- Lundi 12 mai 2025
- Audition d'Unilever France - M. Nicolas Liabeuf, président, et Mme Amélie Soriano-Johnston, directrice financière
- Audition de Danone - M. Antoine Bernard de Saint-Affrique, président-directeur général
- Audition de CMA-CGM - MM. Rodolphe Saadé, président-directeur général, et Ramon Fernandez, directeur financier
- Mardi 13 mai 2025
- Audition de Kering - MM. François-Henri Pinault, président-directeur général, Jean-Marc Duplaix, directeur général adjoint, et Mme Marie-Claire Daveu, directrice du développement durable et des affaires institutionnelles
- Audition de la SNCF - MM. Jean-Pierre Farandou, président-directeur général, Philippe Massin, directeur financier, et Mme Carole Desnost, directrice technologies, innovation et projets
- Audition d'Accor - M. Sébastien Bazin, président-directeur général
- Mercredi 14 mai 2025
- Jeudi 15 mai 2025
Lundi 12 mai 2025
- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -
La réunion est ouverte à 14 h 40.
Audition d'Unilever France - M. Nicolas Liabeuf, président, et Mme Amélie Soriano-Johnston, directrice financière
M. Olivier Rietmann, président. -Nous entamons la dernière semaine d'auditions de notre commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Nicolas Liabeuf, président d'Unilever France, et Mme Amélie Soriano-Johnston, directrice financière.
L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu publié sur le site du Sénat.
Monsieur le président, madame la directrice, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez Unilever.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Nicolas Liabeuf et Mme Amélie Soriano-Johnston prêtent serment.
M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, s'est donné trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.
Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, vous pourrez nous exprimer votre regard sur les aides publiques aux entreprises.
Je formulerai quelques questions pour guider vos propos.
Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles qui sont octroyées dans les autres pays où votre groupe est présent ?
Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ?
Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?
Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ?
Quelles sont, selon vous, les aides dont l'efficacité est avérée et celles dont l'efficacité est douteuse ?
Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?
Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Enfin, quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?
Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire d'une vingtaine de minutes. Ensuite, M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.
M. Nicolas Liabeuf, président d'Unilever France. - Je vous remercie de votre invitation, qui nous donne l'occasion de contribuer à vos travaux. Avant de répondre à vos questions, je souhaite vous présenter brièvement notre groupe et son ancrage en France.
Unilever est, historiquement, un groupe anglo-néerlandais dont l'activité se concentre sur les produits d'entretien de la maison, d'hygiène, de beauté, ainsi que sur l'alimentaire. Les entreprises de biens de grande consommation sont en général spécialisées dans l'un ou l'autre de ces deux segments.
Le groupe opère dans 190 pays, c'est-à-dire presque partout dans le monde, dans la très grande majorité via des filiales implantées localement et, plus marginalement, par l'intermédiaire de distributeurs externalisés.
Nos produits sont utilisés quotidiennement par 3,4 milliards de consommateurs dans le monde, ce qui nous confère une responsabilité importante à leur égard. Nous employons directement 122 000 employés, auxquels s'ajoutent les effectifs de nos sous-traitants. Le chiffre d'affaires du groupe dépasse les 60 milliards d'euros.
En France, la présence d'Unilever est ancienne, certaines de nos marques, comme Maille, remontant à plusieurs siècles. Unilever France compte aujourd'hui 1 541 employés et dispose de trois sites industriels : Le Meux, près de Compiègne, qui fabrique principalement des dentifrices ; Chevigny-Saint-Sauveur, près de Dijon, où sont produits les condiments des marques Amora et Maille ; Saint-Dizier, en Haute-Marne, où se situe l'usine Cogesal Miko, dédiée à la production de crèmes glacées.
Un peu plus de la moitié de nos ventes en France sont issues de produits fabriqués sur le territoire national. Il convient toutefois de rappeler que notre organisation industrielle s'étend sur plusieurs pays. Par exemple, l'usine de Le Meux fournit l'ensemble du marché européen en dentifrices. Les crèmes glacées sont plutôt consommées en France, avec une part à l'export. L'usine Amora-Maille produit principalement pour le marché français, mais ses marques ont une forte présence internationale.
Notre portefeuille de marques, tant dans l'alimentaire que dans le non-alimentaire, est solide, avec des positions de leader ou de numéro deux sur la plupart de nos marchés. Sur l'ensemble de l'année, un produit Unilever est présent dans 98 % des foyers français.
Nos usines ont fait l'objet d'investissements significatifs, avec 60 millions d'euros alloués au cours des quatre à cinq dernières années, essentiellement pour accroître les capacités de production et déployer des initiatives de décarbonation, notamment dans le traitement des eaux. Aujourd'hui, toutes nos usines travaillent en circuit fermé pour la réutilisation des eaux traitées.
Lors du sommet Choose France, nous annoncerons 30 millions d'euros d'investissements supplémentaires dans nos trois sites industriels pour l'année 2025. Cette dynamique se poursuit donc.
Unilever France est une société importante, à la fois pour notre groupe et pour l'économie nationale : il s'agit de la quatrième entreprise de produits de grande consommation en France par sa taille, et de la dixième entité du groupe au niveau mondial. Néanmoins, nous représentons seulement 1,6 % du chiffre d'affaires global de nos clients. À l'inverse, les quatre principaux clients représentent 80 % de notre chiffre d'affaires en France, l'alliance la plus importante pesant plus de 30 %, la plus petite environ 10 %. Il s'agit donc d'un marché très concentré.
M. Olivier Rietmann, président. - Qui sont vos clients ?
M. Nicolas Liabeuf. - Ce sont surtout les enseignes de la grande distribution. Nous sommes également présents sur d'autres circuits, notamment en restauration, dans les parcs d'attractions ou les campings, pour la commercialisation des crèmes glacées.
Comme l'ensemble du secteur industriel, notre société a subi une forte vague inflationniste voilà près de deux ans et demi, entraînant cette année-là des coûts supplémentaires d'environ 250 millions d'euros. Nous avons pris à notre charge 136 millions d'euros, afin de préserver l'attractivité des prix de nos marques, le pouvoir d'achat des consommateurs et le dynamisme de nos volumes. Malgré cela, notre profitabilité reste, à ce jour, inférieure à ce qu'elle était dans la période antérieure à cette inflation.
Nos hausses tarifaires ont permis de couvrir à peu près 45 % de l'inflation, les 55 % restants ayant été absorbés par l'entreprise. Certes, les conséquences pour les consommateurs ont été importantes, mais, en termes de prix de cession, nous sommes simplement revenus aux niveaux de 2013. La dynamique de baisse des prix dans le marché français ayant des répercussions sur la rentabilité de nos entreprises, il est nécessaire d'investir en permanence pour gagner en efficience.
M. Olivier Rietmann, président. - Vous dites que votre profitabilité reste inférieure à celle d'avant la crise inflationniste. De combien était-elle et de combien est-elle aujourd'hui ?
M. Nicolas Liabeuf. - Dans la mesure où cette audition est publique, je préfère vous transmettre ces éléments par écrit.
M. Olivier Rietmann, président. - Je le comprends. Vous pourrez nous faire parvenir ces informations ultérieurement.
M. Nicolas Liabeuf. -Unilever France a perçu 3 millions d'euros d'aides publiques en moyenne chaque année, soit 0,15 % de notre chiffre d'affaires, qui s'élève à un peu plus de 2 milliards d'euros. En 2023, ce montant s'est élevé à 7 millions d'euros, en raison des aides exceptionnelles sur les coûts énergétiques, notamment de l'électricité et du gaz, en faveur des entreprises consommatrices. Ces soutiens ont également contribué à limiter les répercussions de l'inflation sur les consommateurs français, même si nous en avons absorbé une grande partie. Mme Soriano-Johnston vous donnera le détail de ces chiffres.
M. Olivier Rietmann, président. - Nous attendons effectivement la répartition précise des différents postes.
M. Nicolas Liabeuf. - Je vous présenterai les grandes masses et nous reviendrons ensuite sur chaque poste de manière plus détaillée.
Parmi les 3 millions d'euros, je citerai la contribution énergétique à la taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité (TICFE), les mesures de suramortissement dites « Macron », les réductions de cotisations sociales sur les bas salaires dites « Fillon », ainsi que des crédits d'impôt pour le mécénat et l'apprentissage. À cet égard, nous accueillons en permanence dans nos usines environ 25 apprentis et une cinquantaine d'alternants, bien qu'aucune aide ne soit accordée pour ces derniers.
Mme Amélie Soriano-Johnston, directrice financière d'Unilever France. - En 2023, sur les 7 millions d'euros reçus, 4 millions d'euros proviennent des mesures ponctuelles sur le gaz et l'électricité, destinées aux entreprises fortement consommatrices d'énergie, en réponse à la hausse des tarifs de l'énergie.
Près de 150 000 euros de primes ont été attribués dans le cadre des certificats d'économies d'énergie (C2E) par les fournisseurs d'électricité, en contrepartie des investissements réalisés pour réduire notre consommation d'énergie.
Nous avons également bénéficié d'une économie d'un peu moins de 900 000 euros sur la TICFE, du fait d'un taux différencié pour les entreprises électro-intensives.
De plus, une réduction de 50 000 euros a été obtenue sur la taxe intérieure de consommation sur le gaz naturel (TICGN).
À cela s'ajoutent un peu plus de 850 000 euros au titre du suramortissement « Macron », un dispositif fiscal instauré en 2015 et permettant aux entreprises de bénéficier d'une déduction supplémentaire de 40 % de la valeur d'origine des biens éligibles.
Nous avons aussi bénéficié de 870 000 euros au titre de la réduction d'impôt pour le mécénat, en contrepartie des dons réalisés.
Un peu moins de 600 000 euros ont été économisés grâce à la réduction « Fillon » sur les cotisations sociales pour les salariés ayant une rémunération modeste.
Enfin, nous avons reçu 100 000 euros sous forme de subventions pour l'apprentissage.
M. Olivier Rietmann, président. - Par curiosité, j'aimerais que vous précisiez le type de mécénat que vous soutenez, car chaque entreprise a ses priorités en la matière. Vos choix portent-ils sur le patrimoine ?
M. Nicolas Liabeuf. - La majeure partie de notre mécénat consiste en des dons de produits aux associations et aux banques alimentaires, telles que les Restaurants du Coeur. Par ailleurs, lors de la crise du Covid, nous n'avons pas formulé de demandes de prêts garantis par l'État (PGE) ni sollicité de reports de cotisations. Toutefois, en raison de notre capacité à produire des gels hydroalcooliques dans nos usines, nous avons fait des donations à hauteur de 100 000 euros environ.
M. Olivier Rietmann, président. - N'avez-vous rien perçu au titre du chômage partiel durant la crise sanitaire ?
M. Nicolas Liabeuf. - Non ; nous n'avons pas non plus bénéficié du crédit d'impôt recherche (CIR).
M. Olivier Rietmann, président. - J'imagine que, dans le cadre de vos investissements, vous recherchez des subventions, notamment pour la décarbonation.
Mme Amélie Soriano-Johnston. - En effet. L'année dernière, dans l'une de nos usines, nous avons effectué un investissement pour récupérer les calories d'un groupe froid, pour chauffer directement l'eau, sans avoir recours à de l'énergie externe. Nous avons ainsi reçu une prime dans le cadre des C2E, délivrée par notre fournisseur d'énergie.
M. Olivier Rietmann, président. - Vous n'avez donc pas reçu de subvention directe liée à cet investissement ?
Mme Amélie Soriano-Johnston. - C'est cela.
M. Olivier Rietmann, président. - À titre d'exemple, pouvez-vous nous indiquer les montants investis et la prime que vous avez reçue ?
Mme Amélie Soriano-Johnston. - L'investissement avoisinait 1,3 million à 1,4 million d'euros, et la prime au titre des C2E s'élevait à 1,1 million d'euros.
M. Nicolas Liabeuf. -Sur les 60 millions d'euros d'investissements réalisés sur les quatre dernières années dans nos usines, 4 millions à 5 millions d'euros ont été consacrés à la décarbonation, ce qui nous a permis de réduire nos émissions de 23 %.
M. Olivier Rietmann, président. - Les 55 autres millions d'euros sont-ils consacrés à de l'investissement industriel ?
M. Nicolas Liabeuf. - Tout à fait. Comme l'a précisé Mme Amélie Soriano-Johnston, ces investissements portent sur l'acquisition de nouvelles machines. Pour le reste, ces montants ont été consacrés, pour l'essentiel, à l'augmentation des capacités de production.
M. Olivier Rietmann, président. - Avez-vous bénéficié de subventions sur ces investissements industriels ?
M. Nicolas Liabeuf. - Pas à ma connaissance.
M. Olivier Rietmann, président. - En ce qui concerne les 30 millions d'euros pour 2025 que vous prévoyez d'annoncer lors du sommet Choose France, une part de ce montant est-elle conditionnée à l'obtention de subventions ?
M. Nicolas Liabeuf. - Pas à ma connaissance non plus, mais je vérifierai ce point et vous apporterai une confirmation.
En 2023, parallèlement aux 7 millions d'euros d'aides et subventions reçues, Unilever a contribué aux finances publiques à hauteur de 70 millions d'euros, tous types d'impôts confondus, et a acquitté près de 150 millions d'euros de taxes diverses, y compris la TVA.
M. Olivier Rietmann, président. - Les 70 millions d'euros font-ils partie de ces 150 millions d'euros ?
M. Olivier Rietmann, président. - Quel est le montant total de votre masse salariale en France ?
M. Nicolas Liabeuf. - Nous comptons 1 541 employés en France. Je vous communiquerai par écrit le chiffre exact de la masse salariale.
M. Olivier Rietmann, président. - Au regard des 600 000 euros d'exonérations ou de réductions de cotisations sociales, cela permet d'apporter un éclairage supplémentaire et de relativiser les montants en jeu.
Pouvez-vous nous donner votre chiffre d'affaires en France ? Nous ne disposons que du chiffre d'affaires mondial.
M. Nicolas Liabeuf. - Le chiffre d'affaires en France s'établissait à 2,168 milliards d'euros pour l'année 2023.
J'en viens à votre question sur les principales différences entre la France et les autres pays en matière d'aides reçues. Quel que soit le pays, Unilever est assez peu demandeur de subventions ; nous bénéficions des mesures en place, mais nous ne sommes pas proactifs en la matière, car nos implantations et nos investissements sont principalement motivés par la réponse aux besoins des consommateurs, donc l'implantation de ces derniers.
Vous nous interrogez aussi sur nos sous-traitants. Unilever a recours à la sous-traitance principalement en amont, pour la production agricole. Je pense notamment à la graine de moutarde. Vous vous souvenez la crise qu'a traversée cette production il y a deux ans. La revalorisation des cours mondiaux a permis de réintégrer la culture de la graine de moutarde en France ; là où le ratio d'approvisionnement était de 20 % de production française et de 80 % de production canadienne, on est aujourd'hui à peu près à parité. Outre Unilever, on trouve en Bourgogne beaucoup de fabricants de moutarde, la plupart de bien plus petite taille. Nous nous attachons à ne pas commander toutes les quantités disponibles pour laisser de la matière première aux petites entreprises. Nous mettons aussi à la disposition de l'ensemble des fabricants de moutarde de l'interprofession une ligne pilote dans notre usine pour que chacun puisse tester la qualité de l'émulsion.
Toujours en amont, nous avons aussi un accord avec le groupe Agrial pour la crème servant de base à nos crèmes glacées, notamment pour la marque Carte d'Or en France.
En aval, nous recourons pour toute la logistique - entrepôts comme livraisons - à des sous-traitants comme FM Logistic ou Stef. Je ne saurais vous dire à quels types d'aides ces entreprises font appel ; nous nous renseignerons si besoin est.
J'en viens au suivi et à l'évaluation des aides reçues. En interne, nous suivons de manière précise leur réception et leur mise en application. En externe, nous recevons peu de demandes de reporting sur les aides ; nous y sommes ouverts à la condition que ce soit simple et efficace. L'évaluation est assez directe : ainsi, l'aide énergétique de 4 millions d'euros reçue en 2023 nous a permis de limiter la répercussion de l'inflation sur les prix de vente à la grande distribution, donc aux consommateurs. L'aide aux investissements de décarbonation produit aussi des effets mesurables assez rapidement dans nos émissions de gaz à effet de serre.
M. Olivier Rietmann, président. - Je vois que vous avez reçu 100 000 euros d'aide pour recruter 25 apprentis. S'il n'y avait pas eu cette aide, ou si elle avait été moins importante, auriez-vous été dissuadés de prendre des apprentis ?
M. Nicolas Liabeuf. - L'aide nous encourage évidemment, mais son absence ne nous aurait peut-être pas dissuadés d'embaucher des apprentis. Le véritable enjeu dans nos usines, c'est que près de 50 % de nos effectifs vont partir à la retraite dans les prochaines années.
M. Olivier Rietmann, président. - Le recours aux apprentis vous permet donc de former aux méthodes et à la culture de l'entreprise des jeunes dont une partie, vous l'espérez, restera chez vous.
M. Nicolas Liabeuf. - Exactement. Pour ne rien vous cacher, on regrette un manque de candidats, nous avons encore du mal à recruter. Nous discutons en Haute-Marne de la création de centres d'apprentissage qui permettraient à plus de personnes de rentrer dans nos entreprises avant que les détenteurs du savoir ne partent à la retraite.
J'en viens à vos interrogations sur la conditionnalité des aides. Nous sommes là aussi complètement ouverts tant que le process reste simple et efficace : toute demande de ce type exige que des salariés passent du temps à y répondre... L'important, si un tel système était mis en place, serait qu'il perdure de manière stable, afin que nous puissions définir notre stratégie en matière d'aides à long terme. Ainsi de l'apprentissage : si les conditions d'octroi des aides devaient évoluer, il faudrait le savoir au plus vite.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci de nous avoir fourni tous ces chiffres. Je n'ai pas compris si le chiffre de 70 millions d'euros que vous citiez correspondait aux sommes acquittées pour le seul impôt sur les sociétés (IS), ou si c'était pour une somme des différents impôts.
Permettez-moi de citer deux chiffres que vous avez omis : le groupe Unilever, à l'échelle mondiale, a versé 4,4 milliards d'euros de dividendes et a procédé à des rachats d'actions pour 1,5 milliard d'euros l'année dernière.
Si vous ne bénéficiez plus du CIR, c'est bien, me semble-t-il, parce que l'ensemble de la recherche et développement (R&D) du groupe a quitté la France pour se concentrer en Italie et aux Pays-Bas. Pouvez-vous le confirmer ?
On nous interpelle parfois sur le CICE. Pouvez-vous nous donner le montant moyen des sommes que ce dispositif vous a procuré entre 2013 et 2018 ?
M. Nicolas Liabeuf. - Les centres de recherche d'Unilever ont été regroupés de manière à créer des pôles d'excellence. Pour la partie alimentaire, on en trouve aux Pays-Bas, principalement pour la production de mayonnaise, mais la recherche sur la moutarde est restée sur notre site de Chevigny, près de Dijon. Concernant l'entretien, l'hygiène et la beauté, nous avons des pôles d'excellence en Angleterre et dans une moindre mesure en Italie. Il y en a aussi dans les autres régions du monde.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez donc encore des activités de R&D en France, pour la moutarde. Confirmez-vous ne pas percevoir de CIR pour ces activités ?
M. Nicolas Liabeuf. - À ma connaissance, nous n'en percevons pas.
Concernant le montant moyen des sommes perçues au titre du CICE, nous posons la question à nos équipes pour vous répondre dès que possible.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous en remercie, mais à vrai dire nous disposons déjà de ces données. En 2014, le montant était de 2,961 millions d'euros, à diviser entre plusieurs entités relevant du groupe en France. En 2015, c'était 2,849 millions d'euros. Vous nous dites que les exonérations de cotisations sociales issues de la transformation, en 2019, du CICE en dispositif pérenne sont aujourd'hui tombées à 600 000 euros environ. Cela illustre la forte baisse du nombre d'emplois offerts par votre groupe.
De fait, depuis 2008, les exemples de fermetures de sites sont nombreux : l'usine de moutarde de Dijon a fermé cette année-là, et même si une partie de la production a été transférée à Chevigny, 144 emplois ont disparu ; en 2010, ce fut le tour de l'usine Lipton de Lille ; ensuite, on se souvient de l'usine de thé Fralib, à Géménos, reprise avec succès par les salariés après 1 336 jours de grève ! Enfin, citons la cession de l'usine Alsa, à Ludres, en 2019, et la fermeture de l'usine Knorr, à Duppigheim, en 2021.
Je m'inquiète donc de l'avenir de vos trois sites restants en France. Le premier est celui de Le Meux, qui produit le dentifrice Signal et le shampoing Dove. Vous nous annoncez 14 millions d'euros d'investissement, mais ces sommes devraient surtout servir à robotiser la production tout en supprimant 70 emplois ; il est donc intéressant de savoir si vous bénéficiez en la matière du soutien de France 2030, ce plan étant censé accompagner la modernisation de l'outil industriel et non des destructions d'emploi ! Votre deuxième site, à Saint-Dizier, produit de la crème glacée ; les salariés et leurs représentants disent que la production a baissé, de 85 millions de litres il y a trois ans encore à 73 millions aujourd'hui, et que les plans de charge se réduisent fortement. Enfin, votre troisième site, celui de Chevigny-Saint-Sauveur, qui semble moins menacé, fabrique des produits alimentaires sous les marques Amora et Maille.
Votre groupe bénéficie d'aides publiques, mais le nombre d'emplois et d'usines ne cesse de diminuer. Unilever veut-il maintenir son outil industriel en France et les emplois afférents dans les années à venir ?
Le groupe Unilever, à l'échelle mondiale, a adopté un plan de suppression de 7 500 postes, dont 3 200 en Europe ; on ne sait pas combien de ces suppressions de postes seront en France. Prévoyez-vous, dans les prochaines semaines ou les prochains mois, d'annoncer des suppressions d'emploi dans les trois usines qui restent, voire de fermer un site ?
M. Olivier Rietmann, président. - Je précise que, quand nous parlons de subventions publiques, nous entendons non seulement les aides apportées par l'État, mais aussi les aides régionales, ou encore européennes.
M. Nicolas Liabeuf. - Il faut faire la différence entre l'évolution du portefeuille d'activités du groupe et les réductions d'emplois nettes. Vous avez évoqué Alsa ; c'est une activité et une usine que nous avons vendues. Ce qui s'est passé ensuite ne relève pas du portefeuille d'Unilever.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Certes, vous avez vendu Alsa, qui a ensuite été revendu en 2023, avec des suppressions d'emplois à chaque fois. Ce n'est certes plus votre affaire, mais le choix initial de vendre cette usine est le vôtre.
M. Nicolas Liabeuf. - Bien sûr ; cette décision traduisait l'évolution du portefeuille d'activités d'Unilever, qui s'est resserré sur ses vrais avantages. Dans la majorité des cas, cela implique d'être fort à l'échelle mondiale dans l'activité en question. Alsa est une très belle marque, mais strictement française, et le groupe Unilever n'avait pas la volonté de développer sa production de desserts à préparer ; c'est pourquoi nous avons vendu cette activité. Nous avons aussi vendu au groupe Persán notre usine de produits d'entretien pour lave-vaisselle à Saint-Vulbas, mais nous continuons de nous approvisionner de manière très large auprès de ce groupe.
Nous sommes bien conscients des évolutions du plan de charge de l'usine de Saint-Dizier. Nos ventes de crèmes glacées ont souffert ces deux dernières années d'une météo très défavorable, mais l'usine tourne de nouveau à plein : le début de saison est très bon et les volumes de production sont en très forte hausse. Saint-Dizier sera concerné par les 30 millions d'euros d'investissement que j'ai évoqués pour 2025 ; je ne saurais vous en dire plus avant que les instances représentatives du personnel en soient informées.
Nous avons effectivement fermé l'usine de soupe de Duppigheim, qui était largement sous-utilisée du fait de l'évolution du marché. Nous avons fermé le site, mais conservé la production en France, auprès d'un prestataire, Sill Entreprises, en Bretagne. Nous avons finalement vendu l'activité à Sill Entreprises, la soupe n'étant pas un axe de développement mondial du groupe Unilever.
Quant au plan mondial de suppression d'emplois, la France est bien concernée. Hormis les éléments qui ont été communiqués à ce jour, il n'y a pas de suppression de postes au titre de ce plan dans les usines. Celle de Le Meux se spécialise dans la production de dentifrice pour l'Europe. La production de shampoing part, mais nous y rapatrions depuis la Pologne un volume de dentifrice supérieur. L'usine sera donc plus spécialisée et produira plus. Cette transformation, telle qu'elle a été présentée aux représentants du personnel, s'accompagne d'une automatisation progressive et d'un plan de départs actuellement en discussion ; notre volonté est qu'il n'y ait pas de licenciements secs. Le site de Compiègne, comme les autres, a de nombreux départs à la retraite prévus prochainement et connaît des difficultés à recruter.
Même si nous sommes la quatrième entreprise, en volume, pour les produits de grande consommation, nous ne représentons que 1,6 % du chiffre d'affaires de nos clients. Ceux-ci, sauf un, appartiennent à des alliances à l'achat, dont la plus grosse compte pour 32 % de notre chiffre d'affaires, la deuxième pour un peu plus de 20 %. Ces alliances mènent leurs négociations à l'étranger, hors du droit français. Certes, les lois Égalim nous ont aidés à limiter l'érosion des prix de vente à nos clients, l'inflation de 2022 et 2023 nous a simplement ramenés aux prix qui avaient cours dix ans plus tôt, mais nous subissons une pression permanente sur les prix de cession, qui se répercute sur la rentabilité de nos activités et rend nécessaire de les optimiser en permanence. Cette organisation du marché est une spécificité française.
M. Olivier Rietmann, président. - J'en reviens à l'usine Alsa : vous avez évoqué un choix industriel consistant à ne pas développer la gamme des préparations à desserts, mais je note que vous commercialisez toujours ce type de produits sous la marque Alsa. Cette usine est-elle devenue un sous-traitant pour vous ?
M. Nicolas Liabeuf. - Il s'agit en fait d'une décision relative à notre portefeuille d'activités. Notre division Food solutions apporte des solutions clé en main à nos clients ; si nous sommes très présents pour ce qui concerne les assaisonnements et les glaces, les clients nous ont demandé de conserver également une solution de préparation pour desserts. Dans ce cadre, nous avons bien un accord de sous-traitance avec la société qui a racheté le site.
M. Fabien Gay, rapporteur. - S'agissant des fermetures, je note que vous n'avez pas évoqué les Fralib de Gémenos, ce qui est assez compréhensible de la part d'Unilever : à l'époque, vous aviez justifié la fermeture en invoquant l'absence de débouchés, mais une société coopérative participative (Scop) ouvrière a ensuite démontré que ceux-ci existaient bien.
Plus généralement, les exonérations de cotisations visent à maintenir les emplois et non à aider à la rationalisation ou à la spécialisation, ce qui m'amène à évoquer à nouveau le site du Meux, que vous choisissez de spécialiser dans le dentifrice en vous séparant de la production de shampoing. Or une unité hyperspécialisée ne dispose plus, à la différence d'une usine comptant plusieurs lignes de production, de la possibilité de compenser une baisse des commandes sur tel ou tel produit, ce qui pourrait menacer sa pérennité : il s'agit donc d'un choix risqué.
Par ailleurs, le plan que vous avez présenté aux salariés va conduire à la suppression de 70 emplois pour en sauver 190 autres, avec des investissements à hauteur de 14 millions d'euros. Vous devriez nous dire plus clairement s'il existera des accompagnements directs ou indirects de l'Union européenne, de l'État ou des collectivités locales dans ce cadre.
Vous n'avez d'ailleurs pas l'air de vouloir passer par le biais d'un plan de sauvegarde de l'emploi (PSE), car il est vrai que les règles se sont un peu durcies : tout le monde voit bien qu'un plan de ce type serait difficilement justifiable alors que votre entreprise verse des dividendes considérables aux actionnaires et qu'elle aurait du mal à démontrer une difficulté économique devant le ministère du travail.
Vous avez donc choisi d'autres voies de passage, dont des plans de départs volontaires. Prévoyez-vous donc des suppressions d'emplois dans le cadre de ce plan d'action pour la croissance à l'horizon 2030 ? Compte tenu de l'historique du groupe, le manque de débouchés a été évoqué à plusieurs reprises pour justifier les fermetures précédentes, mais, dans la réalité, les produits continuent à être fabriqués et distribués via la sous-traitance. Unilever compte-t-il donc rester en France ? Le groupe estime-t-il avoir un avenir industriel dans notre pays ?
M. Olivier Rietmann, président. - Pour le dire autrement, le projet industriel d'Unilever s'oriente-t-il davantage vers la sous-traitance ?
M. Nicolas Liabeuf. - Selon nous, la spécialisation d'une usine assure son efficience. De plus, le shampoing produit à Compiègne part dans d'autres pays. En revanche, la marque Signal...
M. Fabien Gay, rapporteur. - Cela contredit votre déclaration liminaire, puisque vous avez affirmé être très fier du fait qu'une grande partie de la production française trouve son débouché ici.
M. Nicolas Liabeuf. - Je vais poursuivre. La marque Signal est présente depuis plus de quarante ans en France et participe à une série de programmes d'éducation à l'hygiène bucco-dentaire. Le site du Meux continuera à produire des dentifrices pour l'ensemble de l'Europe, une grande majorité des produits étant destinée à la France. Cette spécialisation nous permet de continuer à investir dans cette activité, dans un environnement commercial qui place une forte pression sur les marges des entreprises. C'est dans un objectif d'efficacité et de pérennisation que nous avons présenté le projet à nos employés.
Concernant le basculement vers la sous-traitance, je rappelle que celle-ci soulève l'enjeu du transfert de technologie : dès lors qu'il est question d'activités dont nous pensons qu'elles nous conféreront un avantage concurrentiel à long terme, il est bien évidemment hors de question de céder nos technologies.
En outre, j'ai indiqué que nous offrions une solution clé en main aux restaurateurs, la partie Alsa ayant été conservée à la demande de nos clients afin de disposer d'une solution complète, ces derniers ne souhaitant pas multiplier les fournisseurs.
En résumé, le développement de la sous-traitance ne constitue pas une orientation stratégique d'Unilever.
M. Olivier Rietmann, président. - Allons plus loin, car je n'ai toujours pas compris la logique dans laquelle s'inscrit la vente de l'usine Alsa. Pourquoi se séparer d'unités de production alors que vous souhaitez proposer une gamme complète à vos clients et que vous continuez donc à vendre les produits concernés ?
Je vais le dire en toute objectivité, mes opinions - plutôt libérales - étant connues : plus le temps passe, plus vous semblez avancer vers l'abandon d'unités de production et paraissez envisager de jouer davantage le rôle d'« intermédiaire » entre les clients et les producteurs. Cela peut s'entendre, mais autant reconnaître que la production ne semble plus être au coeur de vos activités.
En outre, vous n'avez pas répondu sur les aides régionales et européennes.
M. Nicolas Liabeuf. - Nous n'avons pas cédé un site industriel avec la marque Alsa, mais une activité.
M. Olivier Rietmann, président. - Je n'ai pas saisi la nuance.
M. Nicolas Liabeuf. - L'activité de desserts à préparer est une activité purement française au sein d'un groupe présent dans 190 pays. Le groupe a donc évalué cette activité et estimé qu'elle ne s'étendrait guère au niveau mondial, d'où des investissements en recherche et développement plus limités que pour une activité telle que le dentifrice Signal, qui sera distribué dans de nombreux pays.
Nous avons donc vendu une activité, mais conservé la possibilité d'utiliser un portefeuille de produits sous la marque Alsa, dans un circuit de distribution bien spécifique.
M. Olivier Rietmann, président. - Avec le sigle Unilever, malgré tout.
M. Olivier Rietmann, président. - J'entends l'argument selon lequel le produit ne trouve pas preneur au niveau mondial, mais pourquoi ne pas conserver le site pour le marché français, qui existe bien ? Y a-t-il un problème de rentabilité de l'usine ? Je ne cherche pas à vous mettre en défaut, mais je peine à comprendre cet abandon de l'outil de production.
M. Nicolas Liabeuf. - Le chiffre d'affaires d'Alsa s'élevait à environ une centaine de millions d'euros, tandis que le chiffre d'affaires lié à l'activité de restauration que nous avons conservée ne représente que 3 millions d'euros à 4 millions d'euros. La majeure partie de l'activité est donc destinée aux foyers, le premier concurrent étant la marque distributeur, vendue 20 % à 30 % moins chère.
Afin de continuer à développer des activités premium, il nous faut investir fortement en R&D afin de créer de nouveaux produits. Une activité de cette taille, sur un marché restreint, ne bénéficie pas de suffisamment de ressources pour être pérenne à très long terme, ce qui explique la décision de groupe de conserver cette possibilité de commercialisation, en vue de fournir une solution à nos clients.
M. Olivier Rietmann, président. - Vous avez donc conservé uniquement une partie de l'activité, car vous avez estimé que de lourdes dépenses de R&D auraient dû être engagées pour garantir la rentabilité à long terme.
M. Nicolas Liabeuf. - Oui. De manière générale, notre rentabilité en France est largement inférieure à la moyenne mondiale, ce qui n'a pas toujours été le cas : elle était supérieure quinze ans plus tôt.
M. Olivier Rietmann, président. - Pour quelles raisons ?
M. Nicolas Liabeuf. - Le déséquilibre entre les activités industrielles et les activités de distribution l'explique au premier chef, avec un transfert de marge des premières vers les secondes. Ce phénomène a conduit à l'adoption des lois Égalim, bienvenues en ce qu'elles nous ont permis de sécuriser nos activités, les emplois et les filières agricoles et alimentaires.
Nous avons récemment discuté avec Laurent Saint-Martin dans le cadre de l'Association nationale des industries alimentaires (Ania) et avons évoqué le fait que la France avait perdu la première place d'exportateur pour n'être plus qu'au troisième ou au quatrième rang.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour en revenir à Alsa, il est possible que le sous-traitant n'investisse pas et mette en péril l'unité de production, ce qui vous mettrait en difficulté : votre choix est donc à double tranchant, d'autant plus que le débouché existe. Je ne vois pas pourquoi un sous-traitant investirait davantage qu'un géant mondial tel qu'Unilever.
Êtes-vous favorable, par ailleurs, à la transparence des aides publiques ?
Vous n'avez pas répondu au sujet des 14 millions d'euros qui seront investis : l'argent public sera-t-il mobilisé ?
Enfin, vous avez indiqué que les unités de production ne seraient pas concernées par le plan de licenciements mondial. Concernera-t-il d'autres structures, et si oui, à quelle hauteur ?
M. Nicolas Liabeuf. - Une fois encore, nous n'avons pas conservé la marque Alsa, mais la possibilité de commercialiser des produits sous cette marque, dans un circuit de distribution bien spécifique. De plus, nous avons vendu l'activité au leader des desserts à préparer en Europe, qui est une société allemande.
Je reviendrai vers vous au sujet de l'accompagnement régional prévu pour le site de Compiègne.
Enfin, le plan de productivité concernera 97 personnes, étant précisé que 40 volontaires se sont déjà manifestés. J'ai bon espoir que le nombre de personnes non volontaires sera inférieur à 40 en France.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Au cours des auditions que nous avons menées, nous avons pu constater que les aides publiques constituent un levier indispensable pour permettre à nos grandes entreprises d'être compétitives. Selon vous, même si vous faites moins appel aux aides publiques que d'autres secteurs d'activité, que faudrait-il faire pour vous aider à rester compétitif et développer nos positions dans un marché mondial de plus en plus concurrentiel ?
Le régime actuel des aides publiques est-il approprié ? Comment pourrait-il être adapté afin de répondre à la nouvelle donne du commerce international, sur fond de barrières douanières ?
M. Nicolas Liabeuf. - La concurrence se joue bien évidemment à l'échelle mondiale, mais elle s'entend plutôt à l'échelle européenne s'agissant des questions industrielles que nous avons évoquées, puisque la très grande majorité de nos produits est fabriquée sur le continent. L'attractivité de la France s'apprécie donc par rapport aux autres pays européens.
Notre recours aux aides est en effet limité. Le soutien qui nous a été fourni sur le plan énergétique nous a permis d'assurer la compétitivité de nos sites tout en protégeant le pouvoir d'achat des Français dans la mesure du possible : nous avons absorbé 55 % de l'inflation et notre profitabilité en a souffert.
Au total, nous avons perçu environ 3 millions d'euros d'aides publiques par an pour un chiffre d'affaires de 2,1 milliards d'euros : pour un groupe tel que le nôtre, elles ne jouent donc pas un rôle décisif pour la compétitivité.
En revanche, il importe de veiller à ce que le coût du travail nous permette de rester compétitif et à ce que la législation - notamment fiscale - soit suffisamment stable pour que nos investissements de long terme puissent être effectués sereinement. Investir 14 millions d'euros dans un site représente ainsi un engagement fort et à long terme, en France et en Europe.
L'attractivité de la France tient aussi à l'encadrement de notre secteur d'activité, notamment pour ce qui concerne les relations entre la distribution et les industriels, ce qui permet d'éviter de détruire la valeur ajoutée par le biais d'une baisse de prix permanente qui ne mène nulle part.
Enfin, aucun accompagnement régional n'est prévu s'agissant des 14 millions d'euros d'investissements.
M. Olivier Rietmann, président. - Qu'en est-il des 30 millions d'euros prévus pour 2025 ?
Mme Amélie Soriano-Johnston. - Il y aura probablement un certificat d'économie d'énergie pour un investissement de décarbonation, mais aucune autre aide n'est connue à date.
M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est ouverte à 16 h 20.
Audition de Danone - M. Antoine Bernard de Saint-Affrique, président-directeur général
M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Antoine Bernard de Saint-Affrique, président-directeur général de Danone.
L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.
Monsieur le président-directeur général, vous êtes accompagné de M. Laurent Sacchi, secrétaire général du groupe Danone. Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez Danone. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Antoine Bernard de Saint-Affrique et M. Laurent Sacchi prêtent serment.
Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.
Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises.
Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ?
Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ?
Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?
Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ?
Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?
Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?
Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?
Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de vingt minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique, président-directeur général de Danone. - Je vous remercie de me donner la parole dans le cadre de vos travaux. Je vois dans cet exercice l'opportunité de continuer à nourrir un climat de confiance et de dialogue transparent entre les acteurs économiques, les pouvoirs publics et les citoyens. Ce type de dialogue ne peut être que vertueux.
J'organiserai en trois temps le panorama des aides publiques perçues par Danone et leurs usages que je vais vous présenter. Je vous donnerai d'abord quelques éléments de contexte retraçant concrètement ce que représente le groupe Danone en France. Je ferai ensuite un panorama des aides publiques perçues par Danone en 2023, année de référence choisie par votre commission d'enquête, et je vous expliquerai comment ces aides ont été et sont utilisées par Danone. Enfin, je partagerai avec vous quelques réflexions et recommandations concernant le fonctionnement de ces aides publiques.
Danone a développé son expertise autour de trois secteurs axés sur la santé par l'alimentation, dont nous sommes les leaders ou les coleaders mondiaux : les produits laitiers frais et végétaux, les eaux minérales naturelles et la nutrition spécialisée qui regroupe les nutritions infantile et médicale. La France, où se trouve notre siège mondial et notre principal centre de recherche, rassemble environ 9 % de nos effectifs totaux avec 8 214 collaborateurs présents sur 25 sites, dont 13 sites de production et 2 centres de recherche. Nous collaborons dans le pays avec plus de 13 700 sous-traitants et plus de 1 900 exploitations agricoles partenaires. En 2024, nous avons enregistré un chiffre d'affaires de 3,489 milliards d'euros en France sur un total mondial de 27,376 milliards d'euros. Ce montant comprend la valeur générée par nos exportations. Même si le secteur de l'agroalimentaire est devenu particulièrement vulnérable en France ces dernières années, nous continuons d'investir en France, malgré l'érosion de nos marges, qui sont aujourd'hui les plus basses d'Europe.
Nous investissons dans la recherche, notamment via notre centre international de recherche et d'innovation, inauguré en 2023, qui rassemble 550 chercheurs et ingénieurs à Paris-Saclay. Notre investissement s'élève à plus de 100 millions d'euros pour le foncier et le bâtiment. Il s'agit de notre plus grand centre de recherche et d'innovation mondial. Ce centre irrigue un large système de partenariats avec des organismes publics, des universités et des entreprises qui a représenté un investissement de plus de 43 millions d'euros entre 2019 et 2024. En 2023, nous avons dépensé 136 millions d'euros en recherche et développement (R&D) en France.
Nous investissons également dans notre outil productif, comme dans les Hauts-de-France où une nouvelle ligne de production consacrée à la nutrition médicale sera mise en service d'ici à 2026.
Enfin, nous investissons pour renforcer la filière agricole en amont de nos activités. Ainsi, depuis 2015, Danone a consacré plus de 48 millions d'euros pour accompagner ses agriculteurs partenaires dans leur transition vers l'agriculture régénératrice.
Pour la période 2023-2027, Danone investira plus de 500 millions d'euros en France, soit environ un tiers des investissements totaux dédiés à l'Europe, ce qui est bien plus que dans tous les autres pays du continent européen. Ces chiffres illustrent notre confiance dans le marché français et notre volonté de contribuer au renforcement de la compétitivité de la recherche, ainsi qu'au développement, en France, de notre appareil productif.
