Mercredi 28 mai 2025

- Présidence de M. Hugues Saury, vice-président.-

La réunion est ouverte à 13 h 30.

Les services publics dans les « Cahiers de doléances » - Audition de Mme Marie-Vic Ozouf-Marignier, géographe, directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

M. Hugues Saury, président. - Nous accueillons aujourd'hui Mme Marie-Vic Ozouf-Marignier, géographe, directrice d'études à l'EHESS. Je vous prie tout d'abord d'excuser notre président, Gilbert-Luc Devinaz, empêché d'assister à cette audition. J'ai l'honneur de le remplacer en tant que vice-président de cette mission d'information.

Le thème de cette audition concerne la place des services publics dans les « cahiers de doléances » qui ont été ouverts dans les mairies entre décembre 2018 et mars 2019. Il s'agissait de donner la parole aux habitants de nos territoires dans le contexte de la crise dite des Gilets jaunes.

Or parmi les sujets abordés par nos concitoyens qui se sont ainsi adressés aux plus hautes autorités de l'État, l'accès aux services publics, plus particulièrement dans les communes rurales, a été régulièrement cité : c'est tout l'intérêt de l'audition d'aujourd'hui, a fortiori si l'on considère que dans son discours de politique générale, le 14 janvier dernier, le Premier ministre a mentionné la réouverture de ces cahiers.

Je rappelle que cette réunion donnera lieu à un compte rendu écrit qui sera annexé à notre rapport, et que son enregistrement vidéo, accessible en direct sur le site du Sénat, pourra être consulté par la suite en VOD.

Je précise également à l'attention de Mme Ozouf-Marignier que nos travaux ont commencé il y a un mois et que le rapport de la mission devrait être rendu public en septembre prochain. Aux auditions conduites au Sénat depuis la fin du mois d'avril s'ajouteront prochainement des déplacements sur le terrain. Nous avons également procédé à une consultation des élus locaux sur le site du Sénat, car la dimension territoriale de notre sujet est essentielle pour notre assemblée.

Mme Nadège Havet, rapporteure. - Madame Ozouf-Marignier, pouvez-vous tout d'abord nous rappeler comment les cahiers de doléances ont été exploités ? Dans quel cadre de recherche universitaire ? Les analyses conduites par les chercheurs ont-elles porté plus particulièrement sur les territoires ruraux ou ont-elles également concerné des territoires urbains ?

Que nous apprennent ces cahiers sur les attentes et les besoins, à l'égard des services publics de proximité, des personnes qui se sont exprimées à cette occasion ?

Mme Marie-Vic Ozouf-Marignier, géographe, directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS). - Les cahiers de doléances constituent une source exceptionnelle pour comprendre les attentes et les plaintes des usagers par rapport aux services publics. Cette thématique compte en effet parmi celles qui sont les plus fréquemment abordées dans les témoignages.

En tant qu'enseignante et chercheuse en sciences sociales, spécialisée en géographie, mes travaux ont porté sur l'aménagement du territoire, dans une perspective visant à comprendre comment l'action publique s'articule avec les aspirations ou les revendications des habitants et des acteurs locaux.

J'ai étudié les cahiers de doléances révolutionnaires de 1789, ainsi que les pétitions relatives à la création des départements. Déjà, il était question de desserte administrative et d'accessibilité aux institutions urbaines, notamment à la justice et aux services administratifs. C'est l'origine de mon intérêt pour les cahiers de 2019.

En 2021, j'animais un séminaire sur les politiques publiques relatives aux espaces ruraux, lorsque j'ai été contactée par l'une de mes collègues, Mme Sabine Ploux, mathématicienne, directrice de recherche au CNRS, qui avait commencé à examiner les cahiers citoyens de 2019 en utilisant des méthodes de traitement automatique des textes. Elle collaborait avec des linguistes. Elle poursuit d'ailleurs toujours activement cette recherche. Elle voulait inclure la dimension territoriale dans ses recherches.

