Mardi 1er juillet 2025

- Présidence de M. Cédric Perrin, président -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Audition de M. Sébastien Lecornu, ministre des armées

M. Cédric Perrin, président. - Nous sommes heureux d'accueillir le ministre des Armées, M. Sébastien Lecornu, afin de faire le point avec lui sur l'exécution de la loi de programmation militaire 2024-2030 (LPM) et les perspectives pour le prochain projet de loi de finances (PLF). Cette audition était d'autant plus nécessaire que notre pays est aujourd'hui confronté à une double menace : une menace externe matérialisée par l'hostilité croissante de la Russie envers l'Europe qui s'apparente à une « guerre hybride » et l'imprévisibilité des Etats-Unis dont le président n'hésite plus à remettre en cause la portée de l'article 5 du traité de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord ; et une menace interne constituée par l'état dramatique de nos comptes publics  - notre dette publique augmente de 3 milliards d'euros par semaine - et la menace que cela représente pour notre souveraineté financière compte tenu de nos difficultés à reprendre le contrôle de la situation.

Pour répondre à la première menace, une large majorité des membres de notre commission partage l'objectif fixé par le Président de la République de porter à 3,5 % du PIB notre effort de défense, en ligne avec les engagements pris il y a quelques jours par les pays membres de l'OTAN lors du sommet de La Haye.

Vous avez-vous-même, Monsieur le Ministre, évoqué un « poids de forme » du budget des armées autour de 100 milliards d'euros alors que le budget des Armées s'élève aujourd'hui entre 50 et 60 milliards d'euros selon que l'on prend en compte ou non les pensions. Nous sommes donc en phase sur l'objectif à atteindre.

Au-delà de cet objectif, c'est bien la question du rythme, de la vitesse de notre réarmement qui se pose. Et c'est précisément sur cette question que va porter l'essentiel de cette audition.

Comment expliquer, en effet, que l'objectif de hausse des crédits se traduise dans les faits depuis plusieurs mois par un sentiment d'étranglement financier, ressenti aussi bien par la Direction générale de l'armement (DGA) pour ses commandes, que par les entreprises qui ne voient pas ces commandes arriver ? Comment justifier cette absence de commandes que constatent la plupart des industriels ?

Comment comprendre que les forces soient contraintes d'annuler des périodes de réserve par manque de crédits, alors que la LPM prétendait doubler le nombre de réservistes ? Nous ne recourons même pas suffisamment à ceux que nous avons ! Comment comprendre le fait qu'alors que vous appelez de vos voeux une hausse des crédits, et surtout que la France vient de s'engager à les augmenter davantage encore dans le cadre de l'OTAN, aucune révision de la LPM ne soit programmée et qu'aucune loi de finances rectificative ne soit évoquée ?

Permettez-moi, Monsieur le Ministre, de revenir sur chacun de ces éléments afin que nous ne perdions pas de temps à discuter les faits pour nous concentrer sur les solutions.

Concernant les crédits des Armées en 2024, le rapport de notre collègue Dominique de Legge a démontré que 1,2 milliard d'euros avait été détourné du programme 146 pour financer les opérations extérieures (Opex), en contradiction avec le principe d'un financement interministériel rappelé par la LPM. C'est donc 1,2 milliard d'euros qui ne sont pas allés à la reconstitution de nos stocks de munitions ni à l'achat de nouveaux équipements.

Tous nos interlocuteurs de la base industrielle et technologique de défense (BITD) nous alertent depuis des mois sur l'absence de commandes de la part de la DGA ou des commandes très en retrait des objectifs fixés par la LPM. Nous ne croyons pas que le changement de Gouvernement intervenu en janvier dernier, explique cette panne budgétaire. Le problème est plus concret : sur les 24 milliards du programme 146, une fois enlevés les 5 milliards de report de charges et les 15 milliards de reste à payer pour des commandes antérieures, il ne reste en réalité plus rien pour des commandes nouvelles.

Cela explique qu'une note envoyée par Bercy aux préfets, que rapporte La Tribune du 24 mai dernier, visait à mettre en garde les entreprises de la BITD sur le fait que la préparation à la guerre de haute intensité, je cite, « n'implique aucune garantie de commandes immédiates ou à venir » et qu'elles devaient donc se préparer à leurs frais à un réarmement pourtant promis par l'État. Cela fait étrangement penser au dispositif que vous avez mis en place pour le financement, ou plus exactement le non-financement par l'État, du lancement du porte-avions de nouvelle génération (PANG)...

En somme, Monsieur le Ministre, tout en répétant vouloir accélérer le réarmement, le Gouvernement appuie sur le frein et va contre ses propres objectifs.

Nous ne mésestimons pas la difficulté budgétaire de la période, mais n'est-il pas temps d'expliquer clairement la situation aux Français ? La révision de la Revue nationale stratégique (RNS) montrera sans doute que non seulement la menace russe est bien réelle, mais qu'elle pourrait se matérialiser face à nous bien plus tôt qu'on ne le pensait. Et au-delà de la Russie, nous voyons bien que, partout dans le monde, le chaos appelle le chaos et que le recours à la violence se banalise dans les relations internationales.

Or, le temps presse car il nous faudra des années pour porter nos forces et nos moyens au niveau nécessaire.

Face à ce défi, les pays européens sont partagés en deux groupes : l'Allemagne et le Royaume-Uni ont très clairement commencé à réinvestir dans la défense et de nombreuses commandes sont annoncées, accompagnées d'une ambition industrielle nouvelle ; l'Espagne, quant à elle, tergiverse et n'hésite pas à reconnaître qu'elle ne respectera pas l'engagement de porter les crédits de sa défense à 3,5% du PIB.

Dans quel groupe la France se situera-t-elle ? Est-ce que nous allons continuer à peser en Europe et à tenir notre rang, ou bien avons-nous acté notre déclassement, de par notre incapacité à faire des choix et à les assumer ? Nous sommes à la croisée des chemins, face à un choix historique et stratégique. C'est la raison pour laquelle nos interrogations ne s'adressent pas seulement à vous, mais à chacun d'entre nous, et au-delà à tous les Français qui nous regardent.

Il est plus que temps de sortir de l'ambiguïté et des artifices de communication.

Notre objectif n'est pas tant de pointer les difficultés du Gouvernement à atteindre les objectifs fixés par la LPM, que de trouver le chemin pour garantir notre sécurité dans la durée, et d'éclairer celui que nous devrons prendre pour atteindre, en 2035, 3,5% du PIB pour notre défense.

Nous ne voyons pas poindre d'efforts budgétaires supplémentaires. Or, si nous ne faisons pas cet effort dès maintenant, la marche sera sans doute si élevée que nos successeurs auront beaucoup de difficultés à la franchir. Je rappelle que l'objectif de 3,5 % du PIB en 2035 représente une somme qui pourrait avoisiner les 120 milliards d'euros. Pour y parvenir, il faudrait consentir dès à présent un effort de 5 à 7 milliards d'euros supplémentaires par an.

M. Sébastien Lecornu, ministre des armées. - Merci pour votre invitation et cette mise en perspective, nous allons parler de sujets de gestion pure, aussi bien que des événements récents qui comptent dans le contexte - il y a eu le salon du Bourget, quelque peu historique, le sommet de l'OTAN et, bien sûr, il y aura, le 14 juillet, la prise de parole attendue du Président de la République lors de la traditionnelle garden-party de l'hôtel de Brienne, où il s'exprimera sur la suite de nos efforts de défense.

Un mot sur la revue nationale stratégique (RNS). Je remercie les membres de votre commission qui ont largement contribué à ce document, j'espère qu'il sera différent de celui d'il y a deux ans. J'ai demandé d'en déclassifier des éléments, et d'abord certaines analyses sur le contexte, les menaces et l'architecture de défense européenne et otanienne ; vous connaissez ces sujets et je crois utile d'assumer notre analyse en la rendant publique, pour parvenir à un document de référence dans la durée. C'est d'autant plus utile que si l'essentiel des menaces qui pèsent sur notre pays sont hybrides, nous devons faire davantage d'allers-retours entre le civil et le militaire. Face à l'incertitude, on pourrait être tenté de revenir aux questions purement militaires, mais les domaines où pèsent les risques sont hybrides - l'énergie, l'agroalimentaire, le cyber, l'informationnel en particulier. Nous sommes proches de deux grandes élections qui structurent la vie politique française, les élections municipales puis l'élection présidentielle, les risques d'ingérences étrangères sont établis. Nous allons, en réalité, devoir examiner la question de notre défense au sens où l'entendait le général de Gaulle, c'est-à-dire au-delà du seul prisme militaire, la défense nationale étant l'affaire de l'ensemble des ministères et, en miroir, de l'ensemble des commissions de la Haute Assemblée.

S'agissant des sujets proprement militaires, je commencerai par dire que les conflits actuels et l'alternance de l'administration américaine - laquelle a un impact sur l'espace euro-atlantique -, ne remettent pas en cause les orientations stratégiques de la LPM.

Il y a deux ans, lors de l'élaboration de la LPM, nous parlions déjà des relations entre l'Inde et le Pakistan, du défi de sécurité posé par la Chine en Indopacifique, ou du terrorisme au Sahel ; il s'est passé bien des événements depuis, en Syrie par exemple, sans même parler de l'Iran et de la guerre entre Israël et l'Iran. Les crises se sont clairement accentuées depuis deux ans, mais les grandes orientations de notre programmation militaire - l'épaulement du nucléaire par le conventionnel, le maintien de nos capacités expéditionnaires, la capacité à avoir une industrie de défense qui se branche sur différents contrats opérationnels -, restent les bonnes. Cette programmation, cependant, est vivante, nous intégrons l'évolution des technologies - je pense au quantique, à l'intelligence artificielle (IA), il faudrait être fou pour ne pas prendre dès maintenant les décisions qui s'imposent en la matière.

Pour résumer la situation, je dirais que les menaces sont de plus en plus précises, grandes, ingénieuses et qu'elles utilisent davantage des technologies civiles, détournées à des fins militaires. Dans le même temps, l'architecture de sécurité fondée sur l'OTAN et la contribution américaine, est mise en question, sinon en doute, dans différentes capitales européennes. Cependant, cette inflexion n'a pas d'impact sur le fond de notre défense, car notre modèle de défense a été imaginé par les gaullistes comme souverain et autonome, et pas seulement par la dissuasion. Y a-t-il quand même un impact sur notre situation ? Oui, puisque nos voisins sont impactés et, n'en déplaise à certains, nous ne vivons pas sur une île. La contribution que les États-Unis apportent à la défense du continent européen, dans les airs et en mer notamment, est singulière ; si demain, il y a moins de bateaux ou moins d'avions de chasse américains en Europe, il faudra sans doute plus d'avions français pour exécuter les plans de défense. C'est un des premiers éléments de pivot qu'il faut commencer à nourrir.

Ces dernières années, nous avons travaillé collégialement avec vous sur la réparation, le renforcement, puis des éléments de transformation de notre modèle d'armée. Pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, cette question se pose : faut-il augmenter le format de nos armées ? Il y a deux ans, nous ne nous posions pas la question, nous n'en parlions pas - je prends à témoin chacun d'entre vous, en particulier les commissaires qui ont contribué directement aux travaux de la programmation militaire. Notre sujet, c'était surtout d'assurer que notre matériel fonctionne bien, nous parlions pour l'armée de Terre d'une capacité de déployer deux brigades puis une division en 2027, avant de passer à un corps d'armée, et pour l'armée de l'Air nous en étions à basculer vers le « tout Rafale », en sortant progressivement nos Mirage des effectifs et en intégrant les nouvelles capacités des standards F4, puis F5.

La question se pose du tuilage entre notre propre protection et notre capacité à protéger les autres dans le cadre de nos engagements internationaux. C'est un point important, votre commission est aussi celle des affaires étrangères ; il y a un sujet de cohérence entre la diplomatie et la capacité militaire, notamment pour les missions que nous menons en Indopacifique. Nous travaillons à des scénarios pour améliorer notre programmation militaire, au-delà des mises à jour que les circonstances nous imposent - et je parlerai d'un ajustement de notre programmation militaire, autour de plusieurs points d'importance.

Le premier point, c'est la reconstitution de nos stocks de munitions. Pour des raisons budgétaires mais aussi capacitaires de certaines entreprises, comme MBDA, nous devons trouver des effets de seuil - il faut que les entreprises en prennent conscience rapidement : il n'y a pas seulement un problème de commande, mais bien de construction, d'organisation de la chaîne d'approvisionnement, des stocks et des sous-traitants. Les nombreux clients à l'export seront de plus en plus exigeants sur les délais de livraison. Plus Naval Group et Dassault vendent de plateformes - Rafale, frégates -, plus les clients du Golfe, de l'Indopacifique, d'Indonésie, d'Inde ou de Singapour seront soucieux d'avoir des stocks importants, ou des délais de livraison très courts pour leurs munitions. On a entendu beaucoup d'idioties à propos du Rafale dans les opérations militaires qui ont opposé l'Inde et le Pakistan ; le vrai retour d'expérience que nous avons d'État à État et d'armée de l'air à armée de l'air, c'est la demande de pouvoir reconstituer très vite des stocks de munitions, notamment de missiles complexes, c'est un enjeu décisif pour certains industriels.

Deuxième point, nous savons que certaines capacités de projection arriveront trop tard au regard des circonstances. Des échéances fixées pour 2035 ou 2030 paraissent trop lointaines, il faut regarder comment les atteindre plus tôt ; c'est un sujet d'exécution, une question parfois budgétaire, parfois d'organisation, parfois aussi de saut technologique. Les deux grands théâtres que sont le Moyen-Orient et l'Ukraine nous ont appris des choses contradictoires. Il y a deux ans, certains affirmaient qu'il n'y avait plus besoin de missiles complexes, qu'il ne fallait que des drones, de la masse ; aujourd'hui, on constate qu'il faut une combinatoire de drones peu coûteux pour saturer les défenses adverses, et d'armes de décision, de capacités de frappe très précises et très complexes : Israël et l'Iran l'ont démontré, aussi bien dans le volet offensif que défensif, avec le « Dôme de fer » israélien, mais aussi le système anti-missiles de haute altitude THAAD - pour Terminal High Altitude Area Defense - déployé par les Américains. La question de la défense sol-air et celle des frappes à longue portée, dans leurs différentes déclinaisons, nécessiteront une réflexion beaucoup plus fine, sur laquelle les états-majors travaillent actuellement.

Il y a aussi un sujet de doctrine : les drones remplacent-ils les missiles ? Je ne le crois pas. En revanche, les deux grands théâtres de guerre actuels nous montrent cette combinatoire nouvelle ; elle ne remet pas en cause notre programmation militaire, mais nous conduit à l'adapter : ce n'est pas un pivot, mais une adaptation.

Troisièmement, nous avons des fragilités qu'il faut très vite corriger - je l'assume ici pour l'avoir déjà dit publiquement. Je pense d'abord à la guerre électronique. L'Ukraine est l'endroit le plus brouillé au monde, c'est un facteur décisif pour les opérations. Neuf drones Shahed iraniens sur dix ont été abattus avant d'atteindre leur cible, faute de résister au brouillage. Nous avons engagé de nombreux programmes sur la guerre électronique, il faut les accélérer pour protéger mieux nos capacités offensives. Cela ne demande pas forcément des sommes colossales, mais elles sont décisives tant pour certaines munitions que pour certaines plateformes.

Un mot sur le format de nos armées. Les coupes budgétaires des années 2000 ont été tellement brutales - on peut parler d'amputation - que dans certains domaines, on en vient non plus à des questions de format, mais de situation critique. C'est particulièrement vrai de la défense sol-air. Nous attendons beaucoup du système sol-air de moyenne portée terrestre (SAMP/T) de nouvelle génération, il sera meilleur que le missile Patriot, avec une capacité à réaliser des interceptions tant hypersoniques que supersoniques. Il faut bien voir que le nombre de missiles détermine la capacité à protéger nos forces, y compris en opérations extérieures, et à le vendre à l'export. C'est pourquoi je proposerai des évolutions dans ce sens.

Dernier point, quelques éléments d'ouverture, encore sur le contexte et ses défis. En deux ans, l'accélération de nos compétiteurs et de nos alliés, peut nous conduire à décrocher sur certains segments si nous n'y prenons pas garde. C'est le cas du spatial ; nous étions pionniers sur le spatial militaire, mais les choses ne vont plus comme nous le souhaitons, pour des raisons qui tiennent aussi au civil. Il y a eu de grandes initiatives sur Telsat ou encore sur le New Space, il faut réfléchir à ce qu'elles impliquent sur notre programmation militaire. Les programmations sont faites pour inscrire l'action dans une dimension pluriannuelle, elles ne concernaient initialement que des grands équipements - uniquement les programmes nucléaires dans les années 1960 et 1970, puis quelques grands programmes conventionnels. Avec le temps, nos programmations militaires sont devenues bavardes, avec des cibles diverses et variées : pourquoi pas, mais à condition de respecter les engagements pluriannuels, ou bien nous allons créer un doute dans les écosystèmes. Nous avons adopté une nouvelle programmation miliaire il y a deux ans, en abrogeant la précédente ; je suggère que nous fassions désormais plutôt des mises à jour, car il faut garder la profondeur sur le temps long. Je sais que le temps long n'est pas à la mode, mais c'est pourtant seulement à cette échelle qu'on peut obtenir des succès technologiques et industriels.

Je traiterai avec une grande liberté de ton l'objectif otanien des 3,5 % du PIB de dépenses pour la défense, aussi bien que des sujets d'étranglement de la production et de la manière dont la gestion s'opère. Nous avons connu une succession de fragilités durant les premiers mois de cette année. La première cause en est la censure du Gouvernement, qui est venue perturber un système rodé pour engager des dépenses dès le 2 janvier - c'est la règle au ministère des Armées, qui fonctionne avec la précision de l'horlogerie suisse...-, le fait d'engager les dépenses seulement à partir du 2 mars a eu beaucoup de conséquences, d'autant plus fortes pour les ministères dont les budgets étaient en croissance, c'est le cas pour la Défense : les douzièmes provisionnels de janvier et de février ne pouvaient pas intégrer cette augmentation. Les commandes déjà passées ont été honorées, mais les nouvelles ne pouvaient pas être engagées et notre année budgétaire a démarré le 2 mars seulement. De surcroît, la réserve de précaution, ou « gel », a été appliquée de manière massive au ministère des Armées en mars et en avril. J'ai donc demandé, dans le cadre d'un dialogue de qualité avec la ministre Amélie de Montchalin et le ministre Éric Lombard, qu'on évite d'ajouter à ce démarrage tardif une gestion qui freinerait l'engagement des nouvelles commandes, ou bien l'onde de choc du retard allait s'amplifier davantage ; un premier dégel de plus de 600 millions d'euros a donc été opéré il y a deux mois, et un nouveau dégel devrait intervenir dans les tout prochains jours.

Dans son rapport, Dominique de Legge a eu raison de s'inquiéter de la ponction du programme capacitaire pour abonder les Opex, décision prise par le gouvernement démissionnaire de M. Barnier ; j'ai accepté cette décision mais à une seule condition : que l'on ne touche pas aux commandes effectives de la LPM. Ce qui compte dans un régiment, une base aérienne ou un navire, c'est la livraison de ce qui a été programmé, c'est cela qui a des effets militaires réels. La ligne rouge de mon ministère a été de ne pas déprogrammer de commandes et c'est ce qui explique la dégradation du report de charges ; l'ensemble des retards du premier semestre a été rattrapé et à la fin du mois de juin, la DGA a engagé pour près de 4 milliards d'euros de commandes nouvelles. Cela représente un rythme important : les commandes passées en LPM ont déjà donné lieu à près de 12 milliards d'euros de paiements en 2025, contre 10,3 milliards d'euros en 2024 à la même date. C'est important et il faut le dire. Pour faire mieux comprendre la situation, je peux comparer avec ce qui se passe dans nos communes lorsqu'en conseil municipal, on décale le tableau des subventions pour les associations alors qu'on avait l'habitude de verser les subventions à la même date : d'un coup, les associations se disent qu'elles ne sont plus soutenues - c'est un peu ce qui s'est passé avec le décalage de deux mois qui a fait suite à la censure du Gouvernement Barnier.

Notre BITD a fait ce qu'elle a pu pour s'organiser pendant la baisse des crédits budgétaires des années 2000 et nous réalisons aujourd'hui que la « supply chain » - les sous-traitants, en bon français - est largement désorganisée. En réalité, même si telle ou telle grande entreprise est visible et se présente comme un fleuron de notre BITD, cette visibilité ne rejaillit pas en cascade sur l'ensemble des sous-traitants. J'ai commencé à mener un travail avec les neuf grandes entreprises de la BITD pour apporter de la clarté, cela me paraît préférable à un système où la DGA, comme si elle gérait un kolkhoze, s'adresserait directement à tous les sous-traitants - il faut clarifier les circuits, ou bien nous allons arriver à y voir moins clair alors même que les crédits augmentent... Un rapport récent a mis en lumière les fragilités structurelles et industrielles de notre BITD : la main-d'oeuvre, la formation, les sous-traitants, les stocks. Ces questions purement industrielles sont l'un des grands sujets de réflexion pour les temps à venir.

Vous connaissez mes options très gaulliennes sur l'OTAN. Notre modèle de défense doit être national et c'est en repartant de nos ambitions, de nos faiblesses vis-à-vis des menaces auxquelles nous faisons face, mais aussi de notre capacité à maintenir notre autonomie stratégique et notre souveraineté industrielle, que nous devons construire notre agrégat de dépenses publiques militaires. Si nous acceptons d'acheter des instruments de défense plus chers parce qu'ils sont français, c'est parce que nous voulons ne dépendre de personne en la matière ; c'est un choix politique au sens noble du terme, nous considérons que nous n'avons à recevoir d'injonction de personne - et il faut regarder les choses dans leur détail, certains membres de l'OTAN veulent inclure des dépenses qui ne concernent que très indirectement la défense, nous devrons être très vigilants.

Faut-il continuer d'augmenter le budget de la défense ? La réponse est oui, au moins parce que les sauts technologiques coûteront de plus en plus cher. Défendre une autonomie stratégique sur le quantique, cela demandera autant d'efforts que ce que les gaullistes ont dû faire dans les années 1960 pour l'atome. La question est authentiquement politique : sommes-nous dépendants, décrochons-nous dans la compétition, ou bien nous accrochons-nous en essayant de faire les choses par nous-mêmes, ou à plusieurs avec d'autres pays européens ? Certains sujets sont mutualisables, comme l'aventure Ariane dans le spatial ; d'autres, au contraire, ne doivent pas l'être, car ils relèvent de la souveraineté. Il faut poser ces questions, elles sont déterminantes pour que nos concitoyens acceptent la dépense publique. Chacun, ici au Sénat, défend l'autonomie stratégique et la souveraineté, personne n'a envie que notre pays dépende de Pékin, de Moscou ou de Washington pour sa défense nationale. Cela doit nous permettre de nous organiser pour prendre quelques grandes décisions sur notre armement.

M. Cédric Perrin, président. - L'acceptabilité du budget de la défense dépend aussi du budget général et de ce qu'il sera possible de faire pour la santé et l'éducation. Il n'est pas simple de faire comprendre que si la défense n'est pas à la hauteur de nos ambitions, il sera vain de parler de santé, d'éducation ou de retraite...

Je voudrais revenir sur deux points de votre propos. D'abord, les changements géopolitiques depuis février 2022, qui imposent de réfléchir à un changement de modèle. Or, au Sénat, lors des débats sur la loi de programmation militaire pour 2024-2030, nous avions défendu la massification - on nous opposait alors que ce n'était pas nécessaire, puisque nous disposons de la dissuasion. L'an dernier, nous avons conduit une mission d'information sur les commandes de munitions ; les industriels nous y ont expliqué qu'ils n'avaient pas de commandes, tandis que le ministère nous a parlé d'un problème de capacité de l'industrie à assumer la montée en cadence. Je suis donc très heureux que cette question soit aujourd'hui à l'ordre du jour, nous y avons réfléchi depuis un certain temps au Sénat. Nous nous sommes d'ailleurs interrogés sur le devenir des 16 milliards d'euros qui avaient été prévus par la LPM pour les acquisitions de munitions.

M. Dominique de Legge, rapporteur spécial de la commission des finances. - Depuis que j'examine le budget sur la partie programmation militaire, on m'explique que la masse n'est pas importante parce qu'on la compense avec de la technologie. Je vois, en vous écoutant, qu'on remet en cause ce qui avait été théorisé pour justifier une baisse du budget - et je salue cette évolution, qui est celle de la lucidité, car quand on passe de 1 300 chars à 200 chars, on n'est pas dans la même position, surtout pour faire la guerre.

Sur les aspects plus budgétaires, vous avez évoqué rapidement la question du report de charges ; il représente tout de même 24 % du budget hors dépenses de personnel. Dès lors que 90 % du budget financent des opérations déjà engagées les années antérieures, comment voyez-vous l'évolution du report de charges - surtout si, comme vous le dites, vous allez continuer à commander ce qui est prévu ? À un moment donné, le décalage va se voir, et un problème va se poser, de sincérité du budget et de cohérence de la gouvernance.

Sur les stocks et la BITD, les retards liés à la dissolution représentent deux mois, vous allez les rattraper. Cependant, la ministre des comptes publics prévoit à nouveau de réduire la dépense publique de 3 milliards d'euros à compter du 1er juillet. Pensez-vous que le ministère de la défense sera épargné ? Cela pose la question de la sincérité du budget et de la cohérence entre ce que nous votons et l'exécution.

Sur les commandes, je veux bien croire qu'il n'y ait plus de blocages, mais ce n'est pas ce que j'ai entendu la semaine dernière au Salon du Bourget ; alors soit on nous raconte des carabistouilles, soit c'est vous qui n'avez pas la bonne vision de ce qui se passe, il faut de la clarté.

Enfin, je partage l'idée que le volume de 3,5% du PIB est un indicateur et que ce qui doit nous guider, c'est la menace et les besoins pour y faire face. Cela dit, il y a un engagement politique du Président de la République, donc de la France. Ce volume de 3,5 %, c'est ce que la France consacrait à sa défense en 1960 ; en 2035, cela représentera 138 milliards d'euros : il faudrait donc en moyenne 6 milliards d'euros supplémentaires chaque année. Allons-nous tenir cet objectif - et comment ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. - Le problème n'est pas tant celui de la masse contre la technologie, que celui de la masse sans la cohérence. J'ai beaucoup insisté sur ce point pendant la programmation militaire et je continuerai à le faire. Acheter plus de plateformes, comme des avions de chasse ou des frégates, sans le maintien en condition opérationnelle (MCO), sans les munitions, voire sans la formation des équipages, cela n'a pas de sens. Chez certains de nos voisins européens, il y a de grandes polémiques parce que des acquisitions massives de matériel ont conduit à des échecs industriels ou militaires en raison de défauts d'entretien et de soutenabilité.