Concernant les aides publiques perçues en 2023, Danone a reçu 33,4 millions d'euros, somme qui est dans la moyenne par rapport aux années précédentes, hormis 2022 et 2021 où nous avons bénéficié d'aides covid visant à soutenir notre activité d'hôtellerie à Évian. Je détaillerai cette somme en la scindant en trois catégories : les subventions et avances remboursables, les mécanismes fiscaux et les dispositifs sociaux.
En 2023, nous avons reçu 11 millions d'euros de subventions et d'avances remboursables, soit 11 % de nos investissements, dans nos capacités de production industrielle en France.
Premièrement, nous avons reçu 9,1 millions d'euros via des certificats d'économies d'énergie (C2E), qui nous ont permis de rénover une grande partie de nos sites en France dans le cadre de leur transition énergétique. Par exemple, notre usine au Molay-Littry, dans le Calvados, a bénéficié d'un vaste projet de modernisation de nos installations énergétiques entre 2022 et 2023 pour un coût total de 4,4 millions d'euros. Cela nous a permis d'améliorer notre efficacité énergétique et notre productivité, en divisant par quatre nos gigawattheures en trois ans, soit une économie d'énergie de l'ordre de 300 000 euros. Dans ce cadre, l'État a financé 3,7 millions d'euros en 2023, versés directement à notre prestataire, Clauger, et Danone a pris à sa charge un montant de l'ordre de 700 000 euros.
Deuxièmement, nous avons perçu 125 000 euros via les aides des agences de l'eau, qui nous permettent de mener des projets d'optimisation de la gestion industrielle de l'eau et de protection de la ressource sur nos bassins versants. Dans notre usine Badoit, nous avons mis en place une station biologique en 2023 pour un coût total de 1,5 million d'euros, ce qui nous permet de réduire les nitrates qui proviennent de nos nettoyages industriels. Ce projet nous permet de réduire notre consommation d'eau industrielle de 15 % par an, pour une économie de 8,8 millions d'euros. L'agence de l'eau finance une partie de cette station à hauteur de 250 000 euros, dont ce premier versement de 125 000 euros en 2023. Le reste nous sera versé en 2025 si nous respectons les objectifs fixés.
Troisièmement, Danone a perçu 900 000 euros au titre du plan France 2030, somme qui se décompose en deux parties : 360 000 euros d'avance remboursable et 540 000 euros de subvention pour l'un de nos projets dans notre usine de Steenvoorde située dans les Hauts-de-France. Cela nous permettra de mettre en place une nouvelle ligne de production dédiée à la nutrition médicale d'ici à 2026. C'est l'aboutissement de quatre ans de travaux et cela nous permettra d'installer un savoir-faire stratégique en France, à savoir la production de compléments nutritionnels oraux qui sont destinés aux personnes âgées ou à des personnes qui sont atteintes de maladies chroniques. Le projet permettra la création de 23 emplois directs et d'une quarantaine d'emplois indirects pour la logistique et l'emballage.
Notre investissement total s'élève à 60 millions d'euros, incluant un soutien de Bpifrance à hauteur de 3,5 millions d'euros dans le cadre du plan France 2030. En 2023, nous avons bénéficié d'une première part de 900 000 euros et nous devrions percevoir le reste de l'aide publique, soit 2,7 millions d'euros, d'ici à 2026.
Je précise aussi que notre usine de Steenvoorde bénéficie actuellement d'un second accompagnement public pour l'installation d'une chaudière biomasse de 6,5 mégawatts en substitution du gaz actuel, en partenariat avec Engie. Cette installation devrait nous permettre de réduire de près de 70 % l'empreinte carbone du site grâce à une énergie verte et locale. Le budget total de ce projet s'élève à 10 millions d'euros. Il est soutenu par le plan France 2030 via l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), à hauteur de 3,3 millions d'euros, ainsi que par la région Hauts-de-France et la communauté d'agglomération Coeur de Flandre, à hauteur de 600 000 euros. Le versement des fonds est échelonné sur la période 2022-2026 en fonction de la réalisation des différentes étapes du projet. Je précise qu'il n'y a pas eu de versement de ces aides en 2023.
J'en viens aux mécanismes fiscaux, exclusivement représentés en 2023 par le crédit d'impôt recherche (CIR). Nous avons bénéficié de 19 millions d'euros au titre de ce crédit pour des dépenses de recherche et développement en France s'élevant à 138 millions d'euros au total. Le ratio reste similaire, année après année.
Le crédit d'impôt recherche est un levier essentiel qui nous permet de développer de manière préférentielle une activité de recherche active dans notre pays. Ainsi, environ 40 % de nos dépenses de recherche et développement sont réalisées en France. Grâce au CIR, le coût d'un chercheur en France devient compétitif par rapport aux grands pays de recherche, sur un sujet stratégique pour l'avenir du pays. Notre confiance dans la pérennité de ce dispositif a largement contribué à notre décision d'investir 100 millions d'euros dans notre centre de recherche et développement, à Paris-Saclay.
Ce dispositif facilite et stimule les collaborations au sein de l'écosystème français. En 2024, nous avons noué 60 partenariats avec des acteurs français pour un total de 7,5 millions d'euros investis et éligibles au crédit d'impôt recherche. Sur la période 2019-2024, le montant dépensé dans le cadre de notre écosystème regroupant chercheurs académiques et industriels s'élève à 43 millions d'euros. Il s'agit de partenariats publics avec l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) ou encore avec AgroParisTech, ainsi que de partenariats avec des entreprises comme SAM, qui fait de la recherche sensorielle, ou CEN, qui fait de la recherche clinique sur le bénéfice de nos produits pour le bien-être digestif.
Enfin, nous avons également bénéficié de dispositifs sociaux à hauteur de 3,4 millions d'euros en 2023, dont 2,8 millions d'euros au titre des réductions de cotisations sociales et 542 000 euros au titre du crédit d'impôt apprentissage. Les réductions de cotisations sociales correspondent aux allègements de cotisations Urssaf et aux réductions de charges sur les retraites complémentaires. Le crédit d'impôt apprentissage nous permet de soutenir la diversité en entreprise et la montée en compétences tout en facilitant l'accès des jeunes au monde du travail. Nous comptions 378 apprentis en 2023, soit une augmentation d'environ 13 % depuis 2020.
En résumé, nous avons bénéficié de 33 millions d'euros d'aides publiques, dont 28 millions concentrés sur deux dispositifs prioritaires pour le pays : les certificats d'économies d'énergie et le crédit d'impôt recherche. Nous sollicitons ces aides avec discernement pour soutenir notre politique d'investissement, et accélérer ou concrétiser des projets orientés vers la modernisation, la transition, la compétitivité et l'avenir.
Je voudrais maintenant présenter trois pistes de réflexion pour améliorer le fonctionnement de ces aides, après avoir partagé avec vous quelques convictions simples tirées de vingt-cinq années passées à travailler hors de France.
Les aides publiques ont à mon sens vocation à s'orienter autour de trois grandes thématiques : des aides exceptionnelles en cas de choc exogène ; des aides pour piloter des choix stratégiques structurants pour la Nation, afin de soutenir des changements clés pour la souveraineté, par exemple dans les secteurs de la transition écologique, du numérique ou de l'éducation ; des aides visant à assurer la compétitivité et l'attractivité du pays dans des domaines stratégiques où la compétition est mondiale, comme la recherche et l'innovation.
Ces aides, bien que de nature fondamentalement différente, doivent obéir à des règles communes : la transparence - où va l'argent du contribuable ? - et l'évaluation - quels sont les résultats ?
Mes recommandations pratiques se concentreront sur le second type d'aide et tiennent en quatre points.
Premièrement, il est important de favoriser les outils de cofinancement à l'image du plan France 2030. Ils sont essentiels pour renforcer la compétitivité de la France parce qu'ils permettent de financer et d'accélérer les transitions nécessaires et massives que notre tissu industriel doit opérer, notamment la transition écologique, qui dans le cadre de l'agroalimentaire ne sera jamais financée par le consommateur à travers une hausse des prix.
Je voudrais d'ailleurs pointer un manque : l'agroalimentaire est un secteur clé de la souveraineté de la France, mais il ne figure pas parmi les nouvelles priorités de France 2030 énoncées par le Premier ministre, il y a quelques semaines. Sur les 54 milliards d'euros du plan, seulement 2,3 milliards, soit à peine 4 %, sont consacrés au développement d'une alimentation saine et durable. C'est peu pour la première industrie de France, qui est au coeur d'enjeux économiques et de société essentiels.
Deuxièmement, je pense que certains dispositifs d'aide publique gagneraient à être simplifiés. Je rejoins les propos tenus par plusieurs chefs d'entreprise que vous avez auditionnés.
L'objectif est non pas de réduire le niveau d'exigence ou de contrôle exercé par les pouvoirs publics - ce contrôle est légitime, s'agissant de l'argent du contribuable -, mais de rendre ces dispositifs plus lisibles, plus prévisibles et plus efficaces. L'incertitude quant aux délais de traitement peut freiner les projets. La multiplicité des interlocuteurs au sein de l'appareil administratif complexifie les démarches et dilue l'efficacité des aides. Face à cela, l'idée d'un guichet unique constitue une solution pragmatique.
L'engagement de la Commission européenne, qui a instauré un cadre plus clair et plus rapide pour les aides d'État, va également dans le bon sens.
Fort d'une expérience de nombreuses années à l'étranger, je constate que d'autres pays ont mis en place des systèmes d'aides aux entreprises qui se distinguent par leur simplicité d'accès, leur rapidité de mise en oeuvre et leur lisibilité, tout en demeurant sélectifs et exigeants.
À Singapour, pour prendre un exemple concret, il y a un interlocuteur unique - le Conseil de développement économique (Economic Development Board) -, qui travaille en étroite collaboration avec les fonds souverains et le gouvernement. Il propose des incitations financières puissantes au service de la compétitivité nationale sur des sujets stratégiques, tout en garantissant une visibilité pluriannuelle dans un cadre administratif clair et pragmatique. Ce conseil entretient un échange informel permanent avec les entreprises au cours de l'instruction des dossiers, ce qui permet de limiter les incertitudes et d'améliorer la qualité des candidatures. Il s'agit là d'une bonne pratique, qui pourrait utilement être généralisée dans le cadre du plan France 2030.
Troisièmement, nous avons besoin de modes de financement adaptés. Pour un groupe comme Danone, les avances remboursables ne constituent pas un levier pertinent, car les taux d'intérêt qui leur sont appliqués sont actuellement bien supérieurs à ceux du marché. Le principe même de l'avance remboursable est sain, mais certains pays, comme le Canada, ont su en renforcer l'impact : les avances y sont octroyées à des taux largement inférieurs à ceux du marché, voire, dans certains cas, à taux zéro.
Quatrièmement, il me paraît indispensable d'identifier systématiquement les meilleures pratiques de ceux avec lesquels nous sommes, de fait, en concurrence, et de les adopter rapidement et pragmatiquement, si cela s'avère nécessaire. C'est une pratique courante dans les entreprises. C'est la condition de leur survie comme de leur compétitivité. Cette logique pourrait, me semble-t-il, s'appliquer plus largement, au-delà du seul monde de l'entreprise.
Telles sont mes suggestions, qui ne sont sans doute pas très originales, mais qui se veulent simples et pragmatiques. Elles visent à rendre plus efficaces pour tous des dispositifs qui jouent un rôle déterminant dans la compétitivité des entreprises du pays.
Ces aides structurelles à la compétitivité incitent, rassurent, stimulent et accélèrent : elles jouent un rôle fondamental de déclencheur. Du côté des pouvoirs publics, lorsqu'elles sont attribuées avec discernement et dûment contrôlées, elles permettent d'orienter l'effort du tissu économique vers des priorités de moyen et long termes, propres à assurer la compétitivité, le rayonnement du pays et le renforcement de son appareil productif.
Dans un contexte géopolitique particulièrement tendu, marqué notamment par la politique industrielle offensive des États-Unis et par l'approche stratégique et de long terme adoptée par la Chine en matière de soutien à l'industrie et à l'innovation, l'Europe, et singulièrement la France, doivent, à mon sens, jouer avec les mêmes armes.
M. Olivier Rietmann, président. - Première réflexion : vous avez parlé de produits laitiers végétaux ...
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - J'ai parlé de produits laitiers et de produits végétaux. Je ne me serais pas permis de confondre les uns et les autres, qui correspondent à deux besoins différents, dans un monde qui devient flexitarien. (Sourires.)
M. Olivier Rietmann, président. - Pour en revenir à l'objet de notre commission, vous évoquiez une érosion de la marge et de la rentabilité de vos entreprises en France, y compris par rapport au reste de l'Europe. Pourriez-vous nous donner un peu plus de détails ? Quelle est aujourd'hui la marge de Danone en France par rapport à sa marge en Europe ou dans le monde ?
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Factuellement, la marge dont disposent les acteurs économiques en France est la plus basse d'Europe. La meilleure description de cette situation figure dans un rapport de l'inspection générale des finances (IGF) publié en 2022. Ce rapport étudie l'évolution de l'excédent brut d'exploitation dans trois secteurs : l'industrie, la grande distribution et l'agriculture, entre la période pré-covid et l'année 2022.
Sur cette période, l'excédent brut d'exploitation des industriels de l'agroalimentaire a diminué de 16,1 points. Celui de la grande distribution s'est maintenu, avec une baisse limitée à un point. En revanche, l'excédent brut d'exploitation des agriculteurs a progressé de 12 points.
Ce constat traduit plusieurs réalités. Il reflète notamment le prix de l'alimentation en France, qui demeure plus bas que dans bien des pays, la difficulté à valoriser l'alimentation elle-même, mais aussi à soutenir la recherche et l'innovation dans ce secteur.
C'est pourquoi j'ai souligné, comme je l'ai fait à l'Assemblée nationale devant la commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté alimentaire de la France, l'importance de l'application de la loi du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous (Égalim). Cette loi constitue un levier essentiel pour protéger les agriculteurs. Sans agriculture, il n'y a pas de nourriture. Et sans avenir pour les agriculteurs, il n'y a pas d'avenir pour la filière agroalimentaire française. Le problème est collectif.
Cette filière présente pourtant une double valeur ajoutée : en matière d'innovation, mais aussi du point de vue environnemental. Chez Danone, notre métier, c'est la santé par l'alimentation. Ce positionnement repose sur une base scientifique forte, avec un substrat de recherche fondamental dans notre société. Les agriculteurs jouent à cet égard un rôle absolument essentiel : ils sont les premiers acteurs de l'environnement. Ils ne représentent pas le problème ; ils sont la solution. Un pays sans agriculteurs est un pays sans avenir.
M. Olivier Rietmann, président. - Pensez-vous que l'on touche aujourd'hui les limites d'un système fondé sur une exigence toujours accrue de qualité et de vertu, mais qui demeure orienté vers des prix toujours plus bas pour le consommateur ?
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Toute chose a un prix. Il faut rémunérer décemment les agriculteurs, et Danone s'y emploie depuis de nombreuses années. L'entreprise a été pionnière dans la mise en place de contrats de long terme pour le prix du lait, auxquels s'ajoutent des primes incitatives destinées à encourager l'agriculture régénératrice et certaines pratiques vertueuses. Elle soutient également l'installation des jeunes agriculteurs.
Il faut aussi rémunérer les entreprises comme la nôtre, qui investissent massivement dans la recherche et développement. Ces investissements couvrent des domaines d'une grande sophistication. Danone figure parmi les leaders mondiaux de la nutrition médicale. Lorsqu'un patient suit un traitement oncologique, qu'il est âgé ou en situation de dénutrition, être en mesure d'agir sur cette dénutrition permet une meilleure résistance au traitement, une sortie plus rapide de l'hôpital, un retour plus efficace à l'autonomie et, finalement, une diminution des coûts pour la société.
Ces produits reposent sur un socle scientifique et technologique très avancé, au coeur du travail de Danone : le microbiome. C'est le cas pour le yaourt Danone depuis toujours. Pour prendre une analogie, le rapport est le même qu'entre la Formule 1 et la voiture de ville : une technologie très poussée se retrouve à des niveaux moindres, mais significatifs, dans nos produits protéinés ou parfois à un niveau équivalent dans notre offre de nutrition infantile.
Il existe ainsi un écosystème d'une importance capitale, non seulement pour Danone, mais aussi pour le pays. C'est pourquoi nous poursuivons nos investissements dans la recherche et développement, ce qui justifie que nous restions l'un des grands leaders mondiaux et un champion français d'un secteur agroalimentaire très singulier, fondé sur la santé par l'alimentation.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je souscris au constat que vous avez fait : l'exercice auquel nous nous livrons relève de l'intérêt général. Pour la première fois, une trentaine de présidents-directeurs généraux d'entreprises issues de plusieurs filières viennent échanger avec le Parlement et débattre sur l'utilisation de l'argent public. Je n'y vois aucun inconvénient, bien au contraire. Dans leur quasi-totalité, les présidents-directeurs généraux, ou directeurs généraux, répondent présent et communiquent en toute transparence les montants concernés. Cela contribue, selon moi, à recréer de la confiance entre le pouvoir économique, les salariés, les élus et les citoyens. Ce type d'échanges nourrit un débat politique de haut niveau, un débat politique éclairé. Je m'y retrouve pleinement.
J'avoue avoir été assez surpris d'apprendre ce matin qu'un cabinet d'avocats prépare désormais les présidents-directeurs généraux aux auditions, estimant que le Parlement serait devenu une zone de non-droit. (Sourires.)
Monsieur le président, vous étiez d'ailleurs cité... Comme quoi, le président libéral-social ferait plus peur que le rapporteur communiste. On apprend décidément des choses dans la presse ! (Nouveaux sourires.)
Je le répète, ce moment me semble important. Il donne lieu à un échange et à un débat dont émergeront sans doute des solutions. Cette manière de faire me paraît plutôt saine.
Dans cet esprit, monsieur le président-directeur général, êtes-vous favorable à la transparence des aides publiques ? Pourriez-vous compléter la réponse que vous avez commencé à donner dans votre propos introductif ?
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - J'ai fait preuve d'une transparence absolue et je ne peux que faire écho à vos propos : la transparence constitue une véritable vertu.
Dans une entreprise, la gestion s'effectue par objectifs. Elle suppose d'une part que les fonds soient correctement alloués, et d'autre part que leur utilisation soit rigoureusement mesurée. Je suis donc favorable à une transparence totale en matière d'aides publiques : vous disposez ainsi du moindre détail de ce que nous recevons.
Je suis également favorable à ce que ces aides fassent l'objet d'une évaluation, selon des critères simples et pragmatiques, sans pour autant en faire une usine à gaz. Lorsqu'un investissement est réalisé dans une entreprise, il importe de s'assurer que l'argent a été utilisé à bon escient et que les objectifs fixés ont été atteints.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Le Parlement doit disposer d'un dispositif d'évaluation et de suivi des 2 200 mécanismes fiscaux, subventions directes ou indirectes. Lors du vote du budget, quelles que soient les orientations politiques de chacun et, in fine, le sens de notre vote, il reste essentiel que cette évaluation soit accessible pour permettre un débat éclairé.
Dans l'entreprise également, la direction comme les représentants des salariés mènent un débat légitime sur l'usage de l'argent public. Il s'agit d'identifier les objectifs visés et les moyens mobilisés pour cela, et de mesurer ce qui est rendu possible grâce à l'intervention publique. Pour prendre un exemple, le crédit d'impôt recherche représente environ 15 % de vos dépenses de recherche et développement. Sans cette aide, un certain nombre de projets n'auraient pas vu le jour.
Je souhaite à présent compléter le tableau. Dans la mesure où vous disposez de brevets, vous ne recourez pas au dispositif IP Box qui concerne la fiscalité des revenus issus de la propriété intellectuelle. Vous ne bénéficiez pas non plus du mécénat ni du crédit d'impôt famille. S'agissant de l'énergie, vous avez mentionné les aides liées aux certificats d'économies d'énergie. Pour le reste, votre entreprise n'aurait reçu aucune aide spécifique liée à la crise énergétique de ces dernières années. J'imagine pourtant que la facture s'est alourdie.
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Je ne pense pas.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour être complet, j'en viens aux dividendes. Vous annoncez 2,15 euros de dividendes par action et 679 millions d'actions en circulation. Cela représente 1,5 milliard d'euros de dividendes versés l'an dernier, à l'échelle mondiale.
Vous déclarez également 2,7 millions d'actions rachetées, sans que je dispose du montant total correspondant, et un flux de trésorerie particulièrement favorable de 3 milliards d'euros en 2024, ce qui constitue un niveau historique pour votre groupe.
Pouvez-vous nous apporter des précisions sur le montant des impôts acquittés, ainsi que des salaires et cotisations sociales versés en France ? Cela nous permettrait de mener un débat économique global et éclairé.
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Le dividende s'élève effectivement à 2,15 euros cette année, sur la base du résultat mondial, la France ne représentant qu'une partie de ce bénéfice global.
Quelques précisions sur ce dividende. Lorsqu'un investisseur achète une action, le dividende constitue, en quelque sorte, le loyer de l'argent qu'il place dans l'entreprise. Le rendement moyen du dividende versé par Danone sur les dix dernières années s'élève à environ 3,2 %. Ce niveau correspond à celui des emprunts d'État français, sans toutefois offrir la même solidité ni le même niveau de sécurité. Il reste, en outre, nettement inférieur au taux d'emprunt américain. Ainsi, le rendement de l'action, sans être négligeable, ne reflète pas toujours le niveau de risque assumé par ceux qui placent leur argent dans l'entreprise.
En ce qui concerne les rachats d'actions, la situation est très simple. Jusqu'à cette année, et depuis mon arrivée, aucun rachat d'actions n'avait été opéré. Les seuls qui ont effectués cette année visent exclusivement à racheter les actions destinées à être distribuées aux salariés et aux cadres de l'entreprise. Cela permet d'éviter une dilution de la participation des actionnaires. Il ne s'agit donc en aucun cas d'un programme de rachat d'actions massif.
J'ai été parfaitement clair, publiquement, sur l'utilisation du cash de l'entreprise, au-delà bien sûr de la masse salariale. Cette dernière représente environ 60 % des flux financiers, contre environ 20 % pour l'investissement et 20 % pour les dividendes. Voilà, grosso modo, la répartition des ressources.
La première utilisation du cash consiste à investir dans l'avenir : cela comprend la recherche et développement, l'outil industriel et la valorisation de la marque. La deuxième part sert à verser un dividende, qui rémunère l'argent investi dans la société. Enfin, une troisième part est destinée à des acquisitions, afin de renforcer l'empreinte de Danone. Nous avons d'ailleurs annoncé ce matin l'acquisition d'une entreprise, dans l'objectif, là encore, de faire progresser Danone. Enfin, cette année, nous avons procédé au rachat de 2,7 millions d'actions, correspondant à celles qui ont été attribuées aux salariés et aux cadres, toujours dans le but d'éviter la dilution des actionnaires.
M. Laurent Sacchi, secrétaire général du groupe Danone. - Le 5 mai dernier, nous avons distribué 1,392 milliard d'euros en dividendes. Parallèlement, nous avons procédé à un rachat d'actions pour un montant de 192 millions d'euros. Cette opération correspond précisément à la compensation des émissions d'actions nouvelles intervenues dans le cadre du plan d'actionnariat salarié et du plan d'attribution d'actions gratuites au bénéfice de plus de 1 500 cadres de l'entreprise.
M. Olivier Rietmann, président. - Quid des impôts ?
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - La contribution fiscale de Danone en France s'élève à 413 millions d'euros. Elle se décompose en 110 millions d'euros d'impôts dits de production, de prélèvements liés aux critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) ainsi que de taxes sectorielles. À cela s'ajoutent 303 millions d'euros de cotisations patronales et de taxes sur les salaires.
Danone ne paie pas d'impôt sur les sociétés en France, pour deux raisons très simples. La première tient à un endettement particulièrement élevé, lié à notre expansion internationale qui s'est opérée à partir de la France. Nous avons notamment racheté la société Numico, spécialisée dans la nutrition médicale et infantile, ainsi que White Wave, qui produisait du lait biologique et des alternatives végétales.
La seconde raison tient au fait que la France constitue un centre administratif majeur, donc un centre de coûts très important. C'est en France que se trouvent notre principal centre de recherche et nos fonctions globales. Les coûts liés à ces fonctions, conjugués aux charges d'endettement, absorbent en réalité l'assiette de l'impôt sur les sociétés en France.
M. Fabien Gay, rapporteur. - J'ai un désaccord avec vous sur cette façon de voir les choses - mais il n'y a pas qu'avec vous.
Il s'agit de 110 millions d'euros d'impôts de production et de taxes diverses, auxquels s'ajoutent 303 millions d'euros de cotisations patronales et de taxes sur les salaires. Or ces 303 millions d'euros correspondent en réalité à une part du salaire différé. Ce n'est pas de l'impôt ; cela n'a rien à voir.
M. Olivier Rietmann, président. - Cela n'engage que le rapporteur !
M. Fabien Gay, rapporteur. - Bien entendu !
J'en viens maintenant au CIR, car il me semble utile d'engager un échange avec vous à ce sujet. Si je ne me trompe pas, ce dispositif représente environ 15 % des dépenses...
M. Olivier Rietmann, président. - J'ai compté 13,5 %.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Très bien, retenons le chiffre exact : 13,5 %.
Pouvez-vous nous expliquer ce que cela implique concrètement ? Sans le CIR, certaines activités de recherche et développement seraient-elles maintenues en France, ou bien seraient-elles délocalisées ailleurs en Europe, voire en Inde, notamment en matière d'emploi ? Combien de projets sont concernés chaque année ? Parle-t-on de plusieurs dizaines ou de plusieurs centaines de dossiers ?
Par ailleurs, ces activités sont-elles concentrées uniquement sur le site de Paris-Saclay ou bien d'autres centres de recherche sont-ils également mobilisés ?
Enfin, menez-vous l'intégralité de ces travaux en interne ou bien en externalisez-vous une partie ? En réalisez-vous aussi hors de France, au sein de l'Union européenne ? Je rappelle que, en principe, 30 % des travaux peuvent être confiés à la sous-traitance et environ 10 % à d'autres filiales européennes, à condition que celles-ci soient situées dans l'Union européenne.
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Lorsqu'un centre de recherche employant plus de 500 chercheurs est implanté, c'est un engagement à très long terme. Ce type de décision structure l'avenir.
Deux éléments sont alors déterminants. D'une part, les compétences disponibles et la qualité de l'écosystème entourant l'entreprise, c'est-à-dire la valeur des femmes et des hommes ainsi que la richesse du tissu universitaire, scientifique et industriel. D'autre part, l'équation économique propre à cet écosystème. Ces deux critères sont essentiels. Nous avons, par exemple, un centre de recherche aux Pays-Bas qui bénéficie d'un écosystème remarquable, tant du point de vue universitaire que pour les compétences d'ingénierie.
Lorsqu'une telle implantation est envisagée, la décision repose toujours sur ces deux piliers. Le crédit d'impôt recherche, comme je l'ai indiqué dans mon propos liminaire, joue alors un rôle fondamental. Il compense les écarts de coût ou d'attractivité, et permet d'aligner la compétitivité française avec celle d'autres nations, à conditions égales d'écosystème.
Le crédit d'impôt recherche n'est pas, en soi, une raison suffisante pour s'implanter : on ne choisit pas un lieu uniquement pour une aide, mais cette aide oriente de manière décisive le choix final lorsqu'elle s'inscrit dans un environnement propice.
Cela m'amène à la seconde partie de votre question, concernant l'écosystème.
Chez Danone, nous réalisons en interne une part très importante de nos travaux. Nous disposons notamment, à Saclay, d'une base de 1 900 souches de ferments. Les recherches menées y sont exceptionnelles. Nous travaillons avec des équipes d'une qualité remarquable. Certains de nos chercheurs enseignent également dans des établissements extérieurs, à Saclay comme ailleurs. Cela témoigne de la richesse de notre écosystème partenarial. Nous collaborons étroitement avec les universités, notamment en accueillant des doctorants. Cela nous permet de bénéficier de regards nouveaux sur des sujets majeurs et, en retour, de faire vivre l'écosystème universitaire. C'est un premier cercle.
Nous coopérons également avec des entreprises partenaires, parfois dans des configurations inattendues. Nous avons ainsi créé une joint venture avec Michelin autour de la fermentation de précision. Michelin, chimiste de son état, et nous-mêmes, spécialistes des sciences de la vie, partageons un intérêt commun pour cette technologie, bien que nous l'abordions sous des angles radicalement différents. Ces collaborations produisent des résultats passionnants.
Nous travaillons aussi avec AgroParisTech, avec l'Inrae et même avec le Conseil européen pour la recherche nucléaire (Cern) sur des projets de structuration de produits extrêmement complexes.
En somme, nous ne travaillons pas en vase clos. L'immense majorité, pour ne pas dire la totalité, de nos recherches se déroule en France. Il se peut qu'un ou deux projets échappent à cette règle, mais nos centres français sont conçus pour rayonner à l'échelle mondiale. Les travaux menés en France ou aux Pays-Bas ont vocation à nourrir notre innovation partout dans le monde.
M. Laurent Sacchi. - Vous avez évoqué la question du nombre de centres de recherche implantés en France. Il en existe un second, plus modeste, situé à Évian, qui se consacre principalement aux questions liées aux emballages. Ce centre travaille à la fois sur l'allègement de nos emballages, sur la réduction de leur impact environnemental ainsi que sur les futures générations d'emballages.
Il faut savoir que la décision a été prise d'implanter notre centre de recherche actuel sur le plateau de Saclay afin de remplacer notre centre de recherche précédent, également situé à Saclay, plus petit et moins ambitieux. À ce moment-là, la tentation fut grande de réunir nos deux grands centres de recherche de Saclay et d'Utrecht, aux Pays-Bas. Lors de l'acquisition de Numico, nous avions en effet intégré un centre de recherche de très haut niveau, spécialisé dans l'alimentation infantile et l'alimentation médicale. L'idée de regrouper l'ensemble de notre recherche à Utrecht a été sérieusement envisagée. Toutefois, un facteur déterminant a conduit à maintenir et renforcer notre présence en France : la visibilité offerte par le crédit d'impôt recherche. Cet élément n'a pas à lui seul scellé la décision, mais il a joué un rôle majeur. Il a contribué à rééquilibrer une équation économique initialement plus favorable à une implantation aux Pays-Bas.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Faites-vous tout en interne ou recourez-vous à la sous-traitance ? Faites-vous tout en France ou en partie à l'étranger ?
M. Laurent Sacchi. - Nous faisons quasiment tout en France et en interne, à l'exception de quelques cas de coopération, comme ceux qui ont été évoqués précédemment, notamment avec l'Inrae. Ces collaborations relèvent toutefois toujours d'un pilotage interne. La recherche n'est jamais entièrement sous-traitée à l'extérieur. En effet, la propriété industrielle doit rester en interne. Chaque année, nous menons entre 80 et 100 dossiers éligibles au CIR.
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Et nous avons fait l'objet de 7 contrôles en trois ans.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Une aide relativement modeste, mais relayée par la presse, a été attribuée par la communauté de communes de Flandre Intérieure à hauteur de 450 000 euros au profit de l'usine Blédina de Steenvoorde. Cette subvention a suscité un débat lors du dernier conseil communautaire. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi et comment une collectivité locale, qui n'est pas la région, intervient à une telle hauteur pour maintenir l'activité du site ? Comprenez-vous que cela puisse être perçu, par certains, comme un chantage à l'emploi ?
D'ailleurs, j'ai été alerté, en préparant cette audition - à ce stade, il ne s'agit que de rumeurs -, par plusieurs syndicalistes que l'usine Blédina de Villefranche, près de Lyon, qui existe depuis environ cent-cinquante ans, pourrait voir son activité arrêtée ou être cédée. Pouvez-vous confirmer ou infirmer cette rumeur ?
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Je n'ai pas vocation à commenter les rumeurs. L'usine de Villefranche traverse de grandes difficultés, son activité étant en déclin depuis longtemps. Nous y poursuivons nos efforts, et nous faisons tout notre possible pour maintenir l'activité sur place. Mais, encore une fois, je ne commenterai pas les rumeurs des uns ou des autres.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Soyons clairs : cela signifie-t-il qu'aucune décision de fermeture ne sera prise dans les prochains mois ?
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - On ne ferme jamais un site de gaité de coeur, car c'est un drame pour les employés ; c'est la dernière décision à laquelle on se résout. Cela étant, de manière générale - et je ne parle pas ici spécifiquement de Villefranche -, il incombe à une entreprise de garantir sa viabilité. Danone est un investisseur net en France et entend le rester. Mais cela ne signifie pas que chaque site demeurera figé à l'identique pour l'éternité.
Prenons l'exemple de Villecomtal-sur-Arros : l'activité y était totalement déclinante, nous avons donc entièrement transformé le site. Dans d'autres cas, nous avons été contraints de fermer. Cela se fait toujours « à la manière Danone », c'est à-dire avec un profond sens des responsabilités, dans le respect et en dialogue avec les représentants du personnel.
Comme je l'ai indiqué dans mon propos liminaire, la subvention versée par la communauté d'agglomération Coeur de Flandre est liée non pas à l'emploi, mais à un projet de chaudière de biomasse destiné à réduire l'empreinte carbone du site. Cette chaudière utilise des coproduits agricoles provenant d'un rayon d'environ 70 kilomètres autour de l'usine. Nous offrons donc aux agriculteurs un débouché pour valoriser leurs coproduits.
M. Laurent Sacchi. - À propos du chantage à l'emploi que vous avez évoqué...
M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est l'expression employée par la presse locale et par les représentants d'élus.
M. Laurent Sacchi. - Au contraire, le site de Steenvoorde se développe, puisque nous y avons réalisé un investissement important, afin de diversifier la production. Nous avons notamment installé une ligne de nutrition médicale, qui est un marché en pleine croissance. Comme nous avions plus de capacités en Angleterre, en Allemagne et aux Pays-Bas qu'en France sur ce marché, nous avons décidé d'y installer une usine, à Steenvoorde, laquelle n'est donc pas menacée.
M. Olivier Rietmann, président. - La communauté d'agglomération a-t-elle versé cette aide au titre de sa compétence en matière d'aides à l'immobilier d'entreprise ?
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - La communauté d'agglomération Coeur de Flandre a versé une aide liée au projet de chaudière de biomasse, qui est lui-même lié à l'écosystème agricole autour du site.
M. Olivier Rietmann, président. - Vous avez investi 10 millions d'euros pour cette chaudière, n'est-ce pas ?
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Absolument, l'investissement s'élève à 10 millions d'euros, dont 3,3 millions sont pris en charge par l'Ademe, et 60 000 euros par la région Hauts-de-France et la communauté d'agglomération Coeur de Flandre.
M. Laurent Sacchi. - Autrement dit, ces aides publiques ne financent pas la nouvelle ligne de production, mais elles contribuent au développement du site.
M. Michel Masset. - Je partage une grande partie de vos réflexions sur les conditions d'attribution des aides : événement exceptionnel, projet structurant pour l'autonomie de la Nation ou encore compétitivité de la recherche, le tout dans une logique de transparence et d'évaluation régulière.
Je connais votre engagement en faveur du monde agricole. Vous avez évoqué un soutien à hauteur de 48 millions d'euros, n'est-ce pas ?
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Oui, nous avons soutenu la filière agricole à hauteur de 48 millions d'euros depuis 2015.
M. Michel Masset. - Ces investissements favoriseraient l'agriculture dite régénératrice. Pourriez-vous détailler les modalités de sélection de vos partenaires et la nature des contrats ? Collaborez-vous avec les chambres consulaires ?
Enfin, vous avez environ 180 sites de production à travers le monde...
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Nous en avons exactement 153, de mémoire.
M. Michel Masset. - Bénéficiez-vous, dans d'autres pays, d'aides publiques similaires ?
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Vous nous avez indiqué percevoir environ 33,4 millions d'euros d'aides publiques. Quelle part est allouée aux outre-mer, par type d'aide, et quelles en sont les sociétés bénéficiaires, en particulier celles dans lesquelles Danone détient une participation ? À La Réunion, l'entreprise Sorelait est opérée par le groupe GBH sous licence Danone : votre entreprise détient-elle des parts dans cette structure ? Pourriez-vous nous indiquer par écrit les aides publiques perçues par Danone dans le cadre de ses activités en outre-mer ?
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Je n'ai pas la réponse à cette question.
M. Laurent Sacchi. - Nous vous fournirons ces éléments. Dans les outre-mer, Danone n'intervient pas directement : ce sont des sociétés locales, opérant sous licence, qui produisent la marque Danone selon notre cahier des charges. Nous ne détenons pas de participations dans ces sociétés ; en principe, elles ne perçoivent donc pas d'aides. Nous vous apporterons une réponse écrite précise, car les situations diffèrent selon les territoires.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Je poserai une question écrite sur la question de la vie chère. À La Réunion, vous travaillez avec la société Sorelait, qui appartient à un groupe particulier. Or le sénateur Victorin Lurel a déposé une proposition de loi visant à lutter contre la vie chère en renforçant le droit de la concurrence et de la régulation économique outre-mer, qui a pour objet d'interdire les clauses d'exclusivité de distribution Pourtant, il semble que tous soient contraints de passer par Sorelait pour s'approvisionner.
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - S'agissant de la filière laitière, nous travaillons avec des organisations de producteurs (OP), selon des contrats pluriannuels, assurant visibilité et stabilité aux éleveurs. Ces contrats intègrent des prix différenciés selon les régions ainsi que des rémunérations liées à la qualité ou à l'engagement dans des pratiques d'agriculture régénératrice.
Nous soutenons également l'installation des jeunes agriculteurs, en coordination avec les OP : aide au financement des installations - par exemple, nous payons une partie des intérêts d'emprunt -, recherche de remplaçants pour les congés. Plus symbolique, mais tout aussi importante, la campagne « Du neuf dans les champs », que nous avons lancé avec lancée avec Antoine Dupont, partenaire de Danone, afin de promouvoir l'innovation et la durabilité dans la filière laitière.
Nous avons aussi des coopérations avec d'autres filières, notamment les fruitiers dans la région d'Aiguillon. Nous avons noué des partenariats de long terme.
Nous nous approvisionnons à 100 % en lait produit en France, et ce, dans un périmètre restreint autour de nos sites de production.
Nous recevons des aides publiques de pays étrangers. À Singapour, par exemple, nous avons récemment négocié un crédit équivalent au crédit d'impôt recherche pour soutenir des travaux sur le microbiote, sujet prioritaire pour le gouvernement singapourien, qui veut allonger la durée de travail de sa population vieillissante. De même, dans le cadre de l'Inflation Reduction Act, le gouvernement Biden nous a accordé des subventions pour des projets innovants en faveur de la décarbonation de la filière laitière.
L'objectif qui sous-tend l'octroi de ces aides publiques est soit le renforcement de la compétitivité du pays sur des enjeux stratégiques, soit le soutien des transitions nécessaires - qu'elles soient environnementales ou technologiques. C'est ce que font très bien la Chine et les États-Unis, et c'est un objectif que l'Europe et la France doivent également viser.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous êtes l'une des premières entreprises à avoir adopté le statut de société à mission. Vous insistez sur la qualité du dialogue social. Or le plan de sauvegarde de l'emploi décidé le 23 novembre 2020 sous la direction d'Emmanuel Faber - pendant la crise covid, alors même que l'entreprise avait été aidée par l'État - a conduit à la suppression de 500 emplois en 2021. J'ajoute que le plan de départs Local First - certains le qualifieraient de plan de licenciements - est toujours en vigueur pour les cadres de l'entreprise.
Aussi, combien reste-t-il d'ouvriers, de techniciens et de cadres dans l'entreprise ? Et comprenez-vous que certains cadres s'expriment sur les effets de ce plan de restructuration, notamment sur la charge supplémentaire qu'il fait peser sur ceux qui restent ?
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Je ne connais pas exactement la proportion d'ouvriers et de cadres dans l'entreprise ; je vous transmettrai des chiffres précis. Ce qui est certain, c'est que le plan Local First a concerné uniquement des postes de cadres et non des usines.
Le précédent plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) a été engagé avant mon arrivée. Depuis, nous avons changé de logique : nous formons nos 90 000 collaborateurs, notamment à l'intelligence artificielle ; nous pilotons de manière pluriannuelle la pyramide des âges et des savoirs. C'est l'objet de notre accord relatif à la gestion des emplois et des parcours professionnels (GEPP), signé majoritairement en France et en cours de déploiement.
M. Laurent Sacchi. - Le plan Local First est aujourd'hui achevé : près de 756 départs ont été accompagnés.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Selon les cadres - je ne travaille pas dans l'entreprise -, ce plan s'inscrit dans une logique de réorganisation de long terme, uniquement ciblée sur cette catégorie de personnel. Vous avez mentionné 756 départs, auxquels s'ajoutent les 500 suppressions de postes décidées dans le cadre du plan de sauvegarde de l'emploi du 23 novembre 2020. Je comprends que ces réorganisations puissent être difficiles !
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Toute réorganisation est, en effet, extraordinairement difficile, mais les niveaux d'engagement dans l'entreprise sont excellents ; l'intensité du dialogue social y est très forte.
Chaque année, Danone organise une réunion avec tous les syndicats du monde sous l'égide de l'Union internationale des travailleurs de l'alimentation, de l'agriculture, de l'hôtellerie-restauration, du tabac et des branches connexes (UITA). Le comité de direction consacre une journée entière à expliquer notre stratégie ; je réponds personnellement aux questions pendant une matinée ; et nos équipes y consacrent également une demi-journée. C'est un engagement historique, lancé par Antoine Riboud.
M. Olivier Rietmann, président. - Vous travaillez sur la fermentation de précision appliquée aux aliments végétaux. J'ai rédigé en 2023 un rapport sur les aliments cellulaires. Les aides publiques, via Bpifrance notamment, sont abondantes pour la fermentation, mais bien moindres pour la culture cellulaire.
