Mercredi 28 mai 2025

- Présidence de Mme Muriel Jourda, présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Proposition de loi portant diverses dispositions en matière de gestion des milieux aquatiques et de prévention des inondations (GEMAPI) - Examen du rapport et du texte de la commission

Mme Muriel Jourda, présidente. - Nous commençons nos travaux par l'examen du rapport d'Hervé Reynaud sur la proposition de loi portant diverses dispositions en matière de gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations (GEMAPI), en présence de Laurent Somon, rapporteur pour avis de la commission des finances.

M. Hervé Reynaud, rapporteur. - Je vais vous présenter le fruit de mes travaux menés conjointement avec notre collègue Laurent Somon, rapporteur pour avis de la commission des finances, à qui les articles 3 et 4 ont été délégués au fond par la commission des lois, sur la proposition de loi portant diverses dispositions en matière de gestion des milieux aquatiques et de prévention des inondations (GEMAPI), dont les auteurs sont nos collègues Anne Chain-Larché et Pierre Cuypers.

Depuis, le 1er janvier 2018, les intercommunalités à fiscalité propre sont attributaires de la compétence GEMAPI. Pour mémoire, la loi de 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles dite « MAPTAM » a attribué aux communes une compétence ciblée et obligatoire relative à la GEMAPI, avec un transfert obligatoire aux EPCI à fiscalité propre auxquels elles appartiennent, afin de lutter contre l'émiettement de la compétence et de sa gouvernance. Par la suite, la loi de 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République dite « NOTRe » a fixé au 1er janvier 2018 la date d'effet de ce transfert ; depuis, il s'agit d'une compétence obligatoire et exclusive des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre.

La compétence GEMAPI se répartit en deux socles. D'une part, certaines missions relèvent de la gestion des milieux aquatiques : l'aménagement d'un bassin ou d'une fraction de bassin hydrographique ; l'entretien et l'aménagement d'un cours d'eau, canal, lac ou plan d'eau, y compris leur accès ; la protection et la restauration des sites, des écosystèmes aquatiques et des zones humides, ainsi que des formations boisées riveraines. D'autre part, les missions relèvent de la prévention des inondations.

Toutefois, compte tenu des difficultés de mise en oeuvre concrètes du transfert de cette compétence, le législateur a introduit un certain nombre d'assouplissements au travers du vote de la loi du 30 décembre 2017 relative à l'exercice des compétences des collectivités territoriales dans le domaine de la gestion des milieux aquatiques et de la prévention des inondations, dite « Fesneau-Ferrand », dont le président Mathieu Darnaud était le rapporteur.

Plus précisément, le législateur a souhaité que l'attribution au bloc communal de la compétence GEMAPI laisse aux autres catégories de collectivités territoriales certaines compétences en la matière.

En effet, départements, les régions, leurs groupements et les autres personnes de droit public qui assuraient une ou plusieurs missions relevant de la GEMAPI à la date d'entrée en vigueur de la loi peuvent continuer à les exercer, sans limite de durée, sous réserve de l'accord de l'EPCI par le biais d'une convention conclue pour une durée de cinq ans renouvelables.

Poursuivant la même logique, cette même loi a autorisé les départements et régions qui le souhaitent à demeurer membres des structures syndicales exclusivement compétentes en matière de GEMAPI, auxquelles ils adhéraient à la date du 1er janvier 2018.

Comme de nombreuses compétences, la GEMAPI n'a, dans la plupart des cas, pas vocation à être effectivement exercée à l'échelon communal ou intercommunal, les périmètres administratifs n'étant évidemment pas ceux des bassins versants. C'est pourquoi de nombreux syndicats de communes et syndicats mixtes ont été constitués de longue date pour exercer ces missions à l'échelon pertinent - syndicats de rivière, établissements publics de bassin -, comme vous le savez.

Enfin, le financement de la compétence GEMAPI est assuré par une taxe facultative, plafonnée et affectée, qui peut être instituée par les communes et EPCI à fiscalité propre compétents en matière de GEMAPI. Son produit est exclusivement affecté au financement des charges de fonctionnement et d'investissement liées à l'exercice de cette compétence et ne peut être supérieur au montant prévisionnel de ces charges. Il est également plafonné à 40 euros par habitant.

La proposition de loi qui nous est soumise vise à répondre aux fortes demandes exprimées par les élus locaux qui, face à la multiplication des risques et aux diversités territoriales, souhaitent bénéficier de nouvelles souplesses dans l'exercice de cette compétence.

Partant du constat de « réalités territoriales souvent complexes, de la diversité des acteurs concernés et de la nécessité d'une coordination accrue », selon les termes de l'exposé des motifs, les auteurs de la proposition de loi proposent une évolution du cadre législatif de la GEMAPI, dont deux articles seulement entrent dans le champ de compétence de la commission des lois.

Ces derniers souhaitent, à titre principal, instituer une nouvelle faculté de délégation de tout ou partie de la compétence GEMAPI des EPCI à fiscalité propre aux départements, afin de « permettre une meilleure coordination et à tirer parti des expertises techniques et logistiques des acteurs départementaux ».

À titre plus subsidiaire, à l'article 2, ils ambitionnent de « clarifier la répartition des responsabilités, notamment en matière de gestion des eaux pluviales et de ruissellement » en permettant d'introduire dans le zonage communal ou intercommunal d'assainissement des mesures relatives au ruissellement.

Au travers des auditions denses que nous avons menées - je remercie les collègues qui étaient présents - et comme le soulignent les différents travaux conduits par le Sénat en la matière, nous avons pu relever que, près d'une décennie après sa création, la compétence GEMAPI ne satisfait pas complètement les élus locaux et mérite des correctifs pour s'adapter aux réalités locales, si diverses en la matière.

En particulier, nous avons pu mesurer le caractère parfois poreux des frontières entre la compétence GEMAPI et la compétence gestion des eaux pluviales urbaines (Gepu), car le ruissellement peut, suivant son ampleur, relever de la gestion des eaux pluviales urbaines ou de la prévention des inondations, et ce différemment selon les caractéristiques d'un territoire.

Dès lors, je vous proposerai d'approuver, dans son principe, la proposition de loi qui nous est soumise, car elle permettra d'apporter aux élus locaux de nouveaux outils, facultatifs et adaptés aux réalités de leurs territoires, pour exercer le plus efficacement possible la compétence GEMAPI.

Tout en approuvant l'économie générale de la proposition de loi, je vous proposerai, trois amendements visant à clarifier et à compléter les dispositions qui nous sont soumises.

Ainsi, je vous propose à l'article 1er d'aligner la procédure de délégation de la compétence GEMAPI des EPCI aux départements sur la procédure de délégation de droit commun, en prévoyant l'accord de l'ensemble des communes membres de l'EPCI pour ce faire. Cela garantira le caractère volontaire et facultatif d'une telle délégation, conformément à la volonté des auteurs de la proposition de loi.

Par ailleurs, à l'article 2, il me paraît souhaitable d'expliciter le lien entre les mesures de lutte contre le ruissellement et l'érosion des sols, qui pourraient, à titre facultatif et en fonction des réalités territoriales de chaque intercommunalité, être intégrées dans les zonages relatifs à l'assainissement, afin de garantir que ces mesures n'y soient intégrées que lorsqu'elles présentent un lien réel avec la prévention des inondations.

Enfin, je vous proposerai de compléter cette proposition de loi par un article additionnel visant à ajouter la lutte contre le ruissellement à la liste des domaines dans lesquels le département peut mettre à disposition des communes ou des EPCI, qui ne bénéficient pas des moyens suffisants pour l'exercice de leurs compétences, une assistance technique. Comme je l'ai dit précédemment, la frontière entre la lutte contre le ruissellement et la prévention des inondations étant parfois particulièrement ténue, une telle explicitation apparaît indispensable pour clarifier les domaines d'intervention de chacun.

Je vous propose de poser une nouvelle pierre à l'édifice des libertés locales et des souplesses apportées aux élus locaux en matière de GEMAPI, même si je n'ignore pas que ces travaux ont vocation à être poursuivis et complétés par ceux qui sont menés par nos collègues de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation, Jean-Yves Roux et Rémy Pointereau - leur rapport d'information devrait être publié d'ici l'automne.

Je ne manquerai pas, en séance publique, de m'adresser plus particulièrement au Gouvernement, qui doit également prendre ses responsabilités en matière de solidarité et de risque inondation.

Enfin, je remercie particulièrement mon collègue Laurent Somon pour la qualité du travail que nous avons accompli et pour ses propositions, auxquelles je souscris pleinement.

M. Laurent Somon, rapporteur pour avis de la commission des finances. - La création de la compétence GEMAPI en 2014 par la loi « Maptam » ne s'est pas accompagnée d'un transfert de moyens de l'État. Elle a toutefois donné lieu à l'instauration d'un nouvel impôt local facultatif, la taxe GEMAPI, codifiée à l'article 1350 bis du code général des impôts. Il s'agit d'un impôt de répartition, affecté au financement de cette compétence.

Cette taxe constitue, pour les collectivités, une ressource en progression. En 2018, 428 EPCI la percevaient, contre 665 en 2021, soit un taux de couverture de 53 %. Selon les premières données disponibles, les trois quarts des EPCI auraient levé cette taxe en 2024. Son montant a également augmenté, passant de 6 euros par habitant en 2018 à 7,5 euros en 2021. Le produit global de la taxe GEMAPI aurait ainsi triplé entre 2018 et 2023.

Pour autant, les auditions que nous avons conduites ont mis en lumière un constat partagé par de nombreux élus : la taxe GEMAPI demeure insuffisante. Ce constat est revenu de manière récurrente. Si l'administration évalue le produit potentiel de la taxe à 2,9 milliards d'euros, ce plafond est encore loin d'être atteint. De fortes disparités territoriales subsistent. Les territoires les plus exposés aux risques d'inondation mobilisent cette taxe à un niveau proche du plafond légal de 40 euros par habitant, tandis que d'autres, moins exposés, disposent de marges non exploitées. L'insuffisance de la taxe GEMAPI résulte donc d'une répartition inégale de l'effort fiscal sur le territoire.

L'examen de la présente proposition de loi s'inscrit dans un contexte de forte tension sur la capacité des collectivités territoriales à faire face aux risques d'inondation, en raison de l'insuffisance des moyens dont elles disposent. Le texte a été renvoyé à la commission des lois pour l'examen des articles 1er et 2. Celle-ci a toutefois délégué à la commission des finances l'examen au fond des articles 3 et 4, qui relèvent du volet fiscal.

L'article 3 prévoit la remise d'un rapport par le Gouvernement au Parlement. Ce rapport doit porter sur la mise en oeuvre de la taxe GEMAPI, sur les modalités permettant une répartition plus équitable de son produit sur l'ensemble du territoire, ainsi que sur l'opportunité d'instaurer un fonds de péréquation.

Je le rappelle, le Sénat se montre traditionnellement réservé à l'égard des demandes de rapport adressées au Gouvernement : seuls 20 % d'entre eux sont effectivement remis. J'aurais donc été enclin à formuler directement une proposition de création d'un fonds de péréquation de la taxe GEMAPI, de façon à provoquer un débat de fond et à contraindre le Gouvernement à se positionner, comme l'a d'ailleurs suggéré le rapporteur.

Cependant, à la suite des échanges que nous avons eus avec les auteurs de la proposition de loi, nous avons souhaité respecter leur choix de s'en tenir à une demande de rapport. Cette option permet d'engager une réflexion partenariale avec le Gouvernement, tout en rappelant que la solidarité nationale relève d'abord de sa responsabilité ; nous touchons ici à des missions qui relèvent presque de la sécurité civile.

En conséquence, la commission des finances a proposé d'adopter l'article 3 sans modification.

L'article 4 vise à permettre que les recettes de la taxe GEMAPI puissent désormais financer des actions menées dans le cadre de la compétence relative à la maîtrise des eaux pluviales en zone non urbaine. Or cette compétence ne relève pas du périmètre de la GEMAPI. L'article prévoit également que les personnes à qui la compétence GEMAPI a été transférée puissent reverser tout ou partie du produit de la taxe aux communes, afin qu'elles prennent en charge cette compétence spécifique.

Cette disposition nous paraît particulièrement superflue s'agissant des départements. En effet, l'article 1er de la proposition de loi ouvre la possibilité d'une délégation, et non d'un transfert de compétence au profit des départements. Or, dans le cadre d'une délégation, il est déjà possible de reverser les financements aux communes concernées.

Par ailleurs, il ne nous semble pas que la taxe GEMAPI puisse absorber le coût d'une compétence supplémentaire. Comme je l'ai indiqué précédemment, son produit est aujourd'hui insuffisant pour couvrir l'ensemble des dépenses nécessaires à la prévention des inondations. Plusieurs personnes auditionnées nous ont fait part de leur inquiétude quant à l'intégration de nouvelles missions dans le champ de la GEMAPI, qu'il s'agisse de la gestion des eaux pluviales en zone non urbaine ou de la protection du littoral.

La commission des finances a donc proposé la suppression de cet article.

Mme Audrey Linkenheld. - Je remercie nos rapporteurs pour le travail qu'ils viennent de nous présenter.

Si j'osais une formule, je dirais que la question, en définitive, est de savoir si l'on peut faire ruisseler... le ruissellement. Il est d'ailleurs assez original que le ruissellement, qui constitue en quelque sorte le sujet numéro un en matière de finances, ne relève pas ici de la commission des finances, mais bien de la commission des lois.

Plus sérieusement, je tiens à dire que le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain partage pleinement l'intention qui sous-tend cette proposition de loi : il s'agit de tenter de faciliter la tâche des collectivités territoriales, qui sont malheureusement confrontées à la question des inondations et, plus généralement, à la problématique sensible de la gestion de l'eau.

Cela étant, comme pour d'autres textes, la question qui se pose est la suivante : en cherchant à assouplir ou à simplifier le cadre juridique, ne risque-t-on pas, paradoxalement, d'en accentuer encore la complexité ? Tel est le point de vue de notre groupe, qui rejoint, je crois, celui des rapporteurs, même si ceux-ci ont cherché à répondre à ces inquiétudes par voie d'amendement. Nous sommes donc un peu circonspects.

Il faut bien reconnaître que la question de la compétence GEMAPI est ici traitée par le biais d'une délégation, qui n'est ni un transfert de compétence ni une délégation classique. Les amendements déposés visent à apporter des précisions à ce sujet. Mais une interrogation subsiste : si l'on supprime l'article modifiant la taxe GEMAPI, quel est alors l'intérêt d'élargir une compétence dont les ressources sont d'ores et déjà insuffisantes ? Le produit moyen de cette taxe est aujourd'hui de 8 euros par habitant, alors que le plafond légal est fixé à 40 euros. L'écart est donc significatif.

Pour notre part, nous ne sommes évidemment pas opposés à l'objet du texte. En revanche, s'agissant des rédactions proposées - tant initiales que résultant des amendements -, nous souhaitons nous accorder encore un temps de réflexion. Il convient de vérifier si, au terme de ce travail, le dispositif tourne mieux qu'auparavant. Nous restons, bien entendu, favorables à l'objectif des auteurs.

M. Michel Masset. - Si l'intention des auteurs de ce texte est louable - et il est évident que des clarifications sont nécessaires en matière de compétences -, je me permets néanmoins de vous exposer la situation concrète du Lot-et-Garonne.

Dans ce département, nous subissons entre trois et cinq inondations par an. Le territoire compte onze intercommunalités, qui ont toutes institué la taxe GEMAPI. Malgré cela, les moyens financiers demeurent largement insuffisants. Il faut savoir que, durant les deux premières années d'exercice de la compétence, la taxe a été prélevée à hauteur d'environ 25 euros par habitant, ce qui a permis de constituer une enveloppe globale de 500 000 euros. Or ces deux premières années ont été intégralement consacrées à la réalisation d'études - des études que, je le précise, l'État n'avait jamais conduites - concernant l'endiguement.

Un seul exemple : une première brèche identifiée sur une digue de 700 mètres nécessite une intervention chiffrée à 400 000 euros, soit une somme presque équivalente à la totalité des ressources collectées à l'échelle départementale, alors même que nous n'avons à traiter que 40 kilomètres de berges.

Dès lors, envisager un transfert de la compétence ou de ses ressources par délégation au département revient, pour reprendre une expression imagée, à organiser un mariage entre pauvres. En effet, je ne vois pas en quoi les départements disposeraient de davantage de marges de manoeuvre que les communautés de communes, si les prélèvements restent les mêmes.

Les intercommunalités se sont structurées, elles ont recruté du personnel. Un transfert de personnels pourrait éventuellement être envisagé, mais, à mes yeux, la véritable échelle pertinente n'est pas celle du département. Il s'agit d'une problématique qui doit être appréhendée en amont et en aval du cours d'eau, dans sa globalité, et donc à l'échelle de plusieurs départements, voire à celle de la région.

Par ailleurs, je peux vous assurer que lorsqu'on subit régulièrement des inondations, comme c'est le cas dans le Lot-et-Garonne, on souhaiterait davantage la mise en place d'un impôt ou d'une taxe collective. Car lorsque vous êtes situés en aval, vous ne faites que collecter les eaux provenant des autres territoires. Et pourtant, c'est vous qui êtes inondés.

Alors, pourquoi ne pas chercher à simplifier le dispositif ? Mais il restera toujours, en tout état de cause, la question centrale du financement.

Mme Cécile Cukierman. - La compétence GEMAPI fait couler beaucoup d'eau depuis sa création. Tout le problème est bien là, puisqu'elle devait précisément réduire les risques liés à une maîtrise insuffisante de l'eau.

Nous voterons l'article 1er, qui redonne aux départements la possibilité d'exercer cette compétence. Nous voterons également l'amendement tendant à conforter le rôle du département dans ce cadre.

Si nous souhaitons réellement rendre aux départements toute leur place, y compris dans un rôle dépassant la seule solidarité sociale pour inclure une solidarité territoriale, il est alors cohérent de permettre aux départements d'apporter une assistance technique - et c'est l'objet du texte, même si j'ai entendu les réserves -, précieuse à de nombreuses intercommunalités pour lesquelles ce sujet reste complexe à traiter.

Cela étant, cette proposition de loi et la suppression de l'article 4 ne permettent pas de régler le grand défi que constitue le financement. Ce défi est pourtant bien identifié depuis la création de la taxe GEMAPI et la mise en place de cette compétence. Dans un monde où les catastrophes naturelles se multiplient, où les précipitations deviennent de plus en plus soudaines et massives, les conséquences sont de plus en plus lourdes pour les territoires - nous le constatons malheureusement chaque année dans nos départements.

Je veux le redire ici - et nous aurons l'occasion de le répéter en séance publique -, nous n'émettons aucune réserve de principe sur cette proposition de loi. Toutefois, il faut bien admettre que les difficultés vont perdurer, en raison de l'incapacité structurelle de la taxe GEMAPI à répondre, seule, aux besoins d'investissement nécessaires. Les exemples qui viennent d'être donnés l'illustrent parfaitement : cette taxe, dans son état actuel, ne permet pas de financer les infrastructures indispensables pour préserver nos territoires des catastrophes pluviales à venir. Il en va de même, bien entendu, pour les territoires littoraux, qui doivent faire face aux effets du recul du trait de côte.