Pendant des années, des chefs de l'État et des ministres de la Défense avant moi ont accepté que le Charles-de-Gaulle ou que certaines frégates partent en mission avec des soutes à munitions qui étaient loin d'être pleines. Cela, je ne le tolère pas - en particulier parce que je sais combien de missiles Aster l'une de nos frégates a dû tirer en mer Rouge dans le cadre de la mission Aspides, et que je connais le temps qu'il faut pour produire ces missiles. C'est bien pourquoi il faut progresser à la fois sur la masse et sur la cohérence, les deux vont de pair, et il en va de même pour les heures d'entraînement. Les grands retours d'expérience, notamment d'Ukraine, montrent que le degré d'entraînement, la cohérence et l'articulation précise entre les soutiens et les forces combattantes sont des facteurs clés.

Il y a deux ans, devant le rapporteur Christian Cambon, j'ai assumé la priorité donnée à la réparation des services de soutien. Envoyer plus de forces sans être capable de les soutenir, c'est mettre nos soldats en danger. Plus on augmentera la masse, plus la question du poids de forme du budget annuel de l'armée française se posera. Quel est le bon format ? Nous raisonnons en pourcentage du PIB, mais la vraie question, qui porte bien au-delà du quinquennat, c'est de savoir quel est le budget cible pour nos armées - puisqu'il faudra bien, un jour, arrêter de raisonner seulement en pourcentage d'augmentation ? À quel moment serons-nous au bon niveau ? Un modèle purement défensif n'est pas un modèle agressif, nous ne cherchons à agresser personne, nous avons une armée pour notre paix et notre défense, mais nous devons répondre à des questions de fond : la France a-t-elle encore une vocation mondiale et des capacités d'élongation pour intervenir sur tel ou tel théâtre ? Ou, au contraire, faut-il se concentrer sur l'espace euro-atlantique et l'Afrique, car le reste coûte trop cher ? Pour ma part, je crois qu'il faut rester universel - mais aussi qu'il faut débattre de notre modèle, un débat serait plus franc.

Ceux qui opposent le modèle social au modèle de défense méconnaissent notre histoire, car la IVème République et le Conseil national de la Résistance ont réussi à la fois le modèle social et l'effort de défense. De surcroît, la dépense publique militaire est fixée sur le territoire national et se retrouve dans toutes nos industries. Le vrai sujet est donc le suivant : que voulons-nous être ? Pierre Messmer, dans ses mémoires, écrit qu'il n'y a rien de pire qu'un décalage entre un modèle de défense et un modèle diplomatique. L'année 1940 en est l'illustration parfaite : une diplomatie offensive allant soutenir la Pologne face à une agression, avec un système militaire purement défensif, la ligne Maginot. Quand on a une diplomatie offensive avec un système militaire qui n'a que des capacités statiques, positionnelles et défensives, cela ne fonctionne pas. Je crois que ce débat sur le modèle de défense est nécessaire et que le Sénat est le bon endroit pour dépasser les cercles des think tanks et les « sachants », pour conduire une réflexion d'une nature un peu différente.

La question n'est donc pas tant de savoir s'il faut plus de navires de guerre - personne ne dira qu'il en faut moins, encore que certains l'aient dit et fait. La révision générale des politiques publiques (RGPP) a sorti trois frégates du format de la Marine ; les mers et les océans ont-ils changé ? Non, pas plus que la zone économique exclusive maritime française ; dès lors, il ne faut pas être grand clerc pour comprendre qu'il nous manque trois frégates. C'est moins vrai sur d'autres capacités expéditionnaires, où il peut y avoir débat. Un corps d'armée pour l'armée de terre, cela signifie que l'on veut faire quelque chose de très lourd, parfois très loin, et surtout seul ; il y a, bien sûr, l'articulation entre le conventionnel et le nucléaire - on dit souvent que le premier parapluie américain en Europe, ce ne sont pas les bombes nucléaires, mais le stationnement de troupes américaines, nous avons besoin d'élargir notre réflexion à tous ces aspects.

Le ministère des Armées sera-t-il épargné par les restrictions budgétaires ? Oui, au sens où la programmation militaire, dans sa capacité à délivrer les moyens physiques qu'elle contient, est conforme à l'instruction du Président de la République et à l'engagement que j'ai pris devant vous. On ne peut pas, après les constats que nous avons faits, considérer que la défense n'est pas une priorité. Par conséquent, la réalisation physique de cette programmation est essentielle.

Un mot sur la sincérité budgétaire. Qu'est-ce qui est insincère ? C'est ce qui est contraire à ce qui est écrit dans la loi. La loi de programmation est devenue trop bavarde ; en même temps, grâce à vous, elle est précise. Le Sénat a tenu à ce qu'un certain nombre de jalons y soient inscrits, comme la chronique des recettes exceptionnelles ; j'ai pensé alors que vous preniez des précautions superflues mais je fais mon mea culpa : je pense aujourd'hui que vous aviez raison, ma longévité ministérielle me permet d'en témoigner.

Pour répondre précisément à votre question, si la LPM est respectée, il n'y a pas de problème de sincérité. Il faut regarder comment fonctionnent les Opex ; elles sont provisionnées en loi de finances, et quand nous l'avions fait, nous étions loin de nous douter qu'il y aurait la crise au Sahel ou que les Jeux olympiques coûteraient plus cher que prévu ; ensuite, quand la provision ne suffit pas, la loi dispose qu'il y a un financement soit interministériel, soit en gestion. Et je veux me faire un peu le gardien du temple : rien ne doit entraver la capacité du Président de la République à engager les forces, c'est le principe même de la Vème République, quel que soit le chef de l'État. Par conséquent, demander au ministère des armées de sanctuariser les Opex, cela reviendrait à créer une situation inédite sous la Vème République, en capant la capacité du Président à engager les forces - ce que nous devons refuser. C'est donc ce qui me fait dire que si l'on respecte la LPM, il n'y a pas de problème de sincérité.

Un taux de 24% de reports de charges est trop élevé, il faut revenir aux 20 % sur lesquels nous nous sommes engagés, ce qui est déjà très élevé. J'avais annoncé que les reports de charges augmenteraient, je tiens à clarifier ce point car beaucoup confondent « reste à payer », « report de charges » et « impayé ». À entendre les commentaires, on a parfois l'impression que l'État laisserait des ardoises chez les industriels. Or, je n'ai jamais vu un industriel se plaindre d'un report de charges, et pour cause : l'État paie des intérêts moratoires. Il ne faut donc pas raconter d'histoires... La vraie question, c'est de savoir jusqu'à quel point cette augmentation est soutenable - je pense que 24 % c'est trop et qu'il faut revenir aux 20 %, c'est le plafond à ne pas dépasser.

J'assume ces reports de charges, parce qu'ils sont le signe que le budget augmente, c'était la même chose dans les années 1960-1970, car plus vous engagez de commandes, plus vous avez de reports. Cependant, je ne veux retarder aucune commande et je vous rejoins quand vous écrivez, dans votre rapport, préférer des crédits supplémentaires à un ralentissement des commandes. En effet, ralentir les commandes en ce moment, ce serait diminuer la programmation militaire, à contresens des défis auxquels nous faisons face.

Concernant les 3,5 %, il ne faut pas abandonner la méthode que nous avons adoptée collectivement en 2022-2023. Repartons de ce que nous voulons faire et nous aurons un résultat ; la dissuasion nucléaire est incluse dans les 2 % d'aujourd'hui, des pays dépassent les 2 % et sont moins bien protégés que nous, faute de dissuasion. Il faut aussi tenir compte des réalités géographiques : la menace n'est pas la même à l'est et à l'ouest de l'Europe, par exemple. Comme grand contributeur de sécurité pour l'Alliance atlantique, il faut surtout que nous repartions de nos propres enjeux. Cela ne veut pas dire être égoïste, mais prolonger notre modèle militaire, qui a été fait sur-mesure, tout en étant compatible avec l'OTAN.

Sur les commandes, je me méfie de ce qui peut être dit ici ou là et je prends cet engagement devant vous : nous allons faire la transparence totale sur ce que les entreprises touchent. Je suis arrivé au ministère des Armées avec un budget annuel de 40 milliards d'euros ; cette année, il est de 50,5 milliards d'euros ; on entend dire qu'il n'y a pas de commandes, mais notre budget est de 10 milliards d'euros supérieur à ce qu'il était quand je suis arrivé, et je rappelle que mes prédécesseurs fermaient des bases aériennes et des régiments. Je fais cette recommandation à mes équipes : quand un parlementaire nous dira qu'une entreprise a un problème de visibilité sur des commandes, nous vérifierons immédiatement ce qu'il en est et nous le dirons, en toute transparence. Je rappelle que l'État n'est pas le client direct de toutes les entreprises, mon ministère n'achète pas des joints pour les Rafale - mais l'avion entier. J'ai fait cet exercice de transparence et souvent, lorsque l'on creuse un peu, l'entreprise répond qu'elle n'a pas reçu de nouvelle commande ; or, on ne commande que ce qui est prévu dans la programmation, ce n'est pas parce que l'on parle partout de réarmement que de nouveaux programmes suivent automatiquement, il faut pour cela un ajustement de la programmation. Il faut donc distinguer les entreprises qui ne voient pas venir une commande attendue et les autres, et il faut être très vigilant aussi parce qu'il y a des enjeux sociaux, il y a du chômage partiel qu'il faut résorber, c'est pour moi une priorité absolue. Il faut comprendre aussi que des entrepreneurs font avancer leurs intérêts et il faut bien distinguer les situations, nous parlons d'argent public, il faut de la transparence - je m'y engage devant vous.

M. Cédric Perrin, président. - Il serait intéressant aussi de faire la transparence sur la question des munitions, et que nous disposions d'éléments précis. Il y a quelques années, une polémique nous a opposés sur les commandes de missiles de moyenne portée (MMP) ; nous avons montré qu'il s'agissait de commandes datant de 2014, nous étions sur une queue de comète de crédits, non sur une commande nouvelle. Il est très compliqué pour nous de comprendre la situation lorsque nous ne disposons pas, comme vous, des éléments concrets que vous donnent vos services.

Nous avons besoin de plus d'informations pour juger si les crédits que nous votons sont utilisés conformément à notre vote - par exemple les 16 milliards d'euros pour les munitions, qui sont déjà ventilés en partie.

M. Hugues Saury. - En 2024, le financement des Opex a été opéré largement sur le programme 146 « Équipement des forces », comme l'a indiqué la commission des finances du Sénat. Lors d'une audition devant cette même commission, en octobre dernier, vous aviez dit avoir demandé à l'état-major des armées, au contrôleur général des armées et au secrétaire général pour l'administration, de rédiger un rapport sur ce sujet, et que vous entendiez le transmettre au Parlement. Quelles sont les conclusions de ce rapport qui, d'après mes informations, n'a pas été transmis au Parlement ? Je ne comprends pas pourquoi le financement des Opex a pu être opéré dans de telles proportions sans débat parlementaire...

Ensuite, envisagez-vous de réviser la LPM avant 2027 et, si oui, selon quelles modalités et quel calendrier ?

Des députés expérimentés viennent de publier un rapport proposant de mettre entre parenthèses, voire d'abandonner, le programme du porte-avions de nouvelle génération (PANG) : qu'en pensez-vous ?

Le récent rapport du Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (Gicat) relève que les entreprises de notre BITD tournent déjà à 91 % de leur capacité. Le nouvel objectif de 3,5 % du PIB annonce un flot de commandes supplémentaires. Comment comptez-vous dégager d'ici à 2028 les marges industrielles nécessaires - sachant les problèmes de foncier, de machines-outils, de main-d'oeuvre - pour passer d'une logique d'optimisation à une véritable économie de guerre ?

Selon ce même rapport, 31 % des entreprises de défense françaises sont en état de rupture d'approvisionnement, soit le double de la moyenne industrielle, c'est considérable. Les tensions portent surtout sur les poudres, les métaux critiques et les composants électroniques, alors que les volumes de munitions exigés par l'Ukraine et l'OTAN s'envolent. Quelles mesures immédiates - stocks stratégiques, contrats pluriannuels, diversification hors Union européenne - entendez-vous mettre en place pour sécuriser ces flux, tout en respectant les nouvelles exigences imposées en matière de marchés publics ?

Mme Hélène Conway-Mouret. - La France entend-elle s'appuyer sur les mécanismes mis en place par la Commission européenne pour aider les pays membres à accroître leurs dépenses militaires ? Quand et à quelle hauteur pourrons-nous bénéficier de l'enveloppe de 150 milliards d'euros du programme Security for action for Europe (SAFE) ?

Vous avez indiqué qu'une réflexion commune était nécessaire. Sur le plan européen, quelle priorité capacitaire et organisationnelle allez-vous définir, ou avez-vous déjà défini avec nos alliés, en particulier dans les domaines de l'artillerie, du balistique, du maritime, de l'aérien et du spatial ? On sait que les Allemands et les Polonais se concentrent sur le conventionnel terrestre. Les priorités de nos alliés peuvent-elles faire évoluer notre propre modèle d'armée pour qu'il soit complémentaire de leurs choix, devons-nous nous caler sur leurs priorités pour assurer ensemble la défense du continent ?

Quelle gouvernance, ensuite, pour harmoniser les efforts sur les enjeux de défense ou de résilience, qui relèvent principalement du ministère des Armées, mais aussi de celui de l'Intérieur ? Prévoyons-nous, comme le font les Suédois, d'évoluer vers un concept de défense totale, avec une plus grande association du peuple français à la défense nationale, en lien avec la réserve ? Cela nous aiderait à faire comprendre à l'opinion publique que nous avons un véritable effort de défense à fournir, avec des priorités budgétaires qui ne sont peut-être pas celles que les Français attendent au quotidien : qu'en pensez-vous ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. - Le rapport du contrôleur général des armées peut être communiqué au Sénat sans aucune difficulté. C'est un enjeu important pour moi de bien clarifier et de réaligner le régime juridique des Opex, leur imputation budgétaire et leur base constitutionnelle, y compris sur les sujets concernant la protection et la réparation des forces. Nous avons redécouvert ces sujets otaniens récemment avec la mission de réassurance en Roumanie - c'est un nouveau type d'opération et nous devrons d'ailleurs réfléchir à la notion même d'état de paix et d'état de guerre, sur ce que cela signifie sur le plan juridique, c'est un débat plus large.

Deuxièmement, le débat a eu lieu sur les bascules de programme à programme, car, par définition, elles ne peuvent pas se faire sans le Parlement, on passe toujours par un projet de loi de gestion et un projet la loi de finances, c'est la procédure de la Lolf, je ne fais que la constater...

Comment va-t-on ajuster, ou réviser la LPM ? Les modalités ne sont pas arrêtées. Elles vont dépendre du volume du nouvel effort budgétaire - on ne dérange pas le Parlement pour quelques ajustements mais si le changement est significatif, il faut passer par la délibération parlementaire, et il faudra voir également si d'autres éléments législatifs sont en jeu, nous examinons ces aspects en interne.

Tous les débats sont possibles sur le PANG, mais j'ai deux certitudes sincères et réelles. La première, c'est que je ne vois pas bien comment il pourrait y avoir un conflit demain dans lequel, en mer, la protection aérienne ne sera pas nécessaire, c'est vrai pour la défense mer-air et pour l'air-air en mer. Ceux qui pensent que les porte-avions deviennent inutiles occultent souvent cet élément et ne démontrent en rien que cette protection sera assurée sans porte-avions. Reste à savoir quel type de porte-avions sera utile, avec quels avions, le débat est ouvert pour cibler ce qu'emportera un porte-avions en 2070. Il faut compter, ensuite, avec l'enjeu technologique et industriel : maîtriser la propulsion nucléaire de A à Z, ce n'est pas un sport de masse. On a beaucoup parlé de la perte de savoir dans la filière nucléaire civile, mais on n'a jamais perdu de savoir-faire dans le nucléaire militaire, tant sur la dissuasion pure que sur la propulsion. Quatre réacteurs pour quatre sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) et six réacteurs pour six sous-marins nucléaires d'attaque (SNA), c'est déjà très juste ; l'entretien des deux chaufferies nucléaires et le développement des futures chaufferies pour le PANG, c'est tout juste ce qu'il faut pour conserver cette compétence. Ma deuxième conviction, c'est donc que la propulsion du PANG doit être nucléaire, car c'est ce qui permet des capacités d'élongation.

Il y a donc un consensus, dans les états-majors, pour bâtir un porte-avion lourd et qui aille loin, à propulsion nucléaire et qui permette la maîtrise du ciel, c'est la base. Le décalage dans le temps poserait un gros problème de ressources humaines : un tel programme se prépare longtemps à l'avance, on ne peut pas dire à des milliers de personnes qui sont prévues pour y participer, d'attendre quelques années que les crédits arrivent - dans la Marine, aujourd'hui, des gens préparent déjà l'équipage qui devra être prêt dans dix ou quinze ans. Il faut dire la vérité : si on reporte le programme du PANG, il s'arrêtera complètement. On ne maintient pas virtuellement 1 400 marins et les pilotes qui vont avec, à ne rien faire pendant quatre ans, cela n'a pas de sens. Ceux qui refusent le débat ont tort, et ceux qui l'expédient trop rapidement ont tort également.

La chaîne industrielle de notre BITP est un énorme enjeu, un sujet d'audition en tant que tel. Il est plus large que les commandes des armées françaises, la pression à l'export va monter fortement pour beaucoup de nos équipements, je le vois dans mes échanges bilatéraux avec mes homologues. La question des délais, des compensations, de la production sous licence dans des pays auxquels nous avons déjà vendu beaucoup d'armes : tous ces sujets vont émerger, la BITD relève d'un domaine hybride et dual, autant civil que militaire.

L'outil européen Safe ouvre une ligne de prêts, dans des conditions intéressantes ; Bercy a la main, nous lui indiquons ce qui peut être fléché et le ministère des finances négocie avec la Commission européenne. Le travail est en cours pour examiner ce qui peut être éligible soit dans la programmation actuelle, soit dans une mise à jour. Attention, Safe n'accorde pas de subvention, mais des prêts, c'est bien de la dette. Par ailleurs, les choses avancent avec la Banque européenne d'investissement (BEI) : il s'agit là aussi de prêts, qui peuvent être bonifiés, ce qui est intéressant - et les discussions sur le programme européen pour l'industrie de la défense (EDIP) se poursuivent.

Des mutualisations européennes sont possibles, en particulier dans le domaine spatial : il serait contre-productif de ne pas se regrouper pour des programmes de satellites de renseignement ou d'observation. La défense sol-air, avec le SAMP/T de nouvelle génération, est déjà un programme franco-italien - je suis disposé à voir comment ce SAMP/T de nouvelle génération peut devenir un outil de défense sol-air pour la plupart des pays européens, y compris les pays limitrophes, mais c'est un sujet qui prendra du temps.

La difficulté, avec ces mutualisations, c'est le décalage entre nos propres calendriers, nos annualités budgétaires, notre programmation, et la manière dont les autres pays fonctionnent. Il faut donc garder de la souplesse dans nos procédures, car si nous voulons des coopérations, il faut être capable de pouvoir les ouvrir ; il faudra aussi accélérer les coopérations qui fonctionnent bien, comme le programme que nous avons avec la Belgique et les Pays-Bas sur les mines maritimes, Replacement Mine CounterMeasure (rMCM).

Concernant la résilience et la défense totale, nous ne sommes pas la Suède, et encore moins la Finlande. Faut-il mobiliser davantage le corps civil français ? La réponse est oui, y compris sur le terrain industriel. L'industrie civile peut nous apporter de bons réflexes, et nous ne ferons pas l'économie d'un débat sur l'organisation du système de production. La défense a été organisée pour produire des petites séries de haute qualité ; or, l'industrie automobile nous a appris que l'on pouvait aussi faire des grandes séries de haute qualité, il faut y réfléchir. Je pense également à la mobilisation de la jeunesse, notamment en outre-mer, où nous avons des crises climatiques de plus en plus violentes. Sur ces sujets, la concomitance de crises militaires, qui nécessitent une armée professionnalisée, et de crises plus hybrides, des crises naturelles, climatiques, ou encore des attentats, peut conduire à une congestion des services intérieurs et des forces armées. Il n'est donc pas inutile de réfléchir à d'autres scénarios.

M. Cédric Perrin, président. - Nos collègues Olivier Cigolotti et Gilbert Roger ont publié, en juin 2020, un rapport sur le PANG et je peux dire en notre nom à tous, que l'abandon du porte-avions serait une absurdité. Nous soulignions dans ce rapport que la propulsion nucléaire présentait un avantage considérable en termes de maintien des compétences industrielles, le maintien des compétences des salariés qui travaillent dans le nucléaire civil et militaire est un enjeu très important. Aussi avons-nous eu quelques frayeurs en lisant certains rapports publiés récemment à l'Assemblée nationale, émanant de députés qui sont pourtant bien informés sur ces sujets - votre propos nous rassure donc.

M. Olivier Cigolotti. - Dans un document stratégique publié en début d'année, le chef d'état-major de l'armée de l'air et de l'espace estime nécessaire de sortir d'une logique de contrat, en parlant du MCO, pour tendre vers une logique de combat stratégique, afin de pouvoir faire face à un conflit de haute intensité. Ma question est simple : comment sortir de la logique normative qui encadre aujourd'hui nos contrats, notamment dans le domaine de l'aéronautique, pour tendre vers une logique d'efficacité ? Comment définir une nouvelle gouvernance qui associe la DGA, la Direction de la maintenance aéronautique (DMAé) et les industriels, auxquels nous allons demander de prendre une part de risque complémentaire ?

En début d'année, la Structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres (SIMMT) a signé avec Thales un contrat pour l'adaptation de bout en bout du soutien opérationnel et de la logistique uniformisée des systèmes terrestres - qui porte l'acronyme « Absolu », lequel évoque plus un parfum qu'un contrat de MCO... Ce contrat en remplace trente autres et concerne l'ensemble des matériels terrestres : n'y a-t-il pas un risque de dépendance à un seul industriel, même si l'on en connaît les capacités ? N'y a-t-il pas un risque de défaillance si cet industriel ne remplit pas les conditions que l'on peut en attendre ?

Mme Michelle Gréaume. - Près de 170 élèves médecins, pharmaciens et infirmiers, dont 11 stagiaires étrangers, viennent de participer à l'exercice opérationnel Santé sur le camp de Valdahon. Cet exercice représente une mobilisation massive pour le service de santé des armées (SSA), avec deux fois plus de stagiaires que les années précédentes. Le scénario de guerre de tranchées, inspiré du conflit en Ukraine, comportait des blessés sans possibilité d'évacuation, de la chirurgie en urgence et des exercices de prise en charge en combat urbain, le tout dans une recherche de réalisme par rapport à la haute intensité.

Lors de l'exercice Orion 23, le chef de la division emploi des forces à l'état-major des armées avait déploré des tensions majeures en matière de ressources humaines pour le SSA, indiquant avoir pu déployer un dispositif d'une capacité d'accueil de seulement douze blessés en urgence absolue par jour. Or, en haute intensité, il faut s'attendre à des chiffres sans commune mesure, de plusieurs dizaines, voire centaines par jour.

Quel nombre de blessés le SSA a-t-il démontré être en mesure de prendre en charge pendant cet exercice à Valdahon ? Ce genre d'exercice n'est-il pas, de toute façon, d'une portée limitée, compte tenu du format actuel du SSA, où il manque plusieurs dizaines de médecins et de soignants ? Le service ne devrait-il pas avant tout se concentrer sur sa remontée en puissance ? Quelles sont les améliorations déjà permises par la mise en oeuvre de la dernière loi de finances à mi-exercice ?

À titre personnel, je souhaite vous poser une question complémentaire sur la situation de Gaza. En dépit de la déclassification récente des documents, que nous saluons, des interrogations persistent dans l'opinion. Selon plusieurs ONG, dont Amnesty International, des composants provenant des États-Unis, en transit par l'aéroport Charles-de-Gaulle, sont transférés à destination d'Israël et seraient utilisés dans des frappes aériennes à Gaza. De plus, selon les dockers de Fos-sur-Mer, des composants pour fusils-mitrailleurs provenant d'une usine marseillaise sont exportés vers le port d'Haïfa en Israël.

Je n'entends aucunement polémiquer, mais j'exerce mes prérogatives de contrôle parlementaire. Pour rappel, le traité sur le commerce des armes interdit les transits dès lors que le matériel peut servir à être utilisé contre des civils. Il en va de notre responsabilité collective de nous en assurer.

Quelles sont les mesures douanières et diplomatiques pour éviter que la France ne soit complice d'une violation du droit international, voire d'un possible génocide ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. - Le MCO devient un sujet à l'export, pas uniquement pour nous. Nous arrivons à un moment asymptotique où, après avoir eu beaucoup de succès à l'export, nous voyons des armées partenaires qui, ayant bien utilisé les matériels, entrent dans le concret du renouvellement des stocks de munitions. Dans la réalité, il n'y a pas une ligne de production pour l'export et une autre pour l'armée française - ce qui compte, c'est une disponibilité d'ensemble, avec une pression croissante de nos partenaires. On observe la même chose aux États-Unis, la pression est énorme sur la BITD pour assumer le service après-vente, en particulier les munitions et le MCO.

La gouvernance du MCO progresse, il faut veiller à ne pas diluer la responsabilité ; la verticalisation des contrats sur le MCO, souhaitée par Florence Parly, a permis de modifier les choses sur certains équipements, de manière parfois spectaculaire. La disponibilité du Rafale, par exemple, est aujourd'hui très bonne, c'est un avantage dans la négociation de vente. De plus en plus les pays comparent non seulement le prix d'acquisition d'un Rafale par rapport à un F-16 ou un F-35, mais aussi le coût de l'entretien. Les parlements des pays acheteurs se demandent au bout de combien d'années ils auront payé plusieurs fois le prix initial de l'avion. Sur ce point, Dassault fait beaucoup d'efforts et montre une grande transparence dans sa manière d'aborder les clients à l'export, c'est une bonne chose.

Ensuite, le MCO au combat est un sujet en soi, nous le voyons bien avec l'Ukraine. Les schémas de MCO ont été écrits en temps de paix, autre chose est le contexte de guerre. Cela pose des questions de méthode et de communication, le MCO au contact n'est pas le MCO en ligne arrière et nous savons bien que, dans une situation très dégradée, nos militaires devront faire le MCO eux-mêmes. C'est un énorme chantier, j'y suis prêt, il est essentiel car il est partie intégrante de ce que j'appelle la cohérence. On parle de masse, mais il faut aussi de la cohérence, donc maitriser le sujet de la disponibilité, de l'entraînement, de tout ce qui rend les armes effectives.

Une dépendance vis-à-vis de l'industriel ne me choque pas quand il est français. C'est une affaire de confiance dans la relation commerciale, quelle qu'elle soit. Les missiles qui emportent les têtes sont produits par des entreprises privées, dans lesquelles l'État n'est d'ailleurs pas toujours présent à l'actionnariat.

S'agissant de Gaza, je vous remercie, Madame la Sénatrice, pour la tonalité de votre question, qui tranche avec celle des députés de La France insoumise à l'Assemblée nationale, lesquels ont hystérisé ce sujet. S'il y a des doutes dans l'opinion publique, c'est aussi qu'une année de contre-vérités assénées par La France insoumise, ce n'est pas facile à corriger.