Je commencerai mon propos par quelques éléments de cadrage. Le 8 décembre 2018 a été lancée l'opération « Mairie ouverte », dans le prolongement du mouvement des Gilets jaunes qui avait commencé en octobre. Dans le cadre de cette initiative de l'Association des maires ruraux de France (AMRF), les citoyens et les citoyennes ont été invités à exprimer leurs doléances et leurs propositions dans des cahiers ouverts et mis à leur disposition dans les mairies. À l'issue de la consultation, les cahiers devaient être scannés et envoyés en janvier aux président du Sénat et de l'Assemblée nationale, ainsi qu'au Président de la République. Ce dernier a reçu les représentants de l'AMRF le 14 janvier 2019 et a lancé, dans la foulée, le Grand débat national. Des cahiers ont continué à être remplis jusqu'en avril 2019, moment où ils ont été collectés, puis transmis aux archives départementales et aux archives nationales pour être numérisés.

Finalement, 20 000 cahiers ont été remplis, dans environ 17 000 communes. On dénombre 220 000 contributions, pour un volume de 500 000 pages.

Ce corpus est hétérogène. Il comporte de véritables cahiers - souvent des cahiers d'écoliers -, des lettres qui ont été envoyées par la poste, ainsi que des messages électroniques qui ont été adressés aux mairies.

Ces contributions sont très majoritairement individuelles. Parfois elles sont anonymes, parfois elles comprennent le nom, voire le parcours de leur auteur. Les contributions se répondent parfois entre elles, une personne réagissant à ce qu'a écrit la personne précédente. Certaines personnes sont venues plusieurs fois.

L'expression est très libre et spontanée, davantage en tout cas que sur la plateforme en ligne du Grand débat national. Ces cahiers expriment l'avis d'une partie engagée de l'opinion, celle qui prend la peine d'aller en mairie pour écrire ses doléances, ou d'envoyer une lettre. Cette partie de la population représente bien sûr une minorité.

Le profil social des rédacteurs est très difficile à discerner, car une partie des contributions sont anonymes. Toutefois, selon les données dont on dispose, on s'aperçoit qu'il est diversifié et qu'il englobe les catégories populaires, à la différence d'autres dispositifs participatifs. Une autre caractéristique, c'est la dominance des personnes d'âge moyen ou des séniors - les rédacteurs jeunes sont moins nombreux.

Je voudrais insister sur la nature de ces écrits. Ils révèlent des perceptions, le ressenti des rédacteurs. Si des convergences entre les différents témoignages peuvent apparaître, il importe de souligner qu'ils appartiennent à la sphère de la subjectivité et de l'individualité. On ne peut pas donc les considérer comme un reflet parfait de la réalité, telle qu'on pourrait la décrire à l'aide de données plus objectives.

Grâce aux traitements cartographiques de Sabine Ploux, on peut dresser la carte, qui est disponible sur internet, des communes qui ont participé. On constate que la participation a été relativement dense sur tout le territoire, mais que certains espaces sont moins bien représentés : la grande périphérie du bassin parisien, la Picardie, la Champagne, certains départements du nord-est, une partie de la région Centre et de la Normandie, une partie du Massif central, les Alpes, l'Ariège et la Corse.

Lorsque l'on rapporte le nombre de contributions à la population communale, on obtient une carte légèrement différente : la moitié sud du pays apparaît plus réactive que la moitié nord. Ces résultats doivent être interprétés à l'aide d'analyses localisées.

La carte représentant le pourcentage de communes où des cahiers ont été remplis par rapport au total des communes de chaque département confirme les observations d'ensemble précédentes, mais les contrastes sont accrus. Les raisons de cette situation sont certainement très diverses.

La question de l'accès aux services publics est l'une de celles qui reviennent le plus dans les cahiers, comme le montrent les premiers traitements automatiques du corpus sur la base de recherche de mots. Certains termes ont beaucoup d'occurrences.

De quels services publics s'agit-il ? Il est frappant de constater à cet égard que les rédacteurs des cahiers rassemblent, dans un tout indifférencié, les services publics stricto sensu et tous les équipements et services de proximité, qu'ils soient publics ou privés. Ainsi, le commerce de proximité apparaît dans la même liste que le centre des impôts, le bureau de poste ou l'école, etc. L'image des services publics réunit ainsi les bureaux de poste, les trésoreries et services des impôts, les écoles - à travers notamment le problème des fermetures de classe -, les centres de formation professionnelle - c'est important dans le monde rural -, mais aussi les cinémas, les centres culturels, les salles de sport, les gendarmeries, dont on déplore qu'elles ne soient ouvertes que certains jours ou à certains créneaux, les commissariats de police, les services hospitaliers, etc. L'offre de soins est aussi évoquée, pour déplorer la fermeture de maternités, de certains services d'urgences ou de certains centres de soins intensifs. Ces cahiers font également écho à la réforme de la carte judiciaire - la perte d'un tribunal d'instance, par exemple, est souvent remarquée - et mettent souvent l'accent sur les transports. On déplore tantôt la fermeture d'une gare, tantôt la fermeture d'une ligne de train secondaire, etc.

