- Mercredi 21 mai 2025
- Jeudi 22 mai 2025
- Audition de Mme Isabelle Jégouzo, directrice de l'Agence française anticorruption
- Audition de M. Gérald Darmanin, ministre d'État, ministre de la Justice
- Audition de Mmes Vanessa Perrée, directrice générale de l'Agence de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), et Sylvie Marchelli, sous-directrice opérationnelle de l'Agrasc
Mercredi 21 mai 2025
- Présidence de M. Raphaël Daubet, président -
La réunion est ouverte à 18 h 10.
Audition de Mme Amélie de Montchalin, ministre auprès du ministre de l'Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, chargée des Comptes publics
M. Raphaël Daubet, président. - Nous auditionnons aujourd'hui Mme Amélie de Montchalin, ministre auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée des comptes publics.
Madame la ministre, comme vous le savez, notre commission d'enquête s'apprête à conclure ses travaux, après cinquante auditions et déplacements menés au cours des quatre derniers mois.
Parmi ses auditions, les services de Bercy ont figuré en bonne place, qu'il s'agisse des administrations centrales, des services d'enquête liés aux douanes ou des services de renseignement. Nous avons pu apprécier la qualité des fonctionnaires qui oeuvrent au service de l'État contre le blanchiment et le financement de la criminalité organisée. Mais nous avons également dû constater un décalage entre le foisonnement de normes et d'instances de contrôle, édifice d'ailleurs évalué positivement par le groupe d'action financière (Gafi), et une réalité marquée par les difficultés persistantes à saisir, sur le terrain, les opérations de blanchiment.
La norme est toujours en retard sur les comportements délictuels. Dès lors, les administrations doivent pouvoir faire preuve d'agilité et d'adaptabilité. Or l'éclatement des contrôles et le défaut de coordination apparaissent comme des faiblesses. Pour l'heure, la coordination semble avant tout se manifester par l'échange de bonnes pratiques, notamment via la mission interministérielle de coordination anti-fraude (Micaf).
Par ailleurs, les services de Bercy sont confrontés à une injonction paradoxale : contrôler et prévenir, mais sans alourdir la charge administrative pesant sur les acteurs économiques. Nous sommes donc bien sur une ligne de crête entre contrôle et simplification. Concrètement, une volonté politique forte et une impulsion sont nécessaires pour que la politique de lutte contre le blanchiment soit menée de manière cohérente et efficace. C'est évidemment votre rôle : vous nous direz comment vous l'exercez.
Il est urgent de mener ce combat aux échelles nationale et internationale. Nous ne saurions nous endormir sur nos lauriers ou nous contenter de compter sur la future agence européenne, qui ne sera pleinement opérationnelle que dans trois ans.
En France, à titre d'exemple, le phénomène des entreprises éphémères n'est toujours pas jugulé. Par ailleurs, les flux d'argent illégal, lorsqu'ils pénètrent l'économie réelle, gangrènent les relations économiques et nourrissent la corruption.
Évidemment, notre pays n'est pas seul face à ces enjeux. Les flux financiers du blanchiment sont d'ampleur internationale, faisant parfois des sauts entre divers États pour aboutir à des investissements dans des pays accueillants. Sur ces différents points, nous attendons vos éclairages. Sans doute nous indiquerez-vous diverses pistes d'amélioration, notamment pour la coordination des services.
Je vous indique que cette audition est diffusée en direct sur le site du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Amélie de Montchalin prête serment.
M. Raphaël Daubet, président. - Je vous cède la parole pour un propos liminaire, à la suite duquel Mme le rapporteur vous posera ses questions.
Mme Amélie de Montchalin, ministre auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée des comptes publics. - Monsieur le président, madame le rapporteur, messieurs les sénateurs, je tiens à vous remercier de votre invitation, qui me donne l'occasion de parler d'une mission assez méconnue, mais absolument essentielle, du ministre chargé des comptes publics : protéger les intérêts fondamentaux de la Nation en matière financière.
Je suis accompagnée des représentants de divers services compétents dans ce domaine, que vous avez déjà longuement auditionnés. Il s'agit : de la direction des douanes ; de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) et de Tracfin, services de renseignement du premier cercle ; de la direction générale du Trésor (DGT), qui - j'y reviendrai - assure la coordination internationale dans le cadre plus spécifique du Gafi, lequel relève de l'OCDE, mais dépasse largement le cadre européen et occidental ; et de l'Office national anti-fraude (Onaf), dont le directeur est présent. Je n'oublie pas non plus la direction générale des finances publiques (DGFiP), même si elle n'est pas représentée aujourd'hui. Cette direction joue un rôle essentiel en la matière.
Les enjeux que vous avez pointés, notamment la coordination, la coopération et la définition d'objectifs communs, sont évidemment essentiels. Nous devons travailler en ce sens et mener des actions d'ampleur pour être à la hauteur des défis à relever.
Voilà maintenant quelques mois, nous avons pu saluer, dans ce domaine, une très grande avancée : la lutte contre la fraude et la délinquance financières, dont dépend la préservation des intérêts nationaux, est devenue un objectif explicite et identifié de notre stratégie nationale du renseignement (SNR). Cette stratégie a été rendue publique par la France - il s'agit là d'une première. À cet égard, l'action de la DNRED et de Tracfin a été particulièrement mise en lumière. Le sujet de votre commission d'enquête est désormais un objectif explicite de la communauté du renseignement. Cette nouveauté est le fruit d'un constat commun, dressé notamment par vos soins : nous devons renforcer notre action en la matière.
Nous pouvons évidemment nous améliorer. Mais il convient de noter que la France a été distinguée, en particulier par le Gafi, comme l'un des pays disposant des dispositifs les plus robustes et efficaces pour lutter contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. L'articulation entre le volet préventif et le volet répressif est particulièrement solide. De plus, la France a été saluée de manière objective par ses partenaires pour ses qualités d'enquête et de coopération entre services, ainsi que pour sa capacité à lancer et à mener des poursuites, à saisir et à coopérer à l'échelle internationale. Ce constat a été dressé en 2022, lors de la dernière évaluation du Gafi. Il s'agit, à mon sens, de l'évaluation la plus complète possible, car elle est menée par des pairs - c'est-à-dire par les services d'autres pays de l'OCDE, et non par un quelconque cabinet de consultants. Conformément à la méthode retenue par l'OCDE, les différents pays se surveillent les uns les autres - il me semble utile d'insister sur ce point.
En outre, Tracfin s'appuie sur divers acteurs de la société civile, notamment des acteurs financiers. Or, en 2024, le nombre de déclarations de soupçon reçues par Tracfin a augmenté de 13 % par rapport à 2023, battant ainsi un nouveau record. Le secteur non financier - c'est également une très bonne nouvelle - a transmis 14 500 informations, chiffre en hausse de 26 %, grâce à une intensification de la pratique déclarative, le secteur financier suivant pour sa part une logique de déclaration automatique. Ce concours est très précieux.
Enfin, au titre de ce bilan positif, je tiens à insister sur le rôle central de la douane, associée évidemment à l'Onaf, office judiciaire commun à la DGFiP et à la douane. L'Onaf est notamment compétent pour contrôler la circulation d'argent liquide. Il s'agit là d'un élément central de la lutte contre la délinquance financière, domaine dans lequel nous devons toujours progresser.
Au total, 2 709 cas de manquement à l'obligation déclarative d'argent liquide ont été constatés en 2024, chiffre en augmentation de 13 % par rapport à 2023. Parallèlement, on a totalisé 469 constatations de blanchiment : ce chiffre a plus que doublé en un an. J'ajoute que les absences de déclaration ou les fausses déclarations ont atteint, en 2024, 71 millions d'euros de capitaux, contre 63 millions d'euros en 2023. Surtout, 332 nouveaux dossiers, pour 600 millions d'euros saisis, ont été confiés à l'Onaf en 2024, chiffre en hausse de 265 % en un an.
Le cadre juridique, notamment législatif, et la coordination entre les services représentés ici ont permis d'atteindre un niveau de saisies record. Notre objectif est évidemment de continuer en ce sens. Nous ne saurions nous arrêter en si bon chemin.
Sans verser dans l'autocongratulation - je vous ferai part, dans quelques instants, de mes sujets de préoccupation et des lignes directrices que j'ai fixées au ministère dans ce domaine -, je tenais à rappeler ce constat d'ensemble.
En parallèle, un certain nombre de textes d'initiative parlementaire ont beaucoup aidé et vont beaucoup aider à renforcer notre mécanisme de lutte contre la fraude.
Je pense en particulier à la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic et à la proposition de loi contre toutes les fraudes aux aides publiques, qui vient d'être votée à l'unanimité et qui nous dotera demain de nouveaux outils face à un certain nombre de phénomènes se trouvant au coeur de vos travaux, parmi lesquels les sociétés éphémères.
La proposition de loi relative au narcotrafic renforce le caractère interministériel de notre action. Elle étend, en ce sens, la coordination de l'action publique, que ce soit avec le pôle compétent du ministère de l'intérieur, avec le pôle judiciaire ou avec divers services de renseignement, parmi lesquels le renseignement pénitentiaire et le renseignement territorial.
La création de l'état-major de lutte contre la criminalité organisée (Emco), inauguré la semaine dernière à Nanterre par le Président de la République, va précisément dans ce sens. On observe dès à présent le gain en efficacité et en ciblage que l'on peut obtenir en faisant travailler les services au-delà des frontières ministérielles. Pour chaque dossier pertinent et d'ampleur soumis par les services financiers, on constate un enrichissement mutuel des enquêtes et une accélération des procédures. Il est bon, notamment, de confronter nos pratiques à celles des ministères régaliens : cette méthode est gage d'efficacité.
Sur le plan législatif, il convient à présent de bien désigner les autorités de supervision des nouveaux professionnels assujettis à la réglementation relative à la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Je pense notamment aux loueurs et aux vendeurs de voitures ou de navires de plaisance, ainsi qu'aux promoteurs immobiliers. Nous devons définir clairement les seuils et sanctions applicables en cas de non-respect des obligations déclaratives et mettre en oeuvre toutes les nouvelles compétences prévues.
En parallèle de cette proposition de loi - comme le rappelle souvent Mme le rapporteur, tout n'est pas législatif -, un plan d'action gouvernemental est suivi au plus haut niveau de l'État. Dans ce cadre, nous devons prendre un certain nombre de mesures réglementaires pour mettre en oeuvre le gel administratif des avoirs des narcotrafiquants (Gaban). Grâce à cet outil extrêmement précieux, les avoirs considérés seront figés avant que l'autorité judiciaire ne décide de les saisir. On évitera ainsi qu'ils ne partent à l'étranger, ce qui arrive fréquemment dès lors que leur détenteur constate qu'il est en train d'être approché par l'autorité régalienne.
Un autre élément clef est l'extension des obligations antiblanchiment aux marchands de biens, aux sociétés sportives, aux vendeurs et loueurs de voitures, d'aéronefs et de navires de plaisance.
Je pense également à l'interdiction du paiement en espèces de la location de véhicules terrestres, qui est un instrument très efficace : les sociétés censées louer des voitures sont parfois à l'étranger, mais les véhicules ne sont en fait jamais loués. Cette mécanique permet de blanchir beaucoup d'argent.
L'accès de la douane aux données des logisticiens, prévu par la commission mixte paritaire (CMP), mérite d'être bien évalué, afin, le cas échéant, d'être simplifié. Mais il s'agit également d'un outil essentiel.
S'y ajoute l'adoption d'un plan national de lutte contre la corruption. Sur ce sujet, j'ai sous les yeux un document qui n'a pas encore été rendu public : il s'agit d'un rapport de la Cour des comptes, fruit d'un travail considérable d'évaluation de notre politique de lutte contre la corruption.
Pour l'Agence française anticorruption (AFA), dont Gérald Darmanin, garde des sceaux, et moi-même assurons la tutelle, nous avons une ambition très forte. En effet, la corruption est un frein majeur de notre action contre la criminalité organisée. Je pourrai y revenir.
Le renforcement du rôle de l'Onaf, notamment de sa capacité à judiciariser des affaires, dont nous avons déjà parlé, va dans le même sens.
Un autre élément, qui, de prime abord, peut sembler baroque, a toute son importance. Jusqu'à présent, lorsque la douane soupçonne une opération de blanchiment lors d'un contrôle, elle peut saisir les moyens du trafic, notamment les camions, ainsi que l'argent liquide, mais pas les comptes bancaires. C'était un des éléments clefs de la proposition de loi relative au narcotrafic. Les sommes présentes sur les comptes bancaires doivent elles aussi faire l'objet d'un gel, directement décidé par les services douaniers.
Vous avez insisté sur l'enjeu de coordination. Je suis totalement d'accord avec ce diagnostic. On ne peut pas compter exclusivement sur Bercy pour lutter contre la délinquance financière. Nous avons des moyens importants, mais les liens avec le parquet national anti-criminalité organisée (Pnaco), autorité judiciaire spécialisée, seront absolument essentiels, comme avec les différents offices de police judiciaire et les services d'enquête. Ces derniers nous apportent divers renseignements complémentaires, et nous les alimentons nous-mêmes en renseignements.
En résumé, la délinquance financière doit devenir l'affaire de tous. Bercy, seul, ne pourra pas mener les poursuites, emprisonner les coupables ou démanteler des réseaux dont les ramifications dépassent largement le seul domaine financier. On le constate de plus en plus : criminalité organisée et délinquance financière sont aujourd'hui étroitement liées.
Enfin, je tiens à vous faire part de mes quatre points de vigilance, à vous citer les quatre domaines où, selon moi, nous devons collectivement faire plus, faire mieux et faire plus vite.
Mon premier point de vigilance est la circulation des espèces - ce que l'on appelle familièrement le « cash ».
Le narcotrafic et la délinquance financière passent rarement par des virements, comme ceux que nous, honnêtes citoyens, faisons en composant nos codes secrets sur nos applications bancaires. Une grande partie de la délinquance se nourrit d'espèces avant de se convertir en espèces.
Aujourd'hui, le plafond de paiement en espèces est très bas pour les résidents fiscaux français : il est fixé à 1 000 euros par achat. Les paiements en espèces supérieurs à cette somme peuvent être détectés par les systèmes de contrôle de caisse, et l'amende est partagée entre le consommateur et le vendeur. En revanche, le plafond appliqué en France pour les non-résidents fiscaux est l'un des plus hauts, à savoir 15 000 euros. En vertu du règlement européen Cash control du 3 juin 2021, nous devrons l'abaisser à 10 000 euros maximum.
Quel est le niveau pertinent ? Beaucoup de pays ont opté pour un plafond unique de 3 000 euros, applicable aux résidents comme aux non-résidents. Je m'interroge tout particulièrement sur le plafond de 15 000 euros applicable en France pour les non-résidents : on sait que ce plafond extrêmement haut permet d'alimenter toutes sortes de blanchiments dans un certain nombre de secteurs. Les douanes saisissent ensuite des biens acquis par des non-résidents, personnes utilisées par les réseaux pour faire du blanchiment en jouant le rôle d'acheteur.
Les cartes prépayées constituent, dans ce domaine, un autre élément de vigilance. Je parle non pas des cartes prépayées téléphoniques, pour lesquelles la proposition de loi relative au narcotrafic instaure une obligation d'identité, mais des cartes prépayées, dont le contrôle est, à mon sens, largement imparfait. Les transferts internationaux d'argent, qu'il s'agisse de Western Union ou d'autres entités, sont soumis à une obligation de partage d'informations ; j'entends clarifier ce cadre pour les cartes prépayées.
Mon deuxième point de vigilance est le volet préventif. À ce titre - le Gafi le souligne -, il reste beaucoup de travail à faire. Dans ce domaine, la situation de notre pays est comparable à celle que l'on connaît en matière de santé : nous savons bien soigner, mais nous avons beaucoup de mal à traiter les problèmes à la racine.
Les professionnels assujettis font l'objet, par définition, d'une obligation déclarative, mais leurs degrés de mobilisation restent très hétérogènes. Je pense par exemple aux avocats, qui, aujourd'hui, font l'objet de nombreuses discussions à ce titre. Tracfin a reçu, en 2024, quinze déclarations d'avocats, sachant que notre pays en dénombre 75 000.
Je tiens à le préciser : on ne demande pas aux avocats de nous dire ce qu'ont fait les personnes qu'ils défendent dans le cadre d'une procédure pénale. On leur demande de nous déclarer tous leurs soupçons relatifs aux affaires dont ils sont appelés à connaître, affaires qu'ils n'acceptent d'ailleurs généralement pas. Je pense au cas d'une personne se présentant devant un avocat en proposant de payer en liquide des honoraires très élevés : l'avocat en question aura tôt fait de soupçonner un montage frauduleux.
Il ne s'agit en aucun cas de rompre le secret professionnel auquel les avocats sont astreints : l'objectif est de les conduire à faire part de suspicions matérielles - les criminels ne trouvent pas forcément d'avocat tout de suite et se manifestent donc un certain nombre de fois. Nous souhaitons améliorer cet engagement.
De même, les agents sportifs n'ont fait aucune déclaration l'année dernière. Or ce domaine mériterait, à n'en pas douter, un certain nombre de déclarations.
Pour les mêmes raisons, nous souhaitons intensifier la pratique déclarative des notaires, des prestataires de jeux en ligne, des greffes des tribunaux de commerce ou encore des opérateurs de ventes volontaires (OVV). Ce sont là autant de professionnels assujettis pour lesquels les remontées d'informations prévues au titre de ce volet de prévention restent très faibles.
En outre, une partie des professionnels assujettis relèvent d'une autorégulation, parfois assurée à l'échelon local. C'est notamment le cas des avocats. À la demande du Gafi, un travail est engagé, notamment pour ériger le Conseil national des barreaux (CNB) en autorité de contrôle des pratiques de remontées d'informations. Il serait bon d'obtenir une harmonisation des pratiques sur le territoire national, faute de quoi les criminels sauront très bien dans quel département ou dans quel ressort il est plus facile de sévir.
Il faudrait aussi renforcer le pouvoir d'injonction de certains superviseurs, parmi lesquels l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), ainsi que les douanes. Ces superviseurs doivent pouvoir plus facilement assortir leurs mises en demeure d'astreintes.
Nous voulons étendre les exigences d'honorabilité des professions supervisées par l'ACPR et l'Autorité des marchés financiers (AMF). Aujourd'hui, les dirigeants du secteur financier ne sont pas couverts de manière homogène par les demandes d'honorabilité. Le Gafi demande que cette marge de progression soit identifiée.
Nous souhaitons également donner au procureur de la République la possibilité de communiquer aux autorités de sanction et de contrôle compétentes des informations pertinentes. Je pourrai vous en donner des détails par écrit. Les échanges entre les autorités judiciaires et les autorités de sanction et de contrôle présentent un certain nombre de points complexes, pour ne pas dire étranges. Ces points pourraient être améliorés.
Nous voudrions passer à un contrôle ciblé des conseils en investissement financier supervisés par l'AMF. Dans son rapport, le Gafi estime qu'il faut faire contribuer les assujettis, sans pour autant les pointer du doigt. Il ne s'agit pas de dire qu'ils sont coupables, qu'ils sont de mèche avec les fraudeurs, mais qu'ils savent des choses utiles : nous entendons, au fond, créer une pratique vertueuse de prévention afin d'améliorer l'action de Tracfin comme de l'AMF.
Mon troisième point de vigilance est la coopération avec les pays tiers.
Pour des raisons évidentes, je ne peux vous donner la liste des pays avec lesquels nous avons des difficultés : il y va des intérêts supérieurs de la Nation. Vous fournir publiquement de telles informations reviendrait à donner à la criminalité organisée un véritable mode d'emploi. Nous ne saurions en aucun cas indiquer vers quel pays non coopératif se diriger.
Quand un ressortissant français arrive dans tel ou tel pays étranger, nous avons des difficultés à savoir les sommes qu'il y a investies. Nous peinons également à obtenir des informations pour l'identification des utilisateurs de cryptomonnaies. Or, en France, en Europe et dans un très grand nombre d'États à travers le monde, les prestataires d'actifs numériques sont tenus de communiquer les identifiants des personnes qui, in fine, doivent être identifiées.
Nos difficultés tiennent aussi aux moyens parfois insuffisants que certains pays consacrent à ces missions. Tracfin peut compter sur des centaines d'agents très qualifiés, mais certains États, dont je ne peux pas citer le nom, ne disposent, pour leur part, que d'une dizaine d'agents.
De même, certains pays n'ont pas de fichier unique des comptes bancaires. Ils ne peuvent donc que très difficilement communiquer la liste des comptes détenus par une personne : pour obtenir ce document, il faut formuler une requête par individu et par banque. Vous mesurez la difficulté de telles opérations. Cela étant, nous disposons de divers canaux intéressants, parmi lesquels les nombreux canaux européens - je pense à Eurojust, Europol et Eurofisc. Je ne peux pas vous en donner le mode d'emploi ici, mais vous avez bien compris ce dont il s'agit.
Mon quatrième et dernier point de vigilance a trait aux moyens numériques, qui, dans le monde d'aujourd'hui, sont les mieux à même d'assurer une bonne coordination. À cet égard, on distingue trois enjeux principaux.
Tout d'abord, les mécanismes automatiques que sont les API (application programming interfaces) permettent des remontées de données en temps réel : ils croisent les bases de données sans contrevenir à la protection des données personnelles que garantit la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) en imposant des bases de données uniques - je vous renvoie à la loi relative à la protection des données personnelles. Les API doivent garantir un plus grand nombre de connecteurs automatiques entre bases de données des différents services. Quand on dispose d'un nom, d'une adresse ou d'un courriel, on saura dès lors si ce nom, cette adresse ou ce courriel sont connus d'un autre service. Ces outils, assez peu coûteux à développer, sont en train d'être mis en place. À mon sens, ils aideront beaucoup nos services à coopérer.
Ensuite, la fragmentation des données est souvent présentée comme une conséquence du règlement général sur la protection des données (RGPD). Mais ce document ne s'oppose en aucun cas à la protection des intérêts supérieurs de la Nation. Le RGPD est souvent mal compris et mal interprété : manifestement, un grand travail de doctrine doit être mené à l'égard des administrations et de beaucoup d'autres acteurs. Il faut le dire et le répéter, le RGPD ne s'applique pas à l'État, qui peut invoquer des raisons supérieures pour agir. Il ne saurait entraver la protection des intérêts nationaux.
Enfin - ce sujet a fait couler beaucoup d'encre -, nos services d'enquête doivent être en mesure de savoir ce qui s'écrit sur les messageries cryptées. Je ne dis pas qu'ils doivent avoir accès à tout, que la vie privée doit être systématiquement divulguée, que les messages envoyés sur nos téléphones doivent, sans exception, être mis sur la place publique. Mais, dans certaines enquêtes, notamment celles au cours desquelles des biens ont été saisis, les services compétents doivent pouvoir accéder à ces échanges pour savoir comment sont organisés les réseaux. Dans ces cas précis, l'absence de système souverain permettant d'accéder aux applications chiffrées constitue une véritable limite, dont je tenais à vous faire part.
