Mercredi 4 juin 2025
- Présidence de M. Cédric Perrin, président -
La réunion est ouverte à 9 h 35.
Audition du Général d'armée Pierre Schill, chef d'état-major de l'armée de Terre et du Général-major Jean-Pol Baugnée, chef de la composante Terre de l'armée belge (à huis clos)
M. Cédric Perrin, président. - Nous accueillons ce matin le général Pierre Schill, chef d'état-major de l'armée de Terre, et le Général-major Jean-Pol Baugnée, chef de la composante Terre de l'armée belge afin d'évoquer la coopération conduite entre les armées belge et française, en particulier dans le cadre du programme portant sur le renouvellement de la capacité mobile blindée (CaMo) de la Belgique.
Ce programme de coopération innovant constitue une des réponses au défi géopolitique que l'Europe doit affronter avec le retour de la guerre sur le continent, après plusieurs décennies de désarmement qui ont fortement accru notre vulnérabilité.
Malgré des efforts importants réalisés depuis 2022, nos armées européennes demeurent sous-équipées et leurs formats demeurent insuffisants pour répondre aux exigences définies par l'OTAN. Dans ces conditions, il est devenu indispensable à la fois de renouveler et augmenter au plus vite nos équipements, d'assurer le plus possible l'interopérabilité entre les armées européennes et de mener des coopérations industrielles pour assurer notre souveraineté industrielle et technologique.
La coopération franco-belge en matière de défense constitue à cet égard une priorité pour la France. Elle se déploie à la fois dans le domaine maritime (achat de patrouilleurs maritimes), aérien (achat mutualisé par plusieurs pays européens de 1500 missiles sol-air MISTRAL 3) et terrestre avec le rachat du groupe français Arquus par le groupe belge John Cockerill pour créer un nouveau champion européen.
Mais le coeur de cette coopération est aujourd'hui constitué par le programme de rééquipement complet de la capacité motorisée de la Défense belge au moyen d'engins blindés à roues issus du programme Scorpion. Ce programme a fait l'objet d'un accord gouvernemental franco-belge conclu le 7 novembre 2018 qui prévoit l'acquisition de 442 Griffon et Jaguar ainsi qu'une coopération opérationnelle avec une doctrine militaire commune, des entraînements conjoints et la formation intégrée visant une interopérabilité entre les deux armées. Ce sont, bien évidemment, les aspects liés à cette coopération qui nous intéressent particulièrement aujourd'hui. Je rappelle que notre collègue Monsieur le Questeur Olivier Cigolotti avait été le rapporteur de cet accord pour notre commission.
Ce programme a pris une nouvelle dimension en 2022 dans le domaine de l'artillerie (CaMo 2) avec l'achat de systèmes Caesar puis en 2023 avec l'acquisition de mortiers (MEPAC) Griffon.
L'importance de ce partenariat a légitimement amené la Cour des comptes belge à examiner les termes de cette coopération et, bien évidemment, je m'abstiendrai d'évoquer les conclusions de ce rapport au nom du respect de l'indépendance de la Belgique et de ses institutions, et dans la mesure où le rapport définitif n'est pas encore paru.
Pour notre part, nous sommes très désireux au sein de cette commission de permettre à cette coopération de se poursuivre et il nous semble essentiel, à cette fin, que cette collaboration soit la plus équilibrée possible et la plus respectueuse des compétences des différents acteurs qui y contribuent. Nous souhaitons donc aussi que cette audition permette d'identifier les marges d'amélioration de cette coopération inédite, si vous en avez identifiés, afin qu'elle puisse devenir une référence dans l'effort que doivent produire les États européens pour renforcer la défense de notre continent.
Messieurs les chefs d'états-majors, je vais donc vous laisser la parole afin de nous expliquer comment fonctionne ce partenariat stratégique. Pouvez-vous nous en dire davantage sur la doctrine commune qui a été développée ainsi que sur les entraînements conjoints et les formations communes ? Quel regard portez-vous sur le partage de la même bulle d'infovalorisation, quels sont les avantages de cette technologie ? Comment fonctionne par ailleurs l'intégration d'officiers belges au sein de l'état-major de l'armée de Terre ? Comment s'articule enfin cette coopération au sein de l'OTAN ?
Enfin, nous serons aussi intéressés d'avoir votre analyse de l'évolution de la menace, et les principaux enseignements que vous tirez des conflits actuels, et notamment de la guerre d'Ukraine.
Messieurs les chefs d'états-majors, je vous laisse la parole en vous remerciant encore d'avoir accepté le principe de cet échange.
Général-major Jean-Pol Baugnée, chef de la composante Terre de l'armée belge. - Je vous remercie pour votre invitation. C'est un honneur d'être invité à expliquer devant votre commission ce qu'est le partenariat CaMo et ce que partagent nos deux armées et, par extension, nos deux nations.
Permettez-moi d'abord de rappeler les fondements de ce partenariat stratégique. En 1989, la force terrestre belge alignait un corps d'armée comptant plus de 70 000 militaires, certes principalement des conscrits. Elle possédait environ 300 chars Leopard, 1 000 véhicules de combat d'infanterie et de transport de troupes, plusieurs centaines de blindés de reconnaissance, 200 pièces d'artillerie de campagne de 155 mm et de 210 mm, et une artillerie anti-aérienne équipée de Flakpanzer Gepard et de missiles Hawk et Mistral.
Au début des années 2010, la composante terre peinait à aligner 10 000 militaires, principalement professionnels, sur le total d'un peu plus de 25 000 que comptaient les armées belges. Les engins de combat passaient plusieurs fois par an d'un régiment à l'autre par manque de matériel ; une vague de départs à la retraite inédite était annoncée entre 2022 et 2027 - 10 000 militaires expérimentés atteignant l'âge requis -, ce qui portait à 40 % la part du savoir-faire à remplacer urgemment. Un plan ambitieux de recrutement devait être mis en oeuvre, comprenant une composante importante de formation. Nous sommes ainsi passés, tous grades et armées confondus, de moins de 1 000 à 2 800 recrues, et nous en intégrerons 3100 à compter de l'an prochain.
