Mercredi 25 juin 2025
- Présidence de Mme Catherine Dumas, vice-présidente -
La réunion est ouverte à 9 h 05.
Audition de M. Romaric Roignan, directeur d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient au ministère de l'Europe et des affaires étrangères (sera publié ultérieurement)
Le compte rendu sera publié ultérieurement.
Audition de M. Éric Trappier, président-directeur général de Dassault Aviation
- Présidence de Mme Catherine Dumas, vice-présidente de la commission des affaires étrangères et Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques -
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques. - Je suis particulièrement heureuse que nous soyons réunis ce matin pour cette audition commune dont nous avions convenu avec Cédric Perrin, car la commission des affaires économiques qui est compétente en matière industrielle, numérique et spatiale, a estimé qu'il serait intéressant, dans le contexte international que nous connaissons, d'examiner la situation de l'industrie de défense, qui relève de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, dans son contexte plus large.
Dans cette perspective, nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui Éric Trappier, PDG du groupe Dassault, de Dassault Aviation et président de l'Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM). Je vous remercie chaleureusement d'être venu à notre rencontre afin de nous exposer les enjeux de votre industrie, à un moment géopolitique que l'on pourrait qualifier de point de bascule.
Le groupe Dassault, que vous dirigez, fondé en 1929 par Marcel Dassault, incarne un siècle d'innovation aéronautique française. Il est aujourd'hui principalement constitué de Dassault Aviation, spécialisé dans la conception, la vente et le soutien des avions militaires, d'affaires et des systèmes spatiaux ainsi que de Dassault Systèmes, initialement créé pour informatiser la conception d'avions, mais aujourd'hui spécialisé dans la conception de logiciels professionnels dans tous les domaines et dont nous avons entendu le président, Bernard Charlès, le 27 novembre dernier.
En 2024, le chiffre d'affaires de Dassault Aviation est passé de 4,8 à 6,2 milliards d'euros par rapport à 2023. Cet écart de 33 % est notamment porté par l'augmentation des ventes de Rafale. En outre, votre carnet de commande, composé de 79 Falcon et de 220 Rafale pour un total de 43,2 milliards, a atteint un niveau record.
S'agissant de vos avions d'affaire Falcon, comment vous positionnez-vous face à vos deux grands concurrents que sont Gulfstream et Bombardier ? Vos ventes aux États-Unis sont-elles d'ores et déjà affectées par la guerre commerciale lancée par l'administration Trump ? Quel premier bilan faites-vous de la commercialisation du Falcon 6X et où en est le développement du Falcon 10X ? Quels seront ses avantages concurrentiels par rapport aux autres avions d'affaires déjà disponibles sur le marché ?
Alors que l'industrie de la défense française, mais également l'industrie aéronautique civile, sont soumises à une pression accrue pour augmenter leur capacité de production, quels leviers vous semblent les plus urgents à activer, dans un contexte où persistent des retards dans vos chaînes d'approvisionnement et des tensions sur le recrutement ? Quelles difficultés identifiez-vous sur vos sites de production français ? Qu'attendez-vous aujourd'hui des pouvoirs publics pour améliorer la compétitivité du tissu industriel national, notamment en matière de fiscalité, d'énergie, de commande publique ou de politique de formation ? Le renforcement de votre présence en Inde, tant pour la production de Rafale que de Falcon, correspond-il à une inflexion durable dans la répartition géographique de la production chez Dassault ?
Monsieur le Président, vous portez la volonté de créer un cloud souverain enrichi d'intelligence artificielle, physiquement localisé en France et hors de portée des législations extraterritoriales, afin de rompre la dépendance aux géants américains. Arrivez-vous à être compétitif sur un marché sur lequel les Gafam bénéficient d'économies d'échelles qui permettent de pratiquer des coûts très attractifs ?
Pour terminer, vous avez dévoilé la semaine dernière lors du salon du Bourget le projet Vortex, un véhicule spatial habitable, destiné à opérer dans un environnement suborbital puis orbital, capable de manoeuvrer dans l'espace et de revenir sur Terre. À quel horizon estimez-vous possible la concrétisation de ce projet ? Avec quels partenaires entendez-vous le réaliser ? Alors que l'espace apparaît plus que jamais comme un terrain de compétition scientifique, stratégique et économique entre les grandes puissances, quelles conditions vous paraissent indispensables pour que la France et l'Europe puissent tirer leur épingle du jeu et conserver leur souveraineté dans ce domaine ?
Mme Catherine Dumas, vice-présidente de la commission des affaires étrangères. - Je vous prie d'excuser notre président, Cédric Perrin, qui regrette vivement de ne pas être avec nous, mais qui prendra connaissance de nos échanges et m'a demandé de vous saluer et de vous remercier de votre présence.
Les circonstances de cette audition sont particulières et nous invitent à prendre la mesure des enjeux auxquels nous sommes confrontés. Depuis deux semaines, les opérations aériennes menées par Israël avec le concours des États-Unis contre l'Iran sont venues nous rappeler l'importance de la composante aérienne dans les conflits modernes. Or l'acquisition et la préservation de la supériorité aérienne requièrent une expertise technologique, des investissements conséquents et une volonté politique constante.
Avec le groupe Dassault, la France possède l'un des tout premiers acteurs mondiaux qui lui permet à la fois d'assurer sa sécurité et de conserver son indépendance stratégique. Il est donc vital pour notre pays d'accompagner ce groupe et de lui permettre de préparer l'avenir.
Si notre BITD ne se résume pas au groupe Dassault, il en est un fleuron et un symbole, c'est une réalité que nous devons avoir à l'esprit au moment où l'on s'interroge sur la constitution d'une BITD européenne et où le Président de la République a annoncé l'augmentation de l'effort de défense de 2 % du PIB à 3 ou 3,5 %.
Dassault constitue, en effet, la colonne vertébrale de notre BITD. Le groupe possède 26 % de Thales qui est un des principaux électroniciens mondiaux et Thales possède 35 % de Naval Group qui produit nos sous-marins à propulsion nucléaire, nos frégates et le futur porte-avions de nouvelle génération.
Par ailleurs, les avions Rafale, tout comme les frégates produites par Naval Group, sont des plateformes qui embarquent des radars produits par Thales et des missiles de haute précision fabriqués par MBDA.
Dassault constitue donc à la fois le premier actionnaire de la BITD française et l'un de ses principaux intégrateurs. Comme on avait coutume de dire en parlant de l'économie française « si le bâtiment va, tout va » on serait tenté d'ajouter concernant notre BITD « si Dassault va, tout va ». Permettez-nous donc, Monsieur le Président, de vous poser la question : comment allez-vous ?
Cette très forte intégration de notre BITD, si elle constitue indéniablement une force et une garantie de souveraineté, représente également une fragilité et une complexité.
Nous sommes, en effet, dans l'obligation de maintenir notre niveau technologique pour conserver notre place dans le concert des Nations. Cela signifie que l'État doit faire les bons choix, investir suffisamment et ne pas oublier de commander et payer les matériels nécessaires. Cela signifie également que les coopérations internationales doivent être choisies avec soin pour augmenter notre capacité à initier des programmes coûteux sans remettre en cause notre souveraineté sur les segments les plus stratégiques.
Pour Dassault, si le présent est au Rafale F4, l'avenir a pour noms le standard F5 du Rafale et son drone de combat et le SCAF, deux projets qui sont loin d'être parfaitement balisés.
Concernant le standard F5 du Rafale et le drone de combat, pouvez-vous nous rappeler les enjeux, le rétroplanning et vos attentes en termes de commandes ? Si la LPM 2024-2030 prévoit bien cette évolution fondamentale, rien n'a été prévu dans la loi en termes de crédits concernant l'évolution T-Rex du moteur M.88 produit par Safran et l'enveloppe récemment accordée par la direction générale de l'armement (DGA) pour des études semble insuffisante pour financer ce développement. Êtes-vous néanmoins confiant pour mener à son terme cette évolution du Rafale qui est attendue pour 2035 ? Avez-vous déjà des clients à l'export qui seraient intéressés par ce nouveau Rafale et son drone de combat, ou est-ce encore trop tôt ?
Le second défi concerne le chasseur bombardier du futur qui est attendu pour 2045 et qui fait l'objet aujourd'hui d'un projet européen (SCAF). Ce projet est à la fois le symbole d'une coopération européenne que nous souhaiterions ambitieuse et l'illustration de la complexité à faire travailler ensemble des entreprises concurrentes n'ayant pas le même niveau d'expertise technologique.