La France ne vend pas d'armes à Israël. Je le dis et je le répète, Israël est un grand concurrent des industries françaises de la défense. Cependant, il y a quelques exportations de pièces détachées pour deux raisons : d'abord pour le « Dôme de fer », et nous assumons de participer à la vente de composants qui font partie intégrante de la défense sol-air protégeant les civils israéliens : comme je l'ai dit à des députés de La France insoumise qui s'en offusquaient, un civil est un civil, on ne peut pas défendre les civils à Gaza et ne pas défendre les civils à Tel-Aviv ; la deuxième raison, ce sont les dépendances à la réexportation : des pièces partent en Israël parce que l'entreprise française qui les fabrique, ne sait pas réaliser certaines opérations d'assemblage - il s'agit de chaines de munitions. Pourquoi n'a-t-elle pas cette compétence ? Mais parce que dans les années 2000, nous avons abandonné la filière du petit calibre et nous nous sommes mis entre les mains des autres, en massacrant nos propres capacités industrielles. Nous conservons donc encore quelques traces de dépendance étrangère. On nous demande de prouver qu'Israël ne se sert pas des maillons de chaines de munitions que cette entreprise française y envoie ; mais l'armée israélienne n'a pas besoin de cette entreprise pour ses approvisionnements et il s'agit de réexportation : on voit ce qui part en Israël et ce qui ressort vers les pays de réexportation finaux, dont la France ; nous parvenons donc à compter ce que nous avons envoyé et ce qui revient. J'ai déclassifié ces informations, vous vous en félicitez, mais je ne suis pas sûr que ce soit une bonne chose pour la sécurité de nos exportations, car cela revient à traiter les mensonges sur le même plan que la parole publique d'un ministre dans le cadre d'un contrôle parlementaire. J'ai dit peut-être soixante fois que la France ne vendait pas d'armes à Israël, mais cela n'empêche pas les contre-vérités. Je vous remercie de la tonalité et de la manière élégante et précise avec laquelle vous me posez la question, car elle est légitime. Dans l'autre assemblée, cela se passe dans une ambiance différente et préjudiciable. À force de répéter une contre-vérité, y compris avec la force de frappe que représentent désormais les réseaux sociaux, de nombreux Français pensent que la France vend des armes à Israël, alors que ce n'est pas vrai. Nous n'en vendons pas. On ne peut le dire plus clairement.

Le service de santé des armées doit poursuivre sa remontée en puissance. En 2024, pour la première fois, ses effectifs ont augmenté, il faut continuer sur cette trajectoire. C'est un enjeu d'attractivité : il ne s'agit pas seulement d'embaucher, mais aussi de garder les personnels. La situation s'améliore nettement, des systèmes de primes sont prévus, sur lesquels des discussions sont encore en cours, notamment avec Bercy. La fidélisation des filières et des carrières du service de santé mérite que l'on fasse du sur-mesure. Je poursuivrai cet effort, il est essentiel. Par ailleurs, nous devons continuer à résorber les problèmes immobiliers, à Paris comme en région. On ne peut pas augmenter le format de nos armées ni assumer plusieurs crises simultanément si nous ne disposons pas d'un service de soutien sanitaire bien dimensionné - pas uniquement pour les blessés, mais aussi pour la prévention et parfois pour le suivi des familles. C'est un sujet fondamental. Enfin, pour répondre à votre question sur Orion et la capacité à affronter potentiellement des pertes en masse, il y a un enjeu concernant les réserves du service de santé. Nous devons être capables de poursuivre la montée en puissance des réservistes dans ce cadre.

M. Cédric Perrin, président. - Nous pourrions recruter davantage de réservistes dans la fonction publique hospitalière si nous améliorions l'information en direction des soignants. Il y a un véritable déficit d'informations.

M. Jean-Pierre Grand. - Depuis le 1er janvier 2023, la gestion des logements domaniaux de votre ministère est confiée à la société Nové dans le cadre du contrat « ambition logement ». Lors de l'examen du budget pour 2025, nous avions constaté que la remise à niveau du parc se poursuivait lentement et que des mesures nouvelles étaient déployées. Or, sur un parc utile d'environ 34 000 logements, le taux de réalisation des demandes pour le personnel militaire est passé de 58,1 % en 2022 à 52,9 % en 2023. Le nouveau contrat Ambition logement a-t-il pu redresser le niveau de réalisation des demandes de logement pour 2024 et quelles sont ses objectifs d'amélioration ?

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Nous avions salué la poursuite, pour le budget 2025, des efforts en matière de rémunération, qui devaient permettre de consolider ce qui semblait être, en 2024, un redressement des chiffres du recrutement et de la fidélisation du personnel. Nous confirmez-vous cette trajectoire pour l'armée d'active ? En revanche, il semblerait que votre objectif de doubler les effectifs de la réserve pour atteindre 80.000 réservistes en 2030, rencontre des difficultés de financement, d'organisation et d'équipement. Fin mars 2025, plus de 12 000 nouvelles candidatures auraient été enregistrées mais cet engouement ne semble pas pouvoir être satisfait. Qu'en est-il, quelle place allez-vous faire à la réserve dès cette année et dans le prochain budget ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. - Le contrat « Ambition Logement » en est à ses débuts, nous tirons les leçons de ce qui n'a pas fonctionné auparavant. Nous sortons de cette logique où le ministère des Armées prétend tout faire, en se déconnectant parfois de l'intelligence locale et territoriale. Pour avoir été maire d'une ville militaire dans un département militaire, j'avoue qu'il me semblait bien curieux de voir mon ministère avoir une stratégie en matière de logement déconnectée des stratégies territoriales, des bailleurs sociaux ou de ce qui peut être fait avec le ministère de l'intérieur, car nous avons les mêmes sujets pour les policiers. J'essaie d'apporter ma culture d'élu local dans la manière de faire, avec cette nouvelle méthode qui consiste à se dire que, dans les territoires militaires, c'est une bonne nouvelle d'avoir un régiment, une base aérienne ou une base navale chez soi ; nous devrions voir les premiers résultats d'« Ambition Logement » cette année, l'effort est réel, mais je mesure pleinement qu'il ne va pas aussi vite que l'urgence le nécessite. Il faut considérer aussi la répartition des effectifs du ministère sur le territoire, il y a de plus en plus de demandes de mutation pour quitter Paris et aller en région.

Le logement des militaires est un sujet clé, on ne peut pas traiter la sujétion militaire sans considérer des sujets aussi essentiels que la mobilité - par définition, les militaires déménagent beaucoup - et l'obligation de logement à proximité des emprises militaires est une nécessité, c'est une dimension de la sujétion militaire. Je suis donc tout disposé à examiner les choses avec le point de vue territorial.

S'agissant des salaires, la LPM prévoit des trajectoires, il faut toujours privilégier la fidélisation sur le nombre - c'est très consensuel parmi les organisations syndicales et les civils de la défense. En deux ans, nous avons obtenu de vrais résultats en matière de fidélisation, cela a un coût. La fin de la grille officier pour le volet indiciaire est dans la programmation militaire et j'y suis très attaché. Il y a des sujets par filière professionnelle, notamment le service de santé, qui nécessitent des améliorations. Mon équipe travaille également sur des sujets nouveaux, comme les articulations primes pensions. Tout ce qui a été établi dans le cadre de la programmation militaire doit trouver son exécution.

Concernant la réserve, les crédits augmentent, mais nous sommes devant un problème de gouvernance. Nous avons un problème d'organisation avec les quelque 12 000 candidats à la réserve, beaucoup de réservistes ne sont pas suffisamment employés, les armées peuvent être trop prudentes sur le plan budgétaire - et l'on se trouve avec des décalages, par exemple la convocation d'un grand nombre de réservistes... seulement à partir de décembre, j'ai connu cela en tant que réserviste de la gendarmerie. Le comportement gestionnaire varie cependant selon les territoires, j'attends beaucoup des outils numériques que nous développons. Le major général des armées a été missionné sur les réserves. Sur le plan quantitatif, nous sommes sur la bonne voie, avec 3 800 réservistes l'année dernière - nous visons le même chiffre cette année. Mais ce qui compte, c'est que les gens soient employés, bien formés et bien équipés - il nous reste encore du travail à faire, notamment sur l'entraînement, pour avoir une réserve bien professionnalisée et bien préparée.

M. Philippe Folliot. - La défense ne se résume pas à des moyens militaires, il faut compter aussi avec la volonté de se battre et avec des éléments de doctrine et de stratégie.

Je souhaite vous interroger sur le dernier sommet de l'OTAN et sur l'interprétation de l'article 5 de la Charte par le président Trump, qui affaiblit singulièrement l'alliance atlantique en instillant un doute sur la solidarité entre ses membres. Quelle est la position française en la matière ? Il y a des risques importants et durables en particulier pour les pays de l'est de l'Europe, comme les pays baltes ou la Pologne, qui sont en première ligne face à la Russie : qu'en pensez-vous ?

M. Olivier Cadic. - Lors du sommet de sécurité de Shangri-La il y a un mois, le Président de la République a mis en garde contre les répercussions potentielles de l'agression russe en Ukraine sur la situation à Taïwan. Il a déclaré : « si nous considérons que la Russie peut s'emparer d'une partie du territoire ukrainien sans restrictions, sans contraintes, sans réaction de l'ordre mondial, que pourrait-il se passer à Taïwan ? » Votre collègue australien de la défense a souligné que la Chine augmente sa capacité militaire plus que n'importe quel pays depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Votre collègue des Philippines a qualifié la Chine « d'absolument irresponsable et téméraire » dans ses actions en mer de Chine méridionale. Le secrétaire américain de la défense a également évoqué une date limite de 2027 que le président Xi Jinping aurait donnée pour que l'armée chinoise soit capable d'envahir Taïwan. Après votre passage dans l'Indopacifique, partagez-vous les déclarations de vos collègues ? Comment y qualifiez-vous la menace ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. - Aucun pays de l'Europe de l'Est ne peut douter de l'engagement militaire français dans le cadre de l'alliance atlantique, y compris dans nos efforts de défense. Nous sommes déjà déployés dans ces pays, ils voient bien ce que nous faisons en Roumanie, en Pologne et en Estonie, sur un plan très concret.

Sur le volet budgétaire, je ne dis pas que nous n'atteindrons pas 3,5 % du PIB. Au sommet de Newport, au pays de Galles, nous nous étions engagés à atteindre 2%, nous avons atteint l'objectif au début de cette année. Ce qui compte, c'est d'être véritablement pourvoyeurs de sécurité et d'avoir une efficacité militaire réelle. Ce que je peux reprocher à l'agrégat otanien, c'est qu'il intègre par exemple des hangars qui ne feraient pas partie des moyens de déploiement le jour venu, il faut parler efficacité - cela passe aussi, vous avez raison, par le contrat moral et le contrat social de la Nation avec ses militaires. Beaucoup de pays promettent des moyens à l'OTAN, mais il faut voir ce qu'il en sera concrètement le jour venu. La France tient ses engagements - à Newport, par exemple, on s'est entendus sur 2 % de PIB de dépenses, mais aussi sur le fait que 20 % de ces dépenses iraient à l'investissement, nous l'avons fait. Je sais que l'administration américaine suit cette affaire de près, nous prenons des engagements très concrets, avec un nombre de jours de mer, un nombre d'heures de vol, tout ceci pour exécuter les plans de défense. La question budgétaire ne doit pas occulter les effets militaires que nous devons produire.

Le ministre de la Défense chinois est venu à Paris il y a quelques semaines, une première depuis plus de deux décennies. Je l'ai reçu et nous avons discuté de liberté de circulation maritime, de l'avenir des missions de maintien de la paix de l'ONU, de militarisation de l'espace, de prolifération nucléaire, la Chine a un rôle à jouer dans les crises avec l'Iran ou la Corée du Nord. La question de la circulation maritime est préoccupante, comme en témoigne la tension entre les flottilles des Philippines et l'armée ou les garde-côtes chinois. Notre diplomatie est la bonne, la Chine représente un défi, nous devons continuer à parler franchement aux Chinois.

Mme Catherine Dumas. - La défense ne doit pas être regardée par le seul prisme militaire, vous le soulignez, et vous avez lancé un appel pour accélérer l'adoption des technologies quantiques en France. Des puissances hostiles à nos intérêts telles que la Corée du Nord, l'Iran et la Russie, développent des programmes quantiques en secret. Certains de ces pays ont cessé la publication de leurs brevets technologiques en la matière, cela doit nous alerter et nous conduire à renforcer notre innovation dans ces technologies.

Comment votre ministère compte-t-il accélérer l'adoption des technologies quantiques en France ? Avez-vous un calendrier, des mesures concrètes ? La LPM prévoit 10 milliards d'euros pour l'innovation, est-ce suffisant ? Dans quelle mesure la société civile sera-t-elle associée à ce processus ?

M. Akli Mellouli. - Notre vision politique et notre modèle de défense coïncident-ils toujours avec ce que nous avons construit depuis 1948 avec le droit international comme boussole et la paix comme finalité ? Ou bien, avons-nous changé de paradigme ?

Quels intérêts la France défend-t-elle dans les rencontres bilatérales en Argentine, en Inde, avec l'OTAN sur la défense européenne et sur les questions liées à l'espace en matière de défense en Ukraine ? Quel bénéfice pouvons-nous en tirer ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. - Le quantique est un sujet majeur, je suis frappé qu'on en parle peu dans le débat public, car je suis convaincu que la révolution quantique va rebattre beaucoup de cartes.

Le monde civil s'intéresse beaucoup à l'ordinateur quantique, tandis que l'urgence militaire concerne plutôt la cryptographie et les capteurs. Sans investissement militaire, le monde civil ne développera pas ces technologies. Certains pays ne publient plus les brevets, non pas parce qu'ils ont arrêté leurs recherches, mais parce qu'ils sont passés à une vitesse supérieure dans une militarisation complète du sujet.

J'ai pris des initiatives pour développer des programmes particuliers sur l'innovation. Thalès mène des recherches sur fonds propres. Le Fonds Européen de Défense permet de financer des briques technologiques sur un certain nombre de sujets. Nous développons une communauté avec un campus de quantique de défense, un peu comme on l'a fait pour l'Agence pour l'Innovation en Défense. Un laboratoire quantique adossé à l'École polytechnique, sur le plateau de Saclay, nous permettra d'avancer sur ces sujets - en particulier sur la cryptographie et les capteurs, pour dire les choses simplement.

Concernant l'Amérique du Sud, nous avons tort de ne pas investir davantage dans les pays limitrophes de la Guyane, c'est une question de bon sens. Nous avons fini par l'oublier, mais les pays d'Amérique du Sud, historiquement, ont été de grands clients de la France, en particulier l'Argentine et le Brésil ; ils possèdent beaucoup de matériel de la génération précédente, comme des Alpha Jet ou d'anciens modèles d'hélicoptères, et ils ont une attente assez forte. La visite d'État du président Lula a permis d'enclencher des discussions avec Naval Group.

De plus, ce continent souhaite diversifier ses approvisionnements, il ne veut pas être dans une dépendance de la Chine, de la Russie ou de la seule politique menée par Washington. Les enjeux de sécurité y sont souvent liés au narcotrafic, on parle moins, en Amérique latine, de se défendre contre la pression territoriale d'un autre État ; un bémol cependant : la piraterie maritime et la capacité à assurer la souveraineté sur les eaux territoriales et dans les zones économiques exclusives sont des sujets sur lesquels il y a une attente, qui concerne souvent les segments aérien et maritime.

M. Guillaume Gontard. - Il n'y a ni polémique ni hystérie de notre part à propos de Gaza, nous sommes face à une guerre qui va à l'encontre de tous les droits humains élémentaires, nous assistons à des actes qui violent le droit de la guerre, et qui prennent la forme d'un génocide. Il est donc légitime et essentiel que nous posions des questions et que nous soyons très vigilants, il en va de notre en responsabilité - et de notre complicité éventuelle. Face aux bombardements très récents sur Gaza qui touchent des civils, nous faisons notre travail de parlementaire en posant des questions, et celle des ventes d'armes à Israël est essentielle. Je vous remercie de nous avoir fourni des éléments, même s'il reste des points à éclaircir sur le ré-export d'équipements et son contrôle. Vous dites être très attaché à la transparence, nous avons besoin de plus d'éléments sur le ré-export.

Le soutien à l'Ukraine est aussi un sujet majeur. Où en sommes-nous après trois ans de guerre et de soutien de la France à l'Ukraine ? Une aide de deux milliards d'euros a été annoncée au mois de mars, incluant, me semble-t-il, 195 millions d'euros provenant d'avoirs russes. Où en est l'aide de la France à l'Ukraine ?

M. Claude Malhuret. - Chaque jour apporte les signaux de l'arrêt progressif de l'aide américaine à l'Ukraine. Pis, nous apprenons l'abandon de certaines sanctions vis-à-vis de banques russes, signe de ce que les Américains sont désormais prêts à reprendre les relations économiques avec la Russie - et qu'ils ont visiblement choisi le camp de la Russie. Or, en trois ans, l'aide conjointe de l'Europe et des États-Unis a tout juste permis à l'Ukraine de surnager dans des conditions effroyables, et maintenant nous sommes seuls. Poutine l'a compris et multiplie les attaques pour saturer la défense aérienne de l'Ukraine : les attaques ne cessent de croître et c'est un miracle que les Ukrainiens tiennent encore. Sans cette défense, ils ne pourront pas tenir éternellement.

Les Européens sont seuls. Comment la France contribue-t-elle au remplacement par les Européens de l'aide américaine en matière de communication, de renseignement par satellite et, surtout, de défense antiaérienne ? Quelle traduction dans le budget 2026 sur le sujet et pour quel montant ?

Le passage à 3,5 % du PIB, ensuite, signifie qu'on atteindrait environ 100 milliards d'euros par an. Vous avez répondu que cela se ferait sur la durée, mais sans donner de précision : avez-vous échéancier prévisionnel, par année ?

Enfin, le Président de la République a déclaré, le 7 juin 2022, que nous entrions en économie de guerre. Nous sommes trois ans plus tard : sommes-nous en économie de guerre et, si oui, par quoi se caractérise-t-elle ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. - Je ne reviens pas sur la situation à Gaza, m'étant déjà exprimé. Je vous remercie cependant pour la tonalité de votre question, qui est une véritable question - et je tiens à souligner que cela n'a pas été le cas dans l'autre assemblée, où il y a eu instrumentalisation et volonté de créer une polémique. Je pense qu'il y a suffisamment de raisons pour combattre la politique d'un gouvernement, pour qu'il n'y ait pas besoin de recourir à des contre-vérités - c'est important aussi pour la lisibilité de ce que fait la France, pour nos concitoyens et pour le reste du monde.

Sur l'Ukraine, la position américaine est fluctuante, imprévisible et peu lisible. Heureusement, il y a eu les groupes de contact de l'OTAN et la coalition des volontaires. On voit bien qu'une partie de l'administration américaine croyait de bonne foi que la paix serait possible par une négociation rapide, mais que ce n'est absolument pas la volonté du président russe. Cela peut sembler évident pour nous, mais il fallait sans doute faire cette expérience pour un certain nombre de nouveaux acteurs du dossier dans l'administration américaine. Les initiatives qui viennent du Congrès, par exemple les sanctions, existent et prospèrent. Ce qu'il faut, c'est être endurants dans l'aide à l'Ukraine, nous nous y efforçons depuis trois ans et on a vu des évolutions en particulier dans l'armée ukrainienne et le système industriel ukrainien.

Les intérêts des avoirs gelés russes produisent leurs effets, ils nous permettent de fournir à l'Ukraine des instruments de long terme pour des acquisitions, par exemple des canons Caesar. J'ai récemment annoncé la production de drones, qui nécessite une proximité avec les forces ukrainiennes, car elles sont les plus efficaces dans l'appropriation tactique sur le champ de bataille. Les drones évoluent rapidement, avec de nouvelles générations et doctrines d'utilisation plusieurs fois par an - il est impossible de demander à nos industriels d'être à jour dans un système en constante évolution. Les contrats du ministère de la défense ukrainien sont généralement de courte durée, par exemple de six mois, et si les résultats ne suivent pas, les contrats sont résiliés et d'autres prennent le relais. Un pays en guerre fonctionne différemment qu'en temps de paix, c'est une réalité. Je ne dis pas qu'il faille changer de partenaires tous les six mois sur les programmes de sous-marins nucléaires, c'est évident, mais notre capacité à être agiles et rapides est essentielle, en particulier pour les drones - notre aide à l'Ukraine doit s'adapter et se synchroniser avec ces évolutions, ou bien ne pourrons pas continuer à fournir l'aide que nous avons apportée jusqu'à présent. Les joint ventures et co-investissements industriels en Ukraine sont décisifs, et il faut aussi essayer de défaire certaines dépendances des Ukrainiens à certains équipements, je pense à Starlink par exemple, nous y travaillons avec OneWeb et Telsat, la connectivité est cruciale.

Enfin, il est essentiel de régénérer l'armée ukrainienne. Certains paraissent vouloir débattre de la demande russe d'une démilitarisation de l'Ukraine, mais si nous cédions, je ne donnerais pas cher de la sécurité européenne et je crois plutôt que la régénération des armées ukrainiennes est la plus grande garantie de sécurité pour l'Europe. Cela permet de participer à la défense du pays à court terme, mais aussi de donner une perspective de long terme. Nous réfléchissons à ce que sera l'armée ukrainienne dans 10 ou 15 ans, pour en débattre avec la coalition des volontaires. Nous continuons notre rôle au sein des coalitions, sur la défense solaire, l'artillerie, la lutte anti-drone et la guerre électronique.

M. Cédric Perrin, président. - J'ai encore une question sur le feu dans la profondeur terrestre, un sujet que vous connaissez bien et pour lequel vous vous êtes engagé.

Lors d'une audition récente à l'Assemblée nationale, les responsables de certains services placés sous votre responsabilité ont évoqué la possibilité de ne pas renouveler des lance-roquettes unitaires (LRU) et de les remplacer par des munitions téléopérées (MTO) ou par d'autres objets, comme des drones. Quelle est votre position sur le sujet ? Nous avons inscrit 600 millions d'euros dans la LPM et, en visitant le premier régiment d'artillerie, vous aviez souligné l'importance d'une solution souveraine. La DGA a lancé un partenariat d'innovation qui, à mon avis, nous a fait perdre du temps et le trou capacitaire me semble de plus en plus évident. Une réflexion est en cours sur le renouvellement des LRU ; les MTO n'ont pas les mêmes objectifs que les missiles M31 lancés par les LRU - quelle est votre position sur ce dossier ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. - La réponse est liée à ce que je vous disais dans mon propos introductif sur l'articulation entre les armes de saturation et les armes de précision ou de décision. Les armes de précision ou de décision me semblent les plus pertinentes, les LRU se situent à la frontière entre les deux, notamment dans le combat terrestre. Les fonds prévus dans la programmation militaire sont toujours disponibles pour traiter ce sujet, il n'y a pas eu d'éviction. Un comité ministériel d'investissement devait se tenir en juillet, mais je n'ai pas encore vu le dossier. Je ne peux donc pas vous donner les dernières réflexions sur le sujet.

L'armée de Terre doit me présenter les conclusions de l'opération Orion, avec en particulier le retour d'expérience ukrainien sur la conjugaison entre les frappes en profondeur et l'utilisation de ces munitions de saturation. Il y a également des questions industrielles que vous connaissez bien, sur lesquelles nos industriels doivent répondre.

M. Cédric Perrin, président. - Merci pour votre disponibilité.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo en ligne sur le site internet du Sénat.

L'avenir du partenariat stratégique entre la France et l'Inde - Examen du rapport d'information

Mme Catherine Dumas. - Mes chers collègues, il me revient d'introduire la présentation de la mission en Inde que j'ai eu l'honneur de conduire à New Delhi, Bangalore et Bombay, du 18 au 25 mai dernier, avec mes collègues Marie-Arlette Carlotti, Hugues Saury et Philippe Folliot.

Ce travail s'inscrivait dans le prolongement du rapport d'information intitulé « L'Inde, un partenaire stratégique » présenté en juillet 2020 notamment par notre collègue Hugues Saury qui en était un des rapporteurs avec Rachid Temal et Olivier Cigolotti notamment. Le contexte de crise sanitaire de l'époque n'avait pas permis d'organiser de déplacement mais malgré tout quatre propositions avaient été formulées et méritaient de faire l'objet d'un suivi. La plupart restent d'ailleurs d'actualité notamment sur la nécessité d'actualiser la stratégie indopacifique de la France, d'élargir le partenariat franco-indien, déjà ancien et dense en matière de défense, à de nouveaux secteurs et sur le fait de bâtir une stratégie économique d'accompagnement du Make in India.

De plus, le renforcement du partenariat stratégique entre les deux pays conclu en 1998 et son prolongement par une feuille de route à l'horizon 2047, date du centenaire de l'indépendance de l'Inde, méritait également que nous nous penchions sur l'avenir de notre relation bilatérale. La trajectoire de ce partenaire majeur ne saurait nous laisser indifférent pour bien analyser nos convergences mais aussi nos divergences qu'il s'agisse de l'affirmation par la politique du Make in India d'autonomie stratégique, qu'il s'agisse de la politique étrangère de l'Inde comme partenaire principal du « Sud global », et qu'il s'agisse de sa posture de « multi-alignement » dans sa relation avec la Russie et la Chine, laquelle n'épouse pas nécessairement les positions françaises. Nous y reviendrons.

Enfin, le fait que notre déplacement soit intervenu immédiatement après le conflit indo-pakistanais des 7 au 10 mai dernier a donné un relief de premier plan à nos échanges avec les autorités politiques et militaires, mais aussi avec les représentants de la société civile que nous avons rencontrés (Think Tank, chercheurs). Il me semble que notre visite a représenté une véritable séquence de diplomatie parlementaire, particulièrement appréciée par nos homologues du Parlement indien et le ministère des affaires étrangères représenté par son Foreign Secretary, M. Vikram Misri.

C'est d'ailleurs ce contexte de tension encore palpable sur les relations entre l'Inde et ses voisins immédiats (Pakistan et Chine) qui nous a semblé intéressant de mettre en relief à travers plusieurs séries de constats que nous allons vous présenter en 4 parties, une pour chaque co-rapporteur, d'abord sur les défis de l'Inde face à ses tensions politiques et sociales intérieures et face à un voisinage hostile, puis sur la nécessité de faire évoluer la dimension indopacifique du partenariat stratégique entre les deux pays, ensuite sur l'analyse des opportunités et des contraintes du Make in India sur le renforcement des coopérations de défense et d'armement, enfin, sur l'évolution de la relation franco-indienne dans le sens d'un rééquilibrage du partenariat vers de nouveaux secteurs.

Mme Marie-Arlette Carlotti- S'agissant des défis auxquels l'Inde fait face, j'ai souhaité aborder le sujet d'abord par le prisme des tensions politiques et sociales intérieures - qui sont fortes et complexes - avant d'élargir cette focale à sa relation avec ses voisins immédiats qui s'inscrit dans une histoire conflictuelle et hostile s'agissant du Pakistan mais aussi de la Chine.