Les rédacteurs déplorent très fréquemment que les guichets soient remplacés par des bornes automatiques ou par des services en ligne. C'est un leitmotiv en ce qui concerne la question des services publics.

Toute l'argumentation tourne autour de la question de la rareté des services publics et des difficultés pour y accéder. La plainte porte à la fois sur l'insuffisance du nombre des lieux d'offre de services et sur les difficultés d'accès. Elle est associée à une situation d'éloignement ou d'isolement.

En ce qui concerne les difficultés d'accès, les rédacteurs mentionnent aussi bien la distance kilométrique que la distance en temps de parcours : celles-ci augmentent, ce qui occasionne des coûts plus importants.

La question de la mobilité est également posée. Les moyens de transport en commun sont jugés insuffisants. L'obligation d'être motorisé est dénoncée, car elle implique des coûts importants à la fois pour acquérir un véhicule et pour payer sa consommation en carburant.

Une métaphore revient dans plus d'un tiers des contributions pour donner une image de cette situation : c'est celle du « désert ». Est aussi souvent évoquée la situation des jeunes, des personnes âgées et des personnes précaires, qui sont confrontées à de plus grandes difficultés d'accès à la mobilité, en l'absence de moyens de communication autres que la voiture individuelle.

Une autre caractéristique sur laquelle je voudrais insister, c'est que la situation du présent est toujours comparée à celle du passé. Le présent est perçu comme un processus de dégradation, comme le reflètent les mots utilisés : « déclin », la « disparition », « abandon », « fermetures », mots dont le nombre d'occurrences est très élevé. On trouve aussi le terme de « désertification », qui illustre bien que l'évolution actuelle est jugée négativement par rapport à une situation antérieure qui aurait été plus favorable.

Ces représentations sont majoritairement, mais pas exclusivement, issues des communes à faible densité démographique, autrement dit du monde rural. Elles expriment un sentiment d'injustice par rapport aux villes et aux métropoles, et notamment par rapport à Paris. On observe une forte acrimonie contre Paris dans les cahiers : Paris est loin, ignore les communes éloignées. Un cahier de l'Indre traduit une impression très répandue : « Nous sommes souvent les oubliés des mesures législatives et des mesures gouvernementales. »

La question de l'informatisation des services publics et de l'inégale couverture numérique du territoire est sans cesse abordée, notamment sous la forme suivante : l'informatisation suppose une formation et une compétence que tous n'ont pas, ce qui engendre un sentiment d'exclusion et d'incapacité à accomplir les démarches. Le remplacement de l'interlocuteur physique par l'écran génère une impression de déshumanisation, de solitude. Inversement, la présence physique de services publics dans les villes et les villages est vécue comme un vecteur de sociabilité, menacé par l'informatisation. La disparition des guichets affecte les usagers, mais aussi la vie des collectivités territoriales, dans la mesure où il y a moins d'animation dans ces dernières.

Les maisons de services au public, antérieures au réseau France service, sont plutôt bien perçues. Le fait que plusieurs services soient regroupés au même endroit est jugé commode. On reproche toutefois à ces structures de ne pas être toujours permanentes. Les bus France services en effet sont itinérants. Les créneaux d'ouverture des maisons de services au public sont parfois restreints.

Ce qui est fortement réclamé, c'est une présence physique accrue, telle que celle d'un conseiller, et un accompagnement renforcé, en termes de fréquence ou de permanence.

Les failles de la couverture du réseau téléphonique et internet sont très fréquemment soulignées. Il est coûteux de s'équiper, de souscrire l'abonnement à l'opérateur, d'acquérir un ordinateur et tous les périphériques nécessaires, tels qu'une imprimante scanner, sans laquelle on ne peut réaliser certaines démarches. Il est nécessaire de se doter de certains équipements, que tous ne peuvent pas se procurer ou utiliser aisément.

