Mardi 24 juin 2025

- Présidence de M. Philippe Mouiller, président -

La réunion est ouverte à 14 h 00.

Projet de loi relatif à l'organisation des jeux Olympiques et Paralympiques de 2030 - Examen des amendements aux articles délégués au fond du texte de la commission des lois

M. Philippe Mouiller, président. - Notre ordre du jour appelle l'examen des amendements au texte de la commission des lois sur le projet de loi relatif à l'organisation des jeux Olympiques et Paralympiques de 2030.

Je vous rappelle que la commission des lois, saisie au fond, nous a délégué l'examen des articles 28 à 30. Je vous indique que sept amendements ont été déposés sur la partie de ce texte relevant de la compétence de notre commission - tous portent sur l'article 30, relatif au travail dominical.

EXAMEN DES AMENDEMENTS DE SÉANCE

Article 30

Mme Pascale Gruny, rapporteur pour avis. - L'amendement n°  15 vise à restreindre la dérogation au repos dominical aux communes situées hors des zones touristiques internationales, d'une part, et aux commerces de détail alimentaire, de biens culturels et de loisirs, d'autre part. Avis défavorable.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 15.

Mme Pascale Gruny, rapporteur pour avis. - Les amendements nos  14, 29 rectifié et  70, en discussion commune, visent à restreindre la période d'application possible de la dérogation au repos dominical. Il convient de conserver la période prévue actuellement - du 1er janvier au 31 mars 2030 -, afin de pouvoir couvrir d'éventuels besoins de dérogation durant les semaines qui précédent l'ouverture des Jeux et celles qui suivent leur clôture. Avis défavorable.

La commission émet un avis défavorable aux amendements nos 14, 29 rectifié et 70.

Mme Pascale Gruny, rapporteur pour avis. - L'amendement n°  32 rectifié vise à prévoir un avis conforme du maire sur l'arrêté accordant la dérogation. Avis défavorable.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 32 rectifié.

Mme Pascale Gruny, rapporteur pour avis. - Les auteurs de l'amendement n°  31 souhaitent établir un délai minimal de deux mois entre l'édiction d'un arrêté préfectoral autorisant à déroger au repos dominical et le premier dimanche concerné. Il n'est pas nécessaire de le prévoir dans la loi. Avis défavorable.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n°31 rectifié.

Mme Pascale Gruny, rapporteur pour avis. - L'amendement n°  30 rectifié visent à conférer un effet suspensif immédiat aux arrêtés de fermeture hebdomadaire sur la dérogation au travail du dimanche. Cela rendrait inopérant le dispositif prévu au présent article.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 30 rectifié.

TABLEAU DES AVIS

Auteur

Objet

Avis de la commission

Article 30 : Création d'une dérogation exceptionnelle au repos dominical

Mme APOURCEAU-POLY

15

Restriction de la dérogation au repos dominical aux communes situées hors des zones touristiques internationales et aux commerces de détail alimentaire, de biens culturels et de loisirs

Défavorable

Mme APOURCEAU-POLY

14

Restriction de la période d'application possible de la dérogation au repos dominical

Défavorable

Mme FÉRET

29 rect.

Restriction de la période d'application possible de la dérogation au repos dominical

Défavorable

Mme PONCET MONGE

70

Restriction de la période d'application possible de la dérogation au repos dominical

Défavorable

Mme FÉRET

32 rect.

Instauration d'un avis conforme du maire avant l'édiction de l'arrêté accordant la dérogation

Défavorable

Mme FÉRET

31 rect.

Instauration d'un délai minimal de deux mois entre l'édiction d'un arrêté autorisant à déroger au repos dominical et le premier dimanche concerné

Défavorable

Mme FÉRET

30 rect.

Effet suspensif immédiat des arrêtés de fermeture hebdomadaire sur la dérogation au travail du dimanche

Défavorable

La réunion est suspendue à 14 h 05.

Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, relative au droit à l'aide à mourir et proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à garantir l'égal accès de tous à l'accompagnement et aux soins palliatifs - Audition de M. Alain Claeys, coauteur de la loi du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie

M. Philippe Mouiller, président. - Nous poursuivons nos travaux sur la proposition de loi relative au droit à l'aide à mourir et sur la proposition de loi visant à garantir l'égal accès de tous à l'accompagnement et aux soins palliatifs.

Ces textes, adoptés par l'Assemblée nationale le 27 mai dernier, devraient vraisemblablement être inscrits à l'ordre du jour du Sénat à la rentrée de l'automne prochain.

Dans ce cadre, après avoir entendu Jean Leonetti le 12 juin dernier, nous sommes heureux de recevoir Alain Claeys, coauteur de la loi du 2 février 2016, sur laquelle repose une grande partie du cadre actuel du droit des personnes malades et de la fin de vie.

Monsieur Claeys, merci d'avoir répondu à l'invitation de notre commission. Votre témoignage nous sera précieux alors que les textes que nous a transmis l'Assemblée nationale soulèvent d'importantes questions d'un point de vue éthique.

Je vous précise que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo. Elle est retransmise en direct sur le site du Sénat et sera ensuite disponible en vidéo à la demande.

M. Alain Claeys, coauteur de la loi du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie. - Je suis très heureux d'être entendu par votre commission pour évoquer un sujet qui me tient à coeur. Malheureusement, pour des raisons de calendrier, Jean Leonetti et moi-même n'avons pas pu être reçus en même temps. Avant de déposer la proposition de loi devenue la loi du 2 février de 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie, nous avions travaillé ensemble sur les lois de bioéthique, c'est-à-dire les textes relatifs au début de la vie, qui ont été votées entre 1997 et 2016.

Je précise d'emblée que je ne suis pas médecin. Durant tout mon mandat parlementaire, j'ai siégé à la commission des finances de l'Assemblée nationale, en étant spécialisé sur les sujets de recherche et d'enseignement supérieur. J'ai également siégé à l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), qui a été saisi sur les projets de révision des lois bioéthiques. Je suis par ailleurs membre du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) : j'ai rédigé, à ce titre, en 2022, avec Régis Aubry, un rapport sur la fin de vie qui a été remis au Président de la République.

J'avais été auditionné par la commission spéciale de l'Assemblée nationale sur le projet de loi relatif à l'accompagnement des malades et de la fin de vie.

Ce qui me frappe aujourd'hui dans le débat public sur le sujet, c'est l'écoute mutuelle et la soif des uns et des autres d'alimenter la discussion de manière constructive.

Si je devais résumer le travail qui a été réalisé en France dans ce domaine depuis plus de vingt ans, j'emploierais deux mots : celui de solidarité et celui d'autonomie. Il ne faut pas les opposer, ils sont complémentaires.

Si l'on égrène rapidement les principales lois qui ont été adoptées jusqu'à celle de 2016, on relève d'abord un texte fondamental : la loi du 9 juin 1999 visant à garantir le droit à l'accès aux soins palliatifs. La loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, dite loi Kouchner, constitue une avancée majeure, notamment en ce qui concerne l'autonomie des malades. Elle reconnaît au patient le droit de demander l'arrêt de ses traitements et prévoit la collégialité de la prise de décision par les médecins.

La loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, qui était déjà défendue par Jean Leonetti, revêt, elle aussi, une importance capitale. Elle introduit la notion d'« obstination déraisonnable ». Les progrès de la médecine, en effet, sont considérables - il faut s'en féliciter -, mais il peut arriver que, dans certaines situations, ces avancées aboutissent à accroître la vulnérabilité des patients. Les réanimateurs nous ont alertés sur certaines situations. Cette loi devra sans doute être réexaminée à la lumière des progrès médicaux et d'un certain nombre de nouveaux paramètres. Elle a fait l'objet de plusieurs recours devant le Conseil constitutionnel. Celui-ci l'a validée.

La loi du 2 février 2016 constitue une loi à la fois d'autonomie et de solidarité. Elle s'inscrit dans un contexte dramatique, celui de l'affaire Vincent Lambert. Les parents de ce dernier s'opposaient à son épouse. Je m'étais longtemps entretenu avec cette dernière. La situation était, pour tous, tragique.

La loi du 2 février 2016 repose sur trois piliers.

Elle rend tout d'abord les directives anticipées contraignantes. Toutefois, nous avons laissé au corps médical la possibilité de ne pas en tenir compte s'il estime qu'elles sont « inappropriées ». Dans ce cas, cela doit être inscrit dans le dossier médical.

Elle renforce le rôle de la personne de confiance, désignée pour s'exprimer au nom du malade lorsque ce dernier n'est plus en capacité de le faire. Celle-ci peut être un membre de la famille, mais ce n'est pas obligatoire. Son avis prime sur tous les autres.

Enfin, la loi reconnaît le droit à la sédation profonde et continue jusqu'au décès, avec arrêt de tous les traitements. Je rappelle que l'hydratation et l'alimentation artificielles sont juridiquement considérées comme des traitements. J'insiste sur ce point qui a donné lieu à un débat nourri entre les sénateurs et les députés, lors de la commission mixte paritaire sur la loi de 2016. Le Conseil d'État a rendu un avis. Le texte prévoit ainsi la possibilité de recourir à la sédation profonde et continue jusqu'au décès, avec arrêt de tous les traitements, y compris l'hydratation et l'alimentation artificielles, lorsque le pronostic vital est engagé à court terme, que la personne est atteinte d'une maladie incurable et qu'elle présente des douleurs réfractaires.

Tel est le cadre juridique en vigueur. Depuis dix ans, il n'a pas été modifié, quelles que soient les polémiques ponctuelles ou les alternances politiques. Cela démontre que notre démocratie est suffisamment solide pour prévenir les dérapages ou les excès que certains redoutent. Par exemple, la loi Veil de 1975 relative à l'interruption volontaire de grossesse a fait l'objet de quatre textes complémentaires par la suite, qui ont permis de préciser un certain nombre d'éléments. C'est à cette occasion, notamment que le délit d'entrave a été créé.

Où en sommes-nous aujourd'hui ? Je vous parlerai très franchement et très directement. Entre la loi que l'on vote et la manière dont elle est appliquée sur le terrain, il y a parfois un écart.

Les soins palliatifs sont destinés à soulager les souffrances liées à une maladie, sans en traiter les causes. Il faut rappeler que 40 % des patients admis en soins palliatifs en sortent.

Nous ne disposons pas encore, en France, d'une véritable culture palliative. Nous aurons remporté la bataille de la solidarité lorsque les services de soins palliatifs ne seront plus des unités spécialisées, mais seront pleinement intégrés dans les différents services hospitaliers ou médico-sociaux. Il ne faut pas se concentrer uniquement sur le curatif. Dès le début du parcours de soins, il faut prendre en charge la personne dans sa totalité. C'est là tout l'enjeu. C'est à cela que nous devons parvenir et nous en sommes encore loin. Il y a deux ans à peine, on ne comptait qu'un seul professeur des universités - praticien hospitalier (PU-PH) en soins palliatifs dans notre pays. Il ne s'agit pas uniquement d'une question financière. Certes, il faut des moyens. Le plan décennal pour les soins palliatifs va, à cet égard, dans la bonne direction. Il vise à abonder les crédits alloués aux soins palliatifs de 100 millions d'euros par an pendant dix ans. Cela correspond aux besoins identifiés.

Toutefois, l'essentiel n'est pas là. L'essentiel, c'est la formation. La formation initiale comme la formation continue des soignants en ce qui concerne les soins palliatifs sont insuffisantes. En matière de recherche, c'est le désert ! Très peu de laboratoires travaillent sur le sujet, même si des crédits ont été récemment débloqués.

Voilà pourquoi, en dépit du dévouement remarquable des personnels des services de soins palliatifs, le développement de ces derniers est bloqué. Une vingtaine de départements ne disposent toujours pas d'unité de soins palliatifs.

Il y a un autre sujet : le financement des hôpitaux. Je ne suis pas opposé à la tarification à l'activité, mais la tarification à l'activité non modulée favorise l'acte technique, parfois au détriment de l'acte humain. Il y a toujours une marge de progression.

Je ne parlerai pas des unités de soins palliatifs en Ehpad ou à domicile. Au centre hospitalier universitaire (CHU) de Poitiers, dans le département de la Vienne, il y a un service formidable de soins palliatifs qui essaie de se projeter à l'extérieur, mais un travail considérable reste à faire. Cela relève du budget de la sécurité sociale que vous examinerez à l'automne.

Il y a des besoins au niveau des universités et des hôpitaux. Il faut une accélération de la prise en charge, centrale, de la solidarité.

Quand on utilise le terme de « trésor de la République » pour la loi de 2016, je m'en inquiète. Je ne vous dirai pas que ce n'est pas une bonne loi, et j'ai été heureux de travailler dessus, mais elle est critiquable.

Mme Christine Bonfanti-Dossat, rapporteur. - Elle est mal appliquée.

M. Alain Claeys. - Seulement 12 % de la population ont rédigé des directives anticipées. Il y a un travail insuffisant sur le sujet, et il faudrait une campagne nationale. Pour rédiger ses directives anticipées, le patient doit avoir un rapport avec le médecin. Au CHU de Poitiers, il y a deux ans, l'agence régionale de santé (ARS) a recruté une infirmière qui a eu une expérience en service de soins palliatifs, en Ehpad et en cancérologie. Sa seule mission est d'expliquer ce que sont les directives anticipées, d'accompagner les patients et le corps médical.

Je serai honnête sur la sédation profonde et continue jusqu'au décès. Dès 2016, nous avons eu un débat avec une partie des médecins de soins palliatifs. Certains n'acceptaient pas le mot « continue ». Ces mêmes personnes s'expriment désormais en faveur de notre loi, alors qu'à l'époque, ils dénonçaient dans des tribunes la sédation profonde et continue comme étant une euthanasie. C'était notre seule divergence avec Jean Leonetti. Pour moi, la sédation profonde et continue avec arrêt de tous les traitements constitue une aide à mourir, et je le réaffirme. Jean Leonetti n'était pas d'accord : pour lui, la fonction première de cette sédation n'est pas d'aider à mourir mais de soulager les souffrances. Je ne partage pas cette opinion.

Le Sénat a travaillé sur ce sujet de la sédation profonde et continue. Elle est très peu appliquée. Dans certains services de soins palliatifs, on ne veut pas appliquer la loi. Il y a une réticence, encore aujourd'hui, à réaliser cette sédation profonde et continue jusqu'au décès dans un certain nombre de cas bien précis fixés par la loi. Ni l'Assemblée nationale, ni le Sénat n'ont réalisé d'évaluation de ce dispositif. Si c'est un trésor national, parfois on ne l'utilise pas assez.

J'ai eu un débat avec des médecins de soins palliatifs. Dans de nombreux cas, on endort et on réveille ; on n'utilise pas toujours ce que la loi permet. Dans le cadre familial, j'ai été confronté à ce sujet. Je considère que c'est une aide à mourir. Il est vrai que la proposition de loi actuelle est de nature différente et propose une aide à mourir qui conduit à l'utilisation d'un produit létal. Mais cette demande d'autonomie existe aujourd'hui dans notre pays, au même titre que la demande de solidarité.

Je suis heureux de cette loi de 2016, mais ne lui faisons pas dire plus que ce qu'elle ne dit. Quand j'entends des personnes hostiles à la nouvelle proposition de loi dire que la loi de 2016 est parfaite, je m'interroge. Premier constat, cette loi n'est pas suffisamment appliquée ; deuxième constat, elle n'aborde pas l'ensemble des sujets.

Les deux propositions de loi actuelles ont été analysées et votées par l'Assemblée nationale dans une atmosphère presque sénatoriale. Je peux en témoigner car j'ai assisté aux débats qui se sont déroulés dans de bonnes conditions.

Vous connaissez l'origine de ces propositions de loi. L'avis du CCNE n'était pas unanime : sept de ses membres n'ont pas souhaité voter l'avis, pour des raisons différentes.

Ensuite, conformément à l'engagement du Président de la République, il y a eu la Convention citoyenne. Contrairement à d'autres, celle-ci, tant sur la forme que sur le fond, a été une réussite. J'en veux pour preuve les témoignages des conventionnels lors de plusieurs réunions très différentes. Une personne non favorable à l'avis majoritaire me disait que ce fut un exercice important, tant sur le fond que sur la forme. La Convention donne un avis pour éclairer le Parlement, mais elle ne se substitue pas à la démocratie représentative.

Ensuite, le Gouvernement a présenté un projet de loi, dont la discussion s'est arrêtée avec la dissolution de l'Assemblée nationale. Nous sommes repartis avec une proposition de loi déposée par Olivier Falorni qui n'était ni totalement le projet de loi du Gouvernement, ni totalement celui qui ressortait de la commission spéciale avant la dissolution.

Le Premier ministre a souhaité que ce texte soit séparé en deux : l'un sur les soins palliatifs et l'autre sur l'aide à mourir. Je ne partage pas ce choix car la solidarité et l'autonomie sont liées, à mon avis, mais c'est le choix du Gouvernement. Les deux textes ont cheminé à l'Assemblée nationale et ont été votés en même temps, conformément à l'engagement du Premier ministre.

Je vous ai dit ce que je pensais de la proposition de loi sur les soins palliatifs. Il y a quelques mesures législatives, mais pour la plupart, ce sont des mesures de nature réglementaire qui visent à mettre en place la stratégie décennale des soins palliatifs. À l'Assemblée nationale, la proposition de loi a été votée à l'unanimité. Il y a des sujets - les maisons d'accompagnement par exemple - qui ne peuvent pas être créés de toutes pièces et qui doivent faire l'objet d'expérimentations.

Le coeur du débat concernant l'aide à mourir, je prendrai ma casquette de membre du CCNE pour l'évoquer. La loi, telle qu'elle arrive au Sénat, reprend désormais très largement l'avis du CCNE.

Nous nous sommes interrogés sur cette question : d'un point de vue éthique, peut-on appliquer une aide active à mourir ? Nous avons répondu favorablement, à condition que cette aide soit encadrée par cinq conditions. Celles-ci figurent dans la proposition de loi : il faut d'abord être majeur. Ensuite, et c'est important, il faut que la personne puisse exprimer sa demande. Certains députés souhaitaient, par amendement, prendre en compte les directives anticipées. La ministre Vautrin et le rapporteur voulaient en rester à l'expression d'autonomie. Cela a fait l'objet d'un débat et le texte a été corrigé sur ce sujet.