M. André Reichardt. - Je félicite nos collègues à l'origine de cette proposition de loi pour leur engagement sur la compétence GEMAPI. Cela dit, à force de déposer ce type de propositions, on finit par ne plus savoir où l'on va - permettez-moi cette franchise. Est-ce ainsi que l'on doit traiter les affaires de ce pays ? Car, à chaque nouvelle tentative de transfert de compétence, surgit immédiatement la question de savoir si la collectivité destinataire disposera des moyens nécessaires pour l'exercer. Nous contribuons, en réalité, à déstructurer un cadre institutionnel qui, certes, n'était pas parfait - je l'avais d'ailleurs critiqué à l'époque -mais qui, au moins, avait le mérite d'exister et d'offrir un minimum de lisibilité. Aujourd'hui, nous en sommes arrivés à un point où plus rien n'est clair.

J'en appelle donc, solennellement, à un retour de la cohérence dans ce domaine. Est-il, oui ou non, temps de poser, dans ce pays, la question fondamentale de la répartition des compétences entre les différents niveaux de collectivités territoriales ? Et de le faire non pas par une succession de propositions de loi, mais par un véritable projet de loi, qui traiterait en profondeur, de manière globale, les grandes thématiques relevant de l'action publique locale : qui fait quoi, avec quels moyens ?

Rappelons-nous les combats menés - pendant des années - sur le sujet de l'eau. Combien de temps a-t-il fallu pour remettre en question le transfert obligatoire de l'eau et de l'assainissement aux intercommunalités ? Aujourd'hui, ces mêmes intercommunalités en appellent à l'aide, demandent au département de prendre le relais. Mais chacun sait que les départements, de leur côté, n'en peuvent plus : les compétences qui leur sont confiées ne cessent de croître, tandis que leurs moyens stagnent, voire diminuent.

Alors, je le dis sans détour : allons-nous, enfin, avoir le courage de reconnaître que la décentralisation, dans son état actuel, ne fonctionne pas ? Elle ne fonctionne plus. Et je ne veux même pas rouvrir ici le débat - pourtant bien réel - sur les grandes régions, sur les grands cantons, sur les tensions engendrées par les binômes... Tout cela pèse dans la balance.

Ces grandes régions, dans bien des cas, ne fonctionnent pas. Nous faut-il encore attendre pour en tirer les conséquences et proposer un projet de loi structurant, qui permette, en tenant compte des capacités de chacun, de redéfinir clairement ce que l'on peut - et doit - faire à chaque niveau de territoire ?

J'ai commencé par rendre hommage aux auteurs de cette proposition de loi, mais, pour ma part, je ne peux plus de continuer à légiférer dans ces conditions.

M. Louis Vogel. - Très bien !

M. Michel Masset. - Permettez-moi de vous livrer un dernier exemple illustrant les enjeux concrets liés à la compétence GEMAPI. Cet exemple date de la semaine dernière.

Une ligne à grande vitesse (LGV) a été gravement endommagée à la suite du débordement d'un simple ruisseau. Ce débordement a emporté une portion de la ligne LGV sur une centaine de mètres. Aujourd'hui, la responsabilité incombe à l'intercommunalité, et la SNCF se retourne donc contre cette collectivité.

Voilà ce que cela signifie concrètement : 500 passagers ont dû être évacués du train à vingt-trois heures ; ils ont été mis à l'abri en urgence. Tous les transports sont paralysés depuis quinze jours ; et l'on cherche à faire porter la responsabilité sur une intercommunalité de 18 000 habitants...

M. Hervé Reynaud, rapporteur. - Je vais commencer par répondre à André Reichardt.

Nous pouvons souscrire au questionnement, voire à la sourde colère qui anime un certain nombre d'entre nous, face à l'absence de réformes structurelles ou de fond qui permettraient de régler durablement les problèmes de notre pays depuis quelques mois.

Nous avons tenté, avec ce texte, d'être cohérents avec la vision portée par le Sénat. Cette proposition de loi s'inscrit dans une suite d'assouplissements déjà introduits depuis les lois dites « Maptam » et « NOTRe ». Il s'agit d'un assouplissement de plus, certes, mais dans une logique constante : laisser à nos collectivités territoriales, à nos élus locaux, la liberté de choisir - et avec l'accord de l'ensemble des acteurs du territoire.

C'est pourquoi il n'est pas question ici d'un élargissement imposé de la compétence, mais bien d'une simple faculté de délégation au département, à condition que celui-ci soit volontaire et en capacité de le faire, notamment en matière d'ingénierie et d'assistance technique. Et surtout, nous souhaitons rétablir une procédure similaire à celle qui existe en droit commun : l'unanimité des communes concernées est requise, afin de ne tordre le bras à personne, pour procéder à la délégation de compétence.

Reste évidemment en suspens, comme une épée de Damoclès, la question du financement. Le produit de la taxe GEMAPI s'élève aujourd'hui à 536 millions d'euros. Son plafond, fixé à 40 euros par habitant, permettrait - en théorie - d'atteindre un produit de 3 milliards d'euros. Mais nous voyons bien qu'il s'agit d'un jeu de dupes.

Depuis plusieurs années, on dit aux élus locaux qu'il suffit d'appliquer la taxe pour trouver les ressources nécessaires. Cette situation, nous l'avons entendu au cours de nos auditions, est perçue comme profondément injuste, voire révoltante par de nombreux élus. Cela n'est pas convenable.

Comme je l'ai indiqué en préambule, il nous faudra profiter de la séance publique pour rappeler au Gouvernement ses responsabilités en matière de sécurité publique et de solidarité nationale.

M. Laurent Somon, rapporteur pour avis de la commission des finances. - Je me contenterai de quelques mots, car je partage entièrement les propos tenus par le rapporteur. Il est vrai que nous avons le sentiment de pastiller les sujets. Mais, en l'absence d'un projet de loi global - le Gouvernement est pourtant régulièrement alerté sur l'insuffisance des ressources allouées aux collectivités territoriales pour faire face à la recrudescence des inondations -, nous n'avons d'autre choix que de procéder ainsi.

Je pourrais, moi aussi, évoquer l'exemple de la Somme, confrontée à des inondations persistantes dès 2001. Il ne s'agissait pas alors d'un simple épisode ponctuel, mais d'une inondation stagnante ayant duré trois mois. Une telle situation provoque non seulement des dégâts importants, mais aussi une profonde irritation chez les habitants.

Cette proposition de loi est certes imparfaite, mais elle a le mérite de remettre au premier plan une nécessité impérieuse pour les collectivités locales, face à la récurrence d'événements climatiques particulièrement coûteux. Elle permet également de soulever, en creux, la problématique des assurances, qui devra être traitée dans le cadre de la proposition de loi visant à garantir une solution d'assurance à l'ensemble des collectivités territoriales, d'initiative sénatoriale.

Pourquoi ne sommes-nous pas allés plus loin sur la question de la péréquation ? Parce que nous avons souhaité respecter la liberté des collectivités territoriales dans la détermination de leurs ressources. Il n'était pas envisageable d'imposer une solidarité horizontale dans le contexte budgétaire et financier extrêmement contraint que nous connaissons.

J'ai moi-même connu, à l'échelle départementale, les limites de la péréquation horizontale au sein de Départements de France, et ce dans une période pourtant favorable, marquée par l'augmentation des droits de mutation à titre onéreux (DMTO). Aujourd'hui, les finances locales sont en tension ; imposer une telle solidarité serait très difficilement acceptable.

Les auditions l'ont d'ailleurs bien mis en évidence, nous avons perçu un clivage manifeste entre, d'un côté, les territoires densément peuplés, capables de lever un produit fiscal important, mais peu exposés aux risques, et de l'autre, les territoires peu peuplés, mais fortement soumis à des contraintes météorologiques, nécessitant des investissements considérables pour se prémunir contre les inondations, comme l'a illustré l'exemple évoqué par Michel Masset.

Je le rappelle, la prévention des inondations commence par l'amont, bien avant que ne survienne le ruissellement.

Pour autant, les communes littorales, qui ne subissent pas les mêmes contraintes, refusent souvent d'intégrer la gestion du ruissellement des eaux pluviales dans la GEMAPI. De la même manière, les territoires ruraux situés en amont des rivières rechignent à prendre en charge la protection du littoral, en raison des coûts très élevés que cela impliquerait.

Il appartient donc au Gouvernement d'ouvrir une concertation sérieuse avec les collectivités locales, afin de leur apporter les moyens nécessaires pour agir efficacement.

Nous avons pleinement conscience que le présent texte a une portée limitée. Mais nous avons volontairement choisi de ne pas contraindre les collectivités, tout en leur offrant la possibilité de recourir à la délégation, afin de mobiliser de l'ingénierie ou de transférer ponctuellement certaines compétences, dans le but de réaliser les travaux indispensables.

Enfin, j'évoquerai un dernier point, soulevé par la commission des finances, et que Christine Lavarde a rappelé à juste titre : le rôle de l'agence de l'eau. C'est en effet un acteur essentiel dans la gestion des bassins hydrographiques et de l'eau, qu'il s'agisse du grand cycle ou du petit cycle. Il est donc nécessaire, également, de reconsidérer le rôle et les missions de ces agences.

Mme Muriel Jourda, présidente. - Concernant le périmètre de cette proposition de loi, en application du vade-mecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des présidents, je vous propose de considérer que ce périmètre inclut les dispositions relatives à l'exercice et au financement de la compétence en matière de gestion des milieux aquatiques et de prévention des inondations ; les dispositions relatives à la taxe dite GEMAPI mentionnée à l'article 1350 bis du code général des impôts.

Il en est ainsi décidé.

EXAMEN DES ARTICLES

Mme Muriel Jourda, présidente. - Je propose que notre commission prenne acte des résultats des travaux de la commission des finances sur les articles qui lui ont été délégués, et adopte l'article 3 sans modification et l'amendement COM-1 de suppression de l'article 4.

Article 1er

M. Hervé Reynaud, rapporteur. - L'amendement COM-2 vise à préciser que la délégation de la compétence GEMAPI au département nécessite l'accord de l'ensemble des conseils municipaux des communes membres de l'EPCI à fiscalité propre. Il s'agit ainsi d'aligner ce dispositif sur le droit commun applicable aux délégations volontaires et facultatives de compétences entre les collectivités territoriales et leurs groupements.

L'amendement COM-2 est adopté.

L'article 1er est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Article 2

M. Hervé Reynaud, rapporteur. - L'amendement COM-3 vise à clarifier l'articulation entre la compétence GEMAPI et la gestion des eaux pluviales urbaines. Il me semble nécessaire d'expliciter cette articulation en introduisant dans le texte une distinction plus précise entre les notions de ruissellement et de prévention des inondations.

L'amendement COM-3 est adopté.

L'article 2 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Après l'article 2

M. Hervé Reynaud, rapporteur. - L'amendement COM-4 tend, lui aussi, à renforcer le rôle des départements dans l'exercice de la compétence GEMAPI en leur donnant la possibilité de prendre des mesures en matière de ruissellement, dès lors qu'elles présentent un lien avec la prévention des inondations.

L'amendement COM-4 est adopté et devient article additionnel.

Article 3

L'article 3 est adopté sans modification.

Article 4

L'amendement COM-1 est adopté.

L'article 4 est supprimé.

La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article 1er

M. REYNAUD, rapporteur

2

Alignement de la procédure de délégation sur la procédure de délégation de droit commun

Adopté

Article 2

M. REYNAUD, rapporteur

3

Clarification rédactionnelle

Adopté

Article(s) additionnel(s) après Article 2

M. REYNAUD, rapporteur

4

Explicitation du champ de l'assistance technique susceptible d'être fournie par les départements aux EPCI-FP et communes en matière de prévention des inondations

Adopté

Article 4

M. SOMON, rapporteur pour avis

1

Suppression de l'article

Adopté

Proposition de nomination de M. Bernard Stirn, candidat proposé par le Président de la République aux fonctions de président de la commission prévue au dernier alinéa de l'article 25 de la Constitution - Désignation d'un rapporteur

La commission désigne Mme Muriel Jourda rapporteur sur la proposition de nomination, par le Président de la République, de M. Bernard Stirn aux fonctions de président de la commission prévue au dernier alinéa de l'article 25 la Constitution.

Proposition de loi visant à renforcer et sécuriser le pouvoir préfectoral de dérogation afin d'adapter les normes aux territoires - Examen du rapport et du texte de la commission

Mme Muriel Jourda, présidente. - Nous passons à l'examen du rapport de notre collègue Nadine Bellurot sur la proposition de loi visant à renforcer et sécuriser le pouvoir préfectoral de dérogation afin d'adapter les normes aux territoires.

Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Cette proposition de loi tend à renforcer et sécuriser le pouvoir de dérogation des préfets, afin de permettre une meilleure adaptation des normes aux réalités des territoires. Chacun de nous en a conscience, les élus sont aujourd'hui confrontés à un carcan normatif étouffant, qui entrave la réalisation de nombreux projets locaux et génère bien souvent un sentiment d'impuissance et d'incompréhension.

C'est la raison pour laquelle notre assemblée est plus que jamais engagée pour endiguer cette tendance à l'augmentation ininterrompue du nombre de normes, qui deviennent d'ailleurs de plus en plus complexes. De nombreuses initiatives en témoignent, à l'instar de la Charte sur la simplification signée entre le Sénat et le Gouvernement en 2023 ou encore de l'organisation, le mois dernier, sous la présidence de Gérard Larcher, de la troisième édition des assises de la simplification.

La proposition de loi que nous examinons s'inscrit dans la droite ligne de ces initiatives de simplification, puisqu'elle entend renforcer le pouvoir de dérogation reconnu aux préfets.

Ce texte est issu des travaux de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation, qui a rendu ses conclusions au mois de février 2025. Déposée par Rémy Pointereau et Guylène Pantel et cosignée par près de 130 de nos collègues, la proposition de loi traduit les principales recommandations de ces travaux.

Avant de vous en présenter plus en détail le contenu, permettez-moi de dire quelques mots du pouvoir préfectoral de dérogation actuel et du bilan qui peut en être tiré.

Le constat d'une complexité normative préjudiciable tant aux projets des collectivités qu'à l'action de l'État dans les territoires a donné lieu, en 2017, au lancement d'une expérimentation visant à reconnaître à certains préfets de région ou de département un pouvoir général de dérogation aux normes réglementaires étatiques.

À la suite d'un premier bilan concluant, le dispositif a été pérennisé et étendu à l'ensemble du territoire national par un décret publié en 2020. Il demeure strictement encadré : les dérogations ne peuvent intervenir que dans une liste de matières limitativement énumérées ; le préfet ne peut déroger qu'aux normes arrêtées par l'administration de l'État, ce qui exclut celles qui sont fixées par les agences et opérateurs ; le préfet ne peut déroger qu'à des normes de forme ou de procédure puisque la dérogation doit avoir pour effet d'alléger des démarches administratives, de réduire des délais de procédure ou de favoriser l'accès aux aides publiques.

Depuis l'entrée en vigueur du décret de 2020, quelque 900 arrêtés préfectoraux de dérogation ont été portés à la connaissance de l'administration centrale. Toutefois, le nombre effectif d'arrêtés est probablement supérieur, puisque la circulaire du Premier ministre en date du 28 octobre 2024 a supprimé les obligations d'information préalable des préfets de région et de saisine préalable de l'administration centrale. Avant 2024, le préfet devait demander l'autorisation à la direction des missions de l'administration territoriale et de l'encadrement supérieur (DMATES) ; ce n'est plus le cas dans le droit en vigueur.

Au regard du potentiel que présente cet outil et des attentes qu'il a suscitées, ce nombre de dérogations, assez faible, peut paraître décevant.

Pour autant, lorsqu'il a été utilisé, le pouvoir de dérogation s'est développé dans un cadre consensuel et en concertation avec les élus locaux : en témoigne l'absence presque totale de contentieux ; au reste, près de 90 % des dérogations ont bénéficié aux collectivités territoriales, même si elles peuvent également bénéficier aux entreprises ou aux particuliers.

Les auditions que j'ai conduites - nous en aurons d'autres avec les associations d'élus d'ici à la séance publique -, en particulier avec des préfets actuellement en fonction, m'ont permis d'identifier plusieurs obstacles à la pleine mobilisation de ce nouvel outil, en dépit d'une accélération récente du nombre d'arrêtés. Ainsi, la liste des matières concernées par le droit de dérogation demeure limitée : elle exclut, par exemple, les questions de transport et de santé ; les initiatives de dérogation se heurtent bien souvent à la présence de normes législatives et européennes ; l'attachement au principe d'égalité, qui irrigue la culture de l'administration, entre en contradiction avec l'idée d'une application différente de la norme selon les cas. À l'appui de ce constat, l'un des préfets que nous avons auditionnés a qualifié le pouvoir de dérogation de « choc culturel ». Enfin, les préfets ont pu éprouver certaines réticences liées à la crainte d'encourir une responsabilité pénale en raison du recours au pouvoir de dérogation.

La proposition de loi que nous examinons comporte six articles, qui visent précisément à lever ces différents freins.

L'article 1er consacre le pouvoir de dérogation du préfet en matière réglementaire. Il s'inspire largement de la rédaction du décret de 2020, avec toutefois quelques différences. Premièrement, le pouvoir de dérogation du préfet serait élargi à toutes les matières. Deuxièmement, le préfet pourrait déroger non seulement aux normes arrêtées par l'administration de l'État, mais également à celles qui relèvent de la compétence des agences. Troisièmement, ce pouvoir serait étendu à des normes de fond, puisque le préfet pourrait prévoir des dérogations ayant pour effet de faciliter la conduite des projets locaux.

Les articles 2, 3 et 4 prévoient des cas circonstanciés et répondant à des objectifs précisément définis, dans lesquels le préfet peut déroger à des normes législatives au bénéfice des collectivités territoriales.

Ces articles concernent respectivement les règles relatives au financement minimal de leurs projets par les maîtres d'ouvrage - c'est l'objet de l'article 2 -, les règles relatives à la construction et au maintien d'ouvrages hydrauliques - à l'article 3 - et les règles de mise en conformité des installations sportives - à l'article 4.

Je rappelle, au passage, que cette méthode du cas par cas est la seule qui soit conforme aux exigences constitutionnelles lorsqu'il s'agit de dérogations intervenant dans le domaine législatif.

L'article 5 prévoit la création d'une conférence de dialogue qui remplacerait la commission départementale de conciliation des documents d'urbanisme. Cette nouvelle instance a vocation à associer les élus locaux à l'exercice du pouvoir de dérogation à l'échelle du département, en leur permettant d'émettre des avis sur les projets d'arrêtés préfectoraux de dérogation. Elle serait également habilitée à formuler des recommandations en matière de simplification et à obtenir la notification des déférés préfectoraux engagés à l'encontre de certains documents d'urbanisme.

Enfin, l'article 6 tend à modifier plusieurs dispositions du code pénal afin de sécuriser le recours par les préfets à leur pouvoir de dérogation.

Dans son principe, le texte est largement consensuel : il s'agit en effet de consacrer et de renforcer un outil prometteur au service de la simplification des normes et de la facilitation des projets locaux.

Cela étant, je vous proposerai plusieurs améliorations, à partir de l'ensemble des auditions que j'ai menées, en présence de certains de nos collègues. Elles visent essentiellement à étendre la portée du pouvoir de dérogation et à renforcer les mesures susceptibles d'en favoriser l'utilisation.

Tout d'abord, je vous proposerai une réécriture de l'article 1er relatif au pouvoir de dérogation en matière réglementaire, afin de permettre au préfet de déroger aux normes arrêtées par l'ensemble des agences, des offices et des opérateurs de l'État du département ou de la région ; de décider de dérogations au bénéfice de toute personne, qu'il s'agisse d'une collectivité, d'un particulier, d'une entreprise ou encore d'une association ou d'une fondation ; enfin, de déroger à des normes de fond, en permettant d'y apporter des adaptations mineures lorsqu'elles ont pour objet de faciliter la réalisation des projets locaux.