Comme l'a rappelé ma collègue Catherine Dumas, notre visite à coïncidé avec un état de guerre ouverte entre l'Inde et le Pakistan qui n'était pas complètement apaisé malgré le cessez-le-feu intervenu seulement une semaine avant notre arrivée.

Je tiens à préciser cet état de fait car cela a conduit nos interlocuteurs politiques, de la majorité comme de l'opposition, à faire bloc face au Pakistan, ce qui est compréhensible en pareilles circonstances. Mais il était tout intéressant de relever que les divergences politiques demeuraient fortes en termes de politique intérieure, sur un fond de tensions sociales dont les causes sont profondément ancrées dans la société indienne.

Depuis l'indépendance en 1947, le combat politique est polarisé sur l'antagonisme entre le Parti du Congrès de Nehru, héritier du Mahatma Ghandi, et le camp nationaliste indien incarné aujourd'hui par le Premier ministre Narendra Modi à la tête du Bharatiya Janata Party (BJP), le parti du peuple indien. Bien que reconduit en 2024 dans ses fonctions de premier ministre il doit maintenant composer avec une coalition et la structure fédérale du pays qui fait que le BJP et le Parti du Congrès se partagent le gouvernement des États. Je signale à cet égard que, pour un pays dont la population a désormais dépassé celle de la Chine, ces élections auront concerné quelque 900 millions d'électeurs, justifiant l'adage désignant l'Inde comme la plus grande démocratie du monde. Cette dynamique est portée sur le plan politique par Modi par un projet nationaliste hindoue (Hindutva) au niveau national et une ambition de puissance à l'échelle internationale pour devenir la troisième économie mondiale dès 2030 pour faire du 21e siècle celui de l'Inde.

Nous avons pu rencontrer le leader de l'opposition, Rahul Ghandi à la tête du Parti du Congrès, et mesurer combien les divergences sont profondes en politique intérieure notamment sur l'idéologie nationaliste hindoue promue par Modi dont l'opposition la tient responsable des tensions religieuses avec la minorité musulmane qui représente plus de 200 millions de personnes, et de la discrimination de caste qui est interdite par la Constitution. Les castes ne sont toutefois pas abolies et il nous a été expliqué qu'elles régissaient encore largement la vie sociale. Il faut conserver à l'esprit cet aspect de la complexité de la société indienne dont il ne faut ni ignorer ni sous-estimer les facteurs de violence et de freins à l'émancipation et au développement.

D'autres points de divergences nous ont été exposées sur l'évolution négative de la démocratie indienne sur la liberté de la presse, l'espace accordé à la société civile, la sincérité des scrutins ou encore le harcèlement judiciaire de l'opposition. Il ne s'agit pas ici de donner une position sur des questions de politique intérieure mais celles-ci font partie du débat public indien et il me paraissait important de le relater.

Aux tensions internes du pays s'ajoutent celles de son environnement régional : l'Inde est enfermée dans ses frontières terrestres à l'Est, la Birmanie, au Nord, la Chine et le Népal, et à l'Ouest, le Pakistan, en butte à des différends territoriaux irrésolus, aux attaques terroristes attribuées au Pakistan et à l'influence chinoise sur son voisin birman.

À cet égard, le contexte du conflit avec le Pakistan a mis en exergue l'importance donnée par l'Inde au partenariat stratégique avec la France d'une part en exposant d'ailleurs largement le recours à des matériels français, d'autre part, en affichant le soutien de l'ensemble de l'échiquier politique à la relation privilégiée avec la France. Celle-ci étant antérieure à l'approfondissement de la relation voulue par Modi, c'est un enseignement à retenir pour travailler à ancrer la relation par-delà les alternances politiques auprès de la société civile indienne.

Je cède maintenant la parole à mon collègue Philippe Folliot sur les considérations d'ordre géopolitique.

M. Philippe Folliot. - Sur la nécessité de faire évoluer la dimension indopacifique du partenariat stratégique entre les deux pays, je voudrais faire la part entre les discours et la réalité. On peut évidemment se féliciter de nombreux points de convergences.

Cette mission est intervenue dans un contexte de renforcement des relations franco-indiennes avec une feuille de route bilatérale jusqu'à 2047. Nous avons vu que cette relation reposait essentiellement sur la coopération de défense et d'armement et que les défis à venir consistait à identifier de nouveaux secteurs d'avenir (IA, nucléaire civil, espace, cyberdéfense, etc.).

Cette relation privilégiée est conduite au plus haut niveau : le Premier ministre Modi a été l'invité d'honneur au défilé du 14 juillet 2023 ; le Président de la République Macron a été l'invité d'honneur du Republic Day en janvier 2024 ; le Premier ministre Modi a co-présidé le sommet sur l'IA de février dernier ; l'année prochaine le Président de la République rendra la pareille pour le forum de l'IA qu'organisera l'Inde à Bombay.

Concernant la stratégie indopacifique de la France, le Président de la République a rappelé dans le cadre du Shangri-La Dialogue du 30 mai 2025 à Singapour que la doctrine indopacifique française affirmait les valeurs communes d'autonomie stratégique, de respect du droit international et de promotion du multilatéralisme.

Permettez-moi de penser qu'il y a un décalage entre la grandiloquence des propos officiels avec les objectifs et les moyens alloués par la France dont je rappelle que 90 % des moyens de la marine nationale sont basés dans l'hexagone alors que 97 % de notre zone économique exclusive se situe outre-mer.

Partant de ce constat, la réalité est que l'Inde est une « île » dont les relations avec l'extérieur sont essentiellement aériennes et maritimes. Comme État riverain de l'Océan indien, la France, par l'Ile de la Réunion notamment, peut offrir à l'Inde une profondeur stratégique maritime pour desserrer l'étau, ou l'encerclement terrestre décrit précédemment par ma collègue Marie-Arlette Carlotti. Pourtant, l'essentiel des moyens demeurent projetés de métropole y compris pour les exercices militaires bilatéraux : Pégase pour l'armée de l'air, Varuna pour la Marine et Shakti pour l'armée de terre.

Il faut donc saisir l'opportunité de l'actualisation prochaine de la revue nationale stratégique pour réévaluer les moyens consacrés à notre stratégie indopacifique.

Dans notre relation avec le partenaire indien plusieurs propositions peuvent être formulées.

Oui, il faut soutenir notre partenaire indien face aux tensions de son environnement régional. Sur ce point, le soutien apporté par la France à la suite de l'attentat de Pahalgam du 22 avril 2025 a été immédiat et sans ambiguïté. Il était d'ailleurs important de prolonger sur place ce soutien par la voie de la diplomatie parlementaire et cela a été très apprécié par nos interlocuteurs.

Nous avons également entendu le message selon lequel la Chine tisse dans l'Indopacifique un réseau qui n'est pas virtuel. Il repose sur des investissements (routes, voies ferrées, installations portuaires, etc.) mais aussi sur des pressions, notamment sur les pays de l'ASEAN et du Pacifique, tendant à insérer dans leurs accords avec la Chine des clauses d'exclusion vis-à-vis des pays européens. Face à cette menace, il importerait d'harmoniser les positions de la France et de l'Inde afin de proposer à ces pays des voies alternatives pour contrer l'expansion chinoise. Au-delà des déclarations de principe, cela suppose d'engager des moyens sur des projets concrets.

Enfin, il est temps que la France réactualise sa stratégie indopacifique en en précisant les objectifs et les moyens avec un volet plus particulier consacré aux infrastructures navales et aériennes de l'Ile de la Réunion comme point d'appui en cas de fermeture du canal de Suez et de sécurisation des voies maritimes de contournement de l'Afrique. Cette préconisation vise à confirmer le principe du pré-positionnement permanent d'au moins une frégate de 1er rang dans la zone indopacifique, voire même deux : l'une dans l'océan indien, l'autre dans le Pacifique.

M. Hugues Saury. - Mon intervention portera sur les opportunités et les contraintes de la politique du Make in India sur le renforcement des coopérations de défense et d'armement.

La mission s'est déroulée dans un contexte de coopération dense et positif en ce qui concerne l'exercice aéronaval VARUNA 2025 conduit par les porte-avions des deux pays en mars (Charles de Gaulle et Vikrant) ainsi que la signature le 28 avril dernier de l'accord intergouvernemental pour la fourniture de 26 avions Rafale pour la Marine indienne.

Nous avons rencontré tous les acteurs de la BITD française présents en Inde dont tous attendent, signe de la richesse des relations franco-indiennes, que des commandes ou des projets de partenariats soient signés : 3 Sous-Marins scorpènes supplémentaires pour naval group ; le lancement d'une ligne d'assemblage d'hélicoptères H125 et plusieurs projets d'avions de transport et ravitailleurs pour Airbus ; la fourniture de moteur d'avion de chasse pour Safran ; des transferts de technologies supplémentaires pour Thalès et Dassault, ce dernier attendant également que le gouvernement indien se décide pour la commande de la centaine de chasseurs sur laquelle le Rafale est positionné.

L'Inde est en passe de devenir pour 2025 le deuxième marché d'exportation de matériels de guerre de la France, après les Émirats arabes unis.

La période n'était pourtant pas à l'euphorie en raison premièrement des incertitudes causées par le conflit indo-pakistanais sur l'état réel des pertes militaires des deux protagonistes. En l'absence de communication officielle du gouvernement indien, le Pakistan s'était livré à une intense guerre informationnelle en ciblant tout particulièrement les aéronefs indiens de conception française (Rafale et Mirage 2000) plutôt que ceux d'origine russes (Mig et Sukhoï). Sur ce point trois certitudes semblent se dégager.

Je tiens ici à mentionner que les officiels indiens ont réaffirmé leur satisfaction des matériels français - de la performance des plateformes et systèmes comme des effets produits par les armements délivrés - et indiqué avoir atteint leurs objectifs de guerre.

Le rôle de la Chine semble avoir été déterminant aux côtés du Pakistan dans la confrontation avec l'Inde comme dans les manoeuvres de désinformations. Ce soutien chinois affiché est certainement un élément nouveau qui vient confirmer un axe Chine-Pakistan et, surtout, met au jour l'engagement de matériels de guerre de conception chinoise.

S'agissant de pertes éventuelles - là encore il faut souligner le mutisme de la partie indienne, laquelle alimente d'ailleurs les supputations de toutes sortes -, le président directeur général de Dassault aviation, Éric Trappier, n'a pas caché lors de son audition que la probabilité de la perte d'un appareil, et non de trois, était inhérente à tout engagement armé, une victoire ne signifiant pas l'absence de toutes pertes matérielles ou humaines. Il reste qu'un retour d'expérience pourrait être fait le moment venu pour lever le doute et pour l'intérêt opérationnel de nos propres armées.

Enfin, le sujet majeur soulevé par les industriels français concerne la prise en compte de la politique du Make in India pour saisir les opportunités d'export mais surtout pour en identifier les contraintes et les risques. En matière de protection des savoirs faire stratégiques, il appartient aux industriels et à la DGA d'évaluer le niveau de transfert de technologie acceptable pour la partie indienne sans mettre en péril la souveraineté française et l'avance technologique de notre BITD.

En termes de production, le Make in India peut constituer une opportunité de production en Inde et de réexportation vers d'autres pays de la région. Cela a été évoqué pour la production de sous-marins mais aussi d'hélicoptères. En revanche, cette politique peut devenir un frein au développement par les surcoûts qu'il semble générer sur place et les carcans juridiques. L'un des enseignements de cette mission est que dans certains secteurs de pointe, notamment la recherche et le développement, le coût plus faible de la main d'oeuvre n'intervient que marginalement ; il ne compense pas le volume d'heures supplémentaires d'ingénierie rendu nécessaire sur place pour développer et intégrer des systèmes indiens. Au surplus, les problèmes de qualité, de maintenance et de formation demeurent une préoccupation majeure qui s'ils ne sont pas étroitement surveillés pourrait nuire à la réputation des matériels et donc à la France. La vigilance est donc de mise.

Néanmoins, il apparait essentiel d'accompagner l'ambition indienne et le potentiel de croissance du Make in India pour saisir les opportunités de consolidation des BITD des deux pays ; d'encourager le développement de nouveaux projets communs dans un esprit de réciprocité pour développer des partenariats en matière de munition, d'armements terrestres et de plateformes de production de masse en soutien à la BITD française ; d'étendre la coopération de défense et d'armement à de nouveaux domaines vers le haut du spectre pour concevoir les « armes de demain » (grands fonds marins, cyber, spatial) et soutenir l'effort de modernisation des forces armées indiennes.

Enfin, à la lumière des événements, il apparaît également nécessaire d'intensifier la coopération en matière de renseignement et de lutte contre les menaces hybrides (ingérences étrangères, manipulations de l'information, cyberdéfense).

Mme Catherine Dumas. - Ce quatrième et dernier point concerne l'avenir du partenariat stratégique dont l'ambition de la feuille de route pour 2047 est d'amplifier et rééquilibrer le partenariat vers de nouveaux secteurs en lui donnant une dimension globale « des fonds marins à l'espace » sur des secteurs d'avenir à promouvoir (IA, nucléaire civil, espace, cyberdéfense, grands fonds marins, etc.).

Nous avons remarqué que la relation économique était dynamique (600 entreprises françaises dont tout le CAC 40) malgré une petite communauté française (à peine 7 000 personnes dont 65% sont résidents de Pondichéry) et que l'effort devait porter sur les échanges humains pour renforcer la relation économique et renforcer les coopérations culturelles et décentralisées.

Plusieurs recommandations peuvent être évoquées en ce sens :

- positionner la France comme interlocuteur privilégié du dialogue Inde-Union européenne dans la perspective d'un futur accord de libre-échange (commission européenne, concurrence italienne) ;

- investir les secteurs structurants (nucléaire civil, aéronautique, spatial) et émergents (distribution, luxe) pour accompagner le développement soutenable de l'Inde ;

- promouvoir l'idée que la France représente une alternative attractive pour les investissements indiens (saisir l'occasion de projets type IMEC pour conclure des partenariats concrets) ;

- revoir le modèle d'intervention de l'AFD et fournir un accompagnement spécifique à l'implantation des PME sur le marché indien ;

- promouvoir le modèle des « classes internationales » pour accompagner l'objectif de porter à 30 000 le nombre d'étudiants indiens en France et diversifier les champs d'études supérieures accessibles vers des cursus francophones ;

- accompagner la création du Grand musée national indien sur la base de l'expérience acquise du Louvres Abou Dhabi, sans interférer dans le projet politique ;

- soutenir les industries culturelles et créatives (Villa Swagatan, diffusion des contenus culturels français sur les plateformes audiovisuelles et promotion des tournages en France (influence française).

Pour conclure, je voudrais remercier les ambassadeurs respectifs de nos deux pays, MM. Sanjeev Singla et Thierry Mathou, qui, avec leurs services, nous ont aidé à préparer cette mission et ont répondu à nos sollicitations dans une période de tensions régionale et mondiale, vous l'aurez compris par nos développements, et stratégique pour les deux pays.

M. Olivier Cigolotti. - Je tiens à remercier nos collègues pour cette présentation et pour avoir rappelé le rapport que nous avions présenté en 2020 sur notre partenariat stratégique avec l'Inde. Déjà à cette époque, il s'agissait d'un enjeu d'articulation avec la stratégie indopacifique qui n'en était qu'à ses prémices. Je vois que notre relation s'est considérablement renforcée, vous avez cité une feuille de route à l'horizon 2047, et qu'elle est donc tournée vers l'avenir, ce dont je me félicite. Vous avez fait référence au suivi de nos recommandations de l'époque, quels constats avez-vous pu faire ?

M. Hugues Saury- Je confirme que nos entretiens ministériels et parlementaires, avec la majorité comme l'opposition, ont tous acté une reconnaissance de la constance du partenariat bilatéral et une volonté d'approfondissement sur le long terme. Comme l'atteste les contrats en cours dans le domaine de la défense, cette coopération a vocation à perdurer tout au long du 21e siècle. Cela sera encore plus vrai si les projets dans le nucléaire civil aboutissent. Il reste comme nous l'avons dit à actualiser notre stratégie indopacifique et surtout à défricher de nouveaux secteurs.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Sur ce point, nous avons entendu en commission Gérard Mestrallet ainsi que plusieurs personnalités en Inde sur le projet de corridor économique entre l'Inde et l'Europe. Hormis les interrogations que l'on peut se poser sur la traversée du Moyen-Orient qu'implique une telle opération, je souligne que quelles que soit son échéance et son effectivité, c'est une occasion qui nous est offerte de conclure des coopérations plus ponctuelles mais concrètes entre Marseille et Bombay par exemple qui sont les deux ports à l'extrémité du corridor. À cet égard, je salue l'ouverture du consulat indien dans la cité phocéenne, inauguré en présence du Président de la République et du Premier ministre indien.

M. Philippe Folliot- Permettez-moi d'évoquer une anecdote éclairante. Il faut savoir que la Russie a été un partenaire de longue date de l'Inde et qu'elle le reste encore malgré les « non-dits » tant sur la guerre en Ukraine que sur le conflit avec le Pakistan. Il est donc savoureux d'entendre d'interlocuteurs sérieux que la France devient la nouvelle Russie en Inde. Cela est présenté comme un compliment qui illustre la dimension nouvelle de la France qui tend à supplanter certaines carences russes. Nous avons vu par exemple que c'est Thales qui modernise l'avionique de la flotte de Mig indienne.

Mme Catherine Dumas. - Sur le plan politique, cette mission s'est prolongée par l'accueil au Sénat le 27 mai dernier d'une délégation parlementaire indienne, conduite par le député, ancien ministre, Ravi Shankar Prasad, dont le rôle était de présenter la position de l'Inde dans le conflit avec le Pakistan, dans le cadre d'une tournée européenne entamée avec la France. Le fait que ces rencontres croisées aient pu avoir lieu, dans un laps de temps réduit, était important pour la considération de notre partenaire et le suivi donné à notre propre accueil au Parlement indien.

M. Cédric Perrin, président- Cette séquence de diplomatie parlementaire était en effet très réussie, cela conforte le rôle des missions de notre commission dans leurs déplacements officiels.

Le rapport d'information est adopté à l'unanimité.

La réunion est close à 19 h 30.

Mercredi 2 juillet 2025

- Présidence de M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, et de Mme Muriel Jourda, présidente de la commission des lois -

La réunion est ouverte à 9 h 00.

Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) - Rapport d'activité 2024 - Audition de M. Vincent Mazauric, Président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR)

Mme Muriel Jourda, présidente de la commission des lois. - Nous entendons aujourd'hui, en commun avec la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, M. Vincent Mazauric, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), sur son rapport d'activité 2024.

La CNCTR, créée en 2015, est une autorité collégiale indépendante chargée du contrôle des techniques de renseignement utilisées sur le territoire national. Elle intervient à deux niveaux : d'une part, elle émet un avis préalable sur chaque demande formulée par les services de renseignement ; d'autre part, elle exerce un contrôle a posteriori sur l'usage effectif des techniques autorisées. Ses avis préalables sont transmis au Premier ministre, qui, en pratique, les suit systématiquement.

La commission compte notamment parmi ses membres deux de nos collègues sénateurs, Chantal Deseyne et Jérôme Darras. Elle exerce, dans des délais contraints, une mission exigeante, qui porte sur les enjeux majeurs de garantie de la sécurité nationale et de protection des libertés fondamentales.

Cette double exigence place la CNCTR au coeur de l'équilibre entre l'efficacité du renseignement et le respect de l'État de droit. Elle joue un rôle de régulateur, qui nécessite à la fois une solide expertise technique et un dialogue permanent avec les services de renseignement.

À ce titre, le rapport annuel de la CNCTR revêt une importance toute particulière. Il nous offre un regard concret sur l'encadrement des techniques de renseignement, mais aussi un exercice salutaire de transparence démocratique. Ce rapport invite également à dépasser les imaginaires anxiogènes d'une surveillance de masse pour revenir à la réalité des faits. Si des personnes font l'objet de techniques de renseignement, cela se fait dans des conditions encadrées et pour des motifs précis. C'est bien ce cadre qui garantit la légitimité et la crédibilité de l'action de nos services.

Nous avons souhaité cette audition commune pour vous permettre, monsieur le président, d'exposer ces constats à un public parlementaire élargi. Votre arrivée récente à la présidence de la CNCTR, il y a trois mois, donne une dimension particulière à cette audition. Elle nous permet de prendre connaissance de vos premières analyses, dans un contexte où les menaces évoluent rapidement, tout comme les techniques mises en oeuvre pour y répondre.

Je vous poserai, à cet égard, deux questions.

La première concerne l'essor du recueil des données informatiques. Il s'agit d'une technique particulièrement intrusive, dont le contrôle est d'autant plus complexe qu'elle ne fait pas l'objet d'une centralisation par le groupement interministériel de contrôle (GIC) : la pratique du recueil de données informatiques peut ainsi différer selon le service qui y a recours. La CNCTR a déjà exprimé ses préoccupations sur ce sujet dans ses précédents rapports. Vous soulignez à nouveau cette année que la montée en puissance de ces techniques ne s'accompagne pas d'un recul proportionnel du recours aux méthodes classiques, comme les interceptions de sécurité. Quelles sont, selon vous, les raisons de cette tendance ? Quels risques en résultent et quelles actions menez-vous pour éviter une « déconnexion » entre les techniques employées et les capacités de contrôle effectives ?

J'aborderai également la question du séparatisme. À ce jour, cet enjeu ne constitue pas, en tant que tel, un fondement légal autorisant le recours aux techniques de renseignement. Pourtant, face à des stratégies d'entrisme parfois particulièrement élaborées, cette limite peut légitimement soulever des interrogations. Dès lors, comment ce phénomène peut-il, selon vous, être appréhendé dans le cadre juridique actuel ? Existe-t-il, à vos yeux, des marges d'interprétation ou des perspectives d'évolution du droit en la matière ?

M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères. - Monsieur le président, je vous remercie de venir présenter devant nos deux commissions le rapport d'activité pour l'année 2024 de la CNCTR. Il y a tout lieu de se féliciter de ce format, dans la mesure où vos missions concernent aussi bien la sécurité intérieure que la sécurité extérieure de notre pays.

Or, peu de publications officielles rendent compte au grand public des conditions juridiques et matérielles d'emploi des techniques de renseignement que mettent en oeuvre nos services, notamment la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), pour protéger les intérêts fondamentaux de la Nation.

Je forme également le voeu que cette audition contribue à l'acculturation plus générale de nos collègues parlementaires sur l'encadrement de l'usage des techniques de renseignement. Il faut en effet battre en brèche les fantasmes ou idées reçues que véhiculent la presse et certains débats parlementaires. La discussion de la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic est un exemple de la difficulté de concilier l'information légitime de tous les parlementaires avec le nécessaire respect du secret de la défense nationale sur certaines données et certains modes opératoires.

Pour avoir présidé la délégation parlementaire au renseignement (DPR) pendant la période 2023-2024, je dois bien dire ici qu'il n'est pas aisé de concilier ces deux impératifs. Néanmoins, c'est ce que je me suis efforcé de faire, d'une part en conduisant les travaux de la DPR, d'autre part en proposant certaines dispositions pour lutter contre le narcotrafic, comme l'extension des finalités de la technique des algorithmes et la demande de communication aux plateformes de messages cryptés. Ces mesures n'ont pas rencontré à l'Assemblée nationale le succès escompté, et je serais très intéressé par votre analyse pour savoir comment remettre sur le métier ce type de propositions.

En effet, l'un des principaux constats effectués par le rapport de la DPR, publié au mois d'avril, est que les services de renseignements intérieurs et extérieurs ont très largement contribué au succès des jeux Olympiques de Paris en 2024, ce grâce à l'usage des techniques de renseignement.

Enfin, je remarque que nos points d'attention convergent, puisque votre rapport consacre un dossier particulier aux matériels, aux algorithmes et aux conditions très strictes de leur usage. C'est l'occasion pour vous, monsieur le président, de faire oeuvre de pédagogie et, le cas échéant, de faire des propositions d'évolution du dispositif actuel pour faire face aux nouvelles menaces, qu'elles émanent de notre territoire ou de l'étranger.

Avant de vous donner la parole, je voudrais d'une part saluer nos collègues parlementaires membres de la CNCTR, notamment Jérôme Darras, qui siège au sein de notre commission, d'autre part exprimer une pensée à votre prédécesseur, Serge Lasvignes, qui a toujours été un interlocuteur précieux de la DPR et à qui vous rendez très justement hommage dans votre rapport.

M. Vincent Mazauric, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). - Je suis accompagné de Mme Magali Ingall-Montagnier, conseillère doyenne à la Cour de cassation, de Mme Airelle Niepce, maître des requêtes au Conseil d'État et secrétaire générale de la CNCTR, et de Mme Juliette Emard-Lacroix, conseillère chargée des relations institutionnelles.

Il est très important pour nous de présenter devant vos deux commissions réunies les principaux constats que nous avons établis dans notre rapport d'activité pour 2024. Bien entendu, j'insisterai plus particulièrement aujourd'hui sur un certain nombre de sujets, d'interrogations ou de perspectives de nature législative.

En 2024, nous avons examiné 98 000 demandes de techniques de renseignement, un chiffre impressionnant, mais qui ne dépasse que de quelques milliers celui de 2023. Plus frappant encore, le nombre de personnes faisant l'objet d'une technique de surveillance, que nous estimons avec une marge d'erreur de 10 %, était de 24 308, soit moins de 100 personnes de plus qu'en 2023. C'est incontestablement un signe de maîtrise, comme l'a été, de manière plus générale, la sécurisation des jeux Olympiques et Paralympiques de 2024.

Nous avons en revanche assisté à une recomposition des sept finalités déterminées par la loi au titre desquelles les services de renseignement peuvent demander la mise en oeuvre d'une technique de surveillance. Sans surprise, c'est la prévention du terrorisme qui arrive en tête des motifs en 2024, en lieu et place de la prévention de la criminalité en bande organisée en 2023.

Concernant les techniques employées, les plus intrusives sont utilisées de manière croissante, et aussi de façon plus précoce que les années précédentes. La plus intrusive est le recueil de données informatiques, qui consiste à capter le contenu d'un appareil téléphonique ou d'un ordinateur. Elle ne fonctionne pas dans 100 % des cas, à la différence des interceptions de sécurité - autrement dit les écoutes . Il est frappant de constater que ce recueil de données informatiques a progressé de 27 % en 2024 par rapport à 2023. Sur cinq ans, de 2020 à 2024, elle progresse de 136 %, soit plus qu'un doublement. Il ne faut pas pour autant négliger la progression d'autres techniques intrusives, en particulier la captation d'images ou de sons dans des lieux privés ou des véhicules. Si la progression de cette technique en 2024 reste modérée par rapport à 2023, elle est de 150 % sur la période 2020-2024.

Deux explications peuvent permettre de comprendre, au moins partiellement, cette évolution. Tout d'abord, les personnes faisant l'objet d'une surveillance pour de bonnes raisons montrent une compréhensible prudence, ce qui oblige à chercher d'autres moyens d'accéder à leurs communications. Ensuite, la seule manière de contourner le mur que représente le cryptage de certains services de messagerie est d'accéder à l'appareil pour prendre connaissance des consultations, conversations ou communications.