La France a besoin de pouvoir disposer d'un avion ayant des capacités de pénétration importantes pour pouvoir délivrer le futur missile nucléaire ASN4G et d'une version marine, tandis que nos partenaires européens privilégient pour leur part l'interopérabilité avec les États-Unis. Vous avez fait part de la nécessité de revoir la gouvernance du projet et je sais que les collègues souhaitent vous interroger sur ce sujet.
Je ne reviendrai pas sur le projet Vortex qu'a déjà mentionné la présidente Estrosi-Sassone, sinon pour indiquer qu'une délégation de notre commission a pu découvrir la maquette de cette navette au Bourget sur le stand de Dassault. Nous saluons l'ambition de développer cette nouvelle compétence à un moment où la très haute altitude et l'espace deviennent des dimensions véritablement stratégiques.
Pour conclure, Monsieur le Président, je pense utile que nous puissions bénéficier de votre regard sur l'évolution de la dangerosité du monde. La LPM 2024-2030 n'a pas été précédée par la rédaction d'un livre blanc et l'actualisation de la Revue nationale stratégique qui est en cours ne revoit pas le format capacitaire de nos armées, si ce n'est à la marge. Alors que nous nous rapprochons de l'échéance de l'élection présidentielle de 2027, quels seront, selon vous, les enjeux pour notre pays de la prochaine décennie en matière de défense et quels sont les choix que nous devrons réaliser ?
M. Éric Trappier, PDG du groupe Dassault. - Merci pour votre accueil. Le contexte a changé par rapport aux dix dernières années, avec la guerre en Ukraine, qui dure depuis trois ans, la guerre entre Israël et l'Iran, qui pose un certain nombre de questions, et avec la guerre commerciale déclarée par les États-Unis et le président Trump. S'y ajoute l'instabilité politique de notre pays, qui crée un contexte anxiogène pour le monde industriel, car pour investir et se projeter sur le long terme, l'industrie a besoin de stabilité.
Le monde industriel de la défense monte en puissance pour répondre à l'ensemble des demandes liées aux crises et aux guerres en cours. Cependant, redémarrer et réaccélérer après plusieurs années d'arrêt, ce n'est pas chose facile. Cette industrie est répartie sur l'ensemble du territoire, plusieurs milliers de PME travaillent sur le Rafale, elles se trouvent partout dans l'Hexagone et l'activité de défense est une opportunité pour bien des entreprises qui travaillent pour l'automobile, un secteur qui s'effondre avec le passage au moteur électrique.
Le modèle français de défense fonctionne grâce à un effort dans l'innovation et à la volonté de faire des armements de bon niveau - ceci pour servir la dissuasion nucléaire, qui irrigue les capacités conventionnelles, en particulier dans les domaines aérien et maritime. Cela nous rend moins dépendants d'autres pays, en particulier des États-Unis. La nécessité d'indépendance technologique est cruciale, surtout lorsqu'il s'agit du nucléaire. Deuxième point de réussite : l'export. Nous sommes petits par rapport aux États-Unis et nous avons besoin de l'exportation pour atteindre une taille critique, c'est ce que nous avons toujours fait chez Dassault, depuis l'Ouragan jusqu'au Rafale - que nous vendons à huit pays étrangers. Le modèle français se compose ainsi d'innovation, de dissuasion nucléaire et d'exportation, ces trois éléments lui sont indispensables. Le modèle européen, lui, est différent, puisqu'il se fonde essentiellement sur l'Otan qui est aux mains des États-Unis et qui suppose l'usage de matériels américains.
Notre carnet de commandes est rempli, nous livrons à petite vitesse non par choix, mais parce que c'est à ce rythme qu'on nous a demandé de livrer pendant des années, en France. Nous montons en puissance par l'export ; nous sommes actuellement à la cadence 2 par mois pour le Rafale, et à la cadence 3 en amont - l'augmentation de rythme concerne toute la chaîne de sous-traitants, cela se prépare... -, avec l'objectif d'aller à la cadence 4 dans les années qui viennent, tout en examinant ce que supposerait de passer à la cadence 5. Nous avons vendu 533 Rafale, dont 323 à l'exportation et plus de 200 commandés par la France ; il nous en reste encore 246 à livrer, ce qui nous donne une charge de travail pour les cinq à sept prochaines années. Nos difficultés dans cette montée en puissance tiennent à la nécessité de faire augmenter le rythme à l'ensemble de la chaîne de fabrication, y compris nos partenaires comme Thalès et Safran et sous-traitants. Chacun répond favorablement, mais il y a des difficultés de redémarrage après la pause observée pendant la crise sanitaire ; des PME doivent rembourser leur prêt à taux zéro, au moment même où l'augmentation des cadences suppose des investissements, de même que la poursuite de la modernisation numérique de la production : l'ensemble pèse lourd. Les taxonomies diverses ont freiné l'investissement dans les industries de défense, affectant principalement les petites entreprises. Cependant, une inflexion récente devrait permettre à ces sociétés de bénéficier de fonds et à leurs banques de jouer un rôle de soutien, surtout qu'il y a des commandes et donc du chiffre d'affaires. Le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas) s'est mobilisé pour aider certaines sociétés par une augmentation des fonds propres, facilitant la montée en puissance.
Nous sommes touchés directement par la guerre commerciale déclenchée par les États-Unis, car nos concurrents sont surtout les Américains, les Canadiens et les Brésiliens. Pour rester compétitifs sur le marché civil, nous devons faire face à des géants comme Gulfstream et Bombardier - les Canadiens, par exemple, ne paient pas de droits de douane pour leurs avions sur le marché américain. Dans l'aviation d'affaires, le marché américain n'est pas le premier, on vend plus d'avions d'affaires en Europe, par exemple, mais je ne vois pas comment nos clients accepteraient de payer 10 % plus cher, alors que la compétitivité américaine est au moins 35 % meilleure que la nôtre - la raison en est simple : les Américains travaillent plus et ont moins de charges sociales. Je ne défends pas le modèle américain, mais, alors que nous avions rétabli les impôts à un bon niveau, la surtaxe de l'impôt sur les sociétés est venue nous ajouter 10 %, ce qui affecte notre compétitivité - ce n'est pas une bonne nouvelle, surtout quand l'euro vaut un dollar. Nous misons sur la grande qualité de nos avions, ils bénéficient d'un bureau d'études commun aux avions de combat, mais le différentiel de compétitivité est important. Nous sommes donc inquiets de droits de douane supplémentaires, que nous ne pourrons pas absorber et que nous serons obligés de faire payer à nos clients américains. C'est pourquoi, avec le Gifas, nous plaidons pour un retour aux accords de 1979, où les États-Unis et l'Europe s'étaient mis d'accord pour qu'il n'y ait pas de droits de douane complémentaires croisés pour l'aéronautique et les composants des avions. Attention, aussi, à la concurrence chinoise, qui pourrait tirer parti de cette guerre commerciale pour prendre l'avantage dans le secteur aéronautique, comme elle l'a fait dans l'automobile.
Notre feuille de route suit les recommandations et les demandes de la DGA, sous le commandement des forces armées et du ministère des armées. Nous en sommes au quatrième standard du Rafale, le F4-3 sera livré l'année prochaine ; nous étudions le standard F5, il doit être prêt pour 2033-2035, date de la modernisation de la composante nucléaire aéroportée ; un drone de combat y sera adjoint, comme annoncé par le ministre des Armées lors de sa visite à la base de Saint-Dizier l'année dernière. Nous n'avons pas de contrat de développement, mais des contrats d'études dans ces domaines et pour atteindre l'objectif de 2035, c'est maintenant que cela se joue.