Comment expliquez-vous que l'on ne vous attaque pas, si j'ose dire, alors que vous défendez - avec constance - le monde agricole, les éleveurs laitiers, et que, dans le même temps, vous développez la fermentation de précision, laquelle, d'une certaine manière, va à l'encontre de l'agriculture laitière telle que nous la connaissons. Les acteurs du développement cellulaire, eux, sont parfois accusés de vouloir tuer l'agriculture traditionnelle. En parallèle, les aides publiques, les subventions, semblent davantage orientées vers la fermentation de précision.
Marc Fesneau, si je ne me trompe pas, avait d'ailleurs opposé une fin de non-recevoir à Bpifrance quant à tout soutien au développement de l'industrie de la culture cellulaire.
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - La fermentation de précision se fait non pas au détriment, mais en complément de l'industrie laitière. Elle permet d'obtenir des fractions jusqu'ici indisponibles en quantités suffisantes. Et elle s'appuie sur des intrants agricoles : le fermenteur doit être nourri.
La culture cellulaire est perçue comme plus radicale et moins familière. Dans le domaine médical, elle est acceptée, car elle sauve des vies. Dans l'alimentaire, elle suscite des réticences. La question est donc culturelle et non scientifique.
M. Olivier Rietmann, président. - Estimez-vous que cela doit, pour autant, orienter le choix politique en matière d'accompagnement financier ?
M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Quelles sont les technologies d'avenir structurantes pour le pays ? Voilà la question qui doit guider le choix politique, selon moi. Il s'agit de déterminer, à l'échelle nationale ou européenne, dont la dimension est essentielle en raison de la masse critique nécessaire, les domaines dans lesquels nous pouvons bâtir des filières ou des pôles d'excellence capables de nous différencier clairement du reste du monde.
Il reste de nombreuses perspectives dans les secteurs de la défense, du calcul quantique, des sciences de la vie, et donc également de la culture cellulaire. Cela suppose de commencer par une définition claire et simple, à l'échelle française et européenne, des trois ou quatre filières dans lesquelles, à un horizon de dix, vingt ou cinquante ans, la Nation doit rester compétitive - et éviter ainsi de se retrouver prise en étau entre deux géants.
Ces choix doivent être d'abord stratégiques, portés par une vision à long terme, nourris par la France et l'Allemagne, moteurs de l'Europe. On ne peut se contenter d'arbitrages tactiques sur de tels sujets, mais je ne suis pas un expert !
M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie de cette audition ; nous attendons vos éléments complémentaires par écrit.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 45.
Audition de CMA-CGM - MM. Rodolphe Saadé, président-directeur général, et Ramon Fernandez, directeur financier
M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de Monsieur Rodolphe Saadé, président-directeur général de CMA-CGM, et Monsieur Ramon Fernandez, directeur financier.
Cette audition est enregistrée, diffusée en direct, et fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.
Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous invite à nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre vos fonctions à la CMA-CGM. Je note que Monsieur Fernandez a été directeur général du Trésor de mars 2009 à juin 2014.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Rodolphe Saadé et Ramon Fernandez prêtent serment.
Notre commission d'enquête poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises (plus de 1 000 salariés et chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros) ainsi qu'à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi lorsque des entreprises bénéficiaires procèdent à des fermetures de sites, licenciements ou délocalisations.
Nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises. Quelles différences observez-vous entre les aides françaises et celles des autres pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en France en 2023 ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Les aides publiques sont-elles suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles aides ont selon vous une efficacité avérée ou douteuse ? Quel est votre regard sur le dispositif de détermination du résultat imposable des entreprises de transport maritime en fonction du tonnage de leurs navires, qui est une dépense fiscale dont le coût varie fortement (5,6 milliards d'euros en 2023, mais 615 millions en 2024) ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions permettant d'évaluer leur efficacité ? Quelles devraient être les limites à cette conditionnalité ? Enfin, avez-vous été approché par des cabinets d'avocats pour préparer cette audition ?
Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire d'une vingtaine de minutes, puis le rapporteur et les membres de la commission pourront vous interroger.
M. Rodolphe Saadé, président-directeur général de CMA-CGM. - Je suis honoré de m'exprimer devant votre commission d'enquête consacrée à l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises. CMA-CGM est aujourd'hui le numéro trois mondial du transport maritime, le numéro cinq mondial de la logistique et l'un des premiers groupes de médias privés en France. Il y a près de cinquante ans, mon père a fondé la Compagnie maritime d'affrètement avec un seul collaborateur à Marseille. Aujourd'hui, CMA-CGM compte 160 000 collaborateurs présents dans plus de 160 pays. Notre croissance tient à notre ADN familial : nous réinvestissons plus de 80 % de nos bénéfices dans le développement du groupe. Notre flotte comprend près de 700 navires porte-conteneurs, qui sillonnent les mers du monde avec 600 marins français. Nous possédons 59 terminaux portuaires dans le monde entier et opérons plus de 1 000 entrepôts. CMA-CGM assure le tiers des flux importés et exportés de France. Notre raison d'être est de relier les ports, les pays et le monde.
Si nous sommes un opérateur global, notre port d'attache reste la France depuis 46 ans. La France représente 15 % de notre chiffre d'affaires (8 milliards d'euros), 13 % de nos effectifs (plus de 20 000 collaborateurs) et 33 % de nos investissements (plus de 14 milliards d'euros depuis 2019). Elle abrite nos principaux centres de direction, tous nos chefs de lignes, notre direction de l'armement au Havre, notre Fleet Center (centre de navigation), le siège de CEVA Logistics, notre fondation et notre centre de formation Tangram.
Nous sommes présents dans tous les grands ports français, assurons la continuité territoriale avec l'outre-mer et finalisons un programme de 145 millions d'euros de modernisation des ports de Guadeloupe et de Martinique. Avec CEVA Logistics, nous sommes présents dans la moitié des départements français. Depuis 2021, nous avons lancé notre activité de fret aérien en France, avec une base à Roissy-Charles-de-Gaulle, et avons racheté Air Belgium.
Nous avons investi dans des entreprises stratégiques comme Air France KLM et Eutelsat, et dans le secteur des médias avec La Provence, Corse-Matin, La Tribune, RMC, BFM, M6 et Brut. J'annonce aujourd'hui notre entrée au capital de Pathé via notre holding familiale.
Si CMA-CGM a pu se développer et devenir un atout pour la France, c'est aussi parce que nous avons pu compter sur l'État à nos côtés. Je regrette qu'en France on tende désormais à opposer les réussites entrepreneuriales à celles du pays, comme si l'une se faisait au détriment de l'autre.
Depuis toujours, je suis convaincu que les succès de CMA-CGM sont aussi des succès pour la France. L'Europe compte parmi les quatre plus grands transporteurs maritimes mondiaux qui résistent face à la concurrence asiatique : l'Italo-Suisse MSC, le Danois Maersk, CMA-CGM et l'Allemand Hapag-Lloyd. De plus en plus de grandes puissances affirment aujourd'hui leur ambition de devenir des acteurs majeurs du transport maritime : États-Unis, Inde ou encore Arabie saoudite. La concurrence internationale s'intensifie. Le défi de la compétitivité est donc central.
Le premier pilier de cette compétitivité, c'est un cadre fiscal stable et cohérent. Avant de vous parler de la taxe au tonnage, je voudrais évoquer les aides que le groupe perçoit et qui atteignent en 2024 environ 75 millions d'euros : 30 millions d'euros pour la délégation de service public (DSP) accordée à la Méridionale qui assure la desserte de la Corse à partir de Marseille ; 25 millions d'euros de crédit d'impôt au titre de nos activités de mécénat ; 10 millions d'euros d'aides sectorielles pour les entreprises maritimes ; un peu plus de 1 million d'euros d'aides à la presse écrite et aux médias audiovisuels.
Pour la taxe au tonnage, ce dispositif est en vigueur dans la plupart des grandes économies maritimes. Il est essentiel pour que la France reste au niveau de ses concurrents en matière de marine marchande. La taxe au tonnage concerne 90 % de la flotte mondiale et l'intégralité de la flotte européenne. Il s'agit d'un mode de taxation adapté aux particularités du transport maritime, marqué par une forte cyclicité. C'est un levier stratégique pour l'attractivité du pavillon français et notre compétitivité à l'échelle européenne. Ce régime fiscal ne s'applique qu'aux activités de transport maritime du groupe. Nos activités logistiques, portuaires et de médias, qui représentent 40 % de notre chiffre d'affaires, sont soumises à l'impôt sur les sociétés classique comme tout grand groupe français.
Dans un contexte de finances publiques sous tension, il est légitime que les grands groupes français prennent leur part. C'est pourquoi, lors des débats budgétaires de l'an dernier, il m'a semblé important de contribuer à l'effort national de redressement. CMA-CGM s'acquittera ainsi en 2025 d'une contribution additionnelle exceptionnelle estimée à 500 millions d'euros. Cette contribution doit toutefois rester exceptionnelle, condition indispensable pour préserver la compétitivité et l'attractivité de la France.
Le deuxième pilier, c'est un écosystème maritime structuré et soutenu dans la durée. Certaines exonérations de charges sociales pour le maritime sont aujourd'hui remises en cause. Or elles bénéficient à l'ensemble de la filière maritime, qui représente plus de 500 000 emplois en France. À cela s'ajoutent les aides à la formation.
Pour accroître le nombre de navires sous pavillon français, encore faut-il former des navigants. C'est le rôle central de l'École nationale supérieure maritime (ENSM), que nous devons pleinement soutenir. Aujourd'hui, l'ENSM forme une centaine d'officiers navigants par an, dont un quart rejoignent CMA-CGM. Il est important d'atteindre le doublement de la taille des promotions d'ici 2027.
Nous avons besoin d'un État stratège capable de penser le long terme et de s'engager sur les grandes priorités industrielles de notre secteur. Le premier défi, c'est la décarbonation. Le transport maritime représente à lui seul 3 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Nous nous sommes engagés à atteindre le net zéro d'ici 2050. Pour y parvenir, nous avons déjà investi 18 milliards d'euros pour verdir notre flotte avec des navires propulsés au gaz naturel liquéfié, au bioéthanol et à d'autres carburants alternatifs. Nous avons également créé Pols, un fonds d'investissement doté de 1 milliard d'euros, dont 200 millions d'euros confiés à la Bpifrance pour accélérer la décarbonation de notre filière.
Ces efforts ne suffiront pas si une filière européenne de biocarburants maritimes ne se structure pas. Comme pour le secteur aérien, nous comptons sur la France et l'Europe pour s'engager pleinement, notamment en facilitant l'accès aux fonds d'innovation européens. Cette question sera au coeur des débats lors du sommet des Nations-Unies sur les océans (Unoc) que la France accueillera en juin prochain à Nice et dont CMA-CGM est partenaire.
Le deuxième défi correspond à la montée en puissance de l'intelligence artificielle. Pour rester en tête, nous avons besoin d'un soutien clair à la recherche et à la formation de talents. Je crois en une souveraineté technologique européenne ancrée en France. C'est pourquoi nous soutenons Kyutai, le premier laboratoire européen d'intelligence artificielle en open source basé en France, à hauteur de 100 millions d'euros, en nouant un partenariat stratégique de 100 millions d'euros avec Mistral, et en facilitant l'implantation à Marseille d'écoles de référence comme Albert School et l'école 42.
Le groupe CMA-CGM continuera de lier sa réussite à celle de la France, parce que nous sommes un groupe français et fiers de l'être. Nous aimons notre pays, nous savons ce que nous lui devons. Nous croyons en la capacité de la France à aller de l'avant. Je continuerai à y investir, comme nous l'avons toujours fait.
Le commerce international reste un levier de dialogue et de stabilité dans le monde, et la France, comme l'Europe, peuvent compter sur CMA-CGM pour défendre leurs intérêts et les valeurs que nous partageons. Je me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions.
M. Olivier Rietmann, président. - Merci, monsieur le président-directeur général. Je retrouve bien votre façon de présenter les choses que j'avais déjà pu apercevoir lors d'une audition de la commission des affaires économiques en pleine crise de covid-19, au Sénat. J'avais fortement apprécié cette audition.
Cependant, il nous manque quelques chiffres. Vous évoquez des exonérations de cotisations ou de charges sociales, des aides à la formation, mais nous manquons de détails chiffrés concernant les différentes aides ou exonérations dont peut bénéficier CMA-CGM en France, à comparer avec les impôts dont vous vous acquittez en France et le montant de votre masse salariale en France. Ce sont des chiffres qui nous sont communiqués par tous les grands patrons que nous auditionnons et qui nous permettent d'alimenter nos travaux.
M. Rodolphe Saadé. - Je vous propose de céder la parole à Ramon Fernandez pour vous donner quelques chiffres.
M. Ramon Fernandez, directeur financier de CMA-CGM. - En 2024, si nous faisons la somme de toutes les subventions et autres contributions qui concernent le groupe, la Méridionale reçoit 34,9 millions d'euros au titre de la DSP pour la desserte de la Corse. Ensuite, nous pouvons évoquer des réductions de charges sur salaire qui atteignent 12,2 millions d'euros, dont 6,2 millions d'euros au titre du dispositif de la loi Leroy, soit des exonérations de charges patronales mises en place en 2016, mais interrompues pour le transport de marchandises en 2025. Cette exonération est spécifique au transport maritime. Depuis 2025, nous n'en bénéficierons plus pour le transport de marchandises, mais uniquement pour l'activité de la Méridionale, pour laquelle ce montant atteignait 2,5 millions d'euros en 2024.
Un autre dispositif a également été interrompu début 2025 : le dispositif de soutien aux entreprises d'armement maritime. Il s'agit d'un dispositif de remboursement des charges salariales par l'Urssaf pour les fonctions de lieutenant et les personnels d'exécution. De la même manière, ce dispositif a été recentré en ce tout début d'année 2025 pour ne plus concerner que le personnel de transport de passagers. Le montant concerné pour la Méridionale en 2024 était de 1,2 million d'euros, sur un total qui atteignait 3,3 millions d'euros, transport de marchandises inclus.
D'autres dispositifs divers de réduction de charges sur salaire atteignent un total en 2024 de 2,8 millions d'euros, ce qui donne le total de 12,2 millions d'euros, dont plus de la moitié ne nous concernera plus en 2025.
Nous pourrons vous transmettre le détail de ces chiffres.
Ensuite, plusieurs aides à l'emploi concernent pour l'essentiel les apprentis et atteignent 2,5 millions d'euros en 2024. Diverses aides à la presse atteignent 1,4 million d'euros. D'autres dispositifs totalisent 2,1 millions d'euros quant à eux.
Pour les crédits d'impôt, sur le total de 75 à 80 millions d'euros, 25 millions d'euros concernent des crédits d'impôt. Le montant principal correspond au crédit d'impôt au titre du mécénat qui atteint 24,1 millions d'euros en 2024. Cela comprend principalement le crédit d'impôt au titre des actions de la fondation CMA-CGM (pour 12 millions d'euros), 7,5 millions d'euros au titre de l'activité de Kyutai dans l'intelligence artificielle, et quelques centaines de milliers d'euros qui concernent des dons à différents musées, universités et autres institutions publiques.
Le crédit d'impôt recherche s'élève à 900 000 euros, soit un montant très limité.
M. Olivier Rietmann, président. - Quel est le montant de vos impôts payés en France ?
M. Ramon Fernandez. - Nous nous sommes acquittés de 180 millions d'euros d'impôts sur les sociétés en France en 2024. Nous versons l'impôt sur les sociétés de droit commun pour toutes les activités autres que les activités du shipping qui relèvent du périmètre de la taxe au tonnage. L'impôt payé par le groupe au titre des résultats 2024 atteindra donc 180 millions d'euros en France pour un total mondial de 310 millions d'euros.
M. Olivier Rietmann, président. - S'y ajouteront 500 millions d'euros de contributions additionnelles et exceptionnelles au titre de 2025 pour le redressement budgétaire de notre pays.
Quel est le montant des salaires en France, de façon globale, sur une année ?
M. Ramon Fernandez. - Nous vous communiquerons cette information ultérieurement. Je ne souhaite pas vous donner une information inexacte.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci, messieurs, de ces informations. Êtes-vous d'accord sur la question de la transparence des aides publiques et de leur utilisation ?
M. Rodolphe Saadé. - Bien sûr.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous venez de détailler les 75 millions d'euros d'aides que vous percevez, dont plus de la moitié correspondent à La Méridionale, ainsi que les exonérations de cotisations de droit commun, les aides à la presse pour un montant très faible, et le crédit d'impôt, notamment mécénat et le crédit d'impôt recherche.
La taxe au tonnage constitue un débat qui anime le Parlement depuis des années. Cette taxe a coûté 5,6 milliards d'euros en 2023. Pouvez-vous nous indiquer à quelle hauteur votre groupe en a bénéficié ?
M. Rodolphe Saadé. - Le chiffre que vous mentionnez correspond à l'exercice 2022, exceptionnel dans le domaine du transport maritime, industrie cyclique et volatile. Depuis plus de 46 ans que nous existons, nous traversons des hauts et des bas et investissons plus de 90 % de nos résultats dans l'outil de l'entreprise. Je suis surpris que l'on revienne sur ce sujet, car ce régime concerne toutes les compagnies maritimes mondiales. Ce n'est pas une faveur accordée à CMA-CGM. Mes concurrents bénéficient de la taxe au tonnage et n'ont pas payé de contribution exceptionnelle cette année. Dans le secteur du transport maritime, je suis le seul à contribuer à hauteur de 500 millions d'euros. Je comprends votre question et nous vous fournirons tous les chiffres nécessaires, mais si CMA-CGM affiche de telles performances aujourd'hui, c'est parce qu'elle investit dans des navires propulsés au gaz naturel liquéfié, dans des terminaux, dans la logistique et également dans les médias.
M. Olivier Rietmann, président. - Je voulais juste souligner le côté cyclique de votre activité, puisque les 5,6 milliards d'euros de 2023 doivent être comparés en 2024 à 615 millions d'euros. Ces chiffres montrent bien l'amplitude très importante de votre activité.
M. Fabien Gay, rapporteur. - J'entends que nous sommes d'accord sur la question de la transparence. Il s'agit là d'un débat d'intérêt général et public. Vous avez rappelé que votre activité est cyclique, vous avez connu des difficultés en 2008-2009 et pendant la crise du covid-19. À chaque fois, l'État a été présent pour aider votre entreprise stratégique qui emploie des milliers de personnes. Je rappelle qu'en 2008-2009, vous étiez près du dépôt de bilan. L'État a alors été au rendez-vous, avec la BPI. En 2020, lors de la crise du covid-19, l'État a été présent avec un prêt de 1 milliard d'euros que vous avez remboursé.
La taxe au tonnage reste un impôt français, pas européen. La question de la taxe exceptionnelle se pose quand une entreprise réalise des milliards d'euros de bénéfices. Ma question reste donc : de quelles sommes CMA-CGM a-t-elle bénéficié en 2023 et en 2024 ?
M. Ramon Fernandez. - Si le groupe avait été assujetti à l'impôt sur les sociétés de droit commun, il se serait acquitté de 5,7 milliards d'euros d'impôts supplémentaires au titre des résultats 2022 et de 583 millions d'euros supplémentaires au titre du résultat 2023.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Cet effort de transparence permet d'avoir un débat serein.
Concentrons-nous sur l'activité fret maritime. Vous avez fait état d'une flotte d'environ 700 navires. En 2023, d'après vos chiffres, votre flotte se composait de 627 navires, dont 242 en propriété et 385 affrétés (c'est-à-dire que vous louez l'équipage et le bateau). J'avais noté 103 bateaux en commande. Est-ce que la proportion entre navires en propriété et navires affrétés reste équivalente aujourd'hui ?
M. Rodolphe Saadé. - Grâce à nos résultats de ces dernières années, nous avons décidé d'acheter nos propres navires plutôt que d'être locataires. Nous sommes désormais proches de l'équilibre entre navires en propriété et navires affrétés. Les 103 navires commandés ont été livrés et nous en avons commandé 134 supplémentaires. Dans le transport maritime, pour rester compétitif, il faut investir. C'est ce que nous faisons régulièrement, avec de nouvelles commandes et un équilibre entre navires en propriété et affrétés.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Combien battent pavillon français parmi vos 350 navires en propriété ?
M. Fabien Gay, rapporteur. - Les autres, vos gros porteurs, sont donc sous pavillons internationaux ?
M. Fabien Gay, rapporteur. - Vos autres pavillons sont maltais, indien, singapourien, bahaméen, chypriote, etc.
M. Rodolphe Saadé. - Nous avons également des pavillons anglais et américain.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Quel est l'intérêt d'avoir 30 navires sous pavillon français et les autres sous différents pavillons étrangers ?
M. Rodolphe Saadé. - Un équipage français coûte beaucoup plus cher qu'un équipage international. C'est pourquoi, parmi nos navires en propriété, une trentaine battent pavillon français, notamment les grands navires propulsés au gaz naturel liquéfié. Pour les autres, afin de faire face à la concurrence, nous devons réduire nos coûts et privilégions donc les équipages internationaux.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Y a-t-il des Français sur les navires affrétés ?
M. Rodolphe Saadé. - Non, car les armateurs considèrent que ces équipages sont trop chers.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour éclairer notre débat, quelle est la différence de coût entre un équipage français et un équipage indien, singapourien ou chypriote ?
M. Rodolphe Saadé. - Les prix varient du simple au double.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Certains pavillons sont ce qu'on appelle des « pavillons de complaisance », comme le pavillon chypriote ?
M. Rodolphe Saadé. - Non. Nous travaillons uniquement avec les pavillons autorisés par la classe. Nous n'utilisons pas de pavillons de complaisance.
M. Fabien Gay, rapporteur. - La taxe au tonnage, concerne-t-elle uniquement les navires battant pavillon français, l'ensemble de la flotte en propriété, ou l'ensemble de la flotte en propriété plus les navires affrétés ?
M. Ramon Fernandez. - Le régime de fiscalité du transport maritime est assez particulier. Le principe international consiste à concentrer la totalité du résultat imposable dans le pays qui abrite les lieux de décision, sauf en cas de filiale avec un armateur dans un autre pays. Pour nous, la quasi-totalité des résultats du shipping sont déclarés et remontent sur l'entité France, puisque notre siège social est situé en France.
Nous avons deux exceptions limitées : une filiale américaine, APL, qui relève de la fiscalité américaine équivalente à la taxe au tonnage, et l'armateur à Singapour, qui relève de la taxe au tonnage de Singapour. À ces deux exceptions près, la totalité de nos activités, chiffre d'affaires et résultats, remonte en France.
Pour compléter les informations sur l'impact de ce régime fiscal, il est important de rappeler que, pendant 40 ans, les résultats de CMA-CGM étaient très loin des résultats exceptionnels récents. Sur la période 2004-2021, le coût pour les finances publiques de ce régime de taxe au tonnage, donc le bénéfice pour l'Entreprise, représente 90 millions d'euros par an en moyenne. Les années 2022, 2023, 2024 ont été effectivement très bonnes, mais toutes les années précédentes étaient très loin d'atteindre ces montants.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je connais ces éléments, car j'ai lu nombre de vos interviews, dans lesquelles vous défendez votre entreprise. La question concerne les quatre dernières années, avec des résultats exceptionnels, représentant un coût non négligeable pour les finances publiques. Votre activité est cyclique et l'État a toujours été présent à chaque difficulté pour accompagner votre entreprise.
Il semble donc logique que nous échangions autour de cette taxe au tonnage. Cette niche fiscale représente pour vous près de 98 % du montant total, avec 5,7 milliards d'euros pour 2023 et 583 millions d'euros sur les 615 millions d'euros de 2015. Il est logique que des parlementaires interrogent une niche qui profite à plus de 95 % à une seule entreprise.
De plus, depuis 2022, vous investissez beaucoup et pas uniquement dans le maritime. Vous avez racheté la Méridionale, La Provence, Altice, pris des parts dans Air France KLM, dans Bolloré Logistics. Avec ces bénéfices records et cette niche fiscale massive, votre entreprise continue d'investir dans le transport maritime et se diversifie dans les médias et d'autres secteurs. Il est donc légitime d'avoir ce débat sur la façon de faire contribuer une entreprise comme la vôtre de manière exceptionnelle, puisque les résultats et l'accompagnement financier dont elle bénéficie sont exceptionnels.
M. Olivier Rietmann, président. - J'aurais souhaité vous poser une question supplémentaire sur le même sujet pour éclaircir les débats. Quel est le choix de votre engagement fiscal ?
Je voudrais aussi préciser que ce n'est pas l'État qui a sauvé l'entreprise CMA-CGM en 2008-2009. La première entité à avoir pris tous les risques, c'est la famille Saadé, qui a mis sur la table près de l'intégralité de ses biens personnels pour sauver son entreprise. L'État et la BPI ont ensuite effectivement accompagné l'entreprise.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je n'ai jamais dit que l'État avait sauvé votre entreprise. L'État vous a accompagné via la BPI en 2008 et par un prêt garanti par la suite. Par ailleurs, depuis quatre ans, cette taxe au tonnage vous offre un régime fiscal extrêmement avantageux.
Le Parlement peut légitimement accepter une niche fiscale sur des bateaux battant pavillon français, dans l'intérêt de notre compétitivité, mais la part des pavillons français dans votre flotte est inférieure à 5 %. Que cette niche fiscale bénéficie aussi à des bateaux sous pavillon étranger nous interroge.
M. Rodolphe Saadé. - La BPI a investi 150 millions d'euros dans notre entreprise et a récupéré à ce jour 435 millions d'euros. C'est plutôt positif pour l'État. Si tous les investissements de l'État rapportaient autant, nous nous en féliciterions.
La taxe au tonnage est un régime international, pas uniquement français ni européen. Toutes les compagnies maritimes du monde en bénéficient. Pour maintenir notre compétitivité, il faut que la perception des impôts soit identique partout, sinon CMA-CGM se trouverait dans une situation très délicate. Au Danemark, en Allemagne, en Chine, au Japon, à Singapour, chaque entreprise bénéficie du même régime et personne ne paie de contribution exceptionnelle, à part CMA-CGM, parce qu'elle est attachée à son pays.
M. Fabien Gay, rapporteur. - J'aurais souhaité poser deux dernières questions. Concernant Tangram, ce centre de recherche, d'innovation et de formation ouvert à Marseille dont vous nous avez parlé, avez-vous bénéficié d'argent public, d'aide de l'État, de la collectivité ou de la région ?
M. Rodolphe Saadé. - Il me semble que nous avons bénéficié d'aides de la part de la région. Nous vérifierons ce point et reviendrons vers vous.
Pour répondre à la question du Président sur l'application de la taxe au tonnage : elle s'applique systématiquement tous les ans, quels que soient nos résultats.
M. Olivier Rietmann, président. - Elle est donc systématique. Cela signifie que, même les années où vous ne faites pas de bénéfices, mais transportez un gros tonnage, vous payez cette taxe.
M. Rodolphe Saadé. - Exactement. Pendant de nombreuses années où nous n'avons pas gagné d'argent, nous avons quand même payé l'impôt. C'est pourquoi il ne faut pas regarder uniquement les trois années exceptionnelles, mais considérer nos 46 ans d'existence.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je souhaite un débat sérieux et argumenté. En 2023, sur les revenus 2022, la somme de 5,7 milliards d'euros est conséquente, bien qu'exceptionnelle. Cette somme a permis au groupe de dégager de la marge, d'investir et de se diversifier.
Nous devons réfléchir avec vous sur cette question. Je m'interroge sur le fait que nous pouvons accompagner des bateaux sous pavillon français et nos marins, mais que ces dispositifs s'appliquent aussi sur des pavillons étrangers. Aurions-nous pu limiter cette aide à la partie française et faire en sorte que les impôts pour les pavillons étrangers soient payés ailleurs ?
M. Rodolphe Saadé. - Je suis ouvert à ce type de discussion. Nous allons recevoir 134 navires entre 2025 et 2029, dont une partie battra pavillon français. Cependant nous ne parvenons pas à trouver suffisamment d'officiers français prêts à embarquer sur nos bateaux, faute de ressources.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez mentionné deux problèmes : le manque d'officiers et la question sociale.
Je suis surpris que votre crédit d'impôt recherche ne se monte qu'à 900 000 euros. Pouvez-vous nous donner le montant global de la R&D que vous effectuez en France ? Ces 900 000 euros sont-ils déterminants dans votre modèle de R&D ? Pouvez-vous nous en dire plus sur votre R&D ?
M. Ramon Fernandez. - Ce montant est faible, car nous ne sommes pas éligibles au crédit d'impôt recherche, qui n'est mobilisable que pour les sociétés payant l'impôt sur les sociétés de droit commun. La modicité de notre recours au CIR tient au fait que nous sommes soumis au régime de la taxe au tonnage.
J'ajoute deux points. D'abord, l'éligibilité au dispositif de taxe au tonnage pour lequel nous optons pour dix ans suppose qu'au moins 60 % de nos navires soient sous pavillon européen. Des conditions sont associées au bénéfice de ce régime européen dérogatoire aux aides d'État. Il ne s'agit pas en tant que tel d'un régime fiscal européen, mais des lignes directrices de la Commission européenne permettent aux États membres de déroger au régime des aides d'État, ce qu'ont fait la quasi-totalité des États de l'Union européenne.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Il faut préciser que les régimes chypriote et maltais sont extrêmement favorables.
Ma dernière question est une question d'actualité. Vous êtes patriote économique, votre siège social est situé à Marseille, où votre entreprise est impliquée.
Dans la guerre commerciale États-Unis-Chine, vous avez été reçu par le Président américain et avez annoncé dans son bureau un investissement de 20 milliards de dollars dans de nouveaux terminaux aux États-Unis. Parallèlement, le Président Macron a appelé à plusieurs reprises de grands industriels et patrons à faire preuve de patriotisme économique et à ne pas céder dans cette guerre commerciale. Comment avez-vous vécu ces déclarations et pourquoi cet investissement de 20 milliards d'euros dans le Golfe du Mexique à ce moment-là ?
M. Rodolphe Saadé. - Nous investissons aux États-Unis depuis plus de 35 ans. Généralement, nous y investissons 3,5 à 4 milliards d'euros par an. L'investissement que nous avons annoncé porte sur quatre ans, il est donc assez proche de notre rythme habituel. Le Président Trump a voulu en faire un effet d'annonce. Nous investissons aux États-Unis, mais aussi en Inde, en France et ailleurs. Nous sommes présents dans 160 pays. Le métier de CMA-CGM est de relier les ports avec nos porte-conteneurs, donc nous investissons partout. Les États-Unis représentent un grand marché pour nous. Nous investissons dans les ports, la logistique, l'aérien. Nous sommes présents aux États-Unis, comme ailleurs.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Comment avez-vous analysé l'appel au patriotisme économique du Président Macron ? Vous êtes un grand patron français qui intervient souvent dans le débat politique. Comment avez-vous apprécié ces déclarations, faites au moins à quatre reprises ces derniers mois ? Comment envisagez-vous la résolution de cette guerre commerciale voulue par Trump, avec la hausse des taxes ?
M. Rodolphe Saadé. - Je n'ai pas de jugement à porter. Je fais mon métier et ne rentre pas dans ces discussions. Ce qui m'importe, c'est que mes clients soient satisfaits, que mon entreprise fasse des résultats et que les salariés soient satisfaits de travailler chez CMA-CGM. Le reste me dépasse.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous intervenez cependant régulièrement dans le débat politique sur de nombreuses questions, notamment sur cette taxe au tonnage. La politique n'est pas un vilain mot et ne signifie pas forcément l'exercice d'un mandat.
M. Rodolphe Saadé. - Dans ce cas, faut-il encore parler de la taxe au tonnage, monsieur le rapporteur ? Ne pensez-vous pas qu'il est temps de passer à autre chose ? Si vous voulez que CMA-CGM reste un groupe solide, troisième armement mondial, qui continue à bien travailler, recruter en France et s'y développer, le débat n'est-il pas ailleurs ?
M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous n'avez pas d'avis sur les déclarations du Président Macron ou vous ne souhaitez pas l'exprimer ; je le respecte. Néanmoins, vous avez participé auprès du Président Trump à un exercice de communication.
M. Rodolphe Saadé. - Il est le Président des États-Unis, où je réalise 25 % de mon chiffre d'affaires. Pouvais-je lui dire non ? Nous avons reçu le Premier ministre indien à la tour CMA-CGM et j'étais très heureux de le recevoir, avec le Président Macron. Nous travaillons avec tout le monde.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Comment envisagez-vous la résolution de la guerre commerciale entre les États-Unis et le reste du monde ?
M. Rodolphe Saadé. - Nous avons reçu de bonnes nouvelles aujourd'hui. La Chine et les États-Unis ont décidé de fumer le calumet de la paix. C'est une bonne nouvelle pour CMA-CGM, car nous pourrons continuer à exporter de la marchandise d'Asie, notamment de Chine, vers les États-Unis. Depuis presque trois semaines, nos volumes de Chine vers les États-Unis n'ont cessé de diminuer.
M. Olivier Rietmann, président. - Effectivement, je comptais vous interroger sur l'impact de la situation politique sur les transports Chine-États-Unis.
M. Rodolphe Saadé. - Nous avons perdu 50 % de nos volumes à destination des États-Unis depuis cette crise entre la Chine et les États-Unis, ce qui est considérable.
M. Olivier Rietmann, président. - Une décision bilatérale entre la Chine et les États-Unis a été annoncée aujourd'hui : la Chine appliquera 10 % de droits de douane et les États-Unis 30 % sur les produits chinois pendant 90 jours pour l'instant.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Vous avez évoqué des difficultés à recruter du personnel français pour les bateaux que vous recevrez prochainement. Cela signifie-t-il que nous n'engagez pas de personnel étranger sur ces bateaux ?
Deuxièmement, concernant l'outre-mer, un protocole pour lutter contre la vie chère a été signé en Martinique en octobre dernier entre les services de l'État, les distributeurs et votre groupe, avec un objectif de baisse de prix de 20 % sur 6 000 produits. Quelle a été votre part de réduction dans ce protocole depuis le début de l'année ?
M. Rodolphe Saadé. - Concernant les navires, sur les 134 qui seront livrés entre 2025 et 2029, une partie sera sous pavillon français. Cependant, nous ne disposons pas de suffisamment d'officiers disponibles, car nous ne sommes pas les seuls sur ce marché de l'emploi. Sur les navires battant pavillon français, nous n'employons que du personnel français. Nous avons la possibilité, dans certains cas, de passer en pavillon européen, avec un mix entre français et européen, ou de rester uniquement sous pavillon français.
En ce qui concerne les Antilles, nous avons entrepris des discussions avec l'État et les partenaires locaux sur la cherté de la vie. Nos tarifs de fret sont restés stables ces dernières années. Nous investissons également 145 millions d'euros pour agrandir les terminaux de Martinique et de Guadeloupe afin d'accueillir des navires de plus grande taille.
M. Michel Masset. - La contribution exceptionnelle se montait à 500 millions d'euros en 2025 et devait être de 300 millions d'euros en 2026.
M. Rodolphe Saadé. - La taxe exceptionnelle ne peut pas aller au-delà d'une année, en l'occurrence 2025. Avec le Gouvernement Bayrou, nous avons acté une somme de 500 millions d'euros, sur une moyenne entre 2024 et 2025.
M. Michel Masset. - Êtes-vous propriétaires de vos centres de formation ou avez-vous noué un partenariat public-privé ?
M. Rodolphe Saadé. - Ils sont financés à 100 % par CMA-CGM, sans aucune aide publique. Nous allons vérifier si nous recevons une aide du conseil régional.
M. Michel Masset. - Avez-vous également développé des formations d'apprentis ?
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je comprends votre diversification dans le domaine du fret aérien. Cependant, pourquoi vous diversifier vers les médias, alors que la presse papier ne rapporte guère ? Est-ce pour vous un moyen de mener le débat politique ou de soutenir le pluralisme ?
Par ailleurs, avez-vous été approché par un cabinet d'avocat pour préparer cette audition, comme mentionné dans la presse ce matin ?
M. Rodolphe Saadé. - Je répondrai « non » à votre seconde question. Je compte sur les talents des collaborateurs du groupe pour préparer tous ces documents.
Concernant votre question sur la presse, j'ai d'abord voulu sauver La Provence, par patriotisme marseillais. En tant qu'entrepreneur, nous avons ensuite acquis La Tribune et La Tribune Dimanche, puis nous nous sommes interrogés sur les complémentarités possibles avec l'audiovisuel, ce qui a mené aux discussions pour racheter BFM et RMC. Il est important qu'un groupe de notre taille soit impliqué dans les médias, tout en garantissant l'indépendance éditoriale.
Ma famille est également impliquée dans ces investissements, notamment dans l'audiovisuel via une société détenue à 20 % par ma famille et à 80 % par CMA-CGM. L'annonce faite aujourd'hui d'une prise de participation de 20 % dans Pathé concerne la holding familiale, pas CMA-CGM. Pathé est la plus belle société de production de France et devrait bénéficier de complémentarités avec notre pôle médias.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Votre objectif est-il de créer une plateforme numérique comme Canal +, pour concurrencer Netflix, à partir de BFM et de RMC, ou simplement de faire vivre la chaîne d'information continue ?
M. Rodolphe Saadé. - Non, c'est de faire vivre la chaîne d'information continue. Je pourrai vous répondre sur ce sujet lors d'une prochaine audition.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci beaucoup, monsieur le président-directeur général. Merci pour toutes les précisions apportées, votre disponibilité et votre état d'esprit positif durant cette audition. Bonne fin de journée.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 10.
Mardi 13 mai 2025
- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -
La réunion est ouverte à 16 heures.
Audition de Kering - MM. François-Henri Pinault, président-directeur général, Jean-Marc Duplaix, directeur général adjoint, et Mme Marie-Claire Daveu, directrice du développement durable et des affaires institutionnelles
M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, à l'ordre du jour des travaux de notre commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants figure l'audition de François-Henri Pinault, président-directeur général du groupe Kering, de M. Jean-Marc Duplaix, directeur général adjoint et de Mme Marie-Claire Daveu, directrice du développement durable et des affaires institutionnelles.
L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions dans le groupe Kering.
Mme Marie-Claire Daveu, directrice du développement durable et des affaires institutionnelles. - Je suis administratrice d'Engie et du groupe Crédit Agricole.
M. Olivier Rietmann, président. - Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. François-Henri Pinault, M. Jean-Marc Duplaix et Mme Marie Claire Daveu prêtent serment.
M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux :
- établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ;
- déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ;
- réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.
Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises.
Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ?
Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? Quel est le montant des subventions ?
Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?
Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ?
Quelles sont les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?
Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?
Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?
Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de 20 minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger.
M. François-Henri Pinault, président-directeur général du groupe Kering. - Je vous remercie de cette occasion de m'exprimer devant votre commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques par les grandes entreprises françaises et leurs sous-traitants.
Je préside le groupe Kering, acteur important du secteur du luxe depuis plus de vingt ans. Ce secteur représente plus de 10 % des exportations françaises et plus de 600 000 emplois en France. Il contribue au rayonnement de notre pays à l'étranger et à son influence, et constitue un secteur important à l'échelle européenne.
Je pense qu'il est important que vous ayez à l'esprit les différences assez significatives entre nos activités dans le secteur du luxe et celles d'autres groupes que vous avez pu auditionner. Ces spécificités impactent le type et le montant des aides publiques dont nous pouvons bénéficier en France.
Le groupe Kering est né du parcours d'un entrepreneur et d'une famille. Créé en 1962 à Rennes comme société spécialisée dans l'importation et le négoce de bois, il est devenu au début des années quatre-vingt-dix le groupe PPR, conglomérat de plusieurs métiers, notamment dans la distribution professionnelle ou grand public. Face à la mondialisation, j'ai décidé en 2005, en devenant PDG, de transformer le groupe PPR pour le spécialiser dans un secteur d'activité à l'échelle mondiale. C'était un choix osé puisque fin 2004, le groupe réalisait 22 milliards d'euros de chiffre d'affaires à travers huit divisions, et les activités de luxe n'en représentaient que 10 %. Cette transformation s'est achevée en 2013, année où nous sommes devenus Kering.
Aujourd'hui, Kering compte six maisons dans la couture et la maroquinerie, quatre maisons joaillières, une maison dans les arts de vivre et de la table, et deux entités récentes : Kering Eyewear, créée en 2015, leader mondial de la lunetterie de luxe, et Kering Beauté, créée début 2023 avec l'acquisition de la maison de parfum Creed, qui développe aujourd'hui son activité de production de parfum pour les autres marques du groupe.
Fin 2024, nous comptions 46 936 collaborateurs dans le monde, dont 4 731 en France (environ 10 % des effectifs) et 13 278 en Italie (28 % des effectifs). Notre chiffre d'affaires l'an dernier était de 17,2 milliards d'euros, la France représentant environ 5 %. Nous avons 1 813 magasins en propre dont 76 en France (4 % de notre présence globale). Nous comptons 30 570 fournisseurs directs et indirects, dont 92 % en Europe, principalement en Italie, et 4 570 en France (470 directs, 4 100 indirects). Le siège du groupe et de nos marques françaises ainsi que leurs ateliers sont à Paris, et nous sommes présents sur cinq sites de production en France (Maine-et-Loire, Manche, Val-de-Marne, Jura et Seine-et-Marne).
Notre secteur a des spécificités importantes : le capital des activités de luxe repose essentiellement sur les marques et leur désirabilité dans le temps. Notre compétitivité se construit sur la visibilité de ces marques, la qualité créative de notre offre et les savoir-faire artisanaux que nous utilisons. C'est pourquoi notre secteur est l'une des activités manufacturières françaises les moins délocalisables.