Je souhaitais dresser devant vous ce bilan, à mon sens positif, tracer ces perspectives à court terme, notamment ouvertes par les nouveaux outils juridiques mis à notre disposition, et mentionner ces points de vigilance, avec la plus grande sincérité.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nos travaux s'inscrivent dans le droit fil de la commission d'enquête relative au narcotrafic, dont chacun a pu mesurer le succès - elle a d'ailleurs débouché sur une importante proposition de loi, dotant la puissance publique de moyens nouveaux.
Cela étant, notre champ d'investigation est plus large : notre commission d'enquête se penche non seulement sur le trafic de drogue, mais aussi sur la fraude aux aides publiques, la corruption, le trafic de migrants et la contrefaçon. Nous avons l'ambition de proposer une vision panoramique de cette criminalité par nature polymorphe, qui fait fi des sanctions internationales.
Nous souhaitons, à cet égard, mettre l'accent sur les pratiques de blanchiment. Quel que soit le trafic dont il procède, l'argent sale doit être blanchi d'une manière ou d'une autre.
Je tiens à insister sur la très grande qualité des auditions que nous avons pu mener avec les représentants des services de Bercy, dont nous mesurons à la fois l'implication et la compétence. Nos interlocuteurs ont eu à coeur de contribuer à nos travaux. Ils nous ont confortés dans un certain nombre de pistes tout en nous faisant part de leurs propositions, et je tiens à les remercier de leur contribution très riche. Nous avons travaillé avec vos services dans des conditions extrêmement favorables.
Notre commission d'enquête n'a évidemment rien d'inquisitorial : nous travaillons dans un esprit de coopération, face à un problème tout à fait considérable.
La fraude est non seulement un crime économique et social, mais aussi un crime démocratique. Vous avez évoqué la corruption : à mon sens, il n'y a pas de plus grand crime démocratique. La corruption porte atteinte à la crédibilité de la parole publique, que nous avons plus que jamais besoin de recouvrer.
La lutte contre le blanchiment est aussi une lutte contre le financement du terrorisme. Dès lors, un certain nombre d'outils et de dispositifs devront être examinés, même s'ils ne concernent pas directement la délinquance financière. Les deux sujets vont réellement de pair. En ce sens, ma première question porte sur les dispositifs que vous avez annoncés le 7 février dernier pour lutter contre les filières d'immigration clandestine.
Le Sénat a voté, la semaine dernière, une proposition de loi réorganisant l'Office français de l'immigration et de l'intégration (Ofii). M. le ministre de l'intérieur et vous-même entendez, quant à vous, frapper au portefeuille les réseaux qui organisent les filières illégales d'immigration, en mobilisant à la fois Tracfin et la direction centrale de la police aux frontières (DCPAF). Pouvez-vous nous en dire un peu plus ? Le trafic d'êtres humains entre, en effet, dans le champ de notre commission d'enquête.
Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Aujourd'hui, l'industrie de la criminalité organisée est à la fois massive, sophistiquée et agressive - je pèse mes mots.
Elle est massive par ses montants : les enjeux dont nous parlons se chiffrent en milliards d'euros.
Elle est sophistiquée, au sens où - vous l'avez très bien dit - les mécanismes qu'elle emprunte n'ont à première vue rien à voir les uns avec les autres. On parle de stupéfiants, de clubs sportifs, de location de voitures, de commerces dont on ne comprend pas très bien le fonctionnement, ou encore de triades internationales qui collectent de l'argent pour l'envoyer à l'autre bout du monde.
De prime abord, ce tableau est extrêmement éclaté. Mais, en particulier grâce à Tracfin, service de renseignement réellement très puissant, les ramifications développées par les réseaux sont mises au jour, au point de paraître évidentes. À cet égard, le travail des différents services de renseignement, notamment des renseignements douaniers, a toute son importance. En définitive, on parle toujours de flux, qu'il s'agisse de tabac ou de médicaments contrefaits.
L'industrie de la criminalité est également agressive, car, derrière tout cela, il y a des règlements de comptes. Il y a des morts.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Bien sûr.
Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Certains agents font l'objet d'un déploiement massif de moyens de renseignement, de la part de quasi-États. La presse, parfois, s'en fait l'écho. Pour ma part, je le constate par les informations que me communiquent les services : si l'agressivité de ces réseaux est considérable, c'est parce que leur surface financière est telle qu'ils ont tout loisir de s'équiper en armes, en submersibles et en outils technologiques de très haute qualité. Ce préambule me semble nécessaire pour que chacun comprenne ce dont on parle.
Le trafic de migrants, autrement dit la traite humaine, est l'un des leviers de sophistication de ces réseaux criminels. À cet égard, l'Office de lutte contre le trafic illicite de migrants (Oltim), qui relève, sauf erreur, de la police judiciaire et dont Bruno Retailleau et moi-même avons visité les locaux, a un rôle considérable à jouer.
Nous avons créé une coopération renforcée entre la police aux frontières, Tracfin et cet office de coordination. En effet, il nous faut connaître les réseaux de financement des passeurs et la manière dont cet argent est réutilisé, sachant qu'il existe de nombreux croisements entre trafics de stupéfiants et trafics de migrants.
Certains flux de stupéfiants sont parfois oubliés, notamment ceux qui vont vers les pays du nord de l'Afrique, en provenance, parfois, des pays du nord de l'Europe. En sens inverse, les mêmes réseaux organisent des flux de migrants : ils ont mis en place cette logistique pour ne pas repartir à vide, comme Tracfin a pu le mettre au jour récemment. Or, en s'en tenant au seul prisme financier ou au seul prisme des stupéfiants, on passe à côté de ces sujets.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - C'est tout le sens de notre travail.
Mme Amélie de Montchalin, ministre. - En parallèle, les réseaux de passeurs prennent en otages un certain nombre de personnes qui les ont payés, notamment dans la région des Balkans. Ils déclarent aux familles des intéressés qu'il s'est passé quelque chose de très grave et que, pour obtenir leur libération, il faut payer encore plus. Certains États faillis, dont les forces spéciales et les services de renseignement sont devenus de quasi-armées, encadrent aujourd'hui tel ou tel mouvement et créent eux-mêmes des difficultés pour que les migrants et leurs familles paient plusieurs fois.
Nous sommes au coeur des mécaniques que vous détaillez : des flux financiers qui vont de pair avec des trafics, en particulier des trafics d'êtres humains qui, malheureusement, sont une réalité. Si nous avons mis en place cette coopération, c'est parce que, dans ce cas plus encore que dans d'autres, peut-être, des vies humaines sont en danger.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous avons spécifiquement abordé ce sujet lors de notre déplacement au siège d'Interpol. Je souligne que le trafic de migrants représente 5 à 7 milliards d'euros de blanchiment par an.
Mme Amélie de Montchalin, ministre. - À l'échelle européenne.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous parlons à la fois de drames humains et d'enjeux financiers absolument considérables. Une de ces filières a été démantelée il y a quelques mois en Pologne : il est apparu qu'une trentaine de millions d'euros appartenaient au Hezbollah et qu'une vingtaine de millions d'euros revenaient au Jihad islamique. Le renforcement de ces services est, à l'évidence, tout à fait bienvenu.
M. Raphaël Daubet, président. - Nous avons évoqué le renforcement de la coordination interservices et interministérielle. Cela étant, notre système repose essentiellement sur la déclaration de soupçon par les professions assujetties : n'est-ce pas là une faiblesse intrinsèque ? Ne naviguons-nous pas entre deux écueils, à savoir une mobilisation insuffisante, constatée pour les avocats comme pour les agents sportifs, et un trop-plein de déclarations susceptible de noyer les services ? Ne faudrait-il pas faire évoluer tel ou tel aspect du dispositif ?
De plus, vous vous fixez pour priorité de rendre plus actives un certain nombre de professions assujetties : comment comptez-vous vous y prendre ?
Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Vos questions soulèvent beaucoup d'enjeux ; je laisserai le représentant de Tracfin compléter ma réponse par des éléments relevant du quotidien des services de renseignement.
Notre système dispose de plusieurs portes d'entrée. Il est essentiel que les acteurs financiers fassent remonter leurs observations relatives à un certain nombre de mécanismes, relevant de telle ou telle activité commerciale. Ils ont pour obligation de signaler ces observations à la puissance publique dans la perspective d'une enquête et, éventuellement, d'un gel et d'une saisie des avoirs.
Ce système fonctionne bien. Ce que nous nous efforçons de dire aux professions financières, c'est qu'il faut trier ou qualifier un tant soit peu ces dizaines de milliers, voire ces centaines de milliers d'observations : faute de quoi, elles serviront avant tout à couvrir tel ou tel et ne seront pas forcément très utiles.
Désormais, tout le monde l'a bien compris, notamment dans le secteur financier : une très grande réactivité, y compris téléphonique, est indispensable dans les plus gros cas.
Un progrès particulier nous montre que le système a beaucoup évolué depuis sa création : il s'agit de l'enjeu que représentent les départs, pour des pays comme la Syrie, de personnes présentant des profils terroristes. À ce titre, notre réactivité est de l'ordre de cinq à dix minutes. Grâce aux systèmes internes de contrôle, Tracfin est informé de manière presque immédiate et peut se mettre aussitôt au travail. Il faut encore mieux qualifier ce système, mais il n'en est pas moins essentiel.
En parallèle, bon nombre de personnes, sans être versées dans la mécanique des comptes bancaires, voient et savent beaucoup de choses. Elles détectent en particulier les fameux signaux faibles.
La liste des professions assujetties, telle qu'elle existe aujourd'hui, peut nous offrir une excellente couverture. Tout dépend de la volonté de chacun de participer à la protection de la Nation ; et chacun doit avoir conscience de la sanction encourue, de la part de l'autorité compétente, en cas de manquement à telle ou telle obligation.
Pour un certain nombre de professions, l'autorégulation n'est pas un problème en soi. Elle peut même constituer une bonne pratique. Mais elle doit être à la fois homogène, crédible et, si j'ose dire, « mordante ». C'est précisément pourquoi, dans le cas des avocats, nous travaillons à une homogénéisation à l'échelle nationale.
L'étape suivante, c'est la régulation par un acteur public, logique assez différente. Le Gafi ne nous demande pas de faire ce choix, mais il nous invite à activer des mécanismes de responsabilité et de contrôle, via des opérations effectives.
S'y ajoute une grande nouveauté : Tracfin et la DNRED ont été placés au coeur d'un écosystème beaucoup plus interministériel.
Aujourd'hui, le renseignement informe une multitude d'acteurs potentiels, puis attend que ces derniers mènent les enquêtes ou les poursuites. C'est alors que les enquêteurs et les autorités judiciaires demandent aux services de les aider à qualifier les faits, pour qu'ils disposent de preuves. Nous sommes réellement dans une logique d'aller-retour.
L'Emco va dans le sens d'une meilleure coordination. Il aidera les services à prioriser leur action ; il leur évitera de se poser cinquante fois la même question, grâce à un partage des données. Il s'agit là d'un sujet clef.
Cette entité a été installée la semaine dernière par le Président de la République, et le constat dressé sur la base des premiers cas partagés est sans appel. Tracfin garde son rôle décisif dans les schémas de partage, et les gains opérationnels sont manifestes. La rapidité et l'efficacité du travail sont accrues. Surtout, la spécialisation de l'autorité judiciaire est nette.
Les membres de la criminalité organisée ont bien compris le fonctionnement des différents pouvoirs publics. Ils savent quel parquet a moins de temps ou de moyens à consacrer à ce travail. Ils multiplient les manoeuvres dilatoires et tirent parti du fait que la culture financière des services n'est pas homogène sur l'ensemble du territoire français. Une affaire n'est pas traitée de la même manière à Paris ou ailleurs.
C'est précisément pourquoi le Pnaco est essentiel. Il sera gage de spécialisation et donnera à nos services la capacité de faire remonter les plus grosses affaires.
Je vous donne un exemple que M. le directeur général des douanes pourra détailler : celui des livraisons suivies. Les douaniers ont un doute au sujet de tel camion, mais décident de ne pas l'arrêter : ils préfèrent le suivre pour savoir à qui la cargaison doit être livrée. Aujourd'hui, pour mener à bien une telle opération, ils doivent contacter les parquets de tous les ressorts traversés par le véhicule. Or on ne sait pas a priori où celui-ci va aller ! La multiplication des appels entraîne un risque de fuite élevé. En outre, l'efficacité de l'opération s'en trouve souvent réduite, qui plus est si celle-ci a lieu la nuit. On mesure, en ce sens, tout l'intérêt d'un parquet spécialisé.
Selon moi, deux mesures peuvent nous offrir de très grands gains d'efficacité. Premièrement, l'autorégulation des professions assujetties doit permettre d'augmenter le nombre de déclarations. Deuxièmement, le triangle formé par le renseignement, l'Emco - les enquêtes, notamment judiciaires, doivent pleinement s'inscrire dans le travail collectif - et le parquet expert doit fonctionner au mieux.
Nous ne remettons nullement en cause le travail des diverses juridictions compétentes, notamment la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco). Mais ces dernières ne disposent pas toujours de moyens suffisants face à des réseaux massifs, sophistiqués et agressifs, en perpétuelle évolution.
M. Raphaël Daubet, président. - Je vous invite, monsieur Genais, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Alban Genais prête serment.
M. Alban Genais, directeur adjoint de Tracfin. - Sous le contrôle de Mme la ministre, je répondrai sur la relation avec les déclarants et sur les modalités permettant de couvrir ces 200 000 professionnels déclarants, répartis entre les secteurs financier et non financier.
Le point de départ de la relation avec les déclarants et la philosophie qui l'anime au quotidien est la construction d'un partenariat public-privé. Telle est l'originalité de cette politique publique, ainsi conçue et déclinée. Nous arrivons, en lien avec les autorités de supervision et les administrations partenaires, à toucher toutes les professions de manière très différente, avec des instruments classiques - des lignes directrices, du droit mou - ou avec des réunions très opérationnelles sur des thématiques prioritaires. Un comité de lutte contre le financement du terrorisme se réunit tous les trois mois sur des thématiques opérationnelles : les extrémismes violents, la préparation des jeux Olympiques (JO)...
Le jour de la cérémonie d'ouverture des JO, nous avons localisé en moins d'une heure la voiture d'une cible, garée dans un parking parisien : le conducteur avait payé son ticket de parking avec sa carte bleue. Nous avons eu par téléphone une réponse d'un transmetteur de fonds, dont je tairai l'identité. Ce système est très réactif et fonctionne très bien grâce à cette relation de confiance.
Nous organisons des ateliers sur les cryptoactifs : nous avons embarqué les prestataires de cession d'actifs numériques dans cette relation déclarants, alors qu'ils étaient auparavant en périphérie du dispositif. Nous arrivons à les toucher au travers de déplacements en région. Nous ferons des bilans déclarants. Chaque année, chaque déclarant a droit à un bilan de son activité déclarative - volume de son activité déclarative et la qualité de ses déclarations - , en pointant ce qui fonctionne ou non. C'est une relation exigeante sur le fond et sur la forme, que ce soit sur des sujets financiers ou non. Cet ensemble hétérogène répond au même objectif de politique publique.
Toujours sous le contrôle de la ministre, je m'inscris en faux contre cette idée que Tracfin serait noyé sous le flux déclaratif. C'est moins une question de volume que d'orientation des capteurs. C'est parce que la relation des déclarants avec Tracfin est une relation exigeante et de confiance que nous arrivons à orienter les capteurs. Nous bénéficions aussi, grâce à la ministre, de moyens supplémentaires pour investir dans des technologies afin d'exploiter plus massivement certains types de fraudes, récurrentes, simples. Nous avons industrialisé la détection à l'entrée du flux et externalisé plus massivement, de manière industrialisée, au niveau de nos partenaires. Nous réussissons ainsi à améliorer notre taux de transformation.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Après vous avoir écouté, je souhaite faire amende honorable. Lors du débat sur la proposition de loi relative au narcotrafic et sur l'extension de déclaration, j'avais à l'esprit des auditions très anciennes : je suis Tracfin depuis près de vingt ans, à l'époque où M. Carpentier en était le directeur. Il disait qu'il valait mieux des déclarations de bonne qualité plutôt que de nombreuses déclarations, moins utiles. Mais entretemps, les moyens techniques ont aussi évolué. C'est pourquoi, lors des débats, j'étais réticente à un afflux de déclarations. Les auditions et notre travail montrent que les méthodes ont également changé. J'ai eu tort d'avoir douté et d'avoir eu un réflexe ancien sur des technologies qui se sont améliorées. Le petit slogan des avocats qui ne veulent pas être des informateurs de Tracfin ne me semble pas être une bonne nouvelle pour cette profession et pour le travail que nous faisons ensemble. Je souhaitais donc rectifier la position que j'avais eue en séance.
M. Grégory Blanc. - Nous arrivons dans la dernière ligne droite de nos investigations. De nombreuses choses sont apparues lors des auditions.
Un certain nombre de professionnels réclament un feed back sur les déclarations de soupçon. Certaines professions font des déclarations, mais le font-elles correctement ? Si l'on veut développer une culture, on a besoin d'avoir ces échanges. Pour mieux identifier les problèmes et renforcer le lien entre le public et le privé, il faut boucler la boucle en fonction des intérêts de l'enquête.
Nous avons évoqué la corruption. Quelle est votre vision de ce qui relève de la corruption privée ? Nous avons débattu, ici même, d'un texte et d'un amendement qui corrigeait un point. Malgré des avancées, il y a une zone grise : il faut être collectivement plus précis.
Je me suis intéressé au blanchiment de faible intensité. Les greffes ont beaucoup évoqué les associations, qui sont moins contrôlées. Comment appréhendez-vous ce phénomène ?
Le travail dissimulé et illégal est un vecteur essentiel du blanchiment. Comment appréhendez-vous le fait que les inspecteurs du travail soient confrontés à des injonctions paradoxales ? Ils doivent protéger les salariés qui sont en situation irrégulière, totale ou partielle. Mais, s'ils dénoncent ces entreprises frauduleuses, les conséquences personnelles sur ces salariés sont redoutables. Il y a une zone grise insuffisamment appréhendée, et des enjeux fiscaux importants. Quel est votre avis sur ce sujet ?
Mme Amélie de Montchalin, ministre. - L'animation des professions assujetties prend plusieurs formes. C'est un peu comme un maire qui, après avoir signalé un individu pour radicalisation ou autre, affirme qu'il ne sait pas ce qui se passe ensuite... Si c'est du renseignement « chaud », mieux vaut que personne ne sache que l'on enquête, car, sinon, soupçon vaut arrêt. Si des poursuites judiciaires s'ensuivent, tout le monde avance, et l'on oublie parfois de remercier la personne à l'origine de l'affaire pour son travail utile.
Le Gafi a estimé, en 2022, que chaque profession devait être tenue au courant de ce qui est utile dans les remontées, les tendances, les points de vigilance et les nouvelles « modes » de la délinquance, pour que chacun soit vigilant sur ces nouveautés. Par exemple, depuis peu, les douaniers ont remarqué que, chaque fois qu'il y a de la drogue dans les valises, dans les aéroports, il y a des cartes prépayées, parfois en très grand nombre. Ces cartes ont des codes, et nous n'avons pas vraiment de réglementation pour limiter le nombre de cartes détenues ou pour savoir quel montant figure dessus - les codes ne sont pas forcément divulgués. Nous allons discuter de ce nouveau sujet avec les bonnes personnes : les vendeurs, les distributeurs... Tracfin organise des réunions trimestrielles pour dresser un bilan de ce qui est remonté, de ce qui est utile et recherché. C'est la même chose pour les douanes quand elles doivent réguler les viticulteurs : elles leur indiquent ce qu'elles cherchent. Ce n'est pas une vision purement répétitive : les techniques évoluent, nous devons être à jour. Désormais, tout le monde parle de cryptomonnaies, mais ce n'était pas le cas il y a deux ans. Nous devons poursuivre cette animation.
Un petit logiciel sera mis en place par le ministère de la justice concernant la procédure relative à l'article 40 du code de procédure pénale, notamment à destination des élus, pour qu'ils sachent où en est la procédure, comme on suivrait un colis à la poste - « pour votre information, il y a eu un signalement, une condamnation... » Ce logiciel sera mis en place rapidement et pourra être copié et utilisé par Tracfin.
Que voulez-vous savoir sur la corruption privée : les tendances de corruption, les doutes ?
M. Grégory Blanc. - Il y a plusieurs angles. Je voulais notamment avoir votre avis sur l'alignement judiciaire et les sanctions.
Il y a également un sujet sur la couverture ou la protection de certaines professions - sans pour autant que ce soit systémique, mais avec un risque de bascule. Au sein de certaines entreprises, des circuits peuvent s'installer avec des phénomènes de couverture par capillarité.
Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Selon moi, la corruption est la prochaine étape après la proposition de loi sur le narcotrafic. La criminalité organisée a besoin de relais administratifs, logistiques, de tous types, parfois dans les entreprises et les banques. Si l'on veut faire une opération jamais signalée à Tracfin, on peut être en pacte de corruption avec la personne qui, au guichet ou derrière son ordinateur, va couvrir cette corruption.
Avec le garde des sceaux, nous partageons la tutelle de l'AFA. Un important travail a été récemment réalisé sur les ports. Les aéroports avaient fait l'objet de nombreux travaux avec les plateformes, les employeurs et un très grand nombre d'entreprises travaillant dans les aéroports. Après le 11 septembre, on insistait sur la protection des avions. Puis c'est devenu la protection de ce qui était transporté dans les avions. Désormais, nous avons d'importants signalements sur les ports. L'AFA présentera, dans les prochaines semaines, son diagnostic de la situation dans les ports : il n'évoquera pas seulement les dockers, mais aussi les plateformes logistiques. Aux Pays-Bas et en Belgique, c'est par les ports que sont arrivées les plus grandes difficultés.
Le rapport de la Cour des comptes qui sera prochainement publié contient des éléments intéressants sur l'administration publique elle-même. Les services n'ont pas forcément une vision claire de qui consulte quelle base de données. Or, selon sa fonction, on est amené à devoir consulter telle ou telle base de données. Actuellement, la donnée étant devenue une valeur, certains agents ont parfois une consultation qui sort de l'ordinaire. Il est utile que des administrations le sachent pour surveiller des signaux faibles d'une potentielle corruption.
Un criblage est réalisé pour des candidats à des concours du service public pour des professions exposées. En revanche, il y a beaucoup moins de suivi au cours de la carrière. Le fonctionnaire a un cadre d'emploi et doit respecter les principes et le statut de la fonction publique. Il faudrait regarder ce que font les personnes durant leur carrière, afin notamment de protéger les agents - je rappelle que j'ai été ministre de la fonction publique. On peut se dire que des agents exposés nous mettent en danger, mais le problème est surtout que des agents sont potentiellement très exposés à des personnes avec une très grande surface financière, sans limites, avec des mécanismes d'emprise, d'approche, comme le font des espions étrangers. Nous devrions importer un certain nombre de méthodes du contre-espionnage pour réaliser de la contre-criminalité organisée : comment protéger nos agents pénitentiaires, nos douaniers, nos agents du renseignement ? Nous ne devons pas pointer du doigt telle ou telle profession, mais rappeler que la première chose à faire est de protéger les agents des emprises et des chantages.