Le futur avion de combat, le Scaf, en est à l'étape du démonstrateur d'avion de combat, et non pas du développement. Il y a une première identification des besoins opérationnels, divisée en piliers. Le pilier 1 concerne l'avion opérationnel, qui donnera lieu à un démonstrateur. Dans ce cadre, nous cherchons à trouver les bons compromis entre la furtivité et l'aérodynamique, car un avion de combat doit rester très manoeuvrant. Nous testerons également la nécessité d'une grande soute d'armement pour rester discrets. Ce programme est mené à trois, avec des règles de gouvernance spécifiques, la France en est le leader - Dassault est leader du pilier 1, avec une répartition des tâches en trois tiers. Ce mode de gouvernance où, tout en étant leader, on n'a qu'un tiers de la décision, fait que la raison industrielle peut buter sur d'autres intérêts, il y a beaucoup de tractations, c'est un processus long et difficile. La prochaine étape, dite de la phase 2, après la phase actuelle dite 1B, nous conduit à poser la question de la gouvernance : alors qu'on en est à une organisation par tranches - on fait chacun sa « tranche de cake » -, il faut désormais s'organiser pour faire le « cake » entier, c'est-à-dire l'avion lui-même ; cela nécessite un leader, un architecte, qui peut ou non être maître d'oeuvre, mais qui doit avoir le choix de ses sous-traitants ; cela ne signifie pas que tout le travail doit être fait en France, mais qu'il faut pouvoir choisir les meilleurs pour réaliser le meilleur avion. Une telle organisation est difficile en raison des règles qui nous ont été imposées. C'est pourquoi je pose régulièrement des questions à nos officiels pour essayer d'accélérer et d'améliorer ce programme.
Le Gouvernement nous demande plus d'avions de combat, c'est bien normal après une période où les autorités avaient progressivement décalé les commandes - heureusement, les exportations nous ont évité la rupture de chaîne - nous en étions arrivés en 2020 à une cadence à moins de 1 par mois pour le Rafale, il nous faut donc maintenant monter en puissance. On parle de 30 avions supplémentaires pour nos armées, mais nous n'avons pas de contrat dans ce sens ; si les armées nous demandaient de les livrer pour demain pour remplacer ceux qui ont été décalés il y a quelques années, ce serait extrêmement difficile, car entre-temps, nous avons pris des engagements vis-à-vis d'un certain nombre de pays étrangers, avec l'accord de l'État. Nous pouvons donc augmenter le nombre d'avions à fournir aux armées françaises, mais il y a un délai pour le faire - un avion se fabrique en trois ans et demi, et nous tenons ces délais grâce aux stocks de matériaux que nous avons eu la sagesse de constituer pour éviter les problèmes de pénurie.
Les guerres en cours appellent à la prudence. En Ukraine, nous assistons à une guerre de position avec beaucoup de forces terrestres, peu d'activités aériennes et des lignes de front stabilisées. Entre Israël et l'Iran, on voit une utilisation massive de l'arme aérienne et la nécessité d'avoir du renseignement pour identifier les cibles et la façon de passer les défenses ennemies - c'est un sujet que nous étudions de près, dans l'hypothèse de défenses sol-air et air-air renforcées. Le combat collaboratif que nous développons dans le cadre du standard F4 se poursuit, avec l'adjonction d'un drone de combat furtif pour mieux passer ces défenses. Il faut considérer aussi le besoin d'aide au pilotage, car le nombre de données devient de plus en plus important, nous travaillons sur des algorithmes pour donner au pilote les commandes non seulement de son avion, mais aussi des drones qui l'accompagneront. Cette partie du programme est en cours de développement, mais pas encore dans la programmation.
Les Indiens ont perdu un Rafale en opération, nous n'avons pas les retours exacts de ce qui s'est passé - mais nous savons que nos partenaires indiens sont très satisfaits du Rafale. On le voit en Ukraine, on le sait avec la Seconde Guerre mondiale, on ne mène pas un conflit sans subir des pertes - on s'est un peu habitué à l'idée qu'il n'y avait plus de pertes dans les conflits, mais c'est la réalité de la guerre et c'est aussi pourquoi la dissuasion est une bonne chose.
Dans le domaine du renseignement, nous sommes engagés dans le programme Archange, qui comportera trois Falcon livrés en 2027. Nous développons des programmes de surveillance maritime, avec sept avions initiaux, dont les premiers seront livrés en 2026. Une option pour cinq avions supplémentaires est actuellement discutée avec la DGA.
Le projet d'avion spatial n'a pas vocation à remplacer les lanceurs, ils sont nécessaires, tout comme les satellites, y compris les constellations, on l'a vu avec l'exemple américain de Starlink. Notre projet répond à l'idée que, tôt ou tard, il faudra être mobile dans l'espace, pouvoir s'y rendre et en revenir. L'atterrissage sur une piste est bien plus agréable que l'amerrissage au terme d'une chute balistique. Nous avons des applications civiles et militaires en ligne de mire. Civiles, parce que l'idée d'une grande station orbitale regroupant des Américains, des Chinois et des Russes n'est plus dans l'air du temps et qu'on se dirige plutôt vers de petites stations orbitales plus autonomes, où l'on se rend plus fréquemment ; le fait de pouvoir y aller et en revenir facilement, sera un avantage. Les applications militaires sont claires, nous les proposons à nos autorités. La militarisation de l'espace est en cours, la nier ne serait pas à notre avantage - nous nous mettrions en infériorité par rapport à ce que sont en train de faire les Chinois et que les Américains rattrapent avec leurs capacités. Cependant, ici l'action doit se faire à l'échelle européenne ; nous avons des compétences, liées au programme de la navette spatiale Hermès. Chez Dassault, nous disons clairement notre volonté de nous lancer dans cette aventure ; nous avons des contacts nombreux depuis plusieurs années avec l'Agence européenne de l'espace (ESA), qui soutient notre action. Cependant, les règles européennes imposent que notre pays amorce ce projet pour que l'Europe s'y engage ; conscients des problématiques budgétaires, nous démarrons avec une petite étape qui devra être relayée par les autorités européennes. Nous sommes dans la recherche de partenaires, nous avons déjà des discussions avancées - je ne les révélerai pas aujourd'hui -, avec les Allemands, les Italiens et d'autres pays pour mobiliser une équipe sur ce sujet, qui me semble stratégique.
J'ai toujours été un peu critique sur les programmes européens, et en particulier les derniers outils que la Commission met en place, le Programme européen pour l'industrie de la défense (Edip) et le programme d'achats Safe. Pourquoi ? Parce que ces outils ne garantissent en rien que l'argent européen ira à des Européens, ce qui n'est pas du tout le cas aux États-Unis par exemple, qui réservent les subventions aux entreprises américaines. Depuis plus de 20 ans, je milite pour une préférence européenne - l'idée fait son chemin, mais nous en sommes encore loin, il y a une préférence américaine en Europe. Les outils de coopération peuvent aider des programmes européens - alors que quand on achète un F-35, on entre dans une relation bilatérale avec les États-Unis. Mais attention, il faut examiner ces outils dans le détail et savoir ce que l'on fait : l'argent est intégralement européen, mais les achats peuvent être effectués à 35 % hors UE, et il faut voir que certains achats posent des problèmes de souveraineté. En réalité, l'Otan est l'outil de défense de beaucoup de pays en Europe, il est dominé par les Américains et ce qui se passe, c'est que bien des pays européens craignent pour leur propre sécurité si les Américains se détachaient de l'Otan - et que pour prévenir ce risque, ils veulent se rapprocher davantage des Américains, leur acheter plus de matériels, pour les arrimer à l'Europe. De notre côté, nous avons la dissuasion nucléaire, nous avons notre modèle de défense - et le Rafale est utilisé par des membres de l'UE et de l'Otan, comme la Grèce et la Croatie, et par la Serbie, la réussite du Rafale tient à une certaine position de la France, historique, vers les pays qui ont recherché un non-alignement.
Nous avons un rôle à jouer pour répondre à certaines questions de défense. Nous essayons de sensibiliser les Européens, qui semblent s'être réveillés à la suite des « wake-up calls ». Cependant, quand on propose des Rafale, on nous répond souvent qu'un achat de F-35 vient d'être conclu et qu'il faut prendre notre tour pour le moment où cet avion sera obsolète... ce qui reporte tout de même l'échéance de 40 ans... Le problème, c'est l'écart entre les discours et les actes : il y a certes une prise de conscience, mais pas assez d'actes. Nous travaillons étroitement avec le Portugal, qui n'a pas encore signé pour le F-35, et nous explorons les opportunités en Europe dotée de ces nouveaux projets d'investissement.
M. Pascal Allizard. - Merci pour vos propos, en particulier sur le financement des PME. Pour faire face à plus de commandes, il faut investir, donc disposer de fonds de roulement ; cette évidence pour tout industriel n'est pas toujours reconnue dans la haute administration française. Les crises nous ont fait sortir du déni sur nos besoins de défense, mais rien n'est réglé pour les PME-PMI. Je me réjouis aussi que vous ayez évoqué la politique européenne, un sujet sur lequel nous travaillons avec ma collègue Hélène Conway-Mouret, dans le cadre d'un rapport sur la BITDE.
