- Mardi 3 juin 2025
- Audition de M. Thomas Pillot, chef du service de la protection des consommateurs et de la régulation des marchés, et Mme Carla Deveille-Fontinha, sous-directrice des affaires juridiques et des politiques de concurrence et de consommation, de la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes
- Audition de responsables ministériels des achats de Mmes Agnès Boissonnet, cheffe du service des achats et du soutien à la direction des affaires financières du secrétariat général des Ministères de l'Aménagement du territoire et de la Décentralisation et de la Transition écologique, de la Biodiversité, de la Forêt, de la Mer et de la Pêche, Guylaine Bourdais-Naimi, sous-directrice des achats au service de l'action administrative et des moyens du secrétariat général des Ministères de l'Éducation nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche et des Sports, de la Jeunesse et de la Vie associative, et M. Jean Bouverot, chef du service de l'achat, de l'innovation et de la logistique à la direction de l'évaluation de la performance, des finances, de l'achat et de l'immobilier du ministère de l'Intérieur
- Audition de M. Jean-Marc Morandi, élu, et Mme Dominique Moreno, responsable du pôle des politiques territoriales et régionales et, de la Chambre de commerce et d'industrie Paris Ile-de-France
- Audition de M. Nicolas Guérin, secrétaire général d'Orange
- Audition de M. Edward Jossa, président-directeur général de l'UGAP
Mardi 3 juin 2025
- Présidence de M. Simon Uzenat, président -
Audition de M. Thomas Pillot, chef du service de la protection des consommateurs et de la régulation des marchés, et Mme Carla Deveille-Fontinha, sous-directrice des affaires juridiques et des politiques de concurrence et de consommation, de la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes
Le compte rendu sera publié ultérieurement
Audition de responsables ministériels des achats de Mmes Agnès Boissonnet, cheffe du service des achats et du soutien à la direction des affaires financières du secrétariat général des Ministères de l'Aménagement du territoire et de la Décentralisation et de la Transition écologique, de la Biodiversité, de la Forêt, de la Mer et de la Pêche, Guylaine Bourdais-Naimi, sous-directrice des achats au service de l'action administrative et des moyens du secrétariat général des Ministères de l'Éducation nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche et des Sports, de la Jeunesse et de la Vie associative, et M. Jean Bouverot, chef du service de l'achat, de l'innovation et de la logistique à la direction de l'évaluation de la performance, des finances, de l'achat et de l'immobilier du ministère de l'Intérieur
Le compte rendu sera publié ultérieurement
Audition de M. Jean-Marc Morandi, élu, et Mme Dominique Moreno, responsable du pôle des politiques territoriales et régionales et, de la Chambre de commerce et d'industrie Paris Ile-de-France
Le compte rendu sera publié ultérieurement
La réunion est ouverte à 17 heures.
Audition de M. Nicolas Guérin, secrétaire général d'Orange
M. Simon Uzenat, président. - Notre quatrième audition de la journée nous permet de revenir sur le lien entre innovation et commande publique et le rôle de la commande publique comme levier de la souveraineté numérique.
Nos auditions récentes nous ont montré que l'écosystème français en matière d'innovation numérique était performant, avec des start-ups nombreuses et reconnues internationalement, ainsi que des entreprises de taille intermédiaire particulièrement actives dans les services aux entreprises. À côté de ces structures qui rencontrent des difficultés pour accéder à la commande publique, la France dispose également d'opérateurs de taille internationale, qui interviennent sur de nombreux marchés et déploient leurs services sur plusieurs continents.
Tel est le cas du groupe Orange, qui a réalisé en 2024 un chiffre d'affaires de 40 milliards d'euros, emploie 127 000 salariés et compte 291 millions de clients. L'État reste actionnaire de ce groupe héritier de France Télécom, à hauteur de 13,4 %, tandis que BpiFrance détient 9,6 % de son capital. Il revient dès lors à Orange de jouer un rôle moteur de la filière du numérique français, afin de garantir autant que possible son indépendance, ou à tout le moins réduire sa dépendance vis-à-vis des solutions soumises à des législations extraterritoriales.
Nous recevons M. Nicolas Guérin, secrétaire général d'Orange, pour échanger avec nous à ce sujet. Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable devant les commissions d'enquête, M. Nicolas Guérin prête serment.