Enfin, il y a des enjeux de coopération internationale, des questions d'ingérence et d'influence, des sujets diplomatiques. La France est en pointe dans la Convention sur la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales, largement fragilisée en raison de la décision des États-Unis de mettre en pause son application pendant 180 jours. Ce dossier, important, est suivi par l'OCDE.
Nous devons travailler, voir ce que nous devons changer dans notre doctrine et dans nos procédures de contrôle interne et de ressources humaines pour protéger nos agents. Le but est de protéger les agents confrontés à des personnes très dangereuses. C'est l'un des éléments que les douaniers identifient eux-mêmes comme étant des risques.
J'ai découvert qu'une part importante du travail dissimulé n'était pas du travail : ce sont de faux versements de salaire. Nous avons l'impression que le travail dissimulé est un travail réel, réalisé par des personnes qui n'ont pas de papiers d'identité ou le droit de travailler. Tracfin indique que, sur la somme de 1,6 milliard d'euros de travail dissimulé, une partie concerne des pseudo-entreprises. Par exemple, l'une d'entre elles réalise 180 virements à 180 personnes qui n'ont jamais travaillé, comme si elle était réellement une entreprise, mais sans aucun contrat de travail ni de travail réel. Ce n'est pas du travail dissimulé au regard du code du travail. On pense qu'il y a des charges sociales qui auraient dû être payées, car on assimile cela à un salaire, mais en réalité, c'est du blanchiment ou de la corruption, pas du travail.
Comme je l'ai dit lors des questions au Gouvernement cet après-midi, aujourd'hui, nos systèmes de gel et de saisie pour cette fraude sociale qui remonte des Urssaf et de la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam) sont beaucoup moins outillés que ce que l'on fait pour la partie fiscale. Je laisserai le directeur de l'Onaf intervenir sur ce sujet. Nous travaillons actuellement à voir comment ce que fait l'Onaf, qui couvre toutes les aides publiques, mais pas les aides sociales, pourrait être utilisé. Un office de gendarmerie, l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI), joue le même rôle que l'Onaf, contre le travail illégal. Notre cadre juridique n'est pas équilibré entre le fiscal et le social. C'est un sujet prioritaire pour Catherine Vautrin et pour moi-même. Quand on arrête un trafiquant de drogue, on peut en présumer des revenus et les fiscaliser, mais on ne peut faire la même chose sur les enjeux sociaux.
M. Raphaël Daubet, président. - Monsieur Perruaux, comme vous avez déjà prêté serment devant notre commission d'enquête lors d'une précédente audition, ce serment tient toujours.
M. Christophe Perruaux, directeur de l'Office national anti-fraude. - Dans les affaires que nous connaissons, notamment de blanchiment ou d'escroquerie aux finances publiques, nous voyons en permanence des infractions au travail dissimulé en quantité, dans les termes décrits, mais aussi par des sociétés qui paient leurs salariés ou une partie de leur salaire uniquement avec de l'argent provenant du trafic de stupéfiants. Cette connexion est permanente.
Cela ne rentre pas dans le périmètre des actions prioritaires de l'Onaf. Nous faisons remonter ces informations aux parquets ou aux juges d'instruction. Ensuite, l'OCLTI prend le relais. Nous nous sommes rapprochés, à la demande de la ministre, des Urssaf et de la Cnam, qui sont moins outillées pour lutter contre les fraudes de ce type. Nous réfléchissons à une collaboration beaucoup plus active, à savoir à la présence d'agents de l'Urssaf au sein de l'Onaf pour favoriser ce lien.
Avec la Cnam, nous avons découvert récemment, à Lille, une fraude de somme colossale : des sociétés, intervenant dans le domaine de la santé sans avoir aucune activité, délivraient des ordonnances remboursées par la sécurité sociale. L'Onaf a très bien travaillé. Nous allons nous servir de cette expérience pour nous rapprocher de la Cnam afin de voir comment, tout en respectant en l'état les partenariats et les périmètres d'intervention respectifs de l'OCLTI et de l'Onaf, nous pourrions évoluer et travailler davantage avec ces organismes sociaux, qui connaissent de grandes difficultés.
Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Sur ces sujets, la réactivité est un enjeu majeur. Les services de Tracfin ont dix jours, quand ils présument un blanchiment ou un fait illicite avéré, pour bloquer la situation et appeler l'autorité judiciaire afin qu'elle donne mandat et que ce gel temporaire devienne une saisie. Ainsi, l'argent est bloqué. Si ce sont d'honnêtes gens, il leur sera rendu.
Sur le volet social, comme on n'a pas la possibilité de geler aussi rapidement l'argent, celui-ci a le temps de s'évaporer sur de multiples comptes et de disparaître, ce qui explique la différence entre les montants détectés et les montants recouvrés. C'est de moins en moins le cas dans les domaines douanier et, surtout, fiscal. Sans avoir fini le travail, nous avons déjà bien musclé notre dispositif.
M. André Reichardt. -Comment cela fonctionne-t-il à l'échelle internationale, et quel est votre degré de frustration par rapport à ce qui se passe au niveau européen, notamment à l'Amla (Authority for Anti-Money Laundering and Countering the Financing of Terrorism), l'Autorité européenne de lutte contre le blanchiment ? Cela va-t-il assez vite ?
Il ne faut pas se limiter au niveau européen pour la criminalité organisée, le blanchiment et le contournement des sanctions internationales. Il faut aller au-delà et viser des pays tiers, proches ou plus lointains. Êtes-vous satisfaite de la situation ? Quelles sont vos attentes ?
Mme Amélie de Montchalin, ministre. - La coopération européenne est clef. Nous sommes sur la même plaque continentale, donc les flux physiques passent d'un pays à l'autre. Toutefois, nous sommes aussi dans un monde numérique : les applications financières et les cryptomonnaies n'ont pas de frontières. L'argent circule, en quelques millisecondes, du fin fond de l'Asie à l'Amérique latine. Le bon schéma n'est pas géographique : il est par type d'acteur, par filière, par réseau.
Il est primordial de préserver et de renforcer le Gafi, instance de coordination créée initialement pour lutter contre le financement du terrorisme et qui a largement étendu son mandat. Ancienne ambassadrice de la France à l'OCDE, j'ai eu la chance de bien connaître ses travaux durant deux ans. Cette configuration est opérante, car, actuellement, tous les pays du G20 sont membres du Gafi, assurant une couverture large. Certains pays sont membres à part entière, de même que plusieurs organisations régionales. Le Gafi couvre donc l'ensemble des juridictions et des systèmes, ce qui est bénéfique : il suffit, sinon, d'un petit endroit où créer des comptes en nombre et non surveillés pour qu'un système s'organise.
Cette revue par les pairs incite les pays à être sérieux, car ce sont leurs partenaires commerciaux, stratégiques et géopolitiques qui les regardent. Il y a une émulation dans cette surveillance collective. Les pays qui ne coopèrent pas ou choisissent les informations à transmettre se remarquent rapidement. Le mécanisme de liste est assez performant.
Tout cela ne marche que si certains principes sont respectés : il faut prioriser, puis faire de la prospective. Par exemple, nous estimons qu'il faut fixer comme priorité à l'Amla de s'occuper des lessiveuses.
En matière de prospective, le Gafi et l'Amla doivent faire de la recherche, mettre en commun leurs renseignements, afin de pouvoir détecter rapidement les nouveaux mécanismes. C'est à cet égard que l'aspect international est intéressant : si un pays vous informe de nouvelles méthodes de blanchiment, vous êtes moins faible.
En tant que ministre, j'ai fait mon premier déplacement le 31 décembre au soir, avec des douaniers, à Montmélian, à côté de Chambéry, sur un poste non spécialisé dans de la grande délinquance financière. Un douanier, à qui je demandais s'il n'était pas frustré d'être face à des gens ayant parfois un train de technologies d'avance, me répondait : « Non, c'est notre éthique. Cela fait deux cents ans qu'à la fin, on arrive à être plus forts qu'eux. » C'est une éthique humaine, de bon sens : comment nos systèmes, y compris internationaux, s'organisent pour que nous n'ayons pas de retard ? La vitesse, la prospective, la compréhension, le partage sont des points clefs.
Le directeur de Tracfin a passé sa semaine à l'Amla pour partager nos priorités et nos besoins, et définir un agenda de travail. Notre but n'est pas de créer de la norme et encore de la norme, mais de faire remonter ceux qui ne sont pas au bon niveau. On peut se noyer dans la norme : si elle n'est pas appliquée, cela ne sert à rien. Nous allons appliquer la norme, étant de bons élèves. Mais il faut aussi faire remonter nos voisins.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Dans des points de deal, 32 distributeurs de bitcoins ou de cryptomonnaies ont collecté 20 millions de dollars en un an, soit 56 000 dollars par jour. Faut-il les interdire ?
Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Ils sont déjà interdits.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il en existe encore en Europe.
Mme Amélie de Montchalin, ministre. - En France, ils sont interdits : il n'y en a pas. D'autres pays aussi les interdisent, car ce sont des endroits non régulés, non identifiés. C'est le début de l'anonymisation, avant même qu'il y ait des mixeurs. Nous devons établir des cadres de régulation, de contrôle et de surveillance mutuelle, pour que cela n'existe plus dans les endroits où l'on en trouve encore actuellement.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - C'est un sujet important.
La commission des affaires européennes a voulu créer un Ficoba (fichier national des comptes bancaires et assimilés) européen, mais nous n'avons pas eu satisfaction, à, malgré les efforts du rapporteur André Reichardt. On nous a expliqué qu'il y aurait, peut-être en 2029, des points de contact - et plus si affinités. Serait-ce une bonne idée que la France prenne le sujet à bras-le-corps ? Que peut-on faire pour accélérer ce besoin de Ficoba européen ou de points de contact dans les pays où il n'y en a aucun ? Nous ne sommes pas très bons sur ce sujet.
Les moyens de contrôle des aéroports et de l'aviation privés sont-ils à la hauteur des enjeux ?
Pourra-t-on enfin terminer l'examen de la proposition de loi sur les cabinets de conseil, toujours en cours de navette parlementaire ? Vous aviez été auditionnée par mon excellente collègue Éliane Assassi. Au sein de la corruption se pose aussi le problème des cabinets de conseil et son corollaire, le pantouflage.
Je vous suggérerai un excellent livre qui comporte un certain nombre de chapitres sur le sujet des cartes prépayées...
Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Dans un monde idéal, un Ficoba européen serait formidable. Mais, avant le monde idéal, il y a le monde nécessaire, dans lequel chaque pays aurait un fichier unique. Je rencontrerai bientôt la présidente et la directrice exécutive du Gafi, et leur demanderai de faire de ce sujet un préalable ou une nouvelle obligation. Il n'est pas normal que l'on soit obligé de demander à l'autorité si M. Dupont, sur lequel on a un soupçon, a bien un compte dans une banque A, B ou C. A-t-il un compte chez vous, combien a-t-il de comptes, et de quel montant ? Voilà ce que permet le Ficoba.
Je tiens à rassurer, il ne s'agit pas de réaliser une surveillance de masse des honnêtes gens, mais il est utile, pour la protection des intérêts vitaux de la nation, de vérifier que nous connaissons la nature de cet argent, sa provenance et que, le cas échéant, il soit traqué. Il faut donc d'abord avoir l'équivalent de Ficoba nationaux. Une fois qu'ils existeront, il sera facile de faire un Ficoba européen.
Sur le contrôle des aéroports privés, je laisserai le directeur des douanes répondre.
Le pantouflage dans les cabinets de conseil est très éloigné du sujet de cette audition. Délinquance financière et cabinets de conseil ne sont pas au coeur de ce que vous avez pu voir ces derniers mois. Je ne parlerai pas à la place du ministre des relations avec le Parlement.
Une action importante a été réalisée sur le pantouflage dans le cadre de l'extension du périmètre de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) sur le contrôle des ingérences étrangères. Dans les mécanismes complexes de montage figurent de grandes nébuleuses qui font des opérations et viennent vous voir pour expliquer leur activité. Il est important de savoir quelles sont les ramifications des acteurs étrangers qui vous approchent sous couvert d'entreprises ou d'entités de très bonne façade. L'extension du mandat de la HATVP à la lutte contre les ingérences étrangères, notamment auprès des autorités publiques et des administrations, est intéressante. C'est un mandat récent, mais j'y vois un très grand champ pour nos futures enquêtes et nos renseignements.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je suis d'accord.
M. Florian Colas, directeur général des douanes et droits indirects. - J'avais également prêté serment lors d'une précédente audition.
M. Raphaël Daubet, président. - Exactement.
M. Florian Colas. - Il y a deux cas de figure différents pour le contrôle des aéroports privés.
Les grands aéroports accueillent des équipes de douane à demeure qui investissent méticuleusement le segment de l'aviation privée pour réaliser des contrôles. Par exemple, une partie importante du contentieux financier de la douane, à savoir les sommes d'argent saisies lors des contrôles douaniers, est réalisée dans les aéroports, notamment sur l'aviation privée, par exemple aux aéroports du Bourget et de Nice.
Il existe aussi de petits aérodromes sur le reste du territoire. La France est très fortement dotée en points de passage aux frontières (PPF) - les points d'entrée aéroportuaires sur le territoire de Schengen. La douane opère sur 76 points de passage aux frontières sur 123 points français, qui représentent 50 % des PPF européens. Nous sommes surdotés en petits aéroports ouverts au trafic international par rapport à d'autres pays européens. C'est un défi opérationnel : souvent, nous n'avons pas d'équipes à demeure dans ces aéroports. C'est l'équipe de douane la plus proche, mais parfois à plusieurs heures de route de l'aéroport, qui se déploie ponctuellement pour réaliser des contrôles.
Les choses sont plutôt bien organisées : il y a un contrôle obligatoire et une vérification de documents en cas de vols extraeuropéens arrivant sur le territoire. Cette mission est prioritaire et prend le pas sur toute autre mission en cours. Nos équipes sont organisées pour se projeter sur ces aéroports dans des délais de préavis variables. Pour améliorer les choses, on peut mieux cadrer les délais de préavis et être raisonnables dans notre maillage des PPF, plutôt que chercher à en ouvrir partout sur le territoire : il faut pouvoir les gérer. Les vols extraeuropéens sont toujours contrôlés. Bien sûr, quand le préavis localement défini est de 48 heures, le contrôle est plus facile que lorsqu'il est de 2 heures... L'encadrement de ces préavis est variable d'un territoire et d'un PPF à l'autre. Il existe une marge d'amélioration.
Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Pour reprendre l'image du rapporteur, nous aimerions tout contrôler, mais sans tout compliquer. Nous marchons sur une ligne de crête. Nous voulons développer les territoires, notamment faire venir des avions touristiques du monde entier pendant la haute saison. Le tourisme représente 8 % du PIB. Mais, derrière, c'est aussi la porte ouverte à de nombreuses personnes qui, sous couvert de tourisme en tongs ou en chaussures de ski, peuvent faire rentrer de nombreuses marchandises qui n'ont rien à faire dans notre pays.
Les réseaux criminels utilisent parfois la technique de la submersion. Lors du contrôle d'un avion, les douaniers estiment que quand cinq ou six personnes sont contrôlées positivement, il y en a, en réalité, cinquante dans l'avion. La meilleure manière de s'assurer des contrôles, c'est de prendre le risque que cinq personnes soient arrêtées pour que 45 personnes passent. Lorsqu'un flux massif de touristes arrive tout d'un coup dans un endroit, il rencontre une équipe de douaniers qui n'est pas forcément pléthorique, car elle peut avoir été appelée moins de douze heures auparavant : ce sont des conditions particulièrement propices au blanchiment, au trafic de stupéfiants ou autre. Le directeur des douanes m'a écrit une note très complète sur ce sujet. La représentation nationale pourrait en être informée. Ce sont, certes, des sujets administratifs, mais, derrière, se trouve une question intéressante pour vous, élus des territoires : comment gérer cette tension entre l'attractivité d'un territoire que l'on veut ouvrir aux charters étrangers et la protection de l'intérêt national, nos forces de sécurité intérieure et nos douaniers ne pouvant se déployer partout à chaque instant ? Je me fais le plaidoyer de la douane face à cette espèce de triangle des impossibles... On ne sait pas forcément comment faire à l'avenir.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Lors de nos auditions, nous avons été très impressionnés par les méthodes de contrôle des gares. Il y a des saisies importantes, notamment de cash.
Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Il y en a toutes les semaines !
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Notre audition est retransmise : les citoyens doivent savoir que cela fonctionne de manière très impressionnante. Nous remercions l'ensemble de vos services pour leur protection et leur action très efficace, malgré, parfois, des trous dans le dispositif.
M. Raphaël Daubet, président. - Vous avez évoqué un niveau record de saisies. Avez-vous un avis sur la transformation des saisies en confiscations, même si cela relève plutôt de l'autorité judiciaire ?
Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Je laisserai celui qui connaît le mieux ce que deviennent les saisies en parler.
Nos services réalisent des saisies, et sont en relation avec l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) : il y a la saisie, la confiscation, mais il faut voir ensuite comment on rend cet argent utile pour les deniers publics.
Le garde des sceaux a envoyé aux magistrats une circulaire sur les enjeux budgétaires, rappelant que la saisie de biens que l'on ne vend pas coûtait une fortune. Mieux vaut saisir, vendre, et garder l'argent de côté. L'Agrasc le fait pour les ministères économiques et financiers. Si les personnes sont innocentées, on leur rend non pas leur bien, mais l'argent correspondant. Cela coûte beaucoup moins cher d'avoir un compte en banque que des garages sécurisés, au cas où il faudrait rendre les biens.
Nous avons évoqué les moyens à déployer ; ils doivent être efficaces. Les honnêtes gens n'ont pas à payer les coûts afférents à la bonne application de la loi pour des personnes qui sont manifestement des criminels ou de grands délinquants. Nous devons transformer plus rapidement les saisies en argent pour éviter les coûts de gardiennage.
M. Christophe Perruaux. - La ministre a presque tout dit. L'Onaf a vendu des objets de luxe, comme des montres et des bijoux. Il est désormais dans la culture des services de police judiciaire de demander à l'Agrasc de vendre. Le fossé existant entre les saisies et les confiscations est constaté depuis la création de l'Agrasc, car beaucoup d'argent est rendu aux victimes, et non confisqué.
Reste à convaincre les magistrats de la nécessité absolue de confisquer ce qui a été saisi- je le regrette, étant moi-même magistrat. Entre le moment où le bien est saisi et le jugement, il peut se passer des années. Recouper les fichiers est alors difficile pour le ministère de la justice, qui a du mal à savoir exactement ce que sont devenues les saisies. Les efforts auprès des magistrats doivent être poursuivis, mais nous progressons énormément.
Enfin, tout ne s'explique pas par une déperdition entre la saisie et la confiscation : le ministère du budget peut aussi recouvrer des amendes dans les saisies réalisées par les services judiciaires avant de restituer l'argent.
Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Avec les plus hautes autorités de l'État, il nous semble que les enjeux de formation sont essentiels pour les magistrats, les policiers et les gendarmes.
J'ai bénéficié d'une formation accélérée lors de ma prise de fonction il y a quatre mois. J'ai aussi beaucoup échangé sur le terrain pour comprendre ce qui semble très complexe ou incompréhensible. Au départ, je n'en croyais pas mes oreilles, entendant que l'on brassait des millions d'euros. On en parlait moins auparavant.
Il faut des formations. La culture de l'enjeu financier doit imprégner toute la chaîne régalienne, des commissariats où l'on dépose plainte jusqu'aux autorités judiciaires, aux parlementaires, aux médias et à toute la société française. Sinon, on reste naïf et on ne comprend pas bien le sujet : les dispositions ne sont pas comprises dans leur globalité et sont vues comme une entrave à la vie quotidienne.
J'insiste sur le paiement en espèces, même si je n'ai pas l'intention de baisser le seuil de 1 000 euros, qui est déjà assez bas. Nous devrons par contre nous pencher sur le seuil des non-résidents. Je parie qu'un certain nombre de secteurs diront que c'est injuste, que cela limite leur activité... Nous devrons toujours trouver le bon équilibre. Tant que la société ne comprend pas comment cela fonctionne, ne voit pas les enjeux qui sont derrière - le vol de la puissance publique, l'appauvrissement potentiel des services publics, les moyens que l'on déploie avec l'argent des honnêtes gens pour lutter contre le phénomène -, on se rend nous-mêmes plus impuissants.
Votre travail me semble particulièrement utile en ce sens. D'abord, vous êtes plus que légitimes à contrôler, évaluer et recommander des actions au Gouvernement.
Ensuite, et nous l'avons vu dans le cadre de la proposition de loi sur le narcotrafic, ce travail de divulgation, de dissémination et d'appropriation d'un sujet et votre capacité à en être les « expliciteurs » pour l'opinion publique sont clefs, parce que vous n'êtes pas le Gouvernement : les citoyens voient que c'est le fruit d'un travail transpartisan, ouvert et partagé. C'est essentiel, et je vous en remercie.
Je vous remercie de vos encouragements et des félicitations que vous avez adressées à nos équipes, qui font preuve d'engagement, de persévérance, de sacrifices - les criminels n'ont pas d'horaires - et d'un très grand professionnalisme. Elles ne connaissent pas la désespérance, malgré les gens très puissants qu'il peut y avoir en face. C'est pour elle que j'ai essayé de faire de mon mieux pour vous restituer leur action.
M. Raphaël Daubet, président. - Merci d'avoir rappelé l'ambition et l'utilité de cette commission d'enquête.
Je vous remercie ainsi que les fonctionnaires qui vous accompagnent pour la clarté et la générosité de vos réponses.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 20 h 10.
Jeudi 22 mai 2025
- Présidence de M. Raphaël Daubet, président -
La réunion est ouverte à 11 h 05.
Audition de Mme Isabelle Jégouzo, directrice de l'Agence française anticorruption
M. Raphaël Daubet, président. - Nous commençons nos travaux de ce jour par l'audition de Mme Isabelle Jégouzo, directrice de l'Agence française anticorruption (AFA), qui est accompagnée de Mme Mariannig Imbert, cheffe du pôle juridique.
Madame la directrice, nous vous avons sollicitée, car nos auditions sur la délinquance financière, et plus précisément sur le blanchiment, nous ont à maintes reprises amenés à aborder la question de la corruption des agents publics et privés. Il nous a été indiqué que, sans cette corruption, les fonds issus des trafics et de la fraude ne pourraient entrer dans l'économie réelle.
Nous souhaitons donc en savoir plus sur ce phénomène majeur, qui facilite la délinquance financière, et sur les instruments dont nous disposons pour le prévenir.
Je vous indique que cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mmes Isabelle Jégouzo et Mariannig Imbert prêtent serment.