Le standard F5 du Rafale sera accompagné d'un drone de combat furtif qui s'appuiera sur les acquis du démonstrateur nEUROn, un exemple de coopération réussie entre la France, l'Italie, la Suède, l'Espagne, la Grèce et la Suisse. Où en est l'avancement de ce drone de combat, dont une maquette a été présentée au dernier salon du Bourget ? Dassault Aviation sera-t-il l'unique maître d'oeuvre de son développement ? Outre sa furtivité, quelles seront les principales caractéristiques techniques et opérationnelles de cet appareil ? Enfin, quels types de missions lui seront-elles confiées ?
M. Éric Trappier. - Le démonstrateur nEUROn est le résultat d'une coopération réussie entre six pays. Pourquoi cette réussite ? D'abord, parce que ce projet a été réalisé par de petites équipes - à Dassault, nous étions jusqu'à 40 personnes à y travailler, guère plus - « small is beautiful », c'est la réalité, on ne peut pas vouloir les start-up et un Boeing européen sur les mêmes financements. Cette coopération a réussi, ensuite, parce que nos partenaires ont reconnu la France, et Dassault en particulier, comme leader dans le domaine des avions de combat, et la répartition du travail s'est faite sur cette base. Nos amis suédois ont réalisé l'intégralité de l'avion que nous avions dessiné, nos amis italiens et espagnols ont fait leur travail, il n'y a pas eu de conflit de préséance, tout s'est fait dans une ambiance de confiance et de respect des compétences de chacun - personne n'a prétendu être calife à la place du calife... La DGA a contracté au nom des six pays : il y avait une agence exécutive, maître d'ouvrage, représentant les intérêts des six États.
En faisant ce drone de combat, nous avions trois ambitions : démontrer notre capacité de coopération, alors qu'on accuse souvent Dassault de ne pas coopérer ; réaliser des drones, un domaine auquel, contrairement à une légende, nous nous intéressons depuis la fin des années 1990 ; enfin, mettre en oeuvre la furtivité et acquérir des compétences rapidement avec des hauts niveaux d'ingénieurs. Les tests de la furtivité nous ont démontré que nous savions faire. C'est décisif, parce que si l'on veut augmenter les capacités de nos avions de combat, il faut y adjoindre un drone de combat - c'est la seule façon d'y arriver rapidement, nous pouvons, en dix ans, faire accompagner le Rafale d'un drone capable de se frotter aux défenses ennemies, d'emmener des emports et d'obtenir un effet de surprise, nous y travaillons avec les équipes de la DGA et du ministère des Armées ; c'est la meilleure façon d'avancer parce que pour refaire un avion, c'est plutôt deux décennies qu'il nous faudrait.
Mme Gisèle Jourda. - Dassault Aviation a présenté au salon du Bourget un projet d'avion spatial habitable baptisé Vortex, une convention de soutien au développement de ce démonstrateur a été signée avec le ministère des armées. Quelles pourraient être les applications militaires de ce véhicule spatial ? À votre connaissance, d'autres entreprises ou États développent-ils des projets similaires ?
M. Éric Trappier. - Vortex commence à intéresser les militaires, mais on ne nous a pas encore confié de mission, nous sommes dans la phase amont où il s'agit de montrer ce que nous savons faire - envoyer un engin d'une certaine taille, capable d'aller dans l'espace et d'en revenir, avec une certaine capacité d'emport. Cette démonstration générera ensuite une réflexion stratégique et militaire pour l'usage de ce véhicule.
Les projets qui se rapprochent le plus de ce que nous proposons sont plutôt les projets de cargo, donc une capsule qui décolle sur une fusée et qui revient en amerrissant. Notre projet est différent, nous ne cherchons pas à concurrencer des programmes existants, nous visons une capacité d'aller dans l'espace avec un avion habité et de revenir se poser sur une piste d'atterrissage. L'avantage de pouvoir revenir, c'est que le reconditionnement est plus rapide, vous pouvez repartir avec des petites fusées. Cela offre des avantages pour des missions autonomes, par exemple pour faire des médicaments dans l'espace, en tirant avantage du vide. Il y a des possibilités dans le domaine militaire, avec un peu d'imagination - et beaucoup de gens en ont. Nous, ce que nous essayons de démontrer, c'est une capacité technologique.
M. Hugues Saury. - Ma collègue Hélène Conway-Mouret, co-rapporteure avec moi du programme 146, qui regrette de ne pouvoir être parmi nous, m'a chargé de vous poser les questions suivantes.
La prise de distance du président Trump vis-à-vis de la relation transatlantique et de l'Otan pose la question du renforcement de la BITDE et de l'établissement d'une préférence européenne dans les achats d'armements. Comment faire évoluer cette préférence américaine en préférence européenne ? Est-ce que les mécanismes européens en cours d'élaboration comme Safe, qui prévoit une maîtrise européenne de l'autorité de conception, vous semblent satisfaisants ? Ou bien, comment les améliorer ?
Lors du récent conflit entre l'Inde et le Pakistan, l'Inde aurait eu à déplorer la perte au combat d'un Rafale. Que pouvez-vous dire sur cet incident qui est inhérent à tout conflit de haute intensité ?
Dans quelle mesure les campagnes utilisant des trolls et des moyens grossiers peuvent avoir un impact négatif sur la crédibilité du Rafale ? Quelles sont les marges d'action pour contrer ces opérations sans entrer dans une surenchère médiatique et maintenir la crédibilité du Rafale à l'export comme en opération ?
J'en viens à mes propres questions. Dans une interview récente, vous avez insisté sur la nécessité de revoir la gouvernance du Scaf avant de passer à la phase 2. Vous avez utilisé la métaphore, reprise ce matin, de l'architecte maître d'oeuvre, qui a la vision d'ensemble et qui est responsable, et du maître d'ouvrage, qui décide pour le compte de la puissance publique. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette nouvelle gouvernance que vous appelez de vos voeux ? Concerne-t-elle seulement les modalités de pilotage du projet ou également la répartition capitalistique, dans laquelle la France ne compte plus que pour un tiers ? Quand faudra-t-il, selon vous, décider de maintenir le Scaf ou de privilégier une solution purement nationale ? C'est une question que nous nous posons souvent au sein de notre commission.
Un rapport publié récemment par la commission de la défense de l'Assemblée nationale a proposé de reporter la commande du porte-avions de nouvelle génération. Cette proposition fait écho à des prises de position au sein de l'État, remettant en cause l'intérêt même de doter la France du successeur du Charles-de-Gaulle. Alors que le conflit en Ukraine met en évidence le rôle des porte-avions et que Dassault produit la version marine du Rafale, qui vient d'être exportée en Inde avec succès, que pensez-vous de cette proposition ? Est-il envisageable de se priver du savoir-faire qu'exige un porte-avions nucléaire ?
M. Éric Trappier. - Sur l'Europe, je crois qu'il vaudrait mieux mobiliser moins d'argent européen, mais de le cibler mieux sur l'industrie européenne - c'est par cette voie qu'on réalisera la préférence européenne. Alors que quand on annonce une manne, mais qu'elle se dissémine, on en vient à des comptes d'apothicaire, en plus de faire courir bien des risques de souveraineté - c'est le cas si les 35 % de dépenses attribués en dehors de l'Europe vont dans des domaines stratégiques ou sensibles.
La France a défendu l'idée que le design des matériels subventionnés devait être européen, mais nous n'avons pas obtenu gain de cause. Cela démontre bien que cette question est sensible. Pourquoi ne pas dire que le design doit être européen quand on dépense de l'argent européen ? Je ne comprends pas. On s'est battus, on n'a pas gagné - ni Dassault, ni la France.
En réalité, la majorité des États de l'UE préfèrent rester sous influence américaine, sous le parapluie de l'Otan, parce qu'ils ont peur. Je ne les juge pas, je ne fais que dresser un constat. Tant que cette tendance ne se sera pas inversée, les décisions européennes iront à cette dépendance plutôt qu'à l'autonomie, c'est l'application de la règle démocratique...