Le budget total de la défense belge était descendu à 0,9 % du PIB. À la différence de la Marine, qui a un partenariat solide avec les Pays-Bas, et de la composante aérienne, qui coopérait avec le programme F-16 des autres nations européennes et les A400M de l'Occar, la composante Terre était peu interopérable avec les alliés de l'Otan et de l'Union européenne. Inutile de préciser que les cibles capacitaires de l'Otan étaient loin d'être atteintes, et les trous capacitaires identifiés par l'Union européenne loin d'être bouchés. Comment faire face à tous ces défis alors que le budget de la défense n'augmentait que timidement et que la situation stratégique se dégradait ?
La composante Terre était à la recherche d'un pays prêt à oeuvrer pour un partenariat fort et mutuellement profitable, allant au-delà de l'achat commun de véhicules. En 2016, dans sa vision stratégique, le ministre de la défense belge proposait au gouvernement d'arrimer la composante Terre à un voire plusieurs partenaires. Un programme ambitieux de refonte de la capacité légère para-commando en capacité de forces spéciales allait se dessiner avec le Danemark et les Pays-Bas. Le choix du segment motorisé était confirmé avec, non pas la modernisation, mais le renouvellement complet de ses matériels majeurs : les fondements de CaMo étaient posés. Suivrait le choix de la France pour engager des négociations, puis la concrétisation d'un partenariat basé sur l'achat de 382 Griffon et 60 Jaguar, mais surtout sur une ambition très forte : l'interopérabilité native, ou plug and fight, autour des véhicules, mais surtout du coeur battant de Scorpion, le système d'information et de combat Scorpion (SICS). Il fallait aligner les doctrines, s'entraîner ensemble, subir les mêmes évaluations opérationnelles. En 2018, les grandes lignes étaient tracées. Restait à transformer la vision en réalité.
Où en sommes-nous après sept ans de partenariat ? Nous sommes à la veille du lancement de la transformation physique des unités belges. Le premier Griffon et le premier Jaguar ne sont pas encore livrés aux forces belges. Nous nous préparons ardemment à leur arrivée : ils figureront dans le défilé de notre fête nationale du 21 juillet prochain. Paradoxalement donc, rien n'a commencé sur le plan matériel, mais le partenariat a une ampleur supérieure à ce que nous envisagions à l'origine. Les systèmes Scorpion n'ont pas eu l'occasion de convaincre nos soldats de leur qualité puisque les premiers véhicules devraient faire leur apparition le mois prochain, mais le partenariat donne déjà sa pleine mesure. Nous avons certes perdu une part de notre liberté d'action - c'est une perte consciente et acceptée - mais les avantages concrets du partenariat sont une réalité. La force terrestre a décidé de s'adosser à une grande armée de Terre, indispensable à sa remontée en puissance. Les bénéfices pour notre armée sont énormes. Nous n'aurions pas pu entamer notre remontée en puissance sans l'armée de Terre française et son chef, le général Schill.
Nous disposons à présent d'une doctrine solide, éprouvée, dont nous ne disposions plus. Nombre de systèmes qui nous équiperont sont combat-proven par l'armée française. Nous accédons à ses formations - 300 cadres et militaires du rang belges seront formés en France en 2026. Nous disposons d'un accès aux infrastructures d'entraînement françaises, notamment le centre d'entraînement tactique et le centre d'entraînement en zone urbaine. Nous sommes associés en toute transparence à tous les travaux capacitaires et nous préparons le futur ensemble.
Le partenariat joue à plein car l'armée française est exactement là où nous en avons besoin dans l'accomplissement de notre transformation. En pleine solidarité, le général Schill vient compenser les retards et évolutions programmatiques par d'importants prêts d'équipements et de compétences sans lesquels la transformation de l'armée de Terre belge ne pourrait pas avoir lieu. Il permet la remontée en puissance de notre force terrestre et la replace dans le peloton de tête des armées européennes, sinon certes en volume, du moins en qualité.
Ma description du partenariat CaMo mène à la conclusion que nos armées respectives sont à un stade d'intégration jamais atteint dans les forces européennes. Dans un contexte géopolitique de plus en plus menaçant pour l'Europe, ce niveau d'intégration permettra d'atteindre une coopération indispensable et de dégager des synergies inédites sur le champ de bataille. Certains en parlent, la France et la Belgique, bientôt rejoints par le Luxembourg, le font.
Le général Schill utilise le terme « d'intimité stratégique ». Je le partage, le trouve adapté, et le reprends à mon compte. En toute intimité, cela se passe très bien tous les jours et à tous niveaux entre les Français et les Belges.
En toute intimité, on peut aussi se dire ce qui ne va pas. Le coeur du partenariat est la mise en réseau, l'échange de données, la bulle d'infovalorisation, le combat collaboratif. Elle seule permet une coalition efficace à haute valeur ajoutée et une action commune sur le champ de bataille. Je ne pense pas que CaMo soit l'embryon d'une armée européenne, ni d'ailleurs que nous ayons besoin d'une armée européenne. Mais nous avons un besoin absolu de mettre nos forces en commun pour une action militaire commune européenne, seul moyen d'avoir une Europe qui pèse militairement. Cela passera par une capacité à échanger, par un langage commun. La bulle d'infovalorisation, belge ou française, peut être la première pierre de cette communauté. C'est pourquoi l'échec de la forme d'onde du programme de Communications numériques tactiques et de théâtre (Contact), sur laquelle la Belgique fondait beaucoup d'espoirs, et qui conditionnait le bon déploiement du SICS, a porté un coup dur au projet. Il faut y remédier.
Je pense en outre que l'anglais doit également faire partie de ce langage commun. Croyez-en l'expérience du chef d'une armée petite et donc qui agit forcément en coalition : l'anglais est la langue qui rassemble le mieux les partenaires européens. C'est peut-être la raison pour laquelle le concept même de Scorpion n'a pas fait davantage d'émules, comme nous l'espérions il y a quelques années. Le Luxembourg rejoint le club par la porte belge puisque les matériels luxembourgeois seront acquis au nom et pour le compte du Grand-Duché. Mais le modèle de combat motorisé infovalorisé à la française, que je considère comme le meilleur - j'y insiste -, n'a jusqu'à présent pas convaincu d'autres armées européennes.