Le CCNE évoquait un pronostic vital engagé à moyen terme. La Haute Autorité de santé (HAS) n'a pas retenu cette expression. Pour l'instant, il y a deux notions qui donnent toutes les garanties : la notion de souffrance réfractaire et celle d'irréversibilité de la maladie que les députés ont retenue.

Ensuite il y a le sujet central de la collégialité. Les débats se poursuivent.

Puis est évoquée la clause de conscience que nous n'avions pas introduite en 2016. Nous avions interrogé à l'époque le conseil de l'Ordre. Cette clause n'avait pas été retenue.

Enfin, il y a des mesures pénales dans la proposition de loi, avec le délit d'entrave. Ce délit est inscrit dans une autre loi. Cela mérite un débat, y compris sur la forme. J'ai lu les propos de Jean Leonetti devant votre commission qui évoquait des cas limites : quand une personne veut convaincre un patient d'entrer en soins palliatifs, est-ce un délit d'entrave ? Vous aurez ce débat, mais essayons de ne pas caricaturer les positions des uns et des autres.

Pourquoi ne pas parler de suicide assisté et d'euthanasie ? N'est-ce pas là se cacher derrière son petit doigt ? Je ne suis pas favorable à ce qu'on utilise ces termes. Ce n'est pas un suicide assisté ni une euthanasie, ce n'est pas un choix entre la vie et la mort. Je me suis interrogé à de très nombreuses reprises, et ai rencontré un collègue philosophe membre du CCNE, Frédéric Worms, directeur de l'École normale supérieure, qui m'a fait cette réponse : « Ce n'est pas un choix entre la vie et la mort. La mort, elle est là. La question, pour cette dernière partie de la vie, c'est quel est le chemin le moins mauvais ? » Cette explication me convient.

Laurent Montaz, responsable du service des soins palliatifs à Poitiers, m'a cité des exemples, totalement justes, de personnes qui entrent dans une unité de soins palliatifs en voulant une aide à mourir, mais qui abandonnent progressivement cette idée.

Cependant, une députée, qui nous a soutenus lors du débat de la loi de 2016, s'est vu signifier, au moment de ces débats, qu'elle était malade. Elle m'a dit que si les conséquences de cette maladie étaient telles qu'on les lui avait décrites et que si la loi n'évoluait pas, elle irait bénéficier d'une aide à mourir dans un autre pays. Elle a été très bien prise en charge par les soins palliatifs de Besançon. Malgré cela, elle a décidé d'aller dans un autre pays pour bénéficier d'une aide à mourir. Il n'y a pas de règle.

Sur des sujets comme celui-ci, il faut résister à la simplification. On ne peut pas dire que l'aide à mourir n'est pas possible car on contribuerait au développement du suicide.

Nous sommes à un tournant important. Dans les années 1970, lorsqu'on avait un cancer, c'était incurable, on mourait du cancer. Désormais, avec tous les progrès de la science, on touche un vrai sujet : la vulnérabilité, la sur-vulnérabilité, et parfois des moments où la personne se pose un certain nombre de questions. Je préfère qu'on pose ces questions plutôt que de dire qu'il y a une rupture anthropologique. On l'évoque souvent sur certains sujets comme la loi Veil ou la procréation médicalement assistée (PMA)... Il faut s'interroger sur l'évolution de la société. Je le fais en essayant de faire vivre ensemble la solidarité et l'autonomie de la personne. On ne peut pas refuser à une personne de chercher à trouver le chemin le moins mauvais. Il faut l'accompagner et lui apporter des réponses, dans la collégialité. Telle est la question que l'on pose aujourd'hui à notre société.

Mme Jocelyne Guidez, rapporteure. - La stratégie décennale prend-elle suffisamment en compte le besoin de soins palliatifs pédiatriques ? On a l'impression que cette proposition de loi est faite seulement pour les personnes âgées ou les adultes malades, mais elle n'évoque pas les enfants qu'on peut perdre d'un cancer à seize ans ou même plus jeunes.

M. Alain Claeys. - Vous avez raison. Cette proposition de loi est jeune, et ne prend pas en compte ce sujet. L'avis du CCNE ne le prend pas en compte non plus. Nous avions précisé que cela nécessiterait une étude spécifique. Il faut réfléchir à ce sujet. C'est un chantier immense qui s'ouvre devant nous.

On peut être jeune et avoir besoin de soins palliatifs ou faire éventuellement une demande d'aide à mourir.

Mme Jocelyne Guidez, rapporteure. - Selon vous, ne peut-on pas étoffer un peu la loi ? Il y a une attente des parents qui ne trouve pas de réponse. Un tiers seulement des besoins de soins palliatifs pour enfants est actuellement couvert.

Plusieurs articles du code de la santé publique encadrant les soins palliatifs font référence à la notion de dignité. L'article L. 1110-5 du code de la santé publique énonce ainsi que « Toute personne a le droit d'avoir une fin de vie digne et accompagnée du meilleur apaisement possible de la souffrance. » La notion de dignité est également reprise par les défenseurs d'un droit à l'aide à mourir. Dans quelle mesure les soins palliatifs permettent-ils de la sauvegarder, et sont-ils, à votre sens, suffisants ?

Vous avez indiqué qu'un effort de « refonte de la formation des professionnels de santé, avec la création d'une discipline universitaire consacrée aux soins palliatifs et le développement d'aides à destination des bénévoles ainsi que des proches aidants, pour leur apporter reconnaissance et soutien », devait être mis en oeuvre. Si le texte transmis au Sénat comporte quelques dispositions relatives à la formation, l'article 8 qui concentrait l'essentiel des dispositions sur ce sujet n'a pas été adopté par l'Assemblée nationale. Quel regard portez-vous sur la formation des personnels soignants ? Les médecins ont-ils développé une vraie « culture des soins palliatifs » ?

M. Alain Claeys. - J'utilise le mot de dignité avec une très grande prudence. Toute vie est digne, mais on peut aussi avoir un sentiment d'indignité. Le sujet du sentiment de dignité est posé, mais si l'on ouvre cette discussion, on ouvre d'autres champs. Je respecte les personnes et l'Association pour le droit de mourir dans la dignité, mais ce n'est pas mon sujet. Ce qui m'importe, c'est la notion de vulnérabilité. Comment notre société peut-elle accompagner les personnes en situation de vulnérabilité ? Les soins palliatifs contribuent à ce qu'une personne en grande vulnérabilité garde toute sa dignité.

Je n'ai rien à ajouter sur la formation professionnelle. Tout ne figure pas dans la loi, mais vous soulevez un sujet extrêmement important : celui des aidants. En effet, comment une personne peut-elle rester à domicile sans aidant à titre bénévole ? Il faut travailler sur ce sujet.

Mme Christine Bonfanti-Dossat, rapporteur. - Monsieur Claeys, vous avez dit qu'il n'y avait pas de culture palliative en France. Effectivement, la médecine palliative est beaucoup moins considérée que la médecine curative. L'acte qui sauve est plus prestigieux que l'acte qui soulage.

Si l'on dotait la France d'unités de soins palliatifs dignes de ce nom, accompagnées de moyens adéquats, dans tous les départements, et si la loi Claeys-Leonetti était bien appliquée, y aurait-il besoin d'une nouvelle loi ?

Dans de nombreux pays ayant reconnu ce droit à mourir, quelle que soit sa forme, on constate un élargissement successif du périmètre de ce droit. Au Canada, les personnes souffrant de handicaps lourds y sont désormais éligibles, même si leur pronostic vital n'est pas engagé. Des questionnements surgissent pour les personnes aveugles ou souffrant de surdité. Aux Pays-Bas, l'aide à mourir a été récemment ouverte aux enfants de moins de 12 ans.

Ces évolutions sont significatives d'un fait : la loi échouera toujours à prévoir toutes les situations de fin de vie. Il y aura toujours des exceptions qui n'entreront pas dans son champ. Vous évoquiez le cas de Vincent Lambert, qui n'entrerait pas dans le champ de l'aide à mourir telle qu'elle est décrite par la proposition de loi actuelle. Par conséquent, que vous inspirent les expériences étrangères d'aide à mourir, au regard des évolutions négatives que j'évoquais à l'instant ? En ayant recours à une aide à mourir par nature limitative - considérée comme légitime pour certains patients et pas pour d'autres - ne sommes-nous pas certains par avance d'échouer à satisfaire tous les défenseurs du droit à l'aide active à mourir et de créer de facto des attentes déçues ?

Les soins palliatifs sont le parent pauvre de notre politique de santé publique depuis des années. Ce constat n'a pas suffi à ce que les gouvernements successifs mettent les moyens suffisants pour améliorer la prise en charge de la fin de vie de nos concitoyens. Dans ces conditions, ne doit-on pas craindre, en toute lucidité, que l'ouverture d'un droit à mourir soit une nouvelle raison, pour ne pas dire un prétexte, pour ne pas engager des moyens à la hauteur des besoins sur les soins palliatifs ? L'aide à mourir n'est-elle pas finalement une réponse aux insuffisances de notre système de santé, plutôt qu'aux attentes des patients ?

M. Alain Claeys. - Le cas de Vincent Lambert relevait de la loi de 2005 sur l'obstination déraisonnable. Il y a eu un avis du Conseil d'État.

Pourquoi les soins palliatifs ne sont-ils pas suffisamment développés en France ? Il est peut-être un peu trop facile de dire que c'est la faute du Gouvernement. Pas seulement ! Il faut aussi prendre en compte le monde médical. Je ne porte pas d'accusation ; j'essaie de comprendre. Quand vous êtes jeune et que vous vous destinez à des études de médecine, vous préférez vous tourner vers le curatif plutôt que vers les soins de confort. Mais je crois que, aujourd'hui, lorsqu'une personne reçoit un diagnostic de tumeur dans un service de cancérologie et que la tumeur est traitée, simultanément, la personne doit être prise en charge sur le plan palliatif. On aura réussi, sur les soins palliatifs, lorsqu'ils seront intégrés dans le parcours de soins de la personne. C'est facile à dire en commission au Sénat, mais dans la pratique, cela demande un changement culturel extrêmement fort. Le politique doit agir, mais il faut aussi une prise de conscience de la part des soignants. On ne part pas de rien : la prise en compte de la douleur a fait des progrès depuis plusieurs années. Il y a un travail considérable de prévention à mener sur le cancer.

Face aux débordements possibles, je crois en notre démocratie. Que n'a-t-on pas entendu sur la loi Veil ? Le parcours de Simone Veil, sur l'interruption volontaire de grossesse (IVG), a été extrêmement difficile. Je suis assez admiratif du président Giscard d'Estaing qui n'y était pas favorable, mais qui, en tant que Président de la République, a considéré qu'il fallait accompagner cette loi.

M. Alain Milon, rapporteur. - Avec son Premier ministre.

M. Alain Claeys. - Regardez le cheminement de cette loi, comme celui des lois de bioéthique, sur les cellules-souches embryonnaires notamment : notre démocratie est suffisamment solide pour que, en vingt-cinq ans, il n'y ait pas eu de dérapage, quelles que soient les majorités. C'est si vrai que le Sénat a accepté d'intégrer l'héritage de la loi Veil dans notre corpus constitutionnel. Ce ne sont pas des sujets qui vont et viennent en fonction des majorités.

Mme Christine Bonfanti-Dossat, rapporteur. - Je vous ai parlé de dérives constatées dans les autres pays.

M. Alain Claeys. - En France, citez-moi des dérives ou des procès... Sur l'interruption volontaire de grossesse ou la sédation profonde et continue, je vous ai donné mon point de vue. On peut trouver tel ou tel exemple dans certains pays, mais dans ceux où une aide à mourir existe, il y a un développement extrêmement important des soins palliatifs. Cela me fait mal au coeur d'entendre : « Ils vont faire des économies. » Cela me choque profondément. Les soins palliatifs, c'est un sujet de culture. Notre pays, grâce à notre Parlement, a toujours tenu un cap équilibré.

M. Alain Milon, rapporteur. - Monsieur Claeys, vous avez dit que lors de l'examen de la loi de 2016, on n'avait pas discuté de la clause de conscience. Mais cette loi porte sur la fin de vie et non sur l'aide à mourir. Le rapporteur au Sénat, Michel Amiel, avait dit que cette loi était faite pour accompagner les gens qui vont mourir et non les gens qui veulent mourir. Aujourd'hui nous examinons un autre texte, différent, dans lequel à mon avisla clause de conscience doit être incluse.

Je voudrais revenir sur votre réflexion sur l'action de Simone Veil concernant l'IVG. On pourrait reprendre l'action de Robert Badinter sur l'abolition de la peine de mort ou celle de M. Hollande sur le mariage pour tous. Ces lois ont été faites contre l'opinion publique ; et on a eu raison de les faire. Doit-on ici suivre l'opinion publique ? C'est une question un peu provocatrice à destination de mes collègues de gauche.

On parle de maladies dites incurables. Il y a trente ans, beaucoup des maladies désormais curables ne l'étaient pas. Les maladies sont incurables à l'instant t. La mise en application de cette loi n'entraînera-t-elle pas un retard de recherche et d'expérimentation qui rendraient ces maladies incurables pour toujours ?

Les soins palliatifs, en effet, doivent être complémentaires des soins curatifs et mis en place dès le diagnostic. On doit accompagner le patient jusqu'au bout.

On nous demande de travailler sur l'aide à mourir. N'est-elle pas un euphémisme du suicide assisté et de l'euthanasie ?

Peu d'études se sont intéressées au profil des personnes qui sollicitent une aide à mourir ou une euthanasie dans les pays qui les ont mises en application. Quelques données existent néanmoins. Au Canada, des études ont montré que les personnes en situation de vulnérabilité économique sont sur-représentées parmi celles ayant recours à l'aide à mourir. De telles études existent également dans l'Oregon. Ne pensez-vous pas que l'on se voile la face, dans le débat actuel, sur le risque que l'aide à mourir devienne une solution pour éviter d'avoir à penser les conditions d'amélioration de la vie des personnes isolées ou en situation de précarité ? La précarité et la pauvreté comme conditions de l'aide active à mourir me semblent un sujet extrêmement important, que j'aborderai en séance.

Une autre condition d'ouverture du droit à l'aide à mourir tel qu'issu des travaux de l'Assemblée nationale est le fait, pour le patient qui souhaite y accéder, d'être capable de « manifester sa volonté de façon libre et éclairée. » Cette condition est appréciée par le médecin auprès duquel la demande de recourir au droit à l'aide à mourir est formulée et ce, à plusieurs étapes de mise en oeuvre de la procédure. Il est également précisé que la personne dont une maladie altère gravement le discernement lors de la démarche de demande d'aide à mourir ne peut être regardée comme manifestant une volonté libre et éclairée. À votre sens, ces dispositions encadrent-elles suffisamment le recueil du consentement du patient ? Au-delà de la définition du consentement, la loi relative à la fin de vie prévoit que le patient qui se voit notifier une décision favorable à sa demande d'aide à mourir dispose d'un délai de réflexion compris entre quarante-huit heures et trois mois avant de réitérer sa volonté de recourir à la substance létale. Que pensez-vous de ce délai ?

M. Alain Claeys. - J'ai un désaccord profond avec vous. Cela me choque que vous fassiez la distinction entre « vont mourir » et « veulent mourir ». Non : tout le monde veut vivre.

J'ai pris le soin de vous expliquer, tout à l'heure, pourquoi je n'utilisais pas les termes d'euthanasie et de suicide assisté. Que ce soit dans la loi de 2016 ou celle que vous allez aborder, les personnes concernées vont mourir. Quand le texte évoque des « douleurs réfractaires irréversibles », c'est ce que cela signifie. Je m'inscris en faux contre la distinction que vous faites. Dans les deux cas, en 2016 comme en 2025, nous abordons ce difficile sujet pour des personnes qui vont mourir.

Quand la mort est là, au fond, quelle est la « moins mauvaise » des voies pour le malade ? On ne peut pas comparer cela aux campagnes de lutte contre le suicide. Vous connaissez trop bien le sujet pour vous permettre ce raccourci.

Vous parlez de l'opinion publique. À la question « Voulez-vous mourir sans souffrir et dans la dignité ? », je m'étonne que seulement 97 % des personnes interrogées répondent par l'affirmative ! L'opinion publique est donc importante, mais je n'y vois qu'un indicateur parmi d'autres.

Concernant le caractère incurable de la maladie, il est question d'affections entrées dans un processus irréversible, au regard des connaissances scientifiques dont l'on dispose à un instant t. Ainsi, la maladie d'Alzheimer, qui ne fait pas partie de la liste de celles qui sont retenues dans la proposition de loi, sera sans doute curable d'ici à cinq, dix ou vingt ans - du moins je l'espère. Il en est de même pour la maladie de Charcot.

Je ne suis pas d'accord avec l'idée selon laquelle légiférer sur l'aide à mourir serait une facilité pour les responsables publics, qui éviteraient ainsi de se confronter à la question de la précarité. En revanche, votre remarque soulève une autre question, qui n'a rien à voir avec cette proposition de loi : celle du grand âge. Il est évident, en effet, que le système d'Ehpad, privé comme public, est à bout de souffle.

La volonté du malade doit être manifestée de façon « libre et éclairée ». Les termes sont importants. La personne peut être autonome et exprimer sa demande, mais le rôle de la collégialité est précisément de s'assurer qu'elle n'est pas influencée par son entourage. C'est pour cette raison qu'est prévu un délai de quinze jours pour que le médecin se prononce sur la demande du malade. Le législateur devra y prêter attention.

Mme Agnès Canayer, rapporteur pour avis de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. - À vouloir trop embrasser, on étreint mal : les troisième et quatrième des cinq critères fixés à l'article 4 ne sont-ils pas trop larges ? En voulant englober un grand nombre de situations, ne risquons-nous pas de laisser des marges d'interprétation trop amples, qui susciteraient des cas de conscience sur l'application de l'aide à mourir ?