Quant au Rafale perdu par l'Inde en opération, ceux qui possèdent notre avion n'en sont pas affectés, ils savent faire la part de la désinformation ; cela peut nous gêner dans la prospection, mais en réalité, on en arrive toujours au fond, qui est politique - puisque l'alternative, c'est d'acheter américain, russe ou chinois. Nous travaillons sur le temps long, je crois que les agitations de ces quelques jours de guerre informationnelle n'ont eu aucune prise, ni sur les utilisateurs actuels du Rafale, ni sur ses futurs utilisateurs. Le Rafale est évolutif, nous avons évolué et nous allons encore évoluer. Le standard F5 s'appuie sur le retour d'expérience de nos forces armées, qui sont d'un très bon niveau, et sur celui de nos utilisateurs dans différents pays ; nous épaississons le boulier et nous affutons la lame de l'épée, c'est l'idée de la version F5 et du drone de combat, nous devons être flexibles pour aller plus loin.
Sur la gouvernance, j'ai déjà répondu par l'exemple du nEUROn. Un article du Monde d'hier montre bien qu'il y a deux options en présence : une gouvernance de type Eurofighter, défendue par Airbus Allemagne et Airbus Espagne - et pour cause -, soit la nôtre ; ce journal estime même que les dirigeants d'Airbus ne peuvent pas accepter la gouvernance que nous proposons, car cela signifierait qu'ils se sont trompés dans celle de l'Eurofighter... Ce que nous disons, c'est que la gouvernance du nEUROn à six pays est la bonne, puisqu'elle a démontré sa performance : nous devons fabriquer des équipements de très haute valeur et qui coûtent beaucoup, il nous faut donc viser le meilleur, sachant que nous n'avons pas la latitude des Américains, qui peuvent faire toute une gamme d'avions pour différentes tâches, et en réserver certains à l'exportation - les F-35, c'est bon pour les Européens, mais pas les F-22 ni les B-2, que les Américains se gardent pour eux... Dans l'article du Monde d'hier, nos partenaires allemands se disent favorables à une gouvernance de type Eurofighter : une coentreprise où chacun met sa propriété intellectuelle en commun, où l'on donne tout à tout le monde, et où l'on fabrique un avion qui, finalement, répond aux besoins de chaque industriel. L'Eurofighter est-il le meilleur au monde ? Demandez à nos pilotes, à nos militaires. Va-t-il sur un porte-avions ? Non. A-t-il cette capacité à s'exporter parce qu'il est moins cher ? Non. Les États ont-ils moins dépensé du fait d'être à quatre ? Non. Ces éléments sont factuels, les cours des comptes de chacun des quatre pays les ont établis : cela a coûté plus cher à chaque pays de faire l'Eurofighter à quatre, qu'à la France de faire le Rafale. Et regardez le résultat du Rafale : il se vend à l'export, rapporte de l'argent aux caisses françaises, nous payons nos impôts en France, nous payons nos charges sociales en France, puisque nous fabriquons en France - pour l'État, pour notre économie, ce n'est que du bonheur...
Sur la gouvernance, je serai donc toujours très réticent à entrer dans une logique qui nous fera dépenser plus pour être moins performants et ne pas exporter, sans compter les fils à la patte que vous connaissez tous en termes de composants et de taxinomie. La bataille est devant nous ; nous n'en sommes qu'à un démonstrateur, mais si nous devons nous engager dans un vrai programme, il faut se poser les bonnes questions sur la gouvernance.
Nous avons toujours souhaité fabriquer des avions pour la Marine, c'est la demande de nos forces armées. Nous l'avons fait avec le Super-Étendard, en développant une filière particulière ; je rappelle que nous avions failli avoir des F-18 américains sur le porte-avions français, tant l'atlantisme pro-américain était fort parmi les responsables politiques, qui ne voulaient pas mettre de moyens dans l'industrie française ; heureusement, un responsable politique a contré ce projet - je ne redirai pas qui - et nous avons eu un avion Rafale sur les porte-avions français, le Charles-de-Gaulle.
Faut-il un nouveau porte-avions nucléaire ? C'est l'affaire des pouvoirs publics, la vôtre, d'en décider, compte tenu des menaces géopolitiques. Bien sûr, nous accompagnerons nos amis de NavalGroup sur la partie aviation, pour remplir la demande de la Marine nationale et de la DGA.
M. Bernard Buis. - Quel sera l'impact de l'intelligence artificielle (IA), de la robotisation et de la simulation sur la structure de l'emploi au sein de Dassault Aviation ?
Comment envisagez-vous de renforcer la position de Dassault Aviation en tant que leader européen dans l'intégration de l'IA dans les systèmes d'armement, notamment dans le cadre du Scaf ?
Comment Dassault Aviation envisage-t-elle d'associer les territoires d'outre-mer, notamment en matière d'implantations industrielles, de formation ou de retombées économiques, dans ses futurs projets de développement aéronautique ? Quels défis spécifiques rencontrez-vous dans les territoires d'outre-mer, par exemple en matière de connectivité, de compétences, de financement, d'infrastructures ?
Dassault Aviation vient de présenter, au salon du Bourget, son projet d'avion spatial réutilisable Vortex : qu'en espérez-vous ?
Quels objectifs concrets avez-vous fixés pour réduire l'empreinte carbone de vos sites de production et de vos produits d'ici 2030 ou 2050 ? Sur quelles solutions technologiques comptez-vous pour répondre aux enjeux de mobilité aérienne durable ?
Les tensions croissantes entre les États-Unis et la Chine, ainsi que la montée en puissance de la Chine en Asie, ont des implications pour l'industrie de la défense. Comment Dassault Aviation adapte-t-elle ses stratégies pour répondre à ces nouveaux défis géopolitiques ? Comment évaluez-vous les impacts des récents évènements géopolitiques mondiaux pour votre entreprise ?
M. Philippe Folliot. - Avec Catherine Dumas, Marie-Arlette Carlotti et Hugues Saury, nous nous sommes rendus en Inde le mois dernier, où toutes les autorités que nous avons rencontrées - politiques, parlementaires et autres - nous ont exprimé leur satisfaction concernant le Rafale et, de manière plus générale, l'ensemble des équipements militaires qu'elles avaient acquis auprès de la France. L'Inde veut le « Make in India » : certains composants du Rafale sont déjà fabriqués sur place et les autorités indiennes parlent d'établir une ligne d'assemblage de Rafale en Inde. Il semble que vous avez ouvert cette possibilité : qu'en est-il, en particulier en matière de transfert de technologie, de qualité et de fiabilité des avions qui pourraient être fabriqués dans ce cadre ? Quelle serait la nature de l'engagement de vos partenaires Thales et Safran - nous savons que sur un avion de combat, ce sont les équipements qui représentent une grande partie de la valeur ajoutée - dans le cadre de cette même stratégie du « Make in India » et de ce partenariat stratégique que nous avons avec ce pays ?
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - L'aviation d'affaires connaît des évolutions très rapides, en raison de la reprise post-covid, des tensions géopolitiques et de la montée des exigences environnementales.
Comment analysez-vous la demande mondiale en aviation d'affaires, quelle est votre position face à vos concurrents Gulfstream et Bombardier, en particulier en matière de prix, de service et, surtout, d'innovation ?
M. Éric Trappier. - Sur l'intelligence artificielle, il y a plusieurs niveaux à considérer. Il y a d'abord l'aspect le plus basique, lié au fait que de plus en plus de données circulent dans une entreprise, nous nous servons de l'IA pour les exploiter ; nous avons des contraintes de sécurité, il faut être très prudent dans le domaine du numérique et c'est pourquoi nous développons de l'intelligence artificielle en interne et nous achetons à Dassault Systèmes des capacités de gérer l'ensemble de ces données pour les besoins internes de l'entreprise. Il faut considérer, ensuite, le fait que nous avons aussi besoin de travailler avec des acteurs extérieurs dans le domaine de l'IA. La question centrale est alors celle de la sécurité. C'est pourquoi, avec Dassault Systèmes, nous avons voulu créer un cloud de souveraineté - donc sans les Gafam, alors que ce qu'on appelle cloud de confiance inclut ces entreprises américaines. Nous l'avons souhaité, car nous avons de fortes demandes de nos militaires qui, de plus en plus, dans les opérations, souhaitent échanger des données pour avoir accès à nos informations et nous voulons aussi avoir accès à certaines des leurs. Il n'est pas question de tout échanger, mais d'obtenir un meilleur rendu lors d'un débriefing de mission, d'une évaluation de performance ou d'une simulation. Nous construisons donc ensemble un big data de soutien, c'est tout un travail mené dans le cadre des contrats Ravel - les contrats de maintien en condition opérationnelle des avions de combat Rafale - que nous réalisons avec les armées, la direction de la maintenance aéronautique (DMAé) et l'ensemble des opérationnels que sont l'armée de l'Air et de l'Espace et la Marine nationale.