Concernant Kering, 6 de nos 14 marques, dont Gucci qui est la plus importante, sont italiennes, ce qui explique qu'une part importante de nos effectifs, fournisseurs et sous-traitants soit en Italie.
Sur les aides dont nous avons bénéficié, je précise que je ne dispose d'aucun élément concernant celles reçues par nos fournisseurs et sous-traitants, ces données leur appartenant. En 2023, le groupe Kering a versé 258 millions d'euros en prélèvements obligatoires et impôts en France, dont 68 millions d'impôts sur les sociétés. Nous avons bénéficié cette même année d'environ 4 millions d'euros au titre des différents dispositifs d'aides, soit environ 1,5 % de nos prélèvements.
Nous avons reçu environ 3 millions d'euros au titre du mécénat, représentant 75 % de la totalité des aides. Nous sommes fiers de notre mécénat qui représente environ 6,2 millions d'euros par an depuis 2019, distribués à 89 % auprès d'organismes français. Ces actions concernent l'environnement, les écoles, les arts et la culture et principalement la lutte contre les violences faites aux femmes (2,5 millions annuels), notamment pour la Maison des femmes fondée par le docteur Ghada Hatem que nous déployons à l'échelle nationale.
Nous avons également reçu 552 000 euros au titre des contrats aidés, dont 315 000 euros pour l'apprentissage. En 2023, nous avons accueilli 89 apprentis en France, la moitié dans les structures centrales, l'autre moitié dans nos maisons (12 chez Saint-Laurent, 17 chez Balenciaga, 13 chez Boucheron). 18 de ces apprentis ont obtenu un contrat de travail chez Kering à l'issue de leur formation.
Nous avons perçu 130 000 euros au titre du crédit d'impôt recherche (CIR) pour la tannerie de Périers dans la Manche, concernant des recherches sur les biomatériaux à base de mycélium et le développement de cuir à partir de cellules animales vivantes. Nous avons également reçu 62 000 euros de crédit d'impôt famille (CIF) pour le financement de places en crèches pour nos collaborateurs ayant des enfants en bas âge.
Ces 3,9 millions d'euros proviennent de l'État. S'y ajoutent deux aides régionales : 116 000 euros de l'Agence de l'eau pour la tannerie de Périers (recyclage des eaux usées et innovation en tannage sans métaux lourds) et 16 000 euros du Centre Technique des Industries Mécaniques pour notre société Usinage et Nouvelles Technologies à Morbier (Jura).
Ces aides ciblées forment un partenariat public privé sur des sujets d'intérêt général et sont efficaces pour le groupe Kering.
Sur une période plus longue, nous avons bénéficié d'une aide de l'Union européenne de 400 000 euros sur la période 2020-2025 correspondant au remboursement de 70 % des dépenses engagées à la tannerie de Périers sur les projets de recherche que j'ai déjà cités, sans doublon avec le crédit d'impôt recherche. Seuls les coûts qui ne sont pas couverts par la subvention européenne bénéficient du CIR.
Concernant le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), nous avons reçu en moyenne 2,6 millions d'euros par an entre 2013 et 2018, soit 15,6 millions au total. Depuis 2019, nous bénéficions d'allègements de charges sur les bas salaires (967 000 euros en 2024, 910 000 euros en 2023), auxquels s'ajoutent les allègements pour apprentis (280 000 euros en 2024, 340 000 euros en 2023). Pendant la pandémie, seule la tannerie de Périers a bénéficié d'une aide pour le chômage partiel (329 000 euros de juillet 2020 à février 2022).
Je précise que nos effectifs sont stables en France avec 94 % de CDI, et que nous avons investi 185 millions d'euros dans nos maisons françaises au cours des trois dernières années.
Concernant ma réflexion qualitative sur ces aides, j'aborderai cinq thèmes (transparence, conditionnalité, prévisibilité, efficacité, industrie du luxe).
La transparence est indispensable, nous sommes redevables des aides fournies par l'État. Elle doit s'accompagner d'une pédagogie pour éviter les amalgames : les aides publiques ne sont pas une spécificité française mais un élément de compétitivité internationale ; elles ne garantissent pas le succès des projets (c'est un investissement comportant une prise de risque) ; il ne peut pas y avoir d'obligation de résultat mais une obligation de moyens. Enfin, cette transparence ne doit pas nuire à la confidentialité des données des entreprises, particulièrement celles investissant dans la recherche.
Sur la conditionnalité, je suis favorable à des aides conditionnées selon des objectifs et indicateurs clairs et précis, avec des montants cohérents avec les ambitions poursuivies. La philosophie globale doit être la constance et la prévisibilité, sans exclure des évolutions mais en évitant les à-coups brutaux.
Concernant l'efficacité, je préconise trois principes :
- la simplification, nous avons en France plus de 2 000 dispositifs d'aides, ce qui risque de créer un saupoudrage inefficace et nous avons besoin d'un interlocuteur unique ;
- une approche sectorielle. Les aides publiques placent souvent le secteur privé et l'État dans une forme de partenariat. Toutes les entreprises n'étant pas équivalentes en taille et compte tenu de la diversité des secteurs d'activité, une approche au plus près des spécificités sectorielles me paraît indispensable. C'est le meilleur moyen d'éviter les effets d'aubaine qui résultent souvent de dispositifs trop généraux et transversaux ;
- la prévisibilité. Les objectifs des aides peuvent varier - favoriser les investissements en France, maintenir l'emploi ou préserver la compétitivité sectorielle. Ces aides doivent être pluriannuelles avec des clauses de rendez-vous clairement définies au départ et des critères d'évaluation simples, lisibles et pérennes.
Concernant le secteur du luxe, même s'il n'est pas prioritaire pour les aides financières de l'État, il a besoin du secteur public. J'identifie trois axes de réflexion : d'abord, le soutien à l'artisanat en France et en Europe, avec ses compétences pointues liées aux savoir-faire, élément fondamental de compétitivité. Cela nécessite une réflexion sur la formation et l'attractivité de ces métiers auprès des jeunes. Les aides à l'apprentissage pourraient être réévaluées pour ces savoir-faire spécifiques. Deuxième axe, l'importance du développement durable. Le groupe Kering est pionnier depuis 2007, c'est un des quatre axes de notre stratégie. Le développement durable devrait faire partie des conditions exigées pour toute aide publique touchant à la production. Dernier axe, l'importance de poursuivre la concertation sur le développement et l'attractivité du tourisme en France. Pour notre secteur, c'est crucial - le tourisme représente 50 % de nos ventes en France, qui elles-mêmes constituent 5 % du chiffre d'affaires du groupe.
M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie pour cette présentation liminaire complète. Les pistes évoquées au-delà des chiffres sont très intéressantes et méritent d'être approfondies. Quelle est votre masse salariale en France et au niveau du groupe ?
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour votre exposé. Je salue le travail de transparence fait par votre groupe. Je considère que notre travail est d'intérêt général. Je constate que les dirigeants viennent ici dans un souci de transparence et d'échange, contribuant à renforcer la culture économique du pays et à retisser un lien de confiance entre entreprises, citoyens et élus - ce dont nous avons besoin dans un contexte politique et social complexe.
Je partage certaines de vos recommandations. Sur la question du guichet unique face aux 2 200 dispositifs existants, même un groupe comme le vôtre peut rencontrer des difficultés à trouver de la prévisibilité et de la pérennité dans les dispositifs.
Je pense qu'il est sain que nous puissions échanger sur le premier budget de la France puisque les aides publiques (exonérations, dépenses fiscales, subventions, etc.) représentent entre 170 et 250 milliards d'euros.
Il y a quelques mois, avant cette commission d'enquête, je me suis rendu à l'aéroport de Roissy pour rencontrer des douaniers. Ces derniers m'ont parlé du dispositif de détaxe : les touristes extracommunautaires peuvent se faire rembourser la TVA sur leurs achats supérieurs à 100 euros, ce qui mobilise 14 douaniers rien qu'au terminal 2. Les agents m'ont signalé une fraude assez généralisée pour un coût estimé à plus de 2 milliards d'euros par an.
Pouvez-vous estimer le montant dont bénéfice chaque année le groupe Kering au titre de ce dispositif fiscal ? N'est-ce pas une aide indirecte à comptabiliser aux côtés des 4 millions d'aides que vous avez mentionnés ?
M. François-Henri Pinault. - Notre chiffre d'affaires en France est de 934 millions d'euros et le poids des ventes en détaxe représente 20 % de ce montant, soit environ 200 millions d'euros.
M. Fabien Gay, rapporteur. - La détaxe représente un avantage permettant à votre groupe, comme aux autres, de vendre davantage. Savez-vous que ce système permet une certaine fraude difficile à quantifier aux aéroports ? Pensez-vous qu'il faudrait au moins vérifier que les personnes qui achètent chez vous avec un bordereau de détaxe prennent effectivement l'avion et quittent le pays, ce qui limiterait la fraude et le remboursement indu de TVA ?
M. François-Henri Pinault. - C'est effectivement un point très important pour nos ventes en France et dans d'autres pays. Il y a une réciprocité à ne jamais oublier - ce n'est pas une aide spécifique française. Pour la détaxe en magasin, nous vérifions les passeports et que le produit est bien destiné à être livré à l'étranger. Je savais qu'il existait des fraudes sans en connaître le montant exact. Ce système est très incitatif pour la clientèle étrangère, ce qui explique mon insistance sur le tourisme. Le tourisme représente la moitié des 950 millions d'euros de chiffre d'affaires en France. Parmi ces touristes, certains sont communautaires et ne bénéficient pas de la détaxe, d'autres sont internationaux et ne détaxent pas tout. La détaxe représente un peu moins de la moitié de la part liée au tourisme.
Concernant la guerre commerciale, quand Donald Trump parle d'augmenter les tarifs douaniers aux États-Unis, cela incite davantage la clientèle américaine à acheter lors de ses voyages en France. Il y a un phénomène d'amortissement pour nous en cas de tarifs douaniers, lié au tourisme. Même les clients fortunés qui achètent des produits de luxe regardent les prix. Le tourisme lié à la détaxe est un élément important de régulation, présent de façon réciproque dans tous les pays du monde. L'exemple du Royaume-Uni est révélateur : après le Brexit, plutôt que d'accorder la détaxe aux résidents communautaires devenus clients internationaux, elle a été supprimée pour toute la clientèle internationale. Nos chiffres d'affaires ont chuté de façon très importante en Angleterre à la suite de cette décision. La détaxe est donc un facteur d'activité essentiel.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous sommes donc d'accord que ce dispositif incitatif ou fiscal pourrait être considéré comme une aide indirecte à votre groupe et aux autres groupes de luxe ?
M. François-Henri Pinault. - Comme elle est réciproque, je ne considère pas la détaxe comme une aide, comme je ne suis pas d'accord avec Donald Trump qui estime que la TVA est un tarif douanier.
M. Olivier Rietmann, président. - Il faudrait déduire de cette somme que vous payez en plus en impôts et cotisations du fait des ventes supplémentaires générées par la détaxe.
M. Jean-Marc Duplaix, directeur général adjoint. - La détaxe est confiée à des organismes spécialisés censés vérifier l'existence de billets d'avion retour. Nous avons la faiblesse de croire que nous travaillons avec des partenaires sérieux. Par ailleurs, quand la détaxe a été supprimée au Royaume-Uni, nous avons constaté un déport de trafic vers la France ou l'Italie. Si elle s'arrêtait en France, cette clientèle en quête d'un différentiel de prix irait ailleurs.
Concernant nos effectifs français, les 4 731 salariés évoqués par M. Pinault sont essentiellement des personnels de siège, nous n'avons que 400 personnes en production. Les salaires moyens sont donc assez élevés. J'estime notre masse salariale brute à environ 350 millions d'euros, avec des cotisations patronales de l'ordre de 150 à 170 millions d'euros. Ce sont des ordres de grandeur, pas des chiffres précis.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je considère que la détaxe est un avantage qui peut être comptabilisé comme une aide publique. Pour régler la fraude, je sais qu'il existe des entreprises qui accompagnent les clients pour organiser la détaxe moyennant 15 à 30 % du montant, y compris pour des clients achetant des produits de luxe qui ne souhaitent pas s'embêter à l'aéroport. Une solution serait de placer les bureaux de détaxe après l'enregistrement, ce qui garantirait au moins que les clients montent dans l'avion.
M. François-Henri Pinault. - C'est ce qui se fait en Corée. Le produit acheté dans un magasin de centre-ville en détaxe est livré à l'aéroport.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Ma deuxième question concerne les rachats d'actions. Votre groupe pratique ces rachats assez massivement. Vous avez fait plusieurs opérations : en 2020, sur la période 2021-2023 pour 9,33 % du capital et vous prévoyez un nouveau programme cette année.
M. François-Henri Pinault. - Le dernier programme date de 2022. Nous avons décidé d'arrêter en raison des difficultés rencontrées depuis 2023 et de certaines acquisitions que nous avons réalisées, ce qui implique un rééquilibrage des ressources disponibles. Depuis 2023, nous n'avons plus de plan de rachat d'actions. Tant que nous ne serons pas revenus à des ratios d'endettement plus bas qu'actuellement, nous ne procéderons pas à ce genre d'opération.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous avons auditionné Louis Gallois qui a parlé de « perversion du système ». Êtes-vous d'accord avec cette affirmation ?
M. François-Henri Pinault. - C'est une question d'équilibre. Un rachat d'actions, comme une distribution de dividendes, c'est une rémunération des actionnaires. Les actionnaires font partie des parties prenantes de l'entreprise, sans lesquelles l'entreprise n'existe pas. L'actionnaire est servi en dernier, c'est normal, le système est construit comme ça.
Idéalement, une entreprise souhaite avoir un actionnariat stable dans le temps pour se développer sereinement. Si vous n'assurez pas aux actionnaires une création de valeur ou une rémunération de l'action qui doit s'approcher du taux de l'argent, vous créez une instabilité préjudiciable à l'entreprise. La rémunération de l'actionnaire est donc nécessaire.
Les dividendes ou les rachats d'actions doivent être décidés après s'être assuré que l'entreprise dispose des ressources nécessaires pour financer son développement. Le taux de distribution de dividendes du groupe Kering est fixé depuis plus de dix ans à environ la moitié du résultat net courant part du groupe, l'autre moitié étant dédiée au développement de l'entreprise (ouvertures de magasins, d'usines, etc.).
Si une entreprise distribue massivement sans se préoccuper de son développement ou sacrifie celui-ci à la distribution de dividendes, un déséquilibre se crée. Ce serait se tirer une balle dans le pied : d'un côté, vous faites plaisir par la distribution de dividendes massifs, de l'autre, vous faites baisser votre action sur la durée en privant l'entreprise de moyens de développement. Or, la bourse valorise le potentiel de développement. C'est pourquoi l'équilibre est très important. Il y a eu des excès, je suis d'accord.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous dites que votre politique, stable depuis une dizaine d'années, est de verser la moitié du bénéfice net sous forme de dividendes. Je crois que cela représente 1,7 milliard d'euros, soit 14 euros par action.
M. François-Henri Pinault. - Le dividende est malheureusement tombé à 6 euros en raison des difficultés que nous rencontrons.
M. Jean-Marc Duplaix. - Vous avez raison. Le dividende était de 12 euros par action en 2021 et 14 euros en 2022 et 2023.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Le versement de dividendes et la rémunération du capital sont un sujet sur lequel nous pourrions débattre un autre jour. Sur le rachat d'actions, je suis d'accord avec Louis Gallois. Racheter des actions pour les annuler pose un problème, alors que ces sommes pourraient être utilisées pour les investissements, les salaires, ou la rémunération du capital via les dividendes. Si ces rachats sont opérés pour que les actions soient distribuées aux salariés, la problématique n'est pas la même. Je rappelle cependant que l'ouvrier en touche moins que le top 100 des principaux cadres et que c'est une rémunération complémentaire, notamment pour les plus hauts cadres. Je pense que ce système, devenu extrêmement courant depuis quatre ou cinq ans, contribue à creuser les difficultés pour certaines entreprises.
M. François-Henri Pinault. - Nous avons procédé à des rachats d'actions au cours des dernières années. Une partie était destinée à être redistribuée aux collaborateurs du groupe, et une partie a été annulée. La partie annulée s'assimile à des dividendes. Quand une entreprise dispose de ressources financières dont elle n'a pas besoin pour financer son développement, elle doit s'interroger sur l'utilisation de ces sommes. Je ne pense pas que ce soit le métier d'une entreprise de placer du cash. Il vaut mieux le retourner aux actionnaires. Il faut avoir en tête la structure de l'actionnariat des grands groupes : plus de 95 % sont des investisseurs professionnels qui, quand ils reçoivent des dividendes, réinvestissent dans l'économie au sens large. Ce n'est pas le rentier qui prend son chèque et part sur une île déserte. Quand nous redistribuons aux actionnaires des excédents de trésorerie, nous faisons très attention à conserver suffisamment d'argent pour pérenniser le développement de l'entreprise.
M. Jean-Marc Duplaix. - Nous avons une obligation légale quand une résolution de l'Assemblée générale ouvre la possibilité d'acheter des actions, nous devons faire une annonce publique. En 2025, nous avons annoncé que l'Assemblée générale avait autorisé le rachat d'actions mais cela ne signifie pas que nous allons engager une telle démarche.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous êtes obligés de faire l'annonce, avec le montant maximum et le cours de l'action. J'ai vu que pour 2021-2023, vous étiez autorisés à racheter jusqu'à 2 % du capital à un prix maximum de 1 000 euros par action.
M. Jean-Marc Duplaix. - Entre 2018 et 2022, nous avons racheté pour 2 milliards d'euros d'actions, dont un tiers a été ou sera distribué aux salariés. Ce n'est pas forcément un complément de rémunération, mais une partie de leur rémunération qui les aligne sur les intérêts des actionnaires. Pour certains de ces salariés, il y a une décroissance de leurs revenus liée à la baisse de l'action.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Le mythe de l'actionnaire qui investit pour développer l'entreprise est faux. Aujourd'hui, ce sont majoritairement des fonds de pension qui ne s'intéressent qu'à la rentabilité à court terme. La majorité n'est plus constituée d'investisseurs de long terme, plutôt familiaux, qui prennent le temps d'investir. 95 % sont des fonds de pension uniquement préoccupés par la rentabilité à court terme.
M. François-Henri Pinault. - Ces fonds de pension réinvestissent les sommes qu'ils reçoivent dans l'économie. Cependant, la vision court-termiste de certains investisseurs est un problème pour l'entreprise. Monsieur le Président, vous avez rédigé un rapport sur le dispositif Dutreil qui favorise l'actionnariat familial, et qui est fondamental. Une entreprise familiale a des horizons temporels très différents de ceux des investisseurs. L'instabilité du cours de Bourse est un vrai problème. Quand on connaît une instabilité boursière comme nous l'avons vécue, une façon de rassurer les marchés est de racheter ses actions pour donner confiance.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Plusieurs PDG, y compris à la tête d'entreprises qu'on qualifie de françaises mais dont 75 % des actionnaires sont étrangers, nous disent qu'ils subissent la pression de leurs actionnaires, notamment sur la question du versement de dividendes et du rachat d'actions.
M. Olivier Rietmann, président. - En France, un certain nombre d'entreprises constatent que leurs actions sont sous-cotées et que le rachat d'actions permet de maintenir une certaine valeur. Cela protège l'entreprise d'opérations hostiles potentielles et permet de donner à l'action une valeur qui reste attractive pour les actionnaires.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez cinq ateliers en France. Avez-vous bénéficié d'aides publiques, notamment des collectivités territoriales pour installer ou maintenir l'emploi ? L'actuel président de la communauté de communes de Périers affirme que lorsque vous possédiez l'ancienne usine de traitement des peaux de crocodiles à Saint-Martin-d'Aubigny, vous n'auriez pas respecté vos engagements en matière de création d'emplois, alors que vous avez bénéficié de conditions d'implantation extrêmement favorables. Est-ce exact ? Fait-il référence à des aides publiques ?
Concernant les 4 millions d'euros d'aides hors détaxe, vous n'avez pas mentionné d'exonérations de cotisations sociales. Or, vous employez des ouvriers spécialisés dans des métiers qui ne sont pas délocalisables. Quels sont les salaires d'embauche et les salaires moyens ?
M. Olivier Rietmann, président. - J'ai noté, depuis 2019, 967 000 euros d'exonération de charges, dont une partie d'allègements au titre de l'apprentissage (340 000 euros).
M. Jean-Marc Duplaix. - Concernant la tannerie de Périers, je ne dispose peut-être pas de tous les éléments. Ce qui est certain, c'est qu'il y a bien eu une relocalisation de cette tannerie, pour une raison simple : dans son ancien format, elle était obsolète, avec des conditions de travail abominables. Nous avons racheté cette activité et, quelques années après l'acquisition, nous avons procédé à une transformation complète de la tannerie. Il est possible que nous ayons bénéficié d'aide de la communauté d'agglomération à l'époque, mais je n'ai pas les chiffres avec moi.
Sur l'emploi, il y a deux activités : une activité de négoce de peaux, plutôt des cadres basés soit dans la Manche, soit à Paris, et la tannerie proprement dite qui fait du tannage de peaux exotiques, principalement d'alligator et de crocodile. L'ensemble représentait 88 salariés en 2014, dont une quinzaine d'administratifs et de commerciaux. Aujourd'hui, nous sommes à environ 70 salariés. Il n'y a pas eu de décroissance massive, mais nous n'avons pas pu embaucher comme prévu, car notre plan de développement ne s'est pas concrétisé pour deux raisons : une crise du secteur de l'horlogerie (cette usine fabriquait beaucoup de bracelets de montres) et certains concurrents de Kering qui passaient des commandes à cette manufacture les ont progressivement annulées.
Aujourd'hui, nous maintenons l'emploi. Comme l'a mentionné M. Pinault, nous avons eu recours au chômage partiel. C'est aussi pourquoi nous y avons implanté un centre de recherche et développement, notamment dans le domaine du développement durable, et pour lequel nous bénéficions du CIR.
M. François-Henri Pinault. - Cette tannerie produisait des petites peaux de crocodiles pour bracelets de montre. Nous l'avons réorientée vers des peaux plus larges pour la maroquinerie. L'activité en France est actuellement difficile et nous n'utilisons pas la pleine capacité de la tannerie. Certains clients n'ont pas renouvelé leurs commandes, créant des difficultés. Nous continuons cependant à développer l'entreprise. Notre travail de recherche est essentiel. Nous nous préparons à une situation de rupture : quelles seront nos solutions si demain nous ne pouvons plus utiliser le cuir dans notre industrie ? C'est une question cruciale, sachant que le cuir reste un sous-produit de l'industrie alimentaire. Nous avons déjà développé des alternatives comme le mycélium de champignons. Nous avons exploité notre expertise de la tannerie pour développer ces activités de recherche, compensant ainsi le manque d'activité à Périers.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Quel est le salaire d'embauche d'un ouvrier chez Kering ?
M. François-Henri Pinault. - Je ne peux pas donner de chiffre précis car il existe un phénomène de rareté sur certains métiers, d'où l'importance de l'attractivité de l'artisanat auprès des jeunes. En France, les salaires peuvent être relativement élevés pour des métiers d'artisanat très spécifiques, particulièrement dans le cuir. Nous pourrons vous fournir des informations plus détaillées par écrit.
Nous constatons des écarts entre la France et l'Italie, notamment dans la maroquinerie ou le prêt-à-porter, les coûts étant en France supérieurs de 20 %.
M. Olivier Rietmann, président. - Vous avez indiqué bénéficier de 300 000 euros d'accompagnement à l'apprentissage. Si demain ces 300 000 euros étaient fléchés différemment, non pas vers Kering mais vers des artisans avec un savoir-faire particulier travaillant pour le luxe, afin de spécialiser des futurs salariés ou repreneurs d'entreprises artisanales, qu'en penseriez-vous ? Est-ce que Kering pourrait se passer de tout ou partie de cette aide si elle était réorientée vers des entreprises plus artisanales en difficulté ?
M. François-Henri Pinault. - Notre problématique est la pérennité et la transmission des savoir-faire. Cette aide pourrait être réorientée vers des métiers artisanaux sous tension, nous y serions totalement favorables.
M. Jérôme Darras. - Je vous remercie pour la clarté et la précision de vos réponses et de votre exposé. Certains chefs d'entreprise et économistes libéraux prônent une suppression totale des aides aux entreprises, en contrepartie de baisses d'impôts ou de charges salariales. J'ai compris que ce n'était pas votre point de vue, puisque vous avez évoqué des éléments de réflexion sur la conditionnalité et une approche sectorielle dans l'artisanat, le tourisme ou le développement durable. Avez-vous réfléchi aux modalités qui pourraient être mises en place pour un système d'aides efficaces dans ces domaines ?
Concernant la guerre commerciale, le système d'aides actuel vous paraît-il être un élément important pour la compétitivité de nos entreprises ? À l'inverse, souffrons-nous de handicaps qui devraient être corrigés ? On cite souvent le coût de notre modèle social.
Mme Laurence Harribey. - Je vous remercie pour vos propos clairs et transparents. Vous avez indiqué que les aides d'État ne sont pas une spécificité française. Pouvez-vous nous présenter un tableau comparatif des aides dont vous bénéficiez dans d'autres pays ? Est-ce un élément de décision stratégique pour vous ? Vous avez parlé d'activités non délocalisables, j'aimerais des éclaircissements. Vous avez cité 3 millions d'euros au titre du mécénat comme une forme d'aide indirecte. Pouvez-vous évaluer le retour sur investissement de ce mécénat ? Je suis surprise que la notion d'ancrage territorial soit peu présente dans votre propos, alors que l'apprentissage, la transmission des savoirs et le mécénat devraient rendre cette notion plus prégnante.
M. Michel Masset. - Je vous remercie à mon tour pour vos propos introductifs. Vous avez mentionné la conditionnalité, le soutien à l'artisanat, le développement durable et le tourisme. Êtes-vous favorable à un partenariat public privé renforcé, notamment autour de la formation ? Plus largement, quelles seraient selon vous les principales aides qu'il faudrait flécher dans la situation actuelle ?
M. François-Henri Pinault. - Concernant l'efficacité des aides, j'ai insisté sur la nécessité d'une approche sectorielle, impliquant d'abord une priorisation des secteurs. Le luxe n'est pas le secteur le plus prioritaire en termes de compétitivité. Notre approche préconise moins d'aides générales et des aides beaucoup plus ciblées par secteur, en commençant par les secteurs sous tension confrontés à des problèmes de compétitivité. L'automobile, par exemple, nécessite beaucoup d'actions. La priorisation et la sectorisation de l'approche des aides sont pour moi des éléments clés.
Le guichet unique permettrait aux entreprises d'avoir une vision synthétique des aides disponibles selon leurs problématiques, améliorant l'efficacité du suivi et la concentration des aides là où elles sont nécessaires.
Je ne peux pas émettre un avis global sur les 150 à 250 milliards d'euros d'aides, qui s'inscrivent dans une équation générale incluant prélèvements obligatoires et flux financiers. Cependant, l'efficacité de ces aides est centrale - nous pourrions faire beaucoup plus avec ces sommes en adoptant une approche sectorielle et en priorisant les secteurs.
Quant à la guerre commerciale déclenchée par les États-Unis, le secteur du luxe n'est pas confronté à des concurrents américains ou chinois, ce qui est une particularité de notre activité. Le luxe est presque exclusivement concentré en Europe de l'Ouest, particulièrement en Italie et en France. Nos problématiques de compétitivité mondiale sont spécifiques. L'accès aux marchés et les tarifs douaniers sont cruciaux pour nous - des pays comme le Brésil et l'Inde imposent des droits de douane élevés sur les produits de luxe, ce qui explique pourquoi ces marchés restent sous-développés.
Face aux tarifs douaniers américains, nous disposons d'une certaine flexibilité pour ajuster nos prix, soit localement, soit mondialement. Cependant, notre secteur est directement impacté par l'effet de richesse. Nous avions observé des signaux très positifs de consommation sur les produits de luxe aux États-Unis après l'élection de Donald Trump, mais la situation s'est complètement inversée depuis deux mois. La consommation américaine est étroitement corrélée aux cours de Bourse, et nous constatons actuellement une baisse importante de la consommation. Notre inquiétude porte davantage sur l'impact des tarifs douaniers sur la consommation américaine que sur les tarifs eux-mêmes.
Kering est un groupe très italien, nos principales marques sont italiennes, notamment Gucci. Nous avons aussi d'importantes marques françaises comme Saint-Laurent, Balenciaga et Boucheron, mais en termes de taille et de production, l'Italie domine. Nous y faisons travailler directement et indirectement plus de 100 000 personnes.
En Italie, nous bénéficions d'aides spécifiques : une aide aux métiers du design et de la création plafonnée à 2 millions d'euros par an, et une aide au développement de la propriété intellectuelle (Patent Box) qui représentait 19 millions d'euros en 2023. Cependant, cette dernière a été récemment restreinte aux brevets industriels, excluant la créativité et le design, ce qui a réduit cette aide à 1 ou 2 millions par an.
M. Jean-Marc Duplaix. - Nous avons également reçu des subventions d'investissement pour l'ouverture de nouvelles usines et centres de recherche, représentant environ 12 millions d'euros d'aides sur la période 2020-2025.
M. François-Henri Pinault. - Ces aides concernent des projets industriels, d'usines ou de centres logistiques. Nos métiers ne sont pas délocalisables - la question se pose plutôt en termes d'arbitrage entre la France et l'Italie. Par exemple, le CIR nous a encouragés à développer des activités de recherche à la tannerie de Périers pour maintenir sa charge de travail, alors que nous aurions pu les installer près de nos unités italiennes.
Concernant le mécénat, qui représente 75 % de nos aides, Marie-Claire Daveu supervise notamment la fondation Kering contre les violences faites aux femmes. Chaque financement est accordé sur trois ans avec un suivi rigoureux et des contrôles sur le terrain. Nous évaluons l'efficacité tous les deux ou trois ans pour décider de poursuivre ou d'arrêter notre soutien. Notre objectif est d'obtenir des résultats concrets, pas simplement de distribuer de l'argent.
Sur l'ancrage territorial, notre tropisme italien s'explique par une différence de coût du travail d'environ 20 % avec la France, malgré des savoir-faire français comparables en maroquinerie et prêt-à-porter. Les choix se font entre ces deux pays, pas avec d'autres régions : dans le luxe, la délocalisation vers l'Asie n'est pas envisageable.
Concernant les partenariats publics privés, les déductions fiscales sur le mécénat nous permettent d'amplifier notre action. Sans diminuer notre engagement initial, ces dispositifs nous incitent à donner davantage. L'État démultiplie ainsi son action par notre intermédiaire, avec l'assurance d'une gestion efficace et exigeante des fonds.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Dans la guerre commerciale qui nous oppose aux États-Unis et à la Chine, êtes-vous d'accord avec le président Macron lorsqu'il parle de patriotisme économique et du fait que les grandes entreprises ne doivent pas céder aux sirènes de Donald Trump ?
Ma seconde question concerne un article du Monde publié hier soir qui rappelait votre soutien à M. Mittal pour l'achat d'Arcelor, avec l'appui d'Anne Méaux et son agence de communication, qui préparerait d'ailleurs certaines personnes aux auditions de cette commission d'enquête.
M. François-Henri Pinault. - Image 7 fait partie de nos fournisseurs.
M. Fabien Gay, rapporteur. - À l'époque, M. Mittal promettait de ne fermer aucune usine en Europe. Quand il a repris Arcelor, l'Europe comptait 22 hauts fourneaux, aujourd'hui il n'en reste que 11. Il n'a pas tenu ses engagements à Florange, avec la passivité du président de la République de l'époque. Je doute qu'il respecte son engagement de décarboner les deux hauts fourneaux, promesse signée avec Bruno Le Maire l'an dernier.
Révisez-vous votre jugement face à cette situation ? L'acier me semble stratégique pour la réindustrialisation du pays. Nous avons auditionné MM. Montebourg et Le Maire : le premier s'est déclaré favorable à la nationalisation, le second l'envisage « en dernier recours », ce qui constitue déjà une avancée significative. Pensez-vous qu'une nationalisation pourrait être nécessaire si ArcelorMittal ne respectait pas ses engagements de décarbonation ?
M. François-Henri Pinault. - Le soutien apporté par mon père à M. Lakshmi Mittal relevait du respect entre entrepreneurs. Je suis trop éloigné des métiers du groupe Mittal pour vous donner un avis sur la décarbonation. Plus généralement, concernant les aides projets ciblées avec des critères précis, je pense que lorsqu'une entreprise réussit le projet soutenu et que les résultats sont bons et pérennes, il devrait y avoir des retours à meilleure fortune pour l'État. Mais je ne peux pas me prononcer spécifiquement sur le secteur de l'acier.
Sur le patriotisme économique, nous ouvrons à l'étranger des magasins, mais actuellement nous rationalisons nos réseaux de distribution plutôt que de les étendre. Nous n'avons pas de problématiques d'investissement aux États-Unis ou en Chine. De plus, notre modèle repose sur la culture française et italienne - il n'y aurait aucun sens à fabriquer des sacs Gucci italiens au Texas. Nos clients ne comprendraient pas cette approche. En revanche, mettre en avant notre niveau d'artisanat français ou italien pour Saint-Laurent ou Gucci est parfaitement cohérent. Cette problématique de délocalisation n'est donc pas vraiment une réalité pour l'industrie du luxe.
M. Olivier Rietmann, président. - Le monde des affaires n'est pas celui de la politique. Demander aux chefs d'entreprise de ne pas investir aux États-Unis au nom du patriotisme politique est problématique - nous ne sommes pas en guerre contre les États-Unis mais en forte concurrence commerciale, exacerbée par leur président. On ne peut comparer cette situation avec celle de la Russie, où l'on a obligé les entreprises à retirer leurs avoirs face à un agresseur.
Pour revenir sur Mittal et les aides à la décarbonation, avons-nous négligé l'aspect économique et la compétitivité ? Même avec 850 millions d'euros de subventions, un investissement de 2 milliards pour produire un acier plus cher que celui importé de Chine n'est pas viable économiquement. Cette marche forcée vers la décarbonation, bien que nécessaire, ne montre-t-elle pas ses limites quand elle ignore les critères économiques et industriels ?
M. François-Henri Pinault. - Absolument, mais cela ne signifie pas qu'il ne faut pas chercher des solutions viables économiquement. Kering n'est pas un groupe d'ingénieurs, mais nous sommes très avancés en développement durable. Notre rôle n'est pas de trouver des solutions scientifiques, mais des solutions économiquement viables.
Par exemple, pour le tannage du cuir sans métaux lourds, les chimistes nous disaient en 2011 ou 2012 que c'était impossible. Nous avons mené des recherches avec des universités et trouvé deux techniques, mais 25 % plus chères. Notre défi était de réduire ce surcoût. Aujourd'hui, près de 50 % de notre tannage s'effectue sans métaux lourds. L'or éthique que nous utilisons pour nos activités joaillières était 20 % plus cher au départ. Nous avons réduit cet écart à 5 % en dix ans.
Le développement durable n'est pas un obstacle à la rentabilité, mais une nouvelle façon d'aborder nos processus de production. Aujourd'hui, nous produisons deux fois plus de vêtements que nous n'en vendons pour des questions de taille. Pour la décarbonation textile, nous travaillons sur une meilleure prévision de la demande via l'intelligence artificielle. Kering s'est engagé à réduire de 40 % son empreinte carbone en valeur absolue d'ici 2035 malgré notre croissance. Nous avons identifié la moitié des solutions nécessaires. Dans le luxe, nous sommes le seul groupe avec des objectifs publics de réduction en valeur absolue. C'est un risque, mais c'est notre philosophie.
M. Olivier Rietmann, président. - Vous avez mentionné des subventions, notamment le Crédit Impôt Recherche pour des recherches sur le développement cellulaire. Dans quel cadre précisément ?
M. François-Henri Pinault. - Il s'agit de recherches sur des façons alternatives de produire du cuir sans tuer l'animal. Actuellement, nous utilisons un sous-produit de l'industrie alimentaire. Ces techniques, inspirées du secteur de la santé concernant les greffes de peau, visent à reproduire des cuirs en laboratoire à partir de cellules animales vivantes.
Mme Marie-Claire Daveu. - En 2023, nous avons travaillé sur deux projets qui ont bénéficié du CIR. Le premier avec une start-up italienne, Squim, concernait le mycélium avec des expérimentations de tannage à la tannerie de Périers pour reproduire le toucher d'un cuir traditionnel. Le second portait sur les cellules souches avec Vitrolab, une start-up américaine qui malheureusement n'a pas pu continuer. Pour 2024, nous avons un troisième dossier CIR sur le tannage enzymatique, qui permet d'éliminer certains métaux lourds, réduisant ainsi les déchets et l'exposition des salariés aux risques sanitaires. Ces partenariats publics privés à dimension européenne peuvent réellement nous aider à changer de paradigme.
M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie pour cette audition très intéressante. Je note que vous l'aviez préparée avec l'objectif d'être transparents et efficaces.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 40.
La réunion est ouverte à 17 h 55.
Audition de la SNCF - MM. Jean-Pierre Farandou, président-directeur général, Philippe Massin, directeur financier, et Mme Carole Desnost, directrice technologies, innovation et projets
M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Jean-Pierre Farandou, président-directeur général du groupe SNCF, Mme Carole Desnost, directrice technologies, innovation et projets et M. Philippe Massin, directeur financier.
Je vous remercie pour la disponibilité dont vous avez fait preuve en acceptant de modifier l'horaire de votre audition aujourd'hui, en raison du scrutin solennel qui a eu lieu ce jour en séance publique à 14 heures 30.
L'audition est enregistrée et diffusée en direct et fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions à la SNCF.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Farandou et Bassin et Mme Desnost prêtent serment.
Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.
Après avoir entendu EDF le 22 avril dernier, nous avons souhaité entendre un autre fleuron de nos entreprises publiques, la SNCF. Celle-ci est redevenue le 1er janvier 2020 une société anonyme à capitaux publics, qui est aujourd'hui la société mère du groupe SNCF constitué de plusieurs filiales dont SNCF Réseau, SNCF Gares & Connexions, SNCF Voyageurs, Rail Logistics Europe, ainsi que Keolis et Geodis.
Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises.
Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ?
Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions qui vous sont octroyées, qu'il s'agisse de l'investissement, du fonctionnement, ou encore de la subvention d'équilibre au régime spécial de retraite des cheminots ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ?
Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?
Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de 20 minutes environ. Puis M. Fabien Gay, notre rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger.
M. Jean-Pierre Farandou, président-directeur général du groupe SNCF. - Je suis très heureux de répondre à votre invitation et de participer aux travaux de cette commission. J'ai construit mon propos liminaire autour de quatre axes : un rappel sur l'organisation du groupe, des précisions sémantiques sur la notion d'aide publique, l'utilisation de ces aides, et enfin quelques recommandations.
Concernant notre organisation, nous sommes une entreprise 100 % publique à capitaux incessibles à la suite de la loi de 2018, mise en oeuvre au 1er janvier 2020. Cette réforme a transformé la SNCF d'établissement public industriel et commercial en société anonyme, ce qui n'est pas neutre dans son pilotage économique. Les emplois ne sont pas délocalisables, ce qui peut être important par rapport aux aides publiques relatives à l'emploi.
La réforme poursuivait deux objectifs : transformer l'organisation pour anticiper l'arrivée de la concurrence dans le transport ferroviaire de voyageurs et financer le système ferroviaire français avec la reprise par l'État de 35 milliards d'euros de dettes de SNCF Réseau.
Notre organisation comprend trois grands métiers : la gestion d'infrastructures avec SNCF Réseau et Gares et Connexions, ouvertes à tous les nouveaux entrants comme Trenitalia et Renfe pour les services à grande vitesse ou à Transdev qui opérera bientôt une ligne de TER entre Marseille et Nice ; le transport ferroviaire urbain de voyageurs avec SNCF Voyageurs (TER, Transilien, Intercités) et Keolis; et enfin les marchandises et la logistique avec Rail Logistique Europe et Geodis, logisticien multimodal international.
L'État a repris notre dette en deux temps : 20 milliards en 2020 et 15 milliards en 2022. En contrepartie, nous devions revenir durablement à l'équilibre, ce que nous avons fait depuis 2021, après la parenthèse du Covid. Nous ne coûtons pas d'argent à l'État ; au contraire, nos dividendes (entre un et deux milliards d'euros selon les années) remontent dans ses caisses et sont réinvestis dans le réseau via un fonds de concours, créant ainsi un cercle vertueux.
La concurrence est en marche. Pour les délégations de service public (DSP), huit appels d'offres ont déjà été organisés, SNCF Voyageurs en a gagné cinq et perdu trois. Pour les services librement organisés comme le TGV, d'autres opérateurs à capitaux privés se préparent à entrer sur le marché français dans les années à venir.
Les appels d'offres vont rapidement atteindre plusieurs dizaines par an. Dans moins d'une dizaine d'années, toutes les activités TER de France, les lignes de Transilien et les lignes Intercités seront ouvertes à la concurrence.
Le groupe SNCF fait circuler chaque jour 15 000 trains sur 28 000 kilomètres de lignes dont 2 800 de LGV et transporte quotidiennement 5 millions de passagers dans 3 000 gares.
C'est l'un des premiers employeurs de France et le premier recruteur avec plus de 17 000 embauches dans le groupe dont 8 300 dans sa partie ferroviaire. Nous comptons 150 000 cheminots, et avec Geodis et Keolis, 100 000 salariés supplémentaires. La masse salariale des cheminots représente 10 milliards d'euros par an.