L'Assemblée nationale a voulu faire de l'aide à mourir un droit-créance. S'agit-il d'un acquis incontournable qui renforcerait le dispositif ?

M. Alain Claeys. - Je pense que nous pourrions plutôt envisager d'en faire une liberté.

Il y a un fil conducteur entre les textes de 2002, de 2016 et celui dont il est aujourd'hui question.

La loi Kouchner a autorisé le malade à arrêter son traitement, même si cela engage son pronostic vital. En 2016, le dispositif de la sédation profonde et continue jusqu'au décès incluait ces cas. Un débat avait d'ailleurs eu lieu au Sénat sur ce sujet.

J'ai une très grande admiration pour les médecins en soins palliatifs, mais certains d'entre eux n'ont pas totalement accepté la loi de 2016 : une ambiguïté persiste. C'est sans doute pour cette raison que la sédation profonde et continue n'est pas suffisamment pratiquée dans les conditions que prévoit la loi. C'est un sujet de réflexion.

À partir de 2016, un produit létal est employé. Mais le texte ne s'adresse pas à des malades qui « veulent » mourir : il s'agit toujours de malades qui « vont » mourir. J'y insiste.

Sur le fond, la question relève de la sensibilité des uns et des autres. Je respecte le choix des soignants. Nous ne pouvons pas faire une loi contre les médecins. Les enquêtes d'opinion auprès des soignants montrent d'ailleurs que leur position a beaucoup évolué.

M. Bernard Jomier. - Merci pour votre exposé, qui était tout aussi intéressant que celui de Jean Leonetti.

L'équilibre entre les deux principes d'autonomie et de solidarité, que vous avez cités, vous paraît-il satisfaisant dans la loi actuelle ? Le texte qui nous est proposé respecte-t-il le principe fondateur de nos lois de bioéthique, à savoir la non-malfaisance ?

Je veux aborder la question de l'abandon des plus vulnérables. Quelle que soit ma position personnelle, je suis attentif à ce qui peut faire obstacle à un changement de la législation et aux craintes de la société. Philippe Juvin a ainsi eu des mots très forts à l'Assemblée nationale, en qualifiant le texte de « loi d'abandon ». Au même moment, plusieurs associations de défense des personnes en situation de handicap sont montées au créneau, par peur que ce texte n'alimente le « validisme ». Si cette crainte n'est pas nécessairement fondée, il faut y répondre pour faire avancer le débat.

Plus d'une vingtaine d'États dans le monde ont légalisé l'aide à mourir. Quatre d'entre eux - la Belgique, les Pays-Bas et le Canada, avec l'euthanasie, et la Suisse, avec le suicide assisté - la pratiquent de manière bien plus développée que les autres, où l'on ne compte que quelques centaines de demandes par an seulement. Comment l'expliquez-vous ?

Le dispositif des directives anticipées, vingt ans après sa création, ne semble pas fonctionner. Le législateur a d'ailleurs écarté ces directives des critères à prendre en compte dans la proposition de loi dont il est aujourd'hui question. Selon vous, quel est leur intérêt ?

Mme Anne Souyris. - Je vous remercie à la fois pour votre loi et pour votre exposé. Parmi les dispositifs prévus par la loi de 2016, la sédation profonde est finalement très peu utilisée, de même que les directives anticipées et la désignation d'une personne de confiance. Comment l'expliquez-vous ? Un travail législatif additionnel à la proposition de loi sur l'aide à mourir serait-il nécessaire pour que ces dispositions soient davantage mises à profit ?

Dans le texte qui nous est présenté, les directives anticipées n'ont quasiment plus de rôle. Ne devraient-elles pas être incluses dans le faisceau d'indices qui permet de s'assurer de la pleine conscience du malade, lorsqu'il prend la décision de raccourcir le temps qui lui est imparti ?

Enfin, la proposition de loi tend à faire des soins palliatifs un droit opposable. Qu'en pensez-vous ?

M. Olivier Henno. -J'ai été très heureux de vous entendre dire que l'aide à mourir, dans l'état actuel de la législation, n'est pas loin d'exister. J'en ai été témoin lors du décès de mon père, qui avait exprimé sa volonté de mourir, alors qu'il était sous respirateur, tout en étant totalement conscient. Ma soeur, ma mère et moi-même avons tenté de le dissuader lorsque nous avons été convoqués par les soignants, sans y parvenir. Il a donc été débranché, est entré en sédation profonde et est décédé quelques heures plus tard.

Par la suite, je me suis interrogé : ma mère était dans un état de santé plus détérioré que le sien, et réfléchissait sans doute sur la fin de sa propre vie. Cependant, comme elle ne se trouvait pas dans les mêmes conditions, elle ne disposait pas de ce choix. Or ma famille vit non loin de la Belgique, puisque je suis sénateur du Nord.

Tout cela m'a bouleversé. On peut finalement changer d'avis : quand les convictions passent de Leonetti à Claeys, c'est qu'il faut aborder le sujet sans le caricaturer, avec une part de doute, et la main tremblante, pour citer Montesquieu !

La question porte sur le « vouloir » mourir, puisque nous allons tous mourir. L'aide à mourir doit aujourd'hui résulter d'une volonté libre et éclairée. J'ai été gêné par ce débat sur la possibilité, ou non, que l'on puisse exprimer une volonté de mourir : mon père l'a bien manifestée, par exemple. Or dans la loi telle qu'elle existe, on refuse cette réalité. Pourtant c'est une situation qui existe bien. J'ai d'ailleurs posé cette question à Jean Leonetti, et j'ai eu du mal à comprendre sa réponse. Au fond, en adoptant un texte sur l'aide à mourir, n'irions-nous pas dans ce sens ?

M. Alain Claeys. - Je suis d'accord avec vos propos sur la non-malfaisance.

L'idée qu'il s'agirait d'une loi d'abandon, notamment à l'encontre des personnes handicapées, a fait l'objet de discussions pendant le débat parlementaire. Un député en situation de handicap, notamment, a eu l'occasion de s'exprimer. Le grand âge, de même que le handicap, ne sont pas le sujet de cette proposition de loi.

Selon l'expression consacrée, la volonté du malade doit s'exprimer de manière « libre et éclairée ». Mais la collégialité aussi entre en jeu : son rôle est d'évaluer l'environnement dans lequel est effectuée la demande. C'est précisément ce que le législateur essaie d'encadrer.

Dans le cas de votre père, qui se trouvait sous respirateur, monsieur Henno, le contexte est tout à fait différent. Je n'ai pas de réponse à vous apporter.

Il me semble qu'il faut laisser la possibilité de ce dialogue singulier entre le malade, la famille et les médecins. En réalité, la loi n'est pas un cadre contraignant. Elle fixe une direction, avec des bornes bien précises. Mais chaque fin de vie est un cas particulier, avec un contexte spécifique. Ce n'est pas parce que nous avons donné plus d'éléments au patient pour exprimer ses souhaits que le dialogue avec le soignant est rompu : ce serait une bêtise que de voir les choses ainsi ! Faisons donc confiance à ce cadre : la loi permet de répondre à une demande et de sécuriser le personnel soignant. C'était d'ailleurs l'objet de la loi de 2005 : ce sont des réanimateurs qui ont demandé l'introduction dans le texte de l'interdiction de l'obstination déraisonnable, car c'était un véritable problème. Mais n'oublions pas le dialogue entre les personnes et les médecins.

À ce titre, les consultations que le président de la République a menées auprès des soignants et des représentants des cultes ont revêtu une importance majeure. Vous-mêmes, en tant que parlementaires, êtes en contact permanent avec ces acteurs, sur le terrain, et avez des appréciations diverses sur ce sujet : je ne m'en inquiète nullement. Cependant, on ne peut faire de loi contre les soignants. En Espagne ou au Portugal, par exemple, il y a des problèmes d'application de la loi, face au refus très ferme exprimé par les médecins. En France, ce n'est pas du tout le cas, même si tous n'y sont pas favorables.

D'ailleurs, la question du délit d'entrave devra être abordée dans votre assemblée à l'occasion des débats sur le texte. Sans caricaturer les positions, en cas d'interrogation ou de crainte, il sera important de se demander comment y répondre. Je peux entendre les inquiétudes des médecins.

Le droit opposable aux soins palliatifs émane d'un amendement : il faudra voir quelle en sera la traduction juridique. Ce n'est pas rien ! Un conseiller d'État m'avait dit que, sur ces sujets, il fallait utiliser la gomme plus que le crayon : mieux vaut ne pas être trop bavard tout en restant le plus précis possible.

Vous me demandez pourquoi les directives anticipées sont si peu utilisées. Jean Leonetti a dû vous le dire : nous voulions qu'elles figurent sur la carte vitale. On nous avait répondu que c'était impossible. Par ailleurs, il faut s'interroger sur la rédaction de ces directives. Certes, des modèles existent, mais un temps doit être prévu avec un médecin pour y procéder. C'est là que nous peinons à trouver la bonne solution. Par ailleurs, le rapport entre le médecin et le patient a évolué depuis lors. C'est une question de démocratie sanitaire, qui devra faire l'objet de notre réflexion. Mais une campagne nationale ne suffira pas à régler ce problème : c'est une question de sur-mesure ! J'interrogerai le CHU de Poitiers pour savoir ce qu'il en est dans cet établissement.

Vous souhaitez savoir pourquoi l'aide à mourir reste marginale dans certains États où elle a été légalisée. Des études montrent que cette situation peut être liée à des facteurs culturels. Par ailleurs, dans les pays nordiques, les soins palliatifs sont plus fortement ancrés dans les pratiques médicales qu'en France. La prise en charge du bien-être, parallèlement à la dimension curative, provient précisément de ces pays.

Enfin, concernant l'étude que vous citez sur l'Oregon, il faut noter que seulement 60 % des personnes qui demandent une aide à mourir vont jusqu'au bout de la démarche.

Mme Anne-Sophie Romagny. - J'ai quelques craintes concernant le texte sur l'aide à mourir. En effet, chaque cas est particulier et suscite des émotions différentes, dans un environnement familial spécifique. Dans la situation où le patient ne parvient pas à s'autoadministrer la substance létale, du fait d'une trop grande émotion, de stress ou de peur, à quel consentement la priorité est-elle donnée ? Le stress du malade peut-il signifier que celui-ci pourrait, in fine, ne pas vouloir mourir ? Doit-on alors donner la priorité à son consentement antérieur à l'injection ? Ou fait-on primer sa volonté jusqu'au dernier moment ?

Il a été démontré que les demandes de mort exprimées par les patients en souffrance en fin de vie disparaissaient lorsque ceux-ci étaient pris en charge par les services de soins palliatifs. Dès lors, quelle est la pertinence de l'aide à mourir, alors que la souffrance justifiant le choix de mourir pourrait être atténuée par des soins ou par une sédation profonde, ce que prévoit déjà la loi, lorsque le pronostic vital est engagé à court terme ?

Enfin, la question du « vouloir » se posera nécessairement à la suite de ce texte. Dans l'hypothèse où le Parlement se prononce en faveur de l'aide à mourir, faut-il respecter le principe d'égalité ou de solidarité, tel que vous l'exprimez, et ne plus tenter de réanimer un patient qui aurait échoué à se suicider ? Il démontre en effet que sa décision de mourir est plus importante que son choix de vivre. Il serait ainsi paradoxal d'aller contre sa volonté. Que faire, alors, du rôle protecteur de l'État dans de telles situations ?

M. Daniel Chasseing. - Je vous remercie pour le travail que vous avez réalisé avec Jean Leonetti.

Vous avez évoqué l'interdiction de l'obstination déraisonnable, introduite dans la loi de 2005, puis le passage aux soins palliatifs, avec un traitement médicamenteux, lorsque la maladie est incurable, qu'elle s'aggrave et qu'elle finit par entraîner des souffrances physiques et morales. La loi intègre également l'accompagnement des proches. Enfin, dès lors que la personne ne peut plus s'alimenter, qu'il y a des problèmes de perfusion ou encore que les traitements sédatifs administrés à domicile ou en Ehpad ne suffisent plus, il faut recourir à l'hospitalisation à domicile (HAD). Grâce aux conseils des soignants, lorsque la personne est à quelques jours ou quelques semaines de la mort, une sédation profonde et continue est possible. Et contrairement à ce que prétend ma collègue, cela rend un service très important, et les familles sont satisfaites de la HAD et des soins palliatifs. Même si le département ne dispose pas de services de soins palliatifs, il existe des équipes mobiles qui fonctionnent bien.

Ne pensez-vous pas que, si les soins palliatifs étaient suffisamment développés, il n'y aurait pas de demande d'aide à mourir ? En effet, l'offre est insuffisante en France, tant en ce qui concerne le personnel que l'accompagnement. Vous avez cité des exceptions à la règle, comme la maladie de Charcot. La proposition de loi sur l'aide à mourir prévoit qu'un médicament létal est administré par l'infirmier, le médecin ou le malade lorsque le pronostic vital est engagé à moyen terme. Mais cette notion ne veut rien dire, d'un point de vue médical ! Cela peut être six mois, un an... Cela n'est pas satisfaisant.

Mme Bonfanti-Dossat et M. Milon ont parlé des Pays-Bas. Les soins palliatifs y ont été instaurés tardivement. Ainsi, 1 800 personnes ont eu recours à l'euthanasie en 2002 dans ce pays, lorsque cette pratique est devenue légale, contre 7 800 en 2021. Or entre 500 à 700 d'entre elles auraient pu vivre plusieurs années de plus. Ne voyez-vous pas un danger dans l'élargissement progressif de cette pratique, opéré au nom de la liberté ?

M. Alain Claeys. - Comme vous, j'ai des doutes. Demandons-nous, avant tout, pourquoi un sujet aussi intime est débattu au Parlement. Pourquoi la collectivité et la démocratie doivent-elles s'en saisir ? La raison est à la fois simple et très complexe : c'est un devoir premier que d'être auprès des plus vulnérables et des plus démunis. Or ce sont bien de telles situations qu'il est ici question. Nous devons donc nous pencher dessus. Pour autant, ne pensons pas un seul instant, quelle que soit la qualité de la loi que vous produirez, qu'elle réglera ces situations comme du papier à musique ! Elle posera un cadre nécessaire, comme la loi Kouchner l'a fait par le passé. On peut diverger sur le fond : néanmoins, nous devons tous reconnaître les explications différentes exprimées par les uns et les autres.

Je le répète : la sédation profonde et continue jusqu'au décès, avec l'arrêt de tous les traitements, selon moi, est une aide à mourir. J'en suis convaincu. Cependant, je comprends que ceux qui s'y opposaient déjà à l'époque n'y voyaient qu'une aide à soulager la douleur, qui peut avoir comme conséquence le décès. Ce n'est pas mon point de vue, mais je l'entends. Cependant, nous retrouvons aujourd'hui cette ambiguïté dans la pratique. Le débat est de nature différente selon qu'il s'agit d'une sédation profonde ou d'un produit létal. Cependant, la question est là.

Certains médecins, dès la loi de 2016, se demandaient où s'arrête le soin. C'est peut-être ce qui explique que la loi n'est pas toujours utilisée comme elle devrait l'être.

Concernant les soins palliatifs, le combat sera long. Mais ne pensons pas que rien n'a été fait. Le monde médical a évolué. Des progrès considérables ont été faits sur le rapport à la douleur. Néanmoins, il faut désormais passer à la vitesse supérieure. Plutôt que d'investir un milliard d'euros supplémentaires - qui restent bienvenus ! -, il convient de mieux intégrer les soins palliatifs, car nous restons encore trop souvent dans un modèle curatif.

Madame Romagny, dans l'avis du CCNE, nous avions distingué les deux situations que vous évoquez. Dans tous les cas, la personne doit exprimer sa demande. Cependant, il ne nous paraissait pas éthique d'aborder la situation dans laquelle le malade ne peut pas, physiquement, faire le geste, rendant ainsi nécessaire l'action d'un tiers - ce qui pose la question de l'identité de celui-ci.

La commission spéciale de l'Assemblée nationale a souhaité qu'un malade, même s'il est autonome, puisse demander qu'un tiers opère le geste. Un amendement de la ministre, qui a été adopté, différencie bien les deux cas. Vous mentionnez l'émotion ou le stress du malade. Ces notions n'apparaîtront pas dans la loi, mais plus probablement dans les décrets d'application, qui joueront un rôle essentiel.

À ce titre, je rappelle que, en 2016, le président Hollande avait souhaité que les deux rapporteurs du texte soient associés à l'élaboration des décrets d'application : cela avait bien été le cas. C'est un élément très important, car un décret peut déformer l'ambition d'une loi.

La notion de moyen terme ne concerne pas le patient, mais le médecin. La Haute Autorité de santé, dont j'ai lu tous les rapports, ne retient pas cette notion, mais celle d'irréversibilité. Les douleurs réfractaires et le processus d'irréversibilité sont, selon moi, des garanties suffisantes. Je rappelle que la notion de court terme avait été retenue dans le cadre de la sédation profonde et continue jusqu'au décès, avec des interprétations parfois différentes.

Nous terminons finalement cette audition avec plus de questions que de réponses !

M. Philippe Mouiller, président. - Monsieur Claeys, je vous remercie.

La réunion est close à 17 h 45.

- Présidence de M. Philippe Mouiller, président -

La réunion est ouverte à 9 h 00.

Proposition de loi visant à permettre aux salariés de certains établissements et services de travailler le 1er mai - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Philippe Mouiller, président. - Nous commençons nos travaux par l'examen du rapport de notre collègue Olivier Henno sur la proposition de loi visant à permettre aux salariés de certains établissements et services de travailler le 1er mai, présentée par Mme Annick Billon, M. Hervé Marseille et plusieurs de leurs collègues.

Cette proposition de loi est inscrite à l'ordre du jour des travaux du Sénat du jeudi 3 juillet.

Je vous indique que quatre amendements ont été déposés sur ce texte. Après le retrait de l'un d'entre eux, trois restent soumis à notre examen.

