Mercredi 28 mai 2025

- Présidence de M. Raphaël Daubet, président -

La réunion est ouverte à 13 h 30.

Audition de Bruno Retailleau, ministre d'État, ministre de l'intérieur

M. Raphaël Daubet, président. - Mes chers collègues, nous auditionnons cet après-midi M. Bruno Retailleau, ministre d'État, ministre de l'intérieur.

Monsieur le ministre d'État, cette audition sera la dernière de notre commission d'enquête. Nous avons été marqués, je dois le dire, par la forte implication des services de l'État, et tout particulièrement des services enquêteurs. Je tiens à rendre hommage aux femmes et aux hommes qui servent le ministère de l'intérieur et qui ont donné à voir une image remarquable de l'institution.

La loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic doit encore compléter les instruments dont ils disposent pour lutter contre le blanchiment et le financement de la criminalité organisée. Mais la motivation des équipes, leur engagement à tous les niveaux du terrain et leur vision d'ensemble se heurtent à l'ampleur du phénomène de blanchiment dont seule une infime partie est entravée et récupérée.

Nous avons eu le sentiment que les services d'enquête ont davantage besoin de moyens que de nouveaux instruments juridiques. Surtout, ils ont besoin que la lutte contre le blanchiment soit pleinement intégrée à la lutte contre la criminalité organisée. Celle-ci ne doit pas être considérée comme un accessoire de l'arrestation des trafiquants.

Là encore, les moyens juridiques existent ou seront prochainement mis en oeuvre dans le cadre de la transposition du paquet européen anti-blanchiment. Ce qu'il faut, c'est avant tout une impulsion politique, pour replacer la lutte contre le blanchiment au coeur de notre action, réformer les pratiques.

Monsieur le ministre d'État, quelle est votre position sur ce point ? Comment comptez-vous permettre aux services enquêteurs de mieux lutter contre le blanchiment et le financement du terrorisme ?

Je pense notamment aux effectifs de la police judiciaire disponibles pour traiter du contentieux économique et financier, et donc du blanchiment. Nos auditions ont relevé à plusieurs reprises que, faute d'attractivité, ce domaine spécialisé ne parviendrait pas à recruter des enquêteurs. Combien d'effectifs de police judiciaire sont affectés à ces enquêtes et comment ce chiffre a-t-il évolué au cours des dernières années ?

Évidemment, en matière de lutte contre le blanchiment, le ministère de l'intérieur n'est pas seul, et nous avons entendu les services de Bercy. Les enquêtes communes unissant police ou gendarmerie et services fiscaux ou douaniers sont un moyen utile de mobiliser l'action de l'État contre la criminalité organisée dans tous ses aspects. Quel est votre point de vue sur cette question ?

Enfin, la criminalité organisée et le blanchiment interviennent dans un contexte international. La coopération policière internationale est donc essentielle. Europol et Interpol, dont nous avons visité les sièges, disposent de ressources importantes et ont démontré leur efficacité. Les échanges bilatéraux sont également indispensables, en particulier avec les pays susceptibles d'accueillir les fonds issus des trafics. Néanmoins, ils sont parfois difficiles à mettre en oeuvre et sont soumis aux aléas diplomatiques.

Vous l'avez compris, monsieur le ministre d'État, cette audition est particulièrement importante pour nos travaux. Je vous indique qu'elle est diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Monsieur le ministre d'État, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bruno Retailleau prête serment.

M. Raphaël Daubet, président. - Monsieur le ministre d'État, je vous cède la parole pour une présentation liminaire, après laquelle je laisserai les membres de la commission d'enquête vous poser leurs questions.

M. Bruno Retailleau, ministre d'État, ministre de l'intérieur. - Mesdames, messieurs les sénateurs, j'ai souvent eu l'occasion de me trouver à votre place, mais c'est la première fois que je suis amené à prêter serment devant une commission d'enquête.

Vous avez bien décrit le cadre de mon intervention. Je m'efforcerai d'être factuel et me reporterai à mes documents pour ne pas faire d'erreurs sur les chiffres.

Vous avez eu raison de commencer par rendre hommage à tous ces policiers et gendarmes qui mènent des enquêtes, ainsi qu'à l'autorité judiciaire, sous l'égide de laquelle ils le font.

Du point de vue juridique, la question est à la fois internationale et européenne. Vous avez mentionné la transposition du paquet anti-blanchiment et la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, qui consacre un titre spécifique à la lutte contre le blanchiment. Les sénateurs qui ont travaillé sur ce texte savent à quel point cette dimension est importante.

J'y reviendrai, certains outils sont trop peu utilisés. Je pense notamment à la présomption de blanchiment, qui permet d'inverser la charge de la preuve : celui qui est suspecté de blanchir de l'argent doit apporter les éléments factuels prouvant que ce n'est pas le cas.

Nous sommes à la croisée des chemins. Si nous avons bien sûr accordé de l'intérêt à la question du blanchiment jusqu'à présent, mon intuition est que nous avons quelque peu manqué de volonté, et, surtout, que nous n'avons pas suffisamment développé les outils nécessaires pour lutter contre ce phénomène.

J'ajoute que les nouveaux moyens technologiques tels que les cryptomonnaies et les cryptoactifs complexifient les circuits qu'il convient de tracer, même si nous pouvons y parvenir grâce, notamment, à des blockchains.

Évidemment, la grande criminalité se joue des frontières. C'est pourquoi j'ai reçu avant-hier le secrétaire général d'Interpol, dont le siège, je vous le rappelle, se trouve à Lyon. Nous travaillons énormément sur la dimension internationale de la lutte contre le blanchiment.

Le plan de mon intervention est simple : tout d'abord, je partirai des constats ; puis, j'analyserai la situation ; enfin, je formulerai des propositions. J'ai bien compris que vous attendiez de ma part des éléments chiffrés, notamment sur les effectifs, et je tâcherai de répondre à cette attente.

J'ai découvert en prenant mes fonctions place Beauvau que notre filière d'investigation est en souffrance, pour de nombreuses raisons. C'est particulièrement le cas au sein de la police nationale, car la gendarmerie, dont l'organisation est militaire, prévoit des promotions et des examens d'officiers de police judiciaire (OPJ).