L'expérience d'un grand groupe comme Orange présente un intérêt certain pour notre commission d'enquête, dans la mesure où vous pouvez nous apporter un regard comparatif sur les pratiques en matière de commande publique dans les pays où Orange est présent. Certains vous semblent-ils offrir un cadre juridique de la commande publique plus adapté à l'innovation, notamment numérique, que celui de la France ?
Notre commission d'enquête s'est beaucoup penchée sur la question de l'hébergement des données publiques en nuage et les risques posés par les législations extraterritoriales auxquelles sont soumis certains fournisseurs extraeuropéens, ces hyperscalers américains qui dominent le marché. Quel regard portez-vous sur la question ?
Avec la doctrine « cloud au centre » mise en avant par l'État et la loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique du 21 mai 2024, dite loi « Sren », le développement d'une offre de cloud de confiance devient urgent. Orange y participe avec Bleu, en partenariat avec Capgemini pour offrir un cloud sécurisé et immunisé contre les législations extraterritoriales. Pourriez-vous nous en dire plus sur le calendrier de déploiement de cette offre, et notamment ses perspectives de qualification SecNumCloud ?
Comment parvenez-vous, malgré l'utilisation de la technologie de Microsoft, à écarter l'application de ces législations extraterritoriales ?
Ce partenariat met par ailleurs en lumière la dépendance que nous subissons - ou entretenons - vis-à-vis de quelques fournisseurs américains. Dans le contexte géopolitique particulièrement imprévisible que nous connaissons depuis quelques mois, avec des relations internationales de plus en plus transactionnelles, comment réagiriez-vous si, du jour au lendemain, l'accès aux technologies de Microsoft était coupé à la demande du gouvernement américain ? Comment poursuivriez-vous l'exploitation de Bleu ?
De manière plus générale, en tant que chef de file de la filière numérique française, comment associez-vous les start-ups à vos projets ? Menez-vous une politique de soutien à leur égard ?
Je vous rappelle que si vous estimez que des éléments qui vous sont demandés sont couverts par le secret des affaires, vous pouvez refuser de les fournir dans le cadre de la présente audition publique. Vous devrez toutefois les communiquer par écrit à la commission d'enquête.
M. Nicolas Guérin, secrétaire général d'Orange. - La commande publique, particulièrement en ce qui concerne le numérique, constitue un élément clé du fonctionnement de notre économie. Orange fait figure d'acteur majeur de la cybersécurité avec 8 700 entreprises qui nous font confiance et 3 000 experts. Nous proposons en Afrique des services financiers à plus de 90 millions de comptes. Orange est une entreprise internationale, quoique profondément ancrée en France et attachée à ce pays. Le déploiement des meilleures infrastructures possibles au service de nos concitoyens s'inscrit au coeur de notre métier.
Nous dénombrons 71 millions de foyers raccordés à la fibre optique dans le monde, dont 48,9 en Europe, 23 millions en France et 4,1 millions au Moyen-Orient et en Afrique. Nous disposons de 70 000 tours mobiles, d'antennes satellites, de 45 000 kilomètres de fibre terrestre et de plus d'un million de kilomètres d'artères de génie civil. Orange Wholesale International détient 450 000 kilomètres de câbles sous-marins que nous entretenons avec une flotte de sept navires câbliers. Notre pôle recherche compte 700 chercheurs qui déposent environ 250 nouveaux brevets par an. Notre portefeuille de brevets en compte actuellement 11 000. Nous employons 115 doctorants et postdoctorants, et avons lancé 60 projets collaboratifs en France et en Europe.
J'aimerais revenir sur la notion de souveraineté numérique. Dans ce domaine, la dépendance aux solutions américaines apparaît préoccupante. Si je devais citer un exemple de pays apportant un fort soutien à la filière numérique, je songerais d'abord aux États-Unis. 75 % des dépenses de cloud en France profitent à des fournisseurs américains, à savoir AWS, Microsoft Azure ou encore Google Cloud. Pas moins de 250 milliards d'euros sont transférés de l'Europe vers les acteurs technologiques américains chaque année. Ce montant progresse en outre de 10 % par an. Selon une étude de 2025, la majorité de ceux qui souscrivent à ces prestations considère bien plus élevé à présent le risque de voir l'administration américaine se servir de cette dépendance pour agir en matière économique.
Les lois extraterritoriales américaines comme le Cloud Act, le FISA (Foreign Intelligence Surveillance Act) ou le Patriot Act permettent aux autorités américaines d'accéder aux données stockées sur des serveurs de sociétés américaines, même situés hors des États-Unis. Selon une récente étude menée par l'Institut Montaigne, 70 % des données nécessaires à l'économie française transitent aujourd'hui par les États-Unis, qui pourraient donc les capter.