Parallèlement, je vous propose d'enrichir la liste des dérogations législatives - en matière de sport et d'ouvrages hydrauliques - en introduisant un nouvel article qui permettrait au préfet, sur demande d'une collectivité, de verser la compensation au titre du fonds de compensation pour la taxe sur la valeur ajoutée (FCTVA) en année n - et non en année n+2 -, lorsqu'elle réalise un investissement très important au regard de sa capacité financière. Il s'agit d'une mesure de soutien à l'investissement des petites communes, qui sont parfois confrontées à des difficultés de trésorerie pour les opérations les plus coûteuses.

S'agissant du dialogue territorial en matière de dérogation et de simplification prévu à l'article 5, plutôt que de créer une nouvelle instance, je vous propose d'élargir les compétences des comités locaux de cohésion territoriale (CLCT), qui constituent d'ores et déjà un espace d'échanges dédié à la facilitation des projets locaux. Chaque année, devant ce comité, le préfet de département devra présenter un bilan exhaustif de l'exercice de son pouvoir de dérogation. Il appartiendra alors au comité, dont les parlementaires seraient obligatoirement membres, de formuler des recommandations en matière de dérogation et de simplification.

J'en profite pour souligner que ce dialogue devra être l'occasion de mieux mobiliser la procédure dite de délégalisation : lorsque des dispositions législatives empiètent sur le domaine réglementaire, élus et services de l'État ont tout intérêt à les identifier pour qu'elles soient « déclassées » et puissent ensuite faire l'objet de dérogations au profit des collectivités territoriales.

Pour finir, je vous proposerai de clarifier et de simplifier le dispositif pénal inscrit à l'article 6, avec un amendement qui reprend le régime de la loi Fauchon de 2000 en l'adaptant à la situation du préfet ayant recours au pouvoir de dérogation.

En intégrant ces améliorations, nous avons l'occasion de bâtir un dispositif robuste, pour agir concrètement en faveur de la simplification et de l'adaptation des normes et conforter le rôle de fer de lance de notre assemblée en la matière.

Je vous propose donc, sous réserve de l'adoption de ces amendements, d'adopter cette proposition de loi.

Mme Cécile Cukierman. - Je remercie la rapporteure de son travail qui n'était pas simple, au vu de la rédaction initiale de cette proposition de loi.

Nous avons tous conscience de la difficulté qu'éprouvent, parfois, les préfets à exercer pleinement leur rôle au service de l'aménagement de nos départements, tout en tenant compte des réalités de la différenciation territoriale qui peuvent exister entre les territoires d'un même département.

Cependant, en matière de normes, je crois que, si la loi est mal faite, il vaut mieux la réécrire. J'entends, par ailleurs, ce qui a été dit au sujet des fédérations sportives, qui sont de grandes productrices de normes imposées aux collectivités territoriales. Or je doute que, pour certaines d'entre elles, la simple dérogation préfectorale suffise à leur convenir. Elles conserveront en effet la capacité de décider si tel ou tel match peut se tenir dans tel équipement ; cela ne réglera, in fine, que très partiellement les difficultés rencontrées par les élus concernés.

Enfin, il me semble essentiel de nous prémunir de l'idée que le préfet, parce qu'il peut parfois jouer le rôle d'exutoire pour les élus locaux, serait à même de tout faire. Les préfets ne font ni tout, ni n'importe quoi. Ils constituent un outil de régulation indispensable, garant d'une forme de continuité de l'État républicain dans les territoires. Renforcer leurs prérogatives ne revient pas, à mon sens, à les fragiliser.

Avec cette proposition de loi, on tend toutefois à imposer au préfet le recours au pouvoir de dérogation, sans mesurer pleinement les implications d'un tel usage ; car déroger, c'est prendre un risque. Et dans les faits, certains préfets préféreront probablement saisir le juge administratif avant de prendre une décision, afin d'éviter toute mise en jeu de leur responsabilité, ce qui ne fera qu'alimenter une inflation normative supplémentaire.

Dans tous les cas, si cette proposition de loi devait aboutir, il me semble indispensable de procéder à une véritable évaluation de ses effets dans ses différents domaines d'application.

Je me félicite d'abord de la réécriture de l'article 5. Sa version initiale relevait d'une véritable usine à gaz : mal définie, de composition incertaine, et qui n'avait pour seul effet que d'emboliser l'action publique au lieu de la fluidifier. Ce travers est toujours regrettable dans une proposition de loi sénatoriale.

Ensuite, je m'étonne de l'amendement  COM-6 relatif à la possibilité de déroger aux règles du FCTVA. Non sur le principe : dans le cadre de l'examen du projet de loi de finances (PLF), je dépose chaque année un amendement visant à instaurer le principe de contemporanéité du FCTVA.

Je rappelle qu'au cours de l'examen du dernier PLF, un amendement en ce sens avait été adopté, mais qu'une seconde délibération, sur l'initiative de la majorité sénatoriale qui invoquait son coût potentiel, estimé à 6,5 milliards d'euros pour 2025, l'avait ensuite annulé.

Je m'interroge donc sur la portée de cet amendement au regard de l'article 40 de la Constitution. Au-delà même du débat juridique, je m'interroge aussi sur le respect de règles éthiques entre nous.

Cela étant, je me réjouis - et je pense que les maires aussi s'en réjouiront - de voir enfin le Sénat défendre l'idée de contemporanéité du FCTVA, après le coup de force du mois de décembre 2024. Mais, comme pour les préfets, un peu de constance permettrait, parfois, de mieux réguler l'action publique et de progresser sereinement.

En l'état, je salue le travail effectué, notamment pour relever le niveau d'un texte qui, à son origine, n'était pas, à mon sens, à la hauteur. Mais nous nous abstiendrons lors du vote final.

M. Pierre-Alain Roiron. - Cette proposition de loi ambitionne de mieux reconnaître et de promouvoir l'usage du pouvoir de dérogation des préfets, un pouvoir dont le potentiel demeure, à ce jour, largement sous-exploité au bénéfice des collectivités territoriales. Les données du rapport de la délégation sénatoriales aux collectivités territoriales relatif au pouvoir préfectoral de dérogation aux normes en attestent clairement.

Plusieurs dispositions vont dans le sens d'une clarification bienvenue, en faveur d'un accompagnement plus souple des projets portés par les collectivités locales. Je pense notamment à la création de la conférence locale de dialogue entre l'État et les collectivités, ainsi qu'à l'article 6, dont la nouvelle rédaction, proposée par la rapporteure, vise à encadrer la responsabilité pénale des préfets, dans l'esprit de la loi dite Fauchon.

S'agissant de l'article 2, nous proposons de compléter le dispositif par l'introduction d'une dérogation automatique au bénéfice des communes de moins de 2 000 habitants disposant d'un faible potentiel financier. Ce mécanisme, déjà adopté par le Sénat en février 2024, faciliterait la réalisation de projets essentiels dans nos territoires, qu'il s'agisse d'alimentation en eau potable, de voirie ou encore de rénovation patrimoniale, en levant les freins liés à la lourdeur ou à l'incertitude juridique des dispositifs dérogatoires actuellement en vigueur.

En revanche, nous demandons la suppression de l'article 3. Derrière une intention affichée de répondre à certaines situations locales bien identifiées, comme celle des moulins à eau, se dessine une possibilité trop large de dérogation aux normes environnementales. Si l'on peut comprendre l'objectif de lever certaines contraintes locales, la rédaction actuelle ouvre la voie à une remise en cause trop étendue des normes applicables aux ouvrages hydrauliques. Dans un contexte de vulnérabilité croissante de nos écosystèmes aquatiques, et alors que notre pays accuse un retard préoccupant en matière de qualité des eaux, une telle disposition ne semble ni justifiée ni compatible avec les engagements environnementaux de la France à l'échelon communautaire.

Par ailleurs, nous saluons l'amendement visant à intégrer les parlementaires aux comités locaux de cohésion territoriale. J'exprime le souhait que ces comités se réunissent régulièrement, car leur bon fonctionnement permettra de mieux faire remonter les besoins exprimés par les élus locaux sur le terrain, et de renforcer ainsi le lien entre le législateur et les collectivités territoriales.

M. Guy Benarroche. - Nous ne parvenons pas à légiférer de manière cohérente. Les propositions de loi s'accumulent et nous n'arrivons pas à bâtir une vision cohérente du territoire, que ce soit pour la décentralisation ou pour la recentralisation.

Ce texte de loi vise à poursuivre les efforts engagés depuis trois ou quatre ans vers une recentralisation totale : certes, celle-ci se fait autour des pouvoirs déconcentrés de l'État, en l'occurrence le préfet, mais ce n'en est pas moins une recentralisation.

Si le besoin de simplification est réel au vu des difficultés que rencontrent les maires pour comprendre ou appliquer certaines normes, et si le pouvoir de dérogation est effectivement utile, notamment pour l'obtention de subventions, ce texte n'apporte pas une bonne réponse. Constatant que les normes sont trop nombreuses, mais qu'il est trop compliqué d'y toucher, il prévoit plutôt de donner aux représentants de l'État que sont les préfets le pouvoir de déroger aux règles et aux lois existantes. Ce raisonnement me paraît un peu spécieux, et très centralisateur. Il laisse entre les mains d'une seule administration et d'un seul homme le pouvoir de décider de procéder à certaines dérogations, y compris sur des décisions prises, en toute légitimité, par des opérateurs de l'État qui ne sont pas sous son contrôle. Or cela risquerait d'affecter notamment l'application des normes environnementales ou sociales.

En l'état, nous ne pouvons pas voter ce texte.

M. André Reichardt. - Cette proposition de loi émanant de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales mérite naturellement que l'on s'y attarde, mais elle me semble apporter une mauvaise réponse à un vrai problème.

Une fois n'est pas coutume, je rejoins les propos de Guy Benarroche et de Cécile Cukierman : si l'on veut accroître le pouvoir des préfets en matière de dérogation aux normes, commençons par nous demander pourquoi ces normes existent et si elles sont bonnes. Faut-il même toutes ces normes ? Ne faudrait-il pas limiter l'importance du pouvoir normatif, comme le font d'autres pays ? En tant que législateur, je fixe un cadre, une orientation, mais je ne vais pas jusqu'à tout réglementer. Je laisse à ceux qui seront amenés à mettre en oeuvre ces orientations, notamment les collectivités locales concernées, la possibilité de fixer les normes qui s'appliqueront dans leurs territoires.

Donner de plus en plus d'importance aux préfets revient à renforcer la centralisation. Est-ce ce que nous voulons ?

Un pouvoir normatif territorial est certes nécessaire, mais cela s'appelle la différenciation. Il faut que nous ayons le courage de remettre l'ouvrage sur le métier, et de réfléchir de nouveau à une vraie décentralisation. Permettez à l'Alsacien que je suis de vous parler de notre droit local alsacien-mosellan. Nous avons un droit local que personne en Alsace-Moselle ne veut réduire ni supprimer. Un sondage réalisé récemment à la demande de l'Institut du droit local alsacien-mosellan montre ainsi que 80 % à 90 % des Alsaciens et Mosellans sont attachés au maintien et même au développement de ce droit local. Or que faisons-nous ? Nous disons que ce droit ne saurait évoluer sans un vote du Parlement français. C'est donc vous, mes chers collègues, qui direz ce qui est bon pour l'Alsace-Moselle...

Or, dans sa décision Somodia de 2011, le Conseil constitutionnel a souligné que, si son existence est garantie par un principe fondamental reconnu par les lois de la République, ce droit local ne peut évoluer que dans le sens du droit général. Il est donc mort-vivant ! Nous voulons pourtant le faire évoluer puisqu'il est bon. Mais cette décision est la chronique d'une mort annoncée. C'est inacceptable !

Et voilà que l'on examine un texte tendant à renforcer le pouvoir de dérogation du préfet. Mais à leur nomination en Alsace, les préfets commencent par demander ce qu'est le droit local alsacien-mosellan. Nous passons des années à le leur expliquer, et, quand enfin ils le comprennent, ils s'en vont. Je ne peux donc pas être d'accord avec cette approche.

J'appelle de mes voeux une proposition de loi sénatoriale sur ce sujet. J'ai déposé trois propositions de loi depuis que je suis sénateur, toutes tombées aux oubliettes. Certes, le sujet est compliqué, mais il faudrait pourtant un texte courageux allant dans le sens de mon argumentaire : il appartient aux collectivités territoriales d'adapter la norme fixée au niveau national à leurs réalités locales.

M. Guy Benarroche. - Très bien !

Mme Agnès Canayer. - Cette proposition de loi est nécessaire, mais il s'agit surtout d'une proposition de loi d'appel. Elle n'aura d'efficacité que si, comme nous l'avons dit avec Éric Kerrouche dans un récent rapport d'information intitulé À la recherche de l'État dans les territoires, nous renforçons les prérogatives et les moyens des préfets et des sous-préfectures. Il ne saurait y avoir de décentralisation sans déconcentration. Nous devons prendre en considération les spécificités locales. Or les préfets qui veulent déroger aux normes sont rappelés à l'ordre par les administrations, notamment par les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal), qui veulent une application stricte, descendante, des textes.

Je voterai ce texte, mais il faut engager une véritable réflexion sur la déconcentration et les moyens des préfectures et des sous-préfectures.

M. Guy Benarroche. - Nous faisons donc les choses à l'envers...

M. Olivier Bitz. - Nous pouvons tous attendre le grand soir de la déconcentration ou de la décentralisation, mais ce n'est pas l'ambition de ce texte. Je remercie la rapporteure pour son travail. Mais si l'on peut améliorer la portée juridique du texte, le vrai sujet est ailleurs, et il est culturel.

Les préfets, représentants du pouvoir central, sont dotés d'une culture professionnelle marquée par le principe d'égalité, voire par le jacobinisme. En outre, lorsqu'un préfet déroge aux normes, il prend toujours un risque, juridique ou professionnel, et doit se justifier. En revanche, on ne lui reproche jamais d'appliquer la règle en l'état. Il faudrait renverser cet état de fait.

À cet égard, il serait intéressant que le ministère de l'intérieur revoie les modalités d'évaluation des préfets. Les administrations exercent effectivement toujours des pressions pour que la règle soit appliquée le plus strictement possible. Or on leur demande de se prononcer sur l'action des préfets dans les territoires au moment de leur évaluation. Il faudrait revoir ce point et faire en sorte que le préfet prenne davantage de risques professionnels en n'examinant pas une demande de dérogation qu'en appliquant la règle. Toutefois, cela ne relève pas du domaine législatif. Je n'attends donc rien du présent texte à cet égard. Il n'en serait pas moins opportun de réfléchir aux moyens de faire évoluer cette culture professionnelle.

M. Hussein Bourgi. - Je me réjouis de l'examen de cette proposition de loi. Si les préfets disposent d'un pouvoir de dérogation, celui-ci est en réalité rarement mis en oeuvre, car ils s'autocensurent. Toutes les initiatives susceptibles de désinhiber le corps préfectoral sont bienvenues.

Ce texte est aussi l'occasion de reprendre tout ou partie d'une proposition de loi déposée par Dany Wattebled et Marie-Claude Lermytte, dont j'avais été le rapporteur, qui avait été adoptée à l'unanimité au Sénat, mais tellement amendée à l'Assemblée nationale que son impact budgétaire avait été multiplié par cent. Il serait bon de revenir à son esprit initial et de l'introduire dans le présent texte, en espérant que nos collègues députés feront davantage preuve de raison et de modération cette fois-ci.

M. Paul Toussaint Parigi. - Je rejoins notre collègue alsacien, André Reichardt. Ce texte se présente à première vue comme un instrument de souplesse administrative destiné à mieux servir les territoires. Cependant, l'histoire ancienne et récente de la Corse nous enseigne que les relations entre l'administration déconcentrée et la collectivité de Corse demeurent profondément marquées par des divergences structurelles. Il me semble périlleux d'imaginer qu'un accroissement du pouvoir de dérogation préfectoral puisse, sans garde-fou, résoudre les difficultés locales.

En 2018, le Président de la République avait annoncé un plan de transformation et d'investissement pour la Corse (PTIC)de 500 millions. Le préfet a pris la main, sans aucune concertation avec la collectivité de Corse, et distribué cette somme au bloc communal selon son bon vouloir. À la fin, l'argent venant à manquer, il a donné des sommes moindres en affirmant qu'elles seraient complétées par la collectivité de Corse. Il faut éviter ces dérives. À la possibilité de dérogation doivent répondre des garanties et des modalités de contrôle strictes, pour éviter que les priorités du territoire ne subissent des arbitrages préfectoraux unilatéraux suscitant frustrations et incompréhensions auprès des élus et surtout de la société civile.

Mme Lana Tetuanui. - En lisant l'intitulé de la proposition de loi, je me suis dit que nous allions voir revenir le gouverneur en Polynésie française...

M. Guy Benarroche. - Exactement !

Mme Lana Tetuanui. - L'équivalent du préfet dans nos collectivités est le Haut-commissaire. Or ce Haut-commissaire arrive parfois, à sa nomination, avec une vision très parisienne, sans comprendre que ces territoires sont dotés d'un statut particulier.

Pendant la période de la crise sanitaire, alors que la santé relevait des compétences de la Polynésie française, et la sécurité des individus de celles de l'État, c'est le Haut-commissaire qui a pris toutes les décisions. Or il a bien fallu payer tous les centres d'hébergement pour les malades, et ce sont les communes qui ont dû supporter tous les coûts engendrés par ses décisions.

Madame la rapporteure, comment comptez-vous décliner le pouvoir du Haut-commissaire dans nos territoires du Pacifique ?

M. Marc-Philippe Daubresse. - Je travaille actuellement, en ma qualité de rapporteur de la commission, sur la proposition de loi sur la simplification du droit de l'urbanisme, que nous examinerons la semaine prochaine. Or, dans le cadre de mes travaux, je constate qu'un grand nombre d'articles du code de l'urbanisme relève en réalité du domaine réglementaire. Les propositions qui nous arrivent de l'Assemblée nationale sont essentiellement constituées de dérogations aux dérogations ! On en arrive à une machine très complexe. Il y a eu incontestablement un élan de décentralisation, porté par les lois de 1982 et 1983, puis Jean-Pierre Raffarin a fait des tentatives en 2003 et les années suivantes, mais nous ne sommes pas allés au bout du chemin.

Des ferments de révolution couvent aujourd'hui dans nos territoires, qui ne sont pas perçus avec la même intensité à Paris. Il faut agir contre l'impuissance publique. Or les machines à empêcher de faire sont nombreuses. Jusqu'à présent, nous n'avons fait qu'ajouter de la complexité à la complexité.

Il faudrait à la fois un droit de différenciation, clairement accordé à certaines collectivités locales, et un préfet fort. Jean-Louis Borloo m'avait confié en 2010 une mission sur le couple décentralisation/déconcentration, à l'époque où il était pressenti pour devenir Premier ministre. Nous pourrions envisager, par exemple, de confier un pouvoir réglementaire aux régions.

Même quand nous confions des pouvoirs de direction étendus aux préfets, comme lors de l'état d'urgence sanitaire ou à aujourd'hui pour la refondation de Mayotte, ils ne peuvent intervenir sur plusieurs leviers de l'action publique, qui ne relèvent pas de leurs prérogatives. Faute d'avoir la latitude suffisante pour leur redonner un pouvoir central, nous ne cessons de complexifier le système.