Nous accueillons chaque année près de 8 000 alternants, affirmant notre rôle dans la formation des jeunes à qui nous offrons l'opportunité d'obtenir des diplômes.
Nous animons également l'économie nationale avec 15 milliards d'euros d'achats annuels, bénéficiant largement à l'économie française. Nous travaillons avec 19 000 fournisseurs dont 12 000 PME dans nos territoires. Ces achats soutiennent 269 000 emplois.
En 2024, nous avons versé 1,4 milliard d'euros d'impôts et taxes, dont plus de 80 % en France (1,2 milliard).
M. Olivier Rietmann, président. - Incluez-vous les cotisations salariales et patronales dans les impôts et les taxes ?
M. Jean-Pierre Farandou. - Ce ne sont que les impôts.
Il est important de distinguer ce qui relève des aides publiques et du financement d'une politique publique. Les politiques publiques relèvent du gouvernement et ne doivent pas être confondues avec la santé économique de l'entreprise SNCF comme l'ont fait certaines personnes que vous avez auditionnées.
Dans les financements publics qui ne sont pas, selon nous, des aides publiques, il y a les sommes versées par les collectivités, les régions, Île-de-France Mobilités et l'État qui nous achètent, à travers des contrats, des prestations de service public (TER, Transilien, Intercités). Ce sont des compensations financières de service public, pas des aides directes. Si une compagnie privée les produisait à notre place, elle toucherait les mêmes sommes.
Il y a également les financements qui bénéficiant au secteur ferroviaire : les subventions d'investissement (7 milliards en 2023, 7,9 milliards en 2024) vont principalement au réseau ferroviaire ou aux achats de matériel roulant pour le compte des régions. Ce matériel appartient aux régions et nous le restituons lors des appels à concurrence. En 2023, elles se sont décomposées en 2,7 milliards d'euros pour l'achat de trains et la construction d'ateliers pour les collectivités ; 600 millions d'euros pour les travaux dans les gares, notamment d'accessibilité PMR (personnes à mobilité réduite) ; 3,8 milliards d'euros pour la régénération de l'infrastructure (SNCF Réseau).
Sur ces 7 milliards d'euros, la SNCF a participé au financement par son dividende à hauteur de 1,2 milliard.
Nous recevons également des subventions européennes : 98 millions d'euros en 2025 (dont 85 millions affectés à SNCF Réseau) via le mécanisme d'interconnexion européenne, notamment pour des projets à dimension européenne comme le système de signalisation ERTMS (European Rail Traffic Management System) entre Paris et Lyon.
M. Olivier Rietmann, président. - Quel est le montant de l'investissement pour ce système ?
M. Jean-Pierre Farandou. - Il s'élève à 800 millions d'euros.
Nous touchons également des subventions sur le fret, notamment pour le tronçon Le Havre-Gisors qui a permis d'améliorer l'infrastructure en contournant la région parisienne.
Concernant le régime des retraites, l'État a versé en 2023 une contribution spécifique de 3,2 milliards d'euros liée au déséquilibre démographique du régime spécial des cheminots : nous avons 229 000 cheminots retraités pour seulement 111 000 cheminots actifs. La loi française prévoit un mécanisme d'équilibrage démographique pour certains régimes (RATP, Mines, etc.) mais le calcul de la compensation se fait au taux du régime général et non au taux du régime spécial. La bonification liée au régime spécial est entièrement supportée par la SNCF.
M. Olivier Rietmann, président. - Quel est le montant des aides publiques sur l'alternance ?
M. Philippe Massin, directeur financier de la SNCF. - L'effet bonus alternants était de 600 000 euros en 2023.
M. Jean-Pierre Farandou. - C'est peu. Ce dispositif a coûté à l'entreprise 96 millions d'euros en 2024 et 146 millions d'euros en 2024.
M. Philippe Massin. - Il faut ajouter les financements des opérateurs de compétences (OPCO) qui ont représenté 75 millions d'euros en 2023 et 70,6 millions en 2024.
M. Jean-Pierre Farandou. - Si vous regardez la répartition des coûts, nous avons des masses importantes : 48 millions d'euros de taxe d'apprentissage et 169 millions d'euros de masse salariale pour la rémunération de nos apprentis. C'est considérable car nous avons plus de 8 000 apprentis. En recettes, nous avons l'effet bonus alternant de 600 000 euros et un financement OPCO de 70 millions, soit un coût net de 146 millions d'euros.
M. Olivier Rietmann, président. - J'ai l'impression que vous présentez l'apprentissage comme une bonne oeuvre parce que cela vous coûte. C'est normal que l'apprentissage coûte aussi un peu à la SNCF comme à toutes les entreprises pour préparer l'avenir.
M. Jean-Pierre Farandou. - C'est un effort réel - 146 millions d'euros n'est pas une somme négligeable mais nous ne remettons pas en question l'accueil de nombreux apprentis. La SNCF a toujours eu une politique d'apprentissage qui a pris différentes formes.
M. Olivier Rietmann, président. - Est-ce qu'une grande part de vos apprentis restent dans l'entreprise ?
M. Jean-Pierre Farandou. - Oui pour les métiers coeur, mais nous formons aussi tous types d'apprentis dans des fonctions support. Nous ne pouvons pas conserver ces derniers mais nous leur permettons d'obtenir un diplôme.
Pendant la crise sanitaire, nous avons bénéficié de deux types d'aides exceptionnelles. Premièrement, l'État, en tant qu'actionnaire, a apporté 4 milliards d'euros sur trois ans pour recapitaliser SNCF Réseau dans le cadre du grand plan de relance de 100 milliards d'euros, permettant ainsi de poursuivre l'effort de régénération du réseau. Deuxièmement, nous avons été éligibles pour la première fois au dispositif de chômage partiel, représentant une aide de 206 millions d'euros sur 2020-2021.
Pour la crise énergétique liée à l'Ukraine, le groupe SNCF a obtenu une aide ponctuelle de 50 millions d'euros sur 2022-2023 qui a bénéficié à SNCF Voyageurs. Ces aides nous permettent de limiter les hausses de prix - les tarifs TGV n'ont augmenté que de la moitié de la hausse des coûts.
Nous bénéficions également d'aides fiscales et sociales communes à toutes les entreprises, totalisant 466 millions d'euros en 2023 - à mettre en perspective avec nos 10 milliards d'euros de masse salariale pour 150 000 emplois. Ces aides comprennent 411 millions d'allègements de charges sociales, 35 millions pour l'alternance, la transition professionnelle et l'emploi des jeunes, 2 millions de Crédit Impôt Famille (CIF) pour le financement de crèches et haltes-garderies, essentielles pour permettre aux salariés de concilier vie professionnelle et vie familiale, et 16 millions de Crédit Impôt Recherche (CIR).
Le CIR finance des programmes d'innovation ferroviaire, notamment trois projets de matériel roulant innovants (Telli, Draisy, et Flexy) qui sont des alternatives aux vieux autorails. Ces projets sont développés en partenariat avec des PME et visent le verdissement du ferroviaire sur les lignes où l'installation de caténaires serait déraisonnable. Il faut souligner le rôle de chef d'orchestre joué par la SNCF dans ces projets menés avec des industriels mais aussi des organismes de recherche et des universités.
Dans le cadre du plan de relance, le gouvernement a mis en place des aides au wagon isolé (56 millions d'euros) et au transport combiné (16 millions d'euros) en 2023. Ces subventions sont absolument nécessaires - sans elles, Fret SNCF (aujourd'hui Hexafret) ne pourraient pas maintenir cette activité essentielle à la décarbonation des mobilités. La loi de finances 2025 a d'ailleurs prévu une hausse de 30 millions de ces aides. Nous espérons leur pérennisation, indispensable à la soutenabilité du transport ferroviaire par wagon dans notre pays.
Pour conclure, nous constatons un manque de lisibilité avec environ 2 200 dispositifs d'aides publiques. Si la SNCF peut gérer cette complexité, les PME et ETI sont plus en difficulté. Toute action de simplification serait bienvenue. Nous encourageons un dialogue entre le gouvernement, le législateur et les entreprises via les organisations représentatives comme l'Union du transport public et ferroviaire (UTPF), l'Alliance 4F ou Fer de France.
Nous sommes favorables à l'évaluation rigoureuse des aides publiques, tout en suggérant d'y intégrer des critères environnementaux. Le mode ferroviaire électrique est vertueux pour l'environnement, et les euros dépensés dans le ferroviaire profitent à la transition écologique.
La transparence doit être totale et nous sommes prêts à jouer ce jeu. La SNCF est déjà une entreprise très transparente et nous n'avons aucun souci à l'être davantage si nécessaire. Il faut néanmoins veiller aux commentaires accompagnant la publication des chiffres, car certains organismes font des amalgames contestables. La transparence doit s'accompagner d'explications précisant bien la nature des sommes évoquées.
Enfin, pour les entreprises, les aides publiques doivent servir des politiques de long terme, sauf en période de crise où l'argent public aide à surmonter les difficultés. En temps normal, les aides aux entreprises devraient soutenir des politiques publiques durables concernant l'emploi et l'équipement du pays. Ce pourrait être un critère d'évaluation du bon usage de l'argent public par la commission.
M. Olivier Rietmann, président. - Je confirme que vous démontrez votre disposition à la transparence par votre exposé exhaustif sur les différentes aides reçues par la SNCF. Je comprends parfaitement votre remarque sur l'importance des commentaires accompagnant les chiffres, car un chiffre isolé peut donner lieu à des extrapolations contre-productives. Ma première question concerne la subvention d'équilibre pour le régime des retraites : pouvez-vous confirmer qu'il s'agit bien d'une aide publique de 3,2 milliards en moyenne versée à la SNCF pour équilibrer le système ?
M. Jean-Pierre Farandou. - C'est bien de l'argent public qui vient compenser le déséquilibre structurel démographique d'origine spéciale, mais ce n'est pas une aide qui soutient une politique publique, c'est pourquoi j'ai précisé sa nature exacte. C'est une aide prévue par la loi qui n'est pas spécifique à la SNCF mais concerne aussi d'autres entreprises comme la RATP.
M. Olivier Rietmann, président. - Concernant le CIR, je n'ai pas bien compris le concept. Vous percevez 16 millions d'euros alors que ce n'est pas vous qui avez les laboratoires ou qui effectuez directement la recherche. Les entreprises qui mènent la recherche pour vos projets bénéficient déjà du CIR pour leur main-d'oeuvre. À quel titre percevez-vous donc ce crédit d'impôt ? Pourriez-vous préciser ce dispositif ?
Par ailleurs, vous êtes favorable aux dispositifs d'évaluation des aides publiques. La SNCF a-t-elle été sollicitée par l'administration ou d'autres organismes pour contribuer à l'évaluation de ces dispositifs ? Nous sommes convaincus de l'efficacité du contrôle dans l'attribution et l'utilisation des aides, mais qu'en est-il de l'évaluation de leur efficience ? Avez-vous participé à de telles évaluations, ce qui permettrait aux parlementaires de prendre des décisions éclairées sur le maintien, l'augmentation ou la diminution de certaines aides dans le contexte budgétaire difficile qui s'annonce pour 2026 ?
Mme Carole Desnost, directrice technologies, innovation et projets de la SNCF. - En 2023, nous avons perçu 16 millions d'euros de CIR sur une activité éligible de 52 millions. Comme l'a mentionné le président Farandou, nous jouons un rôle de chef d'orchestre avec la connaissance des demandes des clients, la vision des besoins d'évolution de l'infrastructure et du matériel roulant. Dans mes équipes, une partie de cette activité est réalisée par des chercheurs travaillant sur des technologies nouvelles comme l'intelligence artificielle, la robotique ou les matériaux. Ces petites équipes possèdent à la fois une connaissance scientifique et ferroviaire, leur permettant de dialoguer avec les laboratoires et les industriels qui mènent les programmes de recherche.
Nous ne travaillons jamais seuls mais toujours dans des consortiums où chaque industriel récupère la partie qui le concerne. Notre rôle d'animateur est essentiel pour qualifier l'ambition et la cible car le ferroviaire est complexe (algorithmes, systèmes de gestion du trafic, nouveau système de réservation de places, etc.) et il est nécessaire d'accélérer sa transformation. Les cycles sont longs et n'intéressent pas forcément les industriels. Notre secteur n'est pas aussi riche que l'aéronautique ou l'automobile, et les productions sont souvent en nombre limité - une gamme de train représente quelques centaines d'exemplaires. Nous avons besoin d'énergie pour développer ces projets et intéresser les industriels.
Nous faisons le même travail au niveau européen. Nous avons ainsi reçu 5,7 millions d'euros en 2023. Avant 2020, il n'existait pas de programme de recherche européen sur le ferroviaire. Le premier s'appelait Shift to rail et nous en avons initié un second. Les financements européens sont plus importants (60 % contre 30 % en France) mais plus complexes à obtenir. Notre objectif est d'accélérer la transformation du ferroviaire, de dialoguer avec les laboratoires sur les nouvelles technologies et de développer des programmes réduisant les coûts.
M. Olivier Rietmann, président. - N'y a-t-il pas un gaspillage d'argent public dans ce système ? Vous passez une commande, vous êtes subventionnés au titre du CIR, mais le travail de recherche et de développement est réalisé par l'entreprise qui répond à votre commande. Cette entreprise pourrait bénéficier du CIR puisqu'elle fait la recherche, mais est-il nécessaire que vous en bénéficiez également ?
Mme Carole Desnost. - J'aimerais que ce soit comme cela, ce serait le monde idéal. Nous développons actuellement un petit train ferroviaire pour les lignes peu fréquentées. Tout l'intérieur du train a été conçu par nos ingénieurs du matériel en fonction de notre expérience : solidité des sièges, espace vélos, toilettes, etc. Pour le TGV M, nous avons établi un partenariat d'innovation avec Alstom pendant cinq ans. C'était vraiment un travail de coopération entre les équipes SNCF (voyageurs, matériel, marketing) et Alstom pour créer un train livré dans les délais, au prix souhaité et correspondant aux besoins des clients.
M. Olivier Rietmann, président. - Concernant l'évaluation, je pense qu'il y a quelque chose à creuser dans ce système qui finance à la fois celui qui fait la recherche et celui qui passe la commande.
Mme Carole Desnost. - Dans une description de programme de recherche, chacun a ses lots spécifiques. Par exemple, nous travaillons avec une entreprise de Limoges spécialisée dans le militaire qui produit des chars, notre idée est d'adapter leurs suspensions au secteur ferroviaire. Cela permettra d'avoir un train mieux ajusté au quai, générant des économies de temps et d'argent. L'entreprise développera sa roue mais elle sera incapable de réaliser l'intégration seule. Le CIR ne finance pas deux fois les mêmes programmes.
M. Olivier Rietmann, président. - Je ne comprends pas pourquoi l'entreprise qui passe la commande bénéficie du CIR.
M. Jean-Pierre Farandou. - Je ne sais pas s'il existe une évaluation du dispositif.
M. Olivier Rietmann, président. - Vous n'avez jamais été sollicités pour une évaluation quelconque d'un dispositif d'aide publique.
Mme Carole Desnost. - Le CIR est audité.
M. Olivier Rietmann, président. - Je note que vous n'avez jamais été sollicités pour une évaluation des différents dispositifs. On parle beaucoup d'évaluation, mais finalement très peu se font réellement.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour votre présentation. Vous semblez partager l'approche de transparence des autres PDG que nous avons auditionnés. Nous aurons un débat sur le système de retraite. On ne peut pas le mettre à mal et reprocher son coût à la SNCF. Je me suis opposé à ce qu'on casse le statut des cheminots et il est difficile de faire vivre différents statuts au sein de la même entreprise. Il est protecteur pour les cheminots mais aussi pour les usagers du rail. On dit sur les plateaux de télévision que les cheminots sont des privilégiés sans préciser qu'ils sont embauchés, comme dans de nombreuses entreprises, en dessous du Smic et que ce sont les primes qui font passer le salaire au-dessus. Privatiser la SNCF coûtera beaucoup plus cher puisqu'il faudra rémunérer les cheminots sans statut et qui n'auront plus de mission de service public, à la hauteur du travail effectué dans une entreprise privée. Nous reviendrons sur cette question comme l'ont fait certains pays.
Je voudrais revenir sur le CICE (crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi) que vous n'avez pas évoqué. Quel en a été le montant pour votre entreprise, par exemple sur les cinq années, et à quoi a-t-il servi dans une entreprise publique ? A-t-il permis des embauches ? La question de la compétitivité est complexe à évaluer, mais j'aimerais comprendre son utilité concrète dans votre contexte.
M. Jean-Pierre Farandou. - En 2018, nous avons touché 260 millions d'euros.
M. Philippe Massin. - Ces fonds sont entrés dans l'économie générale de l'entreprise, notamment pour les augmentations de salaire. La politique salariale du groupe est connue et débattue, et ces 260 millions ont contribué à l'évolution salariale et à la politique de rémunération globale. Ils ont également participé au financement des investissements - nous avons évoqué les subventions d'investissement, mais le groupe investit lui-même plus de 3,5 milliards d'euros par an.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce dispositif a été transformé en exonérations pérennes de cotisations sociales patronales. Si je comprends bien, l'utilisation a été répartie environ moitié-moitié entre augmentations salariales et investissements.
Nous avons auditionné des économistes de diverses sensibilités, notamment Madame Verdier-Molinier, que je qualifierais d'économiste libérale. Elle a affirmé que 85 % des aides publiques seraient destinées aux entreprises publiques, dont la SNCF et EDF, se basant sur un rapport de l'Inspection générale des finances qui ne concernait que 23 milliards d'euros d'aides, alors que le périmètre total est plutôt de 170 milliards, voire 200-250 milliards si l'on inclut tous les dispositifs. Que répondez-vous à cette affirmation ?
M. Jean-Pierre Farandou. - Je vous remercie pour cette question essentielle. Depuis que je suis président de la SNCF, je m'attache à dénoncer les idées reçues dont l'entreprise est victime. Une de ces idées qui me chagrine particulièrement, véhiculée notamment par la personne que vous avez citée, est que la SNCF coûterait 20 milliards d'euros aux Français - un chiffre qui revient presque chaque année comme un marronnier.
La confusion principale vient de ce qu'on mélange les chiffres de l'entreprise SNCF et ceux de la politique publique ferroviaire. Ce n'est pas la même chose. L'entreprise SNCF, comme ses comptes le démontrent, génère des profits. Elle ne coûte pas aux Français, elle leur rapporte - l'année dernière, 1,6 milliard d'euros de dividendes ont été remontés à l'État.
Quant aux fameux 20 milliards, ils se décomposent ainsi : environ 3 milliards d'euros concernent les retraites, une solidarité nationale qui s'applique à tous et va à la Caisse de retraite, entité indépendante de la SNCF. Il y a aussi 7 milliards d'euros de subventions d'investissement pour l'infrastructure ferroviaire, qui est un bien commun. Enfin, environ 10 milliards d'euros correspondent à l'achat de prestations par les régions pour les TER, par Île-de-France Mobilités pour les trains de banlieue, etc. Avec l'ouverture à la concurrence, une partie de ces sommes sera captée par des entreprises privées.
Ces achats de prestations ne sont pas des subventions au sens classique. Cet amalgame me paraît donc erroné quand on analyse la véritable nature des flux financiers concernés.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Sur les retraites, on peut en débattre.
Sur la question de la commande publique, si on l'assimile à une aide pour la SNCF, il faut le faire pour tous, y compris pour Dassault quand on achète des Rafales, pour Atos concernant les Jeux Olympiques, ou pour les administrations françaises faisant appel à Onet. Si l'on élargit la notion d'aide publique à la commande publique, le débat est légitime mais cela concernerait alors de nombreuses entreprises publiques, parapubliques et privées, pas seulement la SNCF.
M. Olivier Rietmann, président. - La commande publique est encadrée par des procédures précises qui ne permettent pas de choisir arbitrairement une entreprise par rapport à une autre.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Il y a maintenant la mise en concurrence, qui est à mon avis une erreur.
Ma troisième question concerne la SNCF et le rail, que je défends comme mode de transport le plus sûr, sécurisé, décarboné et efficace. Le problème pour des millions de voyageurs est son coût, notamment celui du TGV qui est extrêmement élevé. Pour un déplacement familial à quatre personnes, cela représente plusieurs centaines d'euros, que ce soit vers Bordeaux ou ailleurs. Comparé à la route, c'est environ quatre fois plus cher. Si nous voulons que le rail gagne du terrain sur les trajets comme Paris-Bordeaux ou Paris-Marseille, son prix doit être diminué. Pour beaucoup de familles françaises, le coût actuel est prohibitif.
M. Olivier Rietmann, président. - Quelle est votre position sur l'utilisation des péages autoroutiers pour alimenter le système ferroviaire ?
M. Jean-Pierre Farandou. - Concernant le prix du TGV, il faut rappeler qu'il n'est pas subventionné. Bien que produit par une entreprise publique, celle-ci doit couvrir ses coûts de production sans subvention. Le coût principal, peu connu, est le péage : sur un billet de 100 euros, 40 euros correspondent au péage. C'est considérable. Cet arbitrage a été fait fin des années 90. Il existe deux manières de couvrir le coût total de maintenance du réseau : soit le budget de l'État en prend une grosse part (comme en Italie ou en Espagne), soit c'est l'usager qui paie. En France, contrairement à d'autres pays, le choix a été que le budget de l'État ne finance pas les coûts de fonctionnement du réseau. Tout est supporté par l'utilisateur. Il existe des subventions pour le fret et les trains régionaux, mais rien pour le TGV. Donc si on veut réduire le coût du billet, il faudra nécessairement réduire les coûts du péage. Les autres coûts sont difficilement compressibles : le matériel (une rame coûte 35 millions d'euros), les salaires, l'électricité qui a plutôt augmenté. Il faut être conscient que si on réduit ce que paient les usagers, il faudra se tourner vers le contribuable.
M. Olivier Rietmann, président. - Il manque un milliard d'euros par an pour que la France dispose d'un système ferroviaire en bon état. Peut-on envisager de prélever une part des péages autoroutiers pour combler ce besoin ? Pouvez-vous également rappeler quel est le montant des investissements annuels ?
M. Jean-Pierre Farandou. - Actuellement, nous investissons 3 milliards d'euros par an pour le réseau ferroviaire structurant - celui où circulent 80 % des TGV, 100 % des Intercités et 100 % des trains de fret. Les postes d'aiguillage et la maintenance courante sont couverts par les péages, mais pas la régénération ni la modernisation technologique. Tous les experts s'accordent sur la nécessité d'y consacrer 4,5 milliards par an, donc il manque 1,5 milliard à partir de 2028. La SNCF peut faire un effort supplémentaire de 500 millions, portant sa contribution à 3,5 milliards, mais pas plus sans risquer de repartir dans la spirale du déficit et de la dette. Il reste donc 1 milliard à financer.
Pour ce financement, plusieurs pistes existent. D'abord, l'écotaxe poids lourds, comme en Allemagne où elle rapporte 8 milliards d'euros par an. Nous avons eu une mauvaise expérience il y a 12 ans mais nous pouvons apprendre de nos erreurs. Ce ne sont pas les Bretons les plus concernés mais les zones de transit du nord au sud de l'Europe empruntées par de nombreux camions qui ne font que traverser notre pays, sans même faire le plein de carburant. Nous avons toutes les nuisances mais aucune recette. Deuxièmement, les taxes carbone et les systèmes d'échange de droits d'émission au niveau européen (ETS) rapporteront 5 milliards d'euros à la France à partir de 2027. Enfin, l'option des concessions autoroutières que vous mentionnez : lors de leur renégociation, une partie des gains pourrait être orientée vers le financement du réseau ferroviaire. Le ministre des transports semble favorable à cette piste.
Si nous ne trouvons pas ce milliard d'euros d'ici 2028, sur les 26 000 kilomètres de lignes classiques, 4 000 seront dégradés. Et si nous ne le trouvons toujours pas en 2032, ce sera 10 000 kilomètres. L'essence même du réseau sera menacée. Je salue le gouvernement d'avoir organisé une conférence de financement, et j'espère que nous trouverons les solutions.
M. Olivier Rietmann, président. - L'État envisage-t-il d'augmenter les aides publiques dans ce domaine ?
M. Jean-Pierre Farandou. - Les discussions sont en cours.
M. Olivier Rietmann, président. - L'idée reste donc ouverte.
M. Michel Masset. - Je vous remercie pour vos propos introductifs.
Vous avez évoqué une enveloppe de 72 millions d'euros pour compenser les coûts du fret. Est-ce un minimum pour simplement maintenir ce service ? Faudra-t-il l'augmenter l'an prochain ? Quelle évaluation faites-vous du dispositif ? Le fret peut-il être rentable à terme, sachant que nous avons travaillé récemment sur une proposition de loi pour l'augmenter sa part ?
Par ailleurs, concernant la stratégie de connexion TER/TGV, n'avez-vous pas volontairement intensifié le trafic sur certaines voies pour offrir une meilleure couverture de service, quitte à accepter quelques mécontentements liés aux retards, sachant que les usagers peuvent prendre le train suivant ? N'a-t-on pas finalement surestimé le trafic régulier sur ces lignes ?
M. Marc Laménie. - Concernant les aides publiques, le côté pédagogique est important. Sur le régime des retraites, il faut distinguer ce qui relève de la loi de financement de la sécurité sociale et ce qui figure au budget de l'État par mission et par ministère. Vous avez mentionné 16 millions d'euros pour le CIR, ce qui paraît très peu comparé aux 35 millions que coûte une rame TGV.
Les guichets de gare sont de moins en moins nombreux. Ils délivrent des billets TER et TGV. On dit que ce sont les régions qui décident, mais quand je participe au Comité régional des services de transport (COREST), je m'y perds entre la SNCF et les élus régionaux. En tant que sénateur, je ne suis pas consulté. Ces guichets sont indispensables.
Une autre question importante concerne le patrimoine immobilier de la SNCF, notamment les ouvrages d'art (tunnels, ponts, viaducs) qui font partie de l'histoire mais coûtent cher à entretenir.
Concernant le partenariat avec les collectivités territoriales, pour l'utilisation des lignes classiques par les TGV, tout le monde contribue financièrement (départements, régions, intercommunalités). Il faudrait examiner la réalité des chiffres face à vos contraintes.
Je tiens également à remercier l'ensemble des cheminots, actifs et retraités, qui méritent respect et reconnaissance.
Enfin, qui finance la sûreté ferroviaire ?
M. Gilbert Favreau. - Je suis frustré car nous touchons à la limite de l'objet de cette commission d'enquête. Nous avons une société 100 % publique, la SNCF, qui fournit un service très satisfaisant, du moins pour le transport des voyageurs que je connais bien puisque je prends le train deux fois par semaine. Pourtant, cette société est interrogée par notre commission pour savoir si elle a reçu des aides de l'État.
Nous touchons à la limite du compréhensible. Il faudrait peut-être que l'État finance entièrement la SNCF en tant que service public ou ouvrir davantage à la concurrence les lignes de chemin de fer pour assurer un service de qualité à un prix potentiellement moindre. C'est le problème fondamental de nos services publics en France.
M. Jean-Pierre Farandou. - Sur le fret, la question fondamentale est de savoir à quelles conditions on peut le développer en France. D'abord, il faut accepter que l'État subventionne une partie du coût du fret ferroviaire. Sans cela, le camion prend tout le marché. C'est un choix politique : soit on laisse le camion dominer sans subvention et le fret disparaîtra, soit on aide tout le secteur ferroviaire, pas uniquement la SNCF. Les pays où le fret ferroviaire fonctionne ont mis en place des aides sectorielles. En France, nous avons augmenté cette aide à 200 millions d'euros pour l'ensemble du secteur, dont environ la moitié pour la SNCF. Ce niveau me paraît approprié et doit être pérennisé.
Deuxièmement, il faut dédier une part des infrastructures au fret. Aujourd'hui, son développement est bloqué car le fret circule la nuit, quand ont lieu les travaux. Il existe des goulots d'étranglement qu'il faut traiter en incluant une part dédiée au fret dans le plan d'infrastructures. Si on garantit de la capacité pour le fret, il repartira. La preuve : en 2022, nous sommes passés de 9 % à 10 % de part de marché. Ce n'est pas énorme, mais ça montre que la reprise est possible avec ces deux conditions : aide au secteur et infrastructures spécifiques.
Il n'y a aucune volonté masquée de notre part de gêner.
Sur les guichets, les responsabilités sont clairement réparties : les régions décident pour les gares régionales, en tant qu'autorités organisatrices. Dans les appels d'offres, elles précisent si le guichet doit être maintenu. Pour les gares TGV, c'est SNCF Voyageurs qui décide. Pour les gares de banlieue en Île-de-France, c'est Île-de-France Mobilités. La SNCF n'est désormais qu'un opérateur mis en concurrence.
M. Michel Masset. - Ce sont donc les régions qui décident de la fermeture des guichets.
M. Jean-Pierre Farandou. - Je vous le confirme.
La question de l'aménagement du territoire est essentielle. Quand la SNCF dessert Charleville-Mézières en TGV, elle perd de l'argent mais cela correspond à sa mission d'aménagement du territoire, qui fait partie de son ADN. Cette situation n'était pas problématique en situation de monopole, où la péréquation fonctionnait : les lignes rentables finançaient celles déficitaires.
L'arrivée de la concurrence bouleverse ce modèle. Nos concurrents ne desserviront que les lignes rentables comme Lille, Lyon, Marseille ou Bordeaux, pas Charleville-Mézières. Quelles règles du jeu nous donnons-nous collectivement ? Je pense que les TGV doivent continuer à desservir ces territoires, mais il n'y a pas de raison que seule la SNCF supporte le coût d'aménagement du territoire.
Concernant les aides, ce n'est pas parce que nous sommes une entreprise publique que nous ne sommes pas une société. Notre statut de SA publique ne devrait pas nous priver des aides versées à nos concurrents privés. Nous demandons simplement à être traités équitablement.
Quant à l'ouverture à la concurrence, il est trop tôt pour un avis définitif. Sur les délégations de service public, toutes les régions s'y engagent progressivement, hormis l'Occitanie et la Bretagne. Il y a des économies réelles - nous-mêmes répondons aux appels d'offres à des coûts inférieurs - mais aussi des surcoûts, comme l'investissement des régions dans de petits ateliers qui génèrent une désoptimisation industrielle. L'avenir nous dira si le bilan est globalement positif. Le risque existe également que chaque région se concentre uniquement sur ses dessertes intrarégionales, au détriment de la cohérence nationale pour les correspondances horaires et tarifaires.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Sur le fret, je suis scandalisé que l'État ait cédé à la Commission européenne en démantelant Fret SNCF. Nous le paierons car c'est l'opérateur dont nous aurions le plus besoin actuellement. Il y aura des conséquences sur l'emploi à long terme malgré vos efforts de reclassement. Nous aurions dû affronter la Commission, quitte à être sanctionnés, plutôt que d'accepter ce démantèlement. D'autant que depuis la libéralisation, le fret ferroviaire continue de chuter.
Concernant l'actualité récente, je tiens à exprimer ma solidarité avec l'ensemble des cheminots et cheminots après cette semaine de grève. En tant qu'usager quotidien du RER B, je rappelle que la grève est le dernier recours des travailleurs et qu'elle a un coût pour eux. 98 % des retards sont dus à des dysfonctionnements ou sous-investissements, et non aux grèves. Je réitère donc toute ma solidarité dans leur mobilisation.
M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie pour cette audition très intéressante où vous avez fait preuve d'un vrai souci de transparence.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition d'Accor - M. Sébastien Bazin, président-directeur général
M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Sébastien Bazin, président-directeur général du groupe Accor, et Mme Martine Gerow, directrice financière.
Au préalable, je voulais vous remercier pour la disponibilité dont vous avez fait preuve lorsque nous avons dû modifier l'horaire de la présente audition en raison du scrutin solennel qui a eu lieu aujourd'hui dans l'hémicycle.
L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions dans le groupe Accor.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bazin et Mme Gerow prêtent serment.
Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.
Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises.
Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?
Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ? Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de 20 minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger.
M. Sébastien Bazin, président-directeur général du groupe Accor. - Nous sommes très heureux d'être ici. Cette audition nous a permis d'étudier en détail l'ensemble des aides, subventions et exonérations dont nous bénéficions.
Notre métier, le tourisme-hôtellerie, est en croissance constante depuis sa création dans les années cinquante, sur tous les territoires. C'est une industrie capitale pour tous les pays où elle se développe, représentant 10 % du PIB mondial et des emplois mondiaux. Ces cinq dernières années, entre 20 et 25 % de tous les emplois créés dans le monde l'ont été dans l'hôtellerie et le tourisme.
Le groupe Accor participe pleinement à cette création d'emplois. C'est un fait méconnu : nous recrutons chaque année plus de 100 000 nouvelles personnes. L'année dernière, nous avons recruté 140 000 personnes dans le monde. Parmi elles, deux tiers n'ont pas fait d'études secondaires ni passé le baccalauréat, et 90 % vivent à moins de cinq kilomètres de l'hôtel. Nous sommes véritablement une école de la vie, donnant une chance à des personnes qui n'ont pas eu les mêmes opportunités que d'autres.
Cette industrie se développe rapidement grâce à trois moteurs actuellement tous allumés : une démographie mondiale en croissance, une augmentation des populations de classe moyenne, et une infrastructure de transport en évolution constante. Tant que ces trois facteurs existeront, de plus en plus de personnes voyageront. Notre métier est à 80 % domestique. Nous considérons l'Europe comme un marché domestique. Ce secteur connaîtra une croissance comprise entre 2 et 5 % par an sur les 20 prochaines années.
Ce métier, prospère et à fort impact, a été disrupté par plusieurs révolutions technologiques : d'abord les metasearchs comme Trivago et TripAdvisor, puis les agences en ligne comme Booking et Expedia, ensuite Airbnb, et maintenant l'intelligence artificielle. Si Accor peut résister grâce à sa taille, son expertise et ses talents, c'est beaucoup plus difficile pour les petits opérateurs hôteliers et les petits restaurateurs.
Notre groupe, fondé par MM. Dubrule et Pélisson dans les années 1960, a débuté comme bâtisseur, développeur et propriétaire hôtelier. En arrivant il y a 12 ans, j'ai constaté qu'il était difficile de concilier un métier de service (gérer des clients) et un métier de bilan (risque financier et construction d'hôtels). Nous avons donc pris la décision de nous séparer du volet financier pour devenir uniquement une société de services qui fournit une marque ou gère l'hôtel pour le compte d'un propriétaire. Depuis 2019, Accor n'investit plus dans les murs d'hôtel, à quelques exceptions près. Nous fournissons désormais des services aux propriétaires hôteliers, que ce soient des familles, des fonds d'investissement ou d'autres entités. C'est important car les exonérations et allègements de charges dont nous bénéficions sont minimes, les principaux bénéficiaires étant les propriétaires.
En France, nous avons 1 700 hôtels dont environ 80 % sont franchisés. Derrière un Ibis, un Sofitel ou un Novotel, il y a une personne physique ou une petite entreprise qui nous donne le mandat de gérer ses collaborateurs mais demande ses propres aides.
La France représente aujourd'hui moins de 25 % du groupe contre 50 % quand j'ai pris la tête du groupe - non par abandon mais par conquête internationale. Si on doit simplifier, et de manière quelque peu provocatrice, je dirais que les États-Unis appartiennent à des hôteliers américains (Marriott, Hilton, etc.), la Chine à des groupes chinois mais que le reste du monde nous appartient. Nous sommes numéro un en Amérique latine, en Europe, en Corée, en Australie et au Moyen-Orient, poursuivant l'ADN de conquête initié par les fondateurs.
Lors de la covid en mars 2020, nous avons dû fermer 95 % de nos 5 700 hôtels et 11 000 restaurants, mettant en péril 350 000 collaborateurs sous nos enseignes. Cette décision a été la pire que j'ai eue à prendre, mais elle était nécessaire face à la chute de 98 % du chiffre d'affaires.
Les contacts avec le gouvernement français ont été exceptionnels, avec des aides sectorielles atteignant 47 milliards d'euros dont 17 milliards de prêts garantis par l'État (PGE). Accor n'a pas demandé d'aides directement, mais une filiale détenue à 30 % l'a fait en raison de son risque locatif.
En tant que coordinateur sectoriel à la demande du gouvernement, j'ai constaté que les fondations de 8 à 10 % du PIB français reposaient sur du sable, avec des petits entrepreneurs exténués ayant déjà des arriérés de taxes que les PGE n'ont fait que combler.
En 2023, Accor SA a reçu 7,7 millions d'euros d'aides, dont 4 millions d'exonérations et allègements de cotisations sociales, incluant les réductions sur les bas salaires, sur les retraites et sur les contributions à France Travail.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Combien de salariés avez-vous en France ? Quel est le montant de la masse salariale ?
M. Sébastien Bazin. - Nous avons 3 300 salariés dans les sièges et 9 000 dans les hôtels, soit environ 12 000. Les autres, soit 17 000 salariés, sont chez nos franchisés.
Mme Martine Gerow. - Nous avons 6 000 salariés Accor sur les 33 000 collaborateurs sous enseigne Accor en France, dont environ 3 300 au siège et 2 800 dans les opérations.
En 2023, nos frais de personnel en France étaient d'environ 550 millions d'euros, charges comprises.
M. Sébastien Bazin. - Nous avons reçu 400 000 euros d'aide à l'apprentissage et contrats de professionnalisation en 2023, 1 740 000 euros de crédit d'impôt mécénat liés à des dons à des associations et 1 600 000 euros de crédit d'impôt recherche (CIR) sur un budget recherche-technologie annuel de 70 millions, soit 2,2 %. Nous ne demandons pas beaucoup mais ces aides, notamment le CIR, sont précieuses pour le groupe. Nous devrions d'ailleurs investir davantage.
M. Olivier Rietmann, président. - En quoi consiste la recherche et développement chez Accor ?
M. Sébastien Bazin. - C'est la colonne vertébrale de notre activité. Quand vous êtes franchiseur d'une marque, ceux qui vous paient la redevance le font pour deux choses : la valeur de la marque et surtout l'apport de clients via la distribution. Aujourd'hui, le couloir de réservation est 100 % digital, nécessitant des investissements considérables. Là où Accor dépense 70 millions d'euros, Booking dépense entre 700 millions et 1 milliard. L'intelligence artificielle va nous amener à dépenser 30 à 40 % de plus, sinon nous mourrons à petit feu.
M. Olivier Rietmann, président. - La R&D est-elle externalisée ?
M. Sébastien Bazin. - Elle est réalisée en interne. Nous avons acquis plusieurs start-up dont The Edge, le plus grand acteur français du domaine.
La cession des murs a représenté près de 8 milliards d'euros. Nos co-investisseurs, notamment les fonds souverains de Singapour et d'Arabie saoudite, nous ont demandé de conserver 30 % dans la structure qui s'appelait AccorInvest. Accor y maintient environ un milliard d'euros de fonds propres.
AccorInvest a connu des difficultés supérieures aux nôtres pendant le covid en raison d'engagements locatifs. La société a demandé un PGE de 477 millions d'euros, accordé par le ministre de l'Économie car les actionnaires se sont engagés à apporter un montant équivalent. Au total, près de 900 millions ont été injectés. La bonne nouvelle est qu'Accor Invest va mieux, a déjà remboursé 20 % du PGE et remboursera l'intégralité fin juin. Pour éviter toute confusion, cette société s'appelle désormais Essendi depuis trois jours.
M. Olivier Rietmann, président. - Le PGE donne lieu à paiement d'intérêts.
Mme Martine Gerow. - La marge était de 4,5 %. L'Euribor a varié entre 0 % et 4 %, donc en moyenne 2 %. Cela donne donc un taux d'intérêt de 6,5 % par an.
M. Sébastien Bazin. - AccorInvest a donc versé 100 millions d'euros d'intérêts.
Notre société se porte bien et se développe. Pourrait-on se développer plus rapidement en France ? Certainement, nous faisons tout notre possible.
M. Olivier Rietmann, président. - Concernant l'aspect non chiffré, quelle vision avez-vous des aides, notamment celles que vous avez évoquées comme le PGE et le CIR qui sont importantes pour Accor en matière de recherche et développement ? Ces aides sont-elles suffisamment suivies et évaluées ? Avez-vous fait l'objet de contrôles, ce qui confirmerait notre conviction que le contrôle existe dès qu'il y a versement d'aides ? Avez-vous été sollicités pour indiquer comment ces aides ont été utilisées, leur efficacité, ou pour faire remonter des informations sur tel ou tel dispositif ?
M. Sébastien Bazin. - La réponse est non. C'est pourquoi cette convocation nous est bénéfique, car elle nous a amenés à réfléchir à ce dont nous avons bénéficié.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour vos propos introductifs et votre effort de transparence. C'est d'intérêt général et public de pouvoir examiner ces questions. Vous n'êtes pas le seul à avoir dû faire ce travail, puisque personne ne s'interroge habituellement sur l'évaluation et le suivi des fonds publics.
Nous souhaitions vous auditionner car le secteur du tourisme est essentiel pour la France, et vous en êtes le leader incontesté.
Vous avez parlé de l'activité hôtelière et d'AccorInvest, mais il y avait aussi une branche moins connue, Accor Services, devenue Edenred, qui gère les tickets-restaurants, les chèque emploi service universel (Cesu), les chèques-cadeaux, etc. Est-ce que cette branche fait encore partie du groupe Accor ?