Cette évolution soulève pour nous deux principaux défis. Nous devons d'abord nous demander dans quelle mesure l'utilisation croissante de cette technique est proportionnée à son efficacité, au regard de son caractère très intrusif. Ensuite, contrairement aux écoutes téléphoniques, qui sont centralisées depuis les années 1960 par le GIC, directement rattaché au Premier ministre, le recueil des données informatiques est mis en oeuvre directement par les différents services de renseignement. Cela rend le travail de contrôle de la Commission plus compliqué, plus long et moins normalisé, puisqu'il faut s'adapter aux manières de faire de chaque service.

C'est pourquoi je prête une très grande attention au projet de centralisation des renseignements recueillis par ce moyen, que mon prédécesseur a convaincu le Président de la République de mettre en oeuvre, et qui doit aboutir au mitan de l'année 2027. Nous souhaiterions aussi que les innovations techniques apportées par ce projet permettent aux services de renseignement de travailler dans de meilleures conditions.

Sur les questions juridiques soulevées par cette évolution des techniques de surveillance, la réflexion doit se poursuivre entre les différents acteurs pour trouver le bon équilibre entre efficacité et protection des libertés publiques. Le crescendo classique, qui part de la fadette pour aller jusqu'à la technique la plus intrusive, ne répond plus exactement ni à l'état de la technologie ni aux nécessités de la politique publique de renseignement. Le 22 septembre prochain, lors du colloque marquant le dixième anniversaire de notre commission et de la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, nous consacrerons d'ailleurs une partie de nos débats à la mise en oeuvre, dans le contexte actuel, du principe de proportionnalité.

Cette évolution rend d'autant plus nécessaire notre travail de contrôle a posteriori, qui représente environ la moitié de notre activité. Cela représente chaque année 120 à 130 contrôles sur pièces et sur place des services de renseignement. Ils nous permettent d'apprécier la bonne mise en oeuvre des avis que nous rendons et des autorisations données par le Premier ministre. Ils nous permettent aussi de nous faire comprendre. Car si la loi est claire, elle mérite parfois des explications et une contextualisation. C'est le rôle de notre doctrine, que nous élaborons au cas par cas, comme celle relative au phénomène de violences collectives, afin que les services sachent comment s'orienter. Nous l'avons rendue publique, sous forme d'extraits, en 2022. Cette démarche de contrôle n'est pas un piège. Nous cherchons à guider les services ; nous leur montrons les limites de la loi et nous les aidons à améliorer leurs pratiques, dans un souci constant de dialogue et de pédagogie.

Cela nous oblige à être à la fois rigoureux sur le plan juridique et compétents sur le plan technique. Nous devons comprendre le fonctionnement des dispositifs et savoir les expertiser. Nous pouvons nous appuyer pour cela sur une personnalité qualifiée, membre de notre collège, mais aussi sur des personnes disposant de compétences spécifiques au sein de nos équipes.

Nous devons également faire preuve d'exigence dans notre manière d'agir et de rendre compte. Nous cherchons à être aussi complets, ouverts et transparents que le secret de la défense nationale nous l'autorise. Pour y parvenir, la Commission déploie un effort soutenu. Elle fonctionne actuellement à la limite de ses capacités, et c'est d'ailleurs un sujet de dialogue entre notre autorité indépendante et les pouvoirs publics, dans un contexte marqué par des tensions bien réelles sur les ressources disponibles.

J'aborderai à présent trois questions de nature législative, dont deux au moins ont fait l'objet de débats récents et, pour l'une d'elles, d'une décision constitutionnelle.

La première, spontanément soulevée par ce rapport, est celle de l'absence de cadre légal à l'échange entre les services de renseignement français et leurs partenaires étrangers, dans un sens comme dans l'autre, alors même que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme le juge nécessaire. Il serait donc opportun de réfléchir assez rapidement à l'insertion d'un tel cadre dans la loi, sans pour autant entraver l'action des services, car ces échanges avec nos partenaires étrangers restent indispensables.

La deuxième question est celle du cryptage des données, qui a notamment fait l'objet de débats lors de l'examen de la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic. Au nom de la CNCTR, je serai extrêmement prudent sur ce point. On comprend le besoin des services de renseignement de franchir l'obstacle du cryptage pour l'accomplissement légal de leur mission. Nous n'avons pas de problème avec le principe de nécessité, mais il subsiste une difficulté juridique liée au respect de la vie privée, un principe consacré par le premier article du livre VIII du code de la sécurité intérieure, consacré au renseignement, qui englobe également la correspondance. Quelle atteinte porte-t-on à la vie privée de tous en cherchant à franchir l'obstacle du cryptage ?

Ma prudence s'explique aussi par le fait que la CNCTR n'est pas la seule autorité administrative indépendante compétente pour donner un avis sur cette question : il y a aussi l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) et la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil). C'est un sujet très technique. Si le cryptage est déverrouillé, la tranquillité de toutes et tous peut être mise en péril. Est-il proportionné d'aller jusque-là ? Le rôle de la CNCTR est de mettre en garde contre d'éventuels débordements.

La troisième question législative est relative aux algorithmes. Dans sa décision sur la loi dite « Narcotrafic », le Conseil constitutionnel a censuré l'article 15, dont l'objet était d'étendre à la finalité relative à la prévention de la criminalité et de la délinquance organisées l'usage de la technique dite de l'algorithme, prévue depuis 2015 par l'article L. 851-3 du code de la sécurité intérieure. Le Conseil constitutionnel n'a pas remis en cause la conformité à la Constitution de cette extension. La CNCTR, consultée par le Gouvernement sur un projet d'amendement, s'est efforcée, dans une délibération de mars 2025, de préciser la définition du narcotrafic en bande organisée, en recherchant le référentiel juridique dans le code pénal et dans le code des douanes, afin que le champ d'application soit approprié - et cela n'a pas été remis en cause.

Le Conseil constitutionnel a, dans les faits, censuré une disposition de la loi Pacte de 2021 - qu'il n'avait pas examinée à l'époque - et qui permet de faire entrer dans l'algorithme des adresses URL en tant qu'indices. Consultée, la CNCTR avait rendu, dans une délibération publique d'avril 2021, un avis favorable à l'utilisation des adresses URL dans les algorithmes, au motif qu'elles ne constituaient pas le contenu de la page internet. Mais cela n'a pas paru suffisant pour le Conseil constitutionnel, au regard du caractère précis de l'adresse URL : il a donc considéré que le législateur n'avait pas encadré suffisamment l'usage de tels traitements algorithmiques. S'il a considéré que des garanties faisaient défaut, il reste donc à les concevoir.

La CNCTR a consacré un dossier à la technique de l'algorithme dans son rapport de cette année. L'algorithme est, pour l'essentiel, une technique anonyme. Il ne recherche que des signaux faibles, qui justifieront le cas échéant, sous notre contrôle, une demande de levée d'anonymat, puis in fine la mise en oeuvre de techniques de renseignement sur les personnes ainsi identifiées. Ce n'est pas un dispositif de surveillance de masse. L'algorithme ne fait jamais de croisements entre deux catégories générales de données. Il ne s'agit pas de cribler toutes les consultations sur internet de toutes les personnes résidant en France, car cela ne répondrait ni au principe de nécessité ni à celui de proportionnalité. Il y a toujours au moins un paramètre très ciblé. Nous assurons ce contrôle sur les algorithmes existants.

M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères. - Cette technique est moins intrusive que d'autres, son objet étant de réaliser une présélection.

M. Vincent Mazauric. - Madame Jourda, le séparatisme, qui, bien entendu, n'a pas été analysé par la Commission d'un point de vue social et politique, n'est pas en tant que tel une des finalités définies à l'article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure. Cette liste est logique - il s'agit de déclinaisons de l'intérêt supérieur de la nation -, précise et finie - elle n'est pas sujette à interprétation. La première mission de la CNCTR est de vérifier la justification de la demande au regard d'une de ces finalités.

Certains phénomènes que l'on peut ranger sous le vocable de séparatisme sont susceptibles de se rattacher à l'une de ces finalités. C'est le cas notamment quand une puissance étrangère en est à l'origine : la finalité relative aux intérêts majeurs de la politique étrangère et à la prévention de toute forme d'ingérence étrangère peut alors trouver à s'appliquer. Mais cela n'est pas le seul axe possible.

Les techniques de renseignement, telles que contrôlées par la CNCTR, ne peuvent répondre qu'aux finalités prévues par la loi. Il ne serait pas si aisé de prévoir de nouvelles finalités, car, dans sa décision fondatrice de 2015 sur la loi relative au renseignement, le Conseil constitutionnel impose qu'elles trouvent leurs fondements juridiques dans des infractions, délictuelles ou criminelles, prévues par le code pénal. Cette logique doit être respectée.

Enfin, la technique de renseignement n'est pas le seul outil de la politique publique de renseignement. Il y a aussi la source ouverte, la source humaine, l'analyse, le partage d'informations entre services. Se focaliser sur les seules techniques de renseignement serait une erreur.

M. Jérôme Darras. - Quand on siège au sein de la commission des affaires étrangères, on est au coeur du fonctionnement d'une grande démocratie, dans l'exercice délicat de la conciliation entre l'indispensable efficacité des services et l'application de l'État de droit. Le contrôle de proportionnalité est extrêmement précis et est toujours à refaire. C'est la vieille histoire du glaive et du bouclier que vous avez décrite en référence à la loi dite « Narcotrafic » et en esquissant un chemin pour atteindre cet objectif.

Vous avez rappelé le caractère intrusif du recueil de données informatiques (RDI). Notre rapport a souligné que le caractère inéluctable de l'usage de l'intelligence artificielle (IA) devait s'exercer dans le respect du principe de la primauté humaine. Comment, selon vous, le cadre et les modalités d'action de la CNCTR vont-ils évoluer ?

Le nombre de demandes qui vous est adressé est proche de 100 000. Vous devez y répondre avec un effectif très limité, dans des temps de réaction nécessairement très courts. Quelle serait la configuration idéale pour que la CNCTR remplisse au mieux ses missions ?

Mme Lauriane Josende. - Vous l'avez dit avec une grande prudence : les défis techniques et juridiques sont nombreux. En 2024, le terrorisme est devenu le premier motif de recours aux techniques de renseignement : au-delà du contexte spécifique des jeux Olympiques et Paralympiques, cette tendance va-t-elle se prolonger ? Comment analysez-vous, en parallèle, la stabilité du nombre de personnes surveillées au titre de la prévention de la criminalité organisée ? La loi dite « Narcotrafic » va-t-elle modifier cet équilibre ou ses effets seront-ils limités ?

Mme Michelle Gréaume. - Merci pour votre rapport très détaillé.

Les échanges de données sensibles entre États soulèvent des questions de confidentialité et de souveraineté numérique. Comment sont-ils encadrés pour garantir la protection des droits fondamentaux ? Quelle est l'évolution récente des partenariats d'échanges de données avec nos homologues étrangers ? Quelles sont les garanties juridiques et techniques destinées à encadrer ces échanges et à éviter que les règles nationales de protection de données soient contournées ?

M. Vincent Mazauric. - Madame Gréaume, les échanges entre les services français et les services étrangers ne sont pas encadrés juridiquement : la CNCTR est aveugle à ce sujet - ce qui n'est pas un problème en tant que tel au regard de nos prérogatives.

Mais nous partageons votre objectif : nous considérons que ces échanges doivent être couverts par les mêmes garanties. Bien sûr, il ne faut pas entraver des échanges qui peuvent être décisifs pour prévenir un risque majeur ; mais il y a un vide juridique à combler. Cela nécessite des réflexions, auxquelles nous sommes disposés à contribuer.

S'agissant de la surveillance internationale, une des techniques de renseignement permet aux services français, dans des circonstances déterminées par le Premier ministre, de mener des enquêtes de police administrative dans des communications internationales. Nous veillons au respect de la loi : ces communications ne doivent pas toucher le territoire français. Si par accident, le territoire français est touché, la donnée est repérée, puis détruite.

Pourquoi une telle étanchéité ? Parce que toute technique de renseignement appliquée sur le territoire doit être individualisée - on vise une personne, même inconnue -, alors que les autorisations données au titre de la surveillance internationale peuvent concerner une zone géographique. Cela justifie qu'il n'y ait pas de mélange avec le territoire national.

Madame Josende, le fait que la prévention du terrorisme soit devenue en 2024 la première finalité est très étroitement lié aux jeux Olympiques et Paralympiques. La tendance longue, manifeste en 2023, concernant le recours croissant aux techniques de renseignement aux fins de prévention de la criminalité organisée se poursuivra - et la loi dite « Narcotrafic » ne sera pas sans effet. La CNCTR le constatait dès son rapport de 2023 : le narcotrafic en bande organisée est devenu « un enjeu pour le fonctionnement normal de nos institutions ». Il est logique que la police administrative s'y intéresse davantage. Nous allons probablement assister en 2025 à un rééquilibrage.

Nous constatons aussi le recul des enquêtes déclenchées au titre de la finalité sur la prévention des violences collectives : on peut s'en réjouir, parce que c'est la plus délicate de toutes , étant à la limite de la liberté d'opinion, d'expression et de réunion. Le risque de passage à l'acte est ainsi délicat à caractériser. La CNCTR a fait l'effort d'affiner sa doctrine à ce sujet.

Monsieur Darras, compte tenu des tendances inéluctables de l'IA, de l'augmentation des volumes et de l'exigence des délais, nous devons nous maintenir à niveau. Cela suppose de favoriser sans relâche des progrès techniques : je pense à la centralisation du RDI, ou encore à la collaboration avec les services de renseignement pour être capables de nous servir de leurs propres outils - sinon le contrôleur est peu efficace. Nous devons inciter, par l'exemple et par le dialogue, en dosant notre activité de contrôle, à un meilleur respect spontané de la loi.

Mme Magali Ingall-Montagnier, membre du collège de la CNCTR. - Nos échanges avec les parlementaires sont une grande richesse.

Monsieur Darras, la question des effectifs est importante. La Commission fonctionne comme en 2015 ; mais depuis, le paysage informatique a beaucoup changé et cela va se poursuivre avec l'IA. Nous employons des chargés de mission d'horizons très divers. Il peut s'agir de techniciens de pointe, mais aussi de juristes - magistrats judiciaires et administratifs, commissaires de police, colonels de gendarmerie.

Le plus difficile n'est pas de répondre aux 98 000 demandes, car il s'agit le plus souvent de questions légales assez simples pour les membres du collège et les chargés de mission. En revanche, le contrôle suppose un dialogue permanent avec les services pour faire de la pédagogie et comprendre leurs besoins : cela prend de plus en plus de temps, notamment à nos juristes.

La loi de 2015, dont nous allons fêter les dix ans, a évolué ; les techniques aussi. Le contexte budgétaire est contraint. Nous devons nous poser la question de l'IA et des algorithmes. Nous faisons intervenir les services dans nos réunions mensuelles, afin qu'ils nous éclairent sur les grandes tendances, car la pédagogie se fait dans les deux sens, et cela prend du temps. Nous ne devons pas négliger les contrôles. La question des effectifs se pose, compte tenu de l'ancienneté de la loi et de l'évolution des techniques.

Mme Nadine Bellurot. - Vous avez déjà répondu en grande partie à ma question sur les effectifs : j'ai compris que vous avez besoin de moyens humains compte tenu des évolutions technologiques.

Diriez-vous que, avant la centralisation de la mise en oeuvre des techniques de renseignement, leur déploiement auparavant dispersé au sein des différents services a été préjudiciable à l'efficacité du renseignement?

M. François Bonneau. - L'utilisation de logiciels étrangers peut être source de fuites. Quelles actions la CNCTR mène-t-elle pour sécuriser les données de nos entreprises stratégiques ?

Mme Catherine Di Folco. - Les finalités qui encadrent le recours aux techniques de renseignement sont-elles de nos jours adaptées aux menaces et aux besoins des services ?

M. Vincent Mazauric. - Madame Bellurot, ce qui est clair, c'est que les services ne pâtissent pas de la centralisation des demandes de mise en oeuvre de techniques de renseignement par le groupement interministériel de contrôle, système en vigueur depuis 1960. Le GIC dispose des moyens technologiques avancés, ce qui permet aux services d'accomplir efficacement leurs missions.

Parmi nos 130 contrôles annuels, une douzaine prend la forme de visites dans les territoires. Cela nous permet de discuter avec tous les services territoriaux : renseignements territoriaux, sécurité intérieure, douanes, gendarmerie, police judiciaire, renseignement pénitentiaire.

Spontanément, un service préférera une mise en oeuvre des techniques de renseignement décentralisée, puisque plus proche de lui. Toutefois le bon ordre prime, car il sert l'intérêt du service. Cette exigence est d'autant plus cruciale quand il s'agit des données aussi sensibles, soumises à un cadre légal particulièrement strict concernant leurs délais de conservation, leurs exploitations et la traçabilité des mises en oeuvre. La pluralité des services de renseignement ne saurait être synonyme de dissémination des données et de désordre. Tous les services font des efforts, et les plus petits font des progrès.

Monsieur Bonneau, la Commission n'est pas en lien direct avec les entreprises - ce n'est pas son rôle. Mais sensibiliser les entreprises, notamment celles qui sont les plus stratégiques, à la nécessité de se protéger, constitue une mission croissante des services de renseignement, de sécurité intérieure, de sécurité extérieure, ainsi que de la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), qui y sont très attentifs.

Nous contrôlons le travail des services au regard de la finalité relative à la protection des intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs de la France. Vous trouverez les chiffres dans notre rapport : cette activité, qui vise à protéger les entreprises stratégiques françaises des risques d'ingérence ou d'influence, est en légère croissance.

Madame Di Folco, pour que la loi soit fidèle aux principes constitutionnels, nous devons nous concentrer sur les menaces - même s'il ne faut pas négliger les besoins. On peut se poser la question de l'adaptation de la liste des finalités aux menaces séparatistes. Mais il ne faut toucher à la loi qu'avec une extrême prudence. Nous devons d'abord caractériser juridiquement le phénomène observé. C'est le travail - très bien fait - des états-majors des services de renseignement qui disposent de services juridiques. C'est aussi notre travail de pédagogie.

Sur des sujets aussi délicats, ne nous précipitons pas pour adopter une finalité supplémentaire : regardons d'abord ce qui pose vraiment problème, ce qui peut être abordé via un autre outil du renseignement, ou ce qui est plus proche de l'action judiciaire que de l'action de police administrative - c'est une de nos lignes de crête, car les grands équilibres constitutionnels sur l'autonomie et l'indépendance de l'autorité judiciaire doivent être respectés. N'oublions pas que certains actes doivent être assez rapidement soumis au contrôle du juge. La police administrative n'est pas un état permanent : soit la personne ne présente finalement pas de risque et la mesure prend fin ; soit le risque persiste et elle est prolongée ; soit la situation justifie un recours au juge - ce qui constitue également l'un de nos axes de contrôle.

Je précise que nous sommes une équipe de 22 personnes, dont 14 chargés de mission qui examinent les demandes et réalisent les contrôles, lesquels s'effectuent toujours en présence d'un membre du collège.

M. Étienne Blanc. - Dans la discussion de la loi dite « Narcotrafic », j'ai pointé l'usage des messageries cryptées par les narcotrafiquants. Nous avons proposé, dans notre rapport, qu'elles soient plus accessibles, au moyen de « backdoors », pour être ensuite traitées avec de l'IA. J'entends les réserves, mais quel est le risque ? Que nous n'ayons pas suffisamment de moyens de contrôle ? Que nous ne sachions pas faire techniquement ? Pourquoi ne réussissons-nous pas à lever cet interdit ? C'est pourtant indispensable pour lutter contre le narcotrafic.

M. Henri Leroy. - Vous avez rendu hommage à l'efficacité de votre prédécesseur, qui a convaincu le Président de la République sur la nécessité d'une centralisation du recueil des données informatiques, . Pouvez-vous nous en dire plus sur cette nécessité de centralisation, désormais maître-mot dans le domaine, pour l'exploitation judicieuse des renseignements ?

Mme Marie Mercier. - Je suis troublée : toutes nos lois ne nous brident-elles pas ?

Dans le cadre de l'activité des groupes interparlementaires d'amitié comment mieux nous protéger ?

M. Vincent Mazauric. - Madame Mercier, les préoccupations de sécurité concernent effectivement tous les acteurs de notre société, les parlementaires mais également les entreprises et les particuliers.

Monsieur Leroy, la centralisation ne vise pas à compliquer le travail des services. Le diagnostic établi par le président Lasvignes est désormais partagé par tous : plus une technique est puissante et utilisée, plus son recours doit être rigoureusement organisé. La Commission a des moyens limités, mais de lourdes missions, qu'elle souhaite remplir sincèrement. Elle a ainsi mis en évidence la nécessité d'une relation proportionnelle entre le niveau de sécurité, d'une part, et la puissance et le caractère intrusif des techniques employées, d'autre part.

Comme proposé par le président Lasvignes, nous devons être capables de contrôler à distance, depuis nos locaux, toutes ces techniques. Il ne s'agit pas de le faire à l'insu du service, le contrôle reposant avant tout sur un échange constructif. Néanmoins, plutôt que de patienter plusieurs heures sur place pour accéder aux données, il est plus efficace de pouvoir les consulter en amont depuis nos locaux. Cela permet de consacrer davantage de temps au dialogue une fois sur le terrain.

Monsieur Blanc, la question est la suivante : est-on capable de déverrouiller le cryptage, via une backdoor ou une obligation pesant sur l'opérateur de messagerie, de façon parfaitement ciblée, justifiée et contrôlée ? Ne risque-t-on pas, au passage, de priver de protection la vie privée d'un nombre indéterminé de citoyens ? Tant que nous n'aurons pas trouvé de réponse technique et juridique - notamment constitutionnelle - à cette question, il n'y aura pas de solution. D'où ma prudence. La CNCTR n'est pas la seule experte en la matière et le débat n'a pas encore abouti.

M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères. - Merci de vos réponses exhaustives. Nous créerons d'autres occasions d'informer davantage nos collègues sur la question du renseignement, notamment à l'occasion d'une prochaine proposition de loi à laquelle nous réfléchissons avec la présidente Muriel Jourda, sur le sujet.

- Présidence de M. Cédric Perrin, président -

La réunion est ouverte à 10 h 35.

Audition de S.E. Mme Hala Abou Hassira, cheffe de la mission de Palestine en France

M. Cédric Perrin, président. - Nous poursuivons nos travaux de la matinée avec l'audition de Mme l'ambassadrice Hala Abou Hassira, cheffe de la mission de Palestine en France.

Madame l'ambassadrice, la commission, après avoir entendu l'ambassadeur d'Israël et le directeur de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient au ministère de l'Europe et des affaires étrangères, tenait à vous recevoir, alors que la bande de Gaza s'enfonce dans une guerre qui semble sans issue.

Bien que ses rangs et son commandement aient été décimés depuis le 7 octobre 2023, le Hamas n'a pas perdu sa capacité d'action, tuant récemment sept soldats israéliens dans l'attaque de leur char. Quant à la population civile, elle s'enfonce dans la crise humanitaire, alors que la distribution de l'aide est désormais assurée par une instance ad hoc sous contrôle américano-israélien et sans expérience dans ce domaine, et que les incidents meurtriers se multiplient autour des points de distribution : selon le journal israélien Haaretz, 550 personnes auraient été tuées en un mois, principalement par l'armée.

Comment, selon vous, mettre fin à ce désastre ? Quelles pourraient être les conditions d'un cessez-le-feu entre Israël et le Hamas ? Je vous laisserai également évoquer la situation en Cisjordanie, où les attaques des colons redoublent d'intensité depuis plusieurs mois et où la perspective d'une prise de contrôle totale par l'armée se dessine.

La question du gouvernement de Gaza, et plus généralement d'un futur État palestinien, se pose avec d'autant plus d'acuité que Mahmoud Abbas, au pouvoir depuis 2005 et âgé de 89 ans, s'est toujours refusé à préparer sa succession. De plus, l'Autorité palestinienne est confrontée à une crise financière grave : Israël retient en effet le produit des taxes qui doit lui revenir, citant pour motif les versements aux familles de Palestiniens tués dans des actions terroristes. L'Union européenne a récemment annoncé le déblocage de 200 millions d'euros au bénéfice de l'Autorité palestinienne et de l'Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (Unrwa), mais les financements attendus des pays arabes tardent à venir. Comment l'Autorité palestinienne compte-t-elle sortir de cette impasse, et comment va-t-elle asseoir sa légitimité auprès des Palestiniens ?

À plus long terme, qui gérera la bande de Gaza ? Qui la reconstruira ? Qui la gouvernera ? L'idée d'une force internationale dont feraient partie certains pays arabes est évoquée de manière récurrente, mais les pays concernés ne semblent pas désireux de s'y engager. Quelle serait la solution alternative, alors que le chaos règne dans l'enclave et que l'étendue des destructions y rendra bientôt la vie impossible ?

Enfin, travaillez-vous toujours avec les diplomaties française et saoudienne à l'organisation de la conférence sur la création d'un État palestinien, reportée sine die après l'éclatement du conflit entre Israël et l'Iran ? Quelles sont vos attentes vis-à-vis de l'Arabie saoudite, peut-être seule à même d'amener Israël à la négociation ?

Après votre exposé liminaire, je céderai la parole à mes collègues pour qu'ils vous posent leurs questions. J'invite l'ensemble des membres de la commission à préserver l'écoute et le respect mutuels qui caractérisent toujours nos débats.

Je rappelle enfin que cette audition est captée et diffusée sur le site internet du Sénat et sur les réseaux sociaux.

Mme Hala Abou Hassira, cheffe de la mission de Palestine en France. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de me faire l'honneur de me recevoir ce matin. À la suite de ma précédente audition, ici même, le 16 février 2022, cette commission avait conclu que mon intervention dessinait un tableau sombre de la situation en Palestine. Je vous avais alors alertés sur le fait que l'occupation militaire israélienne, la colonisation et le siège imposé sur la bande de Gaza étaient intenables. L'absence de perspectives politiques m'apparaissait déjà dramatique.

Mesdames, messieurs les sénateurs, aujourd'hui, nous avons dépassé le stade de l'alerte. Il est impératif d'agir. Agir face aux crimes les plus atroces qu'Israël commet contre le peuple palestinien dans la bande de Gaza, comme partout en territoire palestinien occupé, y compris à Jérusalem-Est. Ces crimes atroces, tels que définis par le droit international, sont, comme vous le savez, les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et le crime de génocide. Les Nations unies, à travers plusieurs résolutions, ont qualifié ces actes de violations graves du droit international humanitaire, voire de génocide. En janvier 2024, la Cour internationale de justice (CIJ) a reconnu un risque plausible de génocide à Gaza et a ordonné à Israël des « mesures provisoires urgentes pour prévenir tout acte de génocide ». Qu'a fait Israël depuis ? Quelles mesures provisoires urgentes ce pays a-t-il appliquées pour prévenir ces crimes ? Depuis octobre 2023, et surtout depuis janvier 2024, Israël a supprimé plus de 57 000 vies palestiniennes, dont plus de 70 % sont des femmes et des enfants. Près de 17 000 enfants ont été tués. Plus de 11 000 sont encore sous les décombres et plus de 140 000 personnes ont été blessées. La population civile de Gaza meurt sous les bombardements et les tirs ciblés depuis vingt mois. Elle fait aujourd'hui face à la famine et à une mort lente et imminente.