Il faut pourtant voter le texte. Année après année, les machines à empêcher de faire provoquent des réactions extrêmes, nocives pour notre pays. Nous devons donc nous efforcer d'améliorer les choses.

M. Éric Kerrouche. - Ne confondons pas : la différenciation et l'adaptation sont deux sujets différents. Je vous renvoie à un article célèbre de Jean-Pierre Worms écrit en 1966 intitulé « Le préfet et ses notables », paru dans la revue Sociologie du travail. Depuis cette période, nous savons que les préfets ont un rôle central dans l'adaptation locale des normes, jeu essentiel qui garantit une certaine fluidité locale. À la suite des mesures prises en 2017 et 2020, le pouvoir de dérogation du préfet a été accentué. L'étendre à nouveau me semble très positif, car c'est dans les rapports locaux entre les élus et le préfet que se noue une partie de la gouvernance locale. Donner plus de latitude aux préfets me semble donc bénéfique.

La différenciation législative, que j'appelle également de mes voeux, est un autre sujet, qui touche à d'autres domaines que ceux qui sont abordés dans le présent texte.

Il ne faut pas avoir peur du pouvoir d'adaptation des préfets, que je perçois non comme une centralisation, mais comme un moyen de rendre effective la déconcentration. La jurisprudence du Conseil constitutionnel le souligne avec constance : il ne faut pas traiter de la même façon des situations différentes.

La proposition de loi, issue des travaux de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales est un bon texte, qui a été encore amélioré par le travail de fond de la rapporteure.

Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Madame Cukierman, les recettes de FCTVA versées aux collectivités sont effectivement très attendues.

Monsieur Roiron, merci de votre soutien et des améliorations que vous avez proposées. Je connais vos réserves concernant l'article 3, nous y reviendrons certainement en séance.

Monsieur Reichardt, les normes sont effectivement trop nombreuses. Nous y contribuons d'ailleurs nous-mêmes par nos amendements. Cependant, il faut donner sa chance à ce pouvoir de dérogation. Si les préfets l'utilisent davantage, cela pourrait mettre en évidence, au sein des comités locaux de cohésion territoriale, des dérogations récurrentes susceptibles de conduire à modifier certaines dispositions, le cas échéant via la procédure de délégalisation. Nous devrions nous approprier davantage ce dispositif.

Madame Canayer, j'ai lu avec attention le rapport d'information que vous avez rédigé avec Éric Kerrouche. Il faut effectivement des moyens supplémentaires pour les préfets.

Monsieur Bitz, une question culturelle se pose effectivement. Les préfets nous indiquent d'ailleurs que l'utilisation de ce pouvoir de dérogation n'est pas dans leurs habitudes. Ils n'en ont pas moins exprimé le souhait de la renforcer, car leurs relations avec les élus locaux s'en trouveraient facilitées, les projets locaux pouvant davantage être soutenus par ce biais.

Monsieur Bourgi, je suis favorable à l'introduction dans le texte des éléments issus de la proposition de loi que vous avez évoquée.

Monsieur Parigi, les relations sont parfois difficiles en Corse avec les services de l'État, mais ce texte a justement vocation à faciliter les projets locaux.

Madame Tetuanui, nous devons effectivement penser aux territoires ultramarins, notamment à la Polynésie française, où tout ne peut pas s'appliquer comme dans l'hexagone.

Monsieur Daubresse, le code de l'urbanisme est en effet considérable. Le ministère du développement durable est un lieu de créativité permanente... Or certaines dispositions s'avèrent excessivement contraignantes. Le pouvoir de dérogation est l'occasion précisément de répondre à des attentes locales, à des projets.

Nous pouvons regretter que ce ne soit pas le grand soir - je le regrette pour ma part.

Monsieur Kerrouche, l'adaptation est essentielle à la fluidité locale, et le rapport entre les élus locaux et les préfets est source de réalisations dans les territoires. Ce pouvoir de dérogation est un outil très utile qu'il convient de faire avancer.

Mme Muriel Jourda, présidente. - Concernant le périmètre de cette proposition de loi, en application du vade-mecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des présidents, je vous propose de considérer que le périmètre indicatif de la proposition de loi inclut les dispositions relatives à l'inscription dans la loi et à l'encadrement du pouvoir préfectoral de dérogation à des normes de nature réglementaire ; l'octroi au préfet par le législateur, de façon circonstanciée et pour des objectifs précisément définis, de la faculté de déroger à certaines normes de nature législative au profit des collectivités territoriales ; l'instauration, entre les services de l'État et les élus locaux, d'un dialogue relatif à la mise en oeuvre du pouvoir de dérogation et aux enjeux de simplification des normes, et enfin aux conditions dans lesquelles la responsabilité pénale des préfets peut être engagée à raison de l'exercice par ces derniers de leur pouvoir de dérogation.

Il en est ainsi décidé.

EXAMEN DES ARTICLES

Article 1er

Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - L'amendement  COM-4 vise à étendre la portée du pouvoir préfectoral de dérogation à des normes de fond, en permettant au préfet d'apporter à ces normes des adaptations mineures visant à faciliter la réalisation des projets locaux.

L'amendement COM-4 est adopté.

L'article 1er est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Article 2

L'amendement de correction  COM-5 est adopté.

Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Avis favorable aux amendements identiques  COM-1 et COM-3, qui reprennent la proposition de loi évoquée précédemment par Hussein Bourgi, visant à limiter le reste à charge des petites communes en difficulté financière.

Les amendements identiques COM-1 et COM-3 sont adoptés.

L'article 2 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Article 3

Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Avis défavorable à l'amendement de suppression COM-2. À ce stade, il me paraît préférable de conserver cet article, sur la rédaction duquel nous attendons toujours la réponse des services de l'État, pour voir en séance s'il serait possible de l'améliorer.

L'amendement COM-2 n'est pas adopté.

L'article 3 est adopté sans modification.

Article 4

L'article 4 est adopté sans modification.

Après l'article 4

Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - L'amendement  COM-6 prévoit la possibilité, pour les collectivités territoriales bénéficiaires, d'obtenir une compensation au titre du FCTVA l'année même de la réalisation de l'investissement concerné, afin de soutenir l'investissement local. Cette mesure me paraît économiquement vertueuse.

L'amendement COM-6 est adopté et devient article additionnel.

Article 5

Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Concernant l'amendement  COM-7, il s'agit de ne pas supprimer la commission départementale de conciliation des documents d'urbanisme ni de créer une nouvelle instance. Il apparaît préférable de donner corps aux comités locaux de cohésion territoriale, qui peuvent constituer de véritables lieux d'échanges, et faire remonter toutes les idées de simplification qui s'y expriment.

L'amendement COM-7 est adopté.

L'article 5 est ainsi rédigé.

Article 6

Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - L'amendement  COM-8 tend à préciser les conditions dans lesquelles la responsabilité pénale du préfet peut être engagée à raison de l'exercice du pouvoir de dérogation, tout en prenant acte des dispositions existant déjà dans le code pénal.

L'amendement COM-8 est adopté.

L'article 6 est ainsi rédigé.

La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article 1er

Mme BELLUROT, rapporteure

4

Extension du champ et de la portée du pouvoir préfectoral de dérogation

Adopté

Article 2

Mme BELLUROT, rapporteure

5

Correction rédactionnelle

Adopté

Mme LERMYTTE

1 rect.

Dérogation au principe de participation financière minimale pour les communes rurales en difficulté financière

Adopté

M. BOURGI

3

Dérogation au principe de participation financière minimale pour les communes rurales en difficulté financière

Adopté

Article 3

M. ROIRON

2

Suppression de l'article

Rejeté

Article(s) additionnel(s) après Article 4

Mme BELLUROT, rapporteure

6

Création d'une faculté dérogatoire de versement en « année N » du FCTVA à une collectivité ayant réalisé un investissement substantiel au regard de sa capacité financière

Adopté

Article 5

Mme BELLUROT, rapporteure

7

Instauration d'un dialogue relatif à la dérogation et la simplification dans le cadre des comités locaux de cohésion territoriale (CLCT)

Adopté

Article 6

Mme BELLUROT, rapporteure

8

Précision des conditions dans lesquelles la responsabilité du préfet peut être engagée à raison de l'exercice du pouvoir de dérogation

Adopté

Les polices municipales - Examen du rapport d'information

Mme Muriel Jourda, présidente. - Nous en venons à l'examen du rapport d'information consacré aux polices municipales.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Près de six mois après le lancement de ses travaux, nous examinons aujourd'hui les conclusions de la mission d'information sur les polices municipales.

Comme vous le savez, cette mission d'information s'inscrit dans un contexte particulier. Elle fait écho au processus dit du « Beauvau des polices municipales », qui, après plus d'un an de travaux, va prochainement arriver à son terme. Plus encore, le Gouvernement, par la voix de François-Noël Buffet, a récemment annoncé l'examen, à l'automne prochain, d'un projet de loi visant à renforcer les prérogatives des polices municipales. Il devrait être présenté avant l'été. Les propositions que je m'apprête à vous présenter auront donc vocation à nourrir directement ces futurs débats parlementaires.

Ce futur débat parlementaire est une échéance dont nous devons nous réjouir. Je dirais même qu'il était temps, car le régime juridique des polices municipales n'a pas connu d'évolution substantielle depuis 1999. Il faut même remonter à 1994 pour les gardes champêtres.

Le maintien de ce statu quo juridique depuis plus d'un quart de siècle n'est plus tenable, car la police municipale d'hier n'est pas celle d'aujourd'hui. De la même manière, l'évolution des formes de la délinquance au cours des dernières années justifie de faire évoluer les missions des polices municipales, ainsi que les moyens qui leur sont accordés pour les mener à bien, dans l'Hexagone comme dans les territoires d'outre-mer.

C'est à cette tâche que nous nous sommes attelés avec mes collègues membres de la mission d'information. Je tiens donc à remercier tout particulièrement Hervé Reynaud, Isabelle Florennes, Hussein Bourgi, Dany Wattebled, Ian Brossat, Patricia Schillinger, Guy Benarroche et Sophie Briante Guillemont pour leur implication constante dans nos travaux.

Au cours de ces travaux, nous avons entendu 99 personnes et effectué quatre déplacements, en France et en Allemagne. Nos échanges ont été, il faut le noter, d'une remarquable fluidité. Je me réjouis de constater que, par-delà les clivages politiques, nous parvenions à échanger aussi sereinement sur ce sujet absolument majeur pour les Français. De fait, nous sommes tous face à la même situation sur le terrain, quelle que soit notre couleur politique.

Au terme de nos travaux, nous formulons 25 recommandations concrètes et opérationnelles pour donner aux polices municipales les moyens de s'adapter aux nouvelles réalités de terrain. Celles-ci s'ordonnent autour de deux axes principaux, qui nous paraissent absolument fondamentaux : tout d'abord, la préservation de la pleine autorité du maire sur l'action des polices municipales. Ce point n'est pas négociable. Ce principe incontournable nous conduit par ailleurs à écarter sans ambiguïté aucune la possibilité d'attribuer le statut d'officier de police judiciaire à certains policiers municipaux. Cela les conduirait de facto à basculer sous l'autorité du parquet, ce que personne, ou presque, ne souhaite.

Le deuxième axe vise à ne pas détourner les polices municipales de leur coeur de mission, qui est concentré sur la tranquillité publique et la sécurité du quotidien. La police municipale est et doit rester une police de proximité, comme le souhaitent les citoyens. La nécessaire évolution de ses prérogatives doit donc être suffisamment bien dosée pour ne pas conduire à éloigner les agents d'un terrain qu'ils sont malheureusement parfois les seuls à occuper. C'est une réalité : certains de nos concitoyens se tournent désormais spontanément vers la police municipale plutôt que vers le 17, pour la simple et bonne raison que c'est bien la police municipale qui, dans la majorité des cas, se rendra effectivement sur place. Étendre résolument les prérogatives des polices municipales, sans remettre en cause leur identité de force de proximité, voilà la ligne de crête que nous nous sommes astreints à respecter dans nos propositions.

Ces principes directeurs étant rappelés, j'en viens désormais au corps de notre rapport.

Nous avons premièrement souhaité établir un bilan du développement des polices municipales et des gardes champêtres en France.

Les polices municipales sont le bras armé des maires pour garantir la sécurité du quotidien dans les communes. Pour mener à bien leur mission, elles s'appuient sur leur connaissance du territoire et sur leurs relations de proximité avec la population et les acteurs de terrain. Les missions accomplies par les polices municipales dépendent ainsi intrinsèquement des choix politiques effectués par le maire et varient donc sensiblement d'un territoire à l'autre. Elles peuvent se limiter à la tranquillité ou la salubrité publiques. Néanmoins, les polices municipales peuvent également conduire, le cas échéant en coopération avec les forces de sécurité intérieure, certaines missions de police administrative ou judiciaire plus « offensives ».

D'un point de vue quantitatif, les polices municipales ont connu un essor important au cours de ces dernières années, ce qui témoigne du besoin croissant de sécurité dans nos territoires, mais aussi, sans doute, d'un sentiment d'éloignement du terrain des forces de sécurité intérieure. En 2023, on comptait 28 161 policiers municipaux, soit une hausse de 41 % en dix ans. Si cet essor concerne l'ensemble du territoire, on constate une concentration des agents dans les départements du sud-est et franciliens. Cette dynamique ne devrait faire que s'accentuer dans les prochaines années. En 2020, le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) estimait ainsi que 11 000 nouveaux policiers municipaux pourraient être recrutés d'ici à la fin de la mandature municipale, en 2026.

En termes financiers, l'effort consenti par le bloc communal au titre des polices municipales est estimé à 2,5 milliards d'euros.

A contrario, le nombre de gardes champêtres est plus modeste, avec seulement 600 agents recensés en 2023. Ces derniers jouent toutefois un rôle précieux dans les territoires ruraux et leur cadre d'emplois doit à l'évidence être préservé. À l'instar de nos recommandations pour les polices municipales, nous proposerons donc d'étendre les prérogatives des gardes champêtres.

Il ressort enfin des auditions que nous avons menées que l'armement de la police municipale, qui n'allait pas de soi historiquement, s'impose désormais comme une évidence. Près de huit communes dotées d'une police municipale sur dix ont ainsi décidé de les armer.

Ce tableau général étant posé, j'en viens désormais à nos recommandations.

La première série de recommandations concerne les missions et les équipements des polices municipales et des gardes champêtres. Face au durcissement du contexte sécuritaire constaté au cours des dernières années, il nous semble en effet impératif de doter l'échelon local de sécurité de moyens à la hauteur des enjeux. Je ne citerai qu'un seul chiffre en guise d'illustration : on dénombre 100 000 victimes annuelles supplémentaires de coups et blessures volontaires entre 2016 et 2024, avec une progression moyenne annuelle de 9 %.

Or, les policiers municipaux et les gardes champêtres sont en première ligne pour faire face à cette délinquance plus importante et malheureusement plus violente. Ils s'exposent dès lors à des risques accrus, ne serait-ce que parce que les délinquants ne font généralement pas ou plus la différence entre les forces de sécurité intérieure et les policiers municipaux : lorsqu'ils entendent défier l'autorité, ils s'en prennent à l'uniforme sans distinction !

Nous plaidons donc pour une mise à niveau des prérogatives administratives et judiciaires des polices municipales et des gardes champêtres. Il est de notre responsabilité de lever au plus vite les contraintes juridiques et matérielles qui les empêchent encore trop souvent d'être pleinement efficaces dans leur action.

À cette fin, nous proposons tout d'abord d'étendre leurs prérogatives administratives. Il nous paraît notamment souhaitable que les policiers municipaux soient autorisés à procéder, dans des conditions strictement définies, à des inspections visuelles de véhicules et de coffres. Il est tout de même paradoxal que le seul moyen pour eux de faire ouvrir un coffre soit de demander au conducteur de lui présenter le triangle et le gilet jaune de sécurité. De la même manière, il serait souhaitable qu'ils puissent procéder à des saisies d'objets dangereux. Il existe un précédent, validé par le Conseil constitutionnel : nous avons récemment autorisé les agents de la surveillance générale de la SNCF (Suge) et du groupe de protection et de sécurité des réseaux de la RATP (GPSR) à faire de même dans les transports.

En matière d'armement, nous considérerions opportun d'autoriser les policiers municipaux à utiliser des grenades lacrymogènes ou dispersantes. Cet usage serait bien sûr encadré : il ne saurait être que défensif, en particulier dans des situations de violences urbaines mettant en péril l'intégrité des agents. Il va par ailleurs de soi que l'ouverture de cette possibilité devrait être subordonnée au suivi d'une formation adaptée. J'ajoute également que nous rejetons sans ambiguïté l'idée d'autoriser les policiers municipaux à utiliser des armes de longue portée, uniquement destinées au maintien de l'ordre.

Nous sommes enfin favorables à ce que les polices municipales puissent recourir aux lectures automatisées de plaques d'immatriculation (Lapi) ou aux drones, sous réserve d'un encadrement adéquat. Il serait par ailleurs bienvenu que les gardes champêtres puissent se doter de caméras-piétons.

J'en viens maintenant aux prérogatives judiciaires des polices municipales. Si j'ose dire, nous marchons ici sur des oeufs. Il n'est en effet pas question de remettre en cause l'autorité du maire sur les policiers municipaux ou de les détourner de leurs missions de voie publique.

Pour autant, des pistes d'aménagement existent pour mieux réprimer certaines infractions du quotidien particulièrement préjudiciables pour nos concitoyens, et parfois délaissées, faute de moyens, par les forces nationales.

À cet égard, la possibilité de prononcer des amendes forfaitaires délictuelles (AFD), largement sollicitée par les acteurs, paraît particulièrement opportune. Cette faculté serait rigoureusement encadrée et cantonnée à un nombre restreint d'infractions caractéristiques de la délinquance du quotidien, telles que l'usage de stupéfiants, la vente à la sauvette et l'occupation illicite de halls d'immeuble, notamment.

De même, il convient d'élargir les possibilités pour les agents de procéder à des relevés d'identité, aujourd'hui extrêmement restreintes, car limitées aux infractions relevant de leur compétence. Nous proposons donc, a minima, d'étendre cette faculté pour permettre aux agents de la police municipale de relever l'identité de tout auteur d'un crime ou d'un délit flagrant.

Enfin, les policiers municipaux doivent pouvoir bénéficier d'un accès plus étendu et gratuit aux fichiers de police liés à leurs missions, y compris en mobilité et le cas échéant selon des modalités adaptées au caractère sensible des informations que ceux-ci contiennent. Je vous épargne la liste exhaustive des fichiers concernés. Cette extension n'a en revanche, par principe, pas vocation à concerner les fichiers de renseignement, tels que le fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) ou encore le fichier des personnes recherchées (FPR). S'agissant de ce dernier, une réflexion pourrait tout de même être engagée pour permettre un accès partiel et strictement encadré à certaines informations, cohérentes avec les compétences des polices municipales De même, eu égard à leurs compétences, ils n'auraient par principe pas non plus vocation à accéder directement et dans son intégralité au traitement d'antécédents judiciaires (TAJ). .

J'ajoute que l'extension des prérogatives judiciaires des polices municipales doit pour nous aller de pair avec un contrôle renforcé. Nous proposons donc l'établissement d'un système national d'identification anonyme et centralisé des policiers municipaux et des gardes champêtres, sur le modèle du référentiel des identités et de l'organisation (RIO) des forces nationales. Il serait par ailleurs de bon aloi de créer une mission permanente commune aux trois services d'inspection du ministère de l'intérieur pour garantir un contrôle effectif sur ces « polices municipales de nouvelle génération ».

J'en viens à la deuxième série de recommandations, qui traite des défis à relever pour la filière « police municipale ».

