- Mardi 1er juillet 2025
- Mercredi 2 juillet 2025
- Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) - Rapport d'activité 2024 - Audition de M. Vincent Mazauric, Président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR)
- Audition de Mme Hala Abou Hassira, cheffe de la mission de Palestine en France (sera publié ultérieurement)
- Projet de loi autorisant l'approbation de la convention d'entraide judiciaire en matière pénale entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Panama et de la convention d'extradition entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Panama - Examen du rapport et du texte de la commission
- Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord sous forme d'échange de notes verbales entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Moldavie relatif à l'échange de permis de conduire - Désignation de rapporteur
- Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord de coopération dans le domaine de la défense entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Macédoine du Nord - Désignation d'une rapporteure
- Jeudi 3 juillet 2025
Mardi 1er juillet 2025
- Présidence de M. Cédric Perrin, président -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Audition de M. Sébastien Lecornu, ministre des armées
M. Cédric Perrin, président. - Nous sommes heureux d'accueillir le ministre des Armées, M. Sébastien Lecornu, afin de faire le point avec lui sur l'exécution de la loi de programmation militaire 2024-2030 (LPM) et les perspectives pour le prochain projet de loi de finances (PLF). Cette audition était d'autant plus nécessaire que notre pays est aujourd'hui confronté à une double menace : une menace externe matérialisée par l'hostilité croissante de la Russie envers l'Europe qui s'apparente à une « guerre hybride » et l'imprévisibilité des Etats-Unis dont le président n'hésite plus à remettre en cause la portée de l'article 5 du traité de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord ; et une menace interne constituée par l'état dramatique de nos comptes publics - notre dette publique augmente de 3 milliards d'euros par semaine - et la menace que cela représente pour notre souveraineté financière compte tenu de nos difficultés à reprendre le contrôle de la situation.
Pour répondre à la première menace, une large majorité des membres de notre commission partage l'objectif fixé par le Président de la République de porter à 3,5 % du PIB notre effort de défense, en ligne avec les engagements pris il y a quelques jours par les pays membres de l'OTAN lors du sommet de La Haye.
Vous avez-vous-même, Monsieur le Ministre, évoqué un « poids de forme » du budget des armées autour de 100 milliards d'euros alors que le budget des Armées s'élève aujourd'hui entre 50 et 60 milliards d'euros selon que l'on prend en compte ou non les pensions. Nous sommes donc en phase sur l'objectif à atteindre.
Au-delà de cet objectif, c'est bien la question du rythme, de la vitesse de notre réarmement qui se pose. Et c'est précisément sur cette question que va porter l'essentiel de cette audition.
Comment expliquer, en effet, que l'objectif de hausse des crédits se traduise dans les faits depuis plusieurs mois par un sentiment d'étranglement financier, ressenti aussi bien par la Direction générale de l'armement (DGA) pour ses commandes, que par les entreprises qui ne voient pas ces commandes arriver ? Comment justifier cette absence de commandes que constatent la plupart des industriels ?
Comment comprendre que les forces soient contraintes d'annuler des périodes de réserve par manque de crédits, alors que la LPM prétendait doubler le nombre de réservistes ? Nous ne recourons même pas suffisamment à ceux que nous avons ! Comment comprendre le fait qu'alors que vous appelez de vos voeux une hausse des crédits, et surtout que la France vient de s'engager à les augmenter davantage encore dans le cadre de l'OTAN, aucune révision de la LPM ne soit programmée et qu'aucune loi de finances rectificative ne soit évoquée ?
Permettez-moi, Monsieur le Ministre, de revenir sur chacun de ces éléments afin que nous ne perdions pas de temps à discuter les faits pour nous concentrer sur les solutions.
Concernant les crédits des Armées en 2024, le rapport de notre collègue Dominique de Legge a démontré que 1,2 milliard d'euros avait été détourné du programme 146 pour financer les opérations extérieures (Opex), en contradiction avec le principe d'un financement interministériel rappelé par la LPM. C'est donc 1,2 milliard d'euros qui ne sont pas allés à la reconstitution de nos stocks de munitions ni à l'achat de nouveaux équipements.
Tous nos interlocuteurs de la base industrielle et technologique de défense (BITD) nous alertent depuis des mois sur l'absence de commandes de la part de la DGA ou des commandes très en retrait des objectifs fixés par la LPM. Nous ne croyons pas que le changement de Gouvernement intervenu en janvier dernier, explique cette panne budgétaire. Le problème est plus concret : sur les 24 milliards du programme 146, une fois enlevés les 5 milliards de report de charges et les 15 milliards de reste à payer pour des commandes antérieures, il ne reste en réalité plus rien pour des commandes nouvelles.