Comment l'humanité en est-elle arrivée à laisser plus de 17 000 enfants se faire assassiner et à laisser toute une population mourir de faim sous les bombardements ? Comment en est-on arrivé à regarder toutes ces atrocités sur nos téléphones en direct et à laisser les auteurs de ces crimes impunis ? Mesdames, messieurs les sénateurs, toutes les vies se valent ; toutes sont précieuses et doivent être protégées.

J'ai mentionné l'avis de la CIJ. Je souligne que cet avis a été rendu il y a un an et cinq mois. Un an et cinq mois ! Je le redis, il n'est plus temps de s'alarmer ; il est grand temps d'agir.

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, le droit international est ce qui nous réunit et ce qui nous guide. La dévastation apocalyptique à Gaza et le cauchemar en Cisjordanie provoqués par Israël défient toute imagination. Israël a violé chaque article du droit international et défie l'humanité même. Le plan d'Israël est, au pire, d'exterminer le peuple palestinien ou, au mieux, de l'expulser par la force de ses terres, dans le but de saisir et d'annexer le maximum de territoires palestiniens et d'empêcher toute possibilité d'établir l'État de Palestine.

Le 2 mars 2024, le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, n'a d'ailleurs pas caché les intentions d'Israël en présentant à la télévision nationale, comme à la tribune de l'Assemblée générale des Nations unies, une carte d'Israël qui s'étend à la moitié de l'Égypte, à toute la Jordanie et à une partie de l'Arabie saoudite, à tout le Liban, ainsi qu'à une partie de la Syrie et de l'Irak. Cette carte reflète la politique expansionniste et coloniale d'Israël. Cette même carte a d'ailleurs été présentée par le ministre Smotrich, ici à Paris, en mars 2023.

Aujourd'hui nous avons en face de nous le gouvernement le plus fasciste de l'histoire d'Israël, qui met les fondements de la paix en péril. Ce gouvernement mène une propagande décomplexée de déshumanisation du peuple palestinien dans le but de justifier et de normaliser ces crimes de guerre et ces crimes contre l'humanité. Avec sa vision hiérarchisante des peuples, il a adopté des lois racistes, comme la loi « Israël, État-nation du peuple juif » de 2018, qui prône la suprématie du peuple juif en Israël et qui accorde le droit à l'autodétermination dans la Palestine historique uniquement au peuple juif, au détriment de l'exercice par le peuple palestinien de ce même droit universel.

En adoptant une loi contre la création de l'État de Palestine et une autre contre l'Unrwa, organisation indispensable à la survie de plus de 6 millions de réfugiés palestiniens, Israël met en péril 1,8 million de réfugiés dans la bande de Gaza et le droit au retour des réfugiés palestiniens chez eux, reconnu par la résolution 194 de l'Assemblée des Nations unies. Le gouvernement a par ailleurs annoncé l'annexion de jure, en 2025, de territoires palestiniens occupés, en promettant aux États voisins qui s'y opposeraient le même scénario qu'à Gaza.

Depuis octobre 2023, la population palestinienne, en particulier celle de la bande de Gaza, subit l'intensification sans précédent de la politique de punition collective menée par Israël, la puissance occupante. Ce que le peuple palestinien endure depuis soixante-seize ans a pris une tournure plus brutale, systématique et assumée, avec des bombardements ciblés sur les infrastructures civiles - hôpitaux, écoles, lieux de culte, réseaux d'eau, usines et habitations -, ainsi qu'une série d'expulsions forcées sans aucun lieu sûr pour fuir. Le recours au phosphore blanc, y compris contre un hôpital pédiatrique, témoigne de violations graves du droit international humanitaire, en particulier des conventions de Genève et du statut de Rome.

Parallèlement, Israël impose un blocus total à Gaza, empêchant depuis plusieurs mois l'entrée de l'aide humanitaire, de l'eau potable, de la nourriture, de médicaments et de carburant. L'ONU alerte : 100 % des habitants de Gaza souffrent d'insécurité alimentaire aiguë. Le chef du Programme alimentaire mondial parle d'enfants mourant de faim, non par accident, mais parce que l'aide est délibérément bloquée.

Les hauts responsables israéliens ont publiquement assumé cette stratégie, le ministre Gallant appelant à un blocus total de Gaza pour punir des « animaux humains » et le ministre Smotrich justifiant moralement l'affamement de 2 millions de Palestiniens. Le ministre Amihai Eliyahu a même évoqué l'usage de l'arme nucléaire contre la population civile à Gaza. La famine est donc utilisée comme une arme de guerre, ce qui constitue un crime de guerre.

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, depuis un mois, Israël utilise la distribution de l'aide alimentaire comme un véritable piège de mort. Des snipers israéliens ont reçu l'ordre explicite de tirer sur les Palestiniens lors de ces distributions, comme on a pu le voir dans plusieurs vidéos. Plus de 600 Palestiniens ont ainsi été délibérément assassinés. Le journal Le Monde a enquêté sur la question, et son analyse des vidéos et des témoignages lui a permis d'affirmer que ces tirs provenaient de positions de l'armée israélienne.

Par ailleurs, le journal israélien Haaretz a rapporté des témoignages de soldats israéliens opérant à Gaza qui affirmaient qu'ils avaient reçu l'ordre explicite d'ouvrir le feu à balles réelles sur des Palestiniens désarmés lors des distributions de l'aide alimentaire, même en l'absence de menace visible.

N'oublions pas non plus ce qui se passe en Cisjordanie. Le projet israélien s'étend à l'ensemble de la Cisjordanie occupée, y compris à Jérusalem-Est. Chaque ville palestinienne, chaque village, chaque camp de réfugiés a été systématiquement attaqué en toute impunité par des colons terroristes israéliens. Le dernier incident a eu lieu il y a trois jours à Kfar Malik, quand 100 colons ont attaqué ce petit village, brûlé les maisons, les voitures, et tué trois Palestiniens, toujours dans l'impunité. L'objectif déclaré d'Israël est d'expulser les Palestiniens non seulement de la bande de Gaza, mais aussi de la Cisjordanie et d'annexer ce territoire.

À cela s'ajoutent des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité, dont des détentions massives, arbitraires et inhumaines, notamment dans le camp de Sde Teiman, considéré comme pire que Guantanamo par une ONG israélienne, qui dénonce tortures, viols, fouilles dégradantes et privations de soins. Ces pratiques dénoncées par l'ONU illustrent un système organisé de répression.

À Gaza, le génocide s'étend aussi à l'environnement. Plus de 70 % des terres agricoles ont été rendues inutilisables et 45 millions de tonnes de débris recouvrent le territoire ; 70 % des infrastructures urbaines ont été détruites. Les experts parlent d'écocide, de culturicide et même de futuricide. Israël est même allé jusqu'à bombarder les cimetières.

Face à cela, plusieurs instances internationales réagissent, dont la Cour internationale de justice, que j'ai mentionnée précédemment. En novembre 2024, le comité spécial de l'ONU et Human Rights Watch ont affirmé qu'Israël était responsable de crimes contre l'humanité, de déplacements forcés et de destructions massives. Cette politique d'oppression s'applique aussi en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, où l'occupation, l'annexion, la colonisation, les lois racistes et les politiques de nettoyage ethnique poursuivent une logique de dépossession systématique. En juillet 2024, la CIJ a déclaré illégale l'occupation israélienne et qualifié ce régime de ségrégation raciale et d'apartheid, appelant les États à y mettre un terme.

Dans ce contexte, le gouvernement israélien actuel, le plus extrémiste et raciste de son histoire, adopte des lois niant encore le droit à l'autodétermination des Palestiniens, criminalisant leurs droits et annonçant à nouveau l'annexion de territoires palestiniens occupés. L'impunité dont jouit Israël, en particulier grâce à la protection américaine et aux vetos systématiques au Conseil de sécurité, constitue une menace directe pour l'ordre international fondé sur le droit. Le système multilatéral, paralysé, est incapable d'assurer la justice, et le soutien aveugle des États-Unis, qu'il soit politique, militaire ou financier, a permis la poursuite de cette agression depuis le début du second mandat de Donald Trump. Au lieu d'oeuvrer pour la paix, la fin de l'occupation coloniale et la stabilité de toute la région, le président américain s'est totalement aligné sur la politique israélienne qui vise le nettoyage ethnique de notre peuple, allant jusqu'à promouvoir l'idée violemment et criminellement absurde de construire une « French Riviera » à Gaza après en avoir pris le contrôle.

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, le gouvernement de l'État de Palestine demeure seul légitime pour gouverner l'ensemble des territoires palestiniens occupés, y compris dans la bande de Gaza. Face à l'ampleur inédite de la destruction causée par l'agression menée par Israël depuis octobre 2023, le gouvernement palestinien est seul légitime et capable d'assumer la responsabilité historique qui s'impose pour secourir notre peuple et reconstruire la bande de Gaza et le nord de la Cisjordanie. Ce gouvernement mène depuis des années des réformes extraordinaires pour garantir l'efficacité et le maintien de ses institutions.

Depuis vingt mois, la communauté internationale évoque le jour d'après. Mais ce jour reste suspendu, lointain, coûteux en vies humaines comme en opportunités politiques. L'action ne peut se réduire à une simple gestion humanitaire ou technique. Elle doit s'accompagner d'un cadre politique clair, fondé sur le droit international. L'objectif doit être de mettre fin à la cause première de la tragédie : l'occupation israélienne. L'État de Palestine est prêt à assumer ses responsabilités, en coordination avec les partenaires régionaux et internationaux, pour assurer son retour à Gaza, exercer ses fonctions de gouvernance et organiser les élections présidentielle et législatives dans l'ensemble de la Palestine occupée, c'est-à-dire la bande de Gaza et la Cisjordanie occupée, y compris à Jérusalem-Est.

Cependant, pour qu'il puisse jouer ce rôle, il est indispensable de renforcer ses capacités. Or, depuis plus d'un an, et en réalité depuis des décennies, Israël retient illégalement des milliards de dollars issus des recettes fiscales dues au gouvernement palestinien, ce qui représente plus de 60 % de son budget. Cet étranglement financier entrave ses fonctions administratives et ses capacités de service public.

La France, engagée dans la reconstruction des institutions palestiniennes, a réaffirmé son soutien à travers des initiatives bilatérales. Le ministre de l'Europe et des affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, l'a encore souligné lors de sa visite en Palestine, et récemment dans plusieurs déclarations. La conférence internationale pour la concrétisation de la solution à deux États, coprésidée par la France et l'Arabie saoudite, qui était initialement prévue à New York en juin 2024, a malheureusement été reportée. Néanmoins, ce report ne remet pas en cause la volonté solide de la France ni l'urgence d'opposer un cadre international de règlement politique, d'autant plus qu'Israël multiplie les actes contraires à la solution à deux États.

Au mois de mai 2024, la Knesset a adopté une série de mesures visant à renforcer l'annexion de facto de territoires palestiniens et à bloquer toute reconnaissance de l'État de Palestine. La Conférence internationale de haut niveau pour le règlement pacifique de la question de Palestine et la mise en oeuvre de la solution des deux États se tiendra dans un contexte de crise sans précédent au Moyen-Orient, marqué par le génocide à Gaza, l'occupation prolongée, les violences et l'impasse politique. Face à l'urgence, la conférence vise à transformer le consensus international en actions concrètes, en mobilisant les efforts politiques, économiques et sécuritaires pour mettre en oeuvre une solution à deux États, seul cadre garantissant une paix juste, durable et globale. Fondée sur les résolutions de l'ONU, le droit international, les principes de Madrid et l'initiative arabe de paix, elle entend tracer une voie irréversible vers la concrétisation d'un État palestinien souverain aux côtés d'Israël, avec des garanties de sécurité mutuelles. À travers des sessions plénières et huit tables rondes thématiques, cette conférence réunira États, organisations internationales et parties prenantes, afin d'adopter un document final axé sur l'action, assorti d'engagements concrets et contraignants pour sortir de l'impasse et instaurer une nouvelle architecture de paix et de sécurité régionale.

La France, dépositaire de droits universels, forte de son histoire et de ses valeurs, a toujours défendu le droit à l'autodétermination du peuple palestinien. Aujourd'hui, cette responsabilité historique appelle à une action concrète et urgente.

Il faut oeuvrer pour un cessez-le-feu immédiat, garantir l'accès humanitaire dans la bande de Gaza en sécurité et sans entrave, et assurer la protection internationale du peuple palestinien.

Il faut reconnaître pleinement l'État de Palestine dans ses frontières de 1967 avec Jérusalem-Est comme capitale. Cette reconnaissance est une obligation morale et juridique pour permettre au peuple palestinien d'exercer son droit inaliénable à l'autodétermination et pour lui rendre justice.

Il faut appliquer des sanctions ciblées, à commencer par l'embargo sur les armes, et suspendre l'accord d'association entre l'Union européenne et Israël en raison de la violation par ce dernier de son article 2.

Il faut interdire les produits issus des colonies, conformément à la résolution 2334 du Conseil de sécurité des Nations unies et à l'avis consultatif de la Cour internationale de justice.

Enfin, il faut renforcer les instances internationales de justice, notamment la Cour pénale internationale (CPI) et la CIJ.

La gravité de la situation impose que les principes deviennent actes, que l'indignation se traduise en décisions et que la solidarité proclamée se matérialise en un engagement ferme. Il n'est plus possible de rester spectateur. Le peuple palestinien ne peut plus attendre. Les appels au droit, à la justice et à la paix ne peuvent pas être vides de conséquences. Le droit international ne peut pas être invoqué à géométrie variable. Il doit s'appliquer pleinement, avec constance et courage.

Et la France, forte de son histoire, de ses valeurs et de son rôle international, a une voix singulière, une voix écoutée, une voix attendue. Aujourd'hui, cette voix doit dire clairement que l'impunité doit cesser, que l'occupation doit cesser, que la colonisation doit cesser, que le nettoyage ethnique doit cesser et que le génocide en cours doit être stoppé. Elle doit affirmer avec force que l'heure est venue de reconnaître l'État de Palestine, de protéger son peuple, de soutenir son gouvernement légitime et de contribuer à jeter les bases d'une paix juste, fondée sur le droit, la dignité et l'égalité.

M. Jérôme Darras. - Madame l'ambassadrice, je vous remercie pour votre témoignage.

Ainsi que vous l'avez dit vous-même, toutes les vies se valent, sont précieuses et doivent être protégées. La France a condamné sans ambiguïté et avec une grande fermeté les actes terroristes du Hamas du 7 octobre 2023 et soutient le droit d'Israël à se défendre contre le terrorisme. Mais elle s'est également élevée régulièrement pour dénoncer une escalade totalement disproportionnée et demander un cessez-le-feu à Gaza, le désarmement du Hamas et la libération des otages. Pensez-vous, après les annonces récentes du président des États-Unis d'Amérique, que cette issue soit aujourd'hui possible ?

Mahmoud Abbas est un dirigeant contesté, en crise de légitimité. Cependant, l'Autorité palestinienne demeure la seule autorité reconnue susceptible d'opérer en territoire palestinien et la seule capable d'assumer une responsabilité gigantesque face à l'héritage catastrophique et sans précédent dans la bande de Gaza. Comment redonner de la crédibilité, et donc de la légitimité, aujourd'hui indispensable à l'Autorité palestinienne ?

Vous avez évoqué la distribution de l'aide alimentaire et humanitaire, ainsi que les drames et les morts qu'elle entraîne chaque jour. M. le ministre de l'Europe et des affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, a proposé les services de la France pour accompagner cette distribution alimentaire. Comment la France pourrait-elle se rendre utile en la matière ?

Mme Hala Abou Hassira. - En effet, quand nous disons que toutes les vies se valent, nous le croyons.

Sur le droit d'Israël à se défendre, j'aimerais rappeler le contexte. Monsieur le président, dans votre propos liminaire, vous n'avez pas prononcé le mot « occupation ». Or c'est le fond du problème. Le territoire palestinien est sous occupation militaire, occupation récemment qualifiée d'« illégale » par la Cour de justice internationale, qui a appelé à y mettre un terme. C'est le peuple sous occupation qui doit se défendre face à l'agression coloniale.

La situation est apocalyptique, catastrophique. Nous voyons toutes les vies souffrir et payer un prix extrêmement élevé. Nous voyons la stabilité dans l'ensemble de la région menacée. Nous voyons le chaos. Nous voyons la conquête d'un territoire souverain.

Il est temps que le cessez-le-feu soit acté. Mais il est important qu'il soit respecté également par Israël. Je rappelle qu'Israël a violé unilatéralement le dernier cessez-le-feu alors que seul celui-ci avait permis la libération d'otages israéliens. Le Premier ministre israélien a choisi de le rompre et d'abandonner ses otages. Il a choisi - vous avez parlé d'« escalade » - la continuité de crimes perpétrés contre la population civile palestinienne.

Nous espérons que les efforts du président américain se concrétiseront par un vrai cessez-le-feu, définitif, mettant fin à ces atrocités, permettant de porter secours à la population civile palestinienne et de reconstruire la bande de Gaza. Et, comme je l'ai rappelé, l'Autorité palestinienne est la seule représentante légitime du peuple palestinien, la seule qui va gouverner la bande de Gaza comme l'ensemble du territoire palestinien occupé.

Or le gouvernement palestinien fait face à des défis existentiels : il est sans revenus, sans souveraineté, sous occupation et sans élections. Les élections législatives et présidentielles sont une exigence avant tout palestinienne. Selon l'accord signé avec Israël, elles doivent avoir lieu, et Israël est obligé de faciliter leur organisation dans l'ensemble des territoires palestiniens occupés, c'est-à-dire la bande de Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est. On ne peut pas organiser des élections dans une partie du territoire palestinien occupé et pas dans l'ensemble du territoire - je pense notamment à Jérusalem-Est. C'est là une ligne rouge. Nous sommes prêts à organiser les élections  : le président Abbas a annoncé au mois de mars dernier que l'organisation des élections législatives et présidentielle aurait lieu dans un an.

Nous espérons que, pendant cette année, l'avis de la Cour de justice internationale sera respecté, qu'il sera mis un terme à l'occupation militaire et à la colonisation israéliennes et que l'État de Palestine sera concrétisé et viable. Les conditions doivent être réunies pour cela.

Sur l'aide alimentaire, permettez-moi tout d'abord de rappeler que ce qui se passe à Gaza n'est pas une question humanitaire. Il ne s'agit pas d'une crise humanitaire consécutive à un tremblement de terre ou à une tornade. C'est une question politique, liée à l'occupation israélienne. Il y a des crimes. Il y a une attaque massive perpétrée par Israël contre une population civile. Il y a une politique de punition collective. Ce n'est pas qu'une question humanitaire. Il faut un cessez-le-feu. C'est la première exigence.

Avant qu'Israël ne rompe ce cessez-le-feu, il y avait 400 points de distribution alimentaire dans la bande de Gaza. Aujourd'hui, il n'y en a plus que quatre et ce sont quatre points de passage militarisés. La France a un rôle très important à jouer et nous saluons la déclaration du ministre des affaires étrangères français. Il faut forcer l'entrée de l'aide humanitaire. Il faut forcer l'entrée de la nourriture, des médicaments, de l'eau et du fioul.

Mme Michelle Gréaume. - Madame l'ambassadrice, je souhaite d'abord vous remercier pour votre présence parmi nous. J'insiste sur l'engagement constant de la France à soutenir le peuple palestinien dans des conditions dramatiques.

La situation humanitaire en Palestine, plus particulièrement à Gaza, relève de l'urgence morale et politique. Des centaines de milliers de civils, souvent des femmes et des enfants, vivent dans des conditions inhumaines, victimes d'un blocus illégal et de destructions massives.

Notre responsabilité, en tant que représentants de la République française, est d'agir avec détermination pour garantir un accès rapide, sécurisé et suffisant à l'aide humanitaire, tout en préparant la reconstruction sociale et économique indispensable. Au-delà de l'urgence humanitaire, la Palestine mérite que la communauté internationale soutienne sans ambiguïté son droit à exister en tant qu'État souverain, viable et reconnu.

Depuis trop longtemps, le peuple palestinien souffre d'un déni de ses droits fondamentaux, aggravé par l'absence de renouvellement démocratique au sein de ses institutions. La France doit être un moteur puissant dans la relance d'un processus politique crédible, fondé sur la justice, la liberté et la dignité, en appuyant résolument la reconnaissance pleine et entière d'un État palestinien.

Par ailleurs, la recomposition géopolitique régionale, marquée par le réchauffement des relations entre Israël et certains pays arabes, ne doit pas affaiblir la cause palestinienne. Si les gouvernements arabes adoptent parfois une posture plus réservée, nous savons que l'opinion publique dans ces pays reste profondément solidaire. Il est impératif que cette solidarité se traduise en engagement politique clair pour soutenir la construction d'un État palestinien fort et indépendant.

Quelles sont aujourd'hui les principales barrières à l'acheminement efficace de l'aide humanitaire française vers la population palestinienne ? Quelles actions immédiates peuvent être prises pour les lever ? Vous l'avez dit, il ne reste plus que quatre points de passage. Comment relancer une solution à deux États alors que le fonctionnement politique interne de la Palestine semble bloqué ?

Vous indiquez être prêts pour de nouvelles élections. Pourtant, il nous paraît difficile de les envisager à ce stade. Comment redonner un avenir politique à l'Autorité palestinienne ?

Dans un contexte régional complexe, comment la France peut-elle contribuer, aux côtés de ses partenaires, à garantir que la cause palestinienne reste au coeur des priorités diplomatiques en soutenant activement la reconnaissance et la construction d'un État palestinien indépendant et souverain ?

Mme Hala Abou Hassira. - Comme je l'ai rappelé, dans la bande de Gaza, aujourd'hui, il y a quatre points de distribution. Ils relèvent de la prétendue « Fondation humanitaire de Gaza », une organisation contrôlée par l'armée israélienne et gérée par des mercenaires américains. Il est impossible de continuer à utiliser la distribution alimentaire comme un piège mortel.

Il est inconcevable de laisser une population affamée, livrée aux exécutions et exterminée sans rien faire, si ce n'est attendre qu'Israël donne son feu vert à l'entrée de l'aide humanitaire. Il y a une responsabilité qui pèse sur les États comme sur l'ensemble des organisations humanitaires internationales pour forcer l'entrée de l'aide humanitaire et permettre ainsi la survie dans Gaza.

La conférence qui devait se tenir en juin - nous espérons qu'elle aura lieu le plus vite possible - avait comme objectif de proposer une action irréversible pour la concrétisation de la solution à deux États, seule manière de garantir la paix et la sécurité, non seulement en Palestine et en Israël, mais aussi dans l'ensemble de la région. La reconnaissance de l'État palestinien est une des actions qui contribueraient à la consolidation et à la concrétisation de la solution à deux États. Selon l'avis consultatif de la Cour internationale de justice, cette conférence doit également être amenée à prendre des sanctions diplomatiques, économiques et commerciales, et à instaurer un embargo sur les armes, mesures qu'appelle l'occupation israélienne illégale.

Israël a créé une situation rendant impossible la tenue d'élections, mais la volonté du peuple palestinien est solide et claire : il souhaite choisir ses représentants dans des conditions convenables, conformément aux accords signés par Israël. Le processus de réforme engagé depuis des années vise à répondre aux attentes de notre peuple et à rendre possible la reconnaissance de l'État palestinien.

M. Philippe Folliot. - Fin avril, lors d'un déplacement en Israël et en Palestine, le ministre palestinien du tourisme m'a expliqué à quel point il était difficile, pour les Palestiniens, de circuler en Cisjordanie.

Je souhaite toutefois vous interroger sur la situation des nombreux orphelins palestiniens, que des familles françaises seraient prêtes à accueillir, ne serait-ce que le temps que la situation humanitaire de Gaza s'améliore. Combien d'enfants sont concernés ? Comment les autorités françaises pourraient-elles faciliter l'accueil de ces enfants en France ?

Mme Hala Abou Hassira. - Depuis octobre 2023, 20 000 enfants ont perdu un ou deux parents. Or l'agression israélienne de la bande de Gaza n'a pas cessé, et ni les élus d'autres pays du monde ni les journalistes n'ont accès à ce territoire. En dépit d'une situation humanitaire catastrophique, les Palestiniens font preuve d'une grande solidarité. Plutôt que de déraciner ces enfants, dont le gouvernement palestinien assurera la protection et l'accompagnement, j'estime donc qu'il faut créer les conditions pour que ces enfants, qui pour beaucoup sont blessés, reçoivent des soins et puissent aller à l'école.

Tout en étant sensible à votre préoccupation pour le destin de ces enfants, il ne me paraît pas souhaitable de les couper de leur environnement au motif de l'agression dont ils sont victimes. Il convient plutôt de faire cesser l'occupation israélienne et de rendre possible la reconstruction de Gaza selon le plan arabe pour la reconstruction, lequel, salué par le président Macron et soutenu par l'Union européenne, permettrait de reconstruire Gaza en cinq ans.

M. Akli Mellouli. - Lors d'un déplacement à Rafah en février 2024, j'ai pu constater le blocage de l'aide humanitaire. Un médecin humanitaire qui est intervenu dans de nombreux territoires en guerre m'avait alors confié n'avoir jamais été confronté à une telle horreur : « À Gaza, on ne soigne plus, on ampute », avait-il résumé.

Voyez-vous dans la mobilisation d'Élie Barnavi, d'anciens ministres israéliens ou de collectifs comme Standing Together ou encore quotidien Haaretz le signe que nous avançons vers un cessez-le-feu, vers la réouverture des couloirs humanitaires et vers la création de deux États coexistant en paix ?

Mme Hala Abou Hassira. - Depuis sa réélection, le président américain promet la paix et affirme son intention d'y oeuvrer dans le monde entier. Nous espérons que les États-Unis useront de leur influence pour qu'un accord de paix final soit conclu entre la Palestine et Israël. Un tel accord ne pourra toutefois être conclu qu'à condition que l'occupation militaire et la colonisation israéliennes cessent, que les résolutions des Nations unies soient appliquées et que la solution à deux États se concrétise.

Pour rompre avec soixante-dix-sept ans d'injustice et rétablir la sécurité, le préalable est la justice, c'est-à-dire l'application des résolutions des Nations unies et la prise en compte de l'avis consultatif de la CIJ. Nous comptons donc beaucoup sur la conférence onusienne pour la concrétisation de la solution à deux États.

Il est de notre responsabilité individuelle et collective d'imposer la paix, contre l'avis de Netanyahou, qui l'a refusée, comme il est de la responsabilité du Conseil de sécurité et de ses membres permanents de forcer le respect du droit international et de faire cesser la politique du « deux poids, deux mesures ».