M. Raphaël Daubet, président. - Si vous le voulez bien, madame la directrice, vous pourriez procéder à une présentation liminaire, après laquelle Mme la rapporteur et les commissaires qui le souhaiteront vous poseront des questions.
Mme Isabelle Jégouzo, directrice de l'Agence française anticorruption. - Merci d'avoir associé l'AFA aux travaux de votre commission. En préambule, il me semble utile de rappeler ce qu'est et ce que n'est pas cette agence.
L'AFA a été créée par la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « Sapin 2 ». Elle est dotée d'une mission de prévention. L'article 1er de cette loi précise que notre rôle est d'aider les acteurs économiques et publics « à prévenir et à détecter » les atteintes à la probité. Nous nous inscrivons dans une logique d'appui, à la fois en matière de prévention et d'appui à la détection, avec des pouvoirs de contrôle, qui s'exercent aussi bien sur les entités publiques que sur certaines entités privées - en l'occurrence, les grandes entreprises qui comptent plus de 500 salariés et réalisent un chiffre d'affaires annuel supérieur à 100 millions d'euros.
Notre objectif est de contrôler les dispositifs préventifs de ces entités, c'est-à-dire de vérifier si elles ont bien mis en place l'ensemble des mesures nécessaires afin de prévenir et de détecter des atteintes à la probité. Cela signifie que nous ne disposons pas de pouvoir d'enquête. Ce que nous observons se situe donc en amont. Évidemment, lorsque nous détectons, à l'occasion de nos contrôles, des faits d'atteinte à la probité, nous les signalons au procureur de la République - cela nous arrive régulièrement. Néanmoins, notre angle de vue est en partie limité.
Nous réalisons aussi tout un travail d'animation de la politique interministérielle sur ce sujet et de connaissance du phénomène. Au titre de ce second volet, l'AFA répertorie un certain nombre d'éléments nous permettant de mieux connaître le phénomène corruptif. Par rapport à d'autres infractions criminelles, la corruption présente certaines spécificités.
Tout d'abord, ce phénomène nous échappe sans arrêt, car, par définition, il est occulte. Ensuite, contrairement à d'autres types d'infractions, la victime - le plus souvent la collectivité - ignore son statut de victime et ne porte pas plainte.
Nous travaillons donc sur un phénomène peu connu, qui apparaît généralement par le biais des enquêtes de perception, telles que les enquêtes Eurobaromètre ou celles de Transparency International, ainsi que des enquêtes de victimation. La dernière en date indique que plus de 190 000 personnes déclarent chaque année avoir été victimes de corruption - ce terme étant diversement compris. Quant à la perception de la corruption, 70 % des Français considèrent que la corruption est très répandue dans notre pays. Ces chiffres interrogent, car, bien qu'en partie subjectifs, ils sont aussi liés au niveau de confiance que nos concitoyens accordent aux autorités publiques. Ils restent préoccupants.
Nous travaillons à l'objectivation du phénomène à travers les enquêtes et les condamnations pénales.
Nous avons créé, au sein de l'AFA, un observatoire des atteintes à la probité. À cet effet, j'ai récemment réformé la structure de l'AFA afin que nous disposions d'un lieu d'observation interministériel, qui recueille et exploite un certain nombre de données, tout en ayant vocation à animer la recherche sur ce sujet. Dans la mesure où il s'agit d'un phénomène occulte, les besoins en matière de recherche sont importants. Cet observatoire, qui est encore jeune, vise à mieux connaître la réalité dans ce domaine.
Nos informations proviennent notamment d'une enquête, que nous publions annuellement, conjointement avec les services du ministère de l'intérieur. La dernière, parue au mois d'avril, met en évidence une augmentation croissante et régulière du phénomène depuis 2016, avec une hausse de 51 % des atteintes à la probité détectées depuis cette date.
Cette augmentation est liée à la corruption, mais aussi au détournement de fonds publics, à la prise illégale d'intérêt, au trafic d'influence et au favoritisme. Pour les seuls faits de corruption, la hausse est de 8 % par an, ce qui est important. Il m'est toutefois impossible de vous dire si cette augmentation traduit une réelle hausse des faits ou une amélioration de la détection. Les deux hypothèses sont possibles, et nous espérons que ce constat résulte en partie d'une détection plus efficace.
Par ailleurs, depuis l'année dernière, nous avons entamé un travail de collecte systématique de l'ensemble des décisions de justice de première instance sur ce sujet. Nous constituons ainsi une base de données qui nous fournit des éléments intéressants. Nous avons publié une note d'analyse au mois de décembre dernier, qui apporte également des informations pertinentes, notamment sur la répartition géographique des atteintes à la probité, certaines régions étant beaucoup plus touchées que d'autres. Cela fait partie des axes de travail sur lesquels nous concentrons nos efforts.
Les atteintes à la probité concernent à la fois le secteur public et le secteur privé. Dans le secteur public, elles touchent aussi bien les agents publics que les élus, avec une prédominance des collectivités territoriales, en particulier le niveau communal. Mais, si l'on rapporte ces chiffres au nombre d'infractions, la proportion s'inverse : c'est au niveau régional que les taux sont les plus élevés. Quoi qu'il en soit, les collectivités territoriales concentrent plus de la moitié des affaires. L'État, de son côté, n'est pas indemne, et ce sont les professions régaliennes qui sont les plus affectées.
Notre analyse distingue deux profils types d'auteurs d'infractions : d'une part, des individus plus âgés, relevant d'une forme classique de délinquance en col blanc, autour d'infractions telles que le favoritisme, la prise illégale d'intérêt ou le détournement de biens ou de fonds publics ; d'autre part, des prévenus plus jeunes, impliqués dans des faits de corruption ou de trafic d'influence, avec des variations selon les régions, ces infractions pouvant être plus étroitement liées à d'autres phénomènes criminels, notamment à la criminalité organisée.
Nous avons également publié des chroniques des décisions de justice afin d'analyser le phénomène criminel et d'observer ses caractéristiques en termes de modus operandi. Cependant, ce que nous pouvons observer à travers ces décisions n'est qu'une petite partie de la réalité, pour plusieurs raisons.
D'abord, ces observations sont souvent très décalées dans le temps par rapport à la commission des faits. En moyenne, il se passe cinq ans entre les faits et la décision de justice, ce qui signifie que les enquêtes sont extrêmement longues. Ce que nous voyons aujourd'hui correspond à des faits anciens ; nous n'avons pas du tout une image immédiate des affaires. À cet égard, l'enquête menée par le Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), en collaboration avec le ministère de l'intérieur, porte sur les affaires traitées l'année précédente, offrant une vision plus actuelle des faits.
De plus, nous avons travaillé uniquement sur les six infractions relevant de la compétence de l'AFA. Or certains faits, bien que de nature corruptive, ne sont pas qualifiés de corruption par les parquets. Nous le voyons particulièrement dans les affaires liées à la criminalité organisée. Pour des raisons de preuve et d'efficacité de l'action pénale, les parquets privilégient d'autres types d'infractions, beaucoup plus faciles à caractériser.
Par exemple, dans les trafics de stupéfiants, notamment dans le domaine portuaire, des cas de complicité de dockers, qui sont clairement des affaires de corruption, ont été qualifiés de complicité de trafic de stupéfiants. De même, pour des faits d'atteinte illégale aux fichiers de police, des infractions sont qualifiées d'utilisation illégale des fichiers, plus faciles à prouver que la corruption, alors qu'elles cachent souvent des faits de corruption. Enfin, dans l'administration pénitentiaire, des actes de corruption vont être qualifiés d'appui à l'entrée illégale d'objets en prison, une infraction plus simple à établir que la corruption.
En résumé, le phénomène est en réalité beaucoup plus large que ce que nous pouvons appréhender, et son évaluation objective à travers les seules qualifications pénales reste nécessairement limitée. Il y a ce que nous savons et ce que nous ne savons pas.
Au-delà de cette approche statistique, nous avons une autre façon d'appréhender les faits : notre capacité de contrôle.
Nous contrôlons un certain nombre d'acteurs économiques et privés, et avons récemment été saisis à deux reprises par nos ministères de tutelle. En 2023, le ministre de l'économie et le garde des sceaux nous ont confié une mission sur le risque de corruption en lien avec le narcotrafic dans les zones portuaires. Cela nous a permis de contrôler plusieurs grands ports maritimes ainsi que divers acteurs économiques et de remettre un rapport sur cette question à nos autorités de tutelle.
Nous avions également été entendus par la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier, dans le cadre des travaux parlementaires sur la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic. À cette occasion, nous avions formulé un certain nombre de recommandations fondées sur nos observations concernant les plateformes portuaires. Il est apparu qu'il était nécessaire de renforcer le dispositif existant et de sensibiliser davantage l'ensemble des acteurs portuaires à ces enjeux.
Plus récemment, nous avons été saisis par le garde des sceaux d'une mission sur le risque corruptif au sein de l'administration pénitentiaire. Les travaux sont en cours, et nous sommes en train de finaliser le rapport à remettre au ministre. Là encore, notre objectif était d'objectiver le phénomène. Nous constatons, à travers les décisions de justice, que, parmi les agents publics, les agents pénitentiaires représentent le groupe le plus touché par les affaires de ce type. Toutefois, il reste à déterminer si ce nombre élevé est dû à une prévalence réelle, ou s'il résulte plutôt du recours systématique à l'article 40 du code de procédure pénale, qui conduit à ce que toutes les affaires soient signalées au procureur de la République.
L'administration pénitentiaire, en première ligne face à ce risque, est mobilisée et a déjà mis en place une série de mesures. Néanmoins, le niveau de risque reste particulièrement élevé dans ce secteur.
En raison de la difficulté d'objectiver le phénomène à travers les décisions pénales ou disciplinaires, notre approche repose avant tout sur l'évaluation des risques. Ainsi, nous estimons que le risque associé à la criminalité organisée, au narcotrafic, mais aussi à d'autres domaines, est évidemment très important, compte tenu des sommes considérables en jeu - les nombreux acteurs du secteur que votre commission d'enquête a entendus ont dû vous les communiquer.
Ces sommes aggravent le risque corruptif, puisque, dans le cadre de la criminalité organisée, la corruption joue un double rôle. D'une part, elle facilite la commission d'infractions, comme c'est le cas dans les ports, où l'on paie pour obtenir un badge ou pour qu'un docker récupère certaines marchandises. D'autre part, la corruption permet de protéger les auteurs des infractions en rendant leur poursuite plus difficile, notamment lorsqu'elle touche des agents de l'État.
La corruption est toujours très difficile à mettre en lumière. Nous tentons de l'approcher par une série d'autres moyens, sur lesquels nous pourrons revenir.
M. Raphaël Daubet, président. - Merci pour cette présentation liminaire. S'agissant du rapport d'activité, vous avez bien expliqué qu'il fallait considérer la cartographie avec prudence, car les chiffres ne reflètent qu'une partie de la réalité. Néanmoins, on remarque de fortes disparités territoriales. Identifiez-vous une dimension culturelle ou socioculturelle dans le phénomène corruptif ? Cette logique influence-t-elle les populations et favorise-t-elle l'implantation de la corruption ? Si tel est le cas, il faut envisager des outils de lutte autres que purement judiciaires.
Mme Isabelle Jégouzo. - En ce qui concerne les aspects régionaux, nous relevons un phénomène insulaire : la corruption est liée à des liens d'intérêt ; plus ces liens sont forts, plus les risques de corruption sont élevés. Le type de relations sociales à l'oeuvre dans des environnements insulaires, où les gens se connaissent très bien, accentue ce risque. C'est pourquoi, cette année, l'AFA a intensifié son action outre-mer, afin de renforcer la sensibilisation de l'ensemble des acteurs ultramarins.
En outre, nous préparons un plan pluriannuel de lutte contre la corruption - la ministre Amélie de Montchalin vous en a parlé hier -, qui devrait, je l'espère, être adopté très prochainement. Ce plan fixera les priorités pour toutes les administrations et mettra l'accent sur le renforcement de la vigilance, de l'information, de la communication et de l'alerte.
Les dispositifs d'alerte ont été mis en place dans la plupart des collectivités, mais ils ne sont pas toujours bien connus ni utilisés par les agents, ceux-ci n'ayant pas toujours confiance en ces dispositifs. C'est un point sur lequel il faut travailler.
L'AFA elle-même joue un rôle d'autorité externe d'alerte. Le nombre d'alertes que nous recevons a d'ailleurs considérablement augmenté : 400 en 2023, 800 en 2024, plus de 1 000 depuis le début de cette année. Parmi ces alertes, 20 % sont exploitables ; nous les renvoyons aux administrations ou au procureur de la République.
Le sujet de l'alerte est crucial, notamment au regard des spécificités régionales que vous mentionnez, monsieur le président. Il est important d'avoir un lieu où l'on peut signaler ces problèmes. Plus nous en parlons « à froid », plus la lutte contre la corruption est renforcée.
Le sujet de la corruption donne souvent matière à scandale, mais repose sur des faits réels. Je pense que la France n'a vraiment pas à rougir de son dispositif anticorruption, qui repose sur plusieurs piliers, dont la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), l'AFA, l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) et le parquet national financier (PNF).
Robuste, ce dispositif mérite d'être davantage connu, afin que nos concitoyens aient véritablement le sentiment que nous travaillons sur le sujet.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - J'ai lu avec attention le compte rendu de votre audition du 12 février 2024 devant la commission d'enquête consacrée au narcotrafic. Notre commission d'enquête s'inscrit dans le prolongement des excellents travaux de celle-ci, mais elle entend disposer d'un tableau détaillé de la criminalité organisée, dont le narcotrafic n'est que l'une des facettes.
Il nous a semblé important de vous recevoir à un moment où la France a perdu cinq places dans le classement de l'indice de corruption de Transparency International - notre pays occupe désormais la vingt-cinquième position.
Au cours de l'audition de 2024, vous avez indiqué mettre en place un groupe de travail interministériel : pouvez-vous en détailler les résultats ?
Par ailleurs, nos auditions montrent que la corruption revêt de multiples intensités, y compris petites : ne pensez-vous pas que le seuil actuel de 500 salariés et de 100 millions d'euros de chiffre d'affaires est trop élevé, ce qui fait que des structures plus petites passent sous les radars ? Au reste, les grandes entreprises disposent des moyens leur permettant de déployer plus facilement des outils de compliance. Ne faudrait-il pas réviser ce seuil ?
Faut-il encourager une systématisation du recours à l'article 40 du code de procédure pénale afin que vous soyez mieux informés ?
Comment la coordination européenne fonctionne-t-elle, ou plutôt comment ne fonctionne-t-elle pas ? L'affaire du « Qatargate » montre qu'il existe de sérieux dysfonctionnements...
De manière générale, quelle est votre appréciation de la coopération internationale, à l'heure où les États-Unis suppriment les budgets des instances de lutte contre la corruption ?
Mme Isabelle Jégouzo. - S'il est le plus connu au niveau mondial, l'indice de Transparency International appelle quelques commentaires. D'une part, il s'agit d'un indice de perception influencé par les affaires judiciaires en cours, ce qui produit une sorte d'effet boomerang un peu injuste : il montre, dans le même temps, que les affaires parviennent jusqu'à leur terme. D'autre part, l'indice ne concerne que la corruption publique, alors que la France a été très active en matière de corruption privée, la loi Sapin 2 visant les entreprises au premier chef. Il n'en reste pas moins que cet indice doit nous préoccuper en termes de ressenti de la corruption. J'ai échangé sur le sujet avec le président de Transparency International, qui a reconnu que l'indice n'intégrait pas l'ensemble des paramètres.
J'ai mis en place le groupe de travail interministériel dédié à la criminalité organisée lors de mon arrivée à l'AFA, en lien avec l'OCLCIFF. Ce groupe associe les principales administrations régaliennes, dont l'intérieur, la justice et la douane, ainsi que, ponctuellement, d'autres administrations, telles que la direction générale des finances publiques (DGFiP). Les inspections générales y sont régulièrement représentées. Ce lieu permet aux différentes administrations d'échanger sur ce phénomène, qui reste difficile à appréhender, et de partager tant des informations sur l'état de la menace que des bonnes pratiques quant à la façon d'y répondre.
L'année dernière, nous nous sommes penchés sur les sujets du narcotrafic et des ports, et nous avons consacré un groupe de travail aux accès illicites aux fichiers, en comparant la méthode adoptée par chaque administration en matière de contrôle interne et hiérarchique et de détection des accès illégaux. Nous avons ensuite formulé une série de recommandations aux administrations.
Nous poursuivrons ce travail collaboratif, qui s'avère très utile. Cette année, le groupe de travail se consacrera à deux sujets : les signaux faibles, qui doit être appréhendé finement, puisqu'il s'agit d'objectiver des soupçons qui émergent à propos d'un agent, ainsi que de déterminer comment y réagir concrètement ; la formation, afin de répertorier l'ensemble des formations existantes dans la fonction publique et, éventuellement, de concevoir de nouveaux outils.
J'y ajoute le sujet de l'engrenage : dans toutes les affaires de corruption d'agents, un phénomène d'engrenage débute par une approche discrète, se poursuit par un service rendu dans un cadre « amical », avant de déboucher, dans le cas de la criminalité organisée, sur des menaces. Nos rapports consacrés aux ports et à l'administration pénitentiaire évoquent d'ailleurs davantage des compromissions que de la corruption, car il est souvent question de zones grises et d'un basculement dans une mécanique de menaces, dont il faut pouvoir aider les agents à sortir : c'est là que les mécanismes d'alerte auront un rôle important à jouer.
Pour ce qui est des seuils, la loi Sapin 2 avait été adoptée dans une optique de protection de nos très grandes entreprises face à des poursuites étrangères, en particulier aux États-Unis. Ces entreprises ont, pour la plupart, adopté des dispositifs robustes, le risque étant largement traité. Nous recommandons désormais à ces sociétés - en particulier aux entreprises du secteur de la logistique - de croiser le risque de corruption avec les actions de leurs directions de la sûreté. Ce risque est en effet très souvent géré par les directions de la conformité, sans lien avec les entités chargées de la sûreté, alors qu'elles sont concernées.
Le seuil retenu est-il adapté ? Dans le cadre des travaux conduits sur le narcotrafic, nous avions recommandé d'élargir le champ d'application de la loi à toutes les entreprises portuaires, dont une partie échappait au contrôle, cette préconisation ayant été suivie par le législateur. Il peut donc être utile d'étendre le champ de la loi sectoriellement.
L'AFA vient en aide aux PME qui peuvent être exposées à des risques élevés, mais il n'en demeure pas moins que le dispositif, lourd, ne peut pas être déployé par toutes les structures. Nous menons, par exemple, un travail avec les professions du chiffre et du droit, afin de les sensibiliser davantage à ce risque.
L'élargissement généralisé du champ de la loi Sapin 2 pourrait entraîner des difficultés pour les entreprises, mais il pourrait être envisagé sur un plan sectoriel.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Ne croyez-vous pas qu'une approche sectorielle risquerait de créer des distorsions et de laisser le champ libre à la corruption dans les secteurs qui ne seraient pas touchés ?
Il faudrait sans doute mener une étude d'impact sur les conséquences d'une réduction du seuil, tout en prenant en compte les ingérences étrangères et la nette évolution des moyens technologiques depuis la loi Sapin 2. Le contexte international a fortement évolué, avec le développement des guerres hybrides.
Mme Isabelle Jégouzo. - Nous devrons effectivement nous pencher davantage sur le sujet de l'ingérence, car nous avons pu repérer et signaler des cadeaux remis par certaines entreprises, en lien avec des pratiques d'ingérence.
Par ailleurs, certaines filiales françaises de très grandes entreprises étrangères ne sont pas assujetties, ce qui génère des risques qui gagneraient à être davantage pris en compte par le législateur.
Ces dossiers nécessitent un travail assez fin, par secteur. Dans le domaine de l'environnement et des déchets, l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et la santé publique (Oclaesp) nous a signalé des affaires. En Italie, les affaires liées aux trafics de déchets ont révélé que des marchés publics pouvaient être truqués - avec la corruption d'agents publics à la clé - afin de faciliter des opérations de blanchiment, et il importe de rester vigilants s'agissant des marchés publics.
J'en viens à la coopération européenne, en indiquant que nous souhaiterions que l'Union européenne soit plus active. Une directive portant sur la corruption est en cours de négociation ; elle pourrait être adoptée cette année, la France ayant beaucoup milité pour que la prévention soit pleinement incorporée dans le texte, même si des difficultés ont émergé avec certains de ses partenaires. Pour reprendre une image que j'affectionne, on n'aperçoit qu'une petite partie de la corruption, véritable iceberg, dont la majeure partie reste cachée : afin de s'y opposer, il faut réchauffer la température de l'eau, c'est-à-dire accroître la vigilance générale et envoyer des messages de prévention plus forts. D'autres États membres étaient moins enclins à aller dans cette direction.
Des premières mesures ont été adoptées au niveau du Parlement européen, notamment sur les déclarations d'intérêts. Ce sujet relève davantage des compétences de la HATVP, mais ces mesures sont vitales pour garantir la confiance de nos concitoyens dans les institutions européennes. Les affaires impliquant des valises de billets laissent pour le moins pantois, y compris en termes de capacités de blanchiment.
Sur le plan international, nous nous inquiétons des nouvelles venues des États-Unis, Donald Trump ayant décidé de suspendre le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), ce qui est très préoccupant : cette législation est en effet la matrice de la convention de l'OCDE sur la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales, qui avait été poussée par les Américains. Nous ne devons pas baisser la garde sur le sujet, la France entendant rester offensive dans ce dossier.
M. Grégory Blanc. - Je relaye les questions de ma collègue Nadine Bellurot.
Quelles sont vos préconisations au sujet de la corruption dans les ports ?
Vous avez mentionné un rapport relatif à la corruption dans les prisons, qui doit être remis au ministre de la justice : quand sera-t-il rendu public ?
Je salue, pour ma part, la qualité de votre exposé, notamment sur la question de la corruption privée, qui a tendance à être reléguée au second plan.
Profonds, les systèmes criminels comportent désormais des mécanismes de sous-traitance évolués, notamment pour le blanchiment, ce qui induit une forme de dilution des responsabilités. Si des avancées sont à saluer pour les grandes entreprises en termes d'accompagnement et de contrôle interne, elles ne concernent pas directement ces aspects liés à la sous-traitance.
Par ailleurs, quel regard portez-vous sur la pertinence de la législation existante par rapport à des zones grises que vous avez pu décrire en évoquant des « services rendus » ?
M. André Reichardt. - Selon vous, la corruption est-elle toujours une affaire d'argent ? Des systèmes de corruption semblent pouvoir s'articuler autour d'autres cadeaux ou prestations.
Par ailleurs, vous avez mentionné le chiffre de 190 000 victimes, mais pourriez-vous préciser ce qu'il recouvre ? Il m'est arrivé, en tant que maire, d'être accusé par une personne d'être corrompu au simple motif que je ne lui avais pas accordé un permis de construire. Le chiffre que vous mentionniez intègre-t-il ce type de cas ?