Au cours des auditions, de nombreux services de police municipale ont fait état de certaines tensions de recrutement - notamment les postes de direction -, en raison de l'essor des polices municipales. De plus, des phénomènes de concurrence entre les collectivités se sont développés pour attirer les meilleurs profils.

Dans ce contexte, la formation des policiers municipaux et des gardes champêtres constitue un vrai sujet. S'il est indéniable que des efforts considérables ont été réalisés par le CNFPT pour réduire les délais d'entrée en formation et améliorer leur contenu, force est de constater que des marges de progrès subsistent. Nous recommandons donc tout d'abord d'ajuster la durée de la formation des anciens policiers ou gendarmes nationaux, sans pour autant les en exonérer, car le métier de policier municipal est un métier différent.

Il nous semble également souhaitable de simplifier la formation et l'entraînement au maniement des armes. Enfin, actualiser plus régulièrement le référentiel de formation est indispensable, eu égard aux évolutions rapides de l'exercice du métier.

Les carrières dans la police municipale sont et doivent ensuite continuer d'être valorisées à la hauteur des services que ses agents rendent à la population. À cet égard, il convient de relever que les policiers municipaux, en moyenne, perçoivent des rémunérations sensiblement plus élevées que les autres agents de la fonction publique territoriale - à hauteur d'environ 500 euros supplémentaires par mois.

Si nous sommes sensibles aux demandes de revalorisation, celles-ci auront un impact budgétaire que nous ne pouvons ignorer. Du reste, des efforts ont déjà récemment été réalisés. Attendons de connaître l'impact de ces mesures avant d'en envisager de nouvelles, notamment pour améliorer la progressivité des carrières.

Nous préconisons en revanche une modernisation des appellations des grades et de la sérigraphie des tenues ou des véhicules.

Pour conclure, nous sommes favorables à une mesure de simplification demandée avec force sur le terrain : le fait de conférer une portée nationale à l'autorisation de port d'arme.

Mes chers collègues, vous l'avez constaté, nous nous sommes astreints à formuler des propositions aussi concrètes que possible, dans la perspective du futur débat parlementaire. J'espère que le consensus qui a présidé à nos travaux, avec l'ensemble des membres de la mission d'information, se retrouvera également dans nos discussions.

Mme Muriel Jourda, présidente. - Vos propositions vont dans le sens d'une police municipale plus adaptée aux défis de sécurité publique des communes, avec une meilleure formation et un contrôle renforcé.

Mme Agnès Canayer. - Félicitations à Jacqueline Eustache-Brinio, qui, sur un sujet complexe, a abordé tous les sujets sans éluder les difficultés.

La police municipale du Havre fait face à un problème de recrutement, avec 86 agents pour 100 postes théoriques ; le turnover est également très important.

Ainsi, il existe une forte demande pour accorder plus de prérogatives aux policiers municipaux et pour favoriser une meilleure coordination avec les autres forces de sécurité.

Deux éléments essentiels me semblent devoir être mentionnés : premièrement, la police municipale doit rester sous l'autorité des maires - ces derniers sont très inquiets à ce sujet. Deuxièmement, le volet social ; à l'occasion du Beauvau de la sécurité, nous avons commencé à anticiper les évolutions des polices municipales. Les syndicats n'ont pas tardé à réagir : d'éventuelles mesures nouvelles en leur faveur auraient des conséquences importantes pour la collectivité, alors que le contexte financier est déjà tendu.

M. Guy Benarroche. - Je remercie et félicite Jacqueline Eustache-Brinio pour la manière dont elle a conduit cette mission d'information ; c'était très appréciable.

Je souscris majoritairement aux orientations du rapport, même si certaines préconisations se situent sur une ligne de crête : certes, les capacités d'action des polices municipales doivent être renforcées, mais veillons à ne pas attenter à certaines libertés individuelles auxquelles nous sommes très attachés.

Les conclusions de la mission reposent sur quatre piliers.

Premièrement, la police municipale doit rester la police du maire. Évitons l'écueil consistant à faire des policiers municipaux des officiers de police judiciaire (OPJ) : 95 % des acteurs y sont opposés. Nous serons très vigilants sur ce point avant la remise du rapport du « Beauvau des polices municipales ».

Deuxièmement, la police municipale ne doit pas se substituer à la police nationale, et combler ses difficultés, qui s'expliquent par un manque de moyens humains, financiers, mais aussi par un désengagement de la police de proximité depuis la décision d'un certain ministre de l'intérieur... En sus de nos recommandations sur la police municipale, il est toujours utile de rappeler que nous demandons une augmentation des moyens humains et financiers de la police et de la gendarmerie nationales.

Troisièmement, il faut veiller à la complémentarité des acteurs dans le continuum de sécurité - même si je n'apprécie pas particulièrement ce terme. De nombreuses conventions prévoient déjà de coordonner les actions des polices municipale et nationale, mais ce n'est pas le cas partout : il faut faire mieux. De même, nous devons renforcer la complémentarité avec la justice, notamment les procureurs de la République, justement parce que nous refusons la judiciarisation de la police municipale.

Quatrièmement, le rapport souligne la nécessité d'accorder plus de responsabilités et de capacité d'action à la police municipale, mais dans le cadre que nous avons défini, c'est-à-dire sans empiéter sur les compétences de la police nationale. Cela suppose de prévoir davantage de formations et un cadre déontologique renforcé.

Hormis trois ou quatre propositions auxquelles nous ne pouvons souscrire, nous voterons ce rapport.

Lors de nos auditions et lors de notre déplacement en Bavière, nous avons vu à quel point le développement de la prévention était un élément essentiel de l'action des polices municipales. Or ce point n'est pas abordé dans les préconisations, même s'il figure sans doute dans le rapport. La police municipale est efficace lorsqu'elle développe des actions de prévention, en lien avec les acteurs sociaux - c'est le cas à Marseille, notamment.

Mme Marie Mercier. - Je félicite Mme la rapporteure pour la qualité de son travail.

La police municipale est une police du maire, ce qui signifie que les agents de la police municipale sont des agents de la collectivité. Ils sont en lien avec les autres agents et ont un rôle social important, en matière de prévention et de renseignement, comme le soulignait M. Benarroche.

Ma commune de 6 000 habitants est située en zone police ; la gendarmerie est aussi présente et la ville dispose en outre d'une police municipale. C'est bien cette dernière qui prend le pouls de la commune. C'est elle qui prend conscience des moments de bascule. Nous les affectons plus particulièrement à la surveillance des halls d'immeuble. Lorsque l'un d'entre eux est immédiatement sali après avoir été nettoyé, le message est clair : des gens ne vont pas bien.

Dans ma commune, les agents de police municipale ne sont pas armés - ils ne le souhaitaient d'ailleurs pas. Ils ne circulent plus en voiture, mais en VTT : cela leur permet d'être la roue et le nez dans les problèmes du quotidien !

Mme Patricia Schillinger. - Félicitations à Jacqueline Eustache-Brinio pour la qualité de son rapport.

Les auditions étaient très complémentaires. Un point spécifique à l'Alsace : je me réjouis que nous ayons avancé sur le statut des brigades vertes. Nous avons été confortés sur ce point par les propos tenus par François-Noël Buffet la semaine dernière.

Ce rapport est bienvenu. Il nourrira sans nul doute le futur projet de loi dont nous débattrons en octobre.

Mme Catherine Di Folco. - J'associe ma voix à ce concert de louanges : les recommandations du rapport sont simples et directement applicables. J'espère que le ministre François-Noël Buffet s'en saisira pour abonder le texte issu du « Beauvau ».

Je vous suis reconnaissante d'avoir formulé plusieurs recommandations en faveur du corps des gardes champêtres. Même si celui-ci est en voie d'extinction, les agents ont besoin d'être reconnus et de voir leurs missions évoluer.

Je regrette l'intervention un peu hâtive du Président de la République, qui, lors d'une émission télévisée, avait annoncé que les policiers municipaux deviendraient des OPJ. J'espère que ni François-Noël Buffet ni le « Beauvau des polices municipales » ne suivront cette préconisation, qui semble inapplicable.

Mme Lana Tetuanui. - Je félicite la rapporteure au nom de toutes les communes de la Polynésie française. Notre voix a été entendue.

En Polynésie, un territoire aussi vaste que l'Europe, la police municipale occupe une place particulière, puisque la police et la gendarmerie ne sont pas présentes partout. Elle joue le rôle de relais entre les communes les plus éloignées et la capitale, Papeete.

Madame Eustache-Brinio, je vous remercie d'avoir écouté les élus de la Polynésie. Ce n'est pas toujours le cas, nous n'avions pas été entendus lors de l'examen de la loi modifiant les règles applicables aux élections municipales . Ce n'est pas le cas cette fois-ci, je m'en réjouis et nous apportons notre soutien au rapport, mais aussi au futur texte qui en découlera.

Mme Isabelle Florennes. - Je m'associe aux éloges formulés à notre rapporteure, qui a formulé 25 recommandations équilibrées.

Les auditions ont été très intéressantes. À chaque fois, nous avons su faire la part des choses, notamment lorsque nous avons entendu les syndicats ou le CNFPT. Nous avons pris le temps de la réflexion pour aboutir à un rapport équilibré, dont les préconisations seront fort utiles dans le cadre du Beauvau ; le ministre a d'ailleurs salué le travail de fond mené par notre commission.

Les élus et les associations qui les représentent ont exprimé des attentes fortes sur ce sujet, notamment en vue des futures élections municipales. Dans ma commune, nous sommes régulièrement interrogés sur le contrôle des immatriculations des véhicules, ainsi que sur la vidéoprotection.

Ce rapport donne aux maires et aux élus les moyens de mettre en oeuvre leur politique de sécurité, une demande très importante de nos concitoyens, notamment dans la région d'Île-de-France.

Mme Sophie Briante Guillemont. - Je m'associe moi aussi aux remerciements adressés à la rapporteure. Je salue son sens du compromis ; c'est très appréciable.

Notre travail était nécessaire, car, en réalité, nous sommes déjà en retard sur le plan juridique. Sur le terrain, la police municipale est trop souvent contrainte d'aller jusqu'aux limites de ses prérogatives. Il était urgent de rétablir un cadre légal bien défini, à partir duquel nous pourrons continuer à travailler.

M. Henri Leroy. - Voilà trente ans que Mme le rapporteur a endossé l'uniforme des forces de sécurité !

Ces 25 propositions, utiles et indispensables, ne sont toutefois que le début de la réponse apportée à leurs revendications.

J'ai été maire pendant vingt-cinq ans. Que la police municipale reste sous les ordres du maire est une bonne chose, mais elle ne restera alors qu'une police de proximité. Or l'État n'aura pas les moyens de développer une troisième force de sécurité.

Madame le rapporteur, merci pour vos travaux qui correspondent aux attentes des policiers municipaux. Confier la qualité d'officier ou d'agent de police judiciaire aux policiers municipaux pourrait être perçu par les policiers nationaux comme une intrusion. La police judiciaire, force d'État, ne peut exercer que sous l'autorité du procureur de la République.

M. Christophe Chaillou. - Je salue à mon tour le travail de la rapporteure. Notre collègue Hussein Bourgi nous a fait part de votre sens de l'écoute et de la collégialité entourant la formulation des propositions. Nous saluons cette méthode.

Le rapport et ses préconisations semblent répondre à l'attente d'un grand nombre de collègues maires. Il faut adopter nos outils et protéger nos agents.

La formation est un enjeu essentiel pour permettre aux agents de répondre à des situations de plus en plus complexes.

Comme Isabelle Florennes, nous considérons que ces recommandations sont pragmatiques et équilibrées.

La police municipale doit rester sous le contrôle du maire et ne pas être confondue avec la police nationale. Il faut être extrêmement vigilant sur la tendance de l'État à transférer des responsabilités aux collectivités, y compris sur le plan financier.

Je salue votre prudence sur les questions de rémunération ; vous avez tempéré certaines revendications salariales et le contexte financier n'y est de fait pas favorable.

Je le répète, nous saluons ces 25 propositions, fruit d'un travail parlementaire de qualité.

M. Hervé Reynaud. - Merci à Jacqueline Eustache-Brinio : ses propositions opérationnelles sont le fruit d'échanges nourris et de nombreuses auditions.

Je tiens aussi à remercier François-Noël Buffet, qui a entendu la nécessité de faire coïncider les travaux de la mission d'information avec le « Beauvau ».

La police municipale se développe dans de nombreuses communes, mais ce n'est pas le cas partout : ainsi, de nombreuses communes n'en disposent pas. Pour elles, la police municipale, ce sont les gendarmes car ce sont eux qui assurent la sécurité en milieu rural. La coordination des actions entre les gendarmes et nos territoires est essentielle.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Je souhaite remercier chacune et chacun d'entre vous. Les mots que vous avez eus à mon égard me touchent beaucoup. Je suis heureuse d'avoir réussi ce travail collectif.

Il était essentiel que nous aboutissions à un consensus, car, au-delà de nos différences politiques, nous avons tous un intérêt commun : être au service de nos concitoyens.

Il est essentiel de maintenir les polices municipales sous l'autorité du maire. Leur confier le statut d'officier de police judiciaire fragiliserait ce lien. Le maire connaît son territoire, c'est lui qui donne ses indications à la police municipale. Il est très important de maintenir les choses en l'état.

Rapidement, nous avons effectivement tempéré les syndicats sur leurs revendications financières, même si nous sommes éminemment conscients de la difficulté du métier. Certaines évolutions seront possibles, d'autres ne le seront pas. En tout cas, le Sénat ne saurait imposer des dépenses folles aux collectivités et à l'État alors que nous devons tous faire des efforts. En outre, des décrets parus en janvier ont déjà apporté des évolutions favorables aux policiers municipaux.

L'unanimité entourant ce rapport renforcera la place du Sénat lors de l'examen du futur projet de loi à la rentrée. Cécile Cukierman, qui a dû s'absenter, m'a chargée de vous informer que son groupe souscrivait à l'ensemble de nos recommandations.

Les recommandations sont adoptées.

Mme Muriel Jourda, présidente. - Pouvez-vous nous indiquer le titre que vous avez retenu pour le rapport ?

Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Le titre du rapport est le suivant : « 25 propositions pour donner aux polices municipales les moyens de lutter contre l'insécurité au quotidien. »

La commission adopte, à l'unanimité, le rapport d'information et en autorise la publication.

La réunion, suspendue à 11 h 55 heures, est reprise à 16 h 35.

Les orientations du ministère en matière de justice pénale, de justice civile et d'organisation pénitentiaire - Audition de M. Gérald Darmanin, ministre d'État, garde des sceaux, ministre de la justice

Mme Muriel Jourda, présidente. - Monsieur le garde des sceaux, nous vous accueillons aujourd'hui pour un point d'étape sur l'action du ministère de la justice.

Depuis l'examen de la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, sur laquelle le Conseil constitutionnel devrait statuer dans les prochaines semaines, l'activité législative de votre ministère ne nous a pas donné l'occasion d'échanger avec vous.

Cet échange prévu de longue date paraît d'autant plus pertinent que vous avez fait très récemment, dans les médias ou par le biais de communications adressées aux professionnels de la justice et relayées dans la presse - je fais référence notamment à votre courrier aux magistrats du 11 mai dernier -, un certain nombre d'annonces qui méritent sinon des explications, du moins des précisions.

Avant de vous laisser la parole, je souhaite d'ores et déjà souligner deux points.

D'une part, la loi du 20 novembre 2023 d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 a habilité le Gouvernement, pendant deux ans, à procéder par voie d'ordonnance à la recodification à droit constant de la partie législative du code de procédure pénale. Le rapport annexé à cette loi prévoyait l'association des parlementaires via des réunions périodiques destinées à tenir le Parlement informé de l'avancement et de la nature des travaux menés. Je regrette que cette association ne soit pas effective et ne peux donc que réitérer ma demande, déjà formulée par écrit, qu'elle soit mise en place. Puisque vous êtes parmi nous aujourd'hui, sans doute pourrez-vous nous dire un mot du chantier en cours et nous confirmer l'association du Parlement à ce travail, comme prévu.

D'autre part, tous nos travaux d'information - et, encore récemment, ceux que nous avons menés avec la délégation aux droits des femmes en matière de lutte contre la récidive des viols et des agressions sexuelles - montrent la déficience, pour ne pas dire l'indigence, de l'outil statistique au sein du ministère de la justice, et plus particulièrement des services judiciaires ou pénitentiaires. Or, des statistiques précises, en matière pénale notamment, sur la nature des peines effectivement prononcées, le profil des détenus, etc., sont indispensables pour pouvoir poser un constat fiable permettant lui-même de formuler des propositions d'évolution pertinentes. Souvent, les réformes en matière de justice, qu'il s'agisse d'organisation judiciaire ou de procédure civile ou pénale, ont été menées en l'absence d'une capacité suffisante de projection tirée d'un constat de situation avéré. Il me semble donc urgent d'agir en ce domaine - et j'associe à ce propos mes collègues qui travaillent habituellement sur ces sujets.

Vous avez donc désormais la parole pour une quinzaine de minutes, monsieur le garde des sceaux, après quoi nos collègues auront certainement des questions à vous adresser, notamment les rapporteurs plus spécialement chargés du suivi des crédits de votre ministère, ainsi que les rapporteures de notre mission d'information en cours sur l'exécution des peines.

Je rappelle que notre réunion, ouverte à la presse, fait l'objet d'une captation et d'une retransmission en direct sur le site du Sénat.

M. Gérald Darmanin, ministre d'État, garde des sceaux, ministre de la justice. - Mesdames, messieurs les sénateurs, je suis très heureux d'être de nouveau reçu par la commission des lois du Sénat, que j'ai assidûment fréquentée lorsque j'étais ministre de l'intérieur. L'idée, aujourd'hui, est de préciser en quatre points ce que je souhaite faire au ministère de la justice, avant d'échanger avec vous.

Arrivant au ministère de la justice dans un contexte où l'Assemblée nationale manque d'une majorité sûre pour voter des textes, où par ailleurs l'argent public se fait rare et où le temps nous est compté, pour les raisons politiques que vous connaissez, j'ai essayé de concentrer mon travail sur ce que je pouvais changer rapidement et, sur certains points, radicalement. Je pense en particulier à l'administration pénitentiaire, qui est la première des priorités que je me suis assignées à mon arrivée place Vendôme, comme je l'ai dit dans mon discours de passation de pouvoirs avec Didier Migaud le 24 décembre dernier.

Le constat fondamental, à cet égard, est celui d'une surpopulation carcérale qui gêne énormément la réinsertion des détenus. Je rappelle que notre système enregistre à peu près 70 % de récidive - et on peut présumer que le taux de réitération est plus élevé encore. Dans ce système, le métier d'agent pénitentiaire est très difficile, pour ne pas dire très dangereux, pour plusieurs raisons : menaces, tentatives de corruption, attaques personnelles, difficultés liées à la dignité des conditions de détention.

Nous constatons tous ensemble que l'administration pénitentiaire, cette belle administration de 45 000 agents qui a connu des augmentations statutaires et de rémunération grâce notamment au travail effectué par Éric Dupond-Moretti, manque de personnel, non pas pour des raisons simplement budgétaires, mais parce qu'elle a eu du mal, ces dernières années, à recruter - c'est beaucoup moins le cas depuis cette année. Par ailleurs, le calcul du temps de travail y repose sur des modalités antérieures à la réforme des 35 heures - ce régime dérogatoire est quasiment unique dans l'administration -, ce qui entraîne des difficultés extrêmement importantes. Surtout, les détenus sont catégorisés non pas selon leur dangerosité, mais selon leur statut devant la justice : pour le dire rapidement, la détention provisoire vous envoie en maison d'arrêt, la condamnation définitive en prison pour peine. En voici les résultats : une suroccupation des maisons d'arrêt, une sous-occupation des prisons pour peine, un régime de semi-liberté peu utilisé par les magistrats et par l'administration pénitentiaire - 60 % seulement des 1 500 places de semi-liberté sont occupées, l'Île-de-France faisant néanmoins exception à cet égard.