M. Olivier Henno, rapporteur. - Nous examinons ce matin la proposition de loi de nos collègues Annick Billon et Hervé Marseille au sujet des motifs de dérogation à l'interdiction de travailler le 1er mai, inscrite par le Gouvernement à l'ordre du jour de la session extraordinaire de juillet et qui, j'en suis sûr, ne manquera pas de faire débat. Mais ce débat est louable, et peut-être même nécessaire. J'aime souvent à rappeler que Montesquieu invitait le législateur à ne modifier la loi « que d'une main tremblante ». C'est plus que jamais cette prudence et la recherche d'un équilibre qui m'ont guidé et m'ont finalement conduit à proposer une nouvelle rédaction de l'article unique de cette proposition de loi.

Je parle de prudence et d'équilibre, car il n'y a pas beaucoup de domaines au sein du code du travail qui soient aussi symboliques que le 1er mai.

En effet, le 1er mai n'est pas une date fériée comme les autres. Parmi les onze jours fériés reconnus par le code du travail, il est le seul à être chômé en vertu de la loi. En principe, les salariés ne travaillent donc pas ce jour-là, sans que leur rémunération soit amputée pour autant. Cette particularité s'explique par la symbolique de la fête du travail et son histoire faite de mouvements sociaux, que je ne résiste pas à vous rappeler brièvement.

En 1889, lors du congrès de la IIe Internationale socialiste à Paris, le 1er mai est choisi comme journée de lutte internationale en faveur de la journée de huit heures - à une époque où le travail pouvait s'étendre sur plus de douze heures. Célébré pour la première fois le 1er mai 1890, c'est le drame de Fourmies, le 1er mai 1891, qui a inscrit durablement cette date dans la mémoire collective. Il faut cependant attendre la Libération et les lois du 30 avril 1947 et du 29 avril 1948 pour voir ce jour chômé pérennisé.

Depuis, le jour du 1er mai est donc férié et chômé en vertu de la loi. L'employeur indélicat, qui ne respecterait pas cette journée de concorde sociale émaillée de cortèges, risque une amende de quatrième classe, soit 750 euros par salarié employé. Ce point n'est pas anecdotique, puisque, j'y reviendrai, certains employeurs se sont vu adresser des procès-verbaux de l'inspection du travail assortis d'amende allant jusqu'à 70 000 euros pour une chaîne de boulangerie parisienne.

À ce principe légal est assortie une dérogation applicable aux établissements et services « qui, en raison de la nature de leur activité, ne peuvent interrompre le travail ». Les salariés occupés ont alors droit à une rémunération majorée de 100 %.

La liste des catégories d'établissements pouvant occuper des salariés le 1er mai n'a pas été fixée par décret et, dès lors, le périmètre exact de la dérogation est sujet à interprétation depuis 1947. Certains secteurs, comme les transports publics, les hôpitaux, les hôtels, les services de gardiennage, paraissent naturellement ne pas pouvoir interrompre leur activité. Pour d'autres secteurs, l'application de la dérogation suscite plus de discussions.

Selon une position ministérielle ancienne, tous les employeurs qui sont admis à donner le repos hebdomadaire un autre jour que le dimanche, en vertu d'une dérogation permanente prévue par le code du travail, bénéficiaient aussi de la dérogation au caractère chômé du 1er mai. Cette identité entre les deux régimes juridiques s'avérait utile puisqu'une liste précise de secteurs concernés par la dérogation au repos dominical est fixée par décret. Cette position fut, par exemple, réaffirmée, dans un courrier du 23 mai 1986, de Martine Aubry, alors directrice des relations du travail. La lecture de ce courrier est instructive puisqu'on y apprend qu'en 1986 cette pratique administrative était déjà ancienne et que le ministère du travail considérait que le boulanger ayant ouvert le 1er mai n'avait pas commis de fait répréhensible.

Toutefois, la Cour de cassation, notamment par un arrêt de 2006, a retenu une autre interprétation de la loi. Elle a ainsi jugé que les établissements et services admis à déroger au repos dominical n'ont pas pour autant le droit, par principe, d'occuper des salariés le 1er mai. Il appartient à l'employeur de démontrer que la nature de l'activité qu'il exerce ne permet pas effectivement d'interrompre le travail. Chaque situation doit donc être analysée au cas par cas.

S'agissant du droit, la portée exacte de la dérogation n'a donc jamais fait l'objet de définition.

Pour ce qui est de la pratique, les choses étaient beaucoup plus claires.

Dans certains secteurs d'activité, tels que la boulangerie-pâtisserie, les fleuristes, les jardineries ainsi que les théâtres et cinémas, l'ouverture des établissements et le travail des salariés le 1er mai ne soulevaient d'ordinaire pas de question. Cette pratique était naturelle dans les entreprises et les salariés étaient volontaires en raison de la majoration salariale de 100 %, comme les organisations d'employeurs que j'ai rencontrées l'ont fait valoir en audition.

Pour les fleuristes, en particulier, le 1er mai a toujours revêtu une importance majeure puisque le chiffre d'affaires réalisé est l'un des plus importants de l'année. La vente de muguet le 1er mai représente une somme de 19,4 millions d'euros, selon la Fédération française des artisans fleuristes.

Cette situation a été remise en cause par des contrôles et des verbalisations dressées par certains services de l'inspection du travail ces dernières années.

Ces verbalisations ont été localisées et marginales - en Vendée, en Charente, à Paris ou à Lyon notamment. La Fédération nationale des métiers de la jardinerie a aussi fait état de contrôles, menés en 2023, de l'inspection du travail en Charente, qui ont conduit à un rappel à la loi d'une jardinerie indépendante et d'une fleuristerie. De même, une procédure pénale a également été ouverte à la suite de l'ouverture d'un commerce le 1er mai 2024.

En particulier, cinq boulangers ont été verbalisés en Vendée pour avoir occupé leurs salariés le 1er mai 2024. Certains pourraient se saisir de cet exemple pour démontrer que le travail le 1er mai dans ce secteur était contra legem et que, dès lors, légiférer sur ce point reviendrait à régulariser des « hors-la-loi ».

Toutefois, ce raisonnement, qui repose sur un raccourci juridique, n'est pas fondé. Les employeurs incriminés ont démontré au juge que la nature de leur activité ne permettait pas d'interrompre le travail. Le tribunal de police leur a donné raison, contre la position de l'inspection du travail, et ils ont finalement été relaxés par des jugements du 25 avril 2025. C'est bien là que réside la subtilité du droit existant. En cas de contrôle et de poursuite pénale, les employeurs doivent démontrer, dans les circonstances de l'espèce, que leur situation est légale. Or, cette incertitude juridique et le risque financier encouru ne sont pas satisfaisants pour les employeurs de ces commerces, souvent des très petites entreprises (TPE).

Dès lors, une majorité de boulangeries ont décidé de rester fermées le 1er mai 2025, et cette situation a fait naître, parmi la profession, « un sentiment de surprise, de confusion et d'incompréhension », selon les mots de la Confédération nationale de la boulangerie et boulangerie-pâtisserie française.

En audition, les représentants des fleuristes ont exprimé la même inquiétude, doublée d'un sentiment d'injustice, celle de ne pouvoir exercer correctement son métier le seul jour où la vente du muguet par les particuliers est tolérée. Pour reprendre la formule du président de l'Union nationale des fleuristes, qui illustre cette situation ubuesque, les arrêtés municipaux interdisent le plus souvent aux vendeurs particuliers de « s'installer à proximité d'un fleuriste, qui, désormais, restera fermé ! »

J'en viens enfin au dispositif prévu par la proposition de loi. Dans sa version initiale, il raccrochait les établissements bénéficiaires de l'exception au caractère chômé du 1er mai aux critères retenus pour la dérogation au repos dominical en raison de leur « fonctionnement ou de leur ouverture rendue nécessaire par les contraintes de la production, de l'activité ou les besoins du public ». Cette rédaction a l'avantage de renvoyer à un décret en Conseil d'État qui existe déjà, et de correspondre à la position historique de l'administration en la matière.

Cependant, il m'est apparu au cours de mes travaux que cette liste comprend de nombreux items, et a tendance à s'allonger chroniquement. Depuis 2014, ont, par exemple, été ajoutés les services d'infrastructures ferroviaires et les commerces de bricolage. Cette liste comprend également des activités telles que les agences immobilières ou les établissements de location de DVD, ce qui se justifie concernant le travail le dimanche, mais pas le 1er mai.

Plus généralement, c'est cette dernière réflexion qui m'a conduit à vous proposer une nouvelle rédaction de l'article unique : si le 1er mai n'est pas un jour férié comme un autre, il ne peut pas voir son régime calqué sur celui du dimanche.

Ainsi, je vous proposerai de redéfinir le périmètre des établissements qui bénéficieraient, par principe, d'une dérogation pour le 1er mai, en renvoyant à un nouveau décret. Celui-ci correspondrait aux établissements qui, traditionnellement, ouvrent ce jour, et dont l'activité justifie la dérogation : les commerces de bouche de proximité - dont les boulangeries, pâtisseries, boucheries, poissonneries, etc. -, qui permettent la continuité de la vie sociale ; les commerces liés à un usage traditionnel du 1er mai, à savoir s'offrir du muguet ; les établissements du secteur culturel - cinémas et théâtres notamment -, dont l'activité répond à une demande naturelle du public un jour chômé.

Par ailleurs, l'amendement prévoit également que, pour ces seuls établissements, l'activité des salariés n'est possible que sous réserve de leur volontariat. Cette précision me semble garantir le respect de la volonté des travailleurs, et permettre pour autant l'activité des entreprises concernées.

Enfin, la rédaction proposée maintient, en parallèle, le régime existant de dérogation, afin de tenir compte de la spécificité de certaines activités telles que les hôpitaux ou les services de transport, pour lesquelles la condition de volontariat ne paraît pas souhaitable.

Au terme de mes travaux, je ne doute pas que nous aurons des désaccords sur le dispositif retenu. J'espère néanmoins qu'au regard de l'évolution proposée et de la philosophie que j'ai partagée avec vous, vous comprendrez que notre intention n'est pas de banaliser le 1er mai, loin s'en faut. Je vous inviterai donc à adopter ce texte dans la version issue de l'amendement de rédaction globale que je vais vous proposer.

Auparavant, il m'appartient de vous soumettre un périmètre pour l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution. Je vous propose de considérer que cette proposition de loi comprend des dispositions relatives au repos et à la rémunération des salariés les jours fériés.

Il en est ainsi décidé.

Mme Raymonde Poncet Monge. - Monsieur le rapporteur, j'entends bien la modification de la rédaction de l'article unique que vous proposez. Au préalable, permettez-moi de dire que cette proposition de loi est mal intitulée. En effet, il s'agit non pas de permettre aux salariés de travailler le 1er mai - c'est ce que l'on en comprend implicitement -, mais de permettre aux employeurs de faire travailler leurs salariés le 1er mai. Ce texte émane d'une demande des employeurs, et tous les représentants des salariés sont vent debout contre cette évolution. Aussi, il convient de modifier l'intitulé de la proposition de loi, car il ne correspond pas à cette réalité.

Le 1er mai n'est pas un jour férié comme un autre, et vous l'avez d'ailleurs souligné ; c'est un jour férié international, célébré dans la quasi-totalité des pays du monde. Il est né d'une revendication de réduction du temps de travail : huit heures de travail, huit heures de repos et huit heures pour les loisirs - une revendication d'émancipation.

Ce sont certains employeurs qui demandent à bénéficier d'une dérogation pour faire travailler les salariés. Or, sur le plan symbolique, c'est une remise en cause du 1er mai. D'ailleurs, l'historienne, Danielle Tartakowsky, a même évoqué, lors de son audition, la dimension anthropologique du 1er mai, une position que je partage.

Jusqu'à présent, seule la nature de l'activité, qui implique que les établissements et services ne peuvent interrompre le travail, peut conduire ces derniers à demander une dérogation. Ne mettons pas un pied dans la porte. D'ailleurs, il est faux de dire que la rémunération est majorée de 100 % ! Depuis 1947, le 1er mai est obligatoirement chômé et payé ! Le salarié est payé parce qu'il travaille.

J'ajoute que la notion de volontariat n'existe pas pour le 1er mai. Ceux qui travaillent ne sont pas volontaires. Dans certains services, comme les services de soins, par exemple, c'est un jour comme les autres, obligatoire. Introduire la notion de volontariat dans la définition est donc une aberration.

Vous l'avez bien compris, on ne peut pas calquer le régime des dérogations sur celui qui prévaut pour le travail dominical. Vous avez pris en compte la spécificité du 1er mai en restreignant la portée du texte à certains secteurs. Mais cette liste s'élargira, comme ce fut le cas pour la liste des dérogations autorisées le dimanche. Dès lors qu'il s'agit de répondre aux besoins du public, vous ouvrez grand la porte. Le décret du Conseil d'État sera restrictif au départ, mais chaque année, des employeurs demanderont à bénéficier de cette dérogation, car les besoins du public vont croissant.

En 1986, Martine Aubry faisait référence dans le courrier que vous avez évoqué à un roulement des personnels pour le repos dominical, qui était très encadré. Les dérogations du travail dominical n'ont plus rien à voir avec les dérogations d'alors. S'est ensuivie une dérégulation constante du travail du dimanche : aujourd'hui, le travail du dimanche est banalisé.

Je le redis, il est essentiel de modifier l'intitulé de la proposition de loi. Adopter ce texte revient à mettre un pied dans la porte ! La liste des dérogations va exploser, comme ce fut le cas pour la dérogation du dimanche. C'est la spécificité même du 1er mai qui est ici en cause, avec la revendication d'émancipation qu'elle porte.

M. Daniel Chasseing. - Monsieur le rapporteur, vous avez bien expliqué la symbolique du 1er mai, ainsi que la catégorie des établissements et services qui peuvent bénéficier d'une dérogation, car la nature de leur activité ne permet pas d'interrompre le travail, comme les hôpitaux, les transports, les métiers de bouche, etc. Il est ubuesque que les fleuristes, les métiers de bouche ne puissent pas travailler le 1er mai. Les particuliers pourront vendre du muguet, mais pas les fleuristes !

Vous proposez de redéfinir le périmètre des établissements qui bénéficieraient d'une dérogation, et j'en suis d'accord. En effet, certaines entreprises, notamment rurales, ne peuvent fonctionner qu'avec leurs employés. Il s'agit donc ici non pas de remettre en cause le 1er mai, qui est chômé et payé, sauf pour les établissements et services qui bénéficient d'une dérogation, mais de déterminer ceux pour lesquels l'activité justifie une dérogation. Je suis favorable à ce texte.

Mme Céline Brulin. - Je suis surprise que vous considériez comme légitime le fait d'assouplir la loi parce qu'elle n'a pas été respectée par certains. Si l'on appliquait cette logique dans d'autres domaines, certains d'entre vous se trouveraient enferrés dans leurs propres contradictions.

Certes, le rapporteur a l'intention de circonscrire la portée de la proposition de loi, qui calque le régime des dérogations sur celui des dérogations du travail dominical, mais celle-ci suscite l'opposition unanime des organisations syndicales. Or je ne suis pas sûre qu'il soit pertinent de légiférer sur un tel sujet dans le contexte actuel.

Je vous entends affirmer régulièrement les uns et les autres qu'il faut accorder la plus grande place possible à la négociation collective. Certaines organisations syndicales nous ont expliqué que des négociations de branche dans certains métiers de bouche sont possibles pour répondre à des situations très identifiées - elles sont d'ailleurs très peu nombreuses. D'autres encore ont souligné qu'une simple remise à jour de la position ministérielle suffirait. Mais vous avez choisi d'en passer par la loi, ce qui est clairement une atteinte au 1er mai, qui ne représente pas uniquement la fête du travail, comme je l'ai entendu.

En effet, c'est une journée de lutte pour les droits des travailleurs. Restreindre ces droits, c'est toute une symbolique assez inquiétante.

Vous parlez de volontariat, mais c'est ignorer le lien de subordination entre le salarié et l'employeur. D'ailleurs, le travail du dimanche était au départ basé sur le volontariat, mais il est aujourd'hui parfois inscrit dans certains contrats que le salarié doit travailler du lundi au dimanche.

Je veux vous rendre attentifs aux effets de cette loi sur l'artisanat et le petit commerce. Les grandes surfaces vendent aussi du pain, des fleurs... Rien ne justifie réellement l'ouverture dominicale des grandes surfaces, mais elles vont pouvoir se prévaloir de cette dérogation le 1er mai, à l'instar de ce qu'il s'est passé lors de la crise sanitaire du covid. Nous allons vers une société sans pause pour les salariés, ni pause sociale ni pause pour défendre leurs droits. Sans surprise, nous voterons donc contre ce texte.

Mme Monique Lubin. - Cette proposition de loi est totalement incongrue. Je remercie notre rapporteur d'avoir pris la mesure du danger qu'elle pouvait présenter, en restreignant sa portée. Toutefois, il est dangereux d'ouvrir la brèche. Si l'on autorise les commerces absolument utiles et indispensables à ouvrir le 1er mai, tous les commerces deviendront indispensables dans quelques années.

On se félicite du travail des partenaires sociaux, mais ici vous n'en avez pas grand-chose à faire !

Nous voterons contre cette proposition de loi ; j'espère que le débat sera nourri en séance.

M. Alain Milon. - Je suis d'accord avec le rapport d'Olivier Henno et je le remercie de son travail.

Toutefois, je rejoins notre collègue Raymonde Poncet Monge sur un point : quand on met un pied dans la porte, on l'ouvre complètement. Nous pourrons vous opposer cet argument en octobre prochain lors de l'examen d'une autre proposition de loi...

Mme Laurence Muller-Bronn. - Je tiens à remercier le rapporteur.

En Alsace, le droit local relatif à l'ouverture des commerces est très rigoureux. Ainsi, il est absolument interdit d'ouvrir le dimanche et le 1er mai. Sur dérogation municipale exceptionnelle, seules les boulangeries peuvent ouvrir. Or les Alsaciens peuvent se nourrir et s'offrir des fleurs ! Aussi, mon approche est quelque peu différente.