La première raison de cette souffrance est la complexification des procédures, mais le problème d'attractivité de ces métiers s'explique aussi par d'autres facteurs. Par exemple, nous avons réévalué la prime de voie publique et permis aux gardiens de la paix de mieux articuler leur temps de travail et leur vie familiale, en instaurant, pour la plupart d'entre eux, un rythme binaire : deux jours de travail, deux jours de repos. Ce rythme est très apprécié par les agents et, à condition de disposer d'effectifs suffisants, cela permet aux services d'être efficaces. Sauf que les enquêteurs ne bénéficient pas de cette prime et ne peuvent pas adopter ce rythme binaire. En effet, lorsqu'un problème survient le vendredi, ils sont amenés à travailler la nuit et le week-end. L'attractivité de la filière de l'investigation s'en trouve ainsi affaiblie.

Il ne s'agit pas d'une question de moyens, car des postes sont ouverts. Seulement, il faut attirer des profils, et même de bons profils, car les enquêtes exigent de plus en plus de technicité.

Aussi, j'annoncerai dans quelques semaines un plan de revalorisation. C'était l'une de mes priorités d'action, et je m'y suis immédiatement attelé avec la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ). Le dialogue social avec les organisations syndicales a déjà donné lieu à un retour. Les propositions que je mettrai sur la table conforteront, je l'espère, cette filière qui a été trop négligée ces dernières années et dont le rôle est primordial pour lutter contre le blanchiment et, plus généralement, contre toutes les formes de délinquance.

Je commencerai donc par les constats.

Nous avons posé la plupart des constats lors de l'examen du texte sur le narcotrafic à l'Assemblée nationale et au Sénat. En un mot, nous faisons face une criminalité organisée qui prospère. Selon le rapport de la proposition de loi, les revenus issus du narcotrafic sont compris entre 3,5 milliards et 6 milliards d'euros. Pour ma part, je pense que ce chiffre est en deçà de la réalité. Malgré la quantité des saisies réalisées, le prix du gramme n'augmente pas, voire baisse. Cela montre bien que nous assistons à une submersion, à un tsunami de poudre blanche et d'autres substances.

Nos services de sécurité intérieure et de douanes sont de plus en plus efficients, mais les quantités supplémentaires qui arrivent sur le marché sont certainement supérieures à celles qui en sont retirées par la saisie.

La criminalité organisée constitue une double menace. Dans le bas du spectre, elle est la cause de l'hyperviolence, dont les rapports de police et de gendarmerie montrent qu'elle est bien souvent liée à des règlements de compte. Dans le haut du spectre, elle est la cause de troubles beaucoup plus graves : les masses financières sont telles que la criminalité organisée a désormais le pouvoir de corrompre. Nous pouvons parler de menace existentielle sur notre démocratie et nos institutions républicaines. Il n'y a qu'à voir la situation d'autres pays européens, que je ne citerai pas, pour se convaincre que cette menace ne doit pas être négligée.

Comme je l'ai évoqué, des outils technologiques sont utilisés par les criminels pour dissimuler leurs actions et réaliser des transferts financiers. Nous sommes, si j'ose dire, dans la dialectique, bien connue des militaires, du glaive et du bouclier : si les forces de police et de gendarmerie sont de plus en plus efficientes, ceux qu'elles traquent recourent à des outils qui s'adaptent et se perfectionnent.

Des moyens ultramodernes se juxtaposent avec des méthodes traditionnelles, que Nathalie Goulet connaît très bien. Je pense notamment à certains mécanismes de compensation dans le monde arabo-musulman, tels que l'Hawala, ou au recours à des personnes de confiance, les sarafs.

J'en viens à l'analyse.

Dans le cadre européen, nous avons eu des discussions autour d'une stratégie « follow the money ». Il convient désormais de passer à une stratégie de « catch the money » pour trouver les moyens de saisir les sommes en question.

Nous avons une nouvelle méthodologie pour lutter à la fois contre le haut et le bas du spectre de la délinquance financière : le dispositif Villes de sécurité renforcées. Celui-ci s'applique aux vingt-cinq grandes villes où le trafic est le plus enkysté et mêle des approches judiciaire, sécuritaire et administrative. Il s'agit d'une approche à 360 degrés pour s'attaquer aux écosystèmes dans leur ensemble.

De plus, j'ai demandé aux préfets, policiers et gendarmes, département par département, de déployer des stratégies de terrain. Nous avons renversé l'approche : nous ne dictons pas les choses ; l'action part du terrain.

Nous avons constaté, dans les opérations visant le haut du spectre comme dans celles qui concernent le bas du spectre, que beaucoup d'argent liquide circulait entre les deux. Les petites mains des trafics et les réseaux d'escroquerie, de cambriolage et de fraude alimentent la machine criminelle, qui forme un unique système.

Les enquêtes financières sont plus pointues et durent très longtemps. Elles exigent une haute technicité, alliée à une coopération internationale fluide. Nous avons des instruments pour les mener à bien. Interpol et Europol y contribuent.

Toutefois, l'angle indirect de la lutte contre le blanchiment permet d'être plus efficace et peut s'appuyer sur deux grands réseaux de coopération policière internationale : le réseau Amon (Anti Money Laundering Operational Network, réseau opérationnel de lutte contre le blanchiment) et le réseau interagences de recouvrement des avoirs.

Par ailleurs, les escroqueries en ligne constituent une délinquance de masse, qui a rendu nécessaire la création d'une interface dédiée, la plateforme Thésée. Son objet est d'opérer un traitement harmonisé des enquêtes et des signalements pour les escroqueries en ligne qui foisonnent sur internet et de simplifier le dépôt de plaintes en ligne des victimes. Je ne centrerai pas mon propos sur ce point, mais la délinquance financière intègre malheureusement cette délinquance de masse, qui consiste, souvent à partir du phishing, d'abuser des personnes les plus vulnérables, mais aussi de profiter de l'inattention de personnes averties, à qui il arrive de cliquer malencontreusement sur un lien.

L'organisation actuelle des directions de la police nationale et de la gendarmerie nationale repose sur des offices centraux spécialisés, qui recrutent des agents très pointus. Elle nous offre par ailleurs un maillage territorial adapté à la complexité des problèmes à traiter, y compris en matière de procédure.