Ces cahiers de doléances révèlent des témoignages d'une grande acuité. Certains cahiers sont vraiment poignants. Ils décrivent parfois des situations personnelles aiguës. Il ne s'agit pas d'une simple expression de mécontentement. Ils sont souvent l'expression d'un raisonnement cohérent et argumenté très intéressant et méritent d'être écoutés.

Les pouvoirs publics doivent s'en saisir mais, j'y insiste, il ne faut pas oublier qu'il s'agit de témoignages individuels, qui ne sont pas représentatifs, comme pourraient l'être les résultats d'un sondage ou d'une enquête réalisée par échantillon. Nous avons affaire à des doléances : la question est de parvenir à mesurer leur représentativité par rapport à l'ensemble de la population.

Face à cet écart entre le ressenti et la réalité, les chercheurs devront procéder à un travail de comparaison entre le contenu des cahiers et les données tirées d'enquêtes systématiques, produites par les chercheurs ou par les organismes publics.

France Services, par exemple, réalise régulièrement des enquêtes de satisfaction. L'organisme a ainsi cartographié en 2023 la répartition de ses espaces et le temps d'accès par la route à son réseau. Des inégalités existent incontestablement entre les régions. Il est frappant de constater que certaines des zones les moins bien dotées en services publics correspondent à des lieux où la revendication sur ce sujet est forte, mais ce n'est pas le cas partout. Il faut donc être très prudent lorsque l'on s'efforce d'établir des corrélations entre les aspirations au développement des services publics et l'état réel de l'accessibilité à ces services. Voilà qui illustre la nécessité de remettre en perspective le corpus des cahiers de doléances et de le comparer à d'autres sources.

On peut se demander si les pouvoirs publics ont tenu compte de ces doléances et ont orienté les politiques publiques pour y répondre. Rappelons la chronologie. Les cahiers, qui datent de 2019, ont été précédés par la création des relais services publics, à partir de 2006, puis dans les années 2010, par celle des maisons de services au public (MSAP) - c'est l'ancien nom des maisons France services. L'Agenda rural et France Services ont été mis en place en 2019, à peu près au moment où l'on a commencé à examiner les cahiers, mais ces initiatives étaient déjà en cours. Elles avaient été largement préparées par des travaux antérieurs et par l'action des maires et des élus.

On peut toutefois constater que le cahier des charges pour la labellisation France services est devenu beaucoup plus exigeant à partir de 2019. Il est possible que le contenu des cahiers ait été pris en compte, notamment dans le cadre de la loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale (3DS), qui a renforcé un certain nombre d'exigences.

Le réseau des pôles de services publics se développe, mais il faut encore aller plus loin, si l'on écoute les cahiers de doléances, pour le densifier et améliorer son fonctionnement. Cependant, on peut également dire que les cahiers ont fait écho à une dynamique qui était déjà amorcée avant et qui montait en puissance.

Enfin, il me semble que les cahiers nous invitent à méditer, pour agir, sur le malaise et les difficultés engendrées par un ensemble de phénomènes : la réduction des dépenses publiques, la transition écologique, la transition numérique ou la transition démographique - les cahiers notent avec acuité le vieillissement de la population et le départ des jeunes.

Ces transitions constituent pour les usagers des évolutions difficiles à vivre. C'est particulièrement vrai pour les populations les plus éloignées des services ou qui sont confrontées à un changement dans l'organisation de ces derniers. Il est parfois difficile de s'adapter lorsque, du jour au lendemain, on ne peut plus aller au bureau de poste, que l'on est contraint de faire ses démarches sur internet ou que l'on doit aller plus loin pour consulter un médecin spécialiste. Ces évolutions doivent faire l'objet d'un meilleur accompagnement.

Mme Nadège Havet, rapporteure. - Existe-t-il des différences de profil entre les personnes qui se sont déplacées en mairie pour rédiger leurs doléances et celles qui se sont exprimées en ligne sur la plateforme numérique du Grand débat ?

Mme Marie-Vic Ozouf-Marignier. - Une difficulté majeure tient à l'anonymat des réponses. Certains chercheurs ont travaillé à l'échelle des départements, mais il est difficile de cerner précisément les contours sociologiques des répondants, certaines informations indispensables à cette compréhension faisant défaut.