Général Pierre Schill, chef d'état-major de l'armée de terre. - Cette audition conjointe répond parfaitement aux exigences de l'actualité internationale, dans un contexte où les nations européennes redécouvrent l'impératif d'une capacité de défense collective et crédible, dont les coopérations militaires sont un des leviers. Le partenariat pour la capacité motorisée, dit CaMo, apporte, de mon point de vue, une réponse ambitieuse, évolutive et exemplaire à cet impératif. Ce projet en cours de réalisation est déjà un succès, un modèle dans le contexte du virage stratégique auquel notre continent est confronté. Chaque armée, dans CaMo, conserve une capacité d'action autonome mais les conflits modernes rappellent que le cadre privilégié d'un engagement européen serait une coalition. CaMo est un créateur d'intimité stratégique, avec pour objectif commun de disposer d'unités directement interopérables - le fameux plug and fight. Il fonde une coopération structurelle entre deux armées résolues à équiper et à entraîner leurs unités en vue de les engager ensemble.
CaMo renforce l'armée belge, comme vient de le dire le général Baugnée et CaMo renforce l'armée de Terre française. Il consolide le rôle de chacune de ces deux armées dans l'OTAN et l'Union européenne. Il est un levier de la solidarité stratégique en Europe.
CaMo est une ambition de convergence globale, à la fois capacitaire, doctrinale et opérationnelle. Il entre dans une phase décisive : les premiers véhicules Scorpion seront livrés à l'armée belge en juillet 2025 et défileront à l'occasion de la fête nationale. C'est la concrétisation visible d'un partenariat conçu dès l'origine comme un modèle d'interopérabilité ab initio. Engagées presque simultanément dans le renouvellement de leurs capacités motorisées, la France et la Belgique ont passé un accord intergouvernemental visant à accroître leur interopérabilité. Ce partenariat est désormais une réalité qui, dépassant le simple constat de la coopération capacitaire, se traduit aujourd'hui dans les formations, les exercices et les programmes d'armement.
L'acquisition par la Belgique de véhicules identiques à ceux de l'armée de Terre française, équipés des mêmes systèmes de commandement et de communication, a posé les bases d'une convergence de fait. Dans une logique ascendante, cette dynamique s'est appuyée sur les unités, les centres de formation, les échelons tactiques et les commandements opérationnels. Ce sont eux qui ont donné corps au partenariat, bien avant l'émergence de structures de gouvernance plus formelles. Ce modèle de construction, enraciné dans le concret, a assis la confiance réciproque et fait émerger une culture commune.
Dès sa conception, le programme CaMo a envisagé une coopération itérative : intégration croisée d'officiers dans les états-majors, mutualisation des formations, rédaction conjointe de la doctrine d'emploi Scorpion. À ce jour, vingt-six officiers belges sont insérés dans les états-majors, régiments et écoles de l'armée de Terre française. Avant même la livraison des véhicules à l'armée belge, des officiers et sous-officiers belges ont formé des soldats français sur l'emploi et la maintenance de ces véhicules, en tant que cadres instructeurs dans nos écoles. Le réseau des officiers insérés a facilité l'émergence d'un partenariat structuré, au-delà des équipements, avec un partage des objectifs capacitaires et doctrinaux à long terme.
Le partenariat CaMo s'inscrit dans un contexte de redéfinition des équilibres stratégiques européens. Il anticipe les standards d'interopérabilité attendus dans le cadre de l'OTAN. Il contribue à construire une autonomie stratégique européenne fondée sur des capacités terrestres communes, projetables, entraînées et interconnectées. Il incarne une coopération durable, structurée par une logique de résultats partagés.
Ce partenariat est également une interopérabilité en construction continue et évolutive, éprouvée sur le terrain. Elle se concrétise dans un plan d'entraînement binational comprenant des exercices conjoints à forte valeur opérationnelle : CELTIC UPRISE - l'exercice annuel en Belgique - et le déploiement AIGLE en Roumanie. La force terrestre belge est également associée aux expérimentations capacitaires de l'armée de Terre française. Elle a participé à l'exercice BIA (brigade interarmes) en 2023 et prendra part à l'exercice SJO cette année, puis à ORION en 2026. La montée en puissance du partenariat CaMo suit un calendrier coordonné, avec comme objectif l'opérationnalisation en 2030 d'une brigade belge motorisée de 7 000 hommes. Cette unité sera pleinement interopérable avec les brigades françaises du même standard. Elle s'intégrerait naturellement, le cas échéant, dans une division multinationale avec deux brigades françaises. Elle concourra à la « mise en commun de forces » pour atteindre l'ambition d'un corps d'armée sous commandement français, dans le cadre de l'OTAN, de l'Union européenne ou de toute autre coalition de circonstance.
CaMo se prolonge dans des développements capacitaires en cours et à venir. En 2022 et 2023, CaMo 2 a prolongé le contrat initial en prévoyant l'acquisition de 28 canons CAESAR et de 24 MEPAC (mortiers embarqués pour l'appui au contact). De nouvelles extensions, désignées « CaMo 3 », sont à l'étude ; elles incluent des véhicules Griffon supplémentaires, une première commande de véhicules Serval, ainsi que des capacités de défense sol-air et de lutte anti-drone.
CaMo s'est aussi élargi au Luxembourg. Une commande additionnelle de Griffon et de Jaguar est en cours d'instruction dans le cadre du bataillon belgo-luxembourgeois.
Alors que CaMo consistait à l'origine en l'acquisition d'équipements déjà choisis par la France, le partenariat est dorénavant celui de la définition, du développement et de l'acquisition commune de capacités futures. Ainsi, sur le plan capacitaire, trois programmes sont désormais conduits en convergence franco-belge dans le cadre de l'Organisation Conjointe de Coopération en matière d'Armement (OCCAr) : le véhicule blindé d'aide à l'engagement (VBAE) qui succédera au VBL, les engins du génie de combat (EGC) et les systèmes de simulation tactique. La Belgique participe activement à la définition des besoins futurs du programme SCORPION. Elle co-construit avec la France les incréments technologiques qui structureront la génération suivante d'équipements motorisés.