Permettez-moi de vous donner quelques chiffres.

En 2024, 1,129 milliard d'euros ont été saisis, à parts égales, par la police et la gendarmerie nationales, dont plus de 122 millions l'ont été en lien avec des affaires d'infraction à la législation sur les stupéfiants. Les sommes liées aux affaires de drogue ne sont donc pas majoritaires, mais elles ne tiennent pas compte du prix des drogues saisies. Une saisie de plusieurs tonnes de cocaïne représente plusieurs dizaines de millions d'euros.

À titre indicatif, en 2024, les infractions économiques et financières représentaient 60 % du montant total des avoirs criminels qui ont été saisis par la gendarmerie nationale, tandis que l'infraction de présomption de blanchiment a permis aux groupes interministériels de recherche (GIR) de saisir l'équivalent de 36,8 millions d'euros en 2024 et de 5,9 millions d'euros depuis le début de l'année 2025.

Enfin, soixante et onze saisies de cryptoactifs ont été réalisées, pour un total de près de 10 millions d'euros.

Comme vous le savez, il existe au sein de l'État un mécanisme de redistribution des sommes confisquées. En 2023, les sommes issues des saisies opérées par les forces de sécurité intérieure ont été affectées au budget général de l'État à hauteur de 109,9 millions d'euros.

La mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) a, quant à elle, perçu 50 millions d'euros issus de décisions de confiscation prononcées dans les dossiers de trafics de stupéfiants. C'est par le biais de la Midelca que j'ai cherché, il y a quelques mois, de manière assumée, à culpabiliser et à responsabiliser les consommateurs de drogue. Pour leur faire comprendre qu'au bout d'un rail de cocaïne ou d'un joint, il y a des morts, nous avons réalisé un spot publicitaire.

Le fonds de lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains a également perçu 3,8 millions d'euros et les parties civiles ont été compensées à hauteur de 96,9 millions d'euros. Dans le cadre de conventions de partage, les autorités étrangères ont reçu 600 000 euros.

La direction générale de la police nationale (DGPN) a bénéficié de 780 000 euros pour financer la protection des repentis et des collaborateurs de justice, avec un abondement supplémentaire exceptionnel de 200 000 euros en 2023 pour pallier l'augmentation du nombre de repentis. Là encore, nous avons abordé la question lors de l'examen de la proposition de loi sur le narcotrafic : ceux qui enquêtent sur la criminalité organisée ne peuvent pas ne pas s'appuyer sur des informateurs, lesquels doivent parfois être rémunérés.

Le contournement des sanctions internationales adoptées à l'encontre de la Russie entre également en ligne de compte. Il s'agit d'un point d'attention très clair à l'échelle de l'Union européenne, mais aussi à l'échelle nationale. Nos services de police judiciaire sont mobilisés aux côtés de leurs partenaires européens, mais la tâche est très compliquée.

En effet, nous constatons que très peu de dossiers sont traités par les services de police judiciaire français sur le seul fondement de contournement des sanctions. Les mécanismes d'opacification qui sont utilisés rendent délicate l'identification des schémas de contournement et, par conséquent, les poursuites pénales. Par ailleurs, nous avons le sentiment que ces réseaux évitent la France pour échapper à la traque.

Le défi lié à la sophistication des modes opératoires doit être relevé, dans un contexte de crise conjoncturelle d'attractivité de la filière d'investigation. J'en ai déjà parlé, mais le manque de vocation est un vrai sujet, qui dépasse le cadre de la commission d'enquête. Il se conjugue à l'engorgement de la justice, qui désespère nos concitoyens : lorsqu'ils déposent plainte, ils ne voient pas leur plainte aboutir avant des mois et des mois, quand elle aboutit. Lorsque j'ai pris mes fonctions, il m'a ainsi été dit que 1 million à 2 millions d'affaires étaient en instance.

J'en viens aux actions que nous menons, et ce sera, monsieur le rapporteur, l'occasion de vous donner les chiffres que vous m'avez demandés au sujet des effectifs.

Nous sommes de plus en plus mobilisés dans la lutte contre la criminalité organisée et le blanchiment d'argent, dont le Gouvernement a décidé de faire une cause nationale, à l'instar de la lutte contre le terrorisme. La proposition de loi contre le narcotrafic que vous avez adoptée a enclenché une mobilisation qu'il convient d'accompagner.

Très franchement, le problème est que, face à des réseaux coordonnés et structurés, la lutte contre le blanchiment est organisée en silos, en tuyaux d'orgue, alors qu'elle pourrait être davantage centralisée. C'est tout le sens de la création de l'état-major interministériel de lutte contre la criminalité organisée (Emco), qui était prévue à l'article 1er de la loi sur le narcotrafic, mais à laquelle nous avons procédé par la voie réglementaire. J'ai récemment inauguré cette structure avec le Président de la République au siège de la DNPJ, où je vous invite à vous rendre si vous le souhaitez.

Jusqu'à présent, le chef de filat de la lutte contre le terrorisme était assuré par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et celui de la lutte contre la criminalité organisée incombait à la DNPJ, qui voit passer 80 % des affaires en la matière. Depuis un mois, il existe à Nanterre un plateau regroupant l'ensemble des services de renseignement et d'enquête des quatre ministères concernés : le ministère de l'intérieur ; celui de la justice, notamment par le biais de la direction du renseignement pénitentiaire ; celui de l'économie, dont dépendent Tracfin et les douanes ; et celui des armées, au travers de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE).

Cette organisation nous permettra de lutter beaucoup plus efficacement contre le blanchiment. Les premiers échos sont très bons. Le fait que des services différents soient regroupés sur un même lieu au service d'une cause nationale qui est poussée politiquement confère une force nouvelle à notre réponse contre cette pratique. Il est trop tôt pour dresser un premier bilan, mais cette structure est prometteuse.

Vous le savez, nos services d'enquête se répartissent dans trois pôles : la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN), la DGPN et la préfecture de police de Paris, qui est chargée du renseignement. Au total, nous disposons de 3 563 enquêteurs spécialisés dans la délinquance financière.