Nous avons toutefois constaté une différence très nette entre le public des cahiers et celui qui s'est exprimé via la plateforme numérique. Les rédacteurs des cahiers forment un ensemble beaucoup plus diversifié. Certains témoignent d'une origine très modeste, évoquent leur budget familial, décrivent une vie avec des moyens extrêmement limités. Et pourtant, ces personnes ont pris la peine - ce qui n'est pas anodin - de se rendre en mairie pour rédiger un texte. On peut donc dire, pardonnez-moi l'expression, que les cahiers ont « ratissé plus large » que la plateforme numérique.

Mme Nadège Havet, rapporteure. - Vous évoquez une grande acrimonie vis-à-vis de Paris et de l'administration centrale. A-t-on relevé des expressions similaires concernant d'autres échelons institutionnels, comme les élus locaux, les départements, les régions ?

Mme Marie-Vic Ozouf-Marignier. - Là aussi, des oppositions très nettes apparaissent. Le maire bénéficie d'une image globalement très positive. Ses mérites sont reconnus. À l'inverse, je vous le dis franchement, les sénateurs, les députés et les membres du Gouvernement sont détestés. On leur prête des privilèges, souvent sans les nommer précisément, mais les critiques sont virulentes, surtout à l'égard des échelons les plus élevés.

Entre ces deux pôles, la perception est plus diffuse. Les gens identifient parfois les services du département ou de la préfecture, mais ne savent pas toujours précisément qui fait quoi, qui est responsable de quoi. Cela varie beaucoup. Les compétences du département en matière d'aides sociales sont bien identifiées, par exemple, mais dans d'autres domaines, comme les transports ou l'action régionale, la compréhension est beaucoup plus floue.

Enfin, un point m'a frappée : l'intercommunalité est souvent dénoncée dans les cahiers. Elle est très mal perçue.

M. Hugues Saury, président. - Ces cahiers de doléances constituent une mine d'informations. Toutefois, ils présentent aussi un biais important : ils ont été rédigés dans un contexte éruptif, voire prérévolutionnaire, ce qui a pu amplifier et parfois caricaturer certaines critiques.

Un paradoxe me frappe : le sentiment d'abandon que vous soulignez est très présent dans les cahiers, or ces derniers sont restés sans suite durant des années. Ce silence n'a-t-il pas renforcé ce sentiment ? Je note que, depuis 2019, des évolutions sont intervenues. Il serait donc très intéressant d'avoir un nouveau retour sur l'état d'esprit de nos concitoyens en 2025, notamment sur leur rapport aux services publics.

J'ai deux questions sur ce sentiment d'abandon. D'abord, à partir de vos études, comment l'analysez-vous ? Ce sentiment vous paraît-il justifié ? Je m'exprime ici en tant qu'élu du Loiret, territoire à la fois urbain et rural. Lorsque je suis à Orléans, je ne suis plus dans le même département que lorsque je suis à 80 kilomètres de là. Les modes de vie diffèrent profondément : on ne s'habille pas pareil, on ne se déplace pas pareil, on vit autrement. J'ai d'ailleurs le sentiment que l'essentiel des cahiers de doléances provient des territoires ruraux. Qu'en pensez-vous ? Comment interprétez-vous ce sentiment d'abandon territorial ?

Enfin, à la lumière de votre expérience internationale et des comparaisons que vous avez pu mener, existe-t-il des modèles étrangers qui pourraient nous inspirer ? Je pense au Canada ou aux pays scandinaves, qui valorisent la coconstruction des politiques publiques. Pourrait-on en tirer des leçons utiles en France ?

Mme Marie-Vic Ozouf-Marignier. - Je reviens sur la situation éruptive née du mouvement des Gilets jaunes. Une étude a comparé les auteurs des cahiers de doléances avec les membres du mouvement des Gilets jaunes. Il ressort de ces travaux que ce ne sont pas les mêmes personnes. Les Gilets jaunes ont d'ailleurs organisé leur propre collecte de cahiers, indépendamment du dispositif officiel. Il y a donc une séparation assez nette entre les deux processus, même si, bien entendu, on sent l'écho du mouvement dans les cahiers de doléances.

Cela étant, lorsqu'il est fait référence aux Gilets jaunes, c'est généralement pour prendre ses distances : les rédacteurs dénoncent la violence de ce mouvement et refusent d'être assimilés à ses membres.