M. Isabelle Jégouzo. - Sur les ports, nous avons remis très récemment un rapport au Gouvernement. Une partie des préconisations qu'il contient a déjà été reprise dans la loi, notamment celles qui sont relatives à la sûreté portuaire. Il s'agit, en particulier, d'intégrer pleinement le phénomène corruptif dans les plans de sûreté portuaire.
Ce qui nous a frappés, dans cette mission sur les ports, c'est d'abord la multiplicité des acteurs. Ils sont très nombreux et, en définitive, personne ne se sent réellement concerné par le phénomène de corruption : c'est toujours l'affaire des autres. De façon assez surprenante, à peu près tout le monde a reconnu qu'il y avait forcément de la corruption dans les ports, sans que quiconque se déclare concerné ou mobilisé.
Nous avons mené un certain nombre de travaux, notamment en comparant la situation avec celle d'autres pays, comme la Belgique ou les Pays-Bas, où l'impact de la corruption sur les ports a été considérable. Dans ces pays, un important travail collaboratif entre les acteurs publics et privés a été engagé. En France, cette dynamique a commencé, mais elle doit être amplifiée. Il s'agit de former les différents acteurs, pas uniquement les dockers, mais aussi ceux de la logistique et d'autres secteurs concernés. Il faut que l'ensemble des parties prenantes prenne conscience des différents risques.
Comme je l'ai dit, un grand nombre de nos préconisations ont été reprises dans la loi et nous sommes désormais dans la phase de mise en oeuvre. Cela me permet d'ailleurs de répondre à la question relative à la loi : parmi les mesures importantes que nous avions proposées et qui ont été intégrées à la législation relative au narcotrafic figurent la création d'un délit de corruption en bande organisée ainsi que l'autorisation du recours aux techniques spéciales d'enquête pour investiguer sur ce phénomène. C'est une avancée importante, qui permettra aux juridictions de mieux appréhender le phénomène corruptif et de le faire apparaître plus nettement dans les procédures pénales. Les enquêteurs disposeront d'outils efficaces pour mettre en lumière ces faits et en apporter la preuve.
Le dispositif législatif est déjà très complet. Le principal problème tient aujourd'hui à la question de la preuve. Les nouvelles dispositions adoptées dans le cadre de la loi sur le narcotrafic devraient faciliter la constitution de la preuve, à condition bien sûr que leur mise en oeuvre soit effective.
Un point mérite toutefois d'être encore amélioré : la protection des lanceurs d'alerte. Aujourd'hui, ceux-ci bénéficient d'un cadre protecteur - la loi du 21 mars 2022, dite loi Waserman -, mais celui-ci s'applique principalement dans un contexte professionnel. Dans le cadre de la criminalité organisée, un statut de témoin protégé existe, mais uniquement à partir du moment où une procédure judiciaire est engagée. Si, par exemple, l'épouse d'un docker souhaite révéler des faits, elle prend des risques sans bénéficier immédiatement d'une protection. Il y a donc un vide, un moment de flottement, alors qu'une alerte ne fonctionne que si elle s'accompagne d'une protection. Il faut travailler cette question afin de prévoir une protection renforcée dans certains cas.
En dehors de cette difficulté, le dispositif juridique actuel couvre déjà largement les enjeux, et les récentes avancées sur le plan pénal devraient permettre une amélioration réelle. Je ne suis pas en mesure de dire aujourd'hui s'il est nécessaire d'aller beaucoup plus loin.
Concernant les prisons, nous allons prochainement remettre notre rapport au garde des sceaux. Je n'en dirai que quelques mots, réservant au ministre la primeur du contenu. L'administration pénitentiaire est mobilisée. C'est sans doute l'administration la plus exposée de l'ensemble de la fonction publique. Elle ne cherche pas à dissimuler les problèmes : elle doit faire face à de nombreux risques, en plus d'autres difficultés majeures, comme la surpopulation carcérale. Plus cette dernière s'aggrave, plus les effectifs manquent, et plus le risque corruptif augmente. Ces éléments sont donc étroitement liés. Nous travaillons à identifier les leviers d'action.
Pour ce qui est de la corruption privée et de la dilution de la responsabilité, j'ai déjà esquissé une réponse en mentionnant l'exemple des ports. Ce phénomène de dilution est manifeste : la corruption est toujours perçue comme étant du ressort d'un autre acteur. Quand j'ai pris mes fonctions, j'ai constaté, en visitant les différentes administrations, que ce sujet était perçu comme désagréable, que l'on n'avait pas envie d'en parler. Mais le regard change. En dix-huit mois, j'ai observé une évolution notable de la manière dont les administrations réagissaient : elles se sentent désormais davantage concernées, car elles se savent exposées.
Je reviens sur la question de la sous-traitance. On observe, dans ce domaine, des effets de ruissellement positifs. Les très grandes entreprises, soumises à la loi Sapin 2, sont tenues de mettre en oeuvre des dispositifs de prévention. Lorsqu'elles le font sérieusement, elles deviennent plus exigeantes à l'égard de leurs sous-traitants, en raison de leur obligation d'évaluer leurs tiers. Elles imposent donc à leurs partenaires la mise en place de mesures appropriées. Traiter le sujet par le haut produit donc un effet, certes imparfait, mais réel.
Il reste néanmoins des cas où les structures sont très petites - je pense notamment au secteur du bâtiment et des travaux publics, où les marchés publics posent des difficultés particulières. Ces petites structures n'ont pas toujours les moyens d'élaborer un dispositif complet. Nous tentons de les accompagner, de les alerter. Là encore, tout repose sur une prise de conscience.
Vous avez évoqué les zones grises. Le sujet de la corruption s'inscrit largement dans ces zones. Qu'est-ce qui est autorisé ? Qu'est-ce qui ne l'est pas ? La frontière est parfois floue, d'autant que corruption publique et corruption privée se font écho. Le travail engagé dans le secteur public, avec la désignation de déontologues chargés d'éclairer les cas limites, a un effet d'entraînement sur le secteur privé.
La question devient alors : puis-je faire appel à telle entreprise, dans laquelle travaille, par exemple, mon cousin ? Parfois, ce sera acceptable ; parfois, non. Cela dépend du contexte. Les cas doivent être traités individuellement, et les déontologues ont un rôle précieux pour aider les administrations et les élus à trancher. Mais, pour que le déontologue soit saisi, il faut une vigilance en amont, que le terrain soit préparé. Toutes les conditions doivent être réunies pour que cette vigilance se déclenche au bon moment.
M. Grégory Blanc. - Ne pensez-vous pas qu'il y aurait matière, sur ce point précis, à repenser les missions des réseaux de chambres consulaires ?
M. Isabelle Jégouzo. - Toutes les têtes de réseau constituent sans doute le bon niveau d'intervention. Il en va de même des fédérations professionnelles. Les entreprises sont souvent trop petites pour porter seules de tels dispositifs.
Dans un autre domaine, le sport, des recommandations ont été formulées pour que le Comité national olympique et sportif français mette en place un certain nombre de dispositifs destinés à soutenir les fédérations. Cela montre bien que les têtes de réseau sont les mieux placées pour accueillir des déontologues, instaurer des lieux de conseil, appeler à la vigilance et renforcer la formation, afin que les différents acteurs soient mieux sensibilisés.
La corruption, est-ce uniquement une affaire d'argent ? Pas du tout ! Elle ne l'est ni dans les textes ni dans la jurisprudence, laquelle retient la notion d'« avantage quelconque », qui peut être monétaire, mais pas exclusivement. Il peut s'agir d'une promotion, de prestations sexuelles - cela existe - ou de toute autre forme d'avantages. La palette est extrêmement large. L'argent ne constitue donc pas le seul critère caractérisant un acte de corruption.
Vous avez raison d'évoquer la notion de système. Dans un certain nombre de cas, on se trouve face à des structures très imbriquées, où rendre service est normal. C'est précisément à ce niveau qu'une prise de conscience s'impose : il convient de discerner ce qui relève du personnel de ce qui relève de la fonction. Ce travail fait partie intégrante de notre mission. Il s'agit de rappeler un certain nombre de principes. Quoi qu'il en soit, juridiquement, la définition est très claire : tout avantage quelconque est susceptible de constituer l'infraction de corruption. Nous nous situons souvent dans des systèmes humains, où tout commence par des relations amicales, qui peu à peu dérapent. C'est ce que j'évoquais plus tôt à propos des risques d'engrenage.
S'agissant des 190 000 victimes, je partage pleinement votre analyse. Ces données proviennent de l'enquête de victimation réalisée par le ministère de l'intérieur : elles recensent les personnes qui se déclarent victimes de corruption. Cela peut parfaitement recouvrir les situations que vous mentionnez, monsieur le sénateur André Reichardt. Il n'y a pas nécessairement corruption ; parfois, c'est un sentiment d'injustice, une désapprobation face à une décision qui conduit une personne à affirmer qu'il y a eu corruption.
Dès lors, il convient d'être extrêmement prudent avec ce chiffre, qui touche à la perception. Nous y sommes très attentifs. Nous avons prévu d'examiner plus en détail la réalité que recouvrent ces 190 000 déclarations. D'ailleurs, seule une infime minorité donne lieu à une plainte - environ 5 %, si je ne me trompe pas.
Nous sommes donc confrontés à un phénomène éminemment subjectif, qui appelle la plus grande prudence. Pour vous donner un ordre d'idée, environ 20 % des nombreux signalements que nous recevons sont exploitables. Autrement dit, 80 % ne le sont pas : certains relèvent plutôt de la fraude et sont réorientés vers d'autres administrations ; d'autres émanent de personnes mécontentes, ce qui ne signifie pas nécessairement qu'il y a eu corruption.
Ces chiffres doivent donc être maniés avec précaution. Ils sont intéressants non pas tant pour ce qu'ils révèlent de la corruption que pour ce qu'ils expriment d'inquiétude ou de mal-être.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous recevons également des déclarations motivées par une malveillance pure et simple, souvent liées à une concurrence commerciale, sans aucun rapport avec des actes réels.
Par ailleurs, il arrive, et ce non loin des travaux de notre commission, que certaines personnes, se prenant pour Zorro, adressent des signalements totalement aberrants...
Comment opérez-vous la distinction entre intimidation et menace ? Une personne que nous avons auditionnée a fait le distinguo, mais la différence me semble assez ténue.
M. Isabelle Jégouzo. - Ce sujet dépasse le champ de compétence de notre structure, dont la mission porte spécifiquement sur la corruption. Néanmoins, dès lors que nous avons abordé la criminalité organisée, il devenait impossible d'ignorer cette question. De fait, les mesures mises en oeuvre en matière de prévention de la corruption peuvent, par ricochet, contribuer à détecter ou à prévenir certaines menaces. Les dispositifs de réponse présentent d'ailleurs parfois des points communs.
Cela étant, pour être tout à fait sincère, je ne suis pas en mesure de répondre précisément à votre question sur la distinction entre intimidation et menace. Toute tentative de qualification se heurte immédiatement aux critères du code pénal, dans lequel une intimidation peut, selon les cas, être assimilée à une menace. Il s'agit d'une appréciation au cas par cas, qui relève de la jurisprudence.
M. Raphaël Daubet, président. - Lors d'une audition que nous avons organisée voilà quelques semaines, la question d'une présomption de corruption a été évoquée, à l'instar de ce qui existe déjà pour le blanchiment.
Cette idée soulève évidemment la question de l'inversion de la charge de la preuve. Que vous inspire-t-elle ?
M. Isabelle Jégouzo. - Il m'arrive d'envier ma collègue de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc)... En matière de facilitation de la preuve, la présomption de blanchiment est un outil extrêmement puissant !
Les difficultés probatoires auxquelles nous sommes confrontés sont majeures. Les affaires de corruption sont peu nombreuses et, comme je l'ai indiqué dans mon intervention liminaire, nombre d'entre elles ne sont pas qualifiées comme telles pour des raisons liées à l'insuffisance des preuves.
Cela étant, inverser la charge de la preuve en matière de corruption ne me semble pas simple. Il conviendrait sans doute d'y réfléchir plus en profondeur, mais l'exercice apparaît particulièrement complexe. La corruption demeure moins tangible. Dans le cas du blanchiment, on peut établir une disproportion manifeste entre le train de vie et les revenus et, ainsi, mettre en lumière des éléments concrets. En matière de corruption, il faut démontrer qu'elle a bien eu lieu, et cela reste extrêmement difficile.
Il serait pourtant souhaitable de disposer de méthodes permettant de faciliter l'administration de la preuve, car c'est bien là que réside l'obstacle principal. Néanmoins, ce sujet est délicat au regard des principes généraux du droit et, au premier chef, de la présomption d'innocence.
M. Raphaël Daubet, président. - Et, il faut le dire, une telle évolution exposerait sans doute tous les maires de France à des difficultés...
Nous vous remercions de votre participation à nos travaux.
La réunion est close à 12 h 20.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 20.
La réunion est ouverte à 14 h 00.
Audition de M. Gérald Darmanin, ministre d'État, ministre de la Justice
M. Raphaël Daubet, président. - Nous auditionnons cette après-midi M. Gérald Darmanin, ministre d'État, garde des sceaux, ministre de la justice.
Monsieur le ministre d'État, nos auditions ont largement porté sur l'état du droit, ainsi que sur les mesures mobilisables pour lutter contre la délinquance financière et plus particulièrement contre le blanchiment et le financement de la criminalité organisée.
Vous le savez, les importantes réformes légales et organisationnelles introduites par la proposition de loi sénatoriale visant à sortir la France du piège du narcotrafic sont sur le point d'être mises en oeuvre. Qu'il s'agisse des nouvelles techniques d'enquête, du nouveau régime des repentis, du parquet national anti-criminalité organisée (Pnaco) ou de l'état-major de lutte contre la criminalité organisée (Emco), ces éléments s'ajoutent à des leviers puissants, comme la présomption de blanchiment. Toutefois, ils ne permettent pas de surmonter une difficulté structurelle : l'articulation du contentieux du blanchiment et du contentieux de l'infraction principale.
Si tout le monde souligne que la lutte contre l'infraction criminelle doit pouvoir être englobée dans la lutte contre la structure criminelle, la volonté de suivre l'argent pour atteindre les structures et, surtout, de récupérer les sommes issues du trafic illicite et de la fraude se heurte toujours à divers problèmes.
Par ailleurs, nous avons reçu des témoignages surprenants, qu'il s'agisse de l'ampleur du phénomène de blanchiment ou de la facilité, y compris pour des trafiquants de faible envergure, à faire sortir leur argent de France.
La coopération des pays étrangers est évidemment un enjeu majeur, et le développement de l'action des magistrats de liaison est essentiel. Nous avons néanmoins pu constater que ces derniers manquent encore cruellement de moyens.
La loi pénale et la procédure pénale, l'organisation de la justice, les prisons et la coopération internationale : tel est le vaste panorama que nous souhaitons parcourir avec vous.
Je vous indique que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Gérald Darmanin prête serment.
M. Raphaël Daubet, président. - Je vous cède à présent la parole pour un propos liminaire, avant que nous ne vous posions nos questions.
M. Gérald Darmanin, ministre d'État, garde des sceaux, ministre de la justice. - Monsieur le président, madame le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, cette présentation sera rapide, d'autant que vos travaux, notamment vos auditions, ont commencé il y a un certain temps déjà.
Je ne vous apprendrai rien des graves difficultés auxquelles la délinquance financière expose notre pays - nous sommes face à un risque de rupture du pacte républicain, ni plus ni moins. Je ne vous apprendrai pas davantage le lien entre la délinquance financière, la criminalité organisée en général et le narcotrafic en particulier, qui intéresse plus particulièrement le ministère de la justice.
Je ne suis place Vendôme que depuis quelques semaines. Mais, depuis longtemps, le ministère de la justice mobilise des moyens considérables pour essayer de comprendre la spécialisation et la technicité des acteurs, ainsi que la complexité des schémas construits.
Comme vous l'avez souligné, il s'agit de retracer les circuits de financement, alimentés à la fois par de l'argent liquide et par des cryptoactifs, lesquels nous échappent aujourd'hui très largement. En effet, si nous pouvons concevoir assez précisément le fonctionnement des réseaux criminels, qu'il s'agisse de narcotrafic, de prostitution, de trafic d'étrangers en situation irrégulière ou encore de trafic de déchets, nous trouvons finalement assez peu d'argent et quasiment pas d'argent liquide. Le Sénat lui-même évalue le marché français de la drogue entre 3 et 6 milliards d'euros par an ; or, de mémoire, les services du ministère de l'intérieur, les douanes et les services fiscaux saisissent, à ce titre, quelques dizaines de millions d'euros tout au plus chaque année.
Nous comprenons plus difficilement encore les réseaux que cet argent emprunte pour sortir du territoire national. Les montants en question ne passent sans doute plus par les établissements spécialisés d'hier - offices notariaux, banques ou assurances. Grâce au travail mené collectivement, notamment sur la base de la déclaration de soupçon ainsi que de la réglementation des banques, et grâce au travail spécifique accompli par la justice, on peut estimer que cet argent n'est plus guère recyclé par les modèles anciens. Dans certains cas, en Corse ou ailleurs, notamment dans les territoires ultramarins, on constate tout de même encore une certaine porosité entre le monde criminel et la vie économique classique : on pense au secteur du tourisme, à la gestion des déchets, aux bâtiments et travaux publics, voire aux cercles de jeux et à certaines entreprises plus ou moins officielles.
Quoi qu'il en soit, comme vous l'avez vous-même remarqué - ce constat est sans doute à l'origine de la création de votre commission d'enquête -, la menace est importante. Pour le secteur financier, le secteur immobilier et, plus largement, les différents secteurs lucratifs, nous devons absolument être plus efficaces, ce qui implique de travailler à l'échelle internationale.
L'approche transnationale suppose un dialogue et une coopération judiciaires extrêmement étoffés avec tous les pays du monde - je pense surtout aux pays situés hors de l'Union européenne, qui ne sont pas toujours enclins à communiquer les informations relatives à leurs comptes bancaires ou à adapter leur droit interne. Il s'agit là, pour nous, d'une approche très importante.
Le maillage judiciaire que la France doit déployer face à la criminalité organisée, face au blanchiment, face à la délinquance financière, est également un enjeu considérable. Le parquet national financier (PNF) y contribue incontestablement, mais il n'est bien sûr pas le seul instrument dont dispose le ministère de la justice.
L'ouverture des enquêtes en blanchiment, qui devrait presque systématiquement accompagner le constat des infractions, se heurte à un certain nombre de difficultés. Ces dernières tiennent au manque d'officiers de police judiciaire (OPJ) dont souffre le ministère de l'intérieur et, de manière générale, au manque de personnel spécialisé au sein du ministère de l'économie et des finances. Ce constat demeure, malgré le travail accompli par les douanes et la police fiscale dans le cadre d'une structure que j'ai pu créer il y a quelques années grâce à une loi votée avec le soutien du Sénat.
Il nous paraît très important de mobiliser davantage encore un certain nombre d'outils, de dispositions et de services créés très récemment pour nous aider à mener ce travail. Je pense en particulier à l'Agence française anticorruption (AFA) et, bien entendu, à Tracfin.
Enfin, il faut améliorer les pratiques de saisie et de confiscation. Le montant des saisies a beaucoup augmenté, celui des confiscations aussi, mais dans des proportions moindres. Quoi qu'il en soit, pour les premières comme pour les secondes, nous restons très en deçà de ce que nous pourrions faire collectivement afin de lutter contre le blanchiment d'argent et la délinquance financière.
Je suis évidemment prêt à répondre à toutes vos questions.
M. Raphaël Daubet, président. - Selon vous, peut-on envisager une cosaisine du Pnaco et du PNF ? Comment les travaux de ces deux parquets doivent-ils s'articuler ?
M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - Au titre de la proposition de loi relative au narcotrafic, nous avons souhaité créer un parquet national dédié à la criminalité organisée, et pas simplement à la lutte contre les stupéfiants, idée initiale de vos collègues Jérôme Durain et Étienne Blanc. Le Sénat et l'Assemblée nationale nous ont heureusement aidés à modifier le texte initial en ce sens. Sinon, nous aurions dû nous contenter d'un cadre plus étroit.
Il faut bien comprendre que le sujet n'est pas tant le produit que les criminels vendent que l'argent que celui-ci rapporte. Ces criminels ne sont en rien comparables à des salariés de Renault ou de Peugeot, qui croient en la voiture qu'ils vendent à leurs clients : ils cherchent des activités lucratives - aujourd'hui la drogue, demain tout autre chose. Ce qui nous intéresse en l'occurrence, c'est la criminalité organisée au sens large, même si la drogue est à l'origine d'un certain nombre de ressources.
C'est précisément pourquoi le Gouvernement a voulu créer le Pnaco, et je remercie une nouvelle fois le Sénat d'avoir accompagné sa démarche.
Ce parquet national doit d'abord faire du renseignement criminel - c'est ce qui nous manque le plus - et de la coopération judiciaire, dont j'ai souligné toute l'importance, sans dévitaliser le travail des juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) ou négliger les missions de l'actuelle juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco). Les cosaisines faciliteront effectivement ce travail.
En vertu de la loi, le PNF n'est compétent que pour le blanchiment des infractions relevant de sa propre compétence. Il peut tout à fait apporter son soutien au travail que mènera le Pnaco à partir du 1er janvier prochain. On pourrait imaginer que les parquets s'entendent pour ouvrir les enquêtes parallèles que vous évoquez. La spécialisation du PNF, notamment en matière de cryptomonnaies et de cryptoactifs, sera très utile dans ce cadre - ces sujets font l'objet de nombreuses demandes de la part des magistrats et de ceux qui les accompagnent.
Cela étant, il ne faut pas y voir la réponse à tout. En 2023, 4 669 personnes ont été poursuivies pour des faits de blanchiment et, à cet égard, l'information judiciaire domine largement : elle représente 56 % des poursuites. Les magistrats du siège se saisissent donc beaucoup plus rapidement de ces infractions que d'autres.
Selon nous, le travail susceptible d'être mené collectivement est surtout celui dont se charge actuellement Tracfin, par l'intermédiaire de ses référents, notamment auprès des parquets et des parquets généraux. Le Pnaco et le PNF n'ont évidemment pas vocation à traiter toutes les affaires ; ils doivent se concentrer sur les affaires les plus importantes, celles d'une particulière complexité. Tous les parquets locaux doivent s'intéresser au blanchiment d'argent et à la criminalité financière.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous venez d'évoquer le Pnaco : notre objectif est précisément de compléter, avec beaucoup de modestie, mais beaucoup de détermination, le travail remarquable accompli par la commission d'enquête relative au narcotrafic. La criminalité organisée couvre évidemment un champ beaucoup plus vaste que le trafic de drogue.
En préambule, je tiens à adresser nos remerciements à l'ensemble de vos services dont les représentants se sont exprimés devant notre commission d'enquête. Je salue à la fois leur efficacité tout à fait remarquable, leur grande compétence technique et leur volonté de contribuer à nos travaux.