Une exécution des peines sujette à caution conjuguée à cette catégorisation des détenus selon leur statut et non selon leur dangerosité, voilà réunies les conditions de l'affaire Amra. Nous n'avons pas su qui était M. Amra, quels étaient ses réseaux ; tel est évidemment le travail que doivent faire la police judiciaire et le nouveau parquet national anticriminalité organisée que nous mettons en place avec vous. Mais, surtout, nous n'avons pas su adapter notre régime carcéral à un narcotrafiquant extrêmement dangereux qui a pu s'évader et - je le dis au conditionnel, car il n'a pas été condamné - qui aurait fait assassiner deux agents pénitentiaires à la kalachnikov en pleine journée à un péage de l'Eure. Et il y a sans doute plusieurs dizaines de M. Amra que nous ne connaissons pas encore dans les maisons d'arrêt françaises.

Il me semblait naturel, en tout état de cause, de ne plus classer les détenus selon leur statut devant la justice, mais, comme le font certains de nos voisins, la Grande-Bretagne et l'Allemagne par exemple, de les classer selon leur dangerosité vis-à-vis de l'extérieur et d'adapter en conséquence nos moyens technologiques et techniques ainsi que notre modèle carcéral lui-même : l'idée est de concevoir un régime carcéral de haute sécurité pour les personnes les plus dangereuses et, à l'inverse, pour les personnes les moins dangereuses, d'aménager notre système.

Par ailleurs, sur les 15 000 places de prison évoquées par le Président de la République, 5 000 sont construites et 5 000 sont en attente de construction - les chantiers sont lancés ou en passe de l'être -, la création des 5 000 restantes n'étant pas même programmée à ce jour. Mon ambition est donc d'essayer de tenir ce plan « 15 000 » en changeant radicalement la façon de concevoir la construction de places de prison, et en lançant notamment l'idée de prisons à taille humaine, modulaires. Les deux premières prisons de haute sécurité seront ainsi bientôt opérationnelles, l'une à Vendin-le-Vieil à partir du 31 juillet, l'autre à Condé-sur-Sarthe à partir du 15 octobre, et des quartiers de haute sécurité seront par ailleurs installés dans quelques prisons françaises - je pense à la future prison de Saint-Laurent-du-Maroni -, en application de la loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, une fois celle-ci promulguée.

Des prisons d'un nouveau type vont de surcroît être construites rapidement, trois fois plus vite que la normale, en dix-huit à vingt-deux mois. La première structure conçue sur ce modèle sera ouverte dans l'Aube, à Troyes. La place de prison y coûte deux fois moins cher : 200 000 euros la place contre 400 000 aujourd'hui - le premier appel d'offres a été lancé.

Il s'agit donc de contenir la surpopulation carcérale par la construction de places de prison et non par la régulation carcérale.

Ce travail sera complété le 24 juin prochain par le lancement des états généraux de la politique d'insertion et de probation, auxquels le Parlement sera associé. Vous allez recevoir une invitation à y participer, comme les membres de la commission des lois de l'Assemblée nationale, pour un exercice similaire à celui auquel nous nous sommes prêtés lors du Beauvau de la sécurité, et qui nous conduira jusqu'en octobre ou novembre.

J'en viens à un autre sujet : la lettre que j'ai adressée aux magistrats et rendue publique. L'idée n'est pas de refaire les états généraux de la justice, car, en la matière, le constat est bien connu, autour de deux grands maux : la justice est trop lente et les peines qu'elle prononce ne sont pas toujours exécutées. Si nous parvenons à régler ce double problème de lenteur de la justice et d'exécution des peines dans les prochains mois, ou dans les toutes prochaines années, nous aurons déjà fait oeuvre utile. Tel était l'objet de mon courrier aux magistrats : envisager la résolution de ces problèmes par des mesures pragmatiques.

Mon prédécesseur immédiat, Didier Migaud, avait commandé trois rapports différents, l'un sur l'audiencement criminel, l'autre sur la déjudiciarisation, le dernier sur l'exécution des peines, ce travail mêlant magistrats du siège et du parquet, conseillers d'État, membres de la Cour des comptes, avocats et spécialistes des questions juridiques. J'ai rendu publics ces trois rapports - vous en avez tous été destinataires - après avoir reçu l'ensemble de leurs auteurs. Je n'en reprendrai pas tous les éléments, mais j'ai entendu les verser au débat public.

J'en ai tiré un certain nombre de propositions à propos desquelles je lancerai des concertations à la fin du mois de juin ou au début du mois de juillet. Celles-ci se feront dans une perspective très pragmatique, s'agissant de voir comment on peut accélérer tel ou tel processus, quitte à bousculer nos habitudes.

Je pense, premièrement, à la déjudiciarisation, à propos de laquelle j'ai évoqué plusieurs pistes : l'obligation, en tout cas la très forte incitation, du recours à l'amiable en matière civile ; l'idée de confier certains sujets à des professionnels du droit - avocats, notaires -, afin qu'il devienne possible de se mettre d'accord sans passer par le prétoire. Nous avons réservé au juge beaucoup trop d'affaires qui, dans d'autres pays européens, soit sont réglées par les parties elles-mêmes, soit font l'objet, au terme d'une procédure entre personnes privées qui s'entendent entre elles, d'un accord homologué.

L'amiable se développe beaucoup dans notre pays ; encore faut-il y inciter fortement les avocats, partenaires essentiels en ce domaine. Je pense aussi à des contentieux qui peuvent paraître picrocholins, mais qui prennent beaucoup de temps aux juridictions : le contentieux relatif aux retards aériens, par exemple, passe aujourd'hui par une procédure classique de plainte avec un tribunal, un procureur de la République, puis un jugement. Dans tous les pays voisins, ce genre de contentieux se résout par la médiation ou par la contravention.

L'idée est en tout cas de nouer un autre rapport avec la nécessaire réclamation du consommateur : ce n'est pas au fonctionnement classique d'un tribunal d'y faire droit. Ainsi pourra-t-on interrompre la multiplication de ce genre de petits contentieux qui représentent une grande masse d'affaires et prennent beaucoup de temps aux magistrats et aux greffiers sans grande efficacité pour le consommateur.

J'évoque donc, dans ma lettre, la déjudiciarisation dans ses différentes déclinaisons, notamment en matière civile, domaine dans lequel ce processus est d'autant plus facile à concrétiser que les mesures à prendre relèvent souvent du niveau réglementaire.

Le deuxième enjeu concerne l'audiencement criminel.

L'autoroute de l'audiencement criminel est complètement bouchée, pour plusieurs raisons : l'augmentation des affaires et de la délinquance, la présence du narcotrafic, bien sûr, mais aussi et surtout les violences sexuelles et les violences conjugales. En 2017, 7 % des hommes emprisonnés en France l'étaient pour violences sexuelles ou violences conjugales aggravées, contre 18 % aujourd'hui pour ces mêmes motifs. Autrement dit, cette proportion a plus que doublé, même s'il reste énormément de travail à faire, bien sûr, pour protéger les femmes et les enfants victimes de violences. On le doit notamment à la sensibilisation générale à ce problème de toutes les politiques publiques au sens très large du terme, mais aussi à la création des cours criminelles par la loi dite « Belloubet », la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.

Ces cours criminelles marquent la fin de la correctionnalisation du viol et la consécration de sa criminalisation, ce qui est tout à fait légitime. Elles sont composées de cinq magistrats, ce qui est plus lourd que l'organisation antérieure - seuls trois magistrats sont requis en matière correctionnelle. En outre, les délais de comparution y sont de six mois renouvelables une fois. La cour criminelle, invention qui montre toute son efficacité dans la lutte contre les violences sexuelles, a néanmoins un défaut : elle « consomme » beaucoup de magistrats et repousse les autres procès, notamment les procès d'assises - je pense en particulier à ceux qui touchent à la criminalité organisée, objet du texte adopté par le Parlement et issu du rapport de Jérôme Durain et Étienne Blanc.

Je le dis dans mon courrier, il ne s'agit pas pour moi de revenir sur la création de la cour criminelle. Cette juridiction a d'ailleurs un point commun avec le code de la justice pénale des mineurs (CJPM) : personne n'en voulait au départ et désormais personne ne veut qu'on y touche - mais sans doute y a-t-il là, actif à chaque réforme, le principe même du conservatisme.

Il me paraît néanmoins envisageable, en la matière, de revoir certaines choses. Je laisserai le Parlement faire des propositions ; Stéphane Mazars, qui fut rapporteur à l'Assemblée nationale de la loi organique du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire, conduit en ce moment même une mission à ce sujet au nom de la commission des lois de la chambre basse, et je regarderai très attentivement les recommandations qu'il fera en vue de simplifier la vie des cours criminelles.

Cela étant, il est clair que l'on ne peut pas continuer d'attendre dix ou quinze ans, voire dix-sept ans comme c'est le cas à Paris, pour juger des narcotrafiquants ou des trafiquants d'êtres humains : un tel délai n'a aucun sens du point de vue ni de la société, ni des victimes, ni des auteurs.

Il faut donc que nous résolvions la question de cette autoroute bouchée. Or, même si nous multipliions par trois ou par quatre le nombre de magistrats et par trois ou par quatre le nombre de salles d'audience, nous n'arriverions pas à résoudre ce problème structurel.

Cette difficulté nourrit la détention provisoire, puisque les personnes détenues ne peuvent pas passer devant le tribunal ; et ces prisonniers finissent par être libérés, une fois échue la durée maximale de la détention provisoire. Or, la justice s'intéresse davantage à ceux qui sont sous sa main qu'à ceux qui sont sortis du système carcéral, ce qui n'est sain à aucun égard. La proposition qui m'est faite par l'un des groupes de travail consiste à mettre en place une forme de plaider-coupable en matière criminelle - je dis bien « une forme », puisque le terme « plaider-coupable » n'est pas tout à fait le bon.

L'autoroute de l'audiencement criminel étant bouchée, la mission placée auprès de moi propose de créer deux « sorties d'autoroute » avant le péage du tribunal et des cours d'assises classiques. Sachant qu'une grande partie des inculpés - entre 40 % et 60 %, les chiffres ne sont pas très clairs - reconnaissent leur culpabilité dans les matières criminelles, on peut se demander pourquoi le procès fonctionnerait pour eux de la même manière que pour ceux dont il faut prouver la culpabilité. Dans l'hypothèse où tout le monde serait d'accord - la victime, les avocats, l'auteur potentiel, évidemment, le juge et le procureur de la République au nom de la société -, nous pourrions concentrer le procès sur autre chose que sur la simple question de la culpabilité : sur la peine, sur les explications du crime, voire sur la négociation consensuelle.

Si la victime s'y opposait, évidemment, le procès classique aurait lieu : il n'est pas dans l'idée de la Chancellerie de proposer de forcer le passage si la victime n'était pas d'accord. Il serait également toujours possible de revenir sur cette décision, qui pourrait être prise rapidement. C'est pourquoi les deux bretelles d'autoroute sont intéressantes ! Elles laissent le temps, y compris à la victime, de réfléchir à tout cela. Mais certaines victimes vivent le procès comme quelque chose de traumatique et veulent que les choses aillent plus vite. D'ailleurs, ces enjeux ne doivent pas être appréciés à la seule aune des grands procès : quand bien même tout le monde serait d'accord pour procéder par plaider-coupable, il est évident - tel serait le sens des consignes que je donnerais au parquet -, dans des dossiers comme l'affaire Le Scouarnec ou l'affaire Pelicot, que la société a besoin d'un procès.

Il ne s'agit donc pas de généraliser cette procédure pour gagner du temps, au motif que les grands procès, aussi importants soient-ils, prendraient du temps d'audience et du temps de magistrats. Il s'agit de mesurer quelle part des audiences criminelles - 10 %, 15 %, 20 % peut-être - pourrait être traitée autrement.

D'autres propositions de simplification sont sur la table ; j'aurai peut-être l'occasion d'y revenir.

Le troisième sujet, très important, a trait au fonctionnement du ministère de la justice.

Ce petit ministère - petit budget, peu de directions, peu de personnel - est néanmoins très important dans le fonctionnement institutionnel ; je rappelle que le général de Gaulle et Michel Debré ont souhaité qu'un seul ministre soit cité dans la Constitution : le garde des sceaux. Ainsi peut-on former un gouvernement avec le Premier ministre accompagné du seul garde des sceaux : ce n'est pas une invitation au voyage, c'est un constat constitutionnel...

Or ce ministère a connu une paupérisation incontestable ; les comparaisons européennes sur le nombre de magistrats et de greffiers par habitant en France sont édifiantes. Nous continuerons, à l'ETP (équivalent temps plein) près, de tenir les promesses faites en 2017. Je constate que je suis le seul ministre à n'avoir connu aucune baisse de crédits. J'ai même obtenu 100 millions d'euros de crédits supplémentaires par rapport à l'augmentation de 200 millions que Didier Migaud avait déjà négociée ; je remercie le Parlement de les avoir votés. Par ailleurs, contrairement à ce que j'ai lu, les seuls crédits annulés de mon ministère correspondent au surplus des crédits alloués à l'aide juridictionnelle.

Ainsi, aucun poste de magistrat n'est supprimé. L'arrêté fixant le nombre de places offertes dans les « mégapromotions » 2025 de l'École nationale de la magistrature (ENM) a été publié hier au Journal officiel, dans la droite ligne de l'augmentation annoncée par Éric Dupond-Moretti à Annecy en mars 2024 ; toutes les promesses faites en matière de répartition des nouveaux effectifs seront tenues, pour les magistrats, les greffiers et l'administration pénitentiaire.

Pour ce qui est des projets immobiliers de l'administration pénitentiaire et des juridictions - il y a beaucoup de palais de justice et beaucoup de prisons à refaire - et de leurs projets numériques - mon ministère est extrêmement paupérisé de ce point de vue -, le Gouvernement n'a annulé en cours d'année aucun crédit, pour la première fois depuis plus de quinze ans. Chaque année on annulait des crédits inscrits en loi de finances, les directeurs de programmes ne pouvaient mener à bien leurs projets numériques - je pense à Portalis -, et tant pis pour les greffiers et les magistrats... Je vois d'ici le sourire ironique des magistrats : l'intelligence artificielle, c'est très bien, mais ils aimeraient d'abord que l'imprimante fonctionne !

C'est un travail de moine bénédictin auquel je m'attelle, comme je l'ai fait dans mes fonctions précédentes : j'ai à mon actif d'avoir déjà mené quelques projets numériques, à commencer par la retenue à la source au ministère des comptes publics - je sais que vous remplissez en ce moment même vos déclarations de revenus, et je vous remercie de penser à moi dans ce moment si important pour la Nation ! Au ministère de l'intérieur, j'avais sous mon autorité à peu près 500 000 agents utilisant une cinquantaine d'applications métier ; au ministère de la justice, il y a à peu près 250 applications métier pour 45 000 agents, hors pénitentiaire : la disproportion saute aux yeux.

Ce dossier paraît très technique, mais le ministère de la justice souffre précisément d'un manque d'intérêt pour ce qui se passe « sous le capot de la voiture », c'est-à-dire pour le fonctionnement très concret des services - outils informatiques, immobilier, ressources humaines.

J'en arrive au quatrième point, lui aussi très important : la protection de l'enfance, compétence que je partage avec d'autres ministères - malheureusement, allais-je dire -, ce qui nuit beaucoup à cette politique publique. La députée Isabelle Santiago vient de remettre sur ce sujet un rapport extrêmement intéressant. Un travail est en cours avec les départements et avec les ministères sociaux, notre protection de l'enfance étant très défaillante, malgré le travail considérable des professionnels.

Plus de 3 000 enfants font aujourd'hui l'objet d'une décision de placement non exécutée : le juge a ordonné leur placement, ce qui veut dire qu'ils sont en danger, mais nous échouons à les placer, pour plusieurs raisons très diverses : manque de famille d'accueil, lenteur de la justice, difficulté pour les acteurs impliqués à travailler collectivement, forte concentration des problèmes dans certaines poches de pauvreté. C'est un scandale général !

Par ailleurs, il y a tous ces enfants ou mineurs qui connaissent des difficultés et n'ont toujours pas eu accès au juge. En tout état de cause, et pour de nombreuses raisons, cette politique est défaillante ; il importe que nous en tirions très rapidement les conclusions. Madame le haut-commissaire à l'enfance, fonction nouvellement créée, nous y aidera très certainement. Je découvre par exemple que nous n'appliquons toujours pas concrètement la disposition de la loi dite « Taquet » du 7 février 2022 relative à la protection de l'enfance qui interdit l'hébergement des jeunes de l'aide sociale à l'enfance (ASE) dans des hôtels, où sévit la prostitution des mineurs. J'entends, ici ou là, des demandes de changements législatifs ou de modification de la répartition des compétences, les départements ayant leurs propres problèmes ; mais peut-être serait-il bon, avant de lancer l'élaboration d'une nouvelle loi, de faire appliquer les textes en vigueur. Voyez comme il est difficile, par exemple, d'appliquer les dispositions que vous avez inscrites dans le code de l'action sociale et des familles pour privilégier le placement de l'enfant dans sa cellule familiale proche : cela suppose de modifier les pratiques.

Avec la protection de l'enfance va bien sûr le soutien aux agents de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), puisqu'une partie des enfants auteurs de violences sont souvent eux-mêmes victimes de violences. Même s'il n'est pas automatique, ce lien, conjugué à la déstructuration de la famille, aux difficultés d'intégration, aux difficultés sociales, aux difficultés éducatives et aux difficultés psychiatriques, nous conduit à la situation dramatique dans laquelle nous sommes collectivement.

Madame la présidente, j'en viens à vos deux questions.

Concernant la refonte à droit constant du code de procédure pénale, mesure que le ministre Éric Dupond-Moretti avait fait voter, je plaide coupable bien volontiers devant vous : le Parlement doit par nature y être associé. En vérité, l'Assemblée nationale n'a jamais désigné les membres qu'elle devait nommer pour participer à ce travail. Peut-être eût-il fallu ne pas attendre les « mauvais élèves » et travailler avec les parlementaires qui avaient été désignés à cet effet par le Sénat ; mais la dissolution n'a certes pas aidé au bon fonctionnement des désignations.

Sitôt nommé garde des sceaux, j'ai écrit à la présidente de l'Assemblée nationale pour lui demander qu'il soit procédé à cette désignation. Le 26 juin prochain, madame la présidente, vous recevrez une invitation de la direction des affaires criminelles et des grâces pour participer à ce travail. Nous avons encore un peu de temps : cette réécriture à droit constant du code de procédure pénale s'achève à peine avec les juristes et les spécialistes de la police et de la gendarmerie nationales, et nous saisirons le Conseil d'État pour avis à la fin de l'été. Y compris si un léger décalage est requis - nous aurons l'occasion notamment d'évoquer certaines difficultés d'habilitation -, je laisserai évidemment au Parlement comme aux syndicats le temps de la concertation.