Il faut relire ces cahiers avec du recul, en prenant en compte ce qui s'est passé depuis. Il y a eu depuis des dynamiques nouvelles - je pense, notamment, à la création de nouveaux pôles de services publics. Ensuite, il faut prendre garde au sentiment d'abandon que vous évoquiez, car il alimente des mécanismes préoccupants : il favorise l'abstention, creuse la défiance, nourrit le sentiment que le politique ne fait rien pour soi, et donc qu'il n'y a aucune raison de s'engager dans la vie citoyenne. À l'approche des élections municipales, il est absolument indispensable d'envoyer un signal fort pour montrer que ces cahiers ont compté, qu'ils ont été pris en considération.

Sur ce sentiment d'abandon, je dois dire que je suis assez sceptique. Ce sentiment n'est pas du tout généralisé. Je disais tout à l'heure que ces cahiers sont à prendre avec précaution parce qu'ils ne contiennent que des doléances, ce qui biaise forcément l'analyse. En réalité, ce sentiment d'abandon ne me paraît pas universellement partagé. Je pense même que beaucoup d'habitants de zones rurales ou de communes peu denses ne s'estiment pas abandonnés - à condition, bien sûr, de disposer d'un certain niveau de vie, d'avoir une voiture, une connaissance minimale des outils numériques, une certaine autonomie. En revanche, si l'on est une personne âgée, isolée, sans véhicule, sans capacité à utiliser internet, alors, oui, cela devient dramatique.

Je suis donc prudente, car, comme je l'ai dit, nous avons un document que l'on peut traiter, mais dont nous ne pouvons garantir la représentativité. On se dit toujours : si l'on avait interrogé d'autres catégories de population, on aurait peut-être obtenu un autre tableau.

Vous m'interrogiez également sur les processus participatifs. Je pense qu'ils sont aujourd'hui de plus en plus souvent introduits dans les politiques publiques. Là encore, c'est très inégal : certaines communes suscitent une forte participation, ailleurs, c'est l'inverse. Mais la question de savoir qui participe reste entière. Ce sont souvent les mêmes profils. Et il y a des communes atones où, franchement, rien ne se passe. Nous avons d'ailleurs cartographié les lieux où des cahiers ont été ouverts sans qu'aucune contribution n'ait été déposée. Cela renvoie, à mon sens, à des traditions locales de vie civique plus ou moins actives, au rôle que joue le maire ou l'élu local dans la mobilisation.

Quand les contributions sont là, certaines sont particulièrement intéressantes : certains cahiers se contentent de protester, mais d'autres vont beaucoup plus loin. Je pense à ces documents où le rédacteur trace une ligne verticale au milieu de la feuille : d'un côté, les doléances ; de l'autre, des propositions, mises en correspondance. Ce sont des cahiers passionnants. On y voit de la ressource, de l'imagination, une créativité citoyenne qui mérite d'être prise en compte. Les idées sont souvent excellentes !

M. Hugues Saury, président. - J'évoquais tout à l'heure la différence entre milieu urbain et milieu rural, notamment pour l'accès aux soins ou aux transports. Mais vous avez raison : certains aspects sont aussi plus favorables à la ruralité.

Mme Marie-Pierre Richer. - J'ai noté que vous évoquiez un volume collecté de 500 000 pages. Ont-elles toutes été expertisées ? Vous avez mentionné des mots clés : cela signifie-t-il que l'ensemble des contributions a fait l'objet d'une expertise complète ? Avez-vous observé une progression, tant dans le volume des contributions qu'au niveau des sujets abordés ? Une évolution thématique s'est-elle dessinée entre le début et la fin de la collecte ?

Vous avez aussi évoqué l'isolement. Il semble que, pour certains, ces cahiers aient constitué une forme d'agora écrite, un espace d'expression inédit. Pensez-vous qu'il serait utile de renouveler cette opération, pas nécessairement chaque année, mais peut-être tous les cinq ou dix ans ? Je rappelle que la collecte a eu lieu en 2019, avant la crise du covid. Or cette crise a mis en lumière, notamment, de graves enjeux de santé mentale.

Enfin, vous avez précisé que de nombreuses contributions étaient anonymes. Cela empêche de savoir s'il y a une majorité de femmes ou d'hommes parmi les rédacteurs. Pourtant, les problématiques abordées peuvent fortement différer selon le genre.