La gendarmerie nationale s'appuie sur des effectifs centraux et un maillage territorial dense, composé de 2 199 enquêteurs spécialisés dans la délinquance économique et financière. S'y ajoutent 3 667 enquêteurs spécialisés dans le travail dissimulé et les fraudes sociales, et 244 enquêteurs spécialisés dans la traçabilité et la saisie des actifs numériques, grâce au dispositif Fintech.

Pour compléter le dispositif, la gendarmerie nationale dispose depuis 2019 d'une task force dite DEFI, consacrée à la délinquance financière et constituée de réservistes spécialisés : comptables, notaires, spécialistes des marchés publics... Ces profils sont très utiles aux enquêtes, car ils apportent leurs compétences propres et je souhaite que la police nationale intègre également des profils spécialisés à sa réserve.

Sur le plan de l'organisation, il existe trois échelons : le département, la zone de gendarmerie, qui comprend plusieurs départements, voire régions, et l'État. Les enquêteurs localisés dans les territoires peuvent recevoir le soutien des offices centraux, qui envoient au besoin des équipes nationales pour renforcer les équipes locales.

La police nationale dispose, quant à elle, de 1 364 enquêteurs spécialisés en matière financière, dont 236 opèrent au sein de deux offices centraux de la DNPJ, l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) et l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) - je laisse de côté le Service central des courses et jeux (SSCJ).

La formation est à mes yeux particulièrement importante. Côté gendarmerie, le Centre national de formation au renseignement et à l'investigation (CNFRI), situé à Rosny-sous-Bois, va augmenter sa capacité de manière très importante pour que nous disposions dans les prochaines années de 600 à 700 enquêteurs financiers de niveau 2 et 3, contre 532 actuellement. Nous allons donc produire un effort significatif pour former de nouveaux enquêteurs spécialisés.

En outre, tous les gendarmes qui sont affectés à la cellule nationale et aux cellules régionales de captation des avoirs criminels disposeront tous de la qualification DEFI 1. Un parcours de formation initiale et continue en captation des avoirs criminels va être créé et mis à disposition de l'ensemble des gendarmes, de même qu'une hotline dédiée.

Par ailleurs, l'Office central de lutte contre la fraude et le travail illégal (OCLTI) va poursuivre sa formation auprès des enquêteurs spécialisés au profit du ministère et de ses partenaires.

Une simplification normative nous semble nécessaire pour ne pas diluer le temps d'enquête dans des procédures fastidieuses et disposer des outils adaptés pour combattre les criminels pied à pied.

Tout d'abord, nous souhaitons étendre les procédures applicables à la criminalité organisée, en autorisant, par exemple, des gardes à vue d'une durée maximale de quatre-vingt-seize heures. Au regard des procédures très précises sur ces dossiers, qui découlent parfois des réponses de la personne gardée à vue, le délai classique semble un peu court. De nombreux enquêteurs appellent à en augmenter la durée.

Ensuite, nous pourrions modifier l'alinéa 5 de l'article 131-21 du code de procédure pénale pour étendre la confiscation des biens non justifiés aux infractions punies d'une peine d'emprisonnement de trois ans, contre cinq ans actuellement. Cela laisserait plus de latitude à nos enquêteurs et inclurait dans le périmètre de la mesure des infractions telles que l'abus de confiance, l'abus de faiblesse ou le travail dissimulé.

Comme dans le cas de la criminalité organisée, il existe des infractions incidentes au blanchiment : narcotrafic, proxénétisme, travail dissimulé, etc. Il s'agit d'un écosystème très étendu. Il s'agit de développer des stratégies pour prendre dans nos filets l'ensemble de ces infractions.

En outre, les enquêteurs devraient pouvoir accéder au fichier automatisé des données juridiques immobilières (Fidji), qui est administré par la direction générale des finances publiques (DGFiP), pour mieux détecter les biens immobiliers. C'est absolument fondamental.

De même, il est souhaitable de créer un registre national des IBAN virtuels, qui sont de plus en plus utilisés à des fins de fraude. Je pense notamment aux escroqueries aux faux ordres de virements et aux fraudes aux prestations sociales.

Nous proposons également d'imposer la déclaration à la DGFiP de tous les comptes de cryptoactifs détenus auprès d'un prestataire de services sur actif numérique français ou étranger pour tout assujetti et de créer un fichier national des comptes de cryptoactifs accessible aux enquêteurs, sur le modèle du fichier national des comptes bancaires et assimilés (Ficoba).

Enfin, nous voulons normaliser les réponses des établissements bancaires aux réquisitions des services et accélérer l'interconnexion des fichiers nationaux de comptes bancaires au sein de l'Union européenne. En effet, la délinquance financière se moque pas mal des frontières.

Une autre piste d'amélioration réside dans les progrès techniques et l'aide à l'enquête, par le développement d'outils informatiques performants. Très franchement, nous ne sommes pas toujours très performants en la matière. Je me bats pour que nous nous appropriions l'intelligence artificielle au sein du ministère et que nos policiers disposent de logiciels simplifiant leur travail. Je crois beaucoup en l'intelligence artificielle pour traiter des flux de données massifs. Il s'agit - je n'ose pas le dire en Vendéen - d'un véritable game changer.

Par ailleurs, nous devons poursuivre nos efforts de coordination interministérielle et interservices. Je suis persuadé que l'Emco va nous permettre de trouver les connexions humaines pour que nous travaillions mieux ensemble. Bercy dispose d'outils puissants et d'agents très professionnels. Aussi devons-nous parvenir à mieux travailler ensemble, ce qui est, me semble-t-il, de plus en plus le cas.

Je conclurai sur les actions immédiates et concrètes que j'ai lancées.

Tout d'abord, j'ai lancé des mesures nationales de coordination interministérielle pour assurer un continuum en matières judiciaire et de renseignement.

Ensuite, j'ai lancé une série de mesures d'ordre organisationnel et normatif, tant dans le domaine de la loi que dans le domaine réglementaire, voire infraréglementaire.

À l'échelle interministérielle, je travaille sur l'application de la loi visant à sortir du piège du narcotrafic, sur laquelle je ne reviens pas. Là encore, l'Emco sera un facteur d'accélération du traitement des flux financiers.