Ma première question porte sur le nécessaire tuilage entre la Junalco et le Pnaco. Que prévoyez-vous à ce titre ? C'est un véritable enjeu, notamment pour coordonner les actions menées avec celles du PNF.
Ma deuxième question porte sur les plans de formation, en particulier au sujet des cryptoactifs. Au siège d'Europol, on nous a assuré que, malgré les problèmes pratiques, la traçabilité des cryptoactifs était toujours possible. On nous a également expliqué que 100 % des dossiers de criminalité organisée comportaient des cryptoactifs, en tout ou partie. Il s'agit donc d'un sujet majeur, sur lequel nous devrons tous nous pencher en vue d'une régulation.
Ma troisième question a trait à la coopération internationale. Votre prédécesseur, Didier Migaud, avait lancé l'idée d'une coopération de tous les parquets européens, notamment dans les zones portuaires, auxquelles j'ajouterais volontiers les zones aéroportuaires, eu égard à leur importance. Qu'en pensez-vous ?
Ma quatrième question s'inspire d'une observation, à mes yeux parfaitement pertinente, formulée par les services d'Europol : il serait très appréciable que les informations contenues dans les dossiers clôturés remontent à l'échelle européenne. En effet, un certain nombre d'éléments y figurant pourraient avoir, pour des affaires jugées dans d'autres pays, un intérêt décisif, notamment pour Europol. Que pensez-vous de cette proposition ?
M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - Le Parlement s'est montré ambitieux : il a fixé la création du Pnaco au 5 janvier 2026. Si je fais le pari que, dans sa grande sagesse, le Conseil constitutionnel ne censurera pas la proposition de loi relative au narcotrafic, le Président de la République devrait promulguer ce texte à la fin du mois de juin prochain. Je ne disposerai donc probablement que de six mois pour installer ce parquet. Or six mois, c'est court, même si, à l'origine, le Sénat souhaitait que ce parquet soit institué le 1er septembre 2025. Ces quelques mois supplémentaires sont les bienvenus pour assurer un tuilage.
J'ai déjà eu l'occasion de l'annoncer à la conférence des procureurs généraux : dès la publication de ce texte de loi au Journal officiel, je prendrai soin de réunir un comité de pilotage où l'ensemble des services du ministère de la justice seront représentés. J'y associerai évidemment les parquets spécialisés qui existent déjà, parmi lesquels le PNF et le parquet national antiterroriste (Pnat) - ce dernier sera sans doute moins concerné par ces sujets, mais des liens peuvent exister.
Je rappelle, en outre, que la proposition de loi relative au narcotrafic ne se contente pas de créer un parquet spécialisé : elle concerne l'ensemble de la chaîne pénale, du service enquêteur, que vous avez évoqué en mentionnant l'état-major dédié, aux prisons, en passant par la magistrature du siège et par l'application des peines.
Avec les Jirs et le PNF, ce comité de pilotage va définir la cosaisine, le fonctionnement commun et la répartition des effectifs, en précisant le nombre de magistrats et d'assistants spécialisés nécessaires. Sans doute un travail particulier devra-t-il être mené entre le service enquêteur unifié et le Pnaco - le Pnat mène un travail comparable avec la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).
Surtout, il n'est de richesse que d'hommes et de femmes. Un préfigurateur est déjà désigné, à savoir le procureur de Fontainebleau, qui a beaucoup contribué à ce travail - j'ai d'ailleurs rendu ses propositions publiques à plusieurs reprises. J'ai fait savoir qu'il ne serait pas définitivement chargé de ces fonctions. Mais viendra le moment où je proposerai au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) le procureur national, ou la procureure nationale, chargé d'organiser le Pnaco, en lien avec M. Jean-François Bonhert, chef du PNF, avec M. Olivier Christen, procureur national antiterroriste, et avec la Mme procureure générale près la cour d'appel de Paris, dont ce parquet relèvera évidemment.
Je tiendrai le Parlement informé de ces travaux s'il le souhaite, comme je l'ai indiqué aux présidents des commissions des lois de l'Assemblée nationale et du Sénat.
L'article 7 de la proposition de loi relative au narcotrafic permet de dédier des formations spécifiques aux cryptoactifs, en lien avec toutes les dispositions qui existent déjà. L'École nationale de la magistrature (ENM) est quant à elle en train de travailler à une formation spécifique, pour les futurs parquetiers du Pnaco et tous ceux qui s'intéressent aux cryptoactifs, qui se démocratisent. Comme vous le soulignez, ils se retrouvent dans tous les dossiers. Cela étant, la fraude, la délinquance quotidienne et même les réseaux criminels ont encore largement recours à l'argent liquide.
Les cryptomonnaies prendront évidemment de plus en plus de place ; ce sujet éminemment complexe mérite d'être traité en tant que tel. Mais l'argent liquide reste le sujet principal. D'ailleurs, quand on me demande comment arrêter le trafic de drogue dans nos quartiers, j'ai l'habitude d'avancer cette mesure assez simple : la fin de l'argent liquide, qui empêchera la constitution de points de deal. Il y aura sans doute encore des drogues et des livraisons de drogues. Mais, quand l'argent est traçable - et les cryptoactifs le sont souvent pour des enquêteurs perspicaces -, tout est plus compliqué, pour le consommateur comme pour le revendeur. Les circuits de financement peuvent en effet être mis au jour.
Ce que nous devons comprendre aujourd'hui, c'est où va cet argent liquide, comment il franchit nos frontières. Sans doute emprunte-t-il les réseaux communautaires ou commerciaux évoqués par la série intitulée D'argent et de sang. En tant que ministre des comptes publics, j'étais chargé de la douane et de Tracfin quand ont été menées les très importantes enquêtes évoquées par la série en question. Cette dernière est certes un peu romancée, mais elle résume assez bien ce qu'a pu être la fraude aux quotas carbone, que, sous les mandatures précédentes, l'administration n'avait effectivement pas détectée.
Mme Nathalie Bécache, aujourd'hui procureure générale près la cour d'appel de Rouen, était alors responsable de service aux douanes. Elle a contribué à découvrir que de très fortes sommes d'argent liquide étaient attribuées à des commerces communautaires, puis transférées de l'autre côté du monde par une forme de banque parallèle, qui n'était déclarée nulle part. De tels précédents devraient tous nous intéresser.
J'y ajoute un autre exemple. Je me suis rendu la semaine dernière au Luxembourg, où le trafic de drogue a pris des proportions considérables, notamment aux abords de la gare de Luxembourg. La drogue est acheminée en Europe par des mules venues de Guyane et, plus largement, d'Amérique du Sud. D'après la ministre de la justice et le procureur général du Grand-Duché, ce sont des Nigérians vivant dans l'est de la France qui font entrer les produits stupéfiants au Luxembourg. Les collecteurs manient beaucoup d'argent liquide : quand l'un d'eux est appréhendé dans le train partant de Luxembourg, on peut trouver sur lui 70 000, 80 000, voire 100 000 euros, correspondant sans doute à une ou deux journées de recettes d'un point de deal.
À l'évidence, des millions d'euros circulent ainsi entre le Grand-Duché de Luxembourg et l'est de la France, mais nous n'en retrouvons presque jamais la trace. Compte tenu du nombre de points de deal et, plus largement, du nombre de lieux de vente de drogue présumés, on peut estimer que les sommes sont absolument considérables. Et, je le répète, on ne sait pas comment cet argent liquide se transforme en argent invisible.
Les cryptoactifs sont sans doute une partie de la réponse, mais ils ne représentent pas la majorité de ces flux, en tout cas aujourd'hui. Il faut à la fois former aux cryptomonnaies et, surtout, s'efforcer de découvrir les circuits parallèles d'argent liquide, passant par d'autres points que ceux que nous contrôlons. Nous regardons les notaires, les banques, les assurances ou encore l'immobilier : manifestement, plus grand monde ne passe par ces canaux pour blanchir son argent.
Vous m'interrogez sur la coopération des parquets à l'échelle européenne, autour des ports et, pourquoi pas, des aéroports. Les ports, notamment ceux du nord de l'Europe, sont des points d'arrivée de la drogue et, de manière générale, de toutes les marchandises illicites. Les ports français restent concernés dans une certaine mesure, malgré tout le travail que nous avons mené. Mais, vous le savez bien, ces trafics passent pour beaucoup par les ports flamands, de Belgique et des Pays-Bas, pour de nombreuses raisons, qu'il s'agisse de la logistique ou du manque de contrôle.
Lorsque j'étais ministre de l'intérieur, mon homologue belge, Annelies Verlinden, avait pris une initiative à ce titre - étant élue d'Anvers, elle connaît bien ces sujets. Elle a créé une sorte d'alliance des polices en vue de renforcer le contrôle des ports. Des efforts ont été engagés, même s'ils méritent d'être accentués. Il se trouve que Mme Verlinden, ministre belge de l'intérieur pendant quatre ans, est désormais ministre de la justice : elle a été nommée à peu près en même temps que moi. Ainsi sommes-nous une nouvelle fois homologues. Nous sommes vite arrivés à la conclusion qu'il fallait oeuvrer en faveur de la coopération judiciaire.
La création d'un parquet européen fait l'objet d'une proposition de résolution actuellement à l'étude ; cette piste a son intérêt, même si elle ne traite pas tout à fait le sujet dont nous parlons. Ce qui est sûr, c'est que la lutte contre la criminalité organisée et le blanchiment exige une coopération judiciaire entre parquets, laquelle n'est pas tout à fait organisée aujourd'hui.
Je me suis déjà rendu en Amérique du Sud pour traiter ces sujets. Dans trois semaines, je me rendrai de nouveau au Pérou, pays à son tour touché de plein fouet par le trafic de drogue, ainsi qu'en Colombie, qui - je n'ai pas besoin de vous faire un dessin - mérite elle aussi toute notre attention à cet égard. À nos yeux, mieux vaut assurer une coopération entre les cinq pays les plus touchés par la logistique de la drogue - la Belgique, les Pays-Bas, la France, l'Italie et l'Espagne - et les pays les plus gravement frappés par la production de drogues, notamment de cocaïne, parmi lesquels le Brésil, le Pérou, le Mexique et la Colombie, si elle accepte de s'associer à ce travail.
La coopération politique a évidemment son importance, mais il est surtout essentiel d'assurer une coopération entre les parquets, dans une logique plus transnationale qu'européenne, pour suivre efficacement les flux de drogue et donc d'argent.
Enfin, le suivi des dossiers clos est un problème pour les différents ministères de la justice. Nous saisissons énormément de données. Nous recueillons énormément de témoignages. Nous dressons énormément de procès-verbaux, où sont cités énormément de noms. Mais, quand le dossier est clos, il n'est pas numérisé et ne sert pas à autre chose.
Dans le cas de M. Amra, un volume considérable de données ont été saisies par la police judiciaire. Les affaires ne concernent sans doute pas directement M. Amra, mais n'en sont pas moins nombreuses et importantes. Que faut-il faire de ces données ? Comment les exploiter ? Comment récupérer tel ou tel élément figurant dans un dossier clos ?
Vous avez parfaitement raison, le renseignement criminel fait aujourd'hui défaut. Aux échelles française et européenne, une intelligence artificielle permettrait sans doute de recouper certains dossiers, certains procès-verbaux, certains lieux, certains numéros de téléphone, grâce auxquels les services enquêteurs et les renseignements criminels judiciaires travailleraient de manière plus efficace. Quand on se tourne vers Europol ou Interpol, c'est encore mieux, car les données sont encore plus importantes. D'ailleurs, Europol et Interpol savent faire des choses que nous ne pouvons faire nous-mêmes, du fait d'une législation qui ne dépend pas vraiment que de nous.
Il est certain que les dossiers clos doivent servir. Évidemment, il faut veiller à la protection des données personnelles et au respect des libertés individuelles. Mais - je suis parfaitement d'accord avec vous - le ministère de la justice possède une masse d'informations que nous n'exploitons pas. Si l'ensemble des pays européens coopéraient à cet égard, on retrouverait sans doute beaucoup de personnes recherchées.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous formulerons certainement un certain nombre de propositions à ce titre.
Mme Nadine Bellurot. - Que préconisez-vous plus précisément face à la corruption sévissant dans l'administration pénitentiaire, placée sous votre autorité ?
Vous avez annoncé votre intention d'enfermer les délinquants les plus dangereux dans des établissements spécifiques. Parmi eux figureront, à n'en pas douter, de très gros narcotrafiquants, disposant de moyens considérables. Avez-vous prévu des formations, des systèmes d'alerte et d'accompagnement spécifiques pour le personnel de ces établissements ?
Chacun peut constater le manque d'appétence dont souffre la police judiciaire. Comment pourrait-on y remédier ? Comment, en parallèle, rendre plus attractive la filière économique et financière au sein de la magistrature ?
M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - Vous avez parfaitement raison de dire que la corruption est un enjeu considérable, comme la menace, d'ailleurs. On peut être conduit à collaborer avec des criminels, non par appât du gain, mais sous l'effet d'un chantage : il est d'ailleurs souvent difficile de distinguer ces deux causes, peut-être faute d'un travail suffisant du ministère de la justice pour la protection de ses agents.
Les agents pénitentiaires ne sont pas les seuls concernés, même s'ils travaillent en vase clos et ont face à eux beaucoup de personnes à même d'exercer une corruption ou des menaces. Je pense aussi aux magistrats, aux greffiers et à tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, sont en lien avec les délinquants.
M. Amra a pu proposer 2 millions d'euros aux policiers roumains qui l'ont arrêté : on mesure, avec un tel exemple, le sans-gêne du criminel et l'étendue de ses moyens financiers. Avait-il ces 2 millions d'euros sur lui ? On ne le saura pas.
Je rappelle, en outre, que M. Amra n'était pas perçu par les services du ministère de la justice comme quelqu'un de particulièrement dangereux. Il existe sans doute plusieurs dizaines de M. Amra, que l'on ne connaît pas encore, mais que la future loi relative au narcotrafic permettra, je l'espère, de détecter et d'enfermer. C'est le sens du travail que nous menons.
Je le répète, l'administration pénitentiaire n'est pas la seule concernée. La question vaut pour tous les fonctionnaires, notamment pour les policiers, ainsi que pour les élus locaux. Tous ceux qui sont conduits à approcher ces délinquants peuvent faire l'objet de manoeuvres de corruption ou de menaces.
Les prisons de haute sécurité, destinées aux 700 à 800 détenus les plus dangereux, seront dotées d'un régime carcéral spécifique. Elles devront être bien réparties sur le territoire national et disposeront d'environ trois agents pour une personne. De plus, les détenus seront isolés et suivis particulièrement. Ces personnels pourront être soumis à des manoeuvres de corruption ou à des menaces, mais nous aurons préalablement déployé des moyens extrêmement importants, qui limiteront très fortement le risque. Dès lors, votre question porte peut-être davantage sur l'administration pénitentiaire dans son ensemble.
L'administration pénitentiaire est très courageuse, mais doit faire face à des problèmes spécifiques. Tout d'abord, on n'a pas voulu habiliter ses agents. En sept ans, j'ai dirigé successivement deux ministères importants disposant de services de renseignement : le ministère des comptes publics, puis le ministère de l'intérieur. À Bercy, les agents de Tracfin comme ceux de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) sont habilités secret-défense ! On évite de les mettre en contact de personnes qui pourraient les faire chanter ou les corrompre en exploitant leurs faiblesses, d'autant que leur vie peut être en jeu. En parallèle, on teste leur loyauté envers l'État : ces agents peuvent avoir la vie personnelle, sexuelle, politique, syndicale ou religieuse qu'ils veulent, mais, lors des entretiens d'habilitation confidentiel-défense ou secret-défense, ils ne peuvent pas mentir à l'État. Ils doivent pouvoir assumer publiquement leurs faiblesses. S'il apparaît qu'ils ont menti au cours de l'un de ces entretiens, on leur retire évidemment leur habilitation. On considère qu'ils ne sont pas loyaux envers l'État. Au ministère de l'intérieur, c'est encore plus vrai, notamment pour les agents de la DGSI ou des renseignements territoriaux.
Les agents pénitentiaires sont au contact de personnes très dangereuses, particulièrement manipulatrices et intelligentes. Or les faiblesses de ces agents ne sont pas connues de l'administration.
Je prendrai un exemple extrêmement simple : celui d'un agent de la DGSI qui est marié, qui est en concubinage ou qui a des relations sexuelles avec une personne qui n'est pas de nationalité française. Au sein de ce service, il ne viendrait à l'idée de personne de confier à cet agent une mission de contre-espionnage dans la communauté ou dans l'État considéré, qu'il s'agisse de la Chine, de l'Algérie ou du Maroc. Cela ne signifie pas que l'agent en question ne peut pas travailler à la DGSI, mais on ne va pas tenter le diable.
Il faut savoir qu'en Chine une loi pénale impose à tout citoyen de rapporter, même quand il est hors du territoire chinois, les informations qu'il a en sa possession ; s'il ne le fait pas, il s'expose à une peine de prison extrêmement longue, voire à la peine de mort. Pour un citoyen chinois marié à une Française ou à un Français, la tentation peut être grande de collaborer ainsi - des pressions peuvent être exercées sur sa famille -, même sans vouloir trahir la France. Ce sont là des situations qu'il faut éviter.
Pour les agents pénitentiaires, la principale tentation est l'argent. Ce n'est pas tout à fait la même chose que l'espionnage ou le contre-espionnage - quelques agents sont certes en détention, mais on ne parle que d'un très petit nombre de personnes. Pour lutter contre les tentations d'argent, il est important de savoir si tel ou tel agent est en situation de surendettement, car il s'agit d'une faiblesse manifeste. Il arrive que l'on soit surendetté - c'est la vie -, et cela ne doit évidemment pas empêcher de travailler dans l'administration pénitentiaire. Mais ces agents sont au contact de personnes qui, elles, ont beaucoup d'argent et qui, pour quelques milliers ou quelques dizaines de milliers d'euros, peuvent leur demander de faire entrer un téléphone ou de transmettre une information. Or, pour les agents surendettés, la tentation est encore plus grande que pour les agents sans problème d'argent.
Quand je suis arrivé au ministère de la justice, j'ai demandé si l'on avait habilité les agents pénitentiaires. La réponse est non : aucun agent de la pénitentiaire n'est habilité. J'ai également demandé si les personnes chargées de lutter contre le narcobanditisme étaient connues du fichier national des comptes bancaires et assimilés (Ficoba), des fichiers Tracfin et des fichiers de la Banque de France : la réponse est également non. Nous sommes en train de mettre en place ces mesures - je n'ai pas besoin d'une loi pour le faire -, en tout cas pour les prisons de haute sécurité ; nous ne le ferons pas pour tous les agents pénitentiaires. Nous y travaillons avec les syndicats, qui sont à l'écoute, ce dont je les remercie. C'est aussi un moyen de protéger les agents eux-mêmes. En retardant ces dispositions, nous les avons mis en difficulté.
L'AFA a elle aussi travaillé sur ce sujet. Elle a d'ailleurs remis très récemment un rapport relatif à la corruption dans le monde pénitentiaire. C'est sans doute ce document qui inspire votre question - je n'ai pas eu le temps d'en prendre connaissance totalement, mais nous examinerons ses conclusions avec intérêt.
Pour ma part, je crois beaucoup en l'habilitation, et je mise beaucoup sur la transformation de notre régime carcéral. Vous avez compris que je suis en train de le révolutionner, en classant les détenus, en les plaçant dans des prisons spécifiques selon leur dangerosité. Les mêmes habilitations ne sauraient être requises pour gérer une personne ayant commis des violences conjugales, une personne ayant roulé en état d'ivresse et un narcobandit. Or, aujourd'hui, dans les maisons d'arrêt, il y a de tout : il y a des terroristes et des narcobandits. Il y a aussi celui qui a été contrôlé huit fois au volant avec un peu trop d'alcool dans le sang ou encore le petit escroc. Les agents doivent être spécialisés selon les détenus placés face à eux.
Je vais vous raconter une anecdote. Au centre pénitentiaire de Vendin-le-Vieil, qui, le 31 juillet prochain, doit devenir la première prison de haute sécurité, M. Rédoine Faïd et M. Salah Abdeslam se trouvent tous deux au quartier d'isolement. J'ai demandé au directeur de l'administration pénitentiaire s'il était possible de regrouper les personnes dangereuses. Il m'a répondu : surtout pas, ce serait très dangereux. Mais, lorsque j'ai visité les lieux et que je suis arrivé dans le quartier d'isolement, j'ai constaté que M. Abdeslam et M. Faïd étaient l'un à côté de l'autre. On m'a répondu que c'était le hasard du tirage au sort : ce n'était vraiment pas de chance, le jour de la visite du ministre...
J'ai discuté avec les agents pénitentiaires, en profitant d'un moment où tout le petit monde qui m'accompagnait semblait occupé à autre chose. L'un d'entre eux était de Tourcoing : c'est dire à quel point il m'était sympathique, à l'instar, d'ailleurs, de ses collègues ! (Sourires.) Je demande à deux de ces agents comment cela se passe au quotidien avec Salah Abdeslam et Rédoine Faïd. Ils me répondent que cela se passe bien, qu'ils ont l'habitude de travailler avec ces détenus. Les agents pénitentiaires sont par définition très dignes, ils ne sont pas là pour juger ceux qui ont déjà été jugés. Mais l'agent originaire de Tourcoing me dit la chose suivante : « Abdeslam ne parle pas trop, mais avec M. Faïd... » J'ai été frappé de ce simple détail : l'un a droit à un « monsieur », l'autre non.
Rédoine Faïd s'est échappé à plusieurs reprises. Je ne dis pas qu'il a déjà entrepris de manipuler tel ou tel agent pénitentiaire, mais je constate qu'il inspire une forme de respect.
La manipulation peut avoir de nombreux points de départ. On peut parler de ses enfants, du club de foot que l'on aime bien ou encore de sa ville. Quand on passe du temps avec les gens, c'est tout à fait normal. Mais il faut former les agents contre la manipulation ; il faut les faire changer de service régulièrement pour éviter qu'ils ne développent des habitudes. Ce sera le cas dans les prisons de haute sécurité : les agents seront mutés tous les six mois, comme c'est le cas en Italie.
Il y a les détenus qui présentent des troubles psychiatriques et qui, intellectuellement, ne sont guère susceptibles d'exercer une manipulation, mais il y a aussi les détenus capables de manipuler des personnes.
Enfin, la corruption n'est pas seulement financière. Elle passe aussi par des menaces très claires et par des manipulations subtiles. Les criminels de haut vol sont souvent très intelligents.
Mme Nadine Bellurot. - Très insinuants...
M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - Exactement. J'insiste sur cette corruption de l'esprit. Les agents pénitentiaires ne sont pas extrêmement bien payés et travaillent dans des conditions difficiles. Ils doivent faire l'objet, de notre part, d'un important effort de formation initiale et, surtout, continue pour travailler avec de tels détenus.