Si la dépendance envers les solutions technologiques américaines n'est pas nouvelle, la situation géopolitique actuelle a entraîné une prise de conscience des enjeux qu'elle recouvre. Chercher à nous passer entièrement sans transition de ces solutions américaines me semblerait une erreur. Dans certains domaines, les acteurs américains exercent une telle hégémonie qu'il serait utopique de vouloir rattraper ce retard - et vain de consentir à des investissements en ce sens. Nous préconisons plutôt une maîtrise de bout en bout, et non la production, de la chaîne de valeur, susceptible d'inclure des éléments extra-européens ; ce point devant relever d'un choix libre et conscient.
À long terme, il me semble indispensable que l'Europe se dote d'un équivalent du Build America Buy America Act. La souveraineté à laquelle nous aspirons doit se concevoir à l'échelle européenne et non nationale. Un Build European Buy European Act servirait les intérêts de champions européens du numérique, car ni la France ni l'Allemagne ne peuvent seules concurrencer les géants américains de la tech.
Amazon Web Services - filiale d'Amazon, leader sur le marché du cloud, dont elle détient 33 % de parts à l'échelle mondiale - prévoit d'investir plus de 100 milliards de dollars cette année, contre 80 milliards de dollars pour Microsoft, détenteur de 22 % de parts du marché, et 75 milliards de dollars pour Google Cloud, détenteur d'à peine 11 % de parts du marché. Ensemble, ces trois acteurs américains investiront ainsi plus de 250 milliards de dollars dans le cloud et l'intelligence artificielle en 2025.
Il convient selon moi de privilégier notre capacité à proposer une offre numérique souveraine, quitte à ce que cette offre se compose de briques technologiques extra-européennes. La commande publique joue de ce point de vue un rôle essentiel pour soutenir cette ambition.
La commande publique ne représente que 5 % à 6 % du chiffre d'affaires d'Orange - soit une part minime, en particulier comparée à ce que représente la commande publique pour Starlink par exemple. Un besoin se fait jour de plus de commande publique, en complément d'autres initiatives sur lesquelles nous reviendrons.
La France dispose de plusieurs avantages, à commencer par son autonomie stratégique en matière d'infrastructures numériques. Orange est propriétaire de câbles sous-marins qu'elle est en mesure d'entretenir sans recourir à des tiers. ASN (Alcatel Submarine Networks), le deuxième acteur mondial de maintenance et de pose de câbles, est également français. Nous sommes propriétaires de nos réseaux fixes et mobiles à travers notre filiale Totem. Nous disposons également de trois grands data centers en France et de dix-huit autres de plus petite taille. Reconnaissons que l'action des pouvoirs publics a facilité la mise en place de ces infrastructures, notamment à travers le plan France Très Haut Débit.
Se pose ensuite la question de l'exploitation de ces infrastructures. Prenons l'exemple de la donnée. Une action majeure des pouvoirs publics en la matière me paraît indispensable. Orange s'implique particulièrement dans ce domaine. J'en veux pour preuve trois exemples, à commencer par Bleu, coentreprise fondée par Orange et Capgemini, deux sociétés françaises, fournissant un cloud de confiance conçu pour répondre aux besoins de souveraineté de l'État, des administrations, des hôpitaux, des collectivités locales et des entreprises dotées d'infrastructures critiques - et pour cette raison soumises à des exigences particulières en termes de confidentialité, de sécurité et de résilience. Le partenariat que nous avons noué avec Microsoft permet aux clients de Bleu de continuer à utiliser Microsoft 365 et les services d'Azure dans un environnement sécurisé et indépendant. Bleu repose sur des principes fondamentaux d'indépendance économique - dans le sens où Microsoft ne détient aucune part de cette société -, d'immunité vis-à-vis des législations extraterritoriales, de contrôle exclusif des applications cloud à partir d'une infrastructure située en France et strictement séparée des centres de données de Microsoft, et enfin d'autonomie opérationnelle, puisque Bleu emploie son propre personnel en France. La certification SecNumCloud des services fournis par Bleu est en cours.
La presse a récemment rapporté que le président de la cour pénale internationale s'était vu couper ses accès à des outils Microsoft sur ordre de l'administration américaine. Le recours à Bleu éviterait d'en arriver là en garantissant un accès à ces outils, quitte à ne plus bénéficier de leurs mises à jour. Microsoft envisage d'ailleurs de nouer d'autres partenariats de ce genre garantissant aux utilisateurs une continuité de service.