Un plan gouvernemental de lutte contre la criminalité organisée a été formalisé le 30 avril. Il marque la volonté ferme du Gouvernement de mobiliser tous les ministères et services de l'État, au-delà de l'Emco, contre les menaces protéiformes. Il prévoit ainsi la création d'un comité interministériel de lutte contre la criminalité organisée. Il s'agira d'une instance de suivi et de mise en oeuvre du plan, pour élargir l'action contre le blanchiment au-delà des quatre ministères actuellement mobilisés.

Nous attendons l'avis du Conseil constitutionnel sur la loi sur le narcotrafic et nous espérons qu'elle pourra être promulguée prochainement. L'Emco relevant du domaine réglementaire, nous avons pu le lancer avant même la promulgation de la loi pour ne pas perdre de temps.

L'application de la loi sera l'occasion de prendre des mesures concrètes. Par exemple, nous donnerons aux préfets la possibilité de fermer pendant six mois tout établissement ou commerce ouvert au public utilisé pour blanchir de l'argent. Le préfet du Val-d'Oise m'a dit il y a quarante-huit heures qu'il avait d'ores et déjà 146 commerces dans son radar. Actuellement, la réglementation sur les débits de boisson permet aux préfets de fermer assez facilement ce type d'établissement, mais pas les autres commerces qui sont utilisés pour blanchir l'argent sale. La loi va leur donner ce pouvoir.

Le plan prévoit également plusieurs circulaires interministérielles à destination de tous les enquêteurs pour systématiser l'enquête patrimoniale et démanteler les rouages financiers des organisations criminelles. Nous comptons par exemple étendre les poursuites pour les chefs de blanchiment, de non-justification des ressources ou de recel.

De plus, nous nous montrerons plus offensifs sur les saisies et confiscations et nous mobiliserons les bailleurs sociaux, les organismes de sécurité sociale et les services fiscaux. En effet, si j'ai déjà évoqué les services fiscaux, qui sont capitaux, j'estime que les organismes de sécurité sociale doivent être beaucoup plus mobilisés, car il existe une marge de manoeuvre. Si ce type de délinquance financière n'est pas le fait de grandes organisations, les sommes concernées, mises bout à bout, sont assez considérables.

Enfin, le plan national de lutte contre la corruption 2025-2027 est en cours de finalisation. Il devrait s'intégrer à notre stratégie globale et se décliner au sein du ministère de l'intérieur, mais aussi du ministère de l'économie et des finances. Une trentaine de mesures sont en cours d'arbitrage et seront bientôt finalisées.

Plus généralement, nous devons impérativement mener l'offensive contre les saisies et les confiscations en lien avec la coopération internationale pour assécher les flux financiers de manière vertueuse. Cela permettra de financer l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), d'abonder le budget de l'État, et donc de doter nos forces de sécurités intérieures.

Je l'ai évoqué précédemment, alors que le chiffre d'affaires annuel du narcotrafic est énorme, le montant des saisies s'y rapportant ne s'élève qu'à 117 millions d'euros - même si, je le précise encore une fois, ce chiffre n'inclut pas la valorisation des quantités de drogue qui sont saisies.

La loi du 24 janvier 2023 d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur a déjà simplifié le dispositif pour laisser plus de latitude aux officiers de police judiciaire.

Cette offensive sur les mesures patrimoniales doit porter, par exemple, sur la facilitation de l'affectation des biens saisis avant jugement aux enquêteurs, y compris en matière de lutte contre le narcotrafic, et la facilitation d'identification des avoirs criminels à l'échelle internationale.

Au niveau ministériel, une réorganisation a été opérée en interne dans chacune des forces. La gendarmerie nationale a ainsi créé l'unité nationale de police judiciaire (UNPJ), qui permettra, depuis l'office central, de conforter les niveaux intermédiaires ou inférieurs. En outre, une task force de lutte contre le narcoblanchiment a été créée au sein de la sous-direction de la lutte contre la criminalité financière de la DNPJ.

Je souhaite former davantage de services d'enquêteurs à l'arsenal juridique permettant l'appréhension de revenus illicites et généraliser au sein des forces de sécurité le recours à la présomption de blanchiment. Cet outil fondamental est trop peu utilisé actuellement, peut-être par manque de connaissance. Nul besoin de légiférer : il figure déjà dans notre arsenal législatif.

Nous sommes pleinement mobilisés pour promouvoir cet agenda. J'ai largement abordé le sujet avec mes homologues européens au cours de réunions des ministres chargés de la justice et des affaires intérieures (JAI). Notre préoccupation est désormais très largement partagée à l'échelle communautaire. Par ailleurs, j'ai demandé à ce que la France accueille d'ici à la fin de l'année la prochaine réunion de la coalition ministérielle contre le crime organisé.

Sur le plan opérationnel local, nous avons, comme je l'ai déjà indiqué, lancé des opérations Villes de sécurité renforcée, qui reposent sur une triple stratégie : judiciaire, pour démanteler les réseaux ; sécuritaire classique ; et d'entrave administrative. Il s'agit d'opérations à 360 degrés, mettant autour de la table l'ensemble des services de l'État, et non les seuls services fiscaux. Les services vétérinaires, par exemple, peuvent aussi être mobilisés. L'idée est de déployer tous les moyens dont dispose l'État pour entraver le narcotrafic et le blanchiment.

Il nous faut également redynamiser les GIR et nous préparons un grand plan de lutte contre la fraude à l'immatriculation. Il s'agit en effet d'un levier pour lutter contre le narcotrafic et le blanchiment. Au-delà des go fast, les confiscations de véhicules opérés lors de rodéos urbains mettent au jour des systèmes de fraudes, reposant sur des garages virtuels.

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous remercie, monsieur le ministre d'État. Vos propos corroborent plusieurs de nos constats. J'ai senti que certaines de vos annonces provoquaient des élans de satisfaction chez Mme la rapporteure, à qui je cède la parole sans plus attendre.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Monsieur le ministre d'État, il s'agit de notre dernière audition. Dans la suite du président de la commission d'enquête, je tiens à exprimer mes remerciements à l'ensemble des services, qui font preuve d'une grande compétence et s'investissent beaucoup dans leur travail. Ils se sont d'ailleurs montrés très intéressés par le spectre de nos travaux, car le narcotrafic n'est pas le seul problème.