M. André Reichardt. - Mes questions seront liées à ce nouveau concept de criminalité organisée, tel qu'on le voit apparaître désormais. Ce n'est pas une petite criminalité organisée : c'est une véritable organisation criminelle, qui a été capable, il y a quelques semaines, d'attaquer des établissements pénitentiaires et leur personnel. Qui aurait pensé qu'elle était capable de telles actions ? Pas moi en tout cas. Nous avons eu confirmation de l'identité des auteurs. Pour moi, c'est plutôt une organisation criminelle, avec un système en place. Hier, nous avons évoqué les Frères musulmans. C'est la même mécanique qui est à l'oeuvre et qui grignote des parts de marché un peu partout, à bas bruit, avec beaucoup d'efficacité. Elle progresse avec la prostitution, le narcotrafic, mais aussi la corruption. Qui aurait pensé qu'il y avait de la corruption en France ?
J'ai réalisé des actions de coopération décentralisée en tant que président de la région Alsace. Il y a trente ans, nous avions envoyé un container de moteurs neufs de Peugeot Mulhouse. J'étais présent lors de son embarquement. Il a été livré sur le port de Dakar, sans être ouvert ; il a fallu payer pour son débarquement. Or, quand il a été ouvert, il n'y avait plus rien dedans... Les Africains se sont plaints : « Comment osez-vous envoyer un container vide » ? Je savais qu'il y avait de la corruption là-bas, mais chez nous...
Dans notre pays, les parquets et la police judiciaire sont-ils suffisamment formés pour appréhender une organisation criminelle, cette mécanique en marche ?
Monsieur le ministre, votre réponse sur le Pnaco et le PNF m'a interpellée. J'ai bien compris qu'il y aurait une formation, mais cela prendra du temps. Vous dites que nous devons aussi recourir aux parquets locaux, mais tout le monde les connaît. Ils n'ont déjà pas beaucoup de temps pour réaliser leur travail habituel... Les rares fois où je les ai sollicités parce que j'avais le sentiment d'être mal considéré, j'ai eu droit à un classement vertical ! Ces personnes sont-elles suffisamment qualifiées pour remonter des informations à un Pnaco ? Ne se tirent-ils pas la bourre, si je puis me permettre l'expression ?
Votre réponse me convient totalement sur la coopération internationale : il vaut mieux travailler avec des personnes motivées que d'attendre que les 27 États membres le soient. Toutefois, la criminalité organisée et le blanchiment n'ont pas de frontières. Des pays d'Amérique latine ou plus proches de l'Union européenne jouent-ils vraiment le jeu ? Font-ils preuve d'une démarche active en matière de coopération ?
M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - Il n'y a pas de défaut d'attractivité pour les magistrats. Notre sujet principal, ce sont les enquêteurs. Par principe, les procureurs ne classent pas verticalement ; ils appliquent le principe de l'opportunité des poursuites. Le problème, c'est qu'ils manquent d'officiers de police judiciaire et priorisent le travail des policiers et gendarmes sous leur autorité. On ne mène pas toutes les enquêtes article 40 faute d'OPJ, et surtout faute d'OPJ spécialisés dans les sujets économiques et financiers.
Si je suis extrêmement fier d'avoir, durant quatre ans et demi, été ministre de l'intérieur, je rappelle que, lorsque j'étais ministre des comptes publics, j'ai créé la police fiscale, à l'époque très contestée par ce ministère et par l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF).
Être OPJ, ce n'est pas forcément être policier. Il manque 5 000 OPJ dans la police nationale, pour de nombreuses raisons : le concours est très difficile, et 50 % le ratent. Ensuite, il faut avoir au moins trois ans de carrière.
J'ai décidé de la réforme de la voie publique. Il y a cinq ans, vous vous plaigniez qu'il n'y avait pas assez de monde dans les commissariats. Il y a plus de monde désormais. Auparavant, les policiers avaient un week-end sur trois ou quatre avec leur famille ; désormais, c'est un sur deux. Nous avons réformé les cycles horaires. Quand vous leur demandez quel est leur temps de travail, ils vous répondent 12 heures 08 ! Ils comptent les minutes.
Ce n'est pas le cas pour les policiers d'investigation. Le policier d'investigation est dans son commissariat, où il fait ses enquêtes. S'il faut perquisitionner, il est là ; s'il y a des gardes à vue, il en attend la fin ; il attend le magistrat ; il reste le dimanche si besoin. Les policiers, comme tout le monde, ont une vie, un conjoint, des enfants en garde alternée, et finissent par en avoir marre d'avoir des difficultés personnelles pour un montant de rémunération qui n'est pas très élevé par rapport à la voie publique. Cela les amène à quitter l'investigation pour un poste plus stable. C'est l'une des raisons des crises des OPJ.
Enfin, l'OPJ est responsable. En cas de drame, par exemple un féminicide, il m'est arrivé de suspendre de nombreux policiers, chefs ou gardiens de la paix, qui n'avaient pas bien enregistré la plainte, qui posaient des questions en dehors de la déontologie, qui avaient oublié de rappeler quelqu'un, de le mettre en garde à vue, de faire la saisie d'arme, d'amener la victime chez le médecin, ou qui ne l'avaient pas crue.
Après le drame de Mérignac, j'ai suspendu et sanctionné tout le monde, du directeur départemental de la sécurité publique jusqu'au policier qui a pris la plainte. Le policier d'investigation voit donc que tout ce qu'il fait est beaucoup plus important, en matière de traçabilité, que le policier qui se trouve sur la voie publique. S'il n'est pas bien payé, s'il travaille comme un damné, sans aucun horaire, et s'il est sanctionné en cas d'erreur, il s'en va.
À la différence des policiers, les gendarmes, même s'ils ont moins d'affaires, deviennent OPJ quand ils prennent leur grade. Dans la police, on peut être un policier expérimenté sans avoir le grade d'OPJ.
Je ne suis plus ministre de l'intérieur, et il reste beaucoup de choses à faire. Il manque 5 000 OPJ. Les procureurs n'ont donc pas assez d'enquêteurs, notamment spécialisés. Il faut effectivement former encore plus les parquetiers sur les questions de délinquance financière et économique, mais les petits parquets ont encore moins de policiers à leur disposition. Certes, ils peuvent toujours saisir les sections de recherche de la gendarmerie ou de la police judiciaire, grâce à la réforme départementalisée, mais il manque toujours du monde.
Il faut donc travailler avec des policiers et des gendarmes, mais pas seulement : il faudrait aussi travailler avec des agents du fisc, des douanes, des directeurs de prison, des policiers municipaux, des hackers... De nombreuses personnes pourraient être OPJ sans être policier ou gendarme. Ce serait une révolution, qui nous permettrait d'avoir des centaines d'OPJ supplémentaires, notamment dans les cryptomonnaies. On peut s'inspirer des gendarmes, qui forment dès l'école de gendarmerie, mais il ne serait pas absurde que certaines personnes réalisent des enquêtes judiciaires sans être policier ou gendarme. Le concours d'OPJ pourrait être distinct du statut de policier ou de gendarme. Par exemple, pour la criminalité environnementale organisée, de nombreux agents de l'Office français de la biodiversité (OFB), de l'Office national des forêts (ONF), des parcs nationaux, des chimistes ou des vétérinaires pourraient être spécialisés et avoir la qualité d'OPJ. La réponse à la spécialisation qui nous manque, pour éviter de classer les dossiers et pour être au plus près du terrain, est d'aller chercher des OPJ en dehors du ministère de l'intérieur pour compléter les effectifs.
Ne vont-ils pas se tirer la bourre ? Cette préoccupation explique que nous ayons créé un parquet national spécialisé qui répond à un parquet général. Ce sera le travail de la procureure générale de Paris. Le Pnaco dira qu'il prend une affaire. S'il y a un conflit entre le PNF et le Pnaco, le parquet général réglera les conflits. Cela aurait été plus compliqué si nous avions un parquet spécialisé qui ne répondait pas à un parquet général ou s'il n'y avait qu'une saisine des Jirs, car il y aurait eu une guerre pour obtenir les plus belles affaires.
Pour le Pnat, cela nous a beaucoup aidés de nous organiser en fonction de la gravité des affaires, et non par espace territorial. Les parquets, habituellement, se spécialisent en fonction d'un ressort territorial, et non de la nature des affaires. Un parquet national permet la verticalité et d'oublier l'aspect territorial, comme on le voit pour le Pnat et le PNF. Cette caractéristique nous aidera pour le Pnaco.
La coopération judiciaire internationale dépend des pays. La diplomatie consiste à parler calmement avec des gens avec lesquels on n'est pas d'accord. Nous devons beaucoup parler et répéter, et surtout mettre en avant l'enjeu réputationnel. Les Émirats arabes unis ont réalisé des efforts considérables, particulièrement depuis quatre mois. Lorsque je suis arrivé au ministère de la justice, ils n'avaient extradé personne depuis quatre ans, alors que nous avions une trentaine d'objectifs sur le narcotrafic dans ces pays. Après deux déplacements, un peu de presse, deux entrevues entre le Président de la République et l'émir, et leur souhait d'un soutien de la France et de l'Europe pour le groupe d'action financière (Gafi), ils ont beaucoup collaboré : ils nous ont renvoyé quatre personnes, dont trois très gros objectifs... Certes, les précédents ministres de la justice s'y étaient aussi rendus, mais, à force d'échanger, la situation s'est débloquée. Les Émirats ont envie d'aider la France, mais, surtout, ils ne souhaitent pas avoir l'image d'être le royaume des narcos, ou voir le Gafi refuser son quitus au système bancaire émirati.
Reste un problème : la saisie-confiscation. La situation s'est améliorée pour les extraditions de personnes, mais pas pour les biens. Félix Bingui, immense trafiquant, a été renvoyé par le Maroc, et se trouve actuellement dans les prisons françaises. C'était le plus gros trafiquant encore dehors après la guerre de Marseille. Les deux personnes probablement impliquées dans la tuerie d'Incarville, qui ont cru pouvoir se cacher au Maroc, ont été arrêtées. Nous attendons leur prochaine extradition. Il en est de même pour la Thaïlande, État auparavant très peu coopératif, qui l'est de plus en plus.
Pour les extraditions de personnes, hormis quelques rares pays, dont Israël et l'Algérie, nous avons de très bonnes coopérations, même s'il faut parfois insister. C'est plus dur pour les saisies-confiscations, car les pays doivent accepter de se dire qu'ils ont recyclé l'argent de la drogue. Ce premier pas est difficile. C'est aussi une question de modèle économique : dans les pays du Golfe, on peut acheter un appartement avec de l'argent liquide. Le système des notaires n'existe pas.
Du reste, les Émirats comme le Maroc accepteraient les saisies-confiscations s'ils saisissaient et confisquaient eux-mêmes, pour récupérer l'argent, alors que nous voulons saisir la villa X et récupérer l'argent de la drogue qui circule chez nous... On pourrait imaginer un arrangement. Je suis même prêt à laisser l'argent au Maroc et aux Émirats. L'important, c'est que les trafiquants ne touchent pas l'argent de leur drogue et que le message passe qu'ils ne peuvent plus blanchir leur argent.
La coopération sur les personnes avance bien ; celle sur les biens ou le blanchiment avance moins.
Les enquêteurs comprennent ces organisations. Je les ai vus fonctionner de près. La gendarmerie nationale et la police judiciaire sont très bonnes. Les technologies permettent désormais de réaliser des recoupements que l'on ne pouvait faire avant. On essaie de faire avec le Pnaco ce que l'on faisait avec le Pnat. Notre défaut, actuellement, est de vouloir tout judiciariser tout de suite, alors qu'il faudrait un minimum de renseignements criminels et un minimum de travail administratif pour que le parquet et les services de police puissent travailler en confiance. Il faudrait d'abord décider de mesures administratives, comme des écoutes téléphoniques, et faire du suivi et du renseignement. Cela demande une grande confiance entre le procureur et son service de police. Ce n'est pas possible quand il y a cinquante services de police différents...
Le dispositif existant pour la DGSI et le Pnat est intéressant. Quand le Pnaco travaillera avec l'état-major du ministère de l'intérieur, ils travailleront sur du renseignement, y compris administratif, même si les dossiers sont plus rapidement judiciarisés.
Grâce au Parlement, nous avons pu réaliser deux changements importants pour ce qui concerne les organisations criminelles : nous nous intéressons non plus au produit - la saisie de la drogue -, mais au produit du produit, l'argent, qui nous manque, et nous rentrons non plus par les infractions, mais par les organisations.
En septembre, je lancerai un changement dans le traitement de la délinquance, y compris du quotidien.
Si l'on continue la comparaison avec le terrorisme et la lutte contre la radicalisation, quelles sont les actions des préfets qui fonctionnent ? Les préfets réunissent des groupes pour les biens et pour les personnes, comme les groupes d'évaluation départementaux de la radicalisation islamiste (GED), avec des réunions interministérielles qui rassemblent le procureur de la République, le psychiatre, les services sociaux... On prend la liste des fichés S ou en passe de l'être, et on examine où ils en sont : sont-ils en situation régulière, suivis sur le plan psychiatrique ou non... ? On réalise ainsi un travail d'information générale, dans chaque département, pour suivre, classer les personnes en fonction de leur dangerosité, et, si besoin, les contrôler ou obtenir leur expulsion.
Nous ne le faisons pas pour la délinquance, alors qu'on pourrait l'imaginer. Sur un territoire, on sait bien qu'il y a des délinquants notoires, récidivistes, dont on s'étonne de leur Porsche ou de leur absence de travail... On pourrait appliquer cette comitologie qui fonctionne sur la radicalisation islamiste à la délinquance notoire : comment a-t-il eu sa voiture, son commerce, ses parts de société civile immobilière (SCI) ? À Marseille, le procureur de la République essaie de faire ce call back. Il ne rentre pas par l'infraction pour s'intéresser à une personne ; il s'intéresse d'abord à la personne avant de rechercher les infractions qui existent autour d'elle. Ce changement de méthode serait une révolution forte, qui aiderait à recouper des réseaux criminels complexes.
M. Raphaël Daubet, président. - Comment voyez-vous le développement de notre réseau de magistrats de liaison en matière de coopération judiciaire ? De nouveaux postes seront-ils créés ?
M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - Nous n'avons pas assez de magistrats de liaison : il y en a 26. Nous créerons un poste en Chine l'année prochaine - actuellement, le magistrat en poste à Bangkok traite toute l'Asie du Sud-Est. Un poste vient d'être créé en Colombie. Éric Dupond-Moretti a créé un poste aux Émirats arabes unis. Il y a encore des poches de criminalité que l'on ne suit pas. Il y a notamment du travail à faire en Israël. Les magistrats de liaison sont très peu nombreux quand on compare avec le réseau des attachés de sécurité intérieure. Je les réunirai tous au ministère de la justice en septembre, afin de mieux les coordonner. Nous voulons augmenter encore leur nombre, qui atteindra 30 d'ici la fin du quinquennat. La criminalité s'organise différemment selon les lieux et s'adapte.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Lors de notre déplacement aux Émirats arabes unis, nous avons rencontré le magistrat de liaison. Des assistants seraient aussi nécessaires, compte tenu de l'ampleur du travail et des responsabilités.
Nous avions créé le renseignement pénitentiaire après la grande vague d'attentats. Les agents pénitentiaires se plaignaient de recueillir de nombreuses informations qui n'étaient pas utilisées. Peut-on faire évoluer les choses ?
Avez-vous des suggestions à nous faire, des besoins urgents ou des maillons manquants à nous signaler ? Nous pourrions, dans les conclusions des travaux de notre commission d'enquête, faire des recommandations de nature à faciliter votre mission.
M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - L'argent liquide est le problème principal. C'est le plus facile à régler pour lutter contre la fraude, la délinquance financière, la drogue, la prostitution et la traite d'êtres humains. Cependant, la fin de l'argent liquide pose des questions de liberté individuelle.
Je dirai aux Émirats arabes unis que l'on peut énormément réduire les paiements en argent liquide : on peut payer avec son téléphone, voire avec ses yeux. Les technologies progressent. Il y a très peu d'argent liquide en Chine ou à Singapour. Nous sommes encore l'un des sous-continents, avec les continents africain et sud-américain, à utiliser le plus d'argent liquide. Avec l'argent liquide, la traçabilité est quasiment impossible. Au Parlement, vous avez voté des limitations d'argent liquide pour acheter des voitures ou des bijoux afin de lutter contre les narcotrafiquants. On a essayé de régler une partie de la transparence de la vie parlementaire en mettant fin à l'argent liquide. C'est aussi le cas pour les banques, les assurances et les notaires. On pourra faire autant de commissions d'enquête et de rapports qu'on le souhaite, c'est en mettant fin à l'argent liquide que l'on mettra fin à une grande partie de la délinquance financière, ou du moins que l'on compliquera énormément le recyclage de cet argent.
Le service du renseignement pénitentiaire est un beau service, qui dispose de peu de moyens. Il faut augmenter ses effectifs et ses moyens technologiques. Il faut l'aider en limitant et en discriminant mieux les détenus que nous voulons suivre, comme nous le faisons avec les prisons de haute sécurité. Il faut constater que l'essor lié aux vagues d'attentats et à la radicalisation doit être suivi par le renseignement.
Désormais, le nombre de personnes suivies par le renseignement pénitentiaire pour terrorisme est moins important que le nombre de personnes dangereuses dans le narcotrafic. Le terrorisme reste une menace importante, mais la première menace, ce sont les narcotrafiquants et le crime organisé. Nous créons des prisons de haute sécurité pour eux, et non pour les terroristes : cela devrait nous interpeller... Le narcobanditisme tue plus que le terrorisme chaque année, même si cela n'a rien à voir sur le fond. Il y avait un manque, que la loi sur le narcotrafic va régler. Le service national du renseignement pénitentiaire (SNRP), sans perdre sa jambe radicalisation-terrorisme, doit muscler sa jambe narcobanditisme-criminalité organisée.
Il faut utiliser des outils d'intelligence artificielle. Le service de renseignement ne peut écouter tout le monde tout le temps. Les détenus ont des téléphones fixes, et peuvent appeler 24 heures sur 24. Il y a 80 000 détenus. Imaginons que la moitié d'entre eux appelle dix heures par jour, avec des langues différentes, de l'argot ou des mots codés... Les services du renseignement pénitentiaire doivent faire des choix. Il faut des logiciels d'intelligence artificielle pour repérer des mots.
Il faut également des traducteurs. Nous manquons de traducteurs assermentés, notamment en tchétchène. Lors de l'assassinat du professeur Dominique Bernard, le père avait appelé un de ses fils en prison, et le SNRP n'a pas eu le temps de traduire cette discussion. Finalement, malgré les craintes d'Éric Dupond-Moretti, ce n'est pas le père qui a donné l'ordre, mais on aurait pu rater quelque chose faute de traducteur assermenté. La technologie nous aidera.
L'année dernière, 50 000 téléphones portables illégaux ont été saisis dans les cellules. Nous en étudions moins de 5 %. Nous n'avons pas les lieux adéquats pour écouter, à la différence de la DGSI, la police judiciaire ou la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Or qu'une partie des 95 % de téléphones restants contiennent des informations criminelles qui ne sont pas exploitées est un vrai problème.
La police nationale peut demander du renfort : pour de très grandes affaires judiciaires, le ministère de l'intérieur demande à la DGSI de prendre les téléphones portables pour aller plus vite, car ils ont des moyens plus importants.
Le SNRP devrait avoir des moyens d'analyse. Il faut trouver les mots clefs, contourner les pare-feu... La DGSI le fait, de manière impressionnante. Nous venons de réaliser une opération Prison Break et avons découvert des téléphones peu connus auparavant. Il y a des milliers de téléphones ; nous devons obtenir très rapidement les informations pour empêcher des homicides. Le SNRP se bat comme il peut, avec peu de moyens, même si ceux-ci augmentent, et avec une menace, le narcobanditisme, qui est désormais concurrente à la menace terroriste. Il doit pouvoir traduire et analyser très rapidement, ce qu'il ne peut totalement faire, car c'est un petit service de renseignement.
M. Raphaël Daubet, président. - Merci pour cette audition vivante, claire et concrète.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 h 00.
La réunion est ouverte à 14 h 00.
Audition de Mmes Vanessa Perrée, directrice générale de l'Agence de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), et Sylvie Marchelli, sous-directrice opérationnelle de l'Agrasc
M. Raphaël Daubet, président. - Mes chers collègues, nous entendons maintenant Mme Vanessa Perrée, directrice générale, et Mme Sylvie Marchelli, sous-directrice opérationnelle de l'Agence de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc).
Mesdames, nous avons sollicité votre présence, car nos auditions ont maintes fois souligné l'importance de la saisie des actifs liés au blanchiment et à la criminalité organisée. Nous avons notamment été alertés sur la difficulté à saisir les crypto-actifs dans leur diversité, même si le problème semble ne pas se limiter aux nouveaux instruments financiers. Nous souhaitons donc en savoir plus.
Je précise que cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Je rappelle également pour la forme qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, madame Perrée, madame Marchelli, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Perrée et Mme Marchelli prêtent serment.
Je vous laisse la parole pour une présentation liminaire.
Mme Vanessa Perrée, directrice générale de l'Agence de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc). - Je procéderai à une présentation succincte de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, dont je suis la directrice générale, avant de répondre aux questions que vous avez eu l'amabilité de me transmettre à l'avance.
L'Agrasc est un établissement public placé sous la tutelle des ministères de la justice et des comptes publics, car sa mission est liée à l'exécution des décisions de justice et au recouvrement des sommes confisquées, qui vont directement dans les caisses de l'État.
Créée en 2010 et dotée au départ de dix agents, l'Agrasc a connu un fort développement de ses activités et, partant, de ses effectifs, puisqu'elle compte aujourd'hui 86 agents. Ses missions principales sont la gestion et la vente des biens meubles, immeubles et de tous les avoirs saisis et confisqués, ainsi que l'exécution des décisions de saisie et de confiscation. L'Agence contribue également à former les enquêteurs et les magistrats dans le domaine des saisies et des confiscations et elle leur propose une assistance au quotidien.
Une autre mission importante, qui se développe de plus en plus, est l'indemnisation des parties civiles, laquelle s'effectue sur l'assiette des biens confisqués. Nous informons enfin les créanciers publics et sociaux avant d'exécuter les décisions de saisie et de confiscation, de sorte que ces derniers puissent recouvrer leurs créances.
Depuis 2021, l'Agence affecte des biens à différentes administrations - la liste des bénéficiaires a été étendue au fil des lois. Nous vendons ainsi une partie des biens saisis et confisqués, ou nous les affectons aux différents services de l'État qui luttent contre la criminalité ; depuis 2021, il nous est également possible d'affecter socialement des biens immobiliers à des associations et à des fondations d'utilité publique, notamment à des associations de victimes de la criminalité organisée.
En 2024, les enquêteurs et les juridictions ont saisi plus de 1,3 milliard d'euros, quelque 255 millions d'euros ont été confisqués et versés au budget général de l'État, à la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), aux victimes - à hauteur de 12 millions d'euros - ou à des associations de lutte contre le proxénétisme - à hauteur de 3 millions d'euros. Ces chiffres en net progrès sont le fruit du travail des juridictions.