M. Sébastien Bazin. - L'intégralité de cette activité a été mise sur le marché et nous avons distribué la valeur de cet actif aux actionnaires du groupe Accor. Le groupe n'a plus aucun lien capitalistique ni économique avec Edenred depuis pratiquement 14 ans. Nous ne sommes plus ni actionnaires ni décisionnaires. C'est antérieur à mon arrivée, puisque je suis chez Accor depuis 12 ans.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Ma principale question concerne votre modèle : très peu de salariés en propre, avec une activité transférée à des opérateurs qui se reposent eux-mêmes fortement sur la sous-traitance, notamment pour les métiers les plus pénibles comme le nettoyage. Ces emplois, presque exclusivement féminins, ont des conditions sociales et salariales extrêmement complexes.
Nous avons auditionné la PDG du groupe Onet qui nous a expliqué que les aides publiques permettaient d'équilibrer le modèle économique de l'entreprise. Sans ces aides, son entreprise ne survivrait pas car les donneurs d'ordre demandent toujours un meilleur service à moindre coût. Or, quand un sous-traitant doit réduire ses coûts, cela se répercute sur les salaires et les conditions de travail.
Dans l'hôtellerie, il faut également considérer la rapidité d'exécution : les clients quittent les chambres vers 10 heures et elles doivent être impeccables à 14 heures ou 15 heures, parfois avec plusieurs dizaines de chambres à préparer dans un délai très serré. Comment analysez-vous cette question en tant que donneur d'ordre, sachant que ces salariés, bien que n'étant pas directement les vôtres, sont indispensables à votre activité ?
M. Sébastien Bazin. - C'est une question extrêmement importante et complexe au quotidien. Nous sommes une société de services très diversifiés (distribution, marque, restauration, etc.). Nous avons mis en place une centrale de référencement - et non d'achat - qui sélectionne des sous-traitants répondant à un cahier des charges incluant les conditions salariales, l'identité des prestataires et la qualité du service.
Environ 4,5 milliards d'euros passent par cette centrale où nos propriétaires d'hôtels choisissent leurs prestataires parmi ceux référencés. Ce n'est pas une obligation : environ 50 à 60 % des propriétaires utilisent ce service (près de 80 % en France). Nous retirons du référencement les sociétés qui ne respectent pas le cahier des charges, que ce soit pour les conditions salariales ou l'emploi de personnes sans papiers.
Dans un hôtel, le taux d'occupation varie entre 50 et 70 %. Le propriétaire emploie généralement un personnel fixe dimensionné pour un taux de 40 %, y compris des femmes de chambre internalisées. Pour les pics d'activité, il fait appel à des sociétés externes. Dans un même hôtel, coexistent donc des collaborateurs internalisés et des prestataires externes. Nous encourageons les propriétaires à passer par notre centrale de référencement, mais nous ne pouvons pas les y contraindre.
En cas de problème avec un prestataire, c'est un rappel à l'ordre immédiat car le groupe Accor est considéré comme responsable. Nous ne sommes ni aveugles, ni absents, ni sans solution.
Je peux vous affirmer que jamais nous n'avons contraint nos sous-traitants à réduire leurs conditions salariales pour améliorer nos marges. Après le covid, j'ai déclaré publiquement que la pénurie de main-d'oeuvre dans l'hôtellerie-restauration s'expliquait par le fait que beaucoup de salariés avaient redécouvert une qualité de vie pendant la crise. S'ils ne revenaient pas, c'est qu'ils n'étaient pas suffisamment reconnus, payés ou valorisés.
Il y a eu une forte prise de conscience chez nos hôteliers pour améliorer les conditions de travail et les salaires. Concernant la pénibilité, nous avons instauré il y a 15 ans un système avec une pédale sous tous les lits des hôtels Accor - soit 850 000 lits - permettant de soulever les matelas de 60 cm pour préserver le dos du personnel. Nous restons vigilants, mais je ne suis pas l'employeur juridique d'une grande partie de ces collaborateurs.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je comprends que vous n'êtes pas l'employeur juridique mais vous êtes le donneur d'ordre. La direction d'hôtel se retranche car personne ne la connaît, c'est le groupe Accor et son image qui sont en jeu. Vous affirmez être vigilants, mais la réalité montre une situation différente avec de nombreux conflits sociaux dans les hôtels du groupe. Le plus emblématique est celui de l'Ibis des Batignolles qui a duré presque deux ans, où la direction était complètement absente pour négocier.
Ces conflits concernent principalement des femmes, souvent mères célibataires, plus vulnérables face à ces luttes car elles ne sont pas payées pendant les grèves. Les directions comptent sur cela pour calmer les choses, allant jusqu'à faire appel à d'autres sous-traitants, créant une concurrence entre travailleuses.
Ce n'est pas uniquement l'Ibis des Batignolles, beaucoup d'autres établissements connaissent ces problèmes. Votre modèle économique repose sur une précarisation du travail. Les conditions restent extrêmement difficiles pour un public précarisé effectuant des tâches répétitives et pénibles dans des délais réduits.
Lors de son audition, Mme de Lombarès a indiqué que 30 % des marchés étaient remis en jeu chaque année, avec une concurrence féroce dans les hôtels tous les trois ans. Malgré vos déclarations, cette concurrence porte bien sur les questions salariales, que ce soit dans les hôtels, les bureaux ou même les administrations publiques.
M. Sébastien Bazin. - Je vous donne raison sur le diagnostic. L'hôtel Ibis des Batignolles a effectivement été un exemple malheureux avec des solutions difficiles. Mon seul levier juridique est de retirer l'enseigne si le cahier des charges n'est pas respecté. Mais nous n'avons pas été absents des négociations, ni cachés derrière le propriétaire. Nous avons été présents, nous avons cherché des solutions, organisé des rencontres, changé de prestataire.
Ces situations concernent seulement 3 à 5 % des cas, 95 % se passent bien. Vous n'entendez pas parler de grèves dans la plupart des établissements du groupe Accor. Pouvons-nous faire mieux ? Oui. Mais heureusement, la grande majorité des situations se déroulent correctement.
Au-delà de la revalorisation des salaires, le vrai problème est que ces personnes exercent le même métier pendant 25 ans. Il faut les former pour évoluer vers la réception, la restauration. C'est une question d'identification et de reconnaissance.
M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est plus compliqué pour les sous-traitants.
M. Sébastien Bazin. - Vous avez raison, quand ils sont sous-traitants, je ne peux malheureusement pas intervenir.
M. Fabien Gay, rapporteur. - En interne on peut commencer par le ménage - il n'y a pas de métiers dévalorisants, uniquement des métiers essentiels - puis évoluer vers la restauration ou la réception.
Maud Descamps, chercheuse à Grenoble, vient de publier un rapport sur les violences sexistes et sexuelles au travail, particulièrement dans l'hôtellerie. Elle révèle qu'une femme de chambre sur deux sera confrontée durant sa carrière à une agression sexiste ou sexuelle, ou à un homme nu dans une chambre. Je sais que la filière du tourisme a signé en 2019 la convention n° 190 de l'Organisation internationale du travail (OIT) qui demande d'agir sur ces questions. Quelles mesures concrètes avez-vous prises depuis cette signature, tant pour les hôtels que vous gérez en propre que pour ceux en sous-traitance, afin de prévenir ces risques de violences sexistes et sexuelles ?
M. Sébastien Bazin. - Vous avez raison. Nous avons signé cette convention avec l'OIT, mais aussi une charte éthique et de responsabilité au sein du groupe Accor concernant tant les collaborateurs que les clients. Pour résoudre ces difficultés, nous avons mis en place un système de lanceur d'alerte accessible aux 350 000 collaborateurs du groupe confrontés directement ou indirectement à ces situations.
Nous recevons entre 3 000 et 4 000 alertes par an, certaines anonymes, d'autres non. Dès qu'une personne ne respecte pas la charte éthique, elle ne fait plus partie du groupe, directement ou indirectement, car cette charte engage également les propriétaires d'hôtels. Ces incidents peuvent survenir entre personnels ou avec des clients extérieurs, et nous ne faisons pas de différence dans notre traitement. Cette ligne d'alerte fonctionne très bien et les signalements sont de moins en moins anonymes, ce qui montre que les gens ont suffisamment confiance pour se manifester.
Enfin, je serais ravi de rencontrer Mme Descamps car le chiffre d'une employée sur deux me paraît colossal.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour revenir précisément à l'objet de notre commission et l'utilisation de l'argent public, avez-vous signé un accord-cadre avec l'Agence de la transition écologique (Ademe) courant de 2024 à 2027, qui apporterait expertise et savoir-faire dans des projets portés par les propriétaires d'établissements en France ? Cela concernerait la décarbonation des établissements via l'efficacité et la sobriété énergétique, la mobilité durable (promotion du cyclotourisme), l'alimentation durable et la réduction du gaspillage alimentaire dans les hôtels-restaurants. Si un tel programme existe, les montants sont-ils attribués au groupe ou hôtel par hôtel ?
Mme Martine Gerow, directrice financière. - Nous avons effectivement signé un contrat-cadre avec l'Ademe. Le groupe ne perçoit pas directement d'aide dans ce cadre, mais cet accord permet aux hôtels d'être accompagnés dans l'accélération de leur transition énergétique. Par exemple, certains établissements ont reçu jusqu'à 14 000 euros pour financer l'obtention de l'écolabel européen.
Le groupe Essendi, anciennement AccorInvest, a également une convention avec l'Ademe dans le cadre d'une démarche globale pour certains de leurs hôtels pilotes. Nous estimons que le montant d'aide s'élève à 200 000 euros.
Dans le cadre de cette convention, des actions sur la réduction du gaspillage alimentaire seront mises en oeuvre sur trois ans, auprès de 30 à 60 hôtels durant la période 2025-2027. Les actions que nous menons sur la réduction du gaspillage alimentaire sont importantes, elles font partie des objectifs des cadres dirigeants du groupe et nous avons pris des engagements forts pour favoriser l'économie circulaire.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Ma dernière question porte sur le montant des dividendes et des rachats d'actions. Pratiquez-vous le rachat d'actions, comme la plupart des entreprises ? Louis Gallois a parlé de perversion du système : quelle est votre vision sur cette question ? Quel montant de dividendes versez-vous ? Je crois qu'il s'agissait d'environ 400 millions d'euros l'an dernier. Cette année, il me semble que c'est un peu plus, avec 1,24 euro par action contre 1,18 euro l'an dernier, soit quelques millions d'euros supplémentaires.
M. Sébastien Bazin. - Ma position diffère de celle de M. Gallois, ce qui n'est pas surprenant compte tenu de mon parcours. Avant d'être dirigeant du groupe Accor, j'en étais un des principaux actionnaires via un fonds d'investissement américain. Je partage cette philosophie que je trouve très saine : les actionnaires sont ceux qui prennent les risques et permettent aux entreprises d'avoir des moyens de se développer. Bien sûr, cela ne fonctionne que si les salariés sont présents avec leur expertise. Mais quand un actionnaire prend un risque, il faut savoir le rémunérer pour attirer davantage de moyens. Chacun a une vision différente de cette rémunération : 3 %, 8 %... Nous sommes entre trois et quatre. Rétrocéder aux actionnaires sous forme de dividendes la moitié de ce que la société dégage annuellement, et réinvestir l'autre moitié dans la société me paraît juste, raisonnable et proportionné.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous avons une appréciation différente. Le problème, c'est que le mythe de l'investisseur-actionnaire qui investit sur le long terme n'est plus d'actualité. Aujourd'hui, c'est la rentabilité immédiate qui prime. On peut avoir un débat sur le dividende mais le rachat d'actions est d'une autre nature. Le système a créé une faille dans laquelle plusieurs PDG nous disent qu'on les pousse au rachat d'actions - utiliser du résultat net pour racheter ses propres actions, les annuler et augmenter le dividende. Nous sommes très loin du capitalisme traditionnel qui investissait et prenait des risques. En vérité, nous sommes à l'opposé de cette vision.
M. Sébastien Bazin. - Nous sommes fiers d'être le plus grand groupe français, européen, voire mondial dans l'hôtellerie, avec des racines françaises, un management français et des marques françaises. Pourtant, la part française de l'actionnariat du groupe Accor est inférieure à 2 % : 98 % de nos actionnaires ne sont pas français.
Pourquoi nous développons-nous aussi rapidement à l'étranger ? Parce qu'en France, certaines contraintes, notamment les charges salariales et le manque d'emplois qualifiés, limitent notre développement. Notre discours devient difficile : plus nous faisons de profits, plus nous nous développons à l'étranger et moins en France. Quand je dis « arrêtez de nous contraindre », on me répond que nos performances sont formidables. Mais elles sont formidables parce que nous nous développons à l'étranger. J'aimerais qu'elles soient formidables en France aussi. Baissez les charges sociales et vous pourrez réduire les subventions. Je ne peux plus payer un salarié 100 pour qu'il touche 40. C'est impensable.
M. Fabien Gay, rapporteur. - On a le même débat qu'avec Patrick Martin ! Ce que vous appelez charges sont des cotisations sociales, qui ouvrent des droits et nous permettent d'avoir notre modèle social. Avoir des salariés bien formés, qui ont accès à une éducation et à des soins de qualité, avec des services publics performants, devrait être un élément de compétitivité. Si nous voulons nous engager dans une course au moins-disant social et environnemental, nous ne nous arrêterons jamais. Si notre ambition collective est de nous comparer à la Chine, à l'Inde ou au Bangladesh, continuons ainsi. Mais est-ce que nous voulons le même modèle social qu'eux ? Ma réponse est non. Je pense que notre modèle social est aussi un élément d'attractivité et de compétitivité, permettant notamment de limiter le nombre de travailleurs pauvres. Malheureusement, beaucoup ne vivent déjà pas des fruits de leur travail. En Allemagne, il y a deux fois plus de retraités pauvres, obligés de reprendre un emploi parce que leur retraite ne leur permet pas de vivre.
M. Sébastien Bazin. - Vous avez totalement raison. Ce débat prendrait trois jours et je serais ravi d'y participer. Je ne demande pas de changer le modèle social, mais simplement que celui qui en bénéficie en mesure le coût. Aujourd'hui, personne n'en mesure le coût parce que cela ne coûte rien à celui qui en bénéficie. Celui qui est soigné sort d'un hôpital après des soins ayant coûté 30 000 ou 40 000 euros en payant seulement 12 euros. À un moment donné, il ne se rend pas compte du coût réel. Certains diront qu'ils ont payé les cotisations sociales, mais pas tous. Il y a pas mal de gens qui bénéficient du système sans avoir payé de cotisations. C'est une question d'équilibre et nous n'allons pas dans la bonne direction.
M. Olivier Rietmann, président. - Si nous voulons un modèle social de plus en plus élevé, il faut des entreprises qui gagnent de plus en plus d'argent, qui paient de plus en plus de charges - pas de cotisations - et qui versent de plus en plus de salaires.
M. Sébastien Bazin. - Vous avez raison, mais il faut qu'on se développe davantage en France. Nous sommes en train de délaisser ce pays au profit d'autres. Ce n'est pas possible.
M. Olivier Rietmann, président. - Faisons en sorte que nos entreprises soient florissantes en France, libérées d'un carcan normatif et de charges qui les empêchent de se développer pleinement et de produire de la richesse. C'est la richesse qui détermine le niveau du modèle social.
M. Michel Masset. - Vous avez décidé de vous séparer de l'immobilier. Vous reste-t-il des hôtels en succursale ou uniquement en franchise ?
M. Sébastien Bazin. - Sur nos 5 600 hôtels, nous sommes encore propriétaires ou locataires d'un peu moins de 100 hôtels.
M. Michel Masset. - Quel est le montant de vos aides à l'apprentissage ? N'auriez-vous pas intérêt à créer un centre de formation ou à investir davantage dans la formation, compte tenu du nombre important d'embauches annuelles, que ce soit pour vos établissements en propre ou franchisés ? Par ailleurs, concernant la structure immobilière, vous n'avez pas la minorité de blocage, vous êtes à 30 % ? Si vous décidez par exemple d'adopter une politique plus verte, quels leviers avez-vous par rapport à la structure qui porte l'immobilier ?
M. Sébastien Bazin. - Nous sommes liés par ce qu'on appelle le cahier des charges. L'apprentissage représente 400 000 euros pour le groupe Accor car nous n'avons pas beaucoup de salariés en direct. De nombreux contrats d'apprentissage et aides sont accordés à nos propriétaires hôteliers qui emploient 17 000 personnes sur le territoire français. Concernant le verdissement, nous sommes effectivement indirectement responsables de l'expérience de nos clients dans les différents hôtels sous notre enseigne. Le groupe Accor a pris des engagements très clairs de réduction de l'empreinte carbone de 50 %, de réduction de la consommation d'énergie de 10 % et de même pour la consommation d'eau. Nous avons de nombreux engagements globaux et territoriaux pour consommer moins d'énergie, utiliser une énergie plus verte et réduire les émissions de carbone. Ces engagements figurent dans nos contrats de management et de franchise, avec des objectifs fixés jusqu'en 2030 et 2050.
M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie pour cet échange très intéressant.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 20 h 05.
Mercredi 14 mai 2025
- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -
La réunion est ouverte à 16 h 40.
Audition de la Direction générale de la concurrence de la Commission européenne - M. Olivier Guersent, directeur général en visioconférence
M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, avec l'audition en visioconférence de M. Olivier Guersent, directeur général de la concurrence à la Commission européenne.
L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.
Monsieur le directeur, contrairement aux précédentes auditions, il n'y a pas lieu de vous faire prêter serment, car les dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, qui définissent les prérogatives des commissions d'enquête, ne sont pas applicables aux fonctionnaires internationaux.
Je ne doute pas cependant que vous veillerez dans vos propos de ce jour à donner les informations les plus exactes et précises possibles à notre commission d'enquête.
Celle-ci, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, vise trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme les entreprises employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en matière de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.
Après avoir entendu en avril dernier M. Emmanuel Puisais-Jauvin, secrétaire général aux affaires européennes, nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui car la question des aides d'État occupe bien entendu une place centrale dans votre réflexion.
Nous vous avons préalablement communiqué un certain nombre de questions pour vous aider à préparer cette audition.
Quelles ont été les principales évolutions en matière d'encadrement des aides d'État depuis 2020 ? Quelles sont les règles relatives à la dispense de notification des aides à la Commission européenne - je pense aux aides de minimis et au règlement général d'exemption par catégorie ? Quelles sont les aides françaises qui ont été déclarées contraires à l'article 107 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne depuis 2015 ? Pouvez-vous rappeler les règles relatives à la transparence des aides d'État, des aides de minimis et des aides exemptées de notification ? Quels ont été les dossiers, depuis 2010, sur lesquels la France et la Commission européenne ont divergé en matière d'aides d'État ? Enfin, et surtout, dans le contexte géopolitique actuel, comment doit évoluer le cadre juridique des aides d'État pour que l'Europe relève les défis identifiés dans le rapport Draghi et préserve sa souveraineté économique ?
Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. Vous apporterez des réponses à ces différentes questions dans un propos liminaire de vingt minutes. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.
M. Olivier Guersent, directeur général de la concurrence à la Commission européenne. - Monsieur le président, Monsieur le rapporteur, Mesdames, Messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'avoir invité à contribuer à vos travaux, dont je mesure l'importance. L'un de vos objectifs consiste à veiller à ce que les fonds publics, par nature limités, soient dépensés efficacement. C'est un objectif pleinement partagé, non seulement par la Commission européenne, mais également par la direction générale que j'ai l'honneur de diriger.
Je souhaite, pour commencer, rappeler un point fondamental : tout financement public ne constitue pas nécessairement une aide d'État au sens du Traité, loin s'en faut. En réalité, la plupart des financements publics ne relèvent pas de la catégorie des aides d'État. Pour ne prendre que quelques exemples : les régimes d'aide à l'emploi n'en sont pas ; les régimes d'aide directe aux consommateurs, tels que les primes à l'achat de véhicules électriques, n'en sont pas non plus ; de même, les allègements fiscaux applicables de manière générale, sans avantage sélectif accordé à certaines entreprises, ne constituent pas des aides d'État. Et cette énumération pourrait être prolongée longuement.
En réalité, seule une partie des financements publics, et une partie non majoritaire, entre dans le champ des aides d'État au sens du Traité.
Toutefois, lorsque les subventions publiques sont susceptibles de fausser la concurrence entre les entreprises présentes sur le marché unique, et/ou de fragmenter ce marché unique, elles sont interdites par le Traité, sauf si elles ont été autorisées par la Commission européenne après notification par l'État membre concerné. Le Traité confie à la Commission la responsabilité de délivrer ces autorisations, lorsque celles-ci sont justifiées, sur la base des articles 107 et suivants, tels qu'interprétés par la Cour de justice de l'Union européenne.
Certaines aides, d'un faible montant, sont exclues de ce régime. Il s'agit des aides dites de minimis dans notre jargon. Ce seuil de minimis est régulièrement réévalué. Il s'élève aujourd'hui à 300 000 euros sur une période de trois ans. Ainsi, une entreprise peut recevoir jusqu'à 300 000 euros, en une ou plusieurs fois, sur trois ans, sans qu'aucune formalité soit requise auprès de la Commission européenne. La raison en est simple : ces aides sont considérées comme trop faibles pour fausser la concurrence ou affecter les échanges entre États membres. Elles ne font donc pas l'objet d'une notification préalable à la Commission.
Il en va de même pour une autre catégorie d'aides, que vous avez mentionnée, monsieur le président : les aides mises en oeuvre par les États membres conformément au règlement général d'exemption par catégorie. Ce règlement, pris par la Commission, fixe les conditions dans lesquelles de nombreuses catégories d'aides peuvent être octroyées sans distorsion indue de concurrence. Ces aides constituent bien des aides d'État, mais elles peuvent être octroyées sans notification préalable à la Commission et la responsabilité de garantir que ces aides ne faussent pas la concurrence incombe à l'État membre qui les octroie.
Ces aides, que l'on ne voit jamais à Bruxelles, représentaient 93 % des mesures d'aide introduites en 2023. Depuis cinq ans que j'exerce mes fonctions de directeur général, elles dépassent régulièrement les 90 % en nombre de mesures. Toutefois, elles ne correspondent qu'à 38 % du volume, car il s'agit de nombreuses aides de faible montant. Les aides individuelles de montants plus importants, en revanche, sont en principe notifiées à la Commission, car ce sont elles qui risquent le plus d'altérer le jeu de la concurrence entre États membres ou de fragmenter le marché intérieur.
Je souhaiterais maintenant dire un mot des objectifs et des moyens du contrôle des aides d'État.
Ce contrôle vise à préserver l'intégrité du marché intérieur et à garantir des conditions de concurrence équitables au sein du marché unique. Il contribue ainsi à une concurrence loyale et à des marchés concurrentiels, générateurs d'une allocation efficace de nos ressources, avec des effets bénéfiques sur les prix, l'innovation, la production et l'utilisation des fonds publics.
L'analyse des aides d'État menée par la direction générale que j'ai l'honneur de diriger se concentre sur la limitation, autant que possible, des distorsions de concurrence. Ce contrôle, tel qu'il existe aujourd'hui, est une spécificité de l'Union européenne : aucun autre ensemble régional dans le monde ne dispose d'un tel dispositif. Cela tient au fait que nous sommes les seuls à constituer à la fois un marché unique - c'est-à-dire bien plus qu'une simple zone de libre-échange -, et une union de vingt-sept États souverains.
D'une certaine manière, le contrôle des aides d'État agit comme une Organisation mondiale du commerce (OMC) interne à l'Union : il vise à éviter que les États les plus riches, disposant des ressources les plus importantes, n'utilisent leur puissance budgétaire pour fausser le jeu de la concurrence au bénéfice de leurs entreprises et au détriment d'entreprises d'autres États membres, potentiellement plus performantes, mais bénéficiant d'un soutien moindre.
Ce marché unique constitue un bien commun. Il représente également la base de la compétitivité européenne. La possibilité pour les entreprises européennes de s'adresser à un marché intérieur de plus de 400 millions de consommateurs constitue un avantage stratégique essentiel. C'est ce qui leur permet de croître dans le marché intérieur avant de s'implanter à l'international. La Commission européenne y veille avec une grande attention, non seulement au sein de la direction générale de la concurrence, mais aussi de la direction générale du marché intérieur, de l'industrie, de l'entrepreneuriat et des PME (DG GROW), placée sous la responsabilité du commissaire Stéphane Séjourné, qui a désormais la charge de la préservation et du développement du marché intérieur.
Dans ce contexte, il serait particulièrement dommageable, non seulement pour la concurrence, mais aussi à bien d'autres égards, de laisser se développer une course aux subventions entre États membres. Celle-ci n'aurait aucun impact sur la création d'activités ou d'emplois, et profiterait uniquement à quelques entreprises, sous forme d'effet d'aubaine. C'est aussi pour cette raison que le contrôle des aides d'État est indispensable.
Quels sont les principes guidant l'analyse de la compatibilité de ces aides avec le Traité ?
Un nombre limité de principes généraux, inscrits soit directement dans le Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, soit dégagés progressivement au fil de soixante-dix ans de jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, encadre cette analyse. Je me permets de les énumérer et de les expliquer brièvement.
Premier principe, fondamental : une aide d'État ne peut être autorisée que si elle est nécessaire. Elle doit viser à corriger une défaillance du marché ou à financer un investissement répondant à un objectif d'intérêt commun. Autrement dit, si un investissement peut être réalisé de manière profitable par des acteurs privés, alors l'aide n'est pas justifiée.
Cette exigence constitue à la fois une garantie contre les distorsions de concurrence et un impératif de bonne gestion des finances publiques. Il s'agit d'éviter que l'argent du contribuable ne soit utilisé pour produire des effets d'aubaine.
Les défaillances de marché peuvent concerner de nombreux secteurs et prendre différentes formes. Par exemple, une entreprise n'est pas tenue, sauf en cas de réglementation spécifique, d'assumer les conséquences des externalités négatives qu'elle entraîne, notamment sur l'environnement. Or le marché ne suffit pas à lui seul à atteindre les objectifs européens en matière de décarbonation. Une aide d'État peut alors se justifier pour internaliser ces externalités.
Autre illustration : les projets de recherche et développement, en particulier ceux qui relèvent de la recherche fondamentale ou qui sont éloignés de la phase de commercialisation, exigent souvent des investissements importants et présentent des risques technologiques et financiers élevés. Sans incitation publique, ces projets ne seraient pas engagés.
C'est le cas, par exemple, des aides à la recherche et développement octroyées dans le cadre du projet Nuward, porté par EDF et visant la construction de petits réacteurs nucléaires modulaires. Ces projets n'auraient pu voir le jour sans une prise en charge partielle du risque par la puissance publique.
Deuxième principe : l'aide d'État doit être proportionnée. Elle doit se limiter à ce qui est strictement nécessaire pour rendre le projet rentable pour l'opérateur privé.
Pour cela, nous analysons d'abord les fonds propres de l'entreprise, puis sa capacité à emprunter sur les marchés. Ce n'est qu'ensuite que nous identifions le déficit de financement, que nous appelons funding gap, lequel détermine le montant de l'aide que nous autorisons l'État membre à accorder.
Une aide dépassant ce funding gap ne serait pas nécessaire : elle violerait donc le premier principe. Elle équivaudrait, en outre, à un simple transfert d'argent public vers les actionnaires de l'entreprise bénéficiaire, avec à la clé non seulement une distorsion de concurrence, mais aussi une utilisation injustifiée de fonds publics, incompatible avec l'intérêt général.
Troisièmement, l'aide doit avoir un effet incitatif : elle doit amener l'entreprise bénéficiaire à prendre une décision d'investissement qu'elle n'aurait pas prise en l'absence de cette aide. C'est précisément pourquoi nous ne pouvons accepter des aides ex post, c'est-à-dire après que l'entreprise a déjà pris la décision d'investir.
Par ailleurs, l'aide doit être additionnelle au financement que les marchés financiers et les investisseurs privés peuvent fournir. À défaut, les aides d'État entraîneraient également des distorsions sur le marché des capitaux, alors même que son développement continu demeure essentiel pour répondre aux immenses besoins d'investissement, notamment dans le domaine énergétique, auxquels l'Europe est confrontée.
Tels sont les principes généraux qui guident l'appréciation de la compatibilité des aides d'État. Ces principes - nécessité, proportionnalité, effet incitatif et caractère additionnel par rapport au financement privé - ont été progressivement dégagés par la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, qui nous éclaire dans l'exercice de notre mission, sous son contrôle.
En outre, lorsqu'elle détermine les conditions de compatibilité d'une catégorie d'aides ou qu'elle examine les projets d'aides présentés par les États membres au cas par cas, la Commission européenne tient également compte des effets positifs éventuels de ces aides sur les objectifs communs de l'Union. La politique des aides d'État ne fonctionne pas dans le vide. Elle vise, au contraire, à contribuer à l'atteinte des finalités que l'Union européenne s'est fixé.
Par exemple, elle soutient la décarbonation ; elle permet le développement d'une politique d'innovation et de recherche capable de faire émerger des innovations de rupture, dans lesquelles nous ne brillons pas encore ; elle contribue à renforcer la sécurité de l'approvisionnement énergétique, entre autres.
Ainsi, tout en poursuivant ces objectifs, l'aide favorise également la création d'emplois, la production de richesses et la croissance économique.
Pour illustrer cette dynamique avec un exemple d'actualité, prenons le nouveau pacte pour une industrie propre, que l'on appelle à Bruxelles le Clean Industrial Deal. Il engage l'Union européenne sur la voie d'une transition juste, créatrice d'emplois de qualité, qui donne aux citoyens les moyens d'agir en valorisant leurs compétences, tout en promouvant la cohésion sociale et l'équité dans l'ensemble des régions européennes. Il s'agit d'un effort d'équilibre entre la décarbonation de l'industrie, le renforcement de la compétitivité et le renforcement de la résilience. Afin d'accompagner ce Clean Industrial Deal, nous élaborons actuellement un cadre spécifique d'aides d'État qui viendra s'y adosser pour favoriser l'atteinte des objectifs fixés.
Quelles sont les bases juridiques de compatibilité ? Les principales fondations reposent sur les articles 107, paragraphe 2, point b), 107, paragraphe 3, point b), et 107, paragraphe 3, point c), du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.
L'article 107(2)(b) autorise la compensation par l'État des dommages résultant d'un événement extraordinaire - une catastrophe naturelle, par exemple. Lors des grandes inondations survenues en Allemagne, les entreprises concernées ont été indemnisées sur la base de cet article, après évaluation des dommages. Il s'agit alors d'une aide de plein droit, en quelque sorte. Ce même article a été mobilisé, souvenez-vous, pendant la crise du covid, pour les entreprises du spectacle qui avaient dû fermer totalement. Il était alors possible d'estimer les recettes perdues, et celles-ci ont été compensées à l'euro près.
L'article 107(3)(b) a également été largement utilisé pendant la crise du covid, mais aussi pour faire face aux conséquences de la guerre d'agression menée par la Russie contre l'Ukraine. Cet article permet de compenser ou d'atténuer les perturbations graves de l'économie. Et Dieu sait que nous en avons connu ces cinq dernières années. La France, à titre d'exemple, a accordé, entre 2020 et 2023, essentiellement dans le cadre de la réponse au covid, environ 210 milliards d'euros d'aides à son économie, et, dans une certaine mesure, pour répondre à la crise consécutive à la guerre en Ukraine. Ces aides ont été rendues possibles grâce à l'adoption par la Commission d'un cadre spécifique permettant leur déploiement rapide en situation de crise.
Enfin, les aides sont le plus souvent déclarées compatibles parce qu'elles concourent au développement économique, au sens large. C'est l'objet de l'article 107(3)(c) du Traité. Par exemple, le projet d'aide d'État destiné à soutenir le pacte pour une industrie propre sera adopté sur le fondement de cet article. Toutes les grandes décisions individuelles en matière d'aides d'État s'appuient généralement sur cette base. Ce fut récemment le cas pour les aides à la Française des jeux.
Telle est, en résumé, l'architecture du cadre applicable.
Quelques mots sur les instruments à présent. J'ai mentionné le règlement général d'exemption par catégorie. En 2023, si l'on additionne ce règlement à ceux qui s'appliquent spécifiquement à l'agriculture et à la pêche, le total représente 44 % du volume total des aides dans les vingt-sept États membres, soit 70,5 milliards d'euros versés cette année-là. Le règlement général d'exemption par catégorie représente à lui seul 38 % de ce volume.
En ce qui concerne la France, 41 % des aides octroyées l'ont été en vertu de ces règlements d'exemption. Autrement dit, 41 % des aides françaises ne sont jamais soumises à Bruxelles, si j'ose dire. Cela représente environ 15 milliards d'euros.
Quant aux aides présentant un potentiel de distorsion plus élevé, elles sont soumises à l'examen de la Commission, soit de manière individuelle, soit dans le cadre de l'application de lignes directrices. Il en existe plusieurs, notamment pour les aides à l'environnement ou à la restructuration, qui permettent d'autoriser ce type de dispositifs. Ces aides correspondent aux 56 % restants du volume total, soit 116 milliards d'euros pour l'ensemble des États membres, dont environ 21 milliards pour la France.
La Commission n'examine donc individuellement qu'une fraction relativement réduite des mesures d'aide, à savoir celles qui représentent un fort potentiel de distorsion - moins de 10 % des dispositifs -, mais qui représentent une part significative des montants engagés.
C'est notamment le cas de ce que l'on appelle, en France, les Piiec, c'est-à-dire les projets importants d'intérêt européen commun. Pour ces projets, la Commission procède à un examen approfondi des aides. Prenons l'exemple du Piiec hydrogène : il s'agit de 122 projets. C'est un instrument très utile, mais également très lourd. Un chiffre significatif : entre les montants d'aide notifiés à la Commission par les États membres au titre des Piiec et les montants finalement autorisés, en sachant que tous les projets ont bien vu le jour, la réduction moyenne des aides publiques atteint 25 %.
Pourquoi ? Parce que les entreprises ont souvent tendance à « charger la barque ». Lorsqu'on examine sérieusement les dossiers, il est possible de ramener les montants demandés à leur juste proportion, en tenant compte de ce qu'on appelle le funding gap. Généralement, un accord est trouvé avec l'État membre et les entreprises sur un niveau de financement plus raisonnable.
En règle générale, ce n'est pas la Commission qui impose des conditions, sauf dans quelques cas spécifiques, comme les aides à la restructuration ou les aides régionales. Par exemple, s'agissant de ces dernières, il est interdit de subordonner l'octroi d'une aide à la délocalisation d'une activité. Mais en dehors de cas bien précis, ce sont les États membres qui choisissent de conditionner les aides, ce qu'ils font régulièrement. Il ne s'agit pas là d'une condition de compatibilité.
Enfin, dernier point que vous m'avez invité à évoquer : la transparence et l'évaluation.
S'agissant de la transparence, elle est obligatoire. Les règles applicables aux aides d'État imposent aux États membres de publier les conditions des régimes d'aide et les décisions relatives aux aides individuelles. En outre, un certain nombre d'informations essentielles concernant toutes les aides individuelles d'un montant significatif doivent être publiées par les États membres sur un moteur de recherche en ligne, développé soit par eux-mêmes, soit à l'aide de l'outil fourni par la Commission, le Transparency Award Module (TAM).
Cette transparence réduit les effets négatifs des aides, en permettant aux concurrents d'être informés, de déposer une plainte, voire de contribuer à la réouverture ou à l'instruction des dossiers.
Quant à l'évaluation, les règles relatives aux aides d'État exigent qu'un régime présentant un risque élevé de distorsion de la concurrence, notamment en raison de son ampleur ou de son horizon temporel, fasse l'objet d'une évaluation ex post par l'État membre. Cet outil permet d'apprécier l'efficacité du régime au regard des objectifs visés, tout en en limitant les distorsions. Il peut ainsi conduire à une révision du régime d'aide en cas de prolongation.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Monsieur le directeur général, je vous remercie pour votre exposé.
Je vous avoue m'interroger sur de nombreux points. En 2023, si je ne me trompe pas, les vingt-sept États membres ont notifié pour 186 milliards d'euros d'aides. Mais, comme vous l'avez rappelé, cela ne représente qu'une petite partie du total, puisque les allègements fiscaux et les aides bénéficiant à l'ensemble des entreprises ne sont pas inclus. Autrement dit, seule une infime partie des aides est notifiée, avec des critères stricts : remédier à une défaillance du marché, avec un effet incitatif et des objectifs précis.
J'avoue ne pas saisir la logique : pourquoi les États membres sont-ils tenus de notifier uniquement cette petite partie, extrêmement ciblée, des aides, sans que l'on n'ouvre un débat commun sur l'ensemble des dispositifs ?
Lors d'une audition, le président-directeur général de Kering, M. Pinault plaidait - il ne fut pas le seul - pour un ciblage sectoriel des aides, en insistant sur l'intérêt d'intervenir secteur par secteur. Et je comprends mieux, désormais, pourquoi cela ne se fait pas : une aide ciblée, relevant d'un secteur spécifique, entre dans le champ des aides notifiables, alors qu'une aide qui s'adresse à l'ensemble des entreprises y échappe.
Comment analysez-vous cette complexité ? Concernant les 186 milliards d'euros notifiés en 2023, pouvez-vous nous indiquer la part correspondant aux aides françaises ?
Vous avez évoqué la finalité des aides : corriger une défaillance du marché, avec un effet incitatif et une proportionnalité. Mais ne pourrait-on pas, au-delà de ces critères économiques, fixer aussi des objectifs d'intérêt général, par exemple en matière d'emploi et de maintien de l'outil industriel ?
Aujourd'hui, la Commission européenne ne se saisit pas des questions d'emploi. Pourtant, la désindustrialisation touche l'ensemble de l'Union européenne, certains pays plus durement que d'autres, du fait de la concurrence intra-européenne.
Ma dernière question concerne le marché unique. Certes, la concurrence existe en son sein, mais elle s'exerce de manière encore plus féroce à l'extérieur. Et, pardonnez-moi de le dire ainsi, j'ai le sentiment que ce sujet reste trop souvent absent de nos discussions. Nous semblons être la seule zone économique sans aucune barrière protectrice.
Je prendrai un exemple concret, que nous avons déjà eu l'occasion d'évoquer avec deux anciens ministres de l'économie - Arnaud Montebourg et Bruno Le Maire - : la question de l'acier et de la sidérurgie. Elle pose directement celle du maintien de notre outil industriel, notamment autour du dossier ArcelorMittal. Ce débat, à mon sens, n'est pas clos : il se poursuivra sans doute dans les semaines à venir.
Hier, le Président de la République a écarté, de fait, l'option d'une nationalisation. Mais Arnaud Montebourg, et même Bruno Le Maire, quoique plus prudemment ou de manière différente, ont rappelé qu'il restait possible d'agir. Le problème, c'est que si nous laissons le marché livré à lui-même, en particulier face à la pression croissante de l'acier chinois demain, notre avenir industriel s'annonce difficile.
Dans cette guerre commerciale, l'Union européenne fait preuve, selon moi, d'une certaine naïveté face au marché extérieur.
M. Olivier Guersent. - Monsieur le rapporteur, vous m'interrogez d'abord sur le montant des aides. Je pensais l'avoir mentionné, mais j'ai dû parler trop vite. En 2023, sur les 186 milliards d'euros d'aides d'État notifiées par les vingt-sept États membres, la France a représenté 36 milliards d'euros.
Évidemment, ces montants globaux ne sont pas vraiment pertinents. Lorsque l'on dresse des classements, les premières places sont systématiquement occupées par l'Allemagne, suivie de la France. Rien de surprenant : ce sont les deux principales économies de l'Union européenne et de la zone euro. Il est donc plus pertinent de rapporter ces montants au produit intérieur brut (PIB) par habitant. Sous cet angle, la France se situe plutôt dans la moyenne, en milieu de peloton. Plus récemment encore, dans le contexte de la crise énergétique, elle s'est montrée moins offensive qu'à l'accoutumée, ce qui n'est sans doute pas sans lien avec la situation budgétaire actuelle.
Concernant l'emploi, il ne s'agit pas d'un désintérêt. La Commission européenne ne dispose simplement pas de compétence en matière d'emploi ; celle-ci demeure entre les mains des États membres, qui n'ont pas souhaité la transférer à l'échelon communautaire. Ensuite, le contrôle des aides d'État n'a pas pour objectif la préservation, non plus que la destruction de l'emploi. Les États membres, s'ils le souhaitent, peuvent parfaitement assortir leurs dispositifs d'aide d'exigences en matière d'emploi.
Notre seule ligne rouge concerne les aides dont l'effet principal serait de déplacer des emplois d'un État membre vers un autre. C'est ce que nous appelons un jeu à somme nulle. Ce type de mécanismes s'apparente à des effets d'aubaine. Le rôle du contrôle des aides d'État est précisément d'éviter cette forme de « course au cocotier » dans laquelle certains groupes tentent d'entraîner les États.
Enfin, vous m'interrogez sur le marché unique et la concurrence extérieure.
La question des frontières extérieures n'est pas du ressort de la politique de concurrence : elle relève de la politique commerciale. Or nous disposons d'un arsenal de mesures commerciales autorisées par l'OMC et prévues dans nos accords bilatéraux avec d'autres États ou zones économiques. Nous avons parfaitement les moyens d'y recourir lorsque des pratiques déloyales sont constatées, par exemple en cas de dumping. Cela a été fait récemment à l'égard des véhicules électriques chinois. Nous pourrions également envisager des mesures similaires sur l'acier.
La procédure, en revanche, est complexe. Les États membres, réunis dans un comité, autrefois dénommé comité 133, doivent adopter une position commune. La Commission agit ensuite comme bras armé, applique les droits de défense commerciale, et, le cas échéant, se défend devant l'OMC à Genève si un pays tiers conteste la mesure.