Un deuxième exemple de l'action d'Orange n'est autre que Live Intelligence, proposant aux entreprises qui composent notre clientèle, via notre filiale Orange Business, une gamme de solutions d'accès clés en main à une IA générative hébergée sur notre propre cloud, opérée en France et s'appuyant sur des modèles de langage (LLM) français comme Mistral et LightOn. Cette offre permet aux entreprises qui le souhaitent d'intégrer l'IA tout en maîtrisant leurs données. Notre confiance en cette solution est telle que nous l'utilisons en interne.
Mon troisième exemple est la coentreprise Hexadone, fruit de l'association d'Orange et de la Banque des Territoires. Hexadone propose aux collectivités locales une solution de gestion des données territoriales - relatives à l'exploitation de l'éclairage public, de la collecte des déchets ou encore de l'accueil du public dans les mairies - hébergée sur le cloud souverain et sécurisé d'Orange.
Ceci prouve la capacité d'une grande entreprise comme la nôtre à intégrer, à travers des partenariats, des solutions américaines tout en reprenant la main sur la chaîne de valeur numérique.
Orange soutient également des start-ups françaises en achetant leurs prestations afin de les associer à ses propres activités. Orange s'est jointe à l'initiative de l'État « Je choisis la French Tech » en mettant en place des processus d'achat simplifiés auprès des start-ups, un référencement accéléré de ces entreprises et en leur garantissant des délais de paiement de trente jours.
Je me permettrai maintenant de revenir sur un exemple d'action de l'État s'étant soldée par un échec dans le domaine numérique, à savoir Cloudwatt. Dès 2013, à la demande de l'État, nous avons créé cette offre de cloud souverain français, contre la promesse de commandes publiques suffisantes pour en assurer la viabilité. SFR a, dans le même cadre, créé la société Numergy. En l'espace de quatre ans, la commande publique ne nous a cependant rapporté qu'un million d'euros. Ceci nous a contraints à cesser cette activité en février 2020. Cet échec s'explique selon moi par l'éparpillement de la commande publique ayant empêché des synergies de se créer.
J'en conclus à la nécessité, en matière d'innovation numérique, de garantir une rentabilité aux opérations. Il revient à l'État de soutenir la volonté de s'acheminer vers des solutions souveraines à travers des assurances d'achat.
M. Simon Uzenat, président. - Nous ne saurions déplorer à la fois la forte centralisation de l'administration française et la multiplicité des acteurs. L'État, dès lors qu'il a sollicité Orange en 2013, aurait dû fournir les moyens nécessaires à la concrétisation de ses ambitions, quitte à mobiliser les collectivités, et jouer un rôle de mobilisation.
M. Nicolas Guérin. - À l'inverse, l'accompagnement par l'agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) des hôpitaux pour assurer leur cybersécurité, face à des tentatives de plus en plus fréquentes de rançonnage, fournit un bel exemple de réussite d'initiative étatique. L'Anssi a financé de nombreux projets visant à mieux protéger les hôpitaux contre ce risque mais a posé une condition à son financement : que ceux-ci fassent appel à des acteurs français ou européens ; ce qui a permis de flécher des budgets en faveur de ces derniers et a favorisé leur développement. Par de simples recommandations ou le versement d'aides, l'État parvient à orienter des investissements, sans qu'il soit nécessaire de centraliser la commande publique.
La labellisation fournit un autre exemple d'initiative étatique réussie. Je reste persuadé qu'un acheteur public préférera opter pour une solution souveraine, même plus onéreuse, dès lors qu'elle apporte une garantie de sécurité La filière numérique réclame une labellisation spécifique du cloud en matière de cybersécurité. Nous appuyons cette demande, qu'il nous semblerait même pertinent d'étendre à l'échelle européenne, avec l'EUCS (European Union Cybersecurity Certification Scheme for Cloud Services) High+, ce qui offrirait une plus grande cohérence sur le marché européen.
