eau, avec un prix assez élevé pour faire face aux nouveaux investissements, comme le traitement des micro-particules ?

M. Jean-François Longeot. - Nos échanges démontrent l'opportunité d'organiser, non pas un Grenelle de l'eau, mais un Roquelaure de l'eau. Si on entend souvent que l'eau coûte chère, c'est aussi parce que nous avons tous du mal à nous représenter ce que représente réellement un mètre cube d'eau.

Ces différentes interventions sont fondamentales : il faut rappeler que l'eau est un bien précieux, et tout ce qui est précieux a un coût. Et il est impensable que ce coût ne soit pas assumé par tous, à l'heure où les collectivités doivent réaliser des investissements massifs. Nous ne pourrons pas toujours compter sur les départements ou les agences de l'eau pour abonder - d'ailleurs certains départements ont cessé de subventionner la distribution d'eau. En tant que représentants des territoires, nous devons agir, échanger avec les services et les acteurs compétents et proposer des solutions concrètes.

Il faut aussi retenir de nos échanges une distinction majeure : l'usager qui ne peut pas payer et l'usager qui ne veut pas payer, alors qu'il est pourtant bien équipé en téléphonie, télévision, etc.

L'eau, indispensable, sera bientôt très rare et son traitement a un coût. Je partage l'avis de Clément Pernot : à Besançon, on me dit que le prix de l'eau n'est pas élevé et que la régie est plus avantageuse, car moins chère. C'est vrai, car le coût du personnel n'est pas pris en compte dans le calcul du coût global du traitement de l'eau : il est intégré dans le budget général, sans être répercuté sur le budget de l'eau. Ce n'est ce que j'appelle une gestion économe.

M. Cédric Chevalier. - Il faut aussi prendre en compte le problème des résidences secondaires. En Moselle, certaines communes ont adapté leur réseau, surdimensionné par rapport à la population présente hors saison - et les vacanciers ne sont pas toujours parcimonieux dans leur utilisation de l'eau. Il faudrait s'y intéresser, en lien avec les débats sur la loi dite « Airbnb ».

M. Jean-François Longeot. - Nous devons avancer sur ce sujet crucial. Lors du premier mandat du Président Macron, j'avais demandé au Gouvernement s'il était possible de récupérer l'eau de pluie pour alimenter les toilettes des écoles maternelles. La réponse a été négative, invoquant le critère sanitaire.

Aujourd'hui, la rareté de l'eau devient plus sensible et la prise de conscience progresse : les temps sont proches où nous serons contraints de faire une utilisation plus rationnelle de l'eau de pluie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 20.