En effet, la pluridisciplinarité des délinquants appelle à analyser la situation à 360 degrés. C'est ce que nous nous sommes efforcés de faire au travers de cette commission d'enquête, en intégrant à nos réflexions le trafic de migrants, la contrefaçon, le trafic de pierres précieuses, le trafic d'art, etc.

Vous nous annoncez, monsieur le ministre d'État, qu'un plan d'action gouvernemental a été lancé ; comme vous appelez vous-même à sortir d'une organisation en tuyaux d'orgue, j'espère qu'il associera nos travaux, d'autant plus que nous dressons manifestement les mêmes constats.

Je tiens à souligner que nous ne sommes pas en concurrence avec le remarquable travail qui a été réalisé au Sénat contre le narcotrafic, qui a provoqué un réveil et un sursaut. Au contraire, nous nous inscrivons pleinement dans cette démarche.

M. Bruno Retailleau, ministre d'État. - Quand comptez-vous déposer vos conclusions ?

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Le 18 juin, une date symbolique.

M. Bruno Retailleau, ministre d'État. - C'est en effet une très belle date ! (Sourires.)

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je me limiterai à deux questions pour laisser les autres membres de la commission vous interroger.

Envisagez-vous d'inclure plus explicitement nos services de renseignement, notamment la DGSI, dans la lutte contre la criminalité organisée ?

Dans la lutte contre la délinquance de basse intensité, un amendement visant à augmenter le pouvoir des greffes pour lutter contre les entreprises éphémères a été rejeté à quelques voix près lors de l'examen de la proposition de loi contre le narcotrafic. Nous formulerons des propositions très importantes sur ce sujet, de façon à ralentir, si je puis dire, le permis de conduire des entreprises, c'est-à-dire le contrôle des greffes, pour éviter que des entreprises éphémères n'entrent dans le circuit pour blanchir de l'argent.

Ma deuxième question porte sur la fraude sociale, dont vous avez parlé. Envisagez-vous de reconsidérer la proposition qu'avait faite Gabriel Attal de lier carte de séjour et accès aux droits pour éviter des fraudes ?

Nous savons que l'expiration d'un titre de séjour ne met pas fin à la perception des droits sociaux, ce qui est problématique. La Cour des comptes a en effet évalué que 500 000 personnes bénéficieraient d'aides sociales alors que leur titre de séjour n'est plus valable et qu'elles sont donc en situation irrégulière.

M. Bruno Retailleau, ministre d'État. - La DGSI a toute sa place dans la lutte contre le blanchiment. Je l'ai citée explicitement dans mon propos liminaire. Elle est l'une des composantes de mon ministère dont les effectifs ont été le plus renforcés, à juste titre. Elle est non seulement chargée de la lutte contre les ingérences étrangères, mais aussi, avec succès, de la lutte antiterroriste. Depuis la dernière vague d'attentats, que l'on peut faire remonter à celui perpétré par Mohammed Merah à Toulouse en 2012, nous avons déjoué quatre-vingt-six attentats. Du fait de la tenue des jeux Olympiques et Paralympiques à Paris, notre pays n'a jamais été confronté à autant de tentatives d'attentat qu'en 2024. Or il n'y a eu aucun mort.

Je ne suis pas en train de vous dire que nous sommes absolument prémunis contre les attentats, mais notre lutte antiterroriste rencontre des succès. Désormais, la menace exogène est moindre, même si elle existe toujours, notamment en provenance du Khorassan. La menace provient avant tout de l'intérieur.

Si je fais ce détour, c'est pour expliquer que si nous avons voulu associer pleinement la DGSI à la lutte contre la délinquance financière, nous ne voulons pas non plus la détourner de ses objectifs principaux. Nous avons vu dans d'autres pays européens, mais aussi aux États-Unis, à quel point les actes de terrorismes constituaient une menace majeure.

La DGSI apportera toute son expertise sur le plateau de l'Emco à Nanterre, qui concentre toutes nos ressources humaines de lutte contre le blanchiment, notamment en matière de procédure, mais elle n'est pas cheffe de file. Il en a été question, mais j'estime sincèrement que cela aurait été une erreur. La DNPJ traite plus de 80 % des affaires de narcotrafic et de criminalité organisée ; il est légitime qu'elle dispose du chef de filat.

En ce qui concerne le contrôle des greffes, cela relève plutôt de Bercy, voire du ministère de la justice.

Quant aux fraudes sociales, je souscris totalement à votre proposition, mais il s'agit là encore d'un sujet interministériel. J'ai récemment pris connaissance d'une note sur la Belgique et je pense que nous devons aller dans la direction que vous proposez. Cela nous rendra beaucoup plus efficaces par rapport à ce type de fraude, qui est massive.

Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Les titres de séjour relèvent de votre ministère.

M. Bruno Retailleau, ministre d'État. - Tout à fait, et nous tiendrons compte de vos remarques. J'irai même plus loin. Plusieurs rapports du Sénat et de la Cour des comptes ont mis au jour un nombre de cartes Vitale bien supérieur au nombre d'habitants. Pour y remédier, il me semblerait normal de fusionner la carte d'identité et la carte Vitale.

M. Dany Wattebled. - Monsieur le ministre d'État, nous savons très bien que l'un des meilleurs moyens de lutte contre la fraude est le croisement des fichiers. À quand un document unique faisant office de carte d'identité, de carte de sécurité sociale et de permis de conduire ? C'est facile à mettre en oeuvre : les Estoniens l'ont fait, les Belges l'ont fait... Nous avons dix ans de retard ! Il suffit de tout regrouper dans une carte à puce pour éviter les fraudes. C'est une question de volonté politique ! Nous en parlons beaucoup, mais nous ne le faisons pas. Notre imprimerie nationale est performante, il suffit de prendre la décision !

Mme Nadine Bellurot. - Monsieur le ministre d'État, je salue votre volonté énergique de lutter contre la criminalité organisée et l'insécurité en général.

Deux ans après la réforme de la police judiciaire, Jérôme Durain et moi-même sommes en train de travailler à un point d'étape. Nous avons auditionné le directeur général de la police nationale et le directeur national de la sécurité publique. Nous n'avons pas encore de conclusions à rendre, mais les premiers retours sur la territorialisation de la police judiciaire font état de quelques difficultés de mise en oeuvre. Or il s'agit d'un enjeu d'efficacité qui rejoint vos préoccupations. Réfléchissez-vous à cette territorialisation de votre côté ?