Pour conclure, j'estime que, pour développer la filière numérique souveraine, il importe d'actionner des leviers, à commencer par l'introduction de critères de souveraineté, à condition qu'ils n'apparaissent pas trop rigides ou complexes à mettre en oeuvre. Je recommanderais de partager ces critères avec les acteurs des marchés pour qu'ils puissent concrètement s'appliquer. Il ne me semblerait pas pertinent de s'opposer à l'utilisation de Microsoft 365, déjà répandue dans la plupart des entreprises ou des administrations. Mieux vaut opter pour l'offre de Bleu, éventuellement à titre de solution transitoire, le temps de développer une filière logiciel française. De manière pragmatique, nous sommes partis de la réalité du marché en cherchant à le sécuriser.
Un deuxième levier à actionner concernerait des schémas de certification exigeants, comme SecNumCloud, éventuellement à l'échelle européenne. Le rôle de l'État consiste à labelliser afin d'aider les collectivités dans leurs choix en assumant un rôle de conseil. La piste d'une mutualisation des achats n'est pas à écarter pour autant, afin de construire des filières françaises fortes, notamment dans le domaine de l'intelligence artificielle.
À côté de la commande publique et des aides, nous souhaiterions surtout une révision de la fiscalité, de manière à ce qu'elle facilite le développement d'acteurs comme Orange. Notre entreprise s'acquitte de 1,2 milliard d'euros d'impôts et taxes, dont 258 millions d'euros d'impôt sur les sociétés, 329 millions d'imposition forfaitaire des entreprises de réseaux (IFER), 100 millions d'euros de taxe Copé - destinée à l'origine à compenser la suppression de la publicité à la télévision publique - 94 millions d'euros pour la taxe sur les services de télévision - distributeurs (TST-D) finançant le cinéma français. À cela s'ajoutent 23,3 millions d'euros par an pour les fréquences 5G et 83 millions d'euros de redevances pour les autres fréquences. En parallèle, nous avons versé 458 millions de dividendes à l'État pour 2024. Si une partie de ces montants pouvaient financer l'innovation et le développement du secteur numérique français, au moins durant quelques années, des champions français finiraient par émerger.
Le pays le plus efficace en matière de soutien au secteur numérique n'est autre que les États-Unis, où l'État fédéral a accordé aux administrations locales pas moins de 90 milliards de dollars d'incitations fiscales. La Darpa (Defense Advanced Research Projects Agency), créée en 1958, a pour mission de maintenir l'avance technologique américaine en finançant des projets de recherche et développement à haut risque dans le domaine de la défense, susceptibles d'entraîner des retombées dans le secteur civil, comme Internet ou le GPS. La DARPA, qui témoigne d'une forte tolérance à l'échec, poursuit l'objectif de générer des ruptures technologiques majeures au bénéfice de la défense et, indirectement, de l'économie américaine. Son budget 2025 se monte à 4 369 milliards d'euros, alors que le PIB de la France en 2024 ne dépassait pas 2 921 milliards d'euros.
La mise en oeuvre d'une politique ambitieuse consistant à doter la France de data centers permettant de rapatrier sur notre sol les 70 % de données nécessaires à l'économie française ne coûterait pas des milliards d'euros. L'Institut Montaigne a également insisté sur les supercalculateurs, car il ne suffit pas d'héberger des données ; encore reste-t-il à les exploiter. De grandes entreprises françaises ont déjà investi dans l'informatique quantique. Aidons-les. La France forme de nombreux talents dans ses écoles d'ingénieurs, et des instituts universitaires de technologie (IUT), comme celui de Rouen, forment d'excellents techniciens en cybersécurité. Si l'on veut développer des supercalculateurs, autant les installer dans des universités. Orange met ses propres infrastructures, dont ses laboratoires 5G, comme à Lannion, à leur disposition.
Penchons-nous un instant sur les satellites. Elon Musk a mis au point un produit de qualité avec Starlink, qu'il propose à un tarif très compétitif au regard des investissements qui ont été consenties et par rapport aux offres classiques en télécommunication. Son projet a été financé par la NASA et l'État fédéral américain. C'est sans commune mesure avec Eutelsat. Certains responsables politiques vantent les mérites de Starlink, à Mayotte par exemple. Les salariés d'Orange le prennent assez mal. Orange a rétabli les réseaux mobiles à Mayotte en l'espace de six mois. Grâce à notre entreprise, ce département se comptera bientôt parmi les mieux couverts par la 5G. Nous sommes fiers de ce que nous avons fait ! Nous devons travailler avec l'État et les collectivités pour mettre en place des solutions concrètes compatibles avec la réalité des marchés et des entreprises.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Je m'interrogeais sur votre prise en compte, dans vos choix technologiques, des enjeux d'indépendance stratégique face aux plateformes étrangères, mais il me semble que vous avez déjà répondu à cette question.