Pour ce qui est des outils statistiques, le ministère de la justice, à mon grand étonnement, évalue peu, voire n'évalue pas du tout, et évalue mal. Je vous ai dit, par exemple, ne pas connaître exactement le nombre d'inculpés qui reconnaissent spontanément leur culpabilité. J'en suis gêné, croyez-moi, mais c'est au « pifomètre », à force de faire le tour des cours d'appel, que je parviens à une estimation : rien n'est scientifique dans mon évaluation. Et, de manière générale, les statistiques manquent énormément. C'est vrai pour l'autorité judiciaire ; c'est vrai aussi pour la protection de l'enfance, ainsi que pour la pénitentiaire.

Oui, nous avons un problème d'évaluation : le ministère ne dispose pas d'outil statistique consolidé, même si le fichier Cassiopée et les casiers judiciaires permettent d'arriver à quelque chose en matière pénale, comme le fichier Genesis pour la direction de l'administration pénitentiaire (DAP). Quoi qu'il en soit, en la matière, nous sommes très en retard. Le ministère de la justice doit donc à son tour, comme l'a fait le ministère de l'intérieur, déployer un outil statistique efficace et indépendant et installer en son sein un comité d'évaluation scientifique susceptible de partager les données que vous demandez ou que le ministre demande légitimement. Il est certain, par exemple, qu'en matière de suivi post-sentenciel nous avons beaucoup d'efforts à faire.

M. Jérôme Durain. - Ma première question concerne le parquet national anti-criminalité organisée (Pnaco), dont la mise en place est prévue au 1er janvier 2026. Nous avons joint nos voix, droite et gauche confondues, pour adopter la proposition de loi que j'avais déposée avec Étienne Blanc afin de permettre aux magistrats et aux forces de l'ordre de disposer des moyens nécessaires dans leur combat indispensable contre le narcotrafic. L'état-major interministériel de lutte contre la criminalité organisée a été installé le 14 mai, jour anniversaire de l'attaque du péage d'Incarville. Envisagez-vous que les choses se passent avec la même célérité pour le Pnaco ? Le train est sur les rails...

Vous avez évoqué la refonte à droit constant du code de procédure pénale ; en attendez-vous un bénéfice quant à la résorption du stock d'affaires, dont nous constatons avec Nadine Bellurot, dans le cadre de notre évaluation de la création des directions départementales de la police nationale sur la filière investigation, qu'il reste en constante augmentation ?

Mme Nadine Bellurot. - Je souhaite vous interroger sur la délinquance des mineurs : les derniers mois ont été émaillés par une série d'homicides et d'agressions extrêmement violentes impliquant des mineurs, et des mineurs de plus en plus jeunes, à la fois auteurs et victimes.

Ces mineurs qui commettent des infractions d'une extrême gravité sont très souvent âgés de moins de 16 ans. Le procureur de la République de Marseille s'en est alarmé, parlant d'un « ultrarajeunissement des auteurs ». En ce dernier jour de procès, j'ai une pensée pour le petit Matisse, jeune garçon de 15 ans tué à Châteauroux par un autre jeune de 15 ans.

Tout ne relève pas du code de la justice pénale des mineurs ou du code de procédure pénale, certes, mais la question de la responsabilité pénale des mineurs et de l'application de l'excuse de minorité se pose bel et bien. J'ai d'ailleurs déposé une proposition de loi visant à étendre l'exception permettant d'écarter le principe de l'atténuation des peines pour les mineurs âgés de plus de 15 ans : j'y propose que le seuil applicable à l'excuse de minorité soit porté de 16 ans à 15 ans.

Monsieur le garde des sceaux, quelles évolutions préconisez-vous pour répondre à cet effrayant rajeunissement des délinquants ?

De cette première question se déduit une seconde, qui a trait aux infrastructures pénitentiaires destinées aux mineurs. Il existe, à côté des centres éducatifs fermés (CEF), des établissements pénitentiaires pour mineurs (EPM), qui ont été conçus comme des alternatives à la liberté surveillée et à l'emprisonnement ; le travail éducatif s'y conjugue à la contrainte, s'agissant de publics difficiles condamnés pour des faits graves.

Les EPM sont peu nombreux. Affichent-ils complet ? Le coût par journée de détention y est élevé, mais ces infrastructures apportent aux jeunes concernés, je l'ai dit, une réponse éducative. Vous avez fait état de votre volonté, que je salue, de construire davantage et plus vite. Quelle pourrait être la place des EPM dans ce contexte ?

M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - Monsieur Durain, la loi prévoit une date pour l'installation du parquet national anti-criminalité organisée : le 5 janvier 2026 - septembre eût été un peu tôt, et je vous remercie d'avoir accédé à mes requêtes durant l'examen du texte. D'ici là, il faudra désigner un procureur national et dimensionner les ressources humaines aux besoins, c'est-à-dire au nombre d'affaires. La mission de préfiguration relative à l'installation concrète de ce parquet national, que j'avais confiée au procureur de la République de Fontainebleau, continue ; quand son rapport sera rendu, je le communiquerai aux deux commissions des lois.

J'attends la décision définitive du Conseil constitutionnel sur la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic ; lorsqu'elle sera connue, j'inviterai les présidents des deux commissions des lois à désigner qui ils souhaitent pour participer au comité de pilotage que je me suis engagé à réunir.

Il faut bien comprendre que le Pnaco n'est pas qu'un parquet.

La première réunion du comité de pilotage devrait avoir lieu début juin, et je prendrai une circulaire de politique pénale spécifique où seront notamment définies les conditions de la cosaisine possible avec les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) et du travail que le Pnaco pourra faire avec les autres parquets nationaux comme le parquet national financier (PNF). Je rencontrerai dans une dizaine de jours les magistrats de la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco), qui ont vocation, pour une partie d'entre eux, à rejoindre ce parquet national.

Concernant la refonte du code de procédure pénale, comme elle se fait à droit constant, elle aura peu, voire n'aura pas d'effet sur les stocks. Il y a plusieurs raisons à l'existence de ces stocks : le manque d'officiers de police judiciaire (OPJ), mais aussi des infractions que l'on n'ose pas classer rapidement. Il y a des parquets qui classent et il y a des parquets qui ne classent pas, parfois par manque de parquetiers, parfois par volonté de ne pas accepter qu'une affaire, faute d'auteur, soit classée.

Ce stock de 3 millions d'affaires, il faut le résorber ; nous ne serons jamais à zéro, évidemment, mais on ne saurait le laisser croître éternellement, surtout pour ce qui est des violences aux personnes - c'est la priorité.

Je ne vais pas remettre ma casquette de ministre de l'intérieur, mais il n'y a pas assez d'OPJ, et ce d'abord parce que l'organisation horaire d'un officier de police judiciaire n'est pas la même que celle d'un policier en tenue sur la voie publique. D'ailleurs, quand je suis arrivé au ministère de l'intérieur, la demande principale des parlementaires et des élus était liée au fait qu'il n'y avait pas assez de policiers sur la voie publique, pas assez de patrouilles dans la rue. Nous avons réformé les régimes horaires de la police nationale et les agents en tenue sur la voie publique bénéficient désormais d'un week-end de repos sur deux, contre trois, voire quatre auparavant. Augmentation des rémunérations, matériel neuf, réforme des régimes horaires : la voie publique est désormais prisée, ce qui n'était pas le cas il y a quatre ans.

Beaucoup d'autres facteurs se cumulent pour expliquer cette désaffection pour la PJ : une partie de ses enquêteurs la quittent pour la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ; certains non-OPJ touchaient la prime OPJ sans faire d'enquêtes, situation à laquelle j'ai mis fin lorsque j'étais ministre de l'intérieur ; beaucoup de policiers passent le concours d'OPJ sans le réussir. Concernant ce dernier point, peut-être le concours, qui est conçu et présidé par des magistrats, n'est-il pas très adapté. J'ai demandé qu'une réflexion soit engagée sur la création d'un nouveau concours d'OPJ correspondant davantage à la réalité du terrain.

Enfin, les policiers nationaux et les gendarmes doivent-ils être les seuls OPJ ? Bien sûr, les policiers municipaux pourraient le devenir, sous l'autorité du procureur de la République - nous avons une longue discussion à ce sujet. Quand j'ai créé la police fiscale à Bercy, cela a créé des remous, mais celle-ci est aujourd'hui très saisie par les procureurs de la République, comme le sont les services douaniers ou les agents de l'Office français de la biodiversité (OFB). La question qui nous est posée n'est pas seulement de savoir comment des policiers peuvent se voir attribuer le titre d'OPJ, elle est de savoir qui d'autre, dans la sphère publique, pourrait recevoir cette qualification pour mener des enquêtes spécialisées sur les cryptomonnaies, les violences conjugales, etc.

J'appelle donc chacun à être un peu imaginatif s'agissant d'augmenter le nombre d'OPJ et de résorber ainsi une partie des stocks.

Madame Bellurot, sur les mineurs, vous venez de voter un texte ; nous allons essayer de l'appliquer : ce serait une bonne chose. Les statistiques sont par essence contestées. Cela dit, il semble que la délinquance des mineurs n'augmente pas énormément ; mais elle est de plus en plus violente et elle est le fait d'individus de plus en plus jeunes. Autrement dit, les mineurs d'aujourd'hui ne sont pas tout à fait les mineurs de 1945 : nous l'avons à peu près tous constaté. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il faut leur appliquer la loi des adultes.

Je constate trois grandes défaillances : d'abord, le manque de magistrats spécialisés pour mineurs.

Un juge des enfants a en moyenne 400 dossiers à traiter : c'est beaucoup, d'autant qu'en cette matière perdre un an, et même six mois, c'est souvent laisser un mineur délinquant rivé à son milieu difficile, avec un fort risque que les choses s'aggravent - si entretemps il devient majeur, cette façon de fonctionner devient même parfaitement ridicule... Quand j'ai pris mes fonctions au ministère de la justice, il me restait à faire un dernier arbitrage budgétaire consistant à répartir 150 postes de magistrats supplémentaires. Plutôt que de les saupoudrer dans les tribunaux, comme on me l'avait demandé, j'en ai affecté 100 à la lutte contre le narcotrafic et 50 à la justice des enfants. Au tribunal de Cambrai, l'un des plus pauvres de France, on attendait un juge des enfants pour 2028 ; grâce à ma décision, il va arriver en septembre prochain - voilà qui va changer beaucoup de choses pour le fonctionnement de ce petit tribunal très courageux. De manière générale, ce choix fait baisser le stock de dossiers par juge.

Deuxième sujet, les mesures d'assistance éducative qui sont prononcées - et je continue à penser que l'éducatif doit primer le répressif - doivent être suivies d'effets. Dans l'affaire Élias, ce qui est très ennuyeux, indépendamment du drame absolu que vit cette famille, c'est que la PJJ avait fait remonter une défaillance dans l'application de la mesure d'assistance éducative qui avait été prononcée, à savoir l'interdiction pour ces deux enfants délinquants connus de la justice pour faits de vols et d'extorsion - douze faits pour l'un, six faits pour l'autre - de se rencontrer. La mise en oeuvre de cette mesure ne faisait l'objet d'aucune vérification. Et, quand bien même sa violation eût été constatée, aucune sanction n'avait été prévue en pareil cas. Ceux qui ont des enfants savent bien ce qu'est une mesure d'éducation ou d'autorité dont le non-respect reste sans conséquence : les bêtises peuvent continuer...

Il faut donc qu'il y ait une sanction si la mesure éducative n'est pas respectée : voilà une mesure toute bête qui n'existait pas auparavant. Nous avons oeuvré en ce sens en permettant aux communes, sur le modèle de l'Espagne, d'instaurer un couvre-feu pour les mineurs délinquants.

Il faut régler non seulement le défaut de recrutement de juges des enfants, mais aussi celui qui affecte la protection judiciaire de la jeunesse, très belle administration qui connaît des difficultés très fortes et doit recourir de plus en plus à des contractuels. Un travail reste à mener sur la professionnalisation et l'attractivité de la PJJ.

Troisième sujet : les centres éducatifs fermés et les établissements pénitentiaires pour mineurs. Il y avait 856 mineurs détenus au 1er mai 2025, contre 643 il y a deux ans : 200 de plus, c'est beaucoup. Si la détention restait l'exception, en 2023, dernier chiffre dont je dispose, il y avait 122 000 mineurs impliqués dans des affaires poursuivables. Il y a donc un abîme entre la détention, quelle qu'elle soit, et la délinquance, ou en tout cas les difficultés que posent un certain nombre de mineurs.

J'essaie de comprendre comment fonctionnent exactement les centres éducatifs fermés ; j'ai donc commandé un rapport sur le sujet à l'inspection générale de la justice. Ce rapport a été rendu et je le tiens à la disposition de la commission.

Le bilan est le suivant : les CEF coûtent extrêmement cher et les résultats sont variables selon les centres - certains fonctionnent très bien, d'autres non. Par ailleurs, les centres gérés par une association en délégation de service public fonctionnent mieux que ceux dont l'État s'occupe directement.

On lit également, dans ce rapport, que les CEF mélangent des publics différents qui ne bénéficient pas du rattrapage éducatif dont ils auraient besoin car, par exemple, il n'existe pas de statut de professeur spécifique à ces centres. Autrement dit, vous enfermez un mineur au mois de mai, il ne verra aucun professeur avant le mois de septembre ! Reconnaissons que c'est un peu absurde... En outre, un mineur détenu dans un centre éducatif fermé n'a que dix heures de cours par semaine, soit trois fois moins que s'il était resté dans le giron de l'éducation nationale. Il y a donc un dysfonctionnement incontestable, que nous devons résoudre, entre la justice et l'éducation nationale - et cela ne relève pas de la loi.

Le CEF peut être un outil intéressant, s'agissant d'accueillir des publics extrêmement difficiles. Mais il est plus intéressant, selon moi, de travailler sur un placement à l'extérieur en rupture du milieu social. Nous en avons discuté avec la ministre de l'éducation nationale : des milliers de places d'internat sont libres, dans un monde éducatif qui n'est pas carcéral, qui relève de l'autorité et de l'éducation. Or, à l'heure actuelle, nous n'avons pas la possibilité d'extraire le jeune en rupture de son milieu social avant qu'il ne commette des actes criminels. Je prends l'exemple d'un grand lycée public de Tourcoing : les places d'internat y sont pour partie vides, c'est dommage... On pourrait envisager d'y loger des gamins venus d'ailleurs afin de les éloigner du point de deal, des mauvaises fréquentations, des parents, etc.

Mon souhait n'est pas de continuer à augmenter le nombre de places en centre éducatif fermé : il est plutôt de bien faire fonctionner les CEF existants. La construction d'une quinzaine de ces établissements avait été programmée par mes prédécesseurs ; j'en ai inauguré un en Guyane, un autre vient d'ouvrir à Rochefort. Ceux qui étaient prévus ouvriront, mais, vu le coût et les difficultés que j'ai évoquées - 699 euros par jour de fonctionnement, contre 118 euros par jour pour la détention classique d'un mineur, et un taux d'occupation qui s'établit à 89 % -, nous allons peut-être nous arrêter là.

M. Louis Vogel. - La surpopulation carcérale soulève d'énormes problèmes pour le respect de la dignité humaine, l'attractivité des professions de l'administration pénitentiaire ou encore l'efficacité de la réponse pénale - au vu du taux de récidive de 70 %, notamment. Vous avez pris des mesures sur l'exécution des peines et infléchi la politique de construction de prisons. Vous avez également rejeté la régulation carcérale, qui est une subordination de la politique aux conditions matérielles, soit l'absence même de politique.

Si la construction de prisons est une nécessité du fait de la vétusté des établissements existants, la politique bâtimentaire ne sera pour autant jamais une solution. Il faudrait construire une prison par mois pour aligner le nombre de places de prison sur le nombre de détenus ! La solution se trouve dans la politique pénale.

Nos juges sont de plus en plus sévères et prononcent de plus en plus de peines de prison ferme. Ne faudrait-il pas une meilleure mise en cohérence entre la politique pénale et la politique carcérale, pour que les parquets, les sièges et l'administration pénitentiaire travaillent dans la même direction ?

Mme Dominique Vérien. - Je me suis rendue aux Pays-Bas avec la présidente Muriel Jourda et Laurence Harribey, et nous y nous avons rencontré plusieurs représentants du ministère de la justice et de la sécurité. Les Pays-Bas semblent désormais revenir sur les peines de très courte durée, qui ne paraissent guère plus efficaces que les travaux d'intérêt général (Tig) pour réduire le taux de récidive. Elles pourraient même se montrer contre-productives en l'absence d'un lieu dédié. Quelle est votre position sur cette question ?

La commission des lois et la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes viennent de publier un rapport sur la prévention de la récidive en matière de viol et d'agressions sexuelles. La direction territoriale de la protection judiciaire de la jeunesse Yonne Nièvre (DTPJJ) a fondé un service d'accompagnement pour les mineurs auteurs de violences sexuelles. Ces derniers sont majoritairement d'anciennes victimes de telles violences. Leur prise en charge permet d'éviter la récidive. Les garçons victimes sont nombreux à devenir ensuite auteurs de violences et, sans accompagnement, une victime mineure devient facilement un auteur majeur. Comment améliorer cette prise en charge ?

Par ailleurs, nous examinerons prochainement la proposition de loi visant à intégrer l'absence de consentement de la victime dans la définition du viol. Quel est votre point de vue sur cette modification ?

Enfin, compte tenu des drames de Cassiopée et de WinCi et des attentes relatives au projet Portalis, comment rendre le budget informatique du ministère de la justice réellement efficient ?

M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - La surpopulation carcérale est due à plusieurs facteurs. Les mesures de régulation défendues par plusieurs gardes des sceaux, de diverses majorités - Rachida Dati sous la présidence de Nicolas Sarkozy, Christiane Taubira sous la présidence de François Hollande, Nicole Belloubet ou Éric Dupond-Moretti sous la présidence d'Emmanuel Macron - prévoyant l'absence d'emprisonnement pour les peines de moins d'un an de prison ont produit l'effet inverse que celui qui était recherché. En effet, qu'ont fait les magistrats qui voyaient revenir pour la huitième ou dixième fois les mêmes personnes dans leur tribunal ? Ils les ont condamnées à un an et demi de prison, pour être sûrs qu'elles soient incarcérées. Toutes ces mesures ont donc fini en réalité par augmenter le quantum des peines prononcées par les juges.

Je vous présenterai un texte visant à revenir sur ce point.

Concernant les très courtes peines, de plusieurs jours ou plusieurs semaines, j'ai émis courageusement un avis de sagesse à l'Assemblée nationale sur la proposition de loi de M. Loïc Kervran visant à faire exécuter les peines d'emprisonnement ferme. Sans avoir d'a priori négatif ou positif sur ce point, je constate comme vous que les administrations néerlandaise et anglaise reviennent sur ces très courtes peines après les avoir instaurées. Ces peines requièrent en effet des établissements spécialisés, que nous n'avons pas. De plus, elles ne semblent pas diminuer le taux de récidive. Si, spontanément, j'y serais plutôt favorable, elles ne sont donc pas si simples à mettre en oeuvre.

En réalité, l'enjeu est moins de savoir quelle peine de prison il faut prononcer que de prononcer une peine dès le premier fait. Le problème est que les fortes peines sont aujourd'hui prononcées seulement au stade de la récidive. Or, les auteurs sont déjà dans un parcours de délinquance. Les cinq ou dix ans de prison qu'ils feront ne favoriseront guère leur insertion dans la société. À leur sortie, ils feront ce qu'ils ont appris à faire : ils récidiveront. La question qui se pose est donc moins celle de la définition de la peine que celle de la rapidité de son prononcé, dès le premier fait. C'est d'ailleurs pourquoi je m'interroge également sur la légitimité du maintien du sursis dans le code pénal, comme je le souligne dans ma lettre du 11 mai dernier adressée aux magistrats et agents du service public de la justice. Dans certains cas, lorsque l'on cumule les sursis, c'est comme s'il ne se passait rien.