J'ai présenté ce matin en commission des lois mon rapport sur la proposition de loi visant à renforcer et sécuriser le pouvoir préfectoral de dérogation afin d'adapter les normes aux territoires. Il s'agit de normes réglementaires de forme, mais également de fond. Les préfets font actuellement preuve d'une forme de frilosité, notamment à cause de la responsabilité pénale qui leur incombe, mais ils doivent s'emparer de cet outil, qui peut être très utile dans les territoires.

M. Grégory Blanc. - Monsieur le ministre d'État, tout au long de nos travaux a été évoquée l'importance du blanchiment de basse intensité. Lors des auditions des services relevant de votre ministère, plusieurs remarques ont été formulées, mais je suis resté sur ma faim en ce qui concerne les moyens d'enrichir les services qui interviennent en matière de criminalité financière.

Je pense à la complexification des schémas, mais aussi aux compétences qui sont nécessaires. L'idée que la police nationale recourt davantage aux réserves, à l'instar de ce que fait la gendarmerie, est constructive. Pour autant, le suivi des enquêtes nécessite une forme de constance. Quelles sont vos orientations sur ce point ?

Par ailleurs, quelle est votre philosophie sur le fait d'associer les élus locaux au suivi des commerces contribuant au blanchiment ? La question d'associer les polices municipales, par exemple, se pose. De même, la question de l'accès aux fichiers est un vaste sujet.

Enfin, si la fraude sociale existe, il existe également une forme de blanchiment liée à la non-délivrance de titres de séjour à des personnes qui travaillent dans des entreprises. Comment abordez-vous cet aspect des choses ?

M. Bruno Retailleau, ministre d'État. - Monsieur Wattebled, je suis favorable au document unique, mais nous venons à peine de moderniser la carte d'identité, malheureusement... Il faudra néanmoins aller plus loin. France Identité numérique permettra de sécuriser numériquement certaines démarches.

Le Sénat avait demandé à l'État, il y a deux ou trois ans, de numériser et de rendre infalsifiables les cartes Vitale. C'était une piste, mais, vous avez raison, la meilleure solution est de réunir dans un seul document le permis de conduire, la carte Vitale et la carte d'identité. Néanmoins, cette mesure représente un investissement très important, et il faut examiner les effets de bord juridiques du croisement des fichiers avec la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil).

Madame Bellurot, lorsque je suis arrivé au ministère, la réforme venait d'être déployée. C'est une manie française : chaque ministre veut sa réforme. Or celle-ci était très lourde, et je n'ai pas souhaité tout bouleverser. En revanche, il est possible de compléter ou d'améliorer les choses, notamment en ce qui concerne la police judiciaire (PJ). C'est d'ailleurs au sein de cette dernière que la réforme a été le plus contestée. L'inspection générale de la police nationale (IGPN) m'a rendu ses premières conclusions sur la réforme, lesquelles sont à 80 % positives.

Je saisirai l'inspection générale de l'administration (IGA) pour compléter le travail de l'IGPN, et ferai des propositions dans les prochains mois. Il faudrait permettre une meilleure mutualisation des moyens d'enquête au niveau territorial, entre les échelons départemental, régional et zonal.

En ce qui concerne le pouvoir dérogatoire du préfet, je ne peux qu'y être favorable, car j'ai largement soutenu cette idée lorsque j'étais au Sénat. Nous avions expérimenté cette mesure dans dix départements dans un premier temps, avant de la généraliser.

Depuis mon entrée en fonctions, je me bats pour que l'État territorial soit organisé au niveau du préfet de département. Je souhaite une unité de commandement : le préfet de département doit avoir autorité sur l'ensemble des services de l'État, comme le prévoit le décret du 29 avril 2004 relatif aux pouvoirs des préfets. Les élus doivent avoir un seul interlocuteur, et l'État ne doit pas parler de plusieurs voix.

Il faut accompagner cette mesure d'un renforcement du pouvoir de dérogation, afin que le préfet puisse ajuster les normes nationales au terrain. Jusqu'à présent, il n'est possible de déroger qu'à la norme réglementaire, mais le Premier ministre me disait il y a quelques jours qu'il souhaitait finaliser rapidement le décret de 2004 et préparer un projet de loi pour sécuriser le pouvoir de dérogation des préfets, et peut-être même l'étendre. Je n'y vois que du positif !

Mme Nadine Bellurot. - Vous êtes en partie comblé : nous avons inclus ce matin les établissements publics lorsque nous avons examiné en commission des lois la proposition de loi visant à renforcer et sécuriser le pouvoir préfectoral de dérogation afin d'adapter les normes aux territoires.

M. Bruno Retailleau, ministre d'État. - C'est effectivement mon souhait de placer les établissements publics et les opérateurs sous l'autorité du préfet. Bravo !

Monsieur Blanc, les commerces sont fermés ! Je vous donnerai un exemple très concret : le maire de Belfort, où je me suis rendu récemment, a dû acquérir 32 commerces pour éviter que les commerces ne tombent dans le blanchiment d'argent sale. Désormais, le préfet pourra les fermer. Les comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf) sont la structure la plus pertinente sur cette question : présidés, en formation plénière, par le préfet et le procureur de la République, ils réunissent l'ensemble des administrations de l'État. C'est dans ce cadre que l'on a, par exemple, fait fermer une boucherie à Grenoble qui faisait 5 millions d'euros de chiffre d'affaires...

Les préfets doivent aussi dialoguer avec les maires, qui doivent être associés ; en matière d'urbanisme commercial, ce sont les maires qui sont compétents. Dans certains Codaf, des préfets et des procureurs ont déjà développé ce type de lien, lequel est nécessaire.

En ce qui concerne les titres de séjour, nous sommes en train de nous organiser. L'Office de lutte contre le trafic illicite de migrants (Oltim) est chargé de démanteler les filières de trafiquants. Nous avons lancé il y a quelques mois la cellule d'échange de renseignement sur le trafic de migrants (Certim), qui réunit la DGSE, la DGSI et les services de Bercy, pour une meilleure efficacité en matière de démantèlement des filières. Nous avons repéré des filières sur la frontière espagnole ; nous allons nous en occuper. Auparavant, nous avions des problèmes dans les Hautes-Alpes, mais l'Italie ayant conclu des accords avec la Libye, l'Égypte et surtout la Tunisie, nous avons constaté une baisse des entrées irrégulières dans ce département. Le flux passe désormais par les Canaries et remonte via l'Espagne.