Les retours d'expérience des conflits en cours incitent à accélérer le renforcement de certaines capacités telles que la protection NRBC (menaces nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques), la lutte anti-drones, la défense sol-air. Les partenaires de CaMo sont associés dans une démarche de convergence capacitaire et de partage des coûts de développement.
CaMo est aussi un moteur de consolidation structurelle. Plusieurs pistes de renforcement sont actuellement à l'étude, en cohérence avec la trajectoire de densification progressive du partenariat. La formation initiale de lieutenants et de capitaines belges dans les écoles d'arme françaises permettrait de consolider une culture tactique commune dès le premier niveau de commandement. La création d'une unité binationale de franchissement offrirait ainsi un cadre opérationnel pérenne à l'intégration des savoir-faire techniques. Des simplifications administratives sont envisagées afin de faciliter le transport et le stockage transfrontalier de munitions pour assurer la continuité du soutien et garantir l'agilité opérationnelle. Enfin, l'interconnexion des réseaux de commandement, y compris d'infrastructures de la vie quotidienne - INTRADEF pour la partie française - représente un jalon structurant vers une capacité d'emploi binationale, appuyée sur une infrastructure numérique partagée.
Ces initiatives sont autant de « pierres ajoutées à l'édifice d'une communauté de forces européenne » comme l'a souligné le Général-major Baugnée.
Le partenariat CaMo incarne une forme inédite de coopération approfondie entre deux armées de Terre européennes. Il repose sur une ambition claire : rendre les unités françaises et belges interchangeables dans leur emploi opérationnel si nos gouvernements le souhaitent. CaMo a dépassé son ambition initiale : les évolutions géostratégiques des dernières années ont validé le choix audacieux effectué en 2018.
CaMo est aujourd'hui une vitrine de ce que peut produire un partenariat bâti sur la confiance, structuré par l'exigence et porté par une vision commune de la souveraineté opérationnelle européenne. Le modèle CaMo demeure à ce jour unique par son niveau d'ambition. D'autres nations l'observent. Il crée un précédent en ouvrant la voie à une défense européenne fondée non sur la standardisation imposée, mais sur la compatibilité volontaire, la convergence pragmatique, la solidarité stratégique et surtout la volonté politique.
M. Olivier Cigolotti. - Ce programme, vous l'avez dit, constitue une illustration concrète de ce que peut être l'Europe de la défense : une coopération à la fois structurante, ambitieuse et respectueuse des souverainetés, tournée vers l'efficacité opérationnelle. Au-delà des différences, ce programme montre que deux États européens peuvent bâtir ensemble une capacité de défense commune sans renoncer à leurs intérêts nationaux respectifs. Cette coopération de défense s'inscrit dans une histoire déjà dense au sein de l'Union européenne comme de l'Alliance atlantique.
Depuis la signature de l'accord intergouvernemental en 2018, le contexte géopolitique a grandement évolué. Quel regard portez-vous sur cette évolution, quelles en sont les incidences pour le programme CaMo, notamment dans CaMo 2 ? Le programme prévoyait également des stocks de pièces pour l'entretien programmé du matériel et le maintien en condition opérationnelle. Le contexte géopolitique a-t-il produit des évolutions, ou les stocks mutualisés sont-ils toujours d'actualité ?
Général-major Jean-Pol Baugnée. - Le monde a en effet évolué depuis 2018, mais je reste fermement convaincu du choix d'une capacité motorisée pour la Belgique. Nous sommes pour le moment concentrés sur le conflit en Ukraine, mais il ne faut pas oublier l'Afrique - faute de quoi elle se rappellera très vite à nous, avec les impacts sécuritaires sur nos territoires nationaux. Le Moyen-Orient, l'Extrême-Orient, l'Indopacifique appellent eux aussi toute notre attention. Une capacité motorisée est une capacité polyvalente, déployable dans n'importe quel théâtre, qui présente l'avantage d'être projetable beaucoup plus facilement qu'une force mécanisée sur véhicules chenillés.
Les militaires ukrainiens nous indiquent qu'ils ont besoin de tous types de capacités ; pas tant des chars que des capacités motorisées et légères, et surtout des moyens de lutte anti-drone et de guerre électronique.
Nous sommes fort attachés aux objectifs capacitaires fixés par l'OTAN, or l'Alliance ne demande pas à la Belgique des capacités mécanisées lourdes. L'important est pour nous d'opérationnaliser totalement la capacité motorisée, sous la forme d'une brigade motorisée entièrement équipée, entraînée, 100 % opérationnelle. Nos 382 Griffon et 60 Jaguar ne suffisent pas à équiper une brigade complète, c'est pourquoi le ministre de la défense signera des commandes supplémentaires de Griffon, de Jaguar et de Serval, que nous n'avons pas encore en dotation.
Concernant les stocks mutualisés de munitions, pour la première fois, nous allons arriver à une chaîne logistique franco-belge unique sur le terrain. C'est du jamais-vu dans les forces terrestres. Quant aux pièces de rechange, le défi réside dans la possession d'un stock au niveau des armées, et non plus à celui des industriels, pour des raisons évidentes de résilience dans un combat de haute intensité. Les temps changent, il faut s'y adapter. Cela implique une hausse du budget de la défense, puisque nos stocks de munitions et de pièces de rechange doivent augmenter. La Belgique devrait atteindre les 2 % du PIB consacrés à la défense pour la première fois depuis trente ans.
Général Pierre Schill. - Je partage évidemment l'appréciation du Général Baugnée. En 2018, nous avons fait un double choix : pour la France, celui de SCORPION, pour la Belgique, celui de rejoindre la France. Ce choix doit être interrogé à nouveau ; à mes yeux, il est conforté.