Enfin, il y a le troisième niveau d'IA, celle que nous allons faire entrer dans les cockpits, civils et militaires. Elle est beaucoup plus sensible et nous la développons en interne avec nos ingénieurs, même si nous utilisons de temps en temps des start-ups et des capacités extérieures. Le nombre de données qui arrivent dans un poste de pilotage devient ingérable par un seul pilote ; nous avons mis en place des filtres, il va falloir avoir des « équipiers de cockpit », c'est-à-dire une IA qui pourra aider le pilote. Dans le domaine militaire, il s'agit de l'aider à accomplir sa mission, particulièrement s'il y a un drone de combat, sachant que dans l'algorithme que nous concevons, à toutes les étapes de décision, l'homme est dans la décision : que ce soit au sol ou dans l'avion Rafale, il faudra démontrer à nos responsables que c'est bien l'homme qui décide, et non une IA capable de prendre seule une décision, ce qui inquiéterait nos concitoyens. Dans le domaine civil, nous allons être capables d'intégrer de l'IA pour l'utilisation des données d'un certain nombre de capteurs, par exemple pour la météo ou le trafic aérien ; il faudra démontrer aux autorités de certification qu'en procédant ainsi, on ne rend pas l'avion moins fiable, mais qu'au contraire, ces outils aident le pilote à comprendre ce qui se passe dans des situations difficiles, voire dramatiques ; ces outils sont en cours de développement, nous y allons progressivement, nous parlons de systèmes que nous voulons pouvoir contrôler.
Nous agissons pour réduire notre empreinte carbone et rendre nos produits plus durables. L'explosion du prix du gaz et de l'électricité en 2022 nous a conduits à repenser la manière dont nous produisons, à utiliser un peu plus d'électricité que de gaz, ou par exemple à équiper nos bâtiments de panneaux solaires. Nous avons été capables de baisser très fortement la consommation d'énergie dans l'ensemble de nos usines. Pour nos produits, dans le domaine civil, nous avons le levier des moteurs que nous mettrons sur nos futurs Falcon, qui consomment de moins en moins de kérosène. C'est déjà le cas, il y a une grande différence de consommation entre un Falcon 900 et un Falcon 6X, et tous nos avions Falcon sont désormais capables de fonctionner avec 50 % de carburant alternatif, aujourd'hui biologiques et qui pourraient demain être des e-fuels à base d'électrolyse d'hydrogène, ce qui réduirait de moitié les émissions des avions actuels. Le Falcon 10X sera, dès sa conception, capable d'utiliser 100 % de carburants d'aviation durables (SAF). Cependant, aucun de ces efforts n'est reconnu dans la taxonomie européenne, nous décarbonons depuis dix ans, mais les instances européennes n'en tiennent aucun compte, du fait que l'aviation d'affaires est exclue de la taxonomie - cela me met en colère, car cette absence de reconnaissance donne l'avantage à nos concurrents. Nous avons intenté une action juridique pour démontrer que les critères de la taxonomie devraient nous intégrer. Le sujet n'est pas politique, mais technique ; nos avions sont utilisés à 80 % par des entreprises, à 5-7 % par les gouvernements, le reste est un usage par des personnes privées. Donc les arguments qu'on nous oppose ne sont pas recevables - ils poussent, en réalité, à nous délocaliser aux États-Unis : dans la guerre commerciale actuelle, j'aurais tout intérêt à envoyer toutes mes fabrications de Falcon aux États-Unis. Si c'est ce que l'on veut, il faut me le dire - au lieu de quoi, ce qu'on me dit, c'est plutôt : « On veut la fabrication en France, mais vous êtes des salopards. » Vous voyez que je suis en colère, je ne changerai de vocabulaire que quand je serai entendu ; d'ailleurs, lorsque je rencontre des responsables de haut niveau à la Commission européenne, on me donne raison - mais pour me dire aussitôt qu'à Bruxelles, tout est compliqué... donc les actes ne suivent pas.
Je le redis aussi : les Indiens sont satisfaits de la manière dont les Rafale ont accompli leur mission. Dans une guerre, l'important est la manière dont on accomplit la mission. Si on peut la conduire sans perte, c'est encore mieux, mais les pertes font partie des réalités de la mission. Le Make in India est effectivement une demande, nous nous appuyons sur trois piliers pour le réaliser. Le premier pilier est civil, avec Falcon, pour lequel nous nous sommes installés à Nagpur ; nous avons essayé de nous installer à Bangalore, mais cette ville est totalement saturée et la situation n'était pas facile non plus près de Delhi. Nagpur est située au centre de l'Inde, dans un grand État qui inclut aussi Mumbai, et nous avons eu la possibilité de nous installer à côté d'une piste d'atterrissage - c'est pratique pour faire venir des éléments, mais aussi parce que nous avons l'ambition de réaliser un assemblage final de Falcon 2000 en Inde. Si nous y parvenons, nous pourrons aussi y effectuer un assemblage final de Rafale. Pourquoi assembler des Rafale en Inde ? Parce que c'est une condition qui nous sera demandée en cas de grosse commande, par exemple d'une centaine de Rafale. Du reste, nous aurions du mal à les produire à Bordeaux, car ces Rafale s'ajouteraient aux commandes que nous avons déjà. En outre, beaucoup d'activités reviendraient en France et permettraient de poursuivre des fabrications sur notre territoire, le travail à Bordeaux n'en serait donc pas affecté. Le deuxième pilier du Make in India, ce sont les transferts que nous avons initiés avec la société Tata, grande entreprise avec laquelle nous n'avions pas pu nous lier avant parce qu'elle était associée à d'autres avionneurs ; elle a dû s'en libérer, nous pouvons désormais lui faire fabriquer des fuselages. Le troisième pilier, c'est la mobilisation de notre chaîne d'approvisionnement - notre supply chain - pour opérer un peu partout en Inde, en fonction des opportunités que nos sous-traitants sont prêts à saisir et que nous orientons. Cela peut être à Bangalore, à Hyderabad, à Lucknow, dans des villes déjà aéronautiques, nos fournisseurs nous accompagnent, y compris Thales - qui nomme cela le Go to India - et Safran, qui a également des ambitions dans le domaine des moteurs en Inde. Dans le contexte actuel, il vaut mieux se tourner vers l'Inde que vers la Chine...
La demande pour l'aviation d'affaires continue de grimper depuis la crise de la covid, principalement dans les pays où l'économie se porte bien - l'aviation d'affaires prospère là où l'économie est florissante, les entrepreneurs qui utilisent ce type d'outils le font parce qu'ils effectuent des tournées et qu'il est beaucoup plus pratique pour eux de disposer d'un avion, de modifier leur plan de vol au dernier moment en fonction des rendez-vous, de réaliser des sauts de puce après de longs voyages et de continuer à travailler à bord avec leur propre équipe, et non au milieu d'un avion de ligne où tout le monde peut entendre leurs conversations. Par conséquent, nous avons la volonté de nous développer là où l'économie se développe. Nous vendons donc des avions en Asie ; moins qu'espéré, mais un certain nombre de pays en développement vont acheter beaucoup d'avions d'affaires, nous serons alors en mesure de bâtir avec eux et d'assurer un certain nombre d'opérations de maintenance. Pour nos territoires d'outre-mer, le premier sujet qui vient à l'esprit est bien sûr le renouvellement des Falcon de surveillance maritime, qui interviendra avec le programme de livraison des Falcon 2000. Nous examinerons comment nous pouvons aider à réaliser la maintenance localement. Il est fondamental pour ces territoires que la Marine nationale observe le paysage marin environnant et maîtrise la sécurité maritime des alentours, ce sont des sujets que nous pouvons traiter en direct avec la Marine nationale.