Il faut respecter le repos le dimanche - mais ce n'est pas l'objet de notre discussion - et le 1er mai, un jour férié international dans la quasi-totalité des pays du monde. Ce pied dans la porte peut conduire à tous les excès. D'où ma prudence.

Au demeurant, il est anormal que les boulangers verbalisés soient traités comme des criminels et qu'ils doivent payer des amendes excessives. Dans le même temps, on a toujours vu des particuliers vendre du muguet, et les fleuristes n'ont pas mis la clé sous la porte pour autant.

Soyons raisonnables et très prudents sur ce changement fondamental. Quoi qu'il en soit, l'Alsace ne sera pas concernée.

Mme Laurence Rossignol. - Permettez-moi de considérer ce texte sous un autre angle. Souvent, sont évoquées au sein de notre commission la question du rôle des familles, celle de la place de la famille, l'analyse du délitement et de l'atomisation des familles, la question de la responsabilité parentale et la manière dont la structure familiale doit vivre avec des rites, pour vivre des moments protégés du monde extérieur.

Le 1er mai est quasiment le seul jour où la quasi-totalité des salariés ne travaille pas et où les enfants ne vont pas à l'école. Je vous ferai remarquer que les employés des commerces dont on parle sont majoritairement des femmes.

Vous proposez donc que, le 1er mai, des femmes soient obligées de travailler, laissant leurs enfants seuls une journée de plus dans l'année. Voilà qui n'est pas cohérent avec vos positions, le plus souvent, sur le rôle, la responsabilité de la famille et le lien parent-enfant.

Mme Frédérique Puissat. - Je tiens à remercier les auteurs de ce texte, que j'ai cosigné, et le rapporteur. Au-delà des caricatures que nous avons entendues, les parlementaires ont pour missions de sécuriser le droit et de simplifier son application sur le terrain. Le rapport montre bien des besoins en termes de sécurisation du droit, car, localement, certains inspecteurs du travail ont une autre interprétation du droit. Cela a été rappelé, l'ensemble des employeurs incriminés ont été relaxés.

Le rapporteur l'a rappelé, nous ne touchons pas au 1er mai dans le code du travail, qui reste un jour chômé. Nous ne faisons que sécuriser et simplifier la dérogation. Je remercie le rapporteur d'avoir clarifié le texte, car la rédaction retenue pouvait prêter à interprétation. J'espère que l'amendement proposé sera adopté.

De toute façon, comme l'a souligné notre collègue Alain Milon, nous aurons à un moment donné des discussions sur la durée du travail et sur le rapport au travail. Ne caricaturons pas, certains salariés travaillent peut-être sous contrainte, mais il y en a d'autres qui aiment leur travail, qui sont passionnés ; ...

Mme Raymonde Poncet Monge et Mme Monique Lubin. - Les salariés sous contrainte sont aussi des passionnés.

Mme Frédérique Puissat. - ... et d'autres encore qui ont besoin de travailler. Il ne faut pas méconnaître cette situation. Il importe de considérer le rapport au travail dans sa globalité. Notre groupe votera ce texte modifié par l'amendement du rapporteur.

M. Olivier Henno, rapporteur. - Ce qui fait la spécificité du 1er mai, c'est cette double dimension de fête du travail et de fête des salariés.

Notre objectif n'est pas de changer les règles -  Frédérique Puissat l'a rappelé, nous ne touchons pas au principe du 1er mai chômé dans le code du travail. Les inspecteurs du travail sont certes libres de leur interprétation, mais, en tant que législateurs, nous pouvons aussi considérer qu'ils se sont livrés à une lecture autonome et abusive des textes. Nulle part, il n'est inscrit que le 1er mai devrait être une journée « ville morte ».

Je partage l'idée que le 1er mai n'est pas un jour férié comme un autre. C'est aussi pourquoi nous avons voulu le dissocier du dimanche. La notion de volontariat me semble également très importante et, par ailleurs, nous fixons dans la loi les critères du décret afin d'éviter la perspective pointée de voir s'ajouter successivement des secteurs concernés par la dérogation.

Le risque évoqué par Céline Brulin à propos des grandes surfaces peut être écarté, car le critère proposé retient une activité de vente de produits alimentaires exercée à titre exclusif.

L'objet de cette proposition de loi est simplement de revenir à la situation équilibrée qui existait lorsque la directrice des relations du travail a adressé la lettre évoquée en 1986, ni plus ni moins.

Les organisations syndicales ont certes réagi vivement, en particulier sur l'analogie entre le 1er mai et le dimanche, mais nous avons fait évoluer le texte après leurs auditions.

Quant aux négociations de branche, elles ne permettraient pas à elles seules de régler la situation ; nous devons obligatoirement passer au préalable par la loi pour ne pas créer une situation d'insécurité juridique.

Je comprends bien évidemment les problèmes posés pour les familles, mais, encore une fois, il ne s'agit pas d'assimiler le 1er mai au dimanche, mais simplement de permettre aux quelques commerces qui étaient ouverts avant cette interprétation excessive de le rester.

EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE

Article unique

M. Olivier Henno, rapporteur. - L'amendement de suppression COM-3 vise à revenir sur l'objet même de la proposition de loi.

Le nombre de procès-verbaux dressés par les services de l'inspection du travail a augmenté de manière inexplicable cette année, avec des conséquences réelles pour les commerces concernés, puisque l'amende encourue est de 750 euros par salarié.

Par ailleurs, il ne me semble pas que les organisations patronales demandent de remettre en question le régime spécifique du 1er mai, mais elles souhaitent précisément revenir à une souplesse qui a longtemps été prônée par l'administration elle-même.

Quant à la question du volontariat, elle sera intégrée dans la rédaction que je vous proposerai d'adopter. Mon avis est défavorable.

L'amendement COM-3 n'est pas adopté.

M. Olivier Henno, rapporteur. - L'amendement COM-4 rectifié vise à réaffirmer la spécificité du 1er mai, tout en permettant aux établissements visés par le texte de 1986 d'ouvrir. Il intègre aussi la notion de volontariat.

L'amendement COM-4 rectifié est adopté.

L'article unique constituant l'ensemble de la proposition de loi est ainsi rédigé.

Intitulé de la proposition de loi

M. Olivier Henno, rapporteur. - La modification de l'intitulé de la proposition de loi prévue par l'amendement COM-2 ne me semble pas souhaitable, dans la mesure où celle-ci permet plutôt qu'elle n'oblige aux salariés de travailler le 1er mai. En effet, la rédaction que je vous ai proposée met en place un système de volontariat, qui laisse donc une faculté de choix aux salariés.

L'amendement COM-2 n'est pas adopté.

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article unique :
Dérogation au caractère chômé du 1er mai

Mme LUBIN

3

Suppression d'article

Rejeté

M. HENNO, rapporteur

4 rect.

Mise en place d'une exception au caractère chômé du 1er mai pour une liste limitative de secteurs

Adopté

Mme PONCET MONGE

2

Modification de l'intitulé

Rejeté

Proposition de loi portant pérennisation du contrat de professionnalisation expérimental - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Philippe Mouiller, président. - Nous en venons à l'examen du rapport de notre collègue Xavier Iacovelli sur la proposition de loi portant pérennisation du contrat de professionnalisation expérimental, déposée par notre collègue Nadège Havet, et inscrite à l'ordre du jour de la séance publique du jeudi 3 juillet 2025. Deux amendements ont été déposés sur ce texte, dont l'un a été déclaré irrecevable au regard de l'article 40 de la Constitution.

M. Xavier Iacovelli, rapporteur. - Cette proposition de loi vise à pérenniser un dispositif en faveur des personnes les plus éloignées de l'emploi, que nous avons soutenu dès son origine. Cette expérimentation, dite du « contrat de professionnalisation expérimental », visait à permettre de recourir à un tel contrat en vue d'une formation ne correspondant qu'à un ou plusieurs blocs de compétences d'une certification, et non à son intégralité.

Le dispositif de la présente proposition de loi s'inscrit dans le champ du droit de la formation professionnelle, et concerne plus particulièrement le contrat de professionnalisation. Ce dernier a la particularité de permettre aux employeurs de recruter un salarié éloigné de l'emploi en lui permettant de suivre une formation donnant lieu à certification. Durant cette phase de professionnalisation, le salarié se voit maintenir son salaire, qui peut en conséquence être inférieur au Smic suivant l'âge et le niveau de diplôme du bénéficiaire.

Ce type de contrat, qui peut être conclu en CDD, mais également en CDI, est plébiscité par les employeurs pour sa flexibilité, ce dont témoignent les 87 000 contrats conclus en 2024. Pour rappel, en 2023, ces contrats ont représenté plus de 1 milliard d'euros de prise en charge par les opérateurs de compétences (Opco), pour un coût moyen de 8 762 euros par contrat.

Afin d'inciter les employeurs à recourir au contrat de professionnalisation, ce dernier fait l'objet d'aides à l'embauche pouvant aller de 2 000 euros dans le cas général à 7 000 euros cumulés pour un adulte en situation de handicap. Cette aide directe s'ajoute au financement par l'opérateur de compétences de la formation retenue par l'employeur, qui n'est contraint de la cofinancer que dans 5 % des contrats selon France compétences.

Dans ce contexte, la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel a initié une expérimentation, pour une durée de deux ans, afin de permettre aux employeurs de recourir au contrat de professionnalisation pour répondre avec plus de flexibilité à leurs besoins. En temps normal, les formations doivent en effet conduire à l'obtention par le salarié d'une certification relevant du répertoire national des certifications professionnelles (RNCP) ou bien reconnue par une branche professionnelle ou au niveau interprofessionnel.

Cette expérimentation a été prolongée une première fois jusqu'au 28 décembre 2023 par la loi du 17 décembre 2020 relative au renforcement de l'inclusion dans l'emploi, puis de manière informelle par un courrier de la ministre Catherine Vautrin, envoyé en juillet dernier à France compétences, qui a habilité l'organisme à continuer le financement de cette expérimentation de manière rétroactive et jusqu'à la fin de l'année 2024.

Alors qu'il nous est demandé de pérenniser son principe, quel bilan peut-on tirer de cette expérimentation ? Le rapport d'évaluation prévu par la loi de 2018 est sans ambiguïté sur ce point : ce dispositif complète utilement les outils à la main de l'employeur pour concourir à l'insertion des publics les plus fragiles, les moins qualifiés ou les plus éloignés de l'emploi.

En effet, plus de 35 000 contrats ont été conclus sous cette forme entre 2018 et 2023, soit près de 4 % des contrats de professionnalisation, ce qui montre qu'il n'y a pas eu de phénomène de prédation sur les contrats de professionnalisation classiques.

Par ailleurs, les organisations patronales interrogées ont salué la possibilité offerte d'adapter au plus près des besoins le parcours de formation du salarié, qui n'est pas forcément certifiant ou diplômant. Cette possibilité a particulièrement été utilisée dans les entreprises de l'industrie agroalimentaire ou dans le secteur des mobilités.

Il faut en outre souligner que les employeurs concernés ont joué le jeu de l'insertion durable, puisque, à titre d'exemple, dans le secteur des entreprises de proximité, plus de 58 % des contrats expérimentaux ont été conclus sous la forme d'un CDI, contre 83 % de CDD dans le cas des contrats de professionnalisation non expérimentaux en 2021, tous secteurs confondus.

De plus, cet outil a constitué un vrai levier pour les secteurs en tension et pour les entreprises ne trouvant pas de profils adaptés à des postes pour lesquels aucune formation unifiée n'existe du fait de leur spécificité. C'est le cas, par exemple, des opérateurs de dorure en imprimerie.

Dans ce contexte, la présente proposition de loi vise à pérenniser la possibilité de recourir à un contrat de professionnalisation pour l'acquisition de seulement un ou plusieurs blocs de compétences définis par l'employeur et l'opérateur de compétences.

Cette pérennisation me semble souhaitable, car elle facilite l'insertion des personnes les plus éloignées de l'emploi grâce à une plus grande individualisation des parcours.

Il faut souligner que certains Opco, notamment dans les secteurs de la santé, du commerce et de la construction, n'ont pas souhaité s'inscrire dans l'expérimentation, de peur de l'instabilité à laquelle ils risquaient de soumettre leur organisation. Cette pérennisation permettrait donc aux salariés et aux employeurs de ces secteurs d'en bénéficier à l'avenir.

Se pose enfin la question du périmètre exact de cette pérennisation, certaines branches professionnelles s'étant émues de la formulation retenue - un ou plusieurs blocs de compétences -, en lieu et place de la simple mention, durant l'expérimentation, d'une « formation définie par l'employeur et l'opérateur de compétences, en accord avec le salarié ». La formule retenue est plus restrictive, et j'entends qu'elle ne permettra plus de financer des formations pourtant réellement utiles pour certains employeurs. Cependant, je pense que cette restriction est nécessaire pour éviter les quelques cas où le contrat a été utilisé à des fins étrangères au dispositif, par exemple le financement de l'adaptation au poste de travail, qui doit être financé par le plan de développement des compétences.

En définitive, nous avons là un exemple concret de politique publique qui a été testée, évaluée, et qui a fait la preuve de son utilité. Il est donc logique, cohérent et responsable d'en assurer aujourd'hui la pérennisation.

Je vous invite donc, mes chers collègues, à adopter ce texte sans modification.

Concernant le périmètre de cette proposition de loi, en application du vade-mecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des présidents, je vous propose de considérer que ce périmètre inclut des dispositions relatives au contrat de professionnalisation. En revanche, ne présenteraient pas de lien, même indirect, avec le texte déposé, des amendements relatifs à la formation et à l'exécution du contrat de travail ; à l'insertion par l'activité économique ; aux contrats aidés ; au financement de la formation professionnelle.

Il en est ainsi décidé.

Mme Corinne Féret. - Nous nous étions opposés à la loi du 5 septembre 2018, en particulier à cette expérimentation, qui par ailleurs n'a pas fait, selon moi, l'objet d'une véritable évaluation. On a des tendances, mais pas d'évaluation chiffrée très précise de ses effets en matière d'insertion professionnelle pour justifier sa généralisation.

Il s'agit enfin d'un nouveau contrat dérogatoire, qui, même s'il peut répondre à certains besoins, va nuire encore un peu plus à la lisibilité et à la cohérence du droit du travail.

Mme Frédérique Puissat. - Je ne peux évoquer la loi de 2018 sans avoir une petite pensée pour notre ancienne collègue Catherine Fournier, qui nous a quittés trop rapidement.

À l'époque, le but de l'expérimentation était d'adapter le droit et de le corriger. Nous avions en effet noté que, en dépit de la modification des contrats de professionnalisation par la loi de 2016, nous n'arrivions pas à toucher les personnes ayant un niveau de formation inférieure au baccalauréat.

On peut quand même regretter d'avoir reçu l'évaluation il y a seulement trois jours. Comme le soulignait Corinne Féret, c'est encore un contrat de plus, et il peut devenir difficile de se repérer au sein de ce maquis.

Monsieur le rapporteur, avez-vous évalué financièrement le dispositif ? France compétences fonctionne selon une logique de guichet - plus on conclut de contrats, plus on dépense -, mais l'assiette financière reste la même et France compétences reste en déséquilibre financier.

En outre, vous faites le choix dans la proposition de loi de pérenniser l'expérimentation en rendant son périmètre moins flexible, avec la nécessité d'acquérir des « blocs de compétences ». Le cadre plus souple de l'expérimentation permettait une meilleure adaptation de la formation aux besoins des employeurs, mais celle-ci était également moins valorisable sur le marché. Au bout du compte, ne s'agira-t-il pas plutôt d'un nouveau type de contrat ? Est-ce qu'il fonctionnera ?

M. Xavier Iacovelli, rapporteur. - La ministre s'est engagée à fournir au Parlement le rapport d'évaluation de ce contrat de professionnalisation. Nous l'avons reçu en amont, ce qui nous a permis d'inclure certains éléments d'évaluation dans notre rapport. Le coût de ce contrat supplémentaire, pour France compétences, est difficile à estimer. Cependant, durant l'expérimentation, il représentait environ 6,5 millions d'euros de financement.

Le rapport sera disponible dans son ensemble dès son dépôt par la ministre, comme elle s'y est engagée.

Sur la restriction des critères d'utilisation, seuls 20 % des contrats expérimentaux seraient exclus, selon la branche de la métallurgie.

EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE

Article unique

L'article unique constituant l'ensemble de la proposition de loi est adopté sans modification.

Après l'article unique

M. Xavier Iacovelli, rapporteur. - Je demande le retrait de l'amendement COM-2, sinon j'y serai défavorable. En effet, cet amendement est satisfait dans la mesure où la direction générale à l'emploi et à la formation professionnelle m'a transmis son rapport, pour examiner cette proposition de loi. En outre, les services de la ministre se sont engagés à le déposer officiellement auprès du Parlement dans les meilleurs délais.

Mme Raymonde Poncet Monge. - Je m'étonne du calendrier aberrant. C'est un manque de respect du Parlement. Avant de pérenniser une mesure, on lit le rapport qui la concerne et on en discute. Le rapport vous a été transmis, monsieur le rapporteur : grand bien vous fasse ! Mais non, à ce jour, l'amendement n'est pas satisfait.

L'amendement COM-2 n'est pas adopté.

L'état des lieux de la santé mentale depuis la crise du covid-19 - Examen du rapport d'information

M. Philippe Mouiller, président. - Nous abordons à présent l'état des lieux de la santé mentale depuis la crise du covid-19. Les travaux de Jean Sol, Céline Brulin et Daniel Chasseing s'inscrivaient dans le programme de contrôle de notre commission de la session 2023-2024, mais avaient dû être reportés en raison de notre forte charge de travail. Nous avons entendu, dans ce cadre, en audition plénière, M. Frank Bellivier, délégué ministériel à la santé mentale et à la psychiatrie le 26 mars dernier.