Premièrement, le coeur de SCORPION est le système de combat info-valorisé. Les évolutions technologiques intervenues depuis 2018 ont rendu possible ce que l'on pressentait seulement, voire ont rendu indispensable la structuration du système de commandement autour d'une colonne vertébrale numérique.
Deuxièmement, le propre du programme CaMo est d'être un système de combat médian et interarmes avec une capacité d'ouverture à l'innovation. C'est exactement ce qui se passe avec CaMo 3 et l'évolution vers la lutte anti-drone et la défense sol-air, qui n'étaient pas prévues au départ. L'interconnexion des moyens est clairement la clef des défis à venir.
Troisièmement, la coalition rendue possible par CaMo est extrêmement moderne. Compte tenu de la situation stratégique à l'Est de Europe et de la posture américaine, nous devons choisir une forme de souveraineté qui exige de passer par des coalitions, peut-être plus étroites ou sous forme de dépendances croisées. Le programme CaMo est exactement cela, et c'est pourquoi il est exemplaire.
Enfin, sur le maintien en condition opérationnelle (MCO), et au-delà de la question de l'interchangeabilité - qui permettra à un mécanicien belge de puiser dans le stock d'un régiment français, et inversement- on constate que la Covid et les désordres du commerce mondial remettent en cause le fonctionnement intégralement en flux, et justifient la constitution de stocks étatiques pour faire face à l'évolution de la donne géostratégique. C'est pourquoi la France et la Belgique réinternalisent leurs chaînes logistiques qui étaient initialement externalisées aux industriels.
Mme Michelle Gréaume. - Au-delà des ambitions affichées dans la vision stratégique pour 2030, avez-vous mis en place des mesures concrètes pour le recrutement et la fidélisation des militaires d'active et de réserve ? Avez-vous engagé des réformes structurelles comme des passerelles vers le civil, des contrats souples et éventuellement une politique de logement ? Disposez-vous d'indicateurs de performance sur la rétention ou la satisfaction du personnel ?
Enfin concernant le programme de capacité motorisée, la Belgique dispose-t-elle un droit de veto ou de réorientation si certaines évolutions du programme n'allaient pas dans le sens des intérêts de la Belgique ?
Général-Major Jean-Pol Baugnée. - Sur la fidélisation des militaires, en premier lieu, je remarque une grande différence en termes de départ pour les militaires qui occupent des fonctions techniques et pour ceux qui occupent des fonctions de combat. Pour les fonctions techniques, nous n'avons que 50 candidats pour un poste mais à l'inverse très peu de départs ; je pense aux fonctions de mécaniciens, d'armuriers et de personnels spécialisés dans les transmissions, etc. La rétention y est même meilleure que dans le milieu civil.
Pour les fonctions de combat, le problème de recrutement est inverse : nous avons 300 candidats pour un poste, mais il y a beaucoup de départs de ces jeunes militaires dans les trois premières années de service. C'est un sujet sur lequel je travaille fortement. J'ai récemment signé un nouveau document concernant la façon de commander et de former au sein de la force terrestre belge. Je plaide pour une plus grande rusticité du soldat au regard de ce qui se passe en Ukraine. Mais une fois que la recrue est arrivée en régiment, je pense qu'une formation plus progressive est nécessaire. Nous avons un plan d'action comportant une cinquantaine de points allant de l'amélioration du statut de l'instructeur jusqu'à une conception nouvelle de la formation de nos jeunes militaires.
Pour l'instant, notre système de contrat est assez souple. Un militaire est engagé pour une durée de huit ans, mais il peut quitter l'armée avant cette échéance. S'il reste au moins huit ans au sein de la défense belge, il bénéficie d'une prime de départ équivalente à un an de solde. Enfin, il a aussi la possibilité de devenir militaire de carrière au sein de la défense.
Concernant le logement, je crois sincèrement que nous ne faisons pas assez pour les familles. Je pense que l'armée française fait mieux que l'armée belge dans ce domaine, notamment pour l'intégration des familles à la vie du militaire. L'exemple du bataillon binational que nous avons formé avec le Grand-Duché de Luxembourg, et qui sera décentré dans la partie sud de la Belgique, n'est pas très intéressant pour la population militaire belge car la zone limitrophe du Luxembourg est très chère. Aussi avons-nous lancé avec notre service de logement un rafraîchissement de nos locaux afin que le militaire du rang puisse bénéficier d'un logement à un prix abordable.
La structure de gouvernance CaMo est structurée par un comité directeur coprésidé par le CEMAT belge, le CEMAT français, la DGA et la DGMR. Ce comité directeur est composé de trois comités de pilotage dont l'un, le comité de pilotage capacitaire, est co-présidé par l'EMAT et le BAS (belgium army staff). Nous évoquons largement les sujets de matériels, mais également de formations communes, de doctrine et d'entraînements. Tout ceci est décidé en commun accord entre les deux nations et cela se passe particulièrement bien concernant le niveau capacitaire.
Général Pierre Schill. - À titre d'exemple, je voudrais signaler que nous avons signé ensemble l'objectif d'état-major sur le futur engin du génie de combat. Tenir compte des besoins de la composante terrestre belge est donc pour moi un impératif. Bien sûr, je représente la partie majoritaire de ce programme, mais cet impératif de partenariat fait que CaMo fonctionne et qu'il constitue ainsi un multiplicateur de force dans le cadre d'une coalition.
Le fait d'être en coalition est un idéal, mais aussi un avantage comparatif opérationnel. Nous nous mettons d'accord et nous faisons converger nos besoins en les amendant de part et d'autre. En cas de divergence, il reste une forme de liberté d'option - par exemple, le tourelleau du GRIFFONfrançais ne sera pas le même dans l'armée belge puisque que ce sera un tourelleau FN Herstal.
M. Christian Cambon. - On ne peut que se réjouir de cette coopération tout à fait exemplaire, qui nous paraît un modèle de ce qu'il faut faire pour construire l'Europe de la défense : c'est-à-dire partir par le bas dans ce genre de coopération, celle que nous avons avec vous ou celle que nous avons dans l'aéronautique avec la Grèce.