La politique commerciale vise donc à protéger les entreprises du marché intérieur contre les pratiques déloyales d'opérateurs extérieurs. Comme ce n'est pas mon domaine de compétence directe, je ne m'y aventurerai pas davantage.
En revanche, ce que nous avons fait au cours des cinq dernières années, c'est combler un vide juridique.
Cela fait soixante-dix ans que nous contrôlons les aides que les États membres accordent aux entreprises actives sur le marché intérieur. Pourtant, jusqu'à récemment, aucune règle ne permettait de contrôler les aides que des États tiers versaient à des entreprises opérant dans ce même marché. Cette asymétrie représentait évidemment un problème.
Prenons un exemple : lorsqu'un État comme la Chine subventionne la production de véhicules électriques sur son territoire, ces véhicules sont ensuite exportés vers l'Union européenne. Cela relève de la politique commerciale. En revanche, si une entreprise chinoise installe une usine de production en Europe et bénéficie d'aides massives octroyées par Pékin, cela posait, jusqu'à récemment, un problème juridique : si une telle aide avait été versée par un État membre, nous l'aurions contrôlée ; venant d'un État tiers, ce n'était pas possible.
Ce vide a été comblé. Le Conseil et le Parlement européen ont adopté un règlement sur le contrôle des subventions étrangères. Ce texte confie une partie du contrôle à ma direction générale, et une autre partie - celle qui concerne les marchés publics - à la direction générale de l'industrie, placée sous la responsabilité du vice-président exécutif chargé de ces questions.
Ce nouveau cadre juridique est désormais appliqué. Il a d'ailleurs défrayé la chronique ces derniers jours : c'est en vertu de ce règlement que mes collègues de la direction générale de l'industrie ont ouvert une enquête sur de potentielles subventions sud-coréennes dans le cadre de l'attribution du marché de construction de la centrale nucléaire de Dukovany, en République tchèque.
Il y avait donc un trou dans la raquette, et une certaine forme de naïveté. C'est désormais réparé. Ma direction générale a déjà ouvert plusieurs enquêtes approfondies sur des aides d'État, notamment au bénéfice d'entreprises chinoises, mais pas exclusivement.
Par ailleurs, il convient de nuancer une idée trop répandue selon laquelle l'Union européenne serait « l'idiot du village global », pour reprendre l'expression de M. Montebourg. Nous ne sommes pas les seuls à appliquer des règles. La réalité est plus complexe.
Prenons l'exemple de l'Inflation Reduction Act (IRA), ce vaste programme de subventions lancé par le président Biden, que son prédécesseur et successeur, Donald Trump, entend désormais démanteler. L'IRA prévoit 369 milliards de dollars d'aides à la décarbonation et au développement des énergies renouvelables aux États-Unis, sur une période de dix ans. Beaucoup y ont vu une menace considérable pour la compétitivité européenne.
Or dans les cinq dernières années, l'Union européenne a versé environ 400 milliards d'euros d'aides publiques au titre de la décarbonation et du déploiement des énergies renouvelables. D'un point de vue américain, on pourrait même considérer l'IRA comme une réponse à notre propre politique de subventions.
Il faut donc relativiser certaines accusations. L'Union européenne défend ses intérêts, subventionne ses entreprises lorsque cela s'avère nécessaire, contrôle désormais les aides étrangères avec le même sérieux que celles de ses propres États membres, et mobilise ses instruments de politique commerciale pour protéger le marché intérieur lorsque les circonstances le justifient.
M. Olivier Rietmann, président. - Concernant l'IRA, je diverge quelque peu de votre analyse, notamment en ce qui concerne la décarbonation. Vous avez évoqué un montant de 369 milliards de dollars. Or le principe d'accompagnement financier et d'aide à la décarbonation, aux États-Unis, repose principalement sur un système d'exonérations fiscales, non plafonnées. Ce mécanisme a connu une croissance très rapide. D'après les dernières estimations disponibles, le coût global de ce dispositif atteindrait aujourd'hui 1 200 milliards de dollars. À cette somme viennent s'ajouter 1 200 milliards de dollars pour les infrastructures, ainsi que les 369 milliards de dollars d'accompagnement régulièrement évoqués. Le budget total atteindrait presque 2 800 milliards de dollars. Ce montant, comparé au volume des aides publiques mobilisées au niveau européen, apparaît particulièrement élevé.
Ces dernières semaines, nous avons auditionné de nombreux dirigeants de groupes français. Lorsqu'on leur demande de comparer les aides qu'ils reçoivent en France ou au niveau européen avec celles accessibles dans des pays extérieurs à l'Union européenne, un mot revient systématiquement : la simplicité. Les dispositifs étrangers sont perçus comme beaucoup plus lisibles que les dispositifs européens ou français.
Beaucoup de ces pays ont mis en place un guichet unique, avec un dossier allégé qui, dès lors qu'il correspond aux critères, offre une garantie claire d'obtention de l'aide. Cela permet une réelle visibilité et une grande sécurité dans le processus. Ces entreprises savent, dès le dépôt de leur dossier, et une fois celui-ci accepté, exactement sur quel montant elles pourront s'appuyer. La procédure est rapide, le cadre est clair, les montants sont connus à l'avance. Quel est votre avis sur ce point ?
M. Olivier Guersent. - Je ne sais pas d'où sortent ces 2 800 milliards de dollars. À ma connaissance, il n'existe pas, à ce jour, de comptabilité fiable permettant de déterminer le coût budgétaire réel de l'IRA. Ce qui est certain, pour faire simple, c'est que l'IRA repose essentiellement sur des crédits d'impôt.
M. Olivier Rietmann, président. - Nos chiffres proviennent de Goldman Sachs.
M. Olivier Guersent. - L'Internal Revenue Service (IRS), l'administration fiscale américaine, n'est actuellement pas en mesure de chiffrer avec précision l'ensemble du dispositif. Il faut donc rester prudent. Mais une chose est claire : les 2 800 milliards de dollars, nous ne les avons pas. Si l'on tient compte des subventions européennes et des fonds structurels, on parvient quand même à des montants significativement supérieurs à ces 400 milliards.
Rien que le plan de relance européen représente près de 750 milliards d'euros, essentiellement consacrés à la décarbonation et à la compétitivité verte. Autrement dit, on ne peut pas dire que l'Europe soit avare en subventions publiques.
Vous avez raison sur une chose : c'est plus simple aux États-Unis, mais pas forcément plus rapide. Le dossier est simplifié, le guichet unique fonctionne, et, dès lors qu'il est validé, il n'y a plus d'aléa. Cela paraît plus sûr.
Pourquoi ? Parce qu'il n'existe pas, aux États-Unis, de concept de défaillance de marché. Il n'y a pas, dans le cadre de l'IRA, d'évaluation préalable visant à déterminer si l'investissement aurait pu être réalisé sans aide publique.
Autrement dit, que l'investissement ait été envisageable sans subvention ou qu'il dépende de l'aide pour exister, le soutien est accordé dans tous les cas. Les effets d'aubaine sont donc massifs, et c'est précisément ce qui séduit les grands patrons. C'est Noël tous les jours ! Vous décidez de construire une usine en Arizona : vous l'auriez fait quoi qu'il arrive, mais vous percevez en plus les aides de l'IRA. En Europe, à l'inverse - et c'est inscrit dans le Traité -, les subventions publiques ne sont accordées que lorsque l'investissement privé, seul, ne suffit pas à assurer la rentabilité du projet.
Ce principe, quoi qu'on en pense, présente une certaine rationalité budgétaire. Il évite de distribuer des financements publics à tout-va. Surtout, nous n'avons pas les moyens d'appliquer une politique aussi généreuse que celle des États-Unis, en particulier en France, si l'on considère l'évolution de la dette publique.
Il est donc vrai que le système américain est plus simple, mais cette simplicité s'explique par l'absence de tout contrôle, en particulier du caractère nécessaire ou non de l'aide pour rendre l'investissement viable.
Troisième point, et il est capital : au début de l'année 2023, l'ensemble des grands patrons européens, qu'ils soient français, allemands ou d'autres nationalités, s'élevaient contre l'IRA. Ils expliquaient que ce dispositif était massif, lisible, certain, et qu'ils allaient immédiatement délocaliser leurs investissements aux États-Unis... sauf si l'Europe mettait en place le même mécanisme. La pression était forte pour renoncer à nos principes d'encadrement des aides d'État.
Or, il faut le rappeler, pour mettre en oeuvre un tel changement, il faudrait modifier le Traité. Cela suppose une adoption à l'unanimité, et une bonne moitié des États membres y serait opposée.
Que faire alors ? Nous avons mis en place un mécanisme : la matching clause, dont je revendique d'ailleurs la paternité. Nous avons dit aux États membres : « Si une entreprise envisage un projet sur votre territoire, qu'elle a engagé les démarches, évalué les aides qu'elle pourrait obtenir, et qu'en parallèle elle dispose d'une offre formalisée aux États-Unis - une attestation délivrée par l'IRS précisant le montant des aides auxquelles elle a droit -, alors vous pouvez lui accorder en Europe une subvention d'un montant équivalent, à l'euro près. »
Ce dispositif a été adopté le 9 mars 2023. Combien de cas avons-nous eus depuis ? Une seule entreprise est venue. Il s'agissait d'un projet de construction d'usine de batteries en Allemagne, et l'aide a été autorisée.
Avec tout le respect que je porte aux déclarations des grands patrons, si le problème avait été d'une telle ampleur, nous aurions vu affluer bien plus de demandes. Or ce n'est pas le cas.
M. Olivier Rietmann, président. - Je ne suis pas sûr que tout le monde soit au courant. Personne ne nous en a parlé en tout cas.
M. Olivier Guersent. - Les administrateurs du Sénat étant excellents dans les recherches archéologiques, je leur conseille de regarder la presse aux alentours du 9 mars 2023, notamment le journal Les Échos, et ils verront que cette information a été largement diffusée. Et Bercy était bien entendu parfaitement au courant.
M. Olivier Rietmann, président. - Vous avez précisé n'accompagner les dossiers d'investissement que dans la mesure où le projet ne serait pas viable sans subvention. Est-ce à dire que vous n'accompagnez que les canards boiteux ?
En France, l'usage consiste plutôt à s'abstenir de soutenir les projets qui ne seraient pas viables sans subvention, en considérant qu'ils présentent un risque excessif. Or si j'ai bien compris, et vous me direz si je me trompe, l'accompagnement européen se fonde sur une logique inverse : un projet n'est éligible à un soutien que s'il n'est justement pas viable sans argent public.
M. Olivier Guersent. - Vous avez parfaitement compris. Je vais poser la question à l'envers : pourquoi diable verser de l'argent public à un projet qui générerait du profit sans subvention ? Quelle en serait la rationalité ? Notre but est de faire aboutir des projets qui n'auraient pas pu advenir seuls.
Je prendrai un exemple. Nos assureurs vie détiennent des encours financiers très importants, qu'ils doivent placer dans des actifs à long terme. Certains de ces placements offrent des rendements suffisants pour qu'ils puissent honorer les engagements pris vis-à-vis de leurs assurés, sur des périodes allant de quarante à soixante-dix ans. Ils y parviennent sans intervention extérieure.
En revanche, si l'on souhaite qu'ils investissent dans des projets plus risqués, dans lesquels ils n'iraient pas spontanément, car ces projets sortent de leur cadre d'évaluation du risque, alors l'objectif de la subvention publique consiste à amortir la part de risque qu'ils ne peuvent assumer seuls. Cela rend l'investissement possible, parce que, dans ce cas, on juge que l'intérêt général justifie de prendre ce risque.
Par ailleurs, il existe aussi des aides destinées, disons-le, aux canards boiteux. C'est ainsi que l'on a sauvé la Société nationale Corse-Méditerranée, la SNCM, voilà une quinzaine d'années, pour en faire Corsica Linea. Cela relève d'une logique différente : ces entreprises sont alors restructurées afin de redevenir viables une fois subventionnées. C'est un autre chapitre.
Mais, pour ce qui concerne les aides à l'investissement, il n'existe aucune justification à injecter de l'argent public dans des projets rentables sans subvention.
M. Jérôme Darras. - Monsieur le directeur général, vous disposez d'une vision d'ensemble des dispositifs d'aide, notifiés ou non, dans l'ensemble des pays européens. Le dispositif français présente-t-il, à vos yeux, des particularités par rapport à ceux des autres États membres ? Pourriez-vous nous citer une politique ou un dispositif mis en oeuvre dans un autre pays européen qui vous paraîtrait particulièrement cohérent et efficace, et dont la France pourrait, le cas échéant, s'inspirer ?
Mme Anne-Sophie Romagny. - Monsieur le directeur général, vous avez évoqué un montant de 36 milliards d'euros au titre des aides d'État en France. Je souhaiterais savoir combien d'entreprises bénéficient de ces 36 milliards et quelle en est l'évolution sur les dernières années. Vous avez indiqué que la France marquait un certain recul cette année dans le domaine de l'énergie. Si l'on adopte une perspective plus large, sur les cinq dernières années, comment ces aides ont-elles évolué ? Je voudrais également savoir s'il existe des mécanismes de remboursement en cas de non-respect par les entreprises des engagements qu'elles ont pris.
Enfin, à vos yeux, le cadre européen actuel des aides d'État est-il suffisamment robuste pour faire face aux défis que représentent aujourd'hui la réindustrialisation, la souveraineté technologique et la transition énergétique ?
M. Daniel Fargeot. - La Commission européenne s'est dotée d'une définition rigoureuse de ce que sont les aides publiques. Elle a identifié les modalités par lesquelles celles-ci peuvent fausser la concurrence et s'est dotée de procédures de contrôle dont la rigueur est généralement reconnue. Au regard du volume d'aides publiques déployé en France, je souhaiterais savoir si l'examen des nouvelles aides représente une part significative de l'activité de la direction générale de la concurrence. Jusqu'où s'étend le contrôle exercé par cette direction générale ? Exercez-vous également une supervision sur les dispositifs créés par les conseils régionaux ?
M. Olivier Rietmann, président. - Les aides européennes, ces dernières années, ont été massivement mobilisées dans tous les domaines. Une part considérable de ces fonds a été orientée vers la décarbonation.
Or les temps changent. Le combat commercial, pour ne pas employer le terme de guerre commerciale, évolue. Nous semblons aujourd'hui atteindre une forme de paroxysme de cette guerre entre trois grandes puissances : les États-Unis, la Chine et, entre les deux, l'Europe.
Dans ce contexte, ne conviendrait-il pas, dans une logique de réaction et de protection de nos entreprises, de réorienter temporairement une partie de ces montants très importants affectés à la décarbonation - sans remettre en cause leur utilité ni contester les avancées déjà réalisées, en France comme en Europe - vers des efforts ciblés sur la compétitivité et la réindustrialisation de nos territoires ?
M. Olivier Guersent. - Monsieur Gay, vous faisiez observer que la Commission ne contrôle qu'une infime partie des aides publiques. C'est exact. Toutefois, l'essentiel de ce qui est perçu comme une aide résulte en réalité de l'économie du régime fiscal de chaque État. La France a choisi un certain mode de taxation de l'impôt sur les sociétés ; l'Irlande en a retenu un autre, la Belgique un troisième, l'Allemagne un quatrième. Ce sont là des choix de politique fiscale. On peut considérer que cela constitue une forme d'aide, puisqu'il en résulte nécessairement un impact sur le résultat des entreprises ; néanmoins, ces choix relèvent de la souveraineté fiscale des États membres. C'est pourquoi ils ne sont pas soumis au contrôle des aides d'État.
Si l'on souhaitait véritablement encadrer une part beaucoup plus large des instruments mis en place par les États membres sur fonds publics pour soutenir leur économie, il faudrait une intégration communautaire bien plus poussée que celle que nous connaissons aujourd'hui. Cela soulèverait d'autres questions, d'ordre politique, qui ne relèvent pas de ma compétence, mais qui, en France, provoqueraient sans doute des débats assez vifs, au regard de la diversité des opinions exprimées dans le spectre politique.
Ainsi, nous nous limitons à contrôler les mesures individuelles ayant un impact sur les échanges entre États membres et susceptibles de fragmenter le marché intérieur. En revanche, nous ne contrôlons pas les choix relevant de la souveraineté nationale en matière de politique économique générale. On peut s'en féliciter ou le regretter, mais tel est l'état de fait. Cette situation illustre la phase transitoire dans laquelle nous nous trouvons : nous avons un marché intérieur, nous avons consenti à partager une partie de notre souveraineté, mais pas son intégralité. Une large portion de celle-ci demeure entre les mains des États membres. Il faut accepter que, qu'on le souhaite ou non, cette part échappe au contrôle de Bruxelles.
D'ailleurs, dans la plupart des États membres, on souhaiterait souvent que l'Union contrôle davantage la souveraineté des autres, mais un peu moins la sienne propre. La France ne fait pas exception à cette règle. Or cela n'est ni possible ni réaliste, qu'on s'en réjouisse ou qu'on le déplore.
Je reviens à présent à votre question, Monsieur le président. Je ne suis pas certain de partager entièrement la thèse implicite que vous soulevez, car les temps changent, assurément, et ils sont difficiles, cela ne fait aucun doute. Mais, à un moment donné, il faut aussi savoir prendre ses propres responsabilités. Tout ne repose pas sur les régimes de subventionnement public.
Prenons un exemple concret. On entend souvent dire que l'Union européenne est trop complexe, trop contraignante et qu'il y a trop de règles... Mais ce ne sont pas les règles européennes qui ont empêché les constructeurs automobiles européens de développer, quinze ou vingt ans plus tôt, des véhicules électriques et une filière performante de batteries. Les constructeurs chinois l'ont fait, les Sud-Coréens aussi. Rien n'interdisait aux industriels européens d'en faire autant. Et pour être parfaitement honnête, s'ils avaient sollicité des subventions publiques à l'époque pour lancer ces projets, ils les auraient très probablement obtenues avec l'aval de la Commission européenne.
Il faut, à un moment, que chacun assume ses responsabilités. Les défis actuels en matière de compétitivité sont identifiés. Sur ce point, je partage le diagnostic formulé par M. Draghi. Que dit-il ? Que notre déficit de compétitivité repose principalement sur deux causes. La première : un retard en matière d'innovation de rupture. Sur ce point, il faut déployer des moyens massifs et ne pas hésiter à soutenir fortement les initiatives, sans frilosité. La seconde : un retard persistant dans le processus de décarbonation. Or la décarbonation n'est pas seulement un impératif climatique, c'est aussi un enjeu de souveraineté. Réduire notre empreinte carbone, c'est également diminuer notre dépendance aux énergies fossiles, que nous ne produisons pas nous-mêmes et dont nous restons extrêmement dépendants.
La crise actuelle illustre d'ailleurs clairement cette vulnérabilité liée à notre dépendance énergétique.
M. Olivier Rietmann, président. - Juste une précision, monsieur le directeur général. Lorsque vous affirmez que les constructeurs automobiles n'ont pas sollicité de subventions, il y a vingt ans, pour investir dans le véhicule électrique, il convient de rappeler le contexte des décennies passées. Notamment, l'État français avait engagé une politique délibérée d'allègement fiscal en faveur du gazole. Cette orientation s'expliquait, entre autres, par les impératifs liés au raffinage du pétrole, qui produisait une quantité importante de gazole qu'il fallait écouler. C'est dans cette logique que s'est inscrite la détaxation du gazole : il fallait bien trouver un débouché à ce carburant excédentaire.
Dès lors, je ne vois pas pourquoi les constructeurs se seraient orientés vers l'électrique à une époque où la demande pour les véhicules diesel était forte, stimulée à la fois par les consommateurs et par une incitation fiscale claire émanant de l'État. Il y avait donc une direction donnée : produire du diesel pour consommer le gazole disponible.
Dans ces conditions, il semble peu pertinent de leur reprocher, aujourd'hui, de ne pas avoir développé des véhicules électriques à cette époque.
M. Olivier Guersent. - Si, monsieur le rapporteur. En effet, comme le disait Pierre Mendès France, « il ne faut jamais sacrifier le long terme au court terme ». Et c'est précisément ce que, selon moi, les producteurs européens - pas seulement les Français - ont fait, aux deux extrémités du spectre industriel.
Aujourd'hui, notre compétitivité, notre résilience et notre autonomie stratégique dépendent aussi - peut-être surtout - d'un accès à une énergie à la fois bon marché, décarbonée et produite sur le sol européen. Cela suppose de poursuivre le mouvement déjà engagé, et vous avez raison de souligner que la France, grâce à son mix énergétique, partait d'une situation plus favorable que d'autres.
Mais mon sujet ne se limite pas à la France. Ce qui m'importe, c'est la cohérence de l'ensemble européen. Et, à mes yeux, compétitivité, résilience et décarbonation ne sont rien d'autre que trois facettes d'une même problématique. Certes, des arbitrages ponctuels sont nécessaires, mais l'essentiel reste de maintenir une ligne stratégique.
Certains proposent de réorienter les aides consacrées à la décarbonation et aux énergies renouvelables vers des dispositifs qualifiés d'« aides à la compétitivité ». Mais encore faut-il s'accorder sur ce que cela signifie réellement. J'entends, par exemple, des propositions visant à octroyer des aides opérationnelles aux fabricants européens de batteries. De quoi parle-t-on ? Concrètement, cela revient à ce que l'État couvre les pertes d'exploitation - autrement dit, qu'il finance les fins de mois - sans limite de durée. Et si l'on fait un rapide calcul à partir des demandes formulées aujourd'hui, on aboutit, sous un à deux ans, à une prise en charge publique de 100 % des coûts de l'entreprise.
Si le débat porte sur la nationalisation de certaines industries stratégiques, soit. Mais il faut alors le poser clairement. Car à ce rythme, dans quelques années, l'État aura versé l'équivalent de 200 %, 300 %, voire 400 % de la valeur de certaines entreprises. Et le jour où ces entreprises deviendront profitables, il y a fort à parier que 100 % des bénéfices seront captés par les actionnaires privés.
Il me semble donc nécessaire de faire évoluer le cadre, sans pour autant procéder à une révolution ou à une réorientation massive. Je reviens ici au diagnostic de M. Draghi. Il appelle, en réalité, au retour à une certaine orthodoxie, en nous invitant à nous montrer plus stricts que nous ne le sommes aujourd'hui et à accepter une forme de darwinisme économique. Le monde change. Certaines entreprises ne s'adapteront pas et disparaîtront ; d'autres, mieux préparées, émergeront. Protéger à tout prix les premières revient souvent à empêcher les secondes de naître.
En revanche, il faut adopter une posture résolue sur deux fronts : l'innovation et la décarbonation. Sur ces terrains, l'engagement public massif est non seulement utile, mais nécessaire.
Je partage pleinement l'analyse de M. Draghi. C'est en suivant cette voie que nous assurerons durablement notre compétitivité et notre autonomie stratégique.
J'en viens maintenant aux questions de M. Darras et Mme Romagny.
Il n'y a pas de particularité majeure à signaler. Pour vous donner un ordre de grandeur, sur les 36 milliards d'euros d'aides publiques évoqués, environ 15 milliards d'euros sont accordés dans le cadre des régimes d'exemption généraux, tandis que 21 milliards d'euros environ relèvent de mesures individuelles. Concernant la première catégorie - celle des régimes généraux -, je ne suis pas en mesure de vous indiquer combien d'entreprises en bénéficient, car nous n'avons pas cette visibilité. Et même après exploitation de nos bases de données, nous ne serions probablement pas capables de vous fournir cette information.
En revanche, pour ce qui est des mesures individuelles, il est envisageable d'obtenir des chiffres plus précis. Je vais demander à mes collègues de mener les recherches nécessaires. Toutefois, s'agissant du volume global d'entreprises bénéficiaires, ce n'est pas un chiffre que nous sommes en mesure de communiquer.
En ce qui concerne la structuration des aides, il n'y a pas de singularité française. Le mélange entre régimes nationaux et mesures individuelles est assez similaire d'un État membre à l'autre. Les États membres accordent les aides relevant des régimes d'exemption sans contrôle préalable de Bruxelles. En revanche, les aides individuelles destinées aux grandes entreprises font généralement l'objet d'une notification à la Commission.
Là où, à mon sens, des marges de progrès existent, c'est dans la méthode d'élaboration des dispositifs. Je prends ici l'exemple de l'Espagne, qui me semble pertinent. En France, lorsqu'un problème se pose, on conçoit une réponse qui implique des aides d'État au sens du Traité. Ce processus suit un enchaînement bien connu : consultation de toutes les parties prenantes, arbitrage au plus haut niveau, souvent par le Président de la République, puis présentation à Bruxelles d'une mesure finalisée.
Quand tout se passe bien, nous pouvons dire : « Très bien, la mesure est conforme aux règles. » Mais dans un certain nombre de cas, nous devons répondre que « non, cela ne passe pas ». Et cela ne provient pas d'un manque de bonne volonté. D'ailleurs, je tiens à saluer les efforts importants menés depuis plusieurs années par les collègues de la direction générale du Trésor, qui ont considérablement renforcé leurs compétences en la matière.
Cependant, la France reste en retrait par rapport à d'autres États membres, en ce qui concerne l'intégration, dès la conception, des contraintes liées au droit des aides d'État. Or dans la majorité des cas, ces contraintes ne posent pas de problèmes majeurs à condition d'être prises en compte en amont, lors de la phase de design de la mesure.
Évidemment, une fois que toutes les parties ont été consultées, que les arbitrages ont été rendus, que l'on a conçu un dispositif dans ses moindres détails, et que l'on vient à Bruxelles pour s'entendre dire : « Ce n'est absolument pas conforme au droit des aides d'État », cela devient une véritable catastrophe. Ce genre de situation pourrait être évité. Il y aurait un gain considérable à intégrer les contraintes juridiques dès l'amont du processus, bien avant la validation finale.
Je prendrai un exemple très parlant : celui de l'Espagne. Nos partenaires espagnols ont dû faire face à la même problématique que nous, à savoir la menace de délocalisation des usines automobiles. Mais au lieu d'opter pour une approche frontale - du type : « Un milliard pour PSA, un milliard pour Renault afin qu'ils restent en France » -, ils ont adopté une stratégie bien plus subtile.
Ils ont exploité, avec une réelle intelligence, l'ensemble des possibilités offertes par le droit européen des aides d'État. En mobilisant différents régimes, ils ont renforcé les écosystèmes locaux autour de ces usines : les PME, les équipementiers, l'ensemble des maillons nécessaires au bon fonctionnement industriel. Le résultat est que lorsque les groupes automobiles leur ont adressé les mêmes menaces que dans d'autres États membres - « Si vous ne nous aidez pas, nous irons en Hongrie » -, la réponse a été claire : « Très bien, allez-y ! Mais en Hongrie, vous n'avez pas l'écosystème. Vous devrez tout reconstruire, cela vous coûtera une fortune. » Et l'entreprise est restée.
Ce type de stratégie présente deux avantages majeurs. D'une part, elle répond à l'objectif premier - éviter les délocalisations - sans verser d'aides directes massives à des multinationales. D'autre part, elle permet de développer un tissu économique composé d'emplois non délocalisables. Voilà, selon moi, une source d'inspiration précieuse. On peut progresser en France sur ce terrain et tirer profit des bonnes pratiques mises en oeuvre ailleurs. À cet égard, les Espagnols m'impressionnent : ils ne distribuent pas moins d'aides que la moyenne européenne, mais ils le font avec méthode. Ils anticipent les contraintes juridiques et réfléchissent en amont à la manière optimale d'utiliser leurs fonds publics.
Madame Romagny, vous m'avez interrogé sur le mécanisme de remboursement en cas de non-respect des conditions d'une aide. Oui, naturellement, le non-respect d'une mesure autorisée entraîne la perte du bénéfice de l'autorisation et l'obligation de rembourser intégralement l'aide perçue. Cela vaut pour tout manquement aux conditions attachées à l'aide.
Nous avons, à l'heure actuelle, plusieurs cas - y compris en France - où cette question se pose. Je m'abstiendrai d'en commenter les détails, car les procédures sont en cours.
Le cadre européen est-il suffisamment robuste ? J'aurais tendance à répondre à votre question par une autre : comment juge-t-on la robustesse du cadre européen ? Vous l'avez évoqué, monsieur le président, et je le pense aussi : nous devons simplifier beaucoup de choses, à Bruxelles bien sûr, mais aussi, j'en suis convaincu, à Paris. Les règles relatives aux aides d'État ne font pas exception à cette nécessité.
La complexité actuelle de ces règles s'explique par plusieurs facteurs. L'un des principaux tient à la nature même de l'Union européenne : chaque fois qu'une règle simple est proposée, une dizaine d'États membres lèvent la main pour signaler une spécificité nationale à prendre en compte. À force de chercher à accommoder les besoins particuliers de chacun, on finit par produire des dispositifs extrêmement complexes.
Cela étant dit, il demeure possible de faire plus simple. Nous pouvons aller dans ce sens, y compris en matière d'aides d'État.
Maintenant, si l'on mesure la robustesse du cadre européen au nombre de cas que nous interdisons, alors ce cadre n'est pas robuste : très peu de mesures sont effectivement interdites. En revanche, nous intervenons dans un nombre significatif de dossiers. Notre rôle consiste à travailler avec les États membres pour atteindre les effets recherchés du subventionnement public - faire naître ou consolider une activité qui, sans cela, n'existerait pas ou disparaîtrait - tout en réduisant au minimum les distorsions de concurrence au sein du marché intérieur, y compris vis-à-vis d'entreprises situées dans le même État membre qui, elles, ne perçoivent pas d'aide.
Prenez, par exemple, le secteur du transport aérien en France. Certaines entreprises reçoivent des aides, d'autres non. Celles qui en bénéficient affirment qu'en leur absence, elles seraient vouées à disparaître, et que cela provoquerait un désastre. Celles qui s'en sortent sans soutien public se demandent dans quel jeu elles évoluent : elles doivent affronter une concurrence subventionnée, parfois de manière constante. Ces deux discours existent. Il faut les entendre l'un et l'autre.
Je ne peux pas affirmer avec certitude que le cadre européen actuel est pleinement robuste. Ce que nous cherchons, c'est à le rendre suffisamment agile pour accompagner les objectifs du moment. À cet égard, je pense que nous avons su répondre présent face aux chocs majeurs de la crise du covid, puis de celle de l'énergie.
Mais il faut garder à l'esprit une réalité fondamentale : il existe un lien étroit entre le niveau de générosité que permet le régime des aides d'État et les grands équilibres macroéconomiques et budgétaires des États membres. Toute réflexion sur l'élargissement ou la simplification du cadre doit se faire en tenant compte de ces contraintes structurelles.
Même si ce n'est ni mon rôle ni ma compétence de contrôler l'équilibre budgétaire des États membres ou le respect des critères de Maastricht, il n'en demeure pas moins qu'un lien existe entre ces deux dimensions.
M. Olivier Rietmann, président. - Je me permets, monsieur le directeur général, faites-vous une petite référence au « quoi qu'il en coûte » ?
M. Olivier Guersent. - Je ne suis pas certain de pouvoir juger si les dépenses de la France pour la crise du covid et la crise énergétique étaient pertinentes ou non. La réalité, c'est que les dépenses de la France ont été à peu près dans la moyenne communautaire en termes de PIB par tête pour la crise du covid et plutôt inférieures pour la crise énergétique. Il ne m'appartient pas d'en juger. En tant que fonctionnaire communautaire, ma seule compétence est de savoir si c'est légal au regard des règles communautaires. Si c'est légal, le reste relève d'un choix politique, qui est celui de l'État membre.
Vous m'interrogez sur la part de la Commission dans le contrôle des aides d'État, mais en réalité cela concerne seulement la direction générale de la concurrence. Celle-ci compte un peu moins de 1 000 agents sur les 30 000 agents publics de la Commission européenne. Et sur ces 1 000 agents, il y en a à peu près la moitié qui font du contrôle des aides d'État dans toute l'Europe.
Quant aux aides des régions, oui, nous les contrôlons. Le concept d'aide d'État est un concept d'aide publique à l'intérieur des États. Dans certains États, les régions ont une très large autonomie, par exemple l'Espagne ou l'Allemagne : nous contrôlons donc les aides attribuées par la région basque ou par les Länder. En France, l'autonomie fiscale des régions n'existant pas, le sujet est un peu différent, mais nous contrôlons les aides, quelle que soit l'autorité publique qui les distribue. Dans ce contrôle, notre interlocuteur, c'est l'État central. Ce n'est ni l'entreprise ni l'échelon déconcentré d'administration, même si nous pouvons être conduits à établir des contacts directs avec les décideurs publics pour clarifier certains points.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez développé toute une théorie politique sur les aides d'État, en prenant notamment l'exemple du secteur automobile en Espagne. En France, notre force réside dans notre réseau de sous-traitants exceptionnel - nous avons donc déjà l'écosystème - mais nous sommes en train de le perdre face à la concurrence, notamment intra-européenne. Par exemple, dans mon département de Seine-Saint-Denis, l'une des dernières usines qui fabriquait des pièces embouties pour Stellantis a été délocalisée en Turquie.
Les fonderies ont également été externalisées par les grands groupes, ce qui a entraîné des pertes d'emplois, au bout de trente ans. Demain, nous risquons de ne plus avoir de fonderies. Ce phénomène a commencé en Espagne et pourrait se propager.
La réalité est plus complexe que vous le laissez entendre, avec une concurrence basée sur des questions de droit social au sein même du marché unique et de l'Union européenne. Nous aurons l'occasion d'en débattre.
La Commission a expliqué que la protection de l'environnement et les économies d'énergie sont les objectifs stratégiques pour lesquels les États membres ont le plus dépensé en 2023, soit 55 milliards d'euros. Mais la question des aides à l'environnement et à l'énergie est sujette à débat. Pourquoi ne pas inclure le développement du nucléaire dans le champ des aides autorisées au titre des lignes directrices pour les aides d'État au climat et à la protection de l'environnement ? La France a l'une des énergies les moins chères et les plus décarbonées, mais nous n'en tirons aucun bénéfice, car nous sommes dans le marché européen et soumis au prix du gaz. La question du développement du nucléaire est posée.
À l'inverse, les centrales à charbon peuvent être réhabilitées, mais pas nécessairement sur des critères environnementaux. Des projets existent en France, à Saint-Avold et à Cordemais, portés notamment par l'intelligence ouvrière, pour favoriser la réhabilitation, mais surtout la conversion de la biomasse, mais ils ne répondent pas aux critères européens. Ces projets seraient pourtant utiles, tant pour le climat que pour conserver l'emploi et décarboner une source de production d'énergie. Faut-il donc faire évoluer les règles ?
M. Olivier Guersent. - Je suis heureux d'entendre que vous êtes en faveur d'une harmonisation sociale européenne, car je le suis, moi aussi.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Mais en la tirant vers le haut ! Il ne s'agit pas de tirer les droits des travailleurs et travailleuses partout au sein de l'Union européenne vers le bas.
M. Olivier Guersent. - Le problème, c'est que, comme disent les Britanniques, on ne peut pas avoir son gâteau et le manger. Tous les États membres veulent la même chose : ils veulent que les autres s'harmonisent tout en gardant une totale liberté individuelle pour eux-mêmes. Ces deux propositions sont incompatibles. Cependant, il y aurait de grands bénéfices à inclure le droit social dans les compétences communautaires, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.
Sur le nucléaire, les aides sont possibles et pas illégales par principe, notamment en raison du traité Euratom. La question n'est pas de savoir si les aides sont possibles, mais pourquoi elles ne figurent pas dans les lignes directrices sur les aides au climat, à l'environnement et à l'énergie. C'est parce que la construction d'une centrale nucléaire est un projet individuel. On a autorisé des aides d'État pour la centrale nucléaire d'Hinkley Point et, plus récemment, pour la centrale en Tchéquie, à Dukovany. On pourrait se caler sur ces précédents pour aller plus vite. C'est ce que nous avons dit aux États comme la France, qui souhaitent verser une aide d'État pour une centrale nucléaire : « Inspirez-vous du modèle de Dukovany, s'il vous convient, plutôt que de partir d'une feuille blanche ; l'instruction du dossier ira certainement plus vite. »
Les lignes directrices s'appliquent à de vastes programmes, comme le déploiement des énergies renouvelables. Mais les projets individuels dont nous parlons ici, même s'ils sont importants, ne se prêtent pas à des lignes directrices.
Ainsi, dans le cadre du Clean Industrial Deal, nous encouragerons les États membres qui souhaitent développer de nouvelles capacités nucléaires à étudier les deux précédents les plus récents et, dans la mesure du possible, à se caler dessus pour aller plus vite. En effet, nous devons adopter les dispositions nécessaires sur la base de l'article 107(3)(c) du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et pas sur une base générique, ce qui signifie qu'il faut examiner l'économie de chaque projet. Or cela ne se prête pas à des lignes directrices. Cela ne signifie pas que nous soyons plus favorables à l'un ou l'autre projet. Mais nous ne pouvons pas prendre de décisions individuelles pour chaque éolienne.
En revanche, la situation est différente pour les centrales nucléaires. Ainsi, nous venons de valider un Piiec sur la construction de petits réacteurs modulaires. Nous sommes engagés dans cette démarche et avons déjà pris deux décisions individuelles dans le cadre du programme Nuward pour la construction de petits réacteurs modulaires par EDF. Le nucléaire n'est pas un sujet problématique à la Commission, en général, et à la direction générale de la concurrence, en particulier.
Je suis surpris par vos propos sur la biomasse, car les lignes directrices traitent de cette question. Si le projet que vous citez n'entre pas dans le cadre de ces lignes directrices, il y a deux possibilités : soit l'on modifie les lignes directrices pour que votre projet puisse y entrer, si sa nature s'y prête, soit on le traite individuellement comme nos affaires de centrales nucléaires. Dans les deux cas, si les porteurs de projet ne viennent pas me voir, je ne les contacterai pas pour leur proposer de l'aide. S'ils ont un problème d'aide d'État, ils doivent d'abord en parler avec l'autorité publique qui attribue ces aides. Si cette dernière est d'accord pour les aider, je serai ravi de les recevoir pour faire évoluer rapidement la situation. En effet, mieux vaut des centrales à biomasse que des centrales à charbon.
M. Olivier Rietmann, président. - Je tiens à vous remercier, monsieur le directeur général, de la disponibilité et de la clarté de vos réponses. Je vous remercie également, ainsi que vos équipes, pour les réponses étayées et détaillées que vous avez apportées aux questions écrites envoyées par notre administration.
Avec le rapporteur Fabien Gay, nous serons heureux de vous rencontrer et d'échanger avec vous en direct, lundi prochain, lors du déplacement de la commission des affaires économiques à Bruxelles, à la Commission européenne. Nous pourrons continuer nos échanges sur ce sujet ou sur d'autres lors de cette rencontre.
M. Olivier Guersent. - Le plaisir sera réciproque. Je suis essentiellement un rugbyman briviste, petit-fils d'agriculteur. Je n'ai donc pas beaucoup de cordes à mon arc : je suis plus du côté direct et franc que du côté subtil et compliqué.
M. Olivier Rietmann, président. - Nous avons deux points communs, même si je ne suis pas briviste, contrairement à vous, tant du côté du rugby que du côté de l'agriculture.
La réunion est close à 18 h 15.
Jeudi 15 mai 2025
- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -
La réunion est ouverte à 16 h 15.
Rapport de la commission d'enquête - Délibération d'orientation préalable (sera publié ultérieurement)
Le compte rendu de cette audition sera publié ultérieurement.
Audition de M. Éric Lombard, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique
M. Olivier Rietmann, président. - Nous voici presque arrivés au terme de nos auditions. Dans le cadre des travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, nous accueillons Monsieur Éric Lombard, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.
L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.
Monsieur le ministre, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
M. Éric Lombard, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. - Merci monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs. La Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) a rendu une nouvelle délibération qui donnera lieu à un décret de déport que le Premier ministre prendra dans les prochains jours. Je me suis donc déporté sur la gouvernance et le versement annuel de la Caisse des dépôts, les sociétés du groupe La Poste, les sociétés du groupe Bpifrance, à l'exception de Bpifrance Assurance Export, le fonds d'investissement européen Marguerite, l'École supérieure de commerce de Troyes, la société Halmahera et ses filiales et le Cercle des économistes. Ces déports avaient déjà été mis en place au moment de ma nomination et sont déjà effectifs.
M. Olivier Rietmann, président. - Merci Monsieur le ministre. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Éric Lombard prête serment.
Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.
Nous avons réalisé près de 55 auditions en commission plénière retransmises en direct, avec des journalistes, juristes, économistes, hauts fonctionnaires, représentants syndicaux et un grand nombre de dirigeants d'entreprises. Nous avons également entendu la ministre du travail et de la santé Catherine Vautrin et deux de vos prédécesseurs, Arnaud Montebourg et Bruno Le Maire.
Notre audition d'aujourd'hui représente une synthèse de nos travaux. Nous souhaitons en effet vous faire part de plusieurs constats et échanger sur certaines propositions envisagées pour notre rapport. Nous aimerions au préalable connaître votre regard sur les quelque 2 200 aides publiques versées aux entreprises.
Quelle définition des aides publiques retenez-vous ? Quel est leur coût ? Dans le contexte géopolitique actuel et compte tenu de la situation alarmante de nos finances publiques, quel doit être leur rôle ? Quelles décisions comptez-vous prendre pour mieux encadrer la dépense fiscale ? Le crédit d'impôt recherche vous semble-t-il actuellement bien calibré ?
Le rôle de chef de file confié aux régions en matière d'aide aux entreprises vous semble-t-il être un gage d'efficacité et cohérent avec les actions menées par l'État ?