M. Nicolas Guérin. - Il me semble utopique d'imposer un choix au client. La collectivité territoriale qui achète des services numériques doit conserver sa liberté décisionnelle. Notre ambition consiste à lui fournir des éléments concrets à même de l'éclairer. La résilience, la redondance des réseaux, la sécurité, la conformité réglementaire, la localisation des données et l'immunité au droit extraterritorial font, de ce point de vue, figure de sujets cruciaux sur lesquels il convient d'attirer son attention. De la pédagogie apparaît ici nécessaire, de notre part comme, pourquoi pas, de celle de l'État. Le président de l'Autorité de la concurrence a reconnu devant vous que le recours à des solutions souveraines comportait un surcoût. Des effets d'échelle permettraient cependant de le réduire au fil du temps, dans l'intérêt de tous. Les grandes sociétés américaines cherchent à accroître leur rentabilité. Laisser des monopoles se constituer entraîne à la longue des hausses de prix.
M. Simon Uzenat, président. - Il est facile d'imposer à des clients captifs des hausses de prix de 30 % deux années consécutives, comme certains des personnes auditionnées nous en ont fait part.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - L'État étant actionnaire d'Orange, comment expliquer qu'il ne dispose pas de plus amples moyens, en termes de commande publique, pour aider cette société - dont le chiffre d'affaires dépasse les 40 milliards d'euros et qui est en mesure d'entraîner dans son sillage de nombreuses start-ups - à franchir certains caps décisifs ? L'État a demandé à Orange de déployer la 5G à l'aide de ses propres fonds et de suppléer SFR qui n'a pas réussi à mener à bien certains développements. L'absence d'accompagnement plus soutenu de l'État à propos d'enjeux de souveraineté m'interpelle d'autant plus dans ces conditions.
M. Nicolas Guérin. - L'État a beaucoup soutenu le développement d'infrastructures.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Les GAFAM s'en servent à présent pour engranger des plus-values grâce à l'intelligence artificielle. Orange s'est trouvée reléguée au second rang des acteurs européens du numérique, chargée d'installer de la fibre et des câbles, sans que l'occasion lui soit donnée de jouer de rôle essentiel dans le développement de satellites, par exemple.
M. Nicolas Guérin. - Le travail de votre commission consistera en partie à éclaircir les raisons de cet état de fait. Dès 2014, une directive s'est attaquée au sujet de la souveraineté. Il a cependant fallu que la situation géopolitique évolue pour que son application, c'est-à-dire l'imposition de critères de souveraineté dans des marchés publics, apparaisse judicieuse.
Depuis vingt ans est proclamée la volonté de créer des champions européens des télécommunications. À l'époque, il était reproché à notre entreprise de vouloir recréer un monopole. Les concentrations d'acteurs n'étaient pas autorisées. Aujourd'hui, le rapport Letta, le rapport Draghi, le livre blanc de Thierry Breton et la Commission européenne reconnaissent cette nécessité, à laquelle le carcan réglementaire faisait jusque-là obstacle. Nous espérons qu'en tant que législateurs, vous supprimerez certaines entraves. L'État actionnaire nous soutient quand nous prenons des initiatives comme la création de Bleu ou d'Hexadone, soutenue par BpiFrance. Plutôt que de nous focaliser sur le passé en déplorant les occasions manquées, concentrons-nous sur ce qu'il reste à mettre en oeuvre avec pragmatisme, à travers une collaboration étroite entre le monde économique et l'État. Il ne s'agit pas d'imposer aux collectivités des centrales d'achat, mais de trouver un équilibre. L'État pourrait mettre en place des labels et assumer un rôle de conseil par le biais d'agences dotées de moyens. La création d'une Darpa française pourrait être envisagée. Ses ressources pourraient provenir de prélèvement sur la fiscalité des opérateurs, sans l'augmenter évidemment.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Je bois du petit lait en vous écoutant. Déjà en 2013 était dénoncée l'absurdité des règles de concurrence empêchant l'émergence de champions européens. Le Sénat plaidait pour leur révision et a d'emblée appelé à l'élaboration d'une stratégie de souveraineté numérique tout en préconisant d'actionner le levier de la commande publique. Le nouveau contexte géopolitique a dessillé les yeux de ceux qui ne se souciaient pas de politique industrielle, mais uniquement d'usage. Le rapporteur a raison de se demander à qui il revient de bénéficier des infrastructures - de la bande passante - mises en place par des entreprises comme la vôtre.