De manière générale, il faut réduire le nombre des peines. En France, les magistrats peuvent prononcer 235 peines en matière pénale. En Allemagne, ces peines sont seulement au nombre de trois. Il existe tout d'abord des jours-amendes, pouvant aller de 1 euro à 300 000 euros par jour, jusqu'à 365 jours, un défaut de paiement au bout du deuxième jour pouvant entraîner une peine de prison. Il existe ensuite une peine de probation, qui n'est pas fondée sur la volonté des personnes condamnées. Celles-ci sont condamnées à effectuer des Tig ou à porter un bracelet électronique, ce qui implique de mener un travail d'insertion et de probation presque dès la garde à vue. Enfin, la troisième peine est la prison.

Il faut donc simplifier drastiquement l'échelle des peines. J'entends certains candidats potentiels à l'élection présidentielle évoquer la suppression du juge de l'application des peines. Mais il y aura toujours un juge de la peine, chargé de traiter les contentieux. Dans ce cas, il faut aller jusqu'au bout, et simplifier le code pénal, le code de procédure pénale et l'échelle des peines, et mener un important travail en amont de la condamnation.

L'instauration d'une peine plancher pour les récidivistes va par ailleurs à l'encontre de ce que je voudrais faire, à savoir l'introduction d'une peine minimale dans le code pénal. Prévoir un stage de citoyenneté en réponse à des agressions contre des policiers ou des gendarmes me semble particulièrement choquant et ne me paraît pas à la hauteur des attentes de la société. Si la culpabilité est avérée, il faudrait définir une peine minimale en cas d'agression d'un policier ou d'un gendarme, par exemple, qui laisserait une certaine liberté aux juges et garantirait une efficacité de la réponse pénale dès le premier fait commis.

Il faudrait donc supprimer la régulation par le bas, pour éviter une inflation du quantum moyen de peines.

Par ailleurs, les prisons abritent 25 % d'étrangers et 25 % de personnes atteintes de troubles psychiatriques. Les étrangers condamnés définitivement n'ont pas vocation à être réinsérés dans la société, mais à retourner dans leur pays. La loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration prévoit ainsi que tout étranger ayant fait l'objet d'une condamnation pour des crimes ou délits passibles d'au moins trois ans de prison ne peut obtenir de titre de séjour. Je rappelle en outre que les étrangers restent souvent plus longtemps en prison que les Français, pour les mêmes faits, faute de disposer de garanties de réinsertion et d'adaptation suffisantes.

Concernant les troubles psychiatriques, nous enfermons les fous, et c'est une indignité pour tout le monde : pour les personnes concernées - l'enfermement dans une cellule de 9 mètres carrés n'étant pas susceptible d'apaiser leurs troubles psychiatriques -, pour les agents pénitentiaires, qui subissent d'importantes difficultés, et pour la société.

Pas moins de 50 % des personnes emprisonnées en France sont détenues pour des violences aux personnes. Dans ma circulaire de politique pénale générale, j'ai donné trois priorités aux procureurs de la République. Je leur ai demandé de requérir la prison ferme pour les narcotrafiquants, les personnes qui s'en prennent aux femmes et aux enfants, et celles qui commettent des actes antisémites, homophobes ou antireligieux. Je leur demandais donc, a contrario, de ne pas requérir de prison ferme pour les autres.

Il a été dit qu'il revenait au garde des sceaux de définir la politique pénale, mais celui-ci s'est vu retirer les moyens de cette politique. J'ai rédigé une circulaire, en comptant sur la volonté de tous de la faire appliquer. Or, au bout de trois ou quatre mois, j'ai demandé à la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) où en était cette application, car des réquisitions de prison ferme continuaient à être prononcées pour des faits n'entrant pas dans le périmètre de cette circulaire. En réalité, il revient aux procureurs généraux de faire appliquer par les procureurs de la République la politique pénale définie par le garde des sceaux. Cela prend du temps.

Nous relevons en ce mois de mai un léger infléchissement du nombre de détenus, après une longue période d'augmentation. Ce qui m'intéresse, c'est la sociologie de ces détenus. Pourquoi sont-ils en prison ? La difficulté est que la surpopulation carcérale touche principalement les maisons d'arrêt.

Dans la prison de haute sécurité de Vendin-le-Vieil, nous mettrons un terme à ce phénomène. Pas moins de 70 % des détenus sont en détention provisoire et 30 % sont condamnés définitivement. Nous devons incarcérer dans les prisons de haute sécurité les détenus en détention provisoire dangereux, à l'image de Mohamed Amra.

Les magistrats ne croient guère aux alternatives à la prison que préparent l'administration pénitentiaire ou les services pénitentiaires d'insertion et de probation (Spip), sans quoi les 1 500 places de semi-liberté seraient constamment pleines, ce qui n'est pas toujours le cas. L'offre ne rencontre pas toujours la demande. De plus, de manière générale, la semi-liberté est mal gérée : on demande aux détenus de rentrer à 18 heures ou 19 heures, alors que cela est impossible pour ceux d'entre eux qui travaillent, par exemple, dans la restauration.

Nous devons donc revoir le régime de semi-liberté et construire des projets incluant cette possibilité. Actuellement, le détenu est soit en semi-liberté, soit soumis au port d'un bracelet électronique, soit tenu de réaliser des Tig. Il faudrait que la semi-liberté puisse s'accompagner d'un Tig ou d'une formation, pour garantir la bonne exécution de ceux-ci.

L'administration pénitentiaire et les Spip doivent mieux travailler avec les magistrats. Il faut donc faire revenir les Spip dans les tribunaux, pour que tous construisent ensemble la peine qui sera prononcée et la fassent ainsi gagner en efficacité. Les magistrats condamnent aujourd'hui les personnes jugées à des peines de prison, car ils doutent que les autres peines soient réellement suivies d'effet.

Mme Muriel Jourda, présidente. - La plume est serve, mais la parole est libre. Les parquetiers requièrent ce qu'ils veulent.

Mme Audrey Linkenheld. - Je m'associe aux commentaires de mes collègues Muriel Jourda et Dominique Vérien sur la mission conjointe relative à la prévention de la récidive du viol.

Avant l'évaluation, la vraie question est de savoir comment faire remonter les données. Nous attendons des réponses concrètes sur ce point.

Sur les mineurs auteurs et victimes de violences sexuelles, j'ai entendu avec une certaine satisfaction vos propos sur la protection judiciaire de la jeunesse et l'équilibre entre les volets éducatif et répressif. Ce n'est pas ainsi que j'avais interprété la dernière proposition de loi de Gabriel Attal sur ce sujet, mais je note qu'aux yeux du garde des sceaux l'éducatif prime le répressif. Ce sujet est particulièrement important s'agissant des infractions à caractère sexuel. Nous avons fait plusieurs propositions à cet égard, dont j'espère que vous les regarderez de près.

En revanche, Laurence Rossignol et moi-même sommes assez réservées sur la reconnaissance préalable de culpabilité, pour des raisons que vous avez d'ailleurs vous-même évoquées et qui tiennent notamment à la façon dont ce que l'on appelle improprement le plaider-coupable pourrait être mis en oeuvre.

Je me suis rendue en Guyane avec plusieurs autres sénateurs socialistes, un peu avant vous, et nous avons rencontré plusieurs élus, qui réagissaient plutôt mal à vos premières annonces relatives à la prison de Saint-Laurent-du-Maroni. Pourriez-vous réexpliquer vos intentions à cet égard ?

À l'ouest de la Guyane, on ne trouve plus un seul avocat. Pour avoir un avocat, il faut aller jusqu'à Cayenne. Que pouvons-nous faire face à cette situation ?

Par ailleurs, vous avez dit qu'aucun crédit ne serait annulé pour l'immobilier de la justice. Toutefois, cela ne sera peut-être pas suffisant. Le nouveau palais de justice de Lille est bientôt terminé, mais s'avère déjà trop exigu. Il faudra probablement des crédits supplémentaires. Or, vos propos concernant la contribution des collectivités locales à l'immobilier de la justice m'ont inquiétée, compte tenu de l'état de leurs finances. Pourriez-vous préciser vos intentions en la matière ?

M. Pierre-Alain Roiron. - Le nombre de magistrats dans les juridictions pour mineurs est effectivement une question importante, même si leur déploiement se fait malheureusement souvent au détriment des juridictions civiles.

De grandes inquiétudes s'expriment par ailleurs en Indre-et-Loire concernant les directions de la PJJ, sous-dotées et en difficulté.

Malgré l'augmentation de 30 % du budget de la justice depuis 2017, de nombreux problèmes demeurent : remplacements des départs à la retraite, nouveaux recrutements, manque de greffiers, etc. La formation initiale des magistrats et des greffiers demeure en outre souvent trop théorique et insuffisamment professionnalisée. Comment comptez-vous y remédier ?

Enfin, en matière d'aménagement du territoire, des questions se posent sur la justice de proximité, notamment dans les milieux ruraux. Vous souhaitez une justice numérisée, mais non déshumanisée. Comment comptez-vous agir sur ce point ?

M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - La construction d'un établissement pénitentiaire en Guyane avait été annoncée fin 2016 par François Hollande. Les choses n'ont guère avancé ensuite, car le projet n'avait pas été budgétisé. Je suis donc heureux de tenir cette promesse. Près de 450 millions d'euros ont été prévus. Cette construction permettra notamment, dans le cadre de l'opération d'intérêt national (OIN) de Guyane, de lutter contre l'habitat insalubre. Une cité judiciaire est en effet programmée, où les avocats auront toute leur place. Le projet initial avait été imaginé sans bureaux d'avocats. Or, la bâtonnière et les avocats de Guyane m'ont dit qu'il y avait très peu de permanences d'avocats à Saint-Laurent-du-Maroni et qu'il était difficile de trouver des locaux. Le projet architectural peut être modifié pour prévoir des bureaux réservés aux permanences des avocats. Je rappelle que Saint-Laurent-du-Maroni est la ville la plus criminogène de Guyane.

Ces places de prison avaient donc été décidées, mais le permis de construire n'est pas encore signé et les autorisations de travaux n'ont été signées que le jour de ma venue sur place.

Je note au passage qu'il est assez rare de subir des caricatures après avoir dépensé 400 millions d'euros, mais j'imagine que c'est la vocation des ministres...

En 2017, lorsque cette construction a été décidée, on recensait très peu de Brésiliens et de responsables de factions brésiliennes dans la prison de Cayenne. Aujourd'hui, ils sont 230. De plus, les sept cellules du quartier d'isolement que j'ai visité à la prison de Cayenne abritent un Franco-Brésilien et six Brésiliens. Les factions de l'État de l'Amapá, qui organisent les trafics d'orpaillage et de drogue, étaient pourtant auparavant très peu nombreuses dans ce territoire qui affiche le premier taux d'homicides et de tentatives d'homicide de France - ce taux restant toutefois le plus bas d'Amérique latine.

Si j'en crois les services de renseignement pénitentiaire, en Guyane et aux Antilles, 58 personnes qualifiées de « très dangereuses » pourraient être éligibles à la prison de haute sécurité que nous mettons en place à Vendin-le-Vieil : 58 personnes, sur les 700 personnes pouvant y être éligibles au total en France.

Saint-Laurent-du-Maroni a d'autant plus besoin d'une prison que les délinquants originaires de cette ville, incarcérés à Cayenne, ne peuvent recevoir la visite de leurs familles. Dans ce contexte, il ne paraît pas anormal que, comme dans l'Orne, un régime carcéral spécifique soit imaginé pour les narcotrafiquants très dangereux de Guyane et des Antilles. La comparaison qui a été faite à ce sujet avec le bagne de Cayenne était insultante pour la République comme pour l'administration pénitentiaire.

Les criminels locaux rempliront largement ces places de détention spécifique... Et il n'y a pas de raison que la loi de la République ne s'applique pas en Guyane.

Mme Audrey Linkenheld. - Nous n'avions pas compris qu'il était question de narcotrafiquants locaux ou à tout le moins arrêtés sur place. Je comprends mieux vos propos désormais.

M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - J'ai fait trois points presse en Guyane et j'ai rendu publique une lettre pour préciser ce point.

Les deux députés de Guyane ont combattu la loi.

Mme Audrey Linkenheld. - Vous parlez de Saint-Laurent-du-Maroni !

M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - Les deux députés, dont celui de Saint-Laurent-du-Maroni, ont combattu la loi. Il ne me paraît pas anormal qu'ils s'opposent au régime carcéral. Mais mon travail de ministre de la justice n'est pas seulement de régionaliser la délinquance. J'ai entendu des élus locaux guyanais me dire qu'ils ne voulaient pas des Antillais dans leurs prisons. Nous ne pouvons pas fonctionner ainsi.

Cette prison pour laquelle la République déploie des moyens considérables comprendra donc 60 places réservées aux narcobandits, dans le régime carcéral que nous avons décidé collectivement.

Il y a quelques années, j'avais dit à Martine Aubry qu'il me paraissait bizarre de construire le tribunal de notre ressort à Lille, compte tenu de la place restreinte qui lui serait réservée dans cette ville et des contraintes que cela représentait. J'avais proposé de le faire plutôt dans la très jolie ville de Tourcoing, où se trouve d'ailleurs déjà le tribunal de commerce. Or, la maire de Lille a insisté pour que le tribunal soit installé à Lille.

Mme Audrey Linkenheld. - Ce ne sont pas les mairies qui décident, c'est l'Agence publique pour l'immobilier de la justice (Apij) !

M. Gérald Darmanin, garde des sceaux. - Je me souviens très bien des réunions de l'époque et des pressions exercées sur le ministre de la justice et les préfets. La maire souhaitait absolument cette implantation. Or, vous avez raison de le dire : à peine construit, le tribunal s'avère déjà trop petit. Il faut donc construire un deuxième site dans la métropole lilloise. J'ai écrit à ce sujet au maire de Lille.

Comme vous le voyez, il me faut gérer des projets décidés parfois il y a très longtemps : ainsi de la construction de la cité judiciaire de Cusset, qui avait été annoncée sous Lionel Jospin, et que je finance.

Le ministère de la justice est le seul ministère que je connaisse qui paie intégralement les équipements publics qu'il installe. Les gendarmeries, les commissariats de police, les centres des impôts, trouvent des accords avec les collectivités. Mais pour la justice, il n'en est rien. Il n'est pourtant pas anormal que les collectivités s'investissent, le palais de justice étant fréquenté par les justiciables et les avocats du territoire concerné, et faisant vivre beaucoup de monde.

Je ne sais donc pas comment financer la quarantaine de projets immobiliers en attente, à moins que tout le monde contribue un peu. À titre d'exemple, le maire de la petite commune de Cusset, de 14 000 habitants, a proposé d'offrir le terrain de la cité judiciaire au ministère de la justice. Nous avons fait affaire, dans un arrangement mutuellement bénéfique.

Nous pouvons demander une contribution aux collectivités locales, mais cela devra être discuté. Je proposerai donc aux élus lillois une rencontre, soit dans votre capitale régionale, soit à Paris. Je le ferai également pour les élus marseillais, nancéiens, ou pour ceux de Bobigny, de nombreux projets immobiliers attendant confirmation.

Pour les applications numériques, nous devrons agir par thématique. Pour la procédure pénale numérique, l'intégralité des tribunaux fonctionnera en lien avec le ministère de l'intérieur à la fin de l'année 2025. Ce sera une révolution pour tout le monde, y compris pour les services enquêteurs et les parquets.

Près de 18 % des procédures se trouvent par ailleurs sur Portalis, soit un résultat inférieur aux objectifs. Nous travaillons fortement au déploiement de ce projet, avec la secrétaire générale du ministère. Je préside moi-même le comité numérique, ce qui n'était pas le cas précédemment. La généralisation de ce déploiement est prévue pour la fin de l'année 2026, avec une attention spécifique portée à la communication électronique avec les avocats.

Pour signer électroniquement les décisions civiles - ce que l'on appelle le minutier électronique civil -, toutes les juridictions peuvent utiliser l'outil depuis octobre 2024. Cela fonctionne plutôt bien. Au premier trimestre 2025, 19 000 décisions ont ainsi été signées dans le minutier, contre 1 600 au dernier trimestre 2024.

L'irritant majeur est incarné par WordPerfect, un système de traitement de texte datant des années 1980. Nous sommes malheureusement obligés de le subir tant que Portalis n'est pas en place.

Nous avons par ailleurs des difficultés pour le recouvrement des amendes, dans le cadre des applications qui nous lient à la direction générale des finances publiques (DGFiP).

Application par application, j'essaie donc de suivre personnellement ce sujet numérique.

Monsieur Roiron, je vous rassure : il y aura toujours un lien humain. Mais quelques économies numériques n'en pourraient pas moins être réalisées. À titre d'exemple, le ministère de la justice dépense 65 millions d'euros pour l'envoi de décisions de justice par lettre. Or, la communication par courrier se raréfie. De plus, ces envois sont effectués à l'aide d'un stock d'enveloppes datant du président Giscard d'Estaing, et les courriers manquent parfois de clarté... Nous pourrions gagner en politesse et en rapidité et mieux identifier les expéditeurs de ces messages. De même, certaines lettres recommandées sont dispensables.

En outre, entre 15 % et 25 % des prévenus ne se rendent pas au tribunal lorsque leur peine est prononcée. Leurs avocats ne sont parfois même pas présents. Nous chargeons alors les greffiers de demander une notification au commissaire de justice, ce qui coûte 80 euros. La notification est ensuite présentée à la personne concernée, qui a dix jours pour faire appel, ce qui arrive une fois sur deux. Nous embolisons donc nous-mêmes le tribunal ! Les notifications coûtent par exemple 3 millions d'euros dans le ressort de la cour d'appel de Douai. Nous comptons mettre fin à ces notifications. Si une personne condamnée par la justice n'est pas capable de se rendre au tribunal ou de s'y faire représenter par son avocat pour entendre sa condamnation, elle n'aura qu'à se renseigner.

Mais si des mesures d'économie, de numérisation et d'efficacité sont nécessaires, il n'en reste pas moins important de conserver un procès physique et des rapports humains.

Comme je l'ai indiqué devant l'Assemblée nationale, je suis favorable à l'intégration de l'absence de consentement de la victime dans la définition du viol, même si je n'ignore pas les difficultés que cela peut susciter. La rédaction de l'Assemblée nationale, établie en lien avec des associations et des juristes, ainsi que le procès Pelicot ont montré que la notion de consentement expressis verbis n'était pas à écarter d'un revers de la main.

Enfin, il est exact que de nombreux mineurs hommes victimes de viols, d'incestes ou d'agressions reproduisent ce dont ils ont été victimes, même si cela n'a rien d'automatique. L'accompagnement psychologique est à cet égard très important. Malheureusement, les psychologues pour enfants sont peu nombreux, singulièrement dans la sphère publique. Il y a là un important travail à mener et des progrès considérables à faire, en lien avec le ministère de la santé. Je sais que Yannick Neuder est très sensible à cette question. Plus nous arriverons à lutter contre les faits et les traumatismes qui touchent les mineurs, moins ils risqueront de reproduire les actes qu'ils ont subis. Je serai en tout cas très attentif à la lecture du rapport portant sur ce sujet.

Mme Muriel Jourda, présidente. - Merci de ces précisions et de ces échanges.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 heures.