M. Jean Sol, rapporteur. - Depuis quelques semaines, nous entendons beaucoup parler de la santé mentale des Français sur un ton alarmiste. Ces discours ne sont pas galvaudés : psychiatres, psychologues, infirmiers et médecins scolaires, agences régionales de santé (ARS), associations, hôpitaux psychiatriques, maires et administrations : tous les témoignages recueillis lors de nos auditions et de nos déplacements vont dans ce sens. Manifestement, et contrairement à ce que nous espérions, la santé mentale des Français ne s'est pas améliorée une fois la crise du covid-19 terminée.

Nous éviterons de vous assommer de chiffres, mais voici quelques données, tout de même, pour mieux appréhender ce que nous qualifions de « dégradation » de la santé mentale. En 2023, 16 % des Français étaient touchés par un syndrome dépressif ; près d'un quart présentaient des signes d'anxiété et plus de 70 %, des problèmes de sommeil. Pour tous ces indicateurs, on constate une nette augmentation par rapport à 2017. Nous reviendrons plus en détail sur la situation des jeunes, mais j'aimerais souligner que nous avons été particulièrement sensibles, au cours de nos travaux, à la situation des personnes âgées. Du fait principalement de leur isolement, elles sont très vulnérables sur le plan psychologique. Le dire est important, car leur souffrance psychique est souvent minimisée.

Maintenant que le constat est dressé, comment expliquer que les Français vont de plus en plus mal ? Bien sûr, la crise sanitaire a laissé des traces. Mais il existe des causes plus profondes, comme l'isolement social, qui gagne de plus en plus de Français, et la précarité, qui constitue sans surprise l'un des principaux facteurs de vulnérabilité aux troubles dépressifs. Nous constatons aussi que l'oeuvre de déstigmatisation produit des effets, en améliorant la détection des troubles. Cette dynamique devrait continuer de prendre de l'ampleur : cette année, la santé mentale a été consacrée grande cause nationale. Le sujet est massivement investi dans les médias, ce qui est très positif. Toutefois, tout l'enjeu réside dans la réponse qui est apportée aux personnes qui osent enfin pousser la porte du cabinet médical.

La situation de notre jeunesse est très préoccupante. Tous les indicateurs sont au rouge : pour ne citer que quelques exemples, les troubles anxiodépressifs touchent près de 30 % des jeunes âgés de 11 à 24 ans. En 2024, un quart des lycéens déclarent avoir eu des pensées suicidaires au cours de l'année écoulée. Le nombre de passages aux urgences et d'hospitalisations de mineurs pour tentative de suicide, scarification et crise grave sont aussi en hausse et les lignes d'écoute sont de plus en plus sollicitées. Le nombre de refus scolaires anxieux progresse aussi et entraîne des décrochages scolaires. Tous les acteurs auditionnés constatent que la dégradation de la santé mentale est beaucoup plus sévère chez les jeunes filles. En 2022, la prévalence du risque de dépression atteint 31 % chez les collégiennes et les lycéennes, contre 21 % chez les garçons.

Ce tableau est sombre et il nous oblige à rechercher les causes - je dis bien « les » causes, car elles sont multiples. Il y a bien sûr, nous l'avons tous en tête, l'impact des réseaux sociaux. Au cours de nos travaux, ils ont systématiquement été mentionnés comme facteur de mal-être. Les écrans déconnectent les jeunes du réel, réduisent leurs interactions sociales et leur activité physique. Mais les réseaux sociaux vont plus loin encore, en exposant les jeunes à des contenus violents et au harcèlement en ligne. L'enfant n'est plus en sécurité nulle part, puisque via le téléphone, il est exposé jusque dans sa chambre aux déchaînements de haine. Là encore, il faut noter que l'usage des réseaux sociaux affecte plus massivement les jeunes filles. Elles les consultent plus que la population générale et sont surtout plus exposées à des contenus qui stigmatisent certains critères physiques, à la vengeance pornographique et aux challenges dangereux. Certaines vidéos accessibles sur les réseaux sociaux vont jusqu'à encourager les troubles alimentaires, l'automutilation et le suicide.

Les troubles anxieux et dépressifs s'expliquent également par l'inquiétude que suscitent le contexte économique, les conflits armés et le dérèglement climatique. Tout cela participe à une sorte de morosité ambiante et donne aux jeunes le sentiment d'un lendemain trop difficile, d'enjeux insurmontables.

Il faut, à tout cela, ajouter les difficultés subies sur le plan individuel. L'école, par exemple, peut être source d'angoisse. Les infirmières et les médecins scolaires ont insisté auprès de nous sur le stress qu'éprouvent les élèves au sujet de leur orientation professionnelle, notamment pendant la période des candidatures sur Parcoursup. Enfin, n'oublions pas que les violences intrafamiliales ont progressé depuis 2020, et que dans leur enfance, 13 % des femmes et 5,5 % des hommes ont subi des violences sexuelles. Autant de traumatismes qui concourent à l'apparition de troubles psychiques.

Un dernier mot sur le rôle des substances addictives. Les addictions et les troubles psychiques sont intimement liés et s'alimentent mutuellement : les addictions peuvent favoriser l'apparition des troubles et inversement, la souffrance psychique peut pousser à la consommation de drogue, qui est vue comme une échappatoire. Or nous savons qu'une part non négligeable de jeunes est exposée à la consommation de drogues. Une étude de 2022 de l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) établit que 16 % des élèves de seconde et 31 % des élèves de terminale ont expérimenté le cannabis. Il nous semble important que le Gouvernement prenne la mesure de cet enjeu, en renforçant, sous l'angle des comorbidités réciproques, le volet addictologie de la feuille de route.

La dégradation de la santé mentale s'accompagne d'une augmentation des besoins en soins, ce qui met à rude épreuve notre système de santé.

Nous nous sommes penchés sur le rôle de la médecine de ville, qui assure la prise en charge de premier niveau. Médecins généralistes, infirmiers, pharmaciens, psychologues et autres professionnels de santé qui exercent en ville sont en effet le point d'entrée de nombreux patients dans le parcours de soins. Ils ont donc un rôle tout particulier dans le repérage et l'orientation des patients atteints de troubles psychiques. Il faut rappeler, et j'insiste là-dessus, que la santé mentale fait partie intégrante de la santé au sens large : elle ne doit pas être traitée à part et doit mobiliser tous les acteurs du soin.

Les médecins généralistes ont une responsabilité toute particulière, puisque 30 % de leur patientèle présente un trouble de santé mentale et qu'ils sont à l'origine de 90 % des prescriptions de psychotropes. Pour autant, de l'avis de nombreux acteurs, leur rôle dans la détection et la prise en charge des patients n'est pas optimal, soit par manque de temps médical, soit en raison d'une formation lacunaire sur les enjeux de santé mentale. Pour y remédier, nous avons identifié quelques pistes. La première consiste à développer la coopération entre médecins généralistes, infirmiers et psychiatres. Un modèle de soins collaboratif expérimenté en Île-de-France semble faire ses preuves. Il place auprès de chaque patient atteint d'un trouble psychique une équipe pluridisciplinaire : le médecin, qui détecte le trouble ; une infirmière, qui prend en charge le patient et assure son suivi régulier ; et un psychiatre référent, disponible pour apporter son expertise. Une deuxième piste, qui nous semble très prometteuse, consiste à placer des infirmiers en pratique avancée (IPA) spécialisés en psychiatrie et santé mentale (PSM) au sein des maisons et des centres de santé. Nos déplacements sur le terrain nous ont permis de constater que des hôpitaux, comme celui du Rouvray, mettent à disposition leurs IPA au sein de ces structures pour y réaliser des consultations avancées, ou pour assister le médecin généraliste. Cela montre qu'il est possible de mettre en place des stratégies de synergie entre l'hôpital public et les professionnels libéraux, qui sont très efficaces pour réduire les inégalités d'accès aux soins et, dans le même temps, rationaliser le recours aux soins spécialisés.

Mme Céline Brulin, rapporteure. - Les psychologues concourent aussi à la prise en charge des patients atteints de troubles légers à modérés. L'accès à cette profession s'est élargi grâce au dispositif Mon soutien psy, lancé en 2022 : près de 600 000 patients en ont bénéficié et 3,1 millions de séances ont été prises en charge. Des améliorations ont été apportées en 2024, comme la suppression de l'adressage préalable, ce qui va dans le bon sens.

Toutefois, ce n'est pas la solution miracle : le dispositif ne mobilise que 15 % des psychologues libéraux et certains territoires restent très peu couverts. Nous avons également été alertés sur le risque sérieux de rupture de prise en charge qui se présente, pour les patients, au bout des douze séances remboursées. Par ailleurs, les représentants des psychologues ne sont pas unanimes sur le bien-fondé de ce dispositif. Certains estiment que l'argent qui lui est consacré, 660 millions d'euros sur la période 2022-2026, devrait revenir prioritairement aux services publics exsangues.

Enfin, la première ligne, ce sont aussi toutes les professions au contact des publics vulnérables et, plus largement, tous les citoyens. Comme l'a exposé le délégué ministériel Frank Bellivier en audition plénière, le déploiement des formations aux premiers secours en santé mentale se poursuit. Nous saluons cette démarche et pensons qu'il serait utile de systématiser cette formation auprès des travailleurs sociaux, des forces de l'ordre et des enseignants. Nous plaidons aussi pour encourager la pair-aidance, qui donne de très beaux résultats en matière de réinsertion sociale et professionnelle. Je pense à l'association que nous avons visitée à Saint-Étienne-du-Rouvray, le Clubhouse, qui propose une grande variété d'activités à ses membres, atteints de troubles psychiques, pour les accompagner vers le milieu professionnel.

Nous avons également ciblé trois institutions en contact avec la jeunesse, qui nous paraissent déterminantes.

La première est la santé scolaire. Elle occupe, sur le papier, une position centrale dans le repérage des vulnérabilités psychiques et dans l'accompagnement des enfants. Pourtant, ce rôle stratégique contraste cruellement avec les moyens qui lui sont alloués. Nous ne reviendrons pas longuement sur le constat tristement connu de l'insuffisance des effectifs : seuls 57 % des postes de médecins scolaires sont aujourd'hui pourvus. Cette pénurie massive compromet la réalisation de nombreuses missions essentielles. Par exemple, la mise en oeuvre des bilans de santé, légalement obligatoires, se révèle en réalité très incomplète et très inégale selon les départements. Moins de 20 % des enfants bénéficient de la visite médicale de la sixième année. Certes, les annonces récentes d'Élisabeth Borne, ministre de l'éducation nationale, sont très largement axées sur la santé mentale. Toutefois, ces mesures resteront vaines, à défaut de s'atteler au chantier de l'attractivité des professions concernées.

En outre, les médecins et infirmiers de l'éducation nationale souffrent d'un isolement institutionnel préjudiciable à la bonne prise en charge des enfants en souffrance psychique. Il ressort de nos auditions que les médecins scolaires sont peu inclus dans les instances locales de coopération que sont les conseils locaux de santé mentale et les projets territoriaux de santé mentale. Cette coordination n'est pourtant pas difficile à mettre en place et nous recommandons aux ARS et aux élus locaux de mieux intégrer la médecine scolaire dans ces instances.

Nous nous sommes également penchés sur les maisons des adolescents (MDA), structures pluridisciplinaires utiles pour répondre aux spécificités de cette période charnière qu'est l'adolescence. Il faut leur reconnaître l'avantage d'être un lieu moins stigmatisant que les structures de la psychiatrie pour un public peut-être plus sensible encore aux a priori sur les troubles psychiques. Les 123 maisons des adolescents sont donc en première ligne pour accueillir les jeunes en détresse psychologique : 72 % des 100 000 adolescents qui s'y rendent abordent un sujet en lien avec la santé mentale. Malheureusement, elles non plus ne sont pas exemptes de difficultés : près de 25 % ne disposent pas de médecin en leur sein. En outre, si leur nombre a augmenté et permet désormais de couvrir tous les départements, leur accessibilité territoriale est vraiment perfectible. Il convient dorénavant d'encourager le développement d'antennes locales ou d'unités interdépartementales. Surtout, il est indispensable de sécuriser la part de leur budget allouée par les ARS, alors que les finances des collectivités territoriales permettent difficilement d'envisager des efforts supplémentaires. Enfin, il faut bien admettre que les maisons des adolescents ne sont pas la solution miracle, leur file active étant bien moindre que celle des centres médico-psychologiques (CMP). Elles ont plutôt vocation à agir en complémentarité.

La troisième institution est l'aide sociale à l'enfance (ASE). Il ressort de nos travaux une nette impression de délaissement des enfants qui lui sont confiés, alors qu'ils sont plus sujets que les autres aux troubles psychiques en raison de leur parcours de vie souvent très chaotique. Nous avons eu le sentiment que, par manque de coopération, les différents acteurs se renvoient la responsabilité de la prise en charge psychiatrique de ces enfants. Les directeurs des établissements psychiatriques témoignent des difficultés de la protection de l'enfance à accueillir les enfants, ce qui accroît la durée de leur hospitalisation. À l'inverse, certains services d'urgences refusent des prises en charge, ou n'accueillent les enfants que de manière transitoire, laissant les équipes de l'ASE en très grande difficulté.

Nous n'avons pas de solution à tous ces problèmes, qui sont actuellement étudiés plus en détail par la mission d'information sur la protection de l'enfance. En revanche, nous attirons votre attention sur les équipes mobiles qui interviennent directement au sein des structures et qui peuvent contribuer à sortir l'ASE de son isolement. Des projets intéressants ont déjà vu le jour, portés par des établissements psychiatriques à La Réunion, en Loire-Atlantique ou dans le Doubs. Les résultats sont tout à fait concluants et nous recommandons de généraliser ces équipes mobiles, qui sont efficaces pour prévenir les hospitalisations.

Comme vous le voyez, répondre à l'accroissement des besoins en soins psychiques demande une impulsion politique ambitieuse. Pour cela, les pouvoirs publics se sont dotés d'une programmation de la politique de santé mentale. Depuis 2001, les différents plans se succèdent. La feuille de route actuelle, lancée en 2018, nous paraît plutôt positive. Ses priorités et ses mesures témoignent d'une réelle prise de conscience. Des financements ont été mobilisés, quoique insuffisants pour répondre à l'explosion de la demande de soins psychiatriques.

Toutefois, depuis 2018, les gouvernements successifs ont fait un usage immodéré d'annonces programmatiques. Sans être exhaustifs, rappelons les assises de la santé mentale et de la psychiatrie en 2021, la consécration de la santé mentale en grande cause nationale pour 2025 ou la présentation, il y a quelques jours, d'un plan psychiatrie. Il semble que cet empilement de programmes masque, en réalité, une impuissance réformatrice.

Plusieurs critiques peuvent être formulées sur la gouvernance. Premièrement, trop de mesures s'ajoutent sans nécessairement trouver de concrétisation. Cela ne peut qu'alimenter la frustration des professionnels comme des usagers. Je ne donnerai que l'exemple de la grande cause nationale. Entre les premières annonces volontaristes d'octobre 2024 et le lancement officiel de cette démarche ce mois-ci, une drôle de guerre s'est poursuivie pendant laquelle tous les acteurs sont restés dans l'expectative. Aux campagnes de sensibilisation devront succéder des mesures financées.

Deuxièmement, certains sujets fondamentaux, au premier rang desquels figure l'attractivité des métiers de la psychiatrie, peinent à s'imposer comme des priorités stratégiques.

Sans doute l'amélioration de la prise en charge psychiatrique passe-t-elle également par une meilleure coordination territoriale des acteurs. Les instances spécifiques de coopération dans le champ de la santé mentale répondent à cette nécessité et ont prouvé leur utilité. Toutefois, les projets territoriaux de santé mentale (PTSM) et les conseils locaux de santé mentale (CLSM) souffrent tous deux d'une grande hétérogénéité territoriale.

Les PTSM, pilotés par les ARS, sont parfois perçus par les soignants comme trop théoriques, voire trop technocratiques, en décalage avec les besoins du territoire. En parallèle de certaines réussites, comme dans le département de la Seine-Saint-Denis, les acteurs de terrain peuvent reprocher aux ARS de ne pas honorer, dans leurs différents arbitrages, les axes prioritaires validés dans le cadre du projet territorial. La seconde vague d'élaboration de ces projets territoriaux devra répondre à ces écueils.

Il convient bien sûr de promouvoir les CLSM auprès des élus locaux. Ils répondent à une vraie nécessité de concertation, à échelle communale ou intercommunale, entre tous les acteurs investis dans le champ de la santé mentale : élus, acteurs du secteur social et médico-social, du logement, services compétents de l'État... Néanmoins, ces conseils doivent demeurer des instances à l'initiative des collectivités. Nous ne pouvons donc que rester vigilants sur les tentatives de l'État d'uniformiser les modes d'action des CLSM : une instruction administrative de 2025, longue de seize pages, fixe par exemple un référentiel national. Il ne faudrait pas que celui-ci devienne opposable aux élus locaux.

M. Daniel Chasseing, rapporteur. - Aux difficultés éprouvées en première ligne s'ajoutent les faiblesses de la prise en charge spécialisée. Là aussi, vous ne serez pas surpris d'entendre que la rareté des ressources humaines dirige toute la réflexion sur le sujet.

En premier lieu, la discipline de la psychiatrie souffre d'un manque d'attractivité qui conduit à ce qu'un tiers des postes de psychiatres soient vacants au sein de l'hôpital public. La situation est plus alarmante encore en pédopsychiatrie : le nombre de salariés hospitaliers a diminué de 40 % entre 2010 et 2025, et un quart des départements sont complètement dépourvus de pédopsychiatre.

Cette désertification médicale empêche la prise en charge des patients dans des délais raisonnables, ce qui concourt à la chronicisation des troubles et, à terme, à la saturation des services d'hospitalisation et d'urgences psychiatriques. Ces difficultés concernent plus particulièrement les zones rurales et semi-rurales : dans le champ de la psychiatrie, les inégalités territoriales sont frappantes.

Nos échanges avec les équipes soignantes et dirigeantes de sept établissements psychiatriques nous ont permis d'objectiver la situation. Le taux d'occupation des hôpitaux psychiatriques dépasse très souvent le seuil recommandé de 85 %. Depuis la crise sanitaire, il atteint même, dans plusieurs établissements comme celui de Thuir, des taux avoisinant les 100 %.