Vous semblez confirmer qu'en l'absence de chief technical officer au plus haut niveau de l'État, aucune stratégie n'a pu émerger, associant l'ensemble des parties prenantes pour créer le marché pertinent pour une passation de commande.
Concernant l'introduction de critères de souveraineté dans la commande publique, vos propos me semblent quelque peu contradictoires. D'un côté, vous ne voulez pas de règles trop strictes, d'un autre, vous approuvez les schémas de certification comme SecNumCloud. Or les PME se plaignent de la lourdeur financière qu'implique toute démarche de certification. Un peu de souplesse serait sans doute la bienvenue. Qu'en dites-vous ?
M. Jean-Luc Ruelle. - Quelle place sur le marché mondial Orange occupe-t-elle, toutes activités confondues ? Je m'interroge par ailleurs sur la concentration de l'implantation d'Orange en Europe et dans une partie de l'Afrique. De telles limites spatiales ne risquent-elles pas de freiner le développement des nouveaux métiers évoqués plus tôt ?
M. Nicolas Guérin. - Une stratégie de filière existe d'ores et déjà. Des comités stratégiques de filière (CSF) dépendent du Conseil national de l'industrie. Le CSF infrastructures numériques - que je préside - placé sous l'égide du Premier ministre et animé par Marc Ferracci, ministre chargé de l'industrie et de l'énergie, mène des réflexions sur l'organisation de la filière. En matière d'infrastructures, cette stratégie s'est traduite par un franc succès. La remarque ne vaut toutefois pas pour les services, où il reste encore beaucoup à mettre en oeuvre. Sans commande publique, sans aide publique ni fiscalité réduite ou du moins incitative, nous resterons toujours des nains par rapport aux Etats-Unis ou à la Chine.
Orange a pour clients des centrales d'achat. L'une d'elles a lancé un appel à candidatures en décembre 2020. Le marché a été attribué en juin 2024 avec un an de retard. Songez un peu aux évolutions technologiques qui se sont succédé au cours des quarante-trois mois séparant l'appel d'offres de la passation du marché dans le secteur des télécommunications. Il a fallu maintenir la motivation des équipes des cocontractants avec qui nous avions constitué un consortium, qui ont dû rédiger deux offres de 3 000 pages chacune et définir une grille tarifaire de plus de 30 000 prix à maintenir durant cette durée. Nous avons dû répondre à six séries de questions mais n'avons pu défendre notre dossier que lors de deux soutenances physiques. Nous avons finalement perdu cet appel d'offres, au périmètre de toute façon trop étendu pour qu'une entreprise de la taille d'Orange y réponde seule. Impossible pour une start-up de candidater à une telle procédure ! Une simplification de tels processus serait la bienvenue. Les critères de souveraineté ne doivent pas ajouter de la complexité aux marchés publics. On espère que le processus de qualification SecNumCloud sera industrialisé et plus facile à obtenir, sans qu'il soit nécessaire d'attendre des mois pour l'avoir.
Nous avons travaillé avec une autre centrale d'achat à l'occasion d'un appel d'offres comparable. Moins de six mois ont séparé son lancement de l'attribution du marché. Une start-up aurait tout à fait pu y répondre, même si le périmètre du marché s'avérait un peu trop étendu. Les centrales d'achat gardent un rôle à jouer. Simplement, il importe de simplifier leurs modalités de fonctionnement.
M. Simon Uzenat, président. - J'aimerais revenir sur l'offre Bleu en cours de qualification SecNumCloud. L'Europe cultive une forme d'addiction vis-à-vis des technologies américaines. Les hyperscalers américains ont compris que l'histoire n'allait plus dans le sens d'une domination outrancière de quelques grands groupes au mépris des frontières et des droits nationaux et qu'il valait mieux multiplier les partenariats pour entretenir cette dépendance, car ces solutions reposent sur une technologie américaine. Une éventuelle rupture des liens entre États-Unis et Europe entraînerait, sur le plan technologique, des conséquences opérationnelles rapides aux coûts extrêmement élevés. Comment envisagez-vous cette perspective ? Quel calendrier avez-vous en tête pour mettre au point une solution souveraine européenne ? Le partenariat avec Microsoft ne retarde-t-il pas l'atteinte de cet objectif que nous poursuivons au moins dans les discours officiels ?