Une question se pose néanmoins, qui s'adresse certes d'abord aux responsables politiques belges : nous avons entendu quelques critiques de la part de nos collègues belges, pour qui la France s'octroie une part assez confortable de cette coopération. Quel est votre sentiment de militaire, et, de votre point de vue, y a-t-il un effort de coopération de la base industrielle et technologique française pour que les industries belges puissent se sentir aussi concernées, ne serait-ce que pour les opérations de maintenance ou peut-être de construction dans l'avenir ?
Nous sommes quand même instruits par la triste expérience de l'AUKUS et ne voudrions pas que ce projet absolument magnifique puisse être remis en cause à l'avenir. Je voulais avoir votre sentiment sur ce point. Y a-t-il un risque politique que le nouveau gouvernement belge ou que des voix s'élèvent au sein de la majorité contre cette coopération ou ses modalités entre nos deux pays, notamment pour les industries belges de défense ?
M. Cédric Perrin, président. - Cela nous permet de revenir sur l'enjeu sociétal et sur le rapport provisoire de la Cour des comptes belge que j'ai évoqué, lequel a été interprété par un journaliste semble-t-il peu scrupuleux.
Général-major Jean-Pol Baugnée. - En effet, ce remous a pour origine l'exploitation peu scrupuleuse par un journaliste d'une version provisoire d'un document de la Cour des comptes qui n'était pas du tout finalisé. Nous faisons tous face à ce genre de journalisme, nous sommes en démocratie et tant mieux, il faut faire avec.
Néanmoins, il y a un vrai sujet autour du retour sociétal. La première chose que je voudrais mentionner, c'est que le gouvernement belge reste tout à fait convaincu de la valeur ajoutée de CaMo et ne le remet à aucun moment en question.
Deuxièmement, on observe une confusion des genres : dans le monde politique belge - et je m'évertue à changer cette perception des choses - on compare toujours le programme CaMo avec le programme F-35 américain. Dans le programme CaMo, à aucun moment il n'est fait appel à l'article 346 du traité de l'Union européenne relatif à un retour économique. Cela n'est simplement pas prévu et résulte d'un choix politique fait en 2018, que partage le ministre de la Défense puisqu'il appartient au parti à l'origine de ce choix. Donc le choix politique est clair. Le programme F-35 prévoit quant à lui, un retour économique, facteur qui a joué un rôle dans la conclusion du marché. La comparaison du retour sociétal dans l'un et l'autre programme n'a donc pas de sens.
Le programme CaMo est bien plus que du matériel, c'est une doctrine commune, de l'entraînement en commun. Ayant la même organisation que l'armée de Terre française, l'armée de Terre belge retire des avantages de ce programme qui ne sont pas chiffrables. C'est ce que j'explique au niveau politique.
Troisièmement, le programme CaMo va prendre de l'ampleur, avec je pense, des commandes à venir au moins aussi importantes en nombre que les contrats CaMo 1 et 2. C'est pourquoi, le monde politique belge voudrait discuter d'un retour sociétal, peut-être de gouvernement à gouvernement. Mais le gouvernement belge voudrait surtout un partenariat structurel sur le long terme. Je pense que nous pouvons y arriver, car les industries de défense française et belge sont fortement complémentaires. Nous sommes spécialisés dans les petits calibres et disposons de très bonnes armes individuelles ; la France est spécialisée dans les gros calibres. Je m'exprime à titre personnel, puisque ce volet est de la responsabilité de la DGA et de la DGMR, ainsi que du ministère belge de l'économie qui est responsable du retour sociétal pour la défense, et non pas le ministère des Armées. À titre personnel donc, je pense qu'il y a moyen de viser un partenariat structurel et de long terme qui présentera le bénéfice de consolider l'industrie de défense européenne qui est, à mon sens, extrêmement fragmentée à l'heure actuelle.
M. Philippe Folliot. - Dans le cadre d'opérations du futur, il y aura toujours une nécessité d'interopérabilité des forces terrestres, navales et aériennes. Dans ce cadre, y a-t-il des réflexions pour aller vers une forme de CaMo intégrant les forces aériennes et navales de nos deux pays ? La France est une puissance dotée. La stratégie de notre pays entretient le flou autour de la notion d'intérêt vital. Avez-vous, au niveau militaire, des réflexions engagées sur ce sujet, pour faire remonter cet intérêt jusqu'à l'échelon politique, notamment pour qu'au regard de cet accord et de ces engagements, nous allions plus loin dans la précision des intérêts vitaux de nos pays respectifs ?
Général Pierre Schill. - CaMo était d'abord une décision belge d'engagement partenarial avec au départ un adossement à la doctrine et aux équipements français, comme l'évoquait le général Baugnée. Mais l'intimité stratégique créée par le bas a permis de largement dépasser cette dimension. Prenons l'exemple de l'opération Aigle. Au moment de l'offensive russe de grande ampleur en Ukraine, le bataillon « fer de lance » de l'OTAN déployé en sept jours en Roumanie par la France comprend une compagnie belge. Actuellement, l'OTAN nous demande de réfléchir à la nouvelle organisation des forces. L'Organisation invite à s'accorder entre pays pour proposer des unités cohérentes plutôt que proposer des pièces disparates qu'elle serait chargée d'agréger. La France, qui assure à l'OTAN un commandement de corps d'armée avec une division bonne de guerre, peut compter sur une brigade belge.
S'agissant de l'équilibre des communautés, la marine belge est très intégrée avec celle des Pays-Bas, et cette imbrication répond à une forme d'équilibre stratégique choisi par ce pays.