Au sein de la psychiatrie publique, une attention particulière doit être portée aux 2 900 centres médico-psychologiques recensés en France. Comme vous le savez, ces centres ont été conçus comme le pivot du dispositif de soins du secteur, chargé de coordonner l'ensemble des activités ambulatoires sur le territoire. En accueillant aussi bien les patients qui entrent dans le parcours de soins que ceux en sortie d'hôpital, ils sont le relais entre la prise en charge de premier niveau, réalisée en ville, et la prise en charge spécialisée.

Or les CMP ne parviennent plus à assurer leurs missions. Leur saturation est telle que les patients doivent attendre jusqu'à six mois avant d'obtenir un rendez-vous auprès d'un psychiatre. Loin de leur logique de prise en charge universelle, les CMP sont contraints de réaliser un tri entre les patients, en ciblant les situations urgentes.

Après cette sombre présentation de la réalité, quels sont les motifs d'espoir ? Quels sont les axes de réforme prioritaires que notre rapport vous propose ? Ils sont au nombre de trois.

Premièrement, nous plaçons de grandes attentes dans le déploiement des IPA mention psychiatrie et santé mentale. Leurs compétences élargies, sous la coordination d'un médecin, et leur spécialisation en font des professionnels précieux pour tous les lieux de prise en charge. Leur compétence pour renouveler des prescriptions, suivre l'observance des traitements et coordonner les parcours permet de libérer du temps médical et d'éviter les ruptures de suivi.

À rebours de certaines réticences des médecins concernant les IPA en général, un large consensus prévaut dans le corps médical, notamment chez les psychiatres, sur la plus-value des IPA mention PSM. Il convient dès lors d'encourager leur recrutement dans les services psychiatriques, les CMP, mais également au sein de l'éducation nationale ou de l'ASE puisque cette possibilité a récemment été ouverte par la loi sur la profession d'infirmier.

Il s'agit également d'augmenter leur nombre, puisque seuls 548 IPA mention PSM sont recensés actuellement. Le développement de cette profession achoppe sur les modalités de formation à la pratique avancée des infirmières : celle-ci a un coût et suppose un remplacement. Nous enjoignons les ARS à mieux accompagner les établissements de santé sur ce plan.

Plus généralement, la rémunération des IPA ne rend pas cette profession attractive. Il conviendra de fixer des grilles indiciaires appropriées dans la fonction publique et de refonder leur modèle économique en libéral.

Deuxièmement, nous pensons qu'il convient de renforcer en priorité les CMP, pour qu'ils redeviennent le lieu privilégié de l'accès aux soins psychiatriques et qu'ils soient clairement identifiés par les patients.

Concernant les moyens, il est indispensable d'allouer plus de personnel à ces structures, en priorisant les territoires les plus en tension et les CMP infanto-juvéniles. Le renfort en IPA mention PSM serait particulièrement utile, puisqu'il permettrait aux patients en attente d'un rendez-vous médical de bénéficier d'un premier suivi spécialisé.

À cette occasion, nous pouvons d'ailleurs déplorer qu'une part importante des financements accordés par les ARS intervienne dans le cadre du fonds d'innovation organisationnelle en psychiatrie (Fiop). Comme certains établissements nous l'ont signalé, il est regrettable que des dispositifs, qui ont pourtant fait leurs preuves, ne puissent bénéficier d'un soutien budgétaire des ARS au motif de ne pas être assez innovants. Pour reprendre les mots du Dr Louis Tandonnet, chef de service au centre hospitalier de La Candélie : « Désormais, pour obtenir des moyens, il faut innover - ou donner le sentiment à l'ARS d'innover - alors qu'on pourrait juste renforcer les missions des CMP. » Pierre angulaire de la prise en charge des soins spécialisés, le CMP a du mal à se départir de son image désuète. Pourtant, il est nécessaire de conforter son rôle comme porte d'entrée dans le parcours de soins.

Troisièmement, la priorité donnée au renforcement des CMP doit leur permettre de retrouver leur vocation naturelle à intervenir à domicile, en complémentarité des équipes mobiles spécialisées. Il s'agit là de réunir les conditions pour permettre les visites sur le lieu de vie, à domicile, mais aussi dans les structures médico-sociales comme les Ehpad.

Les équipes mobiles peuvent intervenir pour des situations spécifiques : c'est notamment le cas des équipes mobiles de psychiatrie de la personne âgée (EMPPA) ou des équipes mobiles psychiatrie précarité (EMPP). Ces dispositifs, qui reposent notamment sur des IPA et des infirmières, présentent des résultats concluants pour prévenir les hospitalisations, éviter les ruptures de prise en charge et assurer l'observance des traitements. Ils se heurtent toutefois au manque de ressources humaines dans les services de psychiatrie, alors que ce type d'organisation mobilise beaucoup de personnel. Espérons, là encore, que la levée des freins au déploiement des IPA tiendra ses promesses. En parallèle, les financements apportés aux établissements pour ce mode d'organisation ne doivent pas se tarir.

Mes chers collègues, il ne faudrait pas que notre mission d'information ait comme conséquence de décourager les parlementaires face à l'ampleur de la tâche. Pour briser le cercle vicieux de la déconsidération de la psychiatrie, il nous revient de témoigner dans nos territoires de l'engagement des soignants, en dépit des désillusions provoquées par des annonces sans lendemain.

À nous, également, d'être vigilants sur les plans successifs qui nous sont présentés. À mi-parcours de cette année où la santé mentale a été érigée grande cause nationale, il est encore temps pour le Gouvernement de redresser la barre et de capitaliser sur la vraie réussite de ce début d'année : la déstigmatisation des troubles de santé mentale.

Bien sûr, la période est rendue complexe par le contexte financier contraint, mais un budget, c'est l'expression de choix politiques. Si les deux derniers gouvernements ont fait de la santé mentale une grande cause nationale, et si nous avons applaudi à cette décision, alors il est impératif d'en tirer toutes les conséquences, y compris en matière de moyens.

M. Philippe Mouiller, président. - Vous avez réalisé un important travail, qui a duré de nombreux mois et qui s'est appuyé sur plus de vingt-cinq auditions, deux déplacements et plusieurs tables rondes. Mes chers collègues, je vous invite à consulter les vingt-deux recommandations des rapporteurs.

Mme Florence Lassarade. - Je m'inquiète que votre rapport aborde si peu le sujet de la prévention et des écrans.

Lorsque je suis devenue sénatrice, en 2017, tous les maires de Gironde se félicitaient du déploiement des tableaux numériques dans les écoles maternelles. Il est crucial que nous envoyions un signal aux parents et aux enfants en sanctuarisant une école sans écran.

Par ailleurs, les troubles psychiatriques peuvent être prévenus par un accompagnement dès le plus jeune âge. C'est le rôle des pédiatres. Alors qu'ils ont un savoir-faire dans le dépistage précoce des troubles psychiatriques, ces professionnels ne sont inclus dans aucune forme de coopération. Pourquoi se priver d'une spécialité qui coûte peu et qui rapporte beaucoup ?

Je suis particulièrement préoccupée par les quantités de psychotropes prescrits aux enfants et aux adolescents. On dit que la France est fortement consommatrice de ces médicaments, mais il s'agit aussi d'une voie de facilité, employée par manque de connaissances.

Déplorons, enfin, qu'il ne soit pas prévu de former plus d'internes en psychiatrie...

Mme Laurence Rossignol. - Je félicite mes collègues pour ce rapport bienvenu, dont la publication intervient dans une actualité fortement marquée par la question de la santé mentale. Le constat qui en ressort est assez accablant.

Permettez-moi de présenter quelques éléments qui auraient pu être intégrés à votre rapport.

Concernant les écrans, vous auriez pu mentionner la consommation de contenus pornographiques chez les jeunes. L'hôpital Marmottan, spécialisé dans l'accompagnement des pratiques addictives, ouvre une consultation spécifiquement dédiée à l'addiction au porno. Il est donc admis qu'il s'agit d'une question de santé mentale. Le Sénat a un peu d'avance sur ce sujet, depuis la publication du rapport Porno : l'enfer du décor de la délégation aux droits des femmes.

Par ailleurs, il est important d'évoquer le désarroi et la solitude des familles des personnes atteintes de troubles mentaux. Elles-mêmes nécessiteraient un dispositif d'accompagnement spécifique...

En outre, d'immenses trous dans la raquette demeurent sur la prise en charge des troubles mentaux chez les auteurs de délinquance et chez les détenus. Or les conséquences sont nombreuses, notamment au moment de la sortie d'incarcération, puisque les troubles n'ont pas été soignés et qu'ils se sont parfois aggravés.

Enfin, il me semble que le temps est venu d'intégrer les psychologues à la coopération entre les médecins généralistes, les infirmiers et les psychiatres que M. Sol a évoquée. La France compte 80 000 psychologues, qui ont des expériences différentes, malgré une formation unique, à laquelle ils sont d'ailleurs fortement attachés.

Les situations sont très hétérogènes. Dans certains hôpitaux, les psychologues sont parfaitement intégrés aux équipes médicales, mais ce n'est pas toujours le cas. Par ailleurs, le dispositif Mon soutien psy s'est imposé comme le sujet majeur dès qu'il est question des psychologues, alors que d'autres questions demeurent. Nous faisons face à une pénurie de psychiatres qui devrait s'inscrire dans la durée. Je n'ai jamais compris quelles étaient les causes de la désaffection pour cette profession. La raison ne peut être uniquement financière : les psychiatres qui exercent en libéral sont correctement payés, et, à l'hôpital, ils touchent le même salaire que les autres médecins hospitaliers. Désormais, c'est le dernier poste demandé au concours d'internat : les étudiants y sont donc affectés par défaut, ce qui est assez dramatique !

Nous devrions inventer un équivalent des IPA pour les psychologues, afin d'augmenter le volume démographique de professionnels chargés de la santé mentale. Bien sûr, cela supposerait de bousculer un peu les médecins. C'est peut-être au Sénat d'ouvrir cette piste.

Mme Anne-Sophie Romagny. - Je remercie les trois rapporteurs pour leur excellent travail sur un sujet aussi préoccupant qu'urgent.

La consommation de cannabinoïdes de synthèse, notamment le PTC, pour « Pète ton crâne », vendu quasi exclusivement sur internet comme substitut du cannabis, entraîne des complications aiguës et des effets psychoactifs jusqu'à deux-cents fois plus puissants que ceux du tétrahydrocannabinol (THC). Il provoque des troubles psychiatriques aigus de panique, de paranoïa et une accélération de la schizophrénie. Cette drogue est particulièrement répandue en milieu rural, sans doute parce qu'il est facile de s'en procurer en ligne.

La prise en charge tardive de la santé mentale chez les jeunes conduit à des drames familiaux. Lorsque le jeune adulte, devenu majeur, méconnaît son état de santé psychiatrique, il refuse les soins, ce qui peut susciter un grand désarroi chez ses proches. Les hospitalisations d'office ne donnent pas lieu à des résultats probants, le traitement de l'addiction pouvant masquer de réels troubles psychiatriques, avec une violence accélérée.

Votre rapport doit donc mentionner ce phénomène grandissant. Les procureurs et les préfets sont fortement préoccupés.

Mme Anne Souyris. - Je vous remercie pour ce rapport, qui est attendu. Certes, la santé mentale est la grande cause nationale de cette année, mais le Gouvernement parle beaucoup sans réellement agir. Il est donc important que le Sénat se saisisse de cette question.

Mme Rossignol l'a dit : les psychologues ne sont pas inclus dans le parcours de soins. À l'exception du parcours Mon soutien psy, qui, selon moi, est un bon début, ces professionnels ne bénéficient pas d'un mécanisme de remboursement de leurs consultations ni d'une intégration automatique dans les équipes de soins.

On s'interroge sur les causes de la désaffection pour la psychiatrie. C'est sans doute en partie parce qu'il manque un élément dans le maillage. J'ignore si un équivalent des IPA pour les psychologues serait une bonne idée. Les psychologues suivent cinq années d'études : on n'en est plus à la simple licence, comme autrefois. Des spécialités hospitalières pourraient même être envisagées.

À Paris, au sortir du covid, les psychologues des centres de santé pouvaient prendre en charge directement les jeunes, qui avaient beaucoup souffert de l'enfermement. Cela a été un succès complet. Nous avions voulu faire le lien avec le circuit Mon soutien psy, qui peine à démarrer, mais cela n'avait pas été possible à l'époque.

C'est finalement la question du rapport au service public qui mériterait réflexion. Les psychologues libéraux ne devraient pas être les seuls à être inclus dans Mon soutien psy.

Concernant la prison, il n'y a pas de soins en détention. Ce qu'on y observe reflète en réalité ce qui se passe en France : dès qu'un détenu souffre d'un problème de psychiatrie, on lui donne des médicaments. Dans la dernière prison que j'ai visitée, 80 % des détenus étaient sous neuroleptiques lourds, sans suivi. C'est inquiétant.

À ce titre, je m'inquiète de votre recommandation concernant les équipes mobiles : les IPA risquent en effet de se contenter de prescrire des médicaments, sans proposer de réel suivi. Est-ce vraiment la solution ?

Mme Nadia Sollogoub. - Vos conclusions font écho aux travaux de la mission d'information sur les politiques de prévention en santé. En ressort la même impression de cacophonie, avec des actions qui se télescopent, sans réelle stratégie coordonnée ni vision globale, en particulier sur le long terme.

Qu'en est-il du partage des données en santé mentale ? La montée en puissance du dossier médical partagé (DMP) est une avancée. Les psychologues ont-ils accès au DMP ? Ce levier serait-il utile ?

M. Jean Sol, rapporteur. - Madame Lassarade, nous n'avons pas oublié les pédiatres dans nos travaux. Ils font partie de l'équipe pluridisciplinaire mentionnée.

Une mission d'information est en cours sur la prévention. Nous avons centré notre mission sur l'évolution des problématiques en santé mentale et ses conséquences sur le système de prise en charge depuis la crise sanitaire.

Quant aux prescriptions de psychotropes aux enfants, ce problème soulève un enjeu de formation des généralistes que nous soulignons dans le rapport. Un dialogue doit être mené avec les psychiatres, qui peuvent apporter une aide à la prescription.

Madame Rossignol, nous avons évoqué, certes de manière succincte, la question de la pornographie dans notre rapport.

Je vous rejoins dans vos propos sur l'accompagnement des familles. Les parents ne sont pas toujours accueillis dans les CMP ou les maisons des adolescents, faute de personnel compétent disponible. Il est nécessaire de renforcer cet accompagnement.

Les délinquants sont malheureusement fréquemment assommés de médicaments. La question de leur suivi et de leur accompagnement, en particulier lors de la sortie de détention, doit se poser.

Concernant la création d'un équivalent des IPA pour les psychologues, il me semble que la voie des psychologues cliniciens est celle qui doit être privilégiée. Deux positions ont émergé lors de nos auditions : certains psychologues sont assez favorables au dispositif Mon soutien psy et ont rapidement conventionné, d'autres y restent assez réfractaires. Cependant, de plus en plus de psychologues semblent enclins à conventionner, ce qui devrait permettre une avancée.

Les causes de la désaffection pour le métier de psychiatre sont multifactorielles. Nous en avons largement discuté lors des auditions et nous avons émis quelques recommandations en ce sens.

Madame Romagny, nous avons pointé le problème des addictions et de l'accès de plus en plus facile aux drogues. Alors que nous avons voté une loi pour interdire la consommation de protoxyde d'azote, nous continuons à voir des contenants traîner dans nos rues : on ne peut que s'en inquiéter. Nous recommandons donc de renforcer les CMP infanto-juvéniles et les moyens qui leur sont affectés, ainsi que les maisons des adolescents. À ce titre, pourquoi ne pas créer des maisons dédiées aux plus jeunes ? Parmi nos recommandations, nous suggérons aussi de mieux évaluer les effets des drogues sur la santé mentale.

Mme Céline Brulin. - Mme Lassarade a évoqué les écrans et la prévention. Le caractère multifactoriel des problèmes de santé mentale rend en réalité nécessaire une politique de prévention elle-même multifactorielle. Il y a un lien évident entre la précarité des populations et leur état de santé mentale. Une politique de prévention efficace consisterait donc tant à former au bon usage des écrans qu'à résorber la précarité !

La santé mentale des détenus mériterait sans doute un rapport à part entière. Nous avons tenu à délimiter le contenu de notre rapport.

Mme Laurence Rossignol. - Le rapport de la délégation aux droits des femmes et de la commission des lois Prévention de la récidive du viol : prendre en charge les auteurs pour éviter de nouvelles victimes a largement exploré la question de la prise en charge des troubles mentaux des auteurs d'infractions à caractère sexuel.

Mme Céline Brulin, rapporteure. - Pour notre part, nous nous sommes intéressés à l'action des équipes mobiles en milieu pénitentiaire, qui représente une partie importante de la réponse.

La désaffection pour la profession de psychiatre est un problème important, qui est en partie lié à la stigmatisation de ce métier. Nous avons rencontré de jeunes psychiatres qui parlaient avec grand enthousiasme de leur profession. Reconnaissons que les conditions de travail actuelles ne contribuent pas à susciter des vocations. Nous devons prendre cet élément en compte pour redonner envie aux jeunes d'exercer ce métier.

Concernant le partage de données, nous pensons qu'une piste d'amélioration consiste à donner aux médecins scolaires un accès au DMP, car la santé scolaire est actuellement très isolée. La loi du 7 décembre 2020 d'accélération et de simplification de l'action publique (Asap) a ouvert la possibilité juridique de rendre le DMP accessible à différents professionnels, mais les développements informatiques et les décrets se font attendre.

M. Daniel Chasseing, rapporteur. - Concernant la prévention, à laquelle la santé scolaire est censée contribuer, je rappelle que seuls 800 des 1 600 postes de médecins scolaires budgétés sont pourvus.