Mme Marie-Vic Ozouf-Marignier. - Le processus de transmission des cahiers a été rigoureusement respecté par les mairies et les services d'archives, mais la numérisation - réalisée par des entreprises spécialisées - a été effectuée trop rapidement, ce qui a engendré un certain nombre de dysfonctionnements : le résultat est parfois confus. Il aurait sans doute fallu effectuer davantage de vérifications lors de la livraison des fichiers.

Ensuite, concernant la lecture intégrale de ces documents, personne n'a encore accompli le tour de force de lire l'intégralité des 500 000 pages. Des équipes de chercheurs, d'une part, et d'archivistes, d'autre part, se sont attelées à l'expertise de certains départements. Par exemple, en Charente-Maritime, une archiviste a retranscrit patiemment tous les cahiers. D'autres travaux sont en cours dans la Gironde, la Creuse, la Somme, la Franche-Comté, l'Orne, l'Aveyron...

À l'échelle d'un département, il est tout à fait possible de lire l'ensemble des contributions dans un laps de temps raisonnable. Bien entendu, dans les départements très urbanisés, cela demande davantage de temps que dans des départements tels que la Lozère ou la Creuse : une grande ville génère en général beaucoup plus de contributions qu'une commune rurale.

Concernant l'évolution des thématiques, on observe une « contamination » des cahiers par le Grand débat national. Les thématiques des premiers cahiers sont plus variées que dans les suivants, qui s'articulent davantage autour des quatre questions posées par le Grand débat national : transition écologique ; fiscalité ; démocratie ; organisation de l'État et des services publics. Le contenu se resserre autour de ces axes, mais sans perte de spontanéité. La liberté de parole demeure.

Il est frappant de constater que nombre de contributions sont signées : certaines personnes s'identifient très précisément - nom, adresse, profession, composition du foyer - et n'hésitent pas à interpeller directement le Président de la République ou d'autres responsables. Ce sont souvent des textes très virulents et colorés.

La période de rédaction fut brève : de décembre 2018 à avril 2019. On ne note donc pas de véritable dynamique évolutive dans le temps, mais il est probable qu'une crise telle que celle du covid, survenue ensuite, aurait modifié le fond des doléances. La pandémie a renforcé le sentiment que les services publics ne parvenaient plus à suivre, tout en révélant leur capacité de résilience et d'adaptation, grâce à la mobilisation des agents.

Enfin, en ce qui concerne la participation des femmes, elle est moindre que celle des hommes. Cela peut être déduit, de manière empirique, à la lecture de certains éléments grammaticaux dans les textes tels que l'accord des participes. Mais il s'agit là d'un constat général, encore à affiner.

Mme Gisèle Jourda. - Ces cahiers de doléances me semblent constituer un cri. D'où qu'il provienne, c'est un cri de ras-le-bol, une manière de dire « ça suffit, on veut autre chose ». Et derrière ce cri, il y a une pensée structurée. Ce n'est pas un simple cri de révolte.

Quand vous évoquez les services publics, je pense à La Poste, qui possède, sur tout le territoire hexagonal, la couverture la plus dense en termes de points de contact. Personne n'est isolé - qu'on vive dans l'arrière-pays, dans une petite cité ou dans une ville moyenne. Certains départements ont été précurseurs. Dans l'Aude, d'où je viens, nous avons été les premiers à établir un schéma d'organisation des services publics. C'était il y a une quinzaine d'années, sur l'initiative d'André Viola, alors président du conseil départemental. Ce type d'initiative existe donc, mais à un moment donné, la coordination s'est perdue. Et aujourd'hui, l'aménagement du territoire, on n'en parle presque plus. On parlait autrefois de « déménagement du territoire »...

Nous avons trop souvent oublié l'essentiel : l'accès aux services publics. Les départements géraient à l'origine les routes. Grâce à cela, des désenclavements ont eu lieu, y compris en outre-mer. Il faudrait aussi désenclaver notre manière d'aborder les politiques publiques.

Vous avez évoqué la fracture numérique. Les départements et les communes ont su mettre à disposition des tablettes ou des dispositifs pour pallier ces difficultés, mais il subsiste un phénomène : l'illectronisme, c'est-à-dire la difficulté à utiliser les outils numériques. C'est une forme d'illettrisme moderne, qui nous interroge.