L'article 2 de l'accord d'association avec Israël ayant été violé - cela a été confirmé par la Commission européenne - il importe que l'Union européenne dénonce cet accord. Nous n'arriverons jamais à imposer la paix sans sanctionner un État qui a violé toutes les dispositions du droit international. J'en appelle donc à la responsabilité juridique et morale de la communauté internationale, en particulier de la France. Le Conseil de sécurité et ses membres permanents doivent imposer l'entrée de l'aide humanitaire afin de sauver les vies.

Nous ne faisons aucun amalgame entre le peuple juif et l'État d'Israël, et nous sommes opposés à toutes les formes de racisme, à l'antisémitisme comme à l'islamophobie, et à toutes les formes de discrimination. Lorsque nous critiquons les politiques menées par le gouvernement israélien, ce n'est donc ni de l'antisémitisme ni une attaque du peuple israélien.

M. Roger Karoutchi. - Je ne suis évidemment pas d'accord avec ce que vous dites.

Si la CIJ comme la CPI ont effectivement évoqué un risque génocidaire, elles n'ont jamais employé le terme « génocide ».

Je m'étonne par ailleurs que vous n'ayez évoqué ni le Hamas, ni les massacres du 7-octobre, ni les 250 otages. Comment peut-on imaginer avancer vers la création de deux États sur cette base ?

Je rappelle tout de même que de 2005 à 2023, il n'y avait pas un seul soldat israélien à Gaza, et que le Hamas, qui a gouverné le territoire après en avoir expulsé militairement l'Autorité palestinienne, a détourné l'argent de l'aide humanitaire pour acheter des armes et construire des tunnels. C'était alors non pas Israël, mais bien le Hamas qui veillait - ou pas - sur l'approvisionnement de Gaza.

Le président Mahmoud Abbas lui-même a enjoint les dirigeants du Hamas, en les qualifiant de « fils de chiens », de libérer les otages pour parvenir à un accord.

Qui a attaqué l'autre en 1948 ? La résolution de l'ONU avait alors créé deux États, mais refusant l'existence même d'Israël, les États arabes étaient entrés en guerre pour l'envahir et le détruire. Le Hamas, qui est opposé à une solution à deux États, continue d'affirmer qu'Israël doit disparaître.

J'ai adressé une lettre signée par 107 sénateurs au Président de la République dans laquelle je convenais qu'il faudrait sans doute reconnaître, un jour, l'État de Palestine, mais que cela ne saurait se faire sans une condamnation du Hamas, des massacres du 7-octobre et sans la restitution des otages.

Mme Hala Abou Hassira. - Je ne sais pas si vous connaissez très bien notre région et son histoire, d'une part, et le droit international, d'autre part, monsieur le sénateur.

M. Roger Karoutchi. - Oh si !

Mme Hala Abou Hassira. - En juillet 2024, dans un avis consultatif, la CIJ estimait que la bande de Gaza était sous occupation militaire israélienne.

Depuis 2005, Israël s'est certes unilatéralement retiré de la bande de Gaza, mais en maintenant le blocus le plus inhumain sur ce territoire. Du reste, si la bande de Gaza était réellement libre, pourquoi Israël l'aurait-il agressée en 2006, en 2008, en 2009, en 2011, en 2012, en 2014 et en 2021 ?

M. Roger Karoutchi. - En réponse aux tirs de roquettes !

Mme Hala Abou Hassira. - Le droit international doit être appliqué. Je rappelle que le territoire palestinien est occupé et qu'Israël est la force occupante. J'attendais de vous, monsieur le sénateur, une condamnation du fait qu'Israël a tué 57 000 civils palestiniens. Toutes les vies se valent ! Aucun civil ne devrait être touché, qu'il soit israélien ou palestinien. Lors de mon audition, il y a quelques mois à l'Assemblée nationale, j'ai appelé à une minute de silence pour toutes les victimes palestiniennes, libanaises et israéliennes. Je n'ai pas entendu de condamnation ni d'indignation pour les 57 000 Palestiniens qui ont été massacrés.

Le droit international doit être notre socle. Il doit être appliqué de la même manière pour tous. Il ne faut pas faire d'exception pour Israël. L'Union européenne a adopté dix-huit paquets de sanctions à l'encontre de la Russie à la suite de l'occupation de l'Ukraine, mais elle n'a adopté aucune sanction contre Israël, alors que le monde entier reconnaît que ce pays est en train de violer gravement le droit international et de perpétrer des crimes atroces contre le peuple palestinien. Il est temps d'arrêter le massacre ! L'horreur et l'injustice n'ont que trop duré.

Le peuple palestinien - il faut l'humaniser et cesser de le considérer de manière abstraite - n'aspire qu'à une seule chose : il veut simplement vivre en liberté. Nous avons accepté la solution à deux États pour pouvoir vivre en sécurité et en paix, mais également dans une situation d'égalité des droits. C'est ainsi que l'on garantira la sécurité et la stabilité dans l'ensemble de la région et dans le monde entier. On ne peut pas maintenir indéfiniment un régime d'oppression et de domination, que les instances internationales qualifient d'apartheid.

Vous avez évoqué les barrages en Cisjordanie. Il existe 1 000 checkpoints qui fragmentent la Cisjordanie, tandis que 900 000 colons israéliens vivent en Cisjordanie occupée de manière illégale. Je ne vous ai pas entendu, monsieur le sénateur, appeler à la fin de l'occupation et de la colonisation illégales. Je ne vous ai pas entendu appeler à l'égalité entre le peuple palestinien et le peuple israélien. Si l'on ne parvient pas à la paix, que se passera-t-il ? Nous vivrons tous dans un seul État qui sera de facto et de jure un État d'apartheid. Ce que nous voulons, c'est la liberté et l'égalité. Il appartient à Israël de choisir la paix, de décider dans quelle voie il veut aller et quel sera l'avenir pour le peuple israélien et pour les peuples de l'ensemble de la région.

M. Cédric Perrin, président. - Je retiens le principe, auquel j'adhère pleinement, que toutes les vies se valent. Beaucoup d'entre nous l'ont dit aujourd'hui. Nous sommes tous très sensibles à ce qui se passe à Gaza. La situation humanitaire nous interpelle tous. Notre commission, qui était alors présidée par Christian Cambon, s'était d'ailleurs rendue à Gaza, en Cisjordanie et en Israël en 2022. Nous avions indiqué, dans notre rapport, que la solution à deux États était la seule possible.

J'ai le sentiment qu'un fossé infranchissable se creuse entre les deux peuples. Le rôle du Sénat est de contribuer, modestement, à faire en sorte que les gens se parlent, car il n'y a pas d'autre option que la paix. C'est pourquoi nous avons reçu également l'ambassadeur d'Israël en France. La mise en oeuvre d'une solution à deux États, que nous appelons de nos voeux depuis longtemps, nécessite aussi qu'une organisation soit mise en place du côté palestinien, avec laquelle il soit possible de dialoguer et d'engager un processus de paix. En tout cas, je remercie chacune et chacun pour cet échange.

La réunion est close à 11 h 40.

Projet de loi autorisant l'approbation de la convention d'entraide judiciaire en matière pénale entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Panama et de la convention d'extradition entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Panama - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Cédric Perrin, président. - Nous examinons maintenant le rapport de M. Hugues Saury sur le projet de loi autorisant l'approbation de la convention d'entraide judiciaire en matière pénale entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Panama et de la convention d'extradition entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Panama.

M. Hugues Saury, rapporteur. - Ce projet de loi vise à autoriser l'approbation de deux conventions, qui ont toutes les deux été signées le 11 juillet 2023 entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Panama : la première concerne l'entraide judiciaire en matière pénale ; la seconde est relative aux procédures d'extradition.

Ce texte, qui a été déposé au Sénat le 22 mai dernier, après avoir été adopté à l'Assemblée nationale, est pour nous le troisième de ce type en quinze jours concernant l'Amérique du Sud. Notre commission a en effet adopté le 18 juin dernier une convention relative à l'entraide judiciaire avec le Suriname, dont le rapporteur était Ludovic Haye, et un avenant à la convention d'entraide judiciaire en matière pénale du 28 mai 1996 entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République fédérative du Brésil, dont le rapporteur était Guillaume Gontard. Enfin, une convention d'extradition avec la Colombie sera prochainement à notre ordre du jour.

Une telle série est tout sauf un hasard. Elle témoigne d'une stratégie globale de renforcement de notre coopération judiciaire avec la région latino-américaine, dans un contexte de montée en puissance de la criminalité organisée transnationale.

Avant d'aborder la relation bilatérale puis le contenu de ces conventions, permettez-moi d'insister sur l'importance stratégique du Panama, à la fois dans sa dimension géopolitique et sur le plan sécuritaire.

Le Panama est un petit pays par sa taille, mais il occupe une position centrale dans les équilibres régionaux et globaux, notamment en raison de l'existence du canal de Panama, qui représente, sans solution de substitution, au moins à moyen terme, une voie de passage essentielle pour le commerce maritime mondial, mais aussi, le cas échéant, pour les bâtiments militaires. En cas de conflit, sa maîtrise revêtirait une importance opérationnelle majeure.

La rétrocession du canal au Panama, intervenue en 1999 à la suite des traités Torrijos-Carter, a attiré les convoitises des investisseurs chinois et hong-kongais. De plus, Pékin a mis à profit le relatif isolement international du pays après l'affaire des Panama papers, en 2016, pour y asseoir son influence. C'est ainsi que le conglomérat CK Hutchison a acquis les ports de Cristobal et Balboa, situés très stratégiquement de part et d'autre du canal, et que le Panama a été le premier pays d'Amérique latine à intégrer les nouvelles routes de la soie.

Cependant, récemment, en raison du progressif assèchement du canal, l'autorité indépendante qui le gère a dû prendre des mesures de régulation de trafic et de hausse tarifaire. Le Panama est devenu alors le théâtre d'un épisode critique de la rivalité sino-américaine, marqué par un retour en force du compétiteur états-unien. C'est ainsi que le président Donald Trump a fait part de son intention de « récupérer le canal ». Il semblerait que, dans ce contexte géopolitique délicat et à la suite d'importantes pressions américaines, le président José Raúl Mulino, élu en mai 2024, ait clairement choisi son camp. L'annulation du mémorandum des nouvelles routes de la soie, le rapprochement assumé avec les États-Unis et leurs alliés, ainsi que l'autorisation donnée aux forces armées américaines de se déployer autour du canal, témoignent de cette réorientation de la diplomatie panaméenne vers Washington. Enfin, s'agissant des ports de Cristobal et Balboa, le président Mulino soutient le projet de leur acquisition par les fonds d'investissement américains BlackRock pour 22 milliards de dollars - opération qui suscite une vive opposition de Pékin, qui cherche à repousser sa conclusion.

Le Panama fait également face à deux défis sécuritaires majeurs, dont la gestion réclame des coopérations internationales. En effet, sa situation géographique, en tant qu'étape incontournable sur l'axe terrestre nord-sud et interface maritime entre l'océan Pacifique et la mer des Caraïbes, fait de ce pays un point de passage obligé pour le narcotrafic comme pour les flux migratoires.

Notre collègue Étienne Blanc, dans son excellent rapport au nom de la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier, a récemment dressé un état des lieux particulièrement préoccupant et mis en lumière la redoutable organisation logistique des criminels.

Porte d'entrée de la cocaïne en provenance d'Amérique du Sud et à destination des marchés de consommation d'Amérique du Nord et d'Europe, le Panama abrite une cinquantaine de cartels mexicains et colombiens qui y orchestrent une armée silencieuse de passeurs, tirant profit des atouts logistiques du pays. S'il est difficile d'estimer le volume effectif de ce flux de stupéfiants, on peut en juger par celui des saisies, qui ont atteint en 2024 un volume de 117 tonnes dans le pays. Le Panama est aujourd'hui l'un des cinq premiers pays exportateurs de la cocaïne saisie en Europe.

Le second défi sécuritaire majeur auquel est confronté le pays est constitué par les tensions suscitées par le flux de migrants - ils étaient 500 000 en 2024 - venus principalement du Venezuela et d'Haïti, cherchant à rejoindre les États-Unis via l'incontournable isthme panaméen. À cette fin, ils empruntent, à la frontière entre le Panama et la Colombie, la jungle du Darién, particulièrement inhospitalière et difficile d'accès, qui constitue l'un des corridors migratoires les plus dangereux au monde. Or ce flux, stoppé net depuis l'arrivée au pouvoir de Donald Trump, s'est maintenant inversé, les mêmes réseaux monnayant à présent le trajet de retour, tout aussi dangereux.

Enfin, les États-Unis font pression sur le Panama pour qu'il joue le rôle de pont pour l'expulsion des migrants, non sans mettre le président Mulino en difficulté sur le plan intérieur. Plusieurs centaines d'émigrés se trouvent ainsi actuellement piégés au Panama, dans l'attente de leur expulsion définitive. D'autres migrants ont été envoyés dans des camps en bordure de la forêt tropicale, avec un statut encore mal défini.

Sur le plan bilatéral, nos relations avec le Panama sont solides et se renforcent. Le 21 octobre dernier, le Président Mulino a rendu visite au Président Macron. Les deux pays partagent plusieurs priorités communes, notamment en matière de lutte contre le narcotrafic. Ils affichent tous les deux leurs préoccupations climatiques et environnementales - le Panama est très engagé sur ces questions.

Surtout, le Panama ambitionne de tourner au plus vite la page de l'affaire des Panama papers, qui l'a mis au ban de la communauté internationale pendant plusieurs années. Le pays a ainsi réalisé d'importantes avancées en matière de transparence et de lutte contre le blanchiment, grâce auxquelles il sort, peu à peu, des différentes listes de pays non coopératifs en matière fiscale. La France accompagne le Panama dans ses progrès en la matière, dans le cadre notamment, depuis 2019, d'un groupe de travail bilatéral.

Dans le domaine judiciaire, nos échanges sont prêts à monter en puissance, à la suite de l'arrivée d'un magistrat de liaison français basé en Colombie, qui est compétent pour le Panama. Il serait d'ailleurs intéressant que notre commission auditionne l'un des dix-neuf magistrats de liaison en exercice français.

Actuellement, en l'absence de cadre conventionnel, l'entraide judiciaire et l'extradition s'effectuent au cas par cas, sur la base du principe de réciprocité. Cette approche a montré ses limites. Depuis 2014, les autorités françaises, en particulier le parquet national financier (PNF), n'ont adressé que 49 demandes d'entraide, 3 demandes d'extradition et une demande d'extension. Les délais de traitement, souvent excessifs, compromettent la bonne exécution des procédures ainsi que leur sécurisation juridique, et se révèlent bien souvent rédhibitoires.

Ces deux conventions, dont la négociation a débuté dès 2012, sont donc très attendues par les autorités judiciaires des deux pays. Elles visent à instaurer le cadre juridique solide indispensable à une coopération fluide et efficace.

Elles comptent respectivement 36 et 27 articles, tous conformes aux standards juridiques internationaux et aux principes du droit pénal français, qu'ils soient constitutionnels, législatifs ou jurisprudentiels. Leurs clauses sont toutes classiques au regard des conventions de même type soumises à notre commission.

La convention d'entraide judiciaire en matière pénale prévoit, dès son article 1er, une coopération aussi large que possible dans toutes les procédures visant des infractions relevant de la compétence des autorités judiciaires. Cette coopération inclut le domaine fiscal, enjeu majeur de l'entraide franco-panaméenne qui concerne pour l'essentiel des faits de blanchiment et de fraude fiscale. Classiquement, elle exclut en revanche les infractions politiques, militaires, ou de discrimination.

L'article 9 prévoit que l'exécution des demandes s'effectue conformément à la législation de l'État requis, tandis que l'article 19 encadre la restitution des biens saisis ou confisqués. L'article 20 permet les auditions par vidéoconférence, ce qui représente une facilité appréciable s'agissant d'une coopération transcontinentale. Enfin, les articles 22, 23 et 26 autorisent les techniques d'enquête modernes - interceptions, livraisons surveillées, infiltrations -, qui sont indispensables dans la lutte contre les réseaux organisés et les flux financiers illicites.

La convention d'extradition, quant à elle, précise, aux articles 1 et 3, que toute personne recherchée ou condamnée pour des infractions passibles d'au moins deux ans d'emprisonnement pourra être livrée à l'État requérant.

Elle comporte les clauses dites « garde-fous » habituelles, excluant les ressortissants français ou binationaux, les infractions politiques, militaires, ou soupçonnées de discrimination, ainsi que les procédures devant des tribunaux d'exception. Elle prévoit la clause dite « humanitaire », permettant de refuser l'extradition d'une personne en raison de son âge ou de son état de santé. Elle interdit enfin la prononciation de la peine capitale, ce qui constitue une précaution assez théorique, la peine de mort n'ayant jamais existé au Panama.

Mes chers collègues, compte tenu de ces éléments, je vous propose d'approuver ces deux textes. Ils s'inscrivent dans une dynamique de coopération bilatérale renforcée, dans un contexte régional en pleine évolution, et permettront d'apporter une réponse judiciaire plus efficace à la criminalité transnationale, sous toutes ses formes - narcotrafic, homicides, blanchiment de capitaux, fraude fiscale...

Le Parlement panaméen a d'ores et déjà ratifié ces accords dès 2024. Leur entrée en vigueur est donc désormais entre nos mains. L'examen de ce projet de loi en séance publique est prévu le 10 juillet 2025, selon la procédure simplifiée, ce à quoi la conférence des Présidents, ainsi que votre rapporteur, a souscrit.

M. Cédric Perrin, président. - Ce texte est l'occasion pour notre commission de s'intéresser à la situation d'un pays stratégique que l'on évoque trop rarement dans le cadre de nos travaux.

M. Olivier Cadic. - Je remercie notre rapporteur pour cette excellente description de la situation. J'ai rencontré voilà trois mois le vice-ministre des affaires étrangères du Panama. Il connaît très bien la France.

Le Panama fait preuve de beaucoup de pragmatisme et de résilience face à la pression américaine pour mettre la main sur les ports du canal. Ils ont su être adroits. N'oublions pas que le Panama a été créé grâce au soutien des États-Unis d'Amérique. Cela explique beaucoup de choses.

Nous pouvons saluer les résultats du Panama dans la lutte contre le narcotrafic. Le pays se classe ainsi quatrième dans le monde en termes de saisies de cocaïne. J'ai pu constater sur place, il y a trois ans, le volontarisme des autorités en matière de lutte contre le crime organisé. Il faut soutenir ces pays qui sont dans une situation géographique très complexe et qui s'efforcent d'oeuvrer au renforcement du droit.

EXAMEN DES ARTICLES

Article 1er

L'article 1er est adopté sans modification.

Article 2

L'article 2  est adopté sans modification.

Le projet de loi est adopté sans modification.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord sous forme d'échange de notes verbales entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Moldavie relatif à l'échange de permis de conduire - Désignation de rapporteur

La commission désigne M. André Guiol, rapporteur sur le projet de loi n° 764 (2024-2025) autorisant l'approbation de l'accord sous forme d'échange de notes verbales entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Moldavie relatif à l'échange de permis de conduire.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord de coopération dans le domaine de la défense entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Macédoine du Nord - Désignation d'une rapporteure

La commission désigne Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure sur le projet de loi n° 788 (2024-2025) autorisant l'approbation de l'accord de coopération dans le domaine de la défense entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Macédoine

La réunion est close à 12 h 00.

Jeudi 3 juillet 2025

- Présidence de M. Pascal Allizard, vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, et de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes -

La réunion est ouverte à 11 h 10.

Audition de M. François-Xavier Bellamy, député européen

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Nous nous réunissons aujourd'hui pour entendre le député européen français François-Xavier Bellamy, rapporteur du Parlement européen sur la proposition de règlement établissant un programme européen pour l'industrie de la défense (Edip) aux côtés de Raphaël Glucksmann, qui n'a pu être présent ce matin.

Le Sénat s'est fortement mobilisé autour de cette proposition de règlement. Il a adopté un avis motivé contestant la conformité de certaines dispositions du texte au principe de subsidiarité, puis une proposition de résolution européenne par lequel il a affirmé certaines positions fortes, notamment au sujet de l'autorité de conception des produits de défense et du taux minimal de composants européens requis pour considérer un produit comme européen.

Le débat n'est pas simple, compte tenu des disparités entre les bases industrielles et technologiques de défense (BITD) des États membres, mais aussi des différences de perception du lien transatlantique. Je reviens de Tallinn et de Varsovie, où j'ai mesuré l'attachement très vif à l'Otan et à la présence de troupes américaines.

Le Parlement européen, ainsi que notre collègue Pascal Allizard l'évoquera plus en détail, défend des positions bien plus proches des attentes exprimées par le Sénat que celles du texte initial. Nous le savons, nous devons largement cette évolution au travail de conviction que vous avez mené, monsieur Bellamy, aux côtés de Raphaël Glucksmann. Ce travail a d'ailleurs été salué hier devant notre commission par le ministre délégué chargé de l'Europe, Benjamin Haddad.

Ces positions sont également plus ambitieuses que le texte adopté par le seul Conseil de l'Union sur le programme Security for Action for Europe (Safe), qui donne lieu désormais à une confrontation interinstitutionnelle, la présidente Metsola ayant décidé de saisir la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) pour contester le recours à l'article 122 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

Dans ces conditions, alors que vont s'ouvrir les réunions en trilogue sur le programme Edip, quels principaux points de vigilance identifiez-vous, en particulier en ce qui concerne la notion de préférence européenne et le taux de composants extra-européens, l'autorité de conception, la vigilance sur les sous-traitants et les financements, au sujet desquels vous avez formulé des propositions très ambitieuses ?

La position adoptée par le Parlement européen le 24 avril dernier sur Edip préconise en effet d'augmenter le budget associé à ce programme, pour le porter à 21,5 milliards d'euros, en comptant sur des contributions supplémentaires des États membres. Vous proposez d'utiliser une partie des prêts du programme Safe pour financer les 20 milliards d'euros supplémentaires. Pourriez-vous préciser comment permettre concrètement cet abondement, alors que les critères d'éligibilité entre ces programmes pourraient ne pas être identiques ? Juridiquement, est-il certain que ce transfert des prêts de Safe vers Edip soit possible ?

Par ailleurs, selon la position défendue par le Conseil, une dérogation aux exigences de la clause de préférence européenne pourrait s'appliquer à la production de munitions et de missiles, compte tenu de la situation politique et de la nécessité cruciale d'une production rapide et à grande échelle de ces équipements. Approuvez-vous cette position ? Sur ces produits spécifiques, quel équilibre faut-il selon vous trouver entre préférence européenne et urgence d'un réarmement ? Ainsi que la commission des affaires européennes en débat souvent, comment conjuguer l'urgence de faire face à la menace russe à relativement court terme, et le renforcement de l'autonomie stratégique de l'Union européenne sur le long terme ?

Cela m'amène à vous interroger, au-delà du programme Edip, sur le paquet Omnibus de simplification en matière d'industrie de défense et sur les enjeux du prochain cadre financier pluriannuel. Nous le comprenons, la présidence danoise souhaite que le Conseil avance rapidement au sujet du premier. Comment le Parlement européen va-t-il s'organiser et qu'attendez-vous de ces mesures ?

Enfin, quelle position défendez-vous dans la perspective du prochain cadre financier pluriannuel ? Que pensez-vous de l'hypothèse d'intégrer les investissements de défense dans un fonds unique de compétitivité, sur laquelle travaille la Commission européenne ? Quelle appréciation portez-vous par ailleurs sur la possibilité de réorienter, dès sa révision à mi-parcours, une partie des fonds de la politique de cohésion vers le soutien à l'industrie de défense ?

M. Pascal Allizard, vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Nous sommes heureux d'accueillir ce matin pour cette audition François-Xavier Bellamy, co-rapporteur du Parlement européen sur le programme Edip. Je vous prie tout d'abord d'excuser l'absence du président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Cédric Perrin, qui regrette vivement de ne pas être avec nous ce matin, mais qui prendra connaissance de nos échanges.

Le 3 mars dernier, la présidente de la Commission européenne annonçait un grand plan de 800 milliards d'euros en faveur du réarmement de l'Europe pour contrer la menace que représente la Russie. Cette initiative a tout d'abord surpris, tant par son ampleur que par le fait qu'elle désignait clairement notre adversaire.

Les Européens ont-ils enfin pris la mesure de la menace que représente la Russie sur notre front est ? Sommes-nous prêts à mettre un terme à plus de trente années de désarmement unilatéral ? L'Europe est-elle décidée à prendre en main son destin, qu'elle avait confié aux présidents des États-Unis successifs depuis près de quatre-vingts ans ?

La réponse à ces questions ne nous semble pas pleinement satisfaisante, pour trois raisons.

Tout d'abord, en ce qui concerne les moyens mobilisés, l'essentiel des 800 milliards d'euros évoqués consiste en une nouvelle marge de manoeuvre accordée aux États membres pour leur permettre de s'endetter davantage, tandis que 150 milliards d'euros sont mobilisés au niveau européen sous forme de prêts de long terme pour acheter de façon conjointe des équipements militaires.

Ensuite, en ce qui concerne la portée de la menace russe, il a fallu moins d'un mois pour que le plan « ReArm Europe » soit rebaptisé « Préparation 2030 », à la demande notamment de l'Espagne et de l'Italie, qui considéraient la première appellation trop anxiogène. Ce changement sémantique est tout sauf anecdotique, puisque l'Italie continue à entretenir un discours ambigu à l'égard de la Russie et que l'Espagne a clairement affirmé son refus d'augmenter ses dépenses d'armement. Non seulement la nouvelle appellation n'indique plus ce à quoi il faut se préparer, mais l'échéance de 2030 ne correspond pas non plus à la réalité de la menace, qui pourrait se concrétiser plus tôt.

Enfin, au sujet de la volonté des Européens de reprendre leur destin en main, la plupart des États membres ont plaidé pour conserver une relation industrielle étroite avec les États-Unis, au détriment de la constitution d'une véritable autonomie stratégique européenne. Le sommet de l'Otan à La Haye est venu nous rappeler que nous sommes très loin de pouvoir assurer la défense de l'Europe de manière indépendante.

Le 23 juin dernier, le Conseil a par ailleurs adopté son mandat en vue des négociations avec le Parlement européen sur le programme Edip. Il a notamment estimé que le coût de l'ensemble des composants étrangers ne devrait pas dépasser 35 % du coût estimé des composants du produit final. Il a par ailleurs fait de l'exigence relative à l'autorité de conception la règle par défaut, tout en prévoyant des exceptions pour les munitions et les missiles. Les négociations en trilogue entre le Parlement, le Conseil et la Commission viennent de débuter. Quelles positions entendez-vous défendre dans ce cadre ? En particulier, comptez-vous revenir sur la position initiale du Parlement, plus ambitieuse, qui fixait à 70 % le seuil minimum de composants européens ?