La consommation de psychotropes est en effet importante en France. Nous avons recommandé que, durant leurs études, les médecins généralistes suivent un stage en psychiatrie pour mieux se familiariser avec les traitements.

La question de la consommation des contenus pornographiques n'a pas été approfondie, car notre rapport concerne, de manière plus large, les enjeux de santé mentale.

Lors de notre déplacement à Perpignan, nous avons observé comment les services hospitaliers prenaient en charge les troubles mentaux des détenus. Le centre hospitalier du pays d'Eygurande, en Corrèze, a développé des équipes mobiles qui se rendent en prison. Certes, cela ne résout pas tout, mais des projets sont en cours pour que les détenus en situation d'urgence psychiatrique puissent être hospitalisés dans des services spécifiques.

La désaffection pour le métier de psychiatre s'explique, en partie, par le niveau inférieur des salaires dans le public.

Nous ne nous sommes pas penchés sur la création d'un équivalent des IPA pour les psychologues, car cette idée ne nous a pas été suggérée lors des auditions.

Il me semble que les équipes mobiles des CMP qui se déplacent en prison peuvent jouer un rôle très important pour remédier à la forte prescription de neuroleptiques en détention.

Madame Sollogoub, nous avons proposé de renforcer les CMP pour y intégrer plus de psychiatres. Face à la pénurie de ces personnels, l'inclusion d'IPA mention PSM apparaît comme une solution pour libérer du temps pour les psychiatres.

Mme Annie Le Houérou. - Je vous remercie à mon tour pour votre travail, qui souligne très clairement l'ampleur du désastre.

Vous avez dépeint la situation : seuls 800 postes de médecin scolaire sont pourvus, sur 1 600 postes budgétés. Les équipes mobiles sont présentes, mais elles peinent à intervenir, faute de moyens suffisants. Il y a un problème de recrutement des psychiatres. Les professionnels soulignent un décalage entre la théorie et la pratique : les structures existent, mais les ressources humaines manquent. En effet, la prise en charge de la santé mentale repose certes sur des médicaments, mais avant tout sur un accompagnement humain.

Des élus locaux m'ont interpellée à plusieurs reprises, car ils sont en première ligne pour gérer la situation qui précède la crise aiguë, laquelle est prise en charge par les urgences psychiatriques et les centres médico-psychologiques. Mais comment faire, lorsqu'il y a six mois d'attente pour accéder à ces services ? Il manque peut-être un maillon - IPA, infirmiers, psychologues.

Le premier problème est le déficit de démographie médicale. J'ignore si l'Observatoire national de la démographie des professions de santé (ONDPS) se penchera sur cette question essentielle.

Mme Marion Canalès. - Le coût économique direct et indirect des problèmes de santé mentale est évalué à 100 milliards d'euros. Au travers de ce rapport, vous posez la question suivante : avec quelles équipes, quelles structures et quelle approche politique pourrons-nous répondre à ces enjeux ?

Comme vous, j'ai de grandes attentes vis-à-vis de l'élargissement des compétences des IPA. Vous avez souligné la pénurie de médecins scolaires, avec seulement 57 % des postes pourvus. Et on ne compte qu'un psychologue de l'éducation nationale pour 1 500 élèves...

Si la psychiatrie est moins choisie par les étudiants en médecine, c'est peut-être parce qu'il y a moins de réussites thérapeutiques à mettre en avant dans ce domaine, contrairement à la cardiologie, par exemple. Et avec l'envolée de la pharmacopée, on pourrait croire que tout se traite avec des médicaments, tandis que la dimension relationnelle est laissée de côté.

De nombreuses feuilles de route ont été lancées. Aujourd'hui, des financements ont été mobilisés, mais ils sont insuffisants. La France peut-elle continuer à organiser les soins sans consentement dans les conditions actuelles ?

Depuis le début de l'année, on constate des tensions d'approvisionnement et des ruptures de stocks sur quatorze médicaments utilisés en psychiatrie. Les conséquences sont dramatiques.

Enfin, pourrions-nous imaginer une loi de programmation, comme dans le domaine militaire, avec une mobilisation collective et intersectorielle, sur dix ans ?

Mme Cathy Apourceau-Poly. - Je remercie mes collègues pour leur rapport. Il est difficile d'en parler en quelques minutes, tant il y a de choses à dire sur la santé des jeunes. Je suis atterrée par vos conclusions, car quand la jeunesse va mal, c'est le reste de la société qui ne se porte pas très bien...

Vous avez évoqué la précarité. Des chiffres de l'Insee montrent que le nombre de tentatives de suicide est beaucoup plus important chez les jeunes des milieux modestes que chez ceux qui vivent dans de bonnes conditions.

Le dispositif Mon soutien psy est positif, mais quel suivi est proposé au terme des douze séances remboursées ?

J'ai appris avec étonnement que les médecins et les infirmiers scolaires ne sont pas inclus dans les instances de coordination. Ils sont pourtant les premiers, avec les assistantes sociales, à qui les élèves peuvent se confier. Comment faire pour que les ARS s'emparent de cette question ?

Dans mon département, on comptait six pédopsychiatres il y a deux ans : il n'y en a plus un seul. Alors que 2 400 enfants étaient suivis, ils ne sont plus que 1 200 aujourd'hui. C'est fort inquiétant. Les équipes sont très mobilisées : elles réunissent 63 professionnels, mais sans médecin, aucune prescription n'est possible : ces soignants eux-mêmes commencent à être à bout... Nous avons bien deux médecins étrangers, diplômés en pédopsychiatrie, mais ils n'ont pas validé leurs épreuves de vérification de connaissances. Le ministre de la santé a annoncé qu'il allait simplifier les conditions d'exercice des praticiens à diplôme hors Union européenne (Padhue). Les pédopsychiatres seront-ils concernés ?

Mme Anne-Marie Nédélec. - Je salue à mon tour le travail de mes collègues sur ce sujet si sensible.

Parmi les causes de la dégradation de la santé mentale, notamment chez les jeunes, vous avez identifié les multiples addictions, qui entraînent une déconnexion par rapport au réel. Vous soulignez, à raison, que l'enfant n'est plus en sécurité nulle part, à cause de son téléphone, tant il est exposé à des contenus quotidiens de haine, de violence, de pornographie et d'appel à l'automutilation ou au suicide.

Il faudrait donc mieux former aux écrans. On commence d'ailleurs à rétropédaler sur ce point : la tendance n'est plus aux écrans partout. Il est aussi nécessaire de mieux coordonner l'action des généralistes, des infirmiers et des psychiatres.

Cependant, à l'exception de quelques belles expériences, la prise en charge globale du patient, dans le domaine de la santé mentale comme de la santé physique, reste insuffisante, faute de moyens.

Devons-nous nous résigner à l'impuissance ? Ne pourrions-nous pas agir sur les causes profondes - autrement dit, sur les sites, les réseaux et les contenus ? Sans une telle approche, je vois peu de raisons d'espérer. Nous entrons dans une spirale infernale, où il faudra toujours plus de centres, de psychologues, de médecins scolaires - alors que tout cela ne se fait pas du jour au lendemain.

M. Jean-Luc Fichet. - Je vous félicite pour votre rapport. Il est en effet urgent que nous nous saisissions de cette question.

Pour apporter des solutions, la question des moyens reste importante, comme celle des professionnels de santé et du social. En effet, la maladie mentale, au quotidien, c'est aussi beaucoup de souffrance et de violences, susceptibles de retarder la guérison.

Dans le cas des maladies mentales, on a parfois le sentiment qu'il n'y a pas d'urgence. Or quand les familles cherchent à prendre rendez-vous avec un psychiatre pour leur enfant, il leur faut parfois attendre un an... Pourtant, la souffrance est bien présente. Et dès lors qu'un individu a connu une séquence psychiatrique, il est considéré comme porteur d'un passé psychiatrique. Il est très difficile de définir clairement quand la guérison est atteinte. Le trouble mental semble enkysté dans le milieu familial et dans l'environnement social du jeune.

Quand quelqu'un dit qu'il ne se sent pas bien, on a tendance à lui conseiller de se reprendre en main : mais avant d'admettre qu'il est peut-être malade et qu'il a besoin d'être accompagné pour guérir, toute une démarche doit être accomplie par son environnement...

Nous sommes encore bien maladroits pour apporter des réponses à ces questions. Cependant, les professionnels du médico-social ont un rôle très important à jouer. Pourquoi sont-ils si peu nombreux ? Sans doute parce qu'ils accompagnent des patients dans une maladie qui n'est pas toujours gratifiante : on ignore quand la guérison est effective, les familles ne témoignent pas toujours leur reconnaissance et les rémunérations ne sont sans doute pas toujours au rendez-vous, alors que le rapport aux malades est assez particulier.

Nous devons donc avancer sur le sujet. Comme cela a été dit, la précarité est certainement un facteur aggravant de la maladie mentale.

Il y a urgence, donc, à identifier les causes et, surtout, à mobiliser l'ensemble des professionnels. Les psychologues ont un rôle très important à jouer dans un service public, afin de réduire les troubles de santé mentale.

M. Alain Milon. - Je salue le travail de nos rapporteurs.

Il me paraît important de distinguer les problèmes de santé mentale liés à un sentiment d'anxiété collective croissant et les maladies psychiatriques - schizophrénie, trouble bipolaire, dépression psychotique -, qui, pour leur part, n'ont pas augmenté ces dernières années. C'est bien cette angoisse collective qu'il faut prendre en charge, tout en continuant à soigner les personnes atteintes de maladies mentales.

Mettons-nous à la place des jeunes. Tout leur est présenté comme dangereux pour leur santé : la drogue, le tabac, le soda, et même l'eau, à cause des nanoparticules, ou toute une série d'aliments, parce qu'ils sont bourrés d'hormones ! Puis ces jeunes allument la télé, ils sont confrontés à la guerre en Ukraine, à Gaza, en Iran... On leur envoie sans arrêt des messages négatifs. Or vers qui peuvent-ils se tourner pour obtenir du soutien ? Leurs parents travaillent, leurs grands-parents sont parfois absents, leurs enseignants sont débordés - et il n'y a plus de curé ! Il ne leur reste plus que leurs camarades, qui, eux-mêmes, sont en état d'angoisse...

Vous émettez des recommandations sur les CMP. Les psychiatres ont accompli un travail considérable dans les années 1960 en mettant en place la territorialisation.

Concernant les IPA, je demande depuis des années que soit rétablie la formation des infirmières spécialisées en psychiatrie - si des IPA mention PSM sont formées, tant mieux. Par ailleurs, la validation des acquis de l'expérience (VAE) pourrait être pertinente dans le domaine psychiatrique.

Je veux ajouter deux remarques. Lors de l'audition de Santé publique France, ses représentants ont évoqué la dépression de la femme enceinte, pour parler de la dépression du post-partum : ce sont deux choses différentes !

Par ailleurs, la société européenne, dans son ensemble, va mal. C'est sans doute un peu moins le cas dans les pays du sud du continent, où l'attachement familial reste plus fort. Dans vos recommandations, vous ne pouvez finalement que demander à l'État de suppléer aux insuffisances de la société...

Mme Céline Brulin, rapporteure. - Les élus locaux sont en effet en première ligne : la gestion des crises et les demandes d'hospitalisations sous contrainte représentent une charge, notamment mentale, très importante. Il n'existe pas de solution magique. Cependant, il faut développer les premiers secours en santé mentale, en s'appuyant sur différents acteurs au contact du public, ainsi que les IPA mention PSM dans les structures de proximité et les conseils locaux de santé mentale, car ceux-ci permettent une meilleure circulation des informations.

Pourquoi ne pas envisager une loi de programmation en santé mentale ? Même si les réponses dans ce domaine font appel à des acteurs très divers, je me méfie des mesures qui tendent à isoler la santé mentale du reste de la santé. Les professionnels de la santé ont un rôle à jouer : 30 % des patients consultent un généraliste pour des problèmes qui relèvent de la santé mentale.

Mon soutien psy a un intérêt, certes, mais c'est une réponse incomplète. Les plus précaires n'ont pas plus recours à ce dispositif que les autres catégories de la population, et il ne saurait remplacer une réponse coordonnée des différents professionnels : il doit être intégré à une réponse publique plus globale.

Madame Apourceau-Poly, nous manquons bien entendu de pédopsychiatres, mais il y a aussi un problème de répartition territoriale de ces professionnels de santé, comme dans l'ensemble des spécialités.

Nous avons été interpellés par de nombreux Padhue : je vous rejoins sur ce point.

M. Milon l'a bien dit : prenons conscience, malgré ce tableau très sombre, que tous les Français ne sont pas atteints de maladies mentales. Certains troubles, même s'ils sont très inquiétants et qu'ils se développent fortement, restent précisément à l'état de trouble : s'ils sont pris en charge rapidement, ils ne donnent pas lieu à des maladies.

Les écrans et les réseaux sociaux jouent un rôle dans le développement de ces troubles, mais ils ne sont pas le seul problème. Les perspectives auxquelles sont confrontés les jeunes, comme M. Milon l'a dit, ne sont pas faciles. Le chemin des adolescents n'est pas bordé de roses ! En revanche, les interactions sociales représentent une réponse. Mais il est certain que tous les jeunes ne sont pas égaux dans cette situation...

M. Daniel Chasseing, rapporteur. - Madame Le Houérou, le CMP est une brique indispensable entre l'hospitalisation et le domicile, et inversement. Il faut renforcer ce dispositif. Et puisqu'il n'y a pas assez de psychiatres, les IPA ont un rôle essentiel à jouer. Au centre hospitalier du Rouvray, en Seine-Maritime, douze IPA mention PSM rendent des services très importants. Les CMP doivent pouvoir recevoir les patients de manière urgente. Actuellement, ce n'est pas le cas. C'est la raison pour laquelle nous préconisons leur renforcement.

Le professeur Zagury, de l'hôpital Sainte-Anne, a indiqué que pour éviter les réhospitalisations, il faut aller vers les personnes qui ne sont pas revenues en consultation, grâce à des équipes mobiles.

Madame Canalès, il est vrai que certains médicaments sont en rupture. Le ministre de la santé a indiqué qu'il tenterait d'y remédier.

Pourquoi ne pas envisager une loi de programmation en santé mentale ?

Vous avez aussi évoqué la question des élus qui demandent une hospitalisation sans consentement. Les psychiatres connaissent également des problèmes liés à la judiciarisation croissante : lorsque des personnes sont hospitalisées sous contrainte, elles ne se considèrent pas malades et peuvent intenter des actions en justice à leur sortie.

La détection des troubles est effectivement un enjeu majeur. L'une des personnes que nous avons auditionnées a indiqué que la mère de l'élève qui a poignardé l'une de ses camarades à Nantes l'avait accompagné six fois à la maison des adolescents. Cependant, ces structures sont très hétérogènes en fonction des territoires : certaines ne sont pas dotées de psychologues. Aussi, le trouble de cet adolescent n'avait-il pas été détecté.

Madame Nédélec, il ne faut pas forcément « toujours plus » de structures : selon nous, la pierre angulaire reste le renforcement des CMP, pour que les rendez-vous puissent être obtenus très rapidement.

Monsieur Fichet, il est vrai qu'il est difficile de déterminer à quel moment le patient est guéri. Quand un malade souffrant de troubles psychotiques ne revient pas en consultation, il est nécessaire de le suivre, grâce aux équipes mobiles.

Enfin, monsieur Milon, tout le monde n'est pas malade, c'est vrai. Cependant, la première cause de mortalité chez les 15-25 ans reste le suicide, qui est intimement lié à l'angoisse que vous avez bien décrite.

Tous les psychiatres que nous avons auditionnés ont insisté sur la nécessité de conserver la sectorisation et de renforcer les CMP.

M. Jean Sol, rapporteur. - La problématique relative aux élus nous a en effet été remontée. Certains départements, au travers de l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF), ont développé des partenariats avec des structures comme les CMP ou les hôpitaux.

Monsieur Milon, certains chefs de service nous ont en effet dit que les infirmiers en psychiatrie leur étaient d'une grande aide. Cependant, le Gouvernement ne souhaite pas revenir sur cette spécialisation infirmière.

Concernant la formation, nous avons constaté que certains jeunes infirmiers étaient complètement perdus dans les services de psychiatrie. Il faut favoriser dans leur cursus une présence un peu plus importante en stage dans ces services, de préférence dans des hôpitaux non universitaires. Certains médecins, de même, nous ont indiqué qu'il serait utile d'intégrer un tel stage au cours de leur formation.

Le manque de moyens pour la médecine scolaire, dont le rôle dans la détection des troubles est pourtant fondamental, est criant. L'absence de travail en équipe pluridisciplinaire a été évoquée par un grand nombre des personnes auditionnées, qui ont appelé de leurs voeux ce travail coopératif.

Certains dispositifs qui concourent à la prévention n'ont pas été évoqués. Je pense aux groupes d'entraide mutuelle, à Un chez-soi d'abord ou à la pair-aidance, qui fonctionnent très bien, et qui doivent être pérennisés.

Par ailleurs, nous avons constaté un manque d'information quant aux dispositifs existants. Les parents ignorent parfois la possibilité d'accéder à des structures qui pourraient grandement les aider. Une meilleure coordination est donc nécessaire, avec un plus grand travail en équipe pluridisciplinaire et un renforcement du partage d'informations.

J'espère que le Gouvernement, loin de se contenter d'avoir fait de la santé mentale la grande cause nationale de l'année 2025, donnera plus de moyens à ce domaine.

M. Philippe Mouiller, président. - Mes chers collègues, je mets aux voix les recommandations de nos rapporteurs, ainsi que le rapport d'information.

Les recommandations sont adoptées.

La commission adopte, à l'unanimité, le rapport d'information et en autorise la publication.

La réunion est close à 11 h 40.

L'avis du comité d'alerte sur l'évolution des dépenses d'assurance maladie (ONDAM) - Audition de Mmes Catherine Vautrin, ministre du travail, de la santé, des solidarités et des familles, et Amélie de Montchalin, ministre chargée des comptes publics (sera publié ultérieurement)

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Le compte rendu de cette audition sera publié ultérieurement.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 19 h 00.