Votre travail nous replace au coeur du sujet. À mon sens, les cahiers de doléances sont un cri, sans lien direct avec les Gilets jaunes.

Mme Marie-Vic Ozouf-Marignier. - J'ai apporté un numéro de la revue Sciences Humaines consacré aux cahiers de doléances. Dans l'article que j'ai produit pour ce numéro, j'ai intitulé un sous-paragraphe « le cri des campagnes ».

Pour les usagers, il y a toujours une forme de comparaison. Le jour où l'on voit son bureau de poste fermer, symboliquement, c'est très difficile à vivre. On allait au bureau de poste pour porter son courrier, mais aussi pour prendre des nouvelles, pour « papoter » et voir du monde. Les usagers vivent difficilement les transitions qui leur imposent des changements : les gens n'aiment pas forcément changer, ils tiennent à leurs habitudes. C'est tout à fait sensible, même si une antenne postale reste accessible.

Mme Gisèle Jourda. - Bien souvent, les bureaux de poste se sont maintenus par volonté politique d'éviter la désertification.

Mme Marie-Vic Ozouf-Marignier. - Ce n'est pas faute d'avoir renouvelé leurs missions. Moi-même, pour une personne de ma famille, j'ai eu recours à La Poste dans le cadre d'un service de veille pour les personnes âgées : un facteur passait trois fois par semaine pour vérifier que tout allait bien. Ils ont réellement diversifié leurs services.

Mme Marie-Pierre Richer. - On parle de « cahiers de doléances », mais tout à l'heure vous avez aussi parlé de « cahiers citoyens ». D'une certaine manière, « cahiers citoyens », c'est plus positif, non ? C'est plus tourné vers l'avenir.

Mme Marie-Vic Ozouf-Marignier. - Dans l'opération « Mairie ouverte », il s'agissait bien de « cahiers citoyens ». C'est ainsi qu'ils étaient nommés au départ. Puis, à un moment donné - je ne sais pas précisément quand -, on a commencé à les appeler « cahiers de doléances ». Mais vous avez raison : je trouve aussi que « cahiers citoyens » est plus positif et ouvert sur l'avenir.

M. Hugues Saury, président. - Existe-t-il dans ces cahiers des éléments qui permettent de concilier la nécessité de faire des économies - et donc de réduire les dépenses de personnel - et cette attente très forte de nos concitoyens pour plus de présence humaine ? Vous l'avez bien souligné, cette attente est très nette. C'est évidemment difficile à faire coïncider.

Pensez-vous que ces cahiers contiennent des éléments utiles pour reconstruire une administration qui garantisse un meilleur accès de nos concitoyens aux services publics ? C'est, après tout, l'objet de notre mission d'information.

Mme Marie-Vic Ozouf-Marignier. - Les Français ont assez bien compris l'utilité de la mutualisation et d'une agrégation des services en un même lieu, et donc, par ce biais, la possibilité de réduire les dépenses publiques. Cela s'accompagne aussi d'une certaine commodité d'accès : c'est plus simple d'aller dans un seul endroit pour effectuer plusieurs démarches qui, auparavant, étaient disjointes.

Mais, dans le fonctionnement quotidien, il y a encore des améliorations à envisager - coûteuses, certes - pour que ces pôles soient véritablement accessibles. Par exemple, pour une personne qui travaille toute la semaine, si les horaires d'ouverture ne sont pas compatibles avec ses contraintes professionnelles, cela renforce rapidement son sentiment de relégation. Si l'on veut éviter que ce sentiment d'abandon ne monte en puissance, il faut mettre des moyens, peut-être temporairement, pour rendre la transition plus douce. Avec le renouvellement générationnel, les difficultés s'atténueront, car les nouvelles générations seront sans doute plus accoutumées à ces dispositifs dématérialisés.

Mais il y a aussi une autre dimension très sensible : dans les cahiers, beaucoup disent comprendre qu'il faille faire des économies sur les dépenses publiques, mais ajoutent aussitôt que ce sont « toujours les mêmes » qui sont pénalisés. Entendez par là : les plus pauvres, les ruraux, etc. Les gens extrapolent à partir de leur situation propre. C'est un discours récurrent.

M. Hugues Saury, président. - Je vous remercie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible  en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 14 h 40.