Pensez-vous que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies, contrôlées et évaluées ? Seriez-vous favorable à des contreparties juridiquement contraignantes pour certaines aides lorsque l'entreprise ferme des sites, procède à des licenciements voire délocalise ?
Je vous propose de traiter ces questions lors d'un propos liminaire d'un quart d'heure, puis notre rapporteur Fabien Gay vous posera quelques questions complémentaires, avant que les membres de la commission vous interrogent.
M. Éric Lombard, ministre. - Je suis heureux de participer à cette commission d'enquête sur les aides publiques aux grandes entreprises : un sujet stratégique et un levier important de l'action publique, même si ces termes recouvrent des réalités hétérogènes.
Les aides publiques visent à corriger certaines défaillances de marché en incitant les entreprises à investir dans des activités génératrices d'externalités positives pour la société, comme la recherche et développement ou la transition écologique. Dans ces domaines, les rendements privés peuvent être insuffisants au regard des bénéfices collectifs attendus. Les aides publiques améliorent la rentabilité relative des projets sans supprimer le risque entrepreneurial, rendant possibles des initiatives qui sans soutien ne seraient pas engagées.
Ces aides peuvent être justifiées d'un point de vue économique pour les grandes entreprises, particulièrement exposées à la concurrence internationale. De plus, les grandes entreprises industrielles font face directement à la concurrence de pays asiatiques dont les conditions de production tirent injustement les prix vers le bas.
Les grandes entreprises sont également des donneuses d'ordres. Elles structurent des filières et des chaînes de valeur et représentent des leviers de transformation de notre économie. Elles jouissent de ce fait d'une rentabilité plus grande, leur action demeurant essentielle pour la réalisation d'objectifs de politiques publiques, qu'il s'agisse de la réindustrialisation, d'innovation ou de décarbonation.
La majeure partie des aides aux entreprises est votée en loi de finances par le Parlement. Des décrets viennent ensuite les préciser et des opérateurs de l'État sont chargés de leur déploiement.
Qu'elle soit structurelle, conjoncturelle, de transition, de crise, transversale, de guichet ou sectorielle, aucune aide n'est octroyée sans conditionnalité. Pour bénéficier du crédit d'impôt recherche (CIR), une entreprise doit par exemple avoir effectué des dépenses dans la recherche et le développement.
En multipliant les conditionnalités, on risque toutefois de manquer l'objectif initial, voire d'être contreproductif.
Ajouter une condition de maintien de l'emploi pour chaque aide risquerait de décourager les candidats et de nuire au but initial, voire d'engendrer des effets pervers. Si, pour des raisons de survie, des entreprises se retrouvent parfois contraintes de faire évoluer leurs effectifs, cela ne signifie pas pour autant qu'elles ne remplissent pas l'objectif initial fixé par telle ou telle aide.
Concernant le crédit d'impôt recherche, le Parlement a souhaité un resserrement ciblé de son action en 2024. Il faut désormais stabiliser les paramètres du dispositif qui représente un facteur clé de l'attractivité, les entreprises ayant besoin de visibilité sur le moyen terme pour que les aides fonctionnent.
On distingue deux types d'aides : les aides transversales non ciblées accessibles à l'ensemble des entreprises, notamment le crédit impôt recherche, dont les retombées dépassent le cadre de l'entreprise bénéficiaire et profitent à l'économie dans son ensemble ; les aides sélectives ciblant des secteurs ou technologies spécifiques, soumises à l'encadrement des aides d'État prévu par les traités européens. Le plan « France 2030 » s'inscrit dans cette logique. Il concerne des filières stratégiques, telles que les technologies quantiques, la matière numérique ou les électrolyseurs pour l'hydrogène décarboné, l'objectif étant de renforcer la souveraineté technologique et d'accélérer les transitions industrielles.
Par exemple, les aides à la décarbonation, octroyées via des appels à projets, doivent permettre d'accompagner la transition écologique. Nous mesurons le coût par tonne de CO2 évité pour optimiser la dépense.
L'aide publique est donc un investissement de la société au service de la décarbonation des entreprises, souvent non rentable à court terme, mais essentielle pour la planète et la société.
Les aides à l'innovation regroupent des incitations fiscales permettant d'inciter à la recherche et au développement.
Les subventions sectorielles (notamment France 2030) permettent de cibler les technologies stratégiques.
Les aides de crise visent à préserver les entreprises et les emplois pendant les périodes difficiles. Après le Covid, la plupart des entreprises ont pu sauvegarder les emplois. Les grandes entreprises ont plutôt été soutenues par d'autres aides, l'activité partielle leur ayant permis durant les différentes crises de maintenir leurs emplois. Hors covid, des aides ont été déployées en réponse à la crise énergétique déclenchée en février 2022 par l'invasion russe en Ukraine. Ces aides ont permis de protéger notre tissu industriel des hausses du prix de l'énergie. Elles ont pour la plupart pris fin au terme de l'année 2023.
Chaque année, 150 milliards d'euros sont mobilisés : 40 milliards d'euros de dépenses fiscales (dont 8 milliards d'euros pour le crédit d'impôt recherche, 5 milliards d'euros pour la fiscalité réduite dans les outre-mer et les différentes TVA réduites dans la restauration et sur certains travaux) ; 30 milliards d'euros de dépenses budgétaires (incluant les aides à l'embauche d'apprentis ou France 2030) ; 80 milliards d'euros d'allègements généraux de cotisations.
L'ensemble de ces aides font l'objet d'un contrôle systématique, d'un suivi rigoureux et d'évaluations régulières.
Par exemple, le crédit d'impôt recherche fait l'objet de plus d'un millier de contrôles annuels pour un total de 15 000 bénéficiaires. Ces contrôles aléatoires portent à la fois sur les montants déclarés et la nature scientifique des projets.
Ces aides sont suivies : aucune n'est versée sans que les conditions d'attribution, notamment l'atteinte de jalons d'avancement des projets, ne soient remplies. Les aides d'État font d'ailleurs l'objet d'un reporting annuel conformément à la réglementation européenne.
Elles sont enfin évaluées via un dispositif prévu par la loi.
Pour France 2030, le Comité de surveillance des investissements d'avenir (CSIA) a publié sa première évaluation à l'état 2023 et conclu à des retombées largement positives au niveau macro-économique sur l'activité comme sur l'emploi. Des analyses supplémentaires vont permettre d'analyser les retombées précises de ces investissements avec le recul et les données ; France Stratégie a fourni une analyse très complète du plan France Relance avec un comité d'évaluation spécifique présidé par Xavier Jaravel. Il a procédé à des évaluations macro-économiques et à l'évaluation de 11 dispositifs du plan avant de publier ses conclusions en janvier dernier. Pour mener l'évaluation de tous les dispositifs d'aide, nous disposons d'institutions dotées des profils qui conviennent à France Stratégie, à l'INSEE ou à la Cour des comptes. Des comités plus spécifiques peuvent être mandatés comme la commission Bozio-Wasmer ou sur le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi et la Commission européenne contrôle les aides d'État.
En conclusion, il y a sans doute des améliorations à opérer en matière de rationalisation et de transparence des aides. Le ministère a d'ailleurs développé une plateforme pour le rapportage européen des aides dites « de minimis » (inférieures à 300 000 euros sur trois ans). Ce registre sera rendu public dès janvier prochain conformément au droit européen.
Chaque dispositif a ses règles et peut à ce titre mobiliser des administrations et des opérateurs différents, ce qui rend parfois difficile la compréhension des règles par l'opinion publique.
Si cette organisation est techniquement justifiée, elle ne doit pas nuire à la transparence et à notre capacité collective à réinterroger l'ensemble du dispositif.
La future plateforme sera élargie à l'ensemble des aides d'État afin d'effectuer un saut qualitatif considérable dans l'évaluation, le pilotage et le suivi des aides publiques, ce qui nécessitera des modifications législatives, notamment pour inviter les collectivités territoriales à participer et lever partiellement le secret fiscal.
D'autres améliorations sont certainement possibles et souhaitables. Je me réjouis donc de ce dialogue avec vous.
M. Olivier Rietmann, président. - Quel regard portez-vous sur la responsabilité donnée aux régions et son efficacité, étant rappelé que leurs aides atteignent 7 milliards d'euros environ par an ?
M. Éric Lombard, ministre. - Cette question importante fait l'objet de débats francs et directs. À titre personnel, je suis très attaché au rôle des régions en matière de soutien aux entreprises. Cette mission s'inscrit dans le cadre de leur mandat de suivi de l'activité économique, leur proximité complétant utilement l'action de l'État. Nous essayons de nous coordonner au maximum. Un président d'une grande région industrielle m'a envoyé un message il y a quelques jours précisément pour discuter de cette coordination sur les aides. Le rôle des régions me paraît tout à fait précieux, dès lors qu'il complète les dispositifs publics, ce qui est le cas le plus souvent.
M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission a auditionné hier Olivier Guersent, directeur général de la concurrence à la Commission européenne. Au niveau de l'Union européenne, les aides sont réservées aux projets qui en ont besoin pour être rentables. Qu'en pensez-vous ? Deuxièmement, l'Union européenne propose aux entreprises qui auraient trouvé des aides hors Union européenne de leur allouer un montant égal pour favoriser leur installation dans l'Union. Pourrait-on adapter ce principe au niveau français ?
Lors d'une de vos premières interviews, vous désigniez la transition écologique comme la priorité des entreprises, appelant à davantage d'investissements et moins de rentabilité. Or, dans le contexte de la guerre commerciale que se livrent les États-Unis et la Chine, il apparaît indispensable de prendre des mesures aux niveaux européen et national. La France a notamment mis en place des aides importantes pour la décarbonation qui se divisent en deux catégories : d'une part le soutien au développement industriel, que personnellement je soutiens, et d'autre part, des aides accordées par pure idéologie à des projets non rentables à court terme, mais considérés comme bénéfiques pour la planète. Ne pourrait-on pas, pour une période déterminée et à enveloppe constante, réorienter une partie des aides à la décarbonation vers la recherche de compétitivité et la réindustrialisation pour soutenir nos entreprises confrontées à cette guerre commerciale ? Nous serons particulièrement vigilants à ce que les entreprises ne fassent pas à nouveau les frais de la situation financière du pays.
Par ailleurs, si je pense comme vous que les critères d'allocation des aides demeurent très stricts et les contrôles efficaces, presque aucun dispositif n'intègre des critères pour une future évaluation. Vous me répondrez que certains dispositifs sont évalués. Qui réalise ces évaluations et pour qui ? Les entreprises auditionnées disent n'avoir jamais été contactées. En tant que parlementaires, nous n'avons jamais eu accès à des résultats d'évaluation pour guider nos décisions de modification, notamment sur le CIR ou l'aide à l'apprentissage.
M. Éric Lombard, ministre. - Concernant le rapport de l'audition d'Olivier Guersent, je vois une contradiction entre l'idée de réserver des aides aux entreprises non rentables et celle d'accorder une aide d'un même montant aux entreprises pouvant bénéficier d'un soutien de la part d'un pays concurrent.
M. Olivier Rietmann, président. - J'ai effectivement demandé à Olivier Guersent si cette stratégie ne revenait pas à soutenir des « canards boîteux ». Tout compte fait, j'y vois une logique : pourquoi aider des dossiers déjà rentables sans subventions ? Cela reviendrait à jeter l'argent par les fenêtres.
M. Éric Lombard, ministre. - Nous faisons face à une concurrence planétaire avec des empires économiques utilisant massivement les subventions d'État. Si nous voulons éviter une fuite de nos industries vers les États-Unis et la Chine, nous devons proposer à nos entreprises des systèmes équivalents, compatibles avec nos règles. C'est la raison pour laquelle certaines subventions, dont le crédit d'impôt recherche, bénéficient à des entreprises rentables.
Par ailleurs, je ne partage pas votre proposition de mettre entre parenthèses la décarbonation. La trajectoire actuelle du réchauffement climatique risque d'entraîner une destruction du PIB d'environ 20 %, selon l'économiste Patrick Artus. Le meilleur investissement économique est donc la décarbonation. Sans cela, d'ici 2050, le coût nécessaire pour protéger le pays des conséquences du réchauffement deviendra impossible à supporter pour les finances publiques.
Il est vrai qu'une partie de ces investissements n'ont pas de rentabilité immédiate et pèsent sur la rentabilité du capital - qu'il s'agisse de la rénovation thermique des bâtiments, du développement des transports collectifs électriques ou de la décarbonation industrielle. Mais même la Chine revendique désormais une décarbonation rapide de son économie.
Je ne présente pas cela comme un objectif de politique économique - je souhaite que nos entreprises soient les plus rentables possibles -, mais comme un objectif de politique publique nécessaire. C'est pourquoi, dans le prochain projet de loi de finances, nous ne souhaitons pas augmenter les charges et impôts des entreprises. Si nous trouvons des moyens de les alléger, nous le ferons, car nous avons besoin d'entreprises vigoureuses.
Concernant les évaluations, je suis surpris par votre remarque. Au moins trois rapports de l'Inspection générale des finances sur le crédit d'impôt recherche ainsi que des rapports de la Cour des comptes ont été consultés avant de recalibrer ce dispositif. Sur 15 000 bénéficiaires du CIR, 1 000 entreprises font chaque année l'objet de vérifications sur place.
M. Olivier Rietmann, président. - Je partage totalement votre constat concernant le contrôle. Néanmoins, mes interrogations concernent l'évaluation. Nous ne disposons quasiment d'aucun indicateur pour savoir si tel ou tel dispositif doit être étendu, modifié ou supprimé. Cela n'est pas étonnant puisque les bénéficiaires ne sont pas évalués non plus.
Le problème commence d'ailleurs déjà en amont, avec des études d'impact inexistantes ou vides de contenu.
Aujourd'hui, les entreprises ne demandent pas des aides, ni même une diminution de l'impôt sur les sociétés, mais une baisse des impôts de production et du coût du travail.
M. Éric Lombard, ministre. - Je poursuivrai ce débat avec vous avec plaisir lors de l'examen de la loi des finances.
Les dépenses publiques représentent 57 % du PIB. Il faut donc trouver une façon de les réduire en pourcentage du PIB, ce à quoi nous travaillons, et les financer.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je suis ravi de pouvoir échanger avec vous, Monsieur le ministre, car on vous entend peu sur un certain nombre de sujets, notamment industriels.
Je suis intéressé par votre introduction. Nous n'avons pas entendu la même chose de la part des chefs d'entreprise, des syndicats, des économistes, de l'administration et de deux anciens ministres de l'économie - un de gauche, Arnaud Montebourg, et un de droite, Bruno Le Maire.
Sur le montant total des aides publiques, nous constatons que les chiffres divergent selon les sources interrogées. Celui-ci s'élève à 70 milliards d'euros selon l'INSEE, entre 150 et 250 milliards d'euros selon les économistes, qu'ils soient libéraux ou progressistes, et à 170 milliards d'euros d'après l'Inspection Générale des Finances (IGF).
Marc Auberger estime même qu'en incluant l'ensemble des dispositifs distribués aux entreprises, mais qui bénéficient aux ménages, comme les aides pour rénover les logements, on atteint 220 à 250 milliards d'euros.
Vous êtes même en désaccord avec le président de la République qui a expliqué lors de sa dernière intervention télévisée que sur 1 000 euros de dépenses publiques, 59 euros vont au soutien aux entreprises - soit 98 milliards d'euros sur 1 670 milliards d'euros de dépenses publiques. Vous affirmez donc ici sous serment que le montant des aides publiques s'élève à 150 milliards d'euros.
Comment peut-on arriver à s'accorder sur un même chiffre pour qu'un débat sincère entre l'exécutif et le législatif puisse se tenir ?
M. Éric Lombard, ministre. - Je peux confirmer les chiffres que je vous ai donnés, sans douter de la parole de quiconque. Nous faisons face à un problème de définition. Vous évoquez les aides aux ménages qui transitent par les entreprises. Je les considère pour ma part comme des aides aux ménages et non aux entreprises.
J'ai été très clair : 80 milliards d'euros d'allègements généraux, ajoutés aux 40 milliards d'euros de mesures fiscales, et aux 30 milliards d'euros de mesures budgétaires aboutissent à un total de 150 milliards d'euros. En ne prenant qu'une partie de ce montant, on arrive à des chiffres moindres. Je comprends que le président de la République a peut-être considéré uniquement les allègements généraux dans son tableau, qui vient peut-être même de mes services.
M. Fabien Gay rapporteur. - S'il avait retranché les exonérations fiscales, nous serions arrivés à 70 milliards d'euros. Je ne sais pas comment il a pu trouver 98 milliards d'euros.
M. Éric Lombard, ministre. - Je pense que le tableau présenté par le président de la République prend en compte la dépense publique. Je ne sais pas si la dépense fiscale est comprise.
M. Fabien Gay rapporteur. - Si ni la dépense fiscale ni les exonérations ne sont comprises, il aurait dû avancer le chiffre de 30 milliards d'euros. J'essaie de comprendre.
M. Éric Lombard, ministre. - Ce type de débat est assez habituel. Il faut observer dans le détail les différentes catégories. Je ne mets en cause personne. Je suis venu avec des chiffres vérifiés avec les services de Bercy que je vous présente sous serment. Je veux redire que je ne partage pas votre avis sur la question de l'évaluation.
M. Fabien Gay rapporteur. - Je vous interrogeais simplement sur ces divergences de chiffres. Je vous interrogeais simplement sur le fait que quand on interroge l'administration, des économistes, des ministres et le président de la République, personne ne donne le même chiffre. Ce qui, vous comprendrez, est un peu surprenant.
Je remercie votre cabinet et l'administration centrale de nous avoir fourni certains éléments. Néanmoins, de nombreuses données ne sont pas en possession de l'administration, ce qui témoigne d'un manque de suivi des aides.
Votre ministre déléguée Clara Chappaz a indiqué qu'elle n'était pas favorable à la création d'un nouveau crédit d'impôt, car ces dispositifs étaient généralement mal suivis, mal évalués et avaient tendance à créer des effets d'aubaine. Est-ce la position actuelle du gouvernement sur l'ensemble des crédits d'impôt ?
M. Éric Lombard, ministre. - J'ignore sur quel objet portait l'intervention de Clara Chappaz. Je vous fais confiance pour rapporter son propos et n'ai aucun doute quant à votre bonne foi. Je peux imaginer que la ministre déléguée chargée de l'Intelligence artificielle et du numérique parlait du secteur spécifique dont il était question.
Le gouvernement estime que les crédits d'impôt sont efficaces et utiles. Sinon, nous saisirions ces 150 milliards d'euros pour régler le problème du déficit budgétaire.
M. Fabien Gay rapporteur. - Je reviens sur la transparence, question récurrente lors de nos auditions. Nous souhaitons connaître votre avis et celui du gouvernement. J'ai été très surpris de voir que la trentaine de PDG auditionnés, notamment des dirigeants d'entreprises du CAC 40, ont pour la première fois tous joué le jeu de la transparence en déclarant les aides perçues et les dispositifs utilisés.
À l'inverse, l'administration a montré beaucoup plus de réticence. J'ai été surpris que deux de vos prédécesseurs se soient déclarés favorables à la transparence. Même Bruno Le Maire a évoqué la nécessité de recréer de la confiance sur la question des aides publiques. Cette transparence doit être documentée et elle sera d'intérêt général et d'intérêt public - comme notre commission dont les travaux sont bien suivis.
Beaucoup de salariés nous écrivent qu'ils découvrent le montant des aides perçues par leur entreprise grâce à notre commission.
Quelle est votre position en matière de transparence ? Les entreprises nous ont précisé ne pas souhaiter assumer cette charge supplémentaire, mais préféreraient que l'administration produise un tableau récapitulatif des 2 200 dispositifs existants et leurs montants.
M. Éric Lombard, ministre. - J'avais le sentiment que ce sujet faisait déjà l'objet de transparence, étant souvent interrogé lors des questions au Gouvernement. Vous-mêmes ou vos collègues évoquez souvent, concernant la sidérurgie qui nous occupe actuellement, que telle ou telle aide a été promise.
M. Fabien Gay rapporteur. - Pardonnez-moi de vous interrompre, mais le chiffre de 295 millions d'euros d'aides publiques touchées par ArcelorMittal en 2023, que tout le monde reprend, a été révélé par la commission d'enquête. Auparavant, personne n'en savait rien. Pour la première fois, le groupe a communiqué le montant exact perçu. Nous ne disposions jusqu'ici que d'estimations.
M. Éric Lombard, ministre. - Soyons clairs, je suis tout à fait favorable à la transparence des aides. Nous vous devons ces informations en tant que sénateurs de la République. La seule exception concerne le secret fiscal que j'évoquais dans mon introduction. Je n'ai moi-même pas accès aux aides fiscales ou aux impôts payés par les entreprises, ce qui est normal puisque je suis avant tout un responsable politique. Ces informations sont accessibles à vos collègues de la commission des finances.
M. Fabien Gay rapporteur. - Aujourd'hui, c'est pourtant l'opacité qui règne, comme plusieurs PDG nous l'ont humblement avoué. Je peux citer M. Pinault, l'un des derniers auditionnés, qui nous a remerciés de lui avoir donné l'occasion de faire ce travail. Et il n'a pas été le seul. Plusieurs dirigeants ignoraient le montant exact des exonérations, des subventions directes ou encore du crédit d'impôt recherche.
Êtes-vous donc favorable à la transparence des aides ? Je précise que nous n'avons pas parlé du secret fiscal ni du montant des impôts. Certains chefs d'entreprise payant des impôts étaient d'ailleurs très fiers de le dire, tandis que ceux qui n'en paient pas montraient moins d'enthousiasme à révéler qu'ils touchent des millions d'euros d'aides, versent des milliards d'euros de dividendes, mais paient 0 % d'impôt. Nous ne demandons pas de lever le secret fiscal pour toutes les entreprises.
M. Éric Lombard, ministre. - Je suis favorable à la transparence sur les aides, y compris quand l'aide est fiscale. Mais je ne suis pas favorable à la transparence sur les aspects fiscaux.
M. Fabien Gay rapporteur. - Notre commission d'enquête n'a jamais demandé la levée du secret fiscal. Nous avons toujours évoqué la transparence sur l'argent public donné aux entreprises et la tenue d'un tableau par l'administration.
Nous aurons des recommandations à faire. Mais vous y êtes plutôt favorable, comme vos deux prédécesseurs qui avaient parfois des positions différentes lorsqu'ils étaient en fonction.
Concernant le crédit d'impôt recherche, je crois que tous les sénateurs ici présents sont convaincus de l'importance de la recherche et du développement en France. Je vous invite à passer du temps avec les agents de l'administration fiscale qui effectuent les contrôles et rencontrent des difficultés, notamment avec les grandes entreprises qui présentent des centaines de documents difficiles à vérifier. Cette question demeure donc complexe.
Je veux évoquer le cas de Sanofi, qui a perçu, entre autres, un milliard d'euros de crédit d'impôt recherche. Ce dispositif est censé favoriser l'emploi et la recherche en France. Pourtant, dans le même temps, le nombre d'emplois chez Sanofi a diminué - en témoignent les quatre plans de sauvegarde de l'emploi mis en place en 2014, 2019, 2021 et 2023 - même si l'entreprise l'a contesté lors de son audition.
Les responsables de Sanofi nous ont écrit un courrier dans lequel ils affirment ne pas contester la diminution, mais le chiffre de 3 500 suppressions d'emploi. Ils annoncent eux-mêmes 1 000 suppressions d'emplois et 1 milliard d'euros de crédit d'impôt recherche. Cette même entreprise vient de vendre le Doliprane à un fonds américain, va fermer ou vendre le site d'Amilly et a annoncé hier investir 20 milliards de dollars aux États-Unis, alors que le président de la République a appelé à un patriotisme économique et au gel des investissements dans ce pays.
Est-il normal d'octroyer un crédit d'impôt recherche à une entreprise sans au minimum exiger de maintenir l'emploi ?
Comment, par ailleurs, évaluer l'efficacité de ces aides ? Pendant la crise du Covid, Sanofi a fait partie des derniers laboratoires à développer un vaccin, après les Russes et les Cubains qui vivent pourtant sous blocus.
Comment vivez-vous le fait que Sanofi, qui bénéficie de nombreux dispositifs, annonce 20 milliards de dollars d'investissements aux États-Unis tout en détruisant l'emploi et en fermant des sites en France ?
M. Éric Lombard, ministre. - Poser des conditionnalités sur le maintien de l'emploi risque de dissuader les entreprises de créer des usines en France.
Une entreprise peut décider de réduire les effectifs, c'est la liberté d'entreprendre.
Sanofi a notamment bénéficié de près de 600 millions d'euros d'aide à l'innovation et au développement, hors crédit d'impôt recherche. Ces aides ont bien permis de faire les études, les recherches ou les investissements prévus. J'entends qu'il soit choquant pour l'opinion publique que malgré ces aides, qui ont été utilisées pour la recherche et pour aboutir à de nouvelles productions et à des investissements en France, Sanofi prenne ce type de décisions.
Nous avons demandé aux entreprises d'être patriotiques et de retarder leurs décisions d'engagement. ArcelorMittal a confirmé aujourd'hui son investissement à Dunkerque, montrant ainsi un comportement vertueux. Dans le secteur pharmaceutique, nous observons une relocalisation des chaînes de production. C'est le débat que j'ai eu aujourd'hui avec nos partenaires chinois en leur demandant de faire fabriquer en Europe les objets exportés de Chine. Les Américains sont en train de tenir le même discours. Je le regrette comme vous, et c'est pourquoi nous menons une politique d'attractivité. Nous observons néanmoins que, pour la sixième année consécutive, la France est le pays le plus attractif d'Europe.
M. Olivier Rietmann, président. - Si nous restons encore les plus attractifs, nous sommes en chute sur tous les critères. Vous n'allez pas pouvoir vous vanter encore longtemps.
M. Éric Lombard, ministre. - Je ne me vante de rien. Je constate simplement qu'il s'agit d'une bonne nouvelle pour le pays, parfois un peu déprimé.
M. Olivier Rietmann, président. - Il faut regarder la réalité derrière ces chiffres Monsieur le ministre. Il est temps de réagir.
M. Éric Lombard, ministre. - C'est la raison pour laquelle nous menons une politique économique consistant à ne pas augmenter les impôts des entreprises ni les charges pour rester attractifs. J'aurais préféré que ces investissements aient lieu en France et c'est à cela que nous travaillons.
M. Fabien Gay rapporteur. - Sanofi est également en train de vendre le site d'Amilly et le Gouvernement ne réagit pas. 300 salariés sont dans l'expectative. Fait rare, le tribunal a dû s'opposer à la suppression de 400 emplois dans le Val-de-Marne. Sanofi détruit de l'emploi et investit 20 milliards de dollars aux États-Unis, faisant fi de la demande de patriotisme économique du Président.
Vous nous dites que Sanofi est en train de relocaliser. Sur quel site ? J'ai cité le Val-de-Marne, Amilly, mais il y a d'autres exemples. Aucun salarié ne m'a affirmé que le groupe relocalisait de l'emploi.
L'argent public doit au minimum servir à maintenir l'emploi, voire à le développer, non à le détruire et à vendre nos outils et productions stratégiques à des fonds américains. C'est leur liberté d'entreprendre, mais c'est aussi notre liberté de nous interroger.
M. Éric Lombard, ministre. - Aujourd'hui, Sanofi opère 30 % de sa production mondiale en France. Cependant, la part de son chiffre d'affaires français mais aussi celle de sa marge en France sont bien moindres compte tenu de notre politique très sage en matière de prix des médicaments. Nous sommes donc dans une position défensive pour veiller à conserver le plus de capacités de production possibles en France. De son côté, le groupe est soumis à la pression d'autres pays qui lui demandent d'installer des capacités de production chez eux, là où les marges sont plus importantes. Je le constate et le regrette, mais on peut aussi se demander quelle aurait été la politique de Sanofi sans ces aides.
M. Olivier Rietmann, président. - On assiste toujours au même chantage à l'emploi. Jusqu'à présent, ces aides n'ont pas suffi à convaincre le groupe d'investir en France.
M. Éric Lombard, ministre. - Ce n'était pas un chantage. Des décisions positives ont été prises dans le passé, ayant donné lieu à des investissements et des développements. Aujourd'hui, une décision négative a été prise. Nous continuons à travailler avec Sanofi pour veiller à ce que d'autres investissements se fassent en France. Cela dépendra de l'attractivité de notre pays et des politiques que nous allons conduire.
M. Olivier Rietmann, président. - Une large majorité des grandes entreprises françaises installées dans le monde entier nous ont affirmé qu'en dépit des aides perçues, leurs installations en France étaient les moins rentables. Elles nous ont confié payer moins d'impôts en France que dans d'autres pays, non pas parce qu'elles sont moins taxées, mais parce qu'elles y gagnent moins d'argent. Par ailleurs, les bénéfices et marges réalisés ailleurs leur permettent d'investir dans la décarbonation en France. Comment expliquez-vous qu'avec énormément d'aides et un environnement plutôt attractif, la France demeure un pays où les entreprises gagnent le moins d'argent et sont le moins rentables par rapport à leur situation mondiale ?
M. Éric Lombard, ministre. - Il est important d'éviter les généralités. Le rendement de l'impôt sur les sociétés reste tout à fait honorable, ce qui montre bien qu'il y a une matière taxable.
M. Olivier Rietmann, président. - Monsieur le ministre, je ne parle pas d'impôt sur les sociétés, je parle de la rentabilité des entreprises. Ce sont leurs installations françaises qui sont les moins rentables.
M. Éric Lombard, ministre. - Monsieur le président, vous m'avez parlé d'impôt et de rentabilité. Permettez-moi de vous répondre sur les deux points.
Je réponds à votre deuxième point. Notre pays a accepté la désindustrialisation depuis quarante ans, comme le souligne le livre de Nicolas Dufourcq. L'industrie ne pèse que 10 % dans notre PIB contre 20 % en Allemagne. Nous avons abandonné notre industrie en mettant en place une politique fiscale et sociale qui rend l'activité industrielle française moins compétitive qu'ailleurs, soit par manque de formation et d'investissement, soit en raison des charges qui pèsent sur l'emploi et l'activité économique.
Vous avez raison, beaucoup d'entreprises restent en France par patriotisme ou parce que leur siège s'y situe. Nous souhaitons inverser cette tendance. Il faut néanmoins du temps pour corriger quarante ans de mauvaises politiques menées par les gouvernements successifs. Nous devons améliorer notre compétitivité pour que de nouvelles usines s'installent en France. Cette bataille pour la réindustrialisation, nous la menons dans un contexte difficile où nos concurrents (américains, chinois, allemands, italiens) ont bien compris l'importance de l'industrie. Il y a aussi de bonnes nouvelles : nous rouvrons des usines et avons recréé 170 000 emplois industriels ces dernières années. Nous devons accélérer dans cette direction.
M. Olivier Rietmann, président. - Monsieur le ministre, je ne peux pas vous laisser dire cela. La courbe de l'emploi est aujourd'hui complètement inversée, nous repartons vers une augmentation du chômage.
En 2024, nous avons enregistré 68 000 fermetures d'entreprises, contre 51 000 avant le Covid.
Au premier trimestre 2025, les défaillances d'entreprises ont augmenté de 2,3 % par rapport au premier trimestre 2024, avec 18 000 entreprises en procédure dont 12 000 en liquidation judiciaire. Nous allons battre un nouveau record. Il faut être factuel : la situation actuelle est catastrophique.
La France est aujourd'hui endettée à hauteur de 3 300 milliards d'euros, contre 1 500 milliards d'euros en 2012. Malgré tout cet argent dépensé, nous restons un pays en très grande difficulté économique.
J'ai échangé peu avant avec Michael McGrath, commissaire européen à la protection des consommateurs. Je lui ai fait part de notre souhait de voir l'Europe mettre en place une politique très offensive, avec notamment des droits de douane contre la Chine. Il m'a répondu que le pouvoir de la Commission européenne demeure limité et qu'il revient aux États membres d'agir.
M. Fabien Gay rapporteur. - Le premier ministre Michel Barnier a affirmé devant la représentation nationale qu'il allait exiger des comptes à Michelin. Un responsable de l'IGF nous a indiqué qu'il n'avait pas encore eu le temps de commencer à travailler sur le rapport Michelin étant alors occupé par celui sur Sanofi. Ce rapport sur Sanofi vous a-t-il été remis et sera-t-il rendu public ? Le travail sur le rapport sur Michelin a-t-il commencé ? Pourrons-nous y avoir accès et le rendrez-vous public ?
M. Éric Lombard, ministre. - Je n'étais pas informé de cet engagement du précédent premier ministre. Je n'ai pas connaissance de ce rapport sur Michelin.
M. Fabien Gay rapporteur. - Avez-vous signé une lettre de mission à l'IGF ?
M. Éric Lombard, ministre. - Non.
M. Fabien Gay rapporteur. - Ce rapport ne verra-t-il donc probablement pas le jour ?
M. Éric Lombard, ministre. - Je ne sais pas. Je vous répondrai.
M. Fabien Gay rapporteur. - J'ai interrogé Florent Menegaux, président de la gérance du groupe Michelin, à propos du montant du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) utilisé pour acheter huit machines-outils sur le site de La Roche-sur-Yon. Or six n'ont jamais été installées sur ce site, mais directement délocalisées en Espagne, en Roumanie et en Pologne. Le site a ensuite fermé. Je lui ai demandé s'il trouvait cette situation normale. Il s'est dit prêt à rembourser en partie le CICE perçu. J'avais posé la question à votre prédécesseur en 2019 qui avait refusé, puis changé d'avis devant la commission. Est-ce que le Gouvernement, par votre voix, va demander à Michelin de rembourser ces 4,3 millions d'euros ? Ce serait un geste symbolique, mais important pour montrer que l'argent public est contrôlé.
M. Éric Lombard, ministre. - Cet élément m'a échappé dans l'audition de Florent Menegaux. Nous allons examiner ce sujet. Je suis très surpris qu'une entreprise comme Michelin ait bénéficié d'une aide sans mettre en place l'installation prévue. Mais s'ils le reconnaissent, cela doit être vrai.
M. Fabien Gay rapporteur. - Ma dernière question concerne Carrefour, comme le montre le tableau projeté. Son PDG, Alexandre Bompard, n'a pas contesté ces chiffres : en six ans, l'entreprise a reçu 2,3 milliards d'euros d'exonérations et de CICE. Dans le même temps, les bénéfices réalisés dans le monde se sont élevés à 3,6 milliards d'euros et les dividendes versés à 2,8 milliards d'euros. L'argent public a clairement servi à rémunérer les actionnaires.
L'argent public peut-il rémunérer les actionnaires ou doit-il servir exclusivement à l'emploi, aux salaires, à l'investissement productif et à la formation ?
M. Éric Lombard, ministre. - Nous ne serons pas d'accord sur ce point. L'entreprise doit chercher sa rentabilité pour pouvoir investir et préparer l'avenir. Cette rentabilité est calculée après avoir versé les salaires, les charges et les impôts. Il appartient à la puissance publique de vérifier que les aides sont utilisées à bon escient. J'ai bien compris que le mot « dividende » est devenu un objet politique de débat. Le dividende rémunère les actionnaires, donc les investisseurs - souvent les épargnants français à travers des contrats d'assurance-vie ou des fonds internationaux -, et le capital. La similitude des montants peut certes interroger. La vraie question est : fallait-il que ce dispositif bénéficie à une entreprise déjà rentable ? Je ne lie pas cette question à celle du dividende.
M. Olivier Rietmann, président. - La question ne porte pas sur les dividendes, mais sur le fait de rémunérer des actionnaires avec de l'argent public.
M. Éric Lombard, ministre. - Je vous ai répondu. Vous proposez une autre analyse que la mienne.
M. Daniel Fargeot. - Monsieur le ministre, j'ai proposé une solution devant Louis Gallois : neutraliser toutes les aides publiques perçues par l'entreprise du résultat fiscal avant de dégager le revenu distribuable. Seriez-vous favorable à un deuxième résultat de l'entreprise, prenant en compte le résultat fiscal sans les subventions ni les aides publiques perçues ?
Je tenais également à saluer votre annonce sur la mise en place d'un nouveau paradigme dans le pilotage des finances publiques. Ce plan d'action ambitionne de créer de multiples structures afin d'améliorer les prévisions macro-économiques et d'alerter en amont sur les risques d'erreur. Je pense notamment au comité d'alerte des finances publiques, au cercle des prévisionnistes et à la mission associant la Cour des comptes et France Stratégie sur les perspectives à long terme des finances publiques.
Dans le même temps, notre commission d'enquête évalue à plus de 2 200 le nombre de dispositifs aux entreprises, montrant un éclatement de l'intervention publique. Le contrôle et le pilotage de cette politique deviennent donc extrêmement complexes. Dans quelle mesure votre plan d'action prend-il en compte cet éparpillement ? Les nouvelles créations de comités ne risquent-elles pas de complexifier le pilotage de cette galaxie d'aides ?
Les aides publiques sont considérées par les grandes entreprises comme des compensations de prélèvements obligatoires. Nous assistons à un grand écart dans l'évaluation du montant de ces aides, entre 70 et 250 milliards d'euros, alors que vous annoncez 150 milliards d'euros. Ce flou artistique ne participe pas à la transparence des aides publiques dans le budget de l'État. Environ 15 000 entreprises bénéficient du CIR, notamment les grandes entreprises et certaines entreprises de taille intermédiaire. Ne pensez-vous pas que l'accessibilité des aides publiques devrait être simplifiée en faveur des PME ?
Mme Solanges Nadille. - On entend régulièrement dire que certaines grandes entreprises ultramarines participent à la vie chère en outre-mer. Qu'en pensez-vous ?
M. Éric Lombard, ministre. - Concernant le dividende hors aide publique, je pense qu'il faut distinguer la rentabilité courante d'une entreprise du rôle des aides publiques. Il revient aux dirigeants de l'entreprise et aux actionnaires de décider de la manière dont ils allouent le résultat dégagé après impôt. Je rappelle que ces entreprises, notamment Carrefour, ont une part d'activité hors de France extrêmement importante.
M. Fabien Gay rapporteur. - Il s'agit d'aides françaises.
M. Éric Lombard, ministre. - Oui, mais le dividende correspond au bénéfice mondial. Certaines entreprises françaises, pour des raisons liées à la territorialité de l'impôt, ne payent pas d'impôt en France. Je ne suis pas favorable à l'idée qu'on ajoute un nouveau résultat fiscal, le sujet est déjà assez complexe. Il revient in fine au Parlement de voter les questions fiscales.
Je reconnais que le pilotage des finances publiques est complexe. Le problème ne réside pas dans la multiplicité des comités. Les trois grandes familles de finances publiques sont gérées par des mécanismes différents. Nous utilisons tous les outils à notre disposition pour suivre chaque mois les soldes globaux. La responsabilité de gérer cette complexité incombe aux ministres en charge, à savoir Amélie de Montchalin et moi-même pour pouvoir informer les élus et les Français au travers des comités.
M. Olivier Rietmann, président. - Je pensais que vous me diriez que votre objectif est de baisser la complexité et non de la gérer.
M. Daniel Fargeot. - Notamment pour gérer les aides publiques. C'était aussi cela ma question.
M. Éric Lombard, ministre. - Je dois reconnaître que ce n'est pas la priorité immédiate de ce gouvernement.
Concernant les outre-mer, il semblerait que, dans certains secteurs, une concurrence insuffisante pèse sur le niveau des prix. Les pouvoirs publics cherchent régulièrement à rééquilibrer la balance. Certaines particularités, comme l'octroi de mer, ont également un impact sur l'efficacité économique et les prix à la consommation. Les ministres successifs et Manuel Valls actuellement essaient de trouver des solutions avec les élus. Pour le reste, les entreprises d'outre-mer bénéficient des aides à l'identique des autres territoires de la République.
Mme Solanges Nadille. - Je partage votre constat. Ces entreprises sont peu nombreuses, mais nous les connaissons. J'aimerais échanger avec vous sur l'octroi de mer pour que vous puissiez changer d'avis quant à son impact sur la vie chère, en Guadeloupe notamment.
M. Éric Lombard, ministre. - Je me tiens à votre disposition, Madame la sénatrice.
M. Daniel Fargeot. - Pouvez-vous répondre à ma question sur l'accessibilité des PME au CIR ?
M. Éric Lombard, ministre. - Je suis prêt à examiner cette question avec les équipes. Vous avez raison, cette inégalité devant les droits des entreprises est fâcheuse. Soutenir les petites entreprises qui agissent dans des conditions souvent difficiles fait partie de nos priorités.
M. Fabien Gay rapporteur. - L'entreprise STMicroelectronics, dont l'État est actionnaire de référence aux côtés de l'Italie, a été accompagnée à hauteur de plusieurs centaines de millions d'euros, dont 55 % d'aides dédiées à la recherche et au développement.
Elle vient d'annoncer un plan de départs volontaires. Un de ses processeurs développés à Tours va finalement être produit en Chine. Enfin, l'entreprise ne paie aucun impôt grâce à un schéma d'optimisation fiscale mis en place dans un paradis européen.
Pensez-vous qu'une telle situation soit normale ?
M. Éric Lombard, ministre. - Je ne peux pas me prononcer sur ce dossier que je connais très bien, l'actionnaire étant Bpifrance. Je vous prie de m'en excuser.
M. Olivier Rietmann, président. - En revanche, vous pouvez nous envoyer une contribution écrite.
M. Éric Lombard, ministre. - Nous pouvons trouver quelqu'un qui vous réponde.
M. Olivier Rietmann, président. - Merci Monsieur le ministre.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 15.