Général-major Jean-Pol Baugnée. - En effet, la marine belge est très intégrée avec la marine des Pays-Bas. Elles ont les mêmes écoles - il n'y a pas d'école de frégate par exemple en Belgique, ni d'école de chasse des mines aux Pays-Bas. Tout est mis en commun entre ces deux marines, sauf les équipages - car chaque pays garde sa liberté d'un engagement ou non. Je constate aussi tous les jours que les forces aériennes et les forces navales sont mieux intégrées que les forces terrestres. Toutes les nations de l'OTAN ou de l'Union européenne peuvent déployer des avions dans les airs ; et ces avions communiquent sans aucun problème, selon un protocole d'échange de données qui est bien connu. Ce n'est pas le cas pour les forces terrestres. La Belgique est aussi capable de délivrer le feu nucléaire avec une munition américaine et ses F16, et le restera avec les F35. Cinq nations non nucléaires en sont capables au sein de l'OTAN. Je constate beaucoup de mouvements en interne de l'OTAN pour l'instant, mais une certaine constance pour le domaine nucléaire.
Enfin, pour intégrer les forces aériennes, navales et les forces terrestres, nous avons besoin de l'OTAN. Nous ne pouvons pas faire de véritable intégration, avec un échange de données efficace, uniquement au sein d'une coalition européenne. Il faut absolument le développer au niveau européen.
M. Mickaël Vallet. - Je vous remercie d'abord pour cette audition passionnante car donnant à voir concrètement la manière dont les choses se construisent dans le domaine militaire.
Je ne me serais pas permis d'évoquer ce sujet si vous ne l'aviez évoqué vous-même : vous avez dit que l'anglais est la seule langue qui rassemble dans les armées, et que Scorpion n'avait pas encore trouvé sa place notamment pour cette raison linguistique. La Belgique est un pays qui, à la différence de la France, sait ce que c'est que le plurilinguisme. Pouvez-vous préciser vos propos ? On sait qu'au sein de structures dans lesquelles il y a un poids important des Etats-Unis, la question ne se pose pas et que, comme on dit qu'on est toujours poli avec son banquier, on est poli avec ceux qui fournissent de la sécurité et on les remercie dans leur langue. Mais entre la France et la Belgique, comment travaillez-vous ce sujet ? Pour des questions de compréhension et d'interopérabilité, êtes-vous obligés d'y passer ?
Général-major Jean-Pol Baugnée. - Merci pour cette question très intéressante. Il faut distinguer deux choses. Il faut avoir à l'esprit que 60 % de mes forces ne parlent pas le français, mais le néerlandais. Malgré cela, nous avons une intégration jusqu'à un niveau assez bas. On peut mettre un lieutenant belge aux ordres d'un capitaine français, et ça se passe très bien, nos officiers étant nécessairement bilingues. C'est pourquoi CaMo est unique et le restera.
Quand je mentionne l'anglais, je pense à la France comme une nation leader de coalition. La France est un grand pays européen, ce que la Belgique n'est pas. La France a l'ambition d'être un leader de coalition. Au niveau de commandement élevé, à partir de la brigade et au-dessus, la France doit tenir son rôle. Pour être un leader de coalition, il faut parler l'anglais, car il s'agit de la langue véhiculaire au sein de l'Union européenne et de l'OTAN. Dans le cadre d'une coalition qui n'est chapeautée ni par l'Union européenne, ni par l'OTAN, ni par les Nations unies, tout se déroulera en anglais au niveau supérieur. Cela est vrai aussi pour le système d'information. Il est bon de pouvoir se parler, mais il est encore plus important de pouvoir échanger des données. Je crois que tout le monde en Europe est en train de se rendre compte que dans le cadre d'un conflit de haute intensité, nous allons tous engager nos forces et nous mettre sur la ligne de front. Qu'est ce qui fera la différence entre une efficacité et une valeur ajoutée ? C'est la mise en réseau, l'échange de données. La mise en réseau est la valeur ajoutée par rapport à la simple juxtaposition des brigades des pays européens, l'une à côté de l'autre, qui ne se parlent pas. Et pour cela, nous avons besoin du combat collaboratif, d'une info valorisation et nous avons besoin d'un système d'information du combat, partagé de manière cryptée. Nous n'y sommes pas encore complètement dans le cadre du programme CaMo, alors qu'il s'agissait d'un paramètre prépondérant qui a joué dans le choix de la France par la Belgique en 2018. Il y a encore un effort à fournir au niveau industriel.
Général Pierre Schill. - Le SICS, le Système d'Information du Combat Scorpion, n'est disponible qu'en français pour le moment. Le général-major Baugnée voit dans un système en anglais le moyen de ne pas contraindre les néerlandophones à travailler sur un système français, ainsi qu'une garantie supplémentaire pour le vendre à l'étranger.
Un deuxième aspect plus structurant mérite d'être noté : si nous voulons travailler en coalition, il faut parler en anglais. Je constate que les officiers de l'armée de Terre française avaient atteint un niveau d'interopérabilité en anglais très élevé au moment de l'Afghanistan, car nous étions dans une coalition internationale. Nous sommes largement revenus au français avec les opérations conduites au Sahel, qui étaient franco-françaises. CaMo illustre l'idée que notre vocation de nation-cadre impose de passer par l'anglais.
Général-major Jean-Pol Baugnée. - Pour donner un exemple, dans un conflit de haute intensité, nous pourrions nous retrouver dans une situation dans laquelle un détecteur serait britannique, l'effecteur à longue portée français et l'effecteur à courte portée belge. L'échange de données se ferait idéalement par la voix, donc en anglais.
Mme Vivette Lopez. - Je souhaiterais savoir comment est perçu ce partenariat CaMo par les autres pays européens, certes vous avez beaucoup évoqué les pays du Benelux, mais qu'en est-il avec l'Allemagne et avec les pays européens du Sud - car vous avez aussi parlé de l'Afrique, et la Méditerranée risque d'être un théâtre important à l'avenir ? Petite question subsidiaire, que signifie CaMo ?
Général Pierre Schill. - CaMo est l'abréviation de capacité motorisée. Ce programme est encore en développement ce qui explique qu'il soit parfois méconnu à l'étranger. Au coeur du réacteur, nous percevons tous les effets bénéfiques des échanges, mais l'armée belge n'a pas encore les équipements français, et les observateurs étrangers plus éloignés n'en ont pas encore une vision complète.