Pour ce qui est de l'immobilier, nous avons vendu l'année dernière 217 immeubles pour un montant de 136 millions d'euros, et plus de 7 000 biens meubles aux enchères pour un montant de 17 millions d'euros.
Dans le questionnaire qui nous a été transmis, vous nous demandiez de préciser la différence entre les procédures de saisie et de confiscation et les procédures de gel des avoirs.
La saisie pénale consiste classiquement à rendre le bien juridiquement indisponible, en général au début de l'enquête. Contrairement au gel des avoirs, elle consiste dans le transfert des sommes visées sur le compte de l'Agrasc. La confiscation, qui est prononcée par une juridiction pénale, consiste à priver la personne condamnée de son bien pour en transférer la propriété à l'État.
À l'exception des instruments financiers et des créances d'assurance vie qui restent gelés dans les établissements bancaires, toutes les sommes saisies sont transférées sur le compte de la Caisse des dépôts et consignations de l'Agrasc. Dès lors que les sommes sont confisquées, elles font l'objet d'une procédure de rapatriement. Les biens meubles corporels sont pour leur part vendus, soit avant soit après le jugement. Quant aux biens immobiliers, ils sont gérés à partir du moment où ils sont confisqués, non pas au moment de la saisie, car ils restent alors à la disposition de la personne mise en cause, laquelle demeure responsable de leur entretien et de leur conservation, mais une fois que la confiscation est prononcée.
Vous nous avez également interrogés sur les difficultés et les défis auxquels l'Agrasc est confrontée. Je ne parlerais pas de difficulté s'agissant de l'Agrasc, qui, objectivement, est en expansion et dispose des moyens nécessaires pour fonctionner grâce à une gestion plutôt saine - je le dis d'autant plus tranquillement que n'étant directrice générale que depuis une année, cette situation est le fait de mes prédécesseurs.
Comme les enquêteurs et les magistrats, nous déplorons toutefois le frein à la capacité d'exécution des saisies et des confiscations que constitue le manque chronique de moyens affectés à l'aspect patrimonial des procédures pénales. En matière d'infractions liées au narcotrafic, les enquêteurs se concentrent souvent bien davantage sur les produits et le démantèlement des réseaux que sur le patrimoine.
Un autre frein est la durée des procédures judiciaires, qui contribue à creuser l'écart entre le nombre de saisies et le nombre de confiscations. Si le nombre de saisies augmente chaque année, le nombre de confiscations ne croît pas aussi rapidement. L'effectivité des peines de confiscation dépend par ailleurs de la diligence d'exécution des greffes, qui n'est pas toujours au rendez-vous.
Une fois les décisions prises, elles doivent être exécutées dans de bonnes conditions. Cela intéresse sans doute moins votre commission, mais l'un des défis de l'Agrasc est de diminuer les frais de justice. L'année dernière, les seuls frais de gardiennage des véhicules se sont élevés à 40 millions d'euros. Nous aidons les juridictions à trier les biens saisis, de manière à en vendre ou à en affecter une partie avant jugement, et, partant, à réduire les frais de justice.
Une autre difficulté à laquelle nous sommes confrontés est l'impossibilité de vendre des biens assez rapidement du fait du caractère suspensif de l'appel.
J'en viens aux actifs numériques, qui sont apparus en 2009, avec la création du bitcoin. La première saisie pénale de bitcoins par des magistrats français a eu lieu en 2014. Nous avons été des précurseurs en la matière ! L'Agrasc gère de manière centralisée l'intégralité des saisies et des confiscations de crypto-actifs, ces derniers étant transférés du wallet du mis en cause au wallet de l'Agence. Depuis 2014, les saisies de crypto-actifs sont en constante augmentation. Alors qu'elles étaient au départ systématiquement liées à des dossiers de cybercriminalité, notamment d'atteintes aux systèmes de traitement des données, nous observons depuis trois ans qu'elles sont de plus en plus souvent liées à des affaires de stupéfiants, d'escroquerie ou de fraude fiscale.
Pour faire face à l'augmentation importante de ce phénomène, nous formons les services enquêteurs à l'identification et à la saisie des crypto-actifs lors des perquisitions.
Les difficultés que nous rencontrons sont liées au fonctionnement de la blockchain et à la domiciliation des plateformes d'achat ou d'échange de crypto-monnaies dans des pays que l'on peut qualifier de peu coopérants.
En tout état de cause, la loi du 24 janvier 2023 d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur a grandement contribué à simplifier ces saisies en permettant notamment que des officiers de police judiciaire puissent les effectuer et non plus seulement des magistrats.
Le montant des actifs du portefeuille de l'Agence s'élevait à 90 millions d'euros il y a quelques mois, contre 60 millions aujourd'hui, du fait de la restitution de 30 millions d'euros d'actifs numériques qui n'ont pu être confisqués. Le cours des actifs numériques étant très volatil, il s'agit bien évidemment d'évaluations.
L'Agrasc gère environ 300 types d'actifs numériques. En 2024, 70 procédures ont donné lieu à la saisie de crypto-actifs, contre 48 procédures en 2023, soit une augmentation de 46 %.
Depuis cette année, les actifs numériques ne sont plus conservés à l'Agrasc. Dans le cadre d'un marché public, nous disposons en effet de plusieurs comptes à la Caisse des dépôts et consignations dans lesquels les actifs saisis sont transférés.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Convient-il selon vous de former les acteurs de la chaîne à ce type de saisie ? Si oui, quelles sont selon vous les priorités ?
Mme Vanessa Perrée. - La réponse est oui. Pour saisir, encore faut-il que les enquêteurs parviennent à identifier ces crypto-actifs.
La direction nationale de la police judiciaire (DNPJ) va organiser des formations et désigner des référents réguliers pour aider les enquêteurs à identifier les crypto-actifs, notamment lors des perquisitions.
L'Agrasc anime également des formations sur l'identification et la gestion des crypto-actifs. Nous avons ainsi organisé vingt-trois formations cette année dans des services de police ou de gendarmerie. Nous abordons également les crypto-actifs lors de toutes les formations généralistes que nous animons dans les juridictions, les commissariats et les gendarmeries.
Des magistrats et des enquêteurs assurent par ailleurs des permanences à l'Agrasc afin de répondre, par mail ou par téléphone, aux questions des enquêteurs et des juridictions, notamment lors des perquisitions. Le nombre de questions posées sur les crypto-actifs augmente rapidement.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous avez donc une sorte de numéro vert pour les services ?
Mme Vanessa Perrée. - Nous assurons en effet une permanence par téléphone ou par courrier électronique. Un enquêteur peut nous appeler lors d'une perquisition et demander conseil à un spécialiste de l'Agrasc - un magistrat, un gendarme ou un policier, puisque nous sommes une agence interministérielle.
Les juridictions peuvent également nous envoyer des projets de saisie et de confiscation pour recueillir nos conseils ou obtenir une assistance. Elles prennent ensuite leur décision en toute indépendance.
Cette mission de conseil et d'assistance nous est conférée par le code de procédure pénale, et elle a été renforcée par le législateur en juin 2024. Nous avons fourni plus de 7 000 services d'assistance cette année, et ce chiffre est en augmentation constante.
J'en viens aux coopérations de l'Agrasc avec d'autres acteurs nationaux et internationaux. Notre partenaire privilégié est bien sûr la plateforme d'identification des avoirs criminels (Piac), qui accompagne les enquêteurs lors de leurs investigations patrimoniales.
Au-delà des liens que nous avons avec les offices centraux de la police judiciaire, nous travaillons étroitement avec la cellule nationale « avoirs criminels » et ses antennes régionales qui s'occupent spécifiquement, pour la gendarmerie, de la saisie, de la gestion et de l'affectation des avoirs criminels.
Les groupes interministériels de recherches (GIR) font eux aussi régulièrement appel à l'assistance de l'Agrasc.
Les formations spécifiques que nous assurons dans les offices et les greffes sont l'occasion de contribuer à la diffusion de bonnes pratiques.
Depuis 2021, le siège de l'Agrasc est à Paris, où travaillent une quarantaine d'agents, mais nous disposons de huit antennes régionales.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Intervenez-vous au niveau des comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf) ? Avez-vous des interactions avec les élus ?
Mme Vanessa Perrée. - Nous avons des interactions avec les élus nationaux et avec les parlementaires qui portent des amendements relatifs au droit des saisies et des confiscations.
Ceci mis à part, nos interactions avec les élus locaux portent le plus souvent sur les affectations sociales, notamment d'immeubles, car l'Agrasc n'est pas un organisme opérationnel. La loi du 24 juin 2024 améliorant l'efficacité des dispositifs de saisie et de confiscation des avoirs criminels a permis les affectations sociales aux collectivités territoriales. Le décret d'application est rédigé, il ne reste plus qu'à le signer. Cette disposition contribuera à renforcer les échanges entre l'Agrasc et les élus locaux.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je songeais en effet à l'information globale des élus locaux sur les possibilités d'affectation d'immeubles confisqués.
Mme Vanessa Perrée. - La proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic nous permettra à l'avenir d'affecter également des biens meubles, ce qui sera l'occasion d'échanges renforcés avec les élus locaux.
J'en viens aux relations de l'Agrasc avec ses partenaires internationaux, notamment avec des pays étrangers. À l'exception de l'Italie, peu de pays disposent d'un mécanisme de gestion centralisée des avoirs criminels tel que le nôtre. Nous nous attachons donc à diffuser ces bonnes pratiques, car le fait de disposer d'homologues nous facilite grandement la tâche.
La semaine dernière, Sylvie Marchelli et moi-même nous sommes rendues aux Émirats arabes unis. Ce pays avec lequel la coopération en matière criminelle pourrait être améliorée souhaite en effet créer une agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués. Nous avons donc expliqué de manière concrète le fonctionnement de notre agence.
Nous faisons également partie de nombreux réseaux formels ou informels d'entraide judiciaire qui regroupent les bureaux d'identification et de gestion des avoirs criminels.
L'année dernière, lorsque nous avons exercé la présidence tournante du réseau Carin (Candem Asset Recovery Inter agency Network), nous avons contribué à la création d'un sous-réseau regroupant le Moyen-Orient et le Maghreb afin d'améliorer les mécanismes de coopération judiciaire avec cette région.
Il reste que l'exportation de notre modèle est une bonne manière d'améliorer le partage d'informations.
Dans le questionnaire que vous nous avez transmis, vous rapportiez que Nicolas Bellion, président de l'association de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT) avait indiqué devant votre commission que si notre action pouvait être utile, elle n'était pas systématiquement sollicitée. C'est tout à fait vrai. Nous sommes de plus en plus sollicités, mais peut-être pas suffisamment.
Nous nous efforçons de remédier à cette situation au travers des formations que nous dispensons et de l'assistance que nous fournissons. Nous avons fourni 7 000 services d'assistance en 2024, contre 4 000 en 2023. Le recours au numéro vert que j'évoquais augmente donc fortement. L'année dernière, nous avons formé environ 6 800 personnes au cours des 263 formations que nous avons organisées. Nous nous déplaçons de plus dans les juridictions, commissariats et gendarmeries afin de promouvoir le droit des saisies et des confiscations.
Nous sommes très aidés par le législateur dans nos missions. La loi du 24 juin dernier a été votée à l'unanimité par les deux chambres du Parlement, ce qui montre le consensus dont notre action fait l'objet. Ce texte a simplifié les affectations et a contribué à raccourcir les procédures, puisque les saisies et confiscations pourront désormais être approuvées par un juge unique.
En matière économique et financière, cette loi a également permis l'élargissement de la confiscation générale du patrimoine à des infractions spécifiquement financières telles que la corruption ou le trafic d'influence.
La commission d'enquête du Sénat sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier a préconisé d'affecter davantage de biens confisqués aux services d'enquête, aux juridictions et à l'administration pénitentiaire - l'année dernière, nous avons effectué 3 000 affectations au bénéfice de services enquêteurs, contre seulement 25 affectations judiciaires, ce qui n'est pas suffisant, et nous n'avons commencé que cette année l'affectation de biens à l'administration pénitentiaire. Cette commission a également recommandé le renforcement de la formation à la saisie de crypto-actifs, ce que nous avons fait tout au long de l'année 2024.
La proposition de loi sur le narcotrafic, dès lors qu'elle sera promulguée, permettra également l'affectation de biens à la marine nationale.
En tout état de cause, nous tenons compte des recommandations afin d'améliorer notre action et nous appliquons les lois, qui vont du reste toujours dans le sens d'une simplification des procédures.
Plusieurs réformes me paraissent toutefois utiles.
Premièrement, lorsque la personne mise en cause est introuvable ou qu'elle a pris la fuite à l'étranger, mais qu'elle a fait l'objet d'un jugement contradictoire ou par défaut, les confiscations prononcées à son encontre ne peuvent pas être exécutées tant que la décision ne peut leur être notifiée. Au Luxembourg, de telles décisions sont publiées sur le site du ministère de la justice. Cette publication valant notification, la personne mise en cause peut intenter un recours si elle le souhaite. À défaut, la confiscation est exécutée.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Les décisions sont-elles également publiées sur le site de l'homologue luxembourgeois de l'Agrasc ?
Mme Vanessa Perrée. - Au Luxembourg, les décisions sont publiées sur le seul site du ministère de la justice, mais on pourrait imaginer que dans notre pays, ces décisions soient publiées à la fois sur le site du ministère de la justice et sur le site de l'Agrasc.
M. Raphaël Daubet, président. - Cela permettrait-il de recouvrer des sommes importantes ?
Mme Vanessa Perrée. - Oui, cela nous permettrait de récupérer des sommes très importantes.
En cas de confiscation internationale, on doit attendre la prescription pour recouvrer les sommes et indemniser les victimes. Cela n'a pas de sens ! Le système luxembourgeois, qui n'est pourtant pas particulièrement connu pour être très favorable aux saisies et confiscations, nous paraît donc intéressant.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il n'y a en effet aucune raison que la mauvaise foi des mis en cause nuise aux victimes !
Mme Vanessa Perrée. - Deuxièmement, il serait pertinent de rendre possible une enquête post-sentencielle sur le patrimoine des personnes condamnées par le tribunal à une confiscation en valeur. En tout état de cause, l'enquête patrimoniale n'est pas toujours très bien diligentée, et elle peut avoir besoin d'une actualisation. La police nationale vous a du reste fait la même suggestion.
Une troisième disposition relevant de la loi serait la possibilité de convertir les crypto-actifs au moment de leur saisie, ce qui permettrait d'en figer la valeur dans le temps. L'Agrasc gérant les biens saisis en bon père de famille, des bitcoins saisis en 2014 pour un montant de 180 000 euros valaient 30 millions d'euros en 2024. L'enrichissement des mis en cause n'étant pas l'objet des saisies, il me semble que la conversion des crypto-actifs permettrait d'éviter un tel écueil.
Une quatrième mesure serait l'instauration de la confiscation pour fortune inexpliquée. Nicolas Bessone, l'ancien directeur de l'Agence, vous a expliqué le dispositif que nous préconisons.
D'ici à deux ans, il nous faudra enfin transposer dans notre droit la directive européenne du 24 avril 2024 relative au recouvrement et à la confiscation d'avoirs, qui comporte à notre avis deux dispositions intéressantes : le gel urgent des avoirs criminels, notamment par la plateforme d'identification des avoirs criminels, et la confiscation sans condamnation, notamment quand une personne est en fuite ou décède en cours de procédure. Ce dernier dispositif existe dans de nombreux pays, mais pas en France.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Si l'auteur décède en cours de procédure, n'y a-t-il pas extinction de l'action ?
Mme Vanessa Perrée. - Si le bien est partagé ou que l'auteur est en fuite, nous voudrions pouvoir confisquer rapidement.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Si l'auteur est mort, c'est plus compliqué.
Mme Vanessa Perrée. - Si le bien est partagé ou s'il a été saisi et qu'il est le produit de l'infraction, c'est possible.
Mme Sylvie Marchelli, sous-directrice opérationnelle de l'Agence de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc). - La confiscation étant une peine, elle est attachée à une personne. Si celle-ci décède en cours de procédure, théoriquement, il ne peut y avoir de confiscation puisqu'elle ne peut pas être jugée et condamnée.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous sommes d'accord.
Mme Sylvie Marchelli. - L'idée serait de poursuivre tout de même la procédure afin qu'une juridiction déclare que la personne étant décédée, l'action publique s'éteint, mais que les biens saisis étant le produit de l'infraction, ils ne peuvent qu'être confisqués. Cela vaudrait en cas de décès, de fuite ou d'irresponsabilité pénale de la personne poursuivie.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous parlez bien de cas où un jugement est intervenu ?
Mme Sylvie Marchelli. - Il s'agit bien d'aller devant une juridiction qui statuerait.
Mme Vanessa Perrée. - Les victimes ont six mois pour saisir l'Agrasc. Celle-ci les rembourse à la place de l'auteur. Charge ensuite à l'État de se retourner contre ce dernier pour récupérer les dommages et intérêts qui ont, en quelque sorte, été avancés. Ce délai était de deux mois avant l'allongement voté par le législateur.
Il nous semble indispensable qu'il y ait, dans le jugement de condamnation, une mention obligatoire, à destination des victimes, de la possibilité de saisir l'Agrasc. Ce n'est pas le cas actuellement. Un amendement l'avait prévu en 2024, mais il n'avait pas été intégré au texte.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - L'information serait inscrite sur le document bleu de notification, d'assignation ou de comparution, ou sur le jugement ?
Mme Vanessa Perrée. - Sur le jugement, parmi les mentions finales sur l'aide aux victimes.
Le délai de six mois est assez court.
Les défis auxquels notre agence est confrontée sont d'accroître encore la formation et l'assistance et de multiplier les affectations, puisque nous considérons qu'il est positif pour l'ensemble des services et des collectivités de disposer des différents produits saisis et confisqués.
M. André Reichardt. - Quid de la personne qui ne fuit pas, mais fait fuir ses biens ? Prenons un exemple : je suis propriétaire de plusieurs Porsche, que je gare à l'étranger. Que faites-vous ?
Mme Vanessa Perrée. - Les juridictions formulent une demande d'entraide à l'étranger pour saisie des biens. En cas de saisie sans dépossession, c'est-à-dire si le bien n'est pas retiré au propriétaire, et que ce dernier le dissipe ou l'utilise, on peut le poursuivre pour infraction de dissipation de scellé.
M. André Reichardt. - Une décision de saisie peut-elle porter sur des immeubles situés à l'étranger ?
Mme Vanessa Perrée. - Oui, bien sûr.
M. André Reichardt. - Dans ce cas, comment agissez-vous ?
Mme Vanessa Perrée. - Si un magistrat français se rend compte, lors de son enquête, qu'une personne a acheté un immeuble à l'étranger avec le produit de son crime, il formule une demande d'entraide internationale aux fins de saisie transférée à un magistrat étranger, qui doit autoriser la saisie dans son pays. Il faut une décision de justice locale. Si la saisie ou l'exécution de la confiscation du bien ont été prononcées par un tribunal, alors le pays requis vend l'immeuble confisqué sur place, et la somme de la confiscation est partagée entre le pays requérant et le pays requis - en général à 50-50 - pour indemniser les victimes en France et laisser au pays requis un peu de ce qui a été confisqué.
M. André Reichardt. - Comment cela se passe-t-il avec les pays de l'Union européenne, et les pays hors Union européenne ?
Mme Vanessa Perrée. - Cela fonctionne bien avec les pays de l'Union européenne, car nous avons de bonnes relations, et un peu moins bien avec d'autres pays, qu'il s'agisse des immeubles ou des comptes bancaires. J'évoquais tout à l'heure les pays du Golfe : beaucoup de narcotrafiquants investissent aux Émirats arabes unis, où il est plus compliqué de voir les biens saisis et confisqués. C'est d'ailleurs pour cela que nous nous y rendons régulièrement, afin d'améliorer la coopération.
M. André Reichardt. - Cela marche ?
Mme VanessaPerrée. - Cela va marcher !
M. Raphaël Daubet, président. - Quel est le devenir des biens confisqués ? Est-ce vous qui organisez les ventes aux enchères ?
Mme Vanessa Perrée. - Oui, exactement. Les biens confisqués, qu'ils soient meubles ou immeubles, sont gérés par l'Agrasc. Nous nous comportons comme un syndic de copropriété, en payant les charges des immeubles et en réalisant les travaux utiles jusqu'à leur vente. Une fois le bien vendu, classiquement, par notaire, ou par vente aux enchères en ligne, nous récupérons la somme, soit pour les caisses de l'État, soit pour la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) en cas de trafic de stupéfiants, soit, en cas de procédure portant sur des biens mal acquis, pour le ministère des affaires étrangères, qui la redonne aux populations spoliées via l'aide au développement - l'an dernier, ce dernier cas a représenté 30 millions d'euros.
Pour les biens meubles, nous organisons des ventes aux enchères tous les jours, dans des garages, avec des commissaires-priseurs, mais aussi avec les domaines. Certaines sont plus exceptionnelles. Ainsi, hier, nous en avons organisé une à l'École nationale de la magistrature à Bordeaux. Cela a été l'occasion de former les jeunes magistrats à l'intérêt des confiscations, mais aussi de mettre en valeur le travail des enquêteurs et des juridictions. La vente d'hier a rapporté près d'un million d'euros, dont une grande partie ira aux victimes, puisque beaucoup de biens provenaient d'affaires de proxénétisme et de traite d'êtres humains. Dans ce cas, l'argent est reversé à des associations de lutte contre ces infractions. Nous essayons, par ces ventes aux enchères, de faire valoir une dimension pédagogique et de mettre en valeur le travail des uns et des autres.
M. Raphaël Daubet, président. - En cas de saisie de crypto-actifs, le wallet est transféré vers un wallet de la Caisse des dépôts et consignations. Comment est-ce ensuite valorisé ?
Mme Vanessa Perrée. - Nous avons déjà organisé une vente de crypto-actifs, en 2021. Nous allons essayer d'en réorganiser d'autres. Par essence, les crypto-actifs n'étant pas de l'argent, ils ne vont pas dans les caisses de l'État. Nous vendrons ces crypto-actifs au cours en vigueur, sans dégager de bénéfices. Nous sommes en cours de réflexion sur un marché public pour ces ventes.
Il faut toutefois souligner que nous ne voulons pas vendre certains crypto-actifs afin de ne pas les remettre sur le marché, car ils sont dédiés au blanchiment d'argent. C'est le cas des actifs Monero par exemple. En revanche, tout le monde peut disposer d'actifs Bitcoin ou Ethereum et nous voulons donc les vendre. On aimerait voir ces 90 millions d'euros de crypto-actifs dans les caisses de l'État !
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous êtes ici dans la salle de la commission des finances : vos paroles sont d'or.
Mme Vanessa Perrée. - Il est très satisfaisant, pour les magistrats que nous sommes, de savoir que nous oeuvrons utilement au bien commun. Nous aidons les victimes, les collectivités et un peu le budget de l'État.
M. Raphaël Daubet, président. - Merci pour cette audition très intéressante et très complète.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 h 00.