Notre commission mène en ce moment des travaux sur la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE). Je suis allé à ce titre la semaine dernière à Berlin et à Munich avec ma collègue Hélène Conway-Mouret, et nous nous rendrons prochainement à Varsovie et à Tallinn. D'une part, les moyens considérables que notre principal partenaire d'outre-Rhin va consacrer pour se réarmer dans les années à venir, de l'ordre de 153 milliards d'euros à l'horizon de 2029, bénéficieront à son industrie de défense, qui reste extrêmement puissante. D'autre part, les coopérations sur les grands projets décidées par les responsables politiques ne disposent pas d'un soutien sans faille de la part des industriels des deux pays.

Nous devons donc nous demander ce que nous pouvons faire ensemble et nous interroger sur le sens à donner à l'indépendance de l'Europe.

D'après M. Éric Trappier, président de Dassault Aviation que nous avons auditionné la semaine dernière, face à la tentation de transformer les industriels européens en sous-traitants de l'industrie américaine, « l'argent européen [doit aller] à l'industrie européenne, il faut en faire une règle ». Compte tenu des débats à Bruxelles, cela vous semble-t-il possible et surtout réaliste ?

Alors que nous pensions, en février et mars derniers, que nos partenaires européens avaient compris qu'ils ne pouvaient plus compter aveuglément sur la protection des États-Unis, nous avons constaté au fil des jours que la perspective de devoir se passer du parapluie américain avait au contraire accru un réflexe de soumission et l'acceptation d'une dépendance industrielle et technologique. Comment, dans ces conditions, pensez-vous qu'évoluera le programme Edip, lancé à l'initiative de la présidente de la Commission ? Quel regard portez-vous sur les intentions du nouveau gouvernement allemand en matière de réarmement, et quelle est son influence dans les institutions européennes, en particulier au Parlement, compte tenu du poids des députés de la CDU en son sein ?

Enfin, alors que l'Italie et l'Espagne se tiennent un peu en marge du débat sur le réarmement de l'Europe, quel regard portez-vous sur les partenariats que la France pourrait approfondir, d'une part avec la Pologne, qui poursuit son partenariat industriel avec la Corée du Sud, et d'autre part avec le Royaume-Uni, qui s'est rapproché de l'Union européenne sur les questions de défense au cours des derniers mois ?

Monsieur le député européen, à l'issue de votre propos liminaire, nous donnerons la parole à nos collègues des deux commissions. Je précise, enfin, que cette audition est captée et diffusée sur le site internet du Sénat.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Monsieur le député européen, je précise également que les commissions des affaires étrangères et de la défense, des affaires européennes et des affaires économiques du Sénat mènent actuellement une mission commune d'information sur la nouvelle donne du commerce international, afin de formuler des propositions que la France pourrait porter au sein de l'Union.

M. François-Xavier Bellamy, député européen. - Mesdames, Messieurs les sénateurs, je vous remercie de l'attention que vous portez depuis longtemps à la question déterminante du programme Edip. En tant que rapporteur du Parlement européen, j'ai suivi avec beaucoup d'intérêt les travaux du Sénat sur ce sujet, en étant attentif aux avertissements que vous avez lancés, à juste titre. Il est important que les parlements nationaux s'engagent sur ces questions, et c'est une chance que le Sénat se soit autant impliqué dans ces discussions.

La question est, en effet, déterminante pour l'avenir de notre continent, pour la manière dont l'Europe conçoit sa place dans le monde et se positionne sur les sujets politiques les plus fondamentaux, la défense de la sécurité et de la paix. Nous le mesurons tous, notre responsabilité est de garantir que l'héritage que nous devons à l'engagement de nos aînés ne soit pas retiré aux générations futures.

Or l'Europe est dans une situation d'immense vulnérabilité. Depuis longtemps maintenant, elle a choisi de faire le pari d'une forme de dépendance à l'égard de celui qui n'est plus seulement un allié, mais un suzerain. Les États-Unis assuraient la défense du continent européen, et en retour les Européens payaient un tribut consistant à s'équiper très majoritairement, sinon presque exclusivement, dans l'industrie de défense américaine. L'an dernier, les Européens ont importé plus de 79 % de leurs armements, 63 % des équipements militaires étant importés des États-Unis. Tout l'enjeu du programme Edip est de renverser cette tendance.

Il y a urgence, bien sûr, car depuis l'attaque de l'Ukraine la menace russe est là, témoignant de son hostilité envers l'Europe. Mais ce n'est pas la seule menace : si l'Europe occidentale a manqué de lucidité dans l'appréciation de l'hostilité russe, il ne faudrait pas oublier la menace du terrorisme, notamment du terrorisme islamiste, ou celle des attaques hybrides qui viennent parfois de pays se présentant, sous d'autres rapports, comme des alliés. La Grèce et Chypre pourraient ainsi témoigner de la trajectoire de conflictualité que la Turquie représente pour leurs pays. Les armées françaises, directement impliquées dans des tensions militaires au cours des dernières années, pourraient également témoigner de l'hostilité de puissances étrangères, notamment sur le continent africain. La situation dans les territoires ultramarins montre également la réalité de cette menace hybride, plurielle, qui impose que nous sortions, dans l'urgence, de notre vulnérabilité.

Il y a urgence, mais il est absolument certain que le changement de cap européen ne peut se faire d'un claquement de doigts. Dans l'immédiat, les Européens continueront d'avoir besoin d'importer au moins une partie de leurs armements. Nous devons reconnaître cette nécessité, même si, depuis le général de Gaulle, la France a fait le choix d'une forme d'autonomie stratégique, et quand bien même nous serions mieux équipés que d'autres pour faire face à la nouvelle donne internationale. Le fait est que nous présentons également des lacunes sur certains segments de la production industrielle et que nous avons également besoin d'importer. N'entretenons pas de mythes et regardons les choses avec lucidité : il y a urgence et, ainsi que nos interlocuteurs européens l'indiquent, il faut faire avec les moyens disponibles pour renforcer les États dans un temps relativement court.

Cette urgence est néanmoins très largement couverte par des programmes comme Asap (Act in Support of Ammunition Production) et Edirpa (European Defence Industry Reinforcement Through Common Procurement Act), qui avaient justement pour but de combler, dans l'urgence, les trous capacitaires, en faisant feu de tout bois et en recourant si besoin aux importations. N'en doutons pas, l'urgence sera aussi couverte par les investissements massifs des États membres. Vous l'avez rappelé, l'effort européen sera essentiellement constitué de dépenses nationales, effectuées par les États membres. L'instrument de flexibilité, principal pilier du plan ReArm EU, ou « EU Preparedness » - peu importe la dénomination retenue -, représente autour de 650 milliards d'euros, mais il est constitué de dépenses nationales qui ne sont assorties d'aucune condition d'usage. Il conduira donc beaucoup d'États européens à renforcer leurs forces armées comme ils le pourront. N'en doutons pas, une grande part de ces financements ira à des produits importés.

En revanche, Edip n'est pas un programme d'urgence. Tout d'abord, son montant est bien plus modeste : la Commission prévoyait initialement un montant de 1,5 milliard d'euros, que nous avons souhaité porter à 20 milliards d'euros ; nous reviendrons sur les conditions techniques de cette augmentation. Le fait est que ce montant est très faible par rapport aux 650 milliards de l'instrument de flexibilité ou aux 150 milliards d'euros du programme Safe, ou même aux engagements récents des États de l'Otan de porter leurs dépenses de défense à 5 % de leur PIB, ce qui représente des milliers de milliards d'euros.

Le montant d'investissement inscrit dans ce programme - qu'il soit de 1,5 milliard ou même, ce que j'espère, de 20 milliards d'euros - est donc infime par rapport à l'effort qui doit être consenti. Par conséquent, il faut à tout le moins que les fonds soient engagés conformément à son but, c'est-à-dire en faveur de l'industrie européenne de défense. Nous partageons tout à fait cet objectif ; une politique appelée programme européen pour l'industrie de la défense doit voir ses financements aller à l'industrie européenne !

C'est la raison pour laquelle, Raphaël Glucksmann, rapporteur pour la commission de la sécurité et de la défense, et moi-même, rapporteur pour la commission de l'industrie, de la recherche et de l'énergie, accompagnés des rapporteurs fictifs, aux nationalités diverses, de nos commissions respectives, agissons ensemble en faveur du renforcement du texte initial de la Commission. Ainsi, nous souhaitons faire passer de 65 % à 70 % la part minimale de composants européens dans les produits dont l'achat sera financé dans le cadre d'Edip ; nous voulons également garantir l'autorité de conception européenne sur ces produits et imposer que ceux-ci ne soient soumis à aucune licence juridique extra-européenne du type Itar (International Traffic in Arms Regulations).

Notre objectif est que ce financement - j'espère de 20 milliards d'euros dans un premier temps, puis d'un montant encore supérieur par la suite, dans le cadre du nouveau cadre financier pluriannuel - renforce, par effet de levier, la base industrielle et technologique de défense européenne. L'urgence du réarmement de nos forces sera traitée par d'autres instruments : Asap, Edirpa, Safe et, évidemment, les investissements nationaux de chaque État membre.

Le grand enjeu pour les Européens réside dans la prise en compte de cette temporalité. Nous devons être en mesure d'acheter des produits disponibles pour faire face, demain ou après-demain, à des menaces territoriales concrètes et immédiates tout en cherchant à n'être plus sujets, à moyen et long termes, à une dépendance dangereuse. Les Européens ont pu toucher du doigt au cours des dernières semaines à quel point cette dépendance fragilisait structurellement la sécurité de tout le continent.

Nous ne voulons en rien rompre notre lien avec les États-Unis. Notre alliance, qui a permis à nos pays de rester libres dans le passé, sera un élément clé de la protection de nos démocraties à l'avenir face à la montée en puissance de compétiteurs globaux comme la Chine ou la Russie. Face à la réalité de la concurrence qui est faite à nos modèles démocratiques, nous avons tellement à défendre ensemble ! Toutefois, affirmer que les États-Unis sont nos alliés n'implique pas qu'ils soient nos suzerains et nous leurs vassaux. Nous devons sortir de cette situation de dépendance toxique.

Nous prenons au sérieux le message de nos partenaires outre-Atlantique : l'Europe ne peut plus être le passager clandestin de la défense américaine. Les contribuables français et les contribuables européens devront faire plus pour financer la défense de leurs pays, de leur continent, mais faisons-le au profit de notre propre industrie ! L'Edip permettra, à moyen terme, d'agir plus efficacement dans le sens de cette ambition. Voilà l'objectif que l'ensemble du Parlement européen s'est fixé pour les négociations. En engageant une procédure d'urgence, il montre qu'il est prêt, comme les parlements nationaux, à faire face quand il s'agit d'assumer des responsabilités aussi importantes.

L'un de nos caps est l'augmentation des budgets. L'Edip a été conçu il y a maintenant deux ans et a été présenté il y a un an et demi par la Commission européenne, avant la réélection du président Trump, avant les turbulences géopolitiques des derniers mois et avant la mise en oeuvre du plan ReArm Europe, car je préfère, pour ma part, cette appellation. L'abondement de 1,5 milliard d'euros, qui paraissait déjà faible il y a un an et demi, se révèle aujourd'hui dérisoire. Il est impossible que les négociations aboutissent si le montant retenu devait être aussi peu élevé. Tout industriel de la défense le jugerait anecdotique. Il faut impérativement trouver un financement plus ambitieux.

Le Parlement européen s'est trouvé face à une situation impossible, lors de cette négociation : il est autorité budgétaire, mais il ne peut agir sur les ressources. Aussi, en proposant d'accorder des financements via l'instrument Safe avant même sa conception, nous avons consciemment fait preuve de créativité juridique, tout en sachant que cette solution quelque peu originale ne serait sans doute pas retenue au terme de la négociation.

Les trilogues avec le Conseil et la Commission viennent de commencer : le premier a eu lieu lundi soir, à Bruxelles. Le Parlement européen espère que les négociations aboutiront à une solution qui permettra de mieux financer l'Edip, que ce soit par Safe ou par d'autres canaux, peu importe : l'essentiel est de ne pas détricoter des programmes nécessaires aux citoyens européens au motif qu'il faut investir dans la défense.

Une piste de financement réaliste, proposée par le Conseil à la suite d'un appel en ce sens du Parlement, serait d'utiliser les fonds non dépensés de la facilité pour la reprise et la résilience (FRR), l'important programme de relance post-covid. Ces moyens peuvent représenter un levier des plus intéressants ; aussi, la discussion s'engage sur ce fondement.

Pour le reste, la position du Conseil - je l'affirme en toute franchise - nous paraît extrêmement décevante, car l'ambition initiale de la Commission, que le Parlement européen souhaitait renforcer, se trouve considérablement fragilisée dans la proposition qui a été formulée. Sans renoncer aux principes - la notion d'autorité de conception figure par exemple toujours dans le texte -, le Conseil vide le texte de son sens par les dérogations qu'il introduit. Si une dérogation pour la fourniture en munitions peut éventuellement s'entendre vu l'urgence, ce secteur n'étant pas nécessairement déterminant, une dérogation pour les missiles est particulièrement indéfendable : elle revient à abandonner le principe même de l'autorité de conception, étant donné la technologie que nécessite cet équipement. Je ne dis pas pour autant que nous acceptons d'avance le principe de la dérogation sur les munitions, loin de là : toute dérogation pose problème, car elle contribue à dévoyer le programme.

Le Parlement européen a été fier d'avoir déterminé sa position avant que le Conseil ne le fasse, montrant ainsi que, comme les États membres, il est capable de prendre l'urgence au sérieux. Néanmoins, l'urgence ne signifie pas qu'il faille renoncer à l'ambition fondamentale du programme. Nous n'accepterons aucun chantage fait au nom des délais. De fait, des voix autorisées nous affirment qu'il faut aller vite et nous ranger derrière la position du Conseil pour un arbitrage rapide. Certes, il faut décider vite, mais le plus important est d'abord de décider bien ! Je ne vois, pour ma part, aucune contradiction entre ces deux impératifs. Nous tiendrons la ligne que le Parlement nous a confiée. En tant que rapporteurs, nous avons un mandat clair et fort. Nous prendrons le temps nécessaire pour que notre position soit entendue par les colégislateurs dans le cadre des négociations qui s'engagent.

Le Sénat n'a cessé de rappeler l'importance de l'enjeu, dont nous avons conscience. Aussi, je remercie la Haute Assemblée pour ses précieux déplacements dans les différents pays européens. Si les eurodéputés français font le travail nécessaire pour faire entendre la voix de leur pays et de l'Europe, la diplomatie parlementaire peut être d'une efficacité déterminante pour que nos collègues des différents États membres comprennent nos positions. Par ce travail d'équipe, nous pourrons être au rendez-vous de l'Histoire.

M. Dominique de Legge. - Même avec l'instrument de flexibilité de 650 milliards d'euros accordé par la Commission, la France ne respectera pas les critères du pacte de stabilité et de croissance, en raison de son déficit. L'offre accordée par la Commission est donc intéressante pour les autres pays, mais malheureusement peu opérante pour le nôtre.

Formellement, puisqu'elle n'a pas de mandat en matière de défense, c'est par le biais de la politique industrielle que la Commission s'intéresse à la base industrielle et technologique de défense (BITD). J'ai toujours considéré que c'était surtout le Conseil de l'Union européenne qui devait s'impliquer sur ces questions et vos propos m'inquiètent, car ils donnent le sentiment non seulement que le Conseil ne s'implique pas dans ce dossier mais en outre que, quand il le fait, il va plutôt à rebours des compétences qu'il devrait exercer. Pouvez-vous nous en dire davantage sur ce point ?

J'ai bien noté que les 20 milliards ou 21 milliards d'euros de l'Edip ne seront pas déterminants au regard des quelque 350 milliards d'euros que les pays européens consacrent à leur défense. Pour autant, l'usine à gaz qui se profile pour bénéficier de l'aide m'inquiète un peu, car il y aura tout un ensemble de critères à respecter. Il ne faudrait pas que nous répliquions en matière de défense ce que nous avons pu connaître dans d'autres domaines, comme l'énergie ou l'agriculture. Face à l'urgence à mettre en place une BITDE, ne passons pas notre temps à débattre du règlement à adopter, alors que nous disposons en France d'équipements presque disponibles sur étagère ! Au-delà de la coopération européenne, l'objectif est avant tout de renforcer nos capacités, nos équipements et leur disponibilité.

M. François-Xavier Bellamy. - Vous avez raison de souligner que la défense reste du ressort des États membres. Il ne s'agit en rien d'un transfert de compétences qui ne dirait pas son nom. L'Edip se fonde sur les responsabilités industrielles de la Commission européenne.

Toutefois, je constate malheureusement que l'ambition, de manière paradoxale, est actuellement plus du côté de la Commission que de celui du Conseil. Le Parlement européen a été surpris et déçu de la position de ce dernier sur l'Edip : déçu par le contenu et surpris que le Conseil ait arrêté sa position rapidement alors qu'il n'y avait pas d'urgence et que les États membres croyant à la nécessité d'un agenda d'autonomie stratégique européenne avaient le temps de livrer un travail plus approfondi. Cela aurait permis d'éviter les dérogations. Il est regrettable que l'on se tourne vers le Parlement européen pour que ce dernier fasse seul le travail nécessaire et apporte des corrections.

L'Edip ne présente pas de risque particulier de constituer une usine à gaz. Les industriels avec lesquels nous avons échangé sont d'ailleurs satisfaits des perspectives qui se dessinent. Le Parlement européen a fait un important travail pour simplifier le fonctionnement du programme à tous les étages et pour éviter la création de nouvelles autorités, en mobilisant des structures existantes qui ont fait la preuve de leur efficacité. Je pense à l'Organisation conjointe de coopération en matière d'armement (Occar), qui donne pleine satisfaction en matière d'achats communs.

Le paquet Omnibus consacré à la défense sera important, car les contraintes, complexes à gérer, sont l'un des plus importants problèmes que rencontrent les industriels. De fait, un industriel européen souhaitant monter en puissance se heurtera au frein que constitue le poids de la réglementation. Nous ne pouvons pas nous permettre qu'il faille cinq ans pour implanter une usine d'armement en Europe, le problème se posant particulièrement en France, pardon de le dire. L'urgence est incompatible avec la lenteur de l'appareil bureaucratique. Le Parlement européen a donc eu le souci de rendre le fonctionnement de l'Edip le plus simple possible.

Nous entendons souvent une objection : il faut acheter du matériel disponible immédiatement. Toutefois, l'industrie européenne sait rapidement monter en puissance. Au cours d'une journée d'étude du groupe du parti populaire européen (PPE) que j'ai organisée au Sénat, le dirigeant d'une très grande entreprise indiquait que la filière était prête : pour agir, les acteurs attendent d'être certains de la volonté politique, afin de disposer de la lisibilité nécessaire sur les contrats. Nos partenaires industriels hors de l'Union européenne n'ont pas toujours cette capacité.

L'argument selon lequel il faudrait acheter les produits sur étagère, donc aux États-Unis, me semble largement infirmé par les faits. Qu'on demande à nos amis australiens ce qu'ils pensent de la disponibilité des sous-marins américains ou à nos amis suisses ce qu'ils pensent de la fiabilité des commandes américaines de F-35 ! Gardons-nous de croire que l'industrie américaine produit immédiatement et à loisir. Du reste, ce pays souverain a ses intérêts propres. Il priorise la délivrance des commandes en fonction de ceux-ci. C'est parfaitement compréhensible. Il appartient maintenant aux Européens d'assumer leurs propres responsabilités.

Mme Marta de Cidrac. - Vous avez planté le décor, comparant les États-Unis à un suzerain qui privilégie ses propres intérêts, et l'Europe à son vassal. Vous avez très bien expliqué l'enjeu du renforcement du programme industriel européen pour la défense. Les 20 milliards d'euros peuvent sembler peu significatifs, mais ils sont stratégiques pour nous Européens.

Parmi les États membres, qui sont nos alliés pour bâtir une telle stratégie de long terme ?

M. François-Xavier Bellamy. - Le paysage a totalement changé en quelques mois. Avant l'élection présidentielle américaine, l'idée que nous devions consacrer de l'argent européen à la défense européenne dans le cadre du programme Edip était très minoritaire et il était difficile d'aboutir à une position commune. En parlant de suzerain, je ne pensais pas à une faute des États-Unis ; je considère que nous sommes responsables de la sieste stratégique de l'Europe.

Je comprends le discours de nos alliés américains : ils assurent notre défense, ce qui nous permet de financer notre système de sécurité sociale, alors que l'ouvrier américain doit se payer son assurance maladie privée... J'ai été frappé de voir combien la question de la dépense sociale était conflictuelle dans nos discussions avec les Américains.

Les manoeuvres autour du Groenland ont contribué à une prise de conscience du gouvernement danois, qui vient de prendre la présidence européenne et avec lequel nous travaillons en très bonne intelligence. Mais le réveil a été brutal.

Nous avons des alliés en Europe, notamment au Parlement européen. La position que Raphaël Glucksmann et moi avons portée n'était pas qu'une position française, c'était la position de parlementaires de tous bords et de pays différents. Mais notre principal allié est à la Maison Blanche : c'est le président des États-Unis. Si nous réussissons à adopter un texte ambitieux, je lui enverrai une caisse de champagne, en espérant qu'elle ne sera pas taxée à la douane ! (Rires)

Mme Christine Lavarde. - Lorsque nous avons entendu le commissaire Serafin, je n'ai pas bien compris qui allait financer l'effort de défense : les budgets nationaux ou le budget de la Commission ?

M. François-Xavier Bellamy. - Le cadre financier pluriannuel (CFP) est en cours de négociation et, d'ailleurs, nous avons besoin de votre appui pour faire entendre la voix de la France ; je sais combien vous êtes impliquée sur ces questions, Madame la sénatrice. Nous sommes dans le money time, comme on le dit en jargon bruxellois.

Bien entendu, l'effort de défense reposera avant tout sur les États membres. Même si nous consacrions 100 % du budget européen à la défense, nous n'atteindrions pas les 5 % du PIB. Soyons lucides : ce sont bien les États membres qui vont conserver l'essentiel de la charge, car ils restent compétents en matière de défense. Je ne crois pas à la fiction d'une armée européenne. Voyez la diversité de nos lectures géopolitiques et de nos alliances : c'est indispensable pour la protection globale du continent. L'Europe ne sera pas mieux défendue si nous confondons union et uniformité. Les États membres vont donc rester budgétairement en première ligne, mais le CFP devra consacrer à la défense des moyens beaucoup plus importants que par le passé.

L'Europe doit aussi être ambitieuse en matière spatiale, qui est un enjeu dual, civil et militaire. La souveraineté des États européens se jouera également dans l'espace, l'Europe doit en prendre la mesure.

M. Pascal Allizard, vice-président de la commission des affaires étrangères. - Nous préférons parler de défense de l'Europe plutôt que d'Europe de la défense. Il y a certes l'Europe institutionnelle, mais il y a aussi l'Europe géographique, avec la Grande-Bretagne et la Norvège, notamment. En matière de défense et d'industrie de la défense, nous devons prendre en compte ce périmètre élargi. Ces coopérations entre pays européens existent, entre industriels européens aussi. Dassault Aviation, sur le système de combat aérien du futur (SCAF) et le drone de combat, et KNDS, sur son futur char, collaborent déjà avec des industriels d'autres pays européens ; tant mieux ! Je me réjouis que l'Union européenne apporte des moyens supplémentaires.

J'ai rédigé un rapport sur la politique étrangère des États-Unis, qui portait sur la période d'avant le deuxième mandat de Donald Trump. Un certain nombre de pays européens n'ont pas voulu entendre le message du président Obama à partir de 2008. Le conflit en Ukraine a certes créé une diversion, mais cela fait des années que les États-Unis nous alertent sur la nécessité de prendre nos responsabilités à l'échelle européenne. Donald Trump le dit à sa façon, mais c'est le même message. « Amis, alliés, mais pas alignés », tel était le titre de mon rapport : nous devons conserver ce cap, en emportant la conviction des autres États européens.

Je partage l'idée que les États-Unis sont notre meilleur allié, car la problématique du pivot asiatique est réelle. La France est concernée au premier chef, en raison de sa zone économique exclusive, la deuxième plus importante du monde. Or nous avons des trous dans la raquette pour assurer notre souveraineté.

Nous sommes inquiets du rythme de passation des commandes, car nous prenons du retard, même si le ministre s'en est défendu devant notre commission. Les unités attendent leurs moyens et les industriels leurs commandes.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - La contribution des États membres à l'Union, qui augmente mécaniquement, ne doit pas être la variable d'ajustement du CFP, que nous souhaitons très ambitieux. Au Parlement européen, vous avez la responsabilité d'agir pour que les ressources propres de l'Union européenne soient mises en place, sans aller pour autant vers le fédéralisme.

Le Sénat travaille beaucoup sur la question spatiale. Je suis frappé par la diversité des acteurs : la Commission européenne, l'Agence spatiale européenne (ESA), l'agence historique française... Il y a un malaise, préjudiciable au déploiement de capacités spatiales européennes.

Grâce à ses outre-mer, la France a un porte-avions sur chaque océan ; elle a le devoir de défendre ses capacités ultramarines, même si les Allemands et les Polonais ont du mal à comprendre cet enjeu. C'est une question d'autonomie stratégique. Je sais que notre représentation permanente veille à ce que chaque texte intègre les outre-mer, lesquels ne sont pas que français, mais majoritairement français.

M. François-Xavier Bellamy. - Je partage ce qu'a dit Pascal Allizard. Mais quelle est notre cohérence quand notre pays défend cet agenda de souveraineté ?

En matière spatiale, on a un enjeu majeur de compétitivité de nos meilleures pépites. Nous avons une ambition spatiale, mais nous continuons à imposer à nos acteurs des systèmes de retour géographique, complètement datés.

Je suis souvent frappé de la faiblesse de notre réaction face à une menace plurielle qui pèse sur nos outre-mer. Bien sûr, nous devons débattre de l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, mais la France est trop passive quand l'Azerbaïdjan organise un colloque à Nouméa sur la décolonisation des outre-mer français ! C'est une attaque contre notre intégrité territoriale et contre nos positions stratégiques. Une telle menée séparatiste, soutenue par un État étranger, devrait appeler, à l'échelle française comme européenne, des sanctions immédiates et suffisamment dissuasives. Or, bien qu'ayant tiré la sonnette d'alarme, je n'ai toujours rien vu venir !

La souveraineté est un enjeu global, mais la crédibilité française en Europe est malheureusement affectée par la trajectoire de nos finances publiques. C'est un élément de fragilité majeure.

Le moment est aussi plein d'opportunités. Le débat européen a plus évolué en quelques mois que pendant les vingt dernières années. C'est une chance, car nos positions sont en train de trouver un écho à l'échelle européenne.

La France ne doit pas manquer ce rendez-vous. L'industrie de la défense française, deuxième exportatrice l'an dernier, a un rôle majeur à jouer. Nos partenaires européens considèrent que nous sommes dans un moment français. Mais quand je rentre en France, je retrouve des acteurs français qui s'interrogent et qui freinent des quatre fers. Il serait désolant que nous manquions cette opportunité, faute de l'avoir comprise.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 10.