M. Fabien Gay. - J'ai été assez surpris que vous attendiez la fin de votre propos liminaire pour aborder le sujet de l'Edip. En vérité, la question que je partage avec vous est la suivante : l'argent européen doit-il servir à l'industrie d'armement et de défense européenne ? C'est là une véritable question et derrière elle, se noue une véritable bataille politique : les États conserveront-ils la prérogative de la défense et de l'armement, ou séparera-t-on la doctrine et l'emploi de la force - compétences étatiques - de la question de l'industrie de défense et d'armement, qui relèverait de la Commission européenne ? Sur ce point, il y a un vrai débat et, vous avez raison, les Français, les Chypriotes et les Grecs défendent ce que l'on pourrait appeler une conception alternative à l'atlantisme, celle d'une autonomie pleine et entière. Un problème va vite se poser : si demain on permet d'allouer des fonds européens pour acheter des missiles Patriot américains fabriqués en Allemagne ou des chars sud-coréens K2 assemblés en Pologne, il y aura quand même des contraintes pour leur utilisation - il y aura des restrictions d'usage, des dépendances sur les modifications et l'entretien, nous serons pieds et poings liés aux Américains ou à d'autres. La réalité, c'est qu'il faut suivre l'argent, voir à qui cela bénéficie.
Évidemment, pour vous, la situation est complexe, car vous êtes partie prenante. Je suis cependant d'avis que vous devriez intervenir dans le débat, pour fournir des arguments au pouvoir politique sur cette question. Aujourd'hui, l'Edip représente 1,5 milliard d'euros, mais on nous parle de 100 milliards d'euros d'ici dix ans. Cela signifie que toutes les décisions relatives à l'industrie d'armement et de défense se prendront en réalité au niveau européen. Si ce n'est pas notre conception qui l'emporte, mais celle des autres, alors on ouvre une fenêtre dont on ne sait pas comment elle se refermera : l'enjeu est de la première importance.
Ensuite, vous êtes le président de l'UIMM, puissante fédération au sein du Medef, chacun le sait. Quand on parle de souveraineté et de stratégie, la sidérurgie n'est pas loin - et vous ne serez pas étonné que je vous parle d'ArcelorMittal. Il y a dix ans, ArcelorMittal comptait vingt-et-un hauts fourneaux en Europe ; il n'en reste plus que douze. S'il n'y a pas de décarbonation d'ici à 2030, ce sera zéro. Nous en débattons ici depuis trois mois, nous avons reçu M. Alain Le Grix de la Salle, il nous a fait des promesses qui n'étaient déjà plus celles d'il y a quelques mois, puisqu'alors l'engagement d'ArcelorMittal à Dunkerque portait sur deux hauts fourneaux pour 1,8 milliard d'euros, et qu'il ne nous a plus parlé que d'un seul haut fourneau décarboné. Je le dis ici à tout le monde : il y a trois jours, les mêmes promesses qui avaient été faites en Allemagne sont tombées, le groupe vient d'annoncer qu'il n'y aura pas de décarbonation en Allemagne. En réalité, les dirigeants d'ArcelorMittal le savent très bien : il n'y aura pas de décarbonation des hauts fourneaux à Dunkerque non plus ; ils attendent que le climat social retombe pour en faire l'annonce... Quel est donc le débat au sein de l'UIMM ? S'il n'y a plus de souveraineté sur l'acier, il est compliqué de nous vendre la réindustrialisation de la France : pas d'acier, pas d'industrie. En débattez-vous au sein de l'UIMM ? Que pensez-vous, en particulier, d'une nationalisation de cet outil industriel à Dunkerque ?
M. François Bonneau. - Le programme Safe, composante de Re-arm EU, est doté de 150 milliards d'euros, mobilisables pour les achats d'armement associant au moins deux États européens et intégrant au moins 65 % de composants européens : que pensez-vous de ces critères ?
Que pensez-vous, ensuite, de l'achat par le Danemark de F-35 américains ?
M. Laurent Duplomb. - Le coût des avions de combat est colossal - 2 milliards de dollars pour le bombardier américain B-2, 70 à 100 millions d'euros pour un Rafale -, mais ils peuvent être à la merci d'une attaque de quelques drones, comme on l'a vu avec l'opération des Ukrainiens qui sont allés détruire des avions de chasse russes à partir d'une cinquantaine de drones qu'ils avaient cachés dans des containers, ceci à 4 000 kilomètres de l'Ukraine... Dans ces conditions, comment protéger de tels investissements ? En cas de conflit, comment s'assurer contre des attaques comparables à celle qui s'est produite en Russie ? Dans quel monde entrons-nous, si on peut perdre en quelques minutes des investissements de cette importance - je le dis comme agriculteur, qui sait ce que c'est que de travailler toute sa vie pour investir dans son outil de travail : entre-t-on dans un monde où l'on ne peut plus rien protéger ?
M. Éric Trappier. - Je me suis déjà exprimé sur la souveraineté et l'Europe, mais je veux bien souligner le trait. Oui, nous sommes au combat, si j'ose dire. Vous connaissez mon franc-parler, cela me vaut d'être très minoritaire à Bruxelles, dans les associations ou les regroupements de l'armement à l'échelle européenne. Avec mes amis de Thales et un ou deux autres, nous sommes vus comme des empêcheurs de tourner en rond, puisque nous allons contre la doxa. Cela ne nous empêche pas d'y aller ; cela a toujours été le cas de Dassault, nous avons toujours été contre la doxa, nous l'assumons.
Quelle est cette majorité, à laquelle nous nous opposons ? Il y a des pro-américains assumés, qui vous disent clairement leurs options ; mais il y a aussi ceux qui s'écartent des pro-américains, mais qui veulent avant tout éviter les tensions, qui veulent le consensus, affirmant un « c'est mieux que rien ». C'est contre cette attitude que nous nous battons, en disant clairement : il faut que l'argent européen aille à l'industrie européenne, il faut en faire une règle. Nous avons eu la bataille sur le design, c'est pour nous quelque chose d'important, car nous voyons bien qu'un certain nombre d'industriels seront des sous-traitants de grandes sociétés américaines, lesquelles auront ce que j'appelle des « faux-nez » - la question se pose pour savoir si telle société d'un conglomérat américain peut être considérée comme européenne du seul fait qu'elle donne du travail à des industriels au fin fond de l'Europe de l'Est, par exemple. Pour le moment, la majorité européenne penche vers l'adaptation, le « c'est mieux que rien », alors que nous voulons une règle plus claire, mais nous sommes assez isolés dans le paysage, ce qui ne nous dérange pas.
Sur la souveraineté des matériaux et ArcelorMittal, je sais que les dirigeants de cette société, que j'ai autour de la table à l'UIMM, se battent matin, midi et soir pour la fabrication d'acier en France et en Europe, ce sont des gens très engagés, leur projet n'est pas de licencier ou je ne sais quoi. Le problème est global, et il est assez simple : Dunkerque ne survivra que si la décarbonation se fait. Pourquoi ne se fait-elle pas ? D'abord, parce qu'il faut beaucoup d'énergie - ce sera sûrement de l'énergie nucléaire -, donc cela prend du temps. Ensuite, il faut les subsides de l'Europe, ils ne sont pas encore complètement acquis, on nous dit que c'est en cours, mais pas acquis. Normalement, Dunkerque doit continuer. Est-ce que cela va se passer ? Je ne suis pas capable de vous le dire. Le plan est là, nous en discutons en permanence à l'UIMM. Nous en discutons avec nos amis de la mécanique, un domaine très affecté - aujourd'hui, l'acier s'achète au prix du marché, donc tout le monde achète de l'acier chinois, le mécanisme européen - le Mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, MACF - ne protège en rien l'acier fabriqué en Europe, et nous avons en plus les droits de douane américains qui se sont ajoutés. La seule question est donc la suivante : que fait l'Europe ? Comment réagit-elle ? Peut-on assurer que la mécanique va acheter des pièces qui auront été faites avec les mêmes normes que celles qu'on impose aux industriels européens ? La réponse est non, nous le savons. Cette disparité de marché est un vrai sujet à l'échelle européenne, puisque les normes sont faites sur le marché à l'échelle européenne et non à l'échelle française. Nous en discutons, cela a fait l'objet de débats passionnés au sein de l'UIMM et surtout de France Industrie. Je vous suggère d'auditionner Alexandre Saubot, il est intarissable sur le sujet.
Les 150 milliards d'euros du programme Safe font rêver, mais il faudra voir l'usage qui en est fait ; si c'est pour acheter des F-35 à deux pays, je n'en vois pas l'intérêt, j'espère que cet argent ira plutôt aux industriels européens. L'idée de se grouper pour acheter peut servir, mais ce qui compte d'abord, c'est ce qu'on achète.