M. Nicolas Guérin. - Orange se classe au dixième ou au douzième rang sur le marché mondial. Notre société opère dans sept pays européens, dix-sept pays africains, plus un État du Moyen-Orient. Nous avons pu constater, historiquement, que la dispersion géographique ne constituait pas une stratégie valable. Un opérateur d'infrastructures de télécommunication a tout intérêt à ancrer son activité dans un pays donné. Notre société bénéficie d'effets d'échelle dus à la multitude de ses clients, mais en tant que multinationale, Orange reste attachée à son implantation locale. La guerre des prix fait rage dans de nombreux pays européens, du fait que le marché est parvenu à maturité, puisqu'il ne reste plus personne à équiper. Par ailleurs, qui paie pour l'usage des réseaux que nous déployons ? En Afrique, en revanche, la population continue de croître, de même que l'appétence pour les services numériques, en particulier les solutions de paiement et notre application Max it, qui rassemble de nombreux services sur un seul portail. L'Afrique apparaît donc comme un formidable territoire de croissance.
Nous souhaitons développer nos activités de cybersécurité en France et dans le reste de l'Europe. Nous aimerions aussi que les plateformes numériques nous rémunèrent lorsqu'elles utilisent nos réseaux. Deutsche Telekom réalise 60 % de ses 100 milliards d'euros de chiffre d'affaires aux Etats-Unis, ce qui incite à ne plus tout à fait considérer cette entreprise comme européenne. Orange a renoncé à une trop grande dispersion géographique de ses activités pour s'en tenir à une stratégie de clusters en Afrique, à partir desquels nous déployons nos services.
M. Dany Wattebled, rapporteur. - Qu'est-ce qui vous empêche de taxer l'utilisation de vos réseaux ?
M. Nicolas Guérin. - Du fait de l'organisation des réseaux à l'échelle mondiale, le trafic peut être livré par n'importe quelle voie. L'interconnexion internationale repose sur le peer-to-peer. Selon ce principe, il n'y a pas lieu d'imposer une compensation si le trafic dans un sens fait pendant à un trafic en sens inverse. Un acteur peut tout à fait décider de livrer son trafic dans un autre pays, au risque de dégrader la qualité de service. Une plateforme pourrait par exemple livrer son trafic en Allemagne en passant par Deutsche Telekom. Nous essayons depuis des années de négocier avec ces acteurs, mais nous n'avons jamais réussi à leur faire payer significativement pour leur usage de notre réseau. Ils sont trop puissants ! Voilà pourquoi nous réclamons la mise en place d'une législation européenne imposant aux GAFAM d'entamer des discussions sur le sujet. Un régulateur pourrait jouer un rôle d'arbitre en cas de désaccord sur les paiements à encaisser.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Je me permets de vous faire remarquer que la taxe Copé ne finance plus l'audiovisuel public et rentre dans le puits sans fond de Bercy. Peut-être conviendrait-il de la réaffecter à la recherche.
M. Nicolas Guérin. - Je suis d'accord avec vous si vous songez bien à la recherche dans le secteur des télécommunications.
Certes, une offre comme celle de Bleu pourrait permettre à Microsoft de s'installer durablement dans les usages. À côté de cela, notre solution d'IA générative Live Intelligence propose ChatGPT, mais aussi Mistral. Le choix appartient aux entreprises et aux collectivités. Il ne revient pas à Orange de leur imposer telle solution plutôt que telle autre.
M. Simon Uzenat, président. - Quelle contribution pouvez-vous apporter à l'émergence de solutions alternatives aux technologies américaines ?
M. Nicolas Guérin. - Orange emploie 67 000 salariés en France. Évidemment, nous songerions à recourir à des solutions françaises si seulement elles existaient et démontraient leur efficacité. Nous sommes par ailleurs prêts à passer des accords de distribution si tant est qu'ils incitent nos clients à se tourner vers des acteurs français. Nous ne pourrons toutefois pas imposer à nos clients de choisir une solution plutôt qu'une autre.
M. Simon Uzenat, président. - Si, demain, se produisait, en France comme dans l'Union européenne, une prise de conscience de la nécessité de développer des offres souveraines alternatives en mobilisant les moyens qui s'imposent, Orange pourrait-elle être partie prenante de cette dynamique ?
M. Nicolas Guérin. - Oui, à la condition qu'une telle initiative reste pragmatique et n'aboutisse pas à la paralysie de l'économie.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 05.
Audition de M. Edward Jossa, président-directeur général de l'UGAP
Le compte rendu sera publié ultérieurement