Les partenaires possibles se divisent en deux catégories, ceux qui sont liés directement à la France ou à la Belgique et les autres. La Belgique s'inscrit dans un ensemble dans lequel il y a toujours eu des échanges : le Benelux, Le Luxembourg nous a ainsi rejoints intégralement. Le partenaire néerlandais, lui, est beaucoup plus lié à l'Allemagne ce qui pose des questions sur ce modèle d'intégration, puisqu'il y a presque une fongibilité avec les unités allemandes. Les Pays-Bas essayent aujourd'hui d'avoir leurs propres unités, y compris de chars, ce qui nous intéresse, car cela ouvre la possibilité d'élargir l'interopérabilité de CaMo.
Les Belges tiennent à être interopérables et spécifiquement de pouvoir communiquer avec les Néerlandais, et inversement les Néerlandais doivent pouvoir communiquer avec les Allemands. Nous escomptons ainsi qu'à terme, les systèmes allemand et français soient interopérables notamment parce que les Allemands auront tenu à leur interopérabilité avec les Néerlandais qui, eux, auront le souhait de rester interopérables avec les Belges. Les pays qui n'ont pas de relation particulièrement approfondie, ni avec la France, ni avec la Belgique, regardent les choses d'un peu plus loin.
Plutôt que de demander aux États de fournir des capacités dont le bon agencement serait à sa charge, l'OTAN leur demande de plus en plus de nouer des partenariats entre eux. La France, avec la Belgique et le Royaume-Uni, ont exprimés à l'OTAN leur capacité à fournir en permanence un corps d'armée de réaction rapide comportant une division française, italienne, et/ ou une division britannique ; la division française comprenant nécessairement des Belges en vertu de CaMo. Ce modèle d'intégration qui va plus loin que le simple équipement stratégique est logiquement regardé comme un modèle d'avenir par d'autres pays.
Général-major Jean-Pol Baugnée. - Le coeur de l'interopérabilité d'un partenariat militaire réside en son système d'information. Si, au niveau du Benelux, nous arrivons à nous entendre pour avoir un système d'information qui, idéalement, reprend celui de la France et de l'Allemagne, alors je pense que le reste des États européens vont suivre.
Il faudrait arriver à ce que ces cinq pays utilisent le même système d'information. Par ailleurs, nous sommes confrontés à un problème industriel et technique : les systèmes ne sont pas toujours initialement conçus comme des systèmes ouverts. Nous avons réussi entre la France et la Belgique à ouvrir ce système, cela sera également le cas pour le Luxembourg, mais cela n'a pas été facile.
Nous avons la chance d'avoir, à Bruxelles, des institutions de l'Union européenne et des think thank où de nombreuses nations européennes sont représentées, et dans lesquelles nous parlons de CaMo. L'Espagne ou l'Italie regardent cela d'un peu plus loin, mais je suis certain qu'ils sont au courant de ce qu'il se passe. À nous de montrer sur le terrain, une fois que la Belgique aura reçu le matériel CaMo, que cette collaboration fonctionne et offre une valeur ajoutée.
Ce partenariat franco-belge ne peut pas rater, parce que sinon nous allons donner un signal extrêmement négatif aux autres pays européens. Vu le contexte géopolitique, en rester à une juxtaposition de brigades qui ne peuvent pas communiquer serait la pire des choses.
M. Etienne Blanc. - Comment CaMo est-il perçu au sein de l'OTAN par les Américains, qui annoncent par la voix de M. Trump leur souhait d'un renforcement de la construction d'une défense européenne mais font tout pour qu'elle soit placée sous leur dépendance et sous leur contrôle. Est-ce que vous les jugez sincères ?
Général Pierre Schill. - Les militaires américains travaillent au renforcement réel des capacités militaires européennes. Je pense qu'ils sont conscients que cette réalité de la puissance militaire et donc de la capacité des Européens à se défendre eux-mêmes passe par une forme d'intégration européenne à l'image de CaMo. Cela passe aussi par des équipements, et ils sont également conscients que nous sommes loin des objectifs capacitaires et qu'ainsi, il y aura de la place pour tout le monde.
Pour résumer, une partie des Américains est consciente des enjeux de défense en Europe, consciente que la voie que nous proposons est une forme de souveraineté au sens d'un pilier européen de l'Alliance qui n'est pas systématiquement contre les États-Unis ni la puissance américaine, même s'il est certain que les Américains préféreraient nous vendre leurs équipements.
Général-major Jean-Pol Baugnée. - Je rejoins le Général Schill : il y a parfois une légère différence entre le discours des militaires et celui des politiques américains.
Cela étant dit, le président Obama et le président Biden avaient déjà déclaré que l'Europe devait se prendre en main pour assurer elle-même sa défense. Le président Trump l'a dit de manière moins diplomatique, avec les conséquences que nous connaissons. L'important, quelle que soit l'attitude américaine, est qu'il y ait une volonté politique européenne. Nous, militaires européens, sommes prêts à collaborer, et nous autres Français et Belges avons simplement pris un peu d'avance. Il faut une volonté politique pour pouvoir collaborer et assurer la défense de notre continent nous-mêmes. C'est là que le problème se situe depuis de nombreuses années : il faut un pilier européen fort au sein de l'OTAN. Pourquoi n'est-ce pas le cas, je me pose la question.
M. Cédric Perrin, président. - Cela faisait pratiquement deux ans que nous souhaitions cette audition pour évoquer le partenariat CaMo et recueillir l'opinion des forces armées belges sur celui-ci. Notre commission, qui est représentative des partis politiques présents au Sénat, est très favorable à ce partenariat, qui est exemplaire. Celui-ci est lié à notre géographie, à notre histoire et à la communauté de destin entre la France et la Belgique que nous devons mettre en oeuvre. La situation actuelle nous oblige à coopérer. Ce partenariat franco-belge peut être un exemple qui pourra être repris par d'autres pays ou étendu. Il ne s'agit pas de créer une armée européenne mais de se donner les moyens de coopérer, de discuter et d'échanger sur le champ de bataille comme dans le instances politiques.
Nous vous remercions d'être venus à Paris spécialement pour nous rencontrer.
La réunion est close à 11 heures.