Les Danois achètent des F-35, je les comprends - en tout cas, je comprends qu'un pays est attaqué par un autre et lui dit : « Si je vous achète des armes, vous cesserez de m'attaquer, n'est-ce pas ? » Les Danois sont menacés par les États-Unis sur le Groenland, donc ils demandent à acheter plus d'armement aux États-Unis. Ne me demandez pas de l'expliquer, il faut le leur demander. C'est l'un des problèmes de certains pays en Europe, ceux qui sont à la frontière russe, mais aussi des pays plus au nord. Ils sont inquiets du vide créé par le retrait américain - qui ne date pas de M. Trump, mais de M. Obama. Ces pays inquiets ne se disent pas qu'il faut prendre une autre voie, ils ont tendance à supplier les Américains de continuer à les protéger, ils le font en leur achetant plus d'armes.
Les avions de combat sont toujours très chers, toujours trop chers. Mais tout est relatif, dans la vie. Envoyer des cosmonautes dans l'espace, c'est aussi très cher. Un B-2 coûte deux milliards de dollars pièce, c'est très cher, mais ce qu'ont fait les Américains en Iran, personne d'autre n'est en capacité de le faire. Vous citez le chiffre de 70 à 80 millions d'euros pour un Rafale, je vous dis que ce n'est pas cher ; c'est ce que reconnaissent les Américains : lorsque Norman Augustine a lancé le programme Join Strike Fighter (JSF), il soulignait que le grand nombre d'avions produits allait permettre de réduire les coûts ; résultat : le F-35 coûte plus cher que le Rafale ; et son développement a coûté dix fois plus que celui du Rafale, on parle d'un programme à deux trillions de dollars...
Ce n'est pas à moi de juger où il faut mettre l'argent, c'est au politique de le faire, aux représentations parlementaires et, bien sûr, au Gouvernement et au Président de la République. Ce qu'il faut viser, c'est le meilleur avion au meilleur prix - et le Rafale est une réussite à cet égard, contrairement à ce qu'écrivent certains journalistes, parce qu'il est moins cher que les autres, parce qu'il est plus performant que beaucoup d'autres et parce qu'il est fabriqué en France - même si nous allons un jour en fabriquer en Inde, sa production reste principalement française. L'euro public que nous recevons pour développer ou que l'État dépense pour acheter le Rafale, est très largement compensé par le fait qu'en l'exportant, nous touchons de l'argent dont une partie part aux impôts : Dassault verse plus à l'État qu'il ne reçoit de lui. Chez Dassault, nous vendons 85 % de notre production à l'étranger, entre les Falcon et les Rafale, donc nous rapportons à la France. La polyvalence a été un choix difficile pour nos armées au départ, mais qui s'avère d'une performance économique extraordinaire, indépendamment de la performance militaire. Avec le Rafale, nous ne sommes pas meilleurs qu'un B-2, nous ne sommes pas meilleurs qu'un F-22 - et si nous ne sommes pas toujours meilleurs qu'un F-35, nous le sommes souvent ; nous ne sommes pas forcément meilleurs que tous les avions russes, mais souvent, et nous sommes meilleurs que tous les avions chinois. Et nous faisons tout cela avec un seul avion, donc un seul type de maintenance, un seul type d'entraînement, c'est un grand avantage.
La protection de l'aviation de chasse est une question complexe, il est difficile de comparer les opérations entre elles. Pour l'opération ukrainienne en Russie, il y a eu l'effet de surprise ; peut-être les Russes sont-ils un peu trop sûrs d'eux, on l'a vu en mer Noire, peut-être sous-estiment-ils les actions ukrainiennes. Beaucoup de choses peuvent arriver dans une guerre, on le sait ; d'une certaine manière, bravo aux Ukrainiens pour cette opération - mais à la fin, vont-ils gagner la guerre ? Cette action a-t-elle neutralisé les Russes ? Dans la guerre, il y a des batailles gagnées et des batailles perdues. Il ne m'appartient pas de juger - et je ne le ferai pas. Comment, donc, se protéger ? Quand on est menacé à distance, on a un bouclier, c'est ce qu'on voit aujourd'hui en Israël, par exemple : le bouclier n'est pas efficace à 100 %, mais il y en a un. Ensuite, on ne met pas tous ses avions au même endroit, nos armées le savent bien.
Mme Michelle Gréaume. - Alors que les finances publiques sont sous tension, l'État accorde un soutien massif à la filière aéronautique, via la DGA, Bpifrance et les financements européens. Ces aides directes et indirectes, ainsi que les commandes publiques, appellent des contreparties fortes, notamment en matière d'emploi, de formation et de relocalisation industrielle, surtout que les pénuries de composants et de matériaux stratégiques affectent votre secteur, comme beaucoup d'autres. Il faut relocaliser, réinvestir dans nos capacités productrices en France, et soutenir notre tissu de PME.
Le nord de la France, et plus largement les Hauts-de-France, ont payé un lourd tribut à la désindustrialisation, avec des milliers d'emplois perdus dans la métallurgie, l'aéronautique et les industries mécaniques. Aujourd'hui, cette région dispose d'un tissu de formation solide, avec des IUT, des écoles d'ingénieurs, des lycées professionnels, de savoir-faire historiques, et de foncier industriel disponible. Dans le contexte de relocalisation et de renforcement de notre souveraineté industrielle, cette région a toute sa place.
Dassault Aviation envisage-t-elle de participer à l'effort de réindustrialisation des Hauts-de-France, soit en développant des activités industrielles, soit via des implantations de centres de formation ou de recherche ? Êtes-vous en lien avec les collectivités territoriales et les acteurs locaux pour explorer ce type de projet dans les zones en reconversion ?
M. Éric Trappier. - La réindustrialisation, chez Dassault, n'est pas notre sujet puisque nous fabriquons déjà en France, principalement. Dans les Hauts-de-France, nous avons une usine à Seclin, dans laquelle nous investissons depuis longtemps et que nous avons agrandie il y a cinq ans. Nous avons transféré des activités de l'Île-de-France vers Seclin, parce que nous y trouvons une main-d'oeuvre motivée et efficace, qui aime travailler. Je cite souvent les chaudronniers de Seclin en aéronautique : ce sont des gens exceptionnels. Nous sommes très contents d'être à Seclin et cette usine, qui s'est développée, est toujours un exemple pour nous. Nous avons élargi son périmètre, puisque nous avons intégré certains sous-traitants qui connaissaient des difficultés, pour les aider à surmonter ces difficultés. Toutes nos pièces primaires sont faites aujourd'hui à Seclin, pour nos Falcon comme pour nos Rafale.
Nous sommes très heureux de cette implantation dans les Hauts-de-France. Cela attire autour de Seclin, l'agglomération lilloise est dynamique, notre activité participe à l'attractivité du territoire, je le constate par mes fonctions au sein de l'UIMM, des usines automobiles continuent à s'y développer. Nous sommes en lien avec les collectivités locales pour les aides potentielles que nous pouvons recevoir de temps en temps, lorsque nous avons besoin de nous développer ou pour les besoins de formation - l'UIMM est fortement engagée dans les Hauts-de-France, pour la formation d'une population qui a pu être traumatisée à une certaine époque et qui est très méritante. Nous sommes en discussion avec les partenaires sociaux sur la reconversion, c'est un sujet fondamental ; la difficulté réside dans la mobilité et la problématique du logement : s'il n'y a pas de logement accessible dans les territoires où nous avons besoin de créer de l'emploi, les choses deviennent bien plus compliquées.
Je vous cite un exemple qui vous fera plaisir. Un jeune chaudronnier voulait absolument travailler pour Dassault ; il habitait sur la côte ouest, dans le Sud du côté de Biarritz. Il s'est adressé à moi lorsque j'étais en vacances, je lui ai dit qu'il y avait du travail pour lui à Seclin. Pas facile pour quelqu'un du Sud-Ouest, mais il y est allé, loin de sa famille ; il a trouvé du travail, il s'y est marié, il y a fondé une famille, et il y est heureux... Vous voyez qu'il y a aussi de belles histoires dans l'industrie, il faut encourager la mobilité chez les jeunes et trouver des solutions.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Merci encore pour votre disponibilité.
Mme Catherine Dumas. - Je me joins à ces remerciements, il était particulièrement intéressant de vous entendre dans le contexte que nous connaissons, de guerre commerciale avec les États-Unis et de conflits armés au Proche-Orient et en Europe.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 25.