Mme Sylvie Vermeillet. - Je vous remercie pour les pistes d'action que vous avez énoncées dans votre propos liminaire : elles font écho à ce que nous avons entendu lors de nos nombreuses auditions. L'une d'elles retient particulièrement mon attention : comment comptez-vous obtenir un fichier nominatif des détenteurs de cryptomonnaies ? Il s'agit d'un problème épineux !

M. André Reichardt. - Je fais mienne la question de Sylvie Vermeillet sur le fichier des cryptomonnaies et je l'élargis au plan international, les cryptomonnaies n'étant pas françaises. Comment mettre en place l'équivalent d'un Ficoba européen, voire international, pour les cryptomonnaies ?

On sait bien que, derrière la criminalité organisée, on trouve souvent une organisation internationale du crime. Je souhaite vous interroger sur l'aspect international de la criminalité organisée, qui ne connaît pas de frontières. Je salue vos actions et me félicite de votre volonté de mettre en oeuvre le plan stratégique multiforme que vous avez évoqué, mais l'approche franco-française est-elle suffisante ? Ne faudrait-il pas une approche plus internationale ? Certains États étrangers font de l'influence étrangère leur fonds de commerce.

J'ai eu l'occasion d'aller en Estonie dans le cadre de la commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères : j'ai vu à quel point ce pays avait pris conscience de l'influence étrangère russe, qui utilise tous les vecteurs, notamment le crime organisé. Ma question est très directe : y a-t-il des pays étrangers derrière les organisations internationales du crime qui agissent dans notre pays ?

Par ailleurs, je veux insister sur la nécessité de mener un important travail de formation de l'ensemble des services. J'en profite pour rendre hommage à ceux qui travaillent pour ces services et que nous avons entendus dans le cadre de cette commission d'enquête. Existe-t-il véritablement, à tous les niveaux, une prise de conscience de la dimension internationale du crime organisé ? Prenons l'exemple de ce qui s'est passé récemment dans les établissements pénitentiaires : comment imaginer que la criminalité organisée était derrière cette action de lutte contre la détention de criminels dans notre pays ? Nous avons franchi un niveau en la matière.

Enfin, je termine sur la nécessité d'assurer la protection des maires. Dans la lutte contre la criminalité organisée, ils sont souvent en première ligne. Vous évoquiez le cas du maire de Belfort qui a été obligé d'acheter de nombreux locaux : il a dû passer par des préemptions. Or la préemption, cela ne s'improvise pas : si elle est faite à mauvais escient, on se fait retoquer. Le besoin de protection des maires est-il suffisamment pris en compte ?

M. Bruno Retailleau, ministre d'État. - Madame Vermeillet, le fichier nominatif des détenteurs de cryptoactifs est un sujet complexe, qui comprend, à la fois, une dimension interministérielle - le sujet dépend un peu plus de Bercy que du ministère de l'intérieur - et internationale, notamment européenne. J'en ai discuté avec le secrétaire général d'Interpol, mais il faudrait aussi y travailler avec Europol.

La question des fichiers est difficile. Souvenez-vous de la levée de boucliers sur les messageries cryptées, alors que, si nous y avions eu accès, on aurait sans doute pu prévenir le meurtre terroriste d'Arras. Le problème est le même avec le fichier nominatif des détenteurs de cryptoactifs ; il faut donc faire attention. La loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic a érigé en présomption de blanchiment l'usage d'un mixeur de cryptos.

Monsieur Reichardt, nous devons développer une meilleure coopération judiciaire, notamment pour les extraditions, avec les pays dans lesquels résident de gros bonnets du trafic de drogue. En réalité, la coopération internationale est plutôt bonne. Nous travaillons bien notamment avec le Maroc. À Marseille, il y a deux clans rivaux : la DZ Mafia et le clan Yoda, dont fait partie Félix Bingui, qui a été arrêté au Maroc. Ce pays a également donné un coup de main dans le cadre de l'important coup de filet qui a suivi l'arrestation de Mohamed Amra. Pour autant, je le redis, nous pouvons améliorer la coopération internationale, notamment avec les pays d'Amérique latine pour ce qui concerne le trafic de drogue.

M. André Reichardt. - J'évoquais les États qui mènent d'abord des opérations d'influence dans d'autres pays avant de passer à la criminalité organisée - suivez mon regard... Malheureusement, cela existe !

M. Bruno Retailleau, ministre d'État. - Bien sûr, mais pas en tant qu'État ; il s'agit plutôt en réalité d'une forme de laisser-aller ou de complicité indirecte. Nous y prêtons aussi une grande attention. Ces dossiers sont traités par la DGSI et la DGSE.

Pour ce qui concerne les maires, vous avez voté une loi en mars 2024 qui aligne les peines encourues pour violences contre des élus locaux sur celles qui visent les violences volontaires sur les agents des forces de sécurité. La protection fonctionnelle a aussi été étendue et rendue automatique.

Depuis, nous avons mis en place un kit sécurité ; 3 400 référents « atteintes aux élus » ont été mis en place dans les gendarmeries et les commissariats sur l'ensemble du territoire. Les associations de maires doivent diffuser cette information. Nous avons aussi prévu d'autres moyens, la priorisation d'appel : nous pouvons repérer directement un maire qui compose le 17 parce qu'il est menacé grâce à l'enregistrement préalable de certains numéros.

Lors de la discussion de la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, j'ai refusé les amendements qui tendaient à mettre le maire trop en avant dans le cadre de la procédure d'expulsion ; je préfère que soient exposés des fonctionnaires comme les préfets. Ainsi, ces derniers se substitueront aux bailleurs, notamment sociaux, mais parfois aussi privés, qui ont peur des représailles pour enclencher les démarches d'expulsion.

M. Raphaël Daubet, président. - Je vous remercie, monsieur le ministre d'État, pour vos réponses. Cette audition était la dernière d'une longue série. J'espère que nos travaux seront profitables à l'action du ministère de l'intérieur par la suite.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 15 h 00.