Cela explique qu'une note envoyée par Bercy aux préfets, que rapporte La Tribune du 24 mai dernier, visait à mettre en garde les entreprises de la BITD sur le fait que la préparation à la guerre de haute intensité, je cite, « n'implique aucune garantie de commandes immédiates ou à venir » et qu'elles devaient donc se préparer à leurs frais à un réarmement pourtant promis par l'État. Cela fait étrangement penser au dispositif que vous avez mis en place pour le financement, ou plus exactement le non-financement par l'État, du lancement du porte-avions de nouvelle génération (PANG)...
En somme, Monsieur le Ministre, tout en répétant vouloir accélérer le réarmement, le Gouvernement appuie sur le frein et va contre ses propres objectifs.
Nous ne mésestimons pas la difficulté budgétaire de la période, mais n'est-il pas temps d'expliquer clairement la situation aux Français ? La révision de la Revue nationale stratégique (RNS) montrera sans doute que non seulement la menace russe est bien réelle, mais qu'elle pourrait se matérialiser face à nous bien plus tôt qu'on ne le pensait. Et au-delà de la Russie, nous voyons bien que, partout dans le monde, le chaos appelle le chaos et que le recours à la violence se banalise dans les relations internationales.
Or, le temps presse car il nous faudra des années pour porter nos forces et nos moyens au niveau nécessaire.
Face à ce défi, les pays européens sont partagés en deux groupes : l'Allemagne et le Royaume-Uni ont très clairement commencé à réinvestir dans la défense et de nombreuses commandes sont annoncées, accompagnées d'une ambition industrielle nouvelle ; l'Espagne, quant à elle, tergiverse et n'hésite pas à reconnaître qu'elle ne respectera pas l'engagement de porter les crédits de sa défense à 3,5% du PIB.
Dans quel groupe la France se situera-t-elle ? Est-ce que nous allons continuer à peser en Europe et à tenir notre rang, ou bien avons-nous acté notre déclassement, de par notre incapacité à faire des choix et à les assumer ? Nous sommes à la croisée des chemins, face à un choix historique et stratégique. C'est la raison pour laquelle nos interrogations ne s'adressent pas seulement à vous, mais à chacun d'entre nous, et au-delà à tous les Français qui nous regardent.
Il est plus que temps de sortir de l'ambiguïté et des artifices de communication.
Notre objectif n'est pas tant de pointer les difficultés du Gouvernement à atteindre les objectifs fixés par la LPM, que de trouver le chemin pour garantir notre sécurité dans la durée, et d'éclairer celui que nous devrons prendre pour atteindre, en 2035, 3,5% du PIB pour notre défense.
Nous ne voyons pas poindre d'efforts budgétaires supplémentaires. Or, si nous ne faisons pas cet effort dès maintenant, la marche sera sans doute si élevée que nos successeurs auront beaucoup de difficultés à la franchir. Je rappelle que l'objectif de 3,5 % du PIB en 2035 représente une somme qui pourrait avoisiner les 120 milliards d'euros. Pour y parvenir, il faudrait consentir dès à présent un effort de 5 à 7 milliards d'euros supplémentaires par an.
M. Sébastien Lecornu, ministre des armées. - Merci pour votre invitation et cette mise en perspective, nous allons parler de sujets de gestion pure, aussi bien que des événements récents qui comptent dans le contexte - il y a eu le salon du Bourget, quelque peu historique, le sommet de l'OTAN et, bien sûr, il y aura, le 14 juillet, la prise de parole attendue du Président de la République lors de la traditionnelle garden-party de l'hôtel de Brienne, où il s'exprimera sur la suite de nos efforts de défense.
Un mot sur la revue nationale stratégique (RNS). Je remercie les membres de votre commission qui ont largement contribué à ce document, j'espère qu'il sera différent de celui d'il y a deux ans. J'ai demandé d'en déclassifier des éléments, et d'abord certaines analyses sur le contexte, les menaces et l'architecture de défense européenne et otanienne ; vous connaissez ces sujets et je crois utile d'assumer notre analyse en la rendant publique, pour parvenir à un document de référence dans la durée. C'est d'autant plus utile que si l'essentiel des menaces qui pèsent sur notre pays sont hybrides, nous devons faire davantage d'allers-retours entre le civil et le militaire. Face à l'incertitude, on pourrait être tenté de revenir aux questions purement militaires, mais les domaines où pèsent les risques sont hybrides - l'énergie, l'agroalimentaire, le cyber, l'informationnel en particulier. Nous sommes proches de deux grandes élections qui structurent la vie politique française, les élections municipales puis l'élection présidentielle, les risques d'ingérences étrangères sont établis. Nous allons, en réalité, devoir examiner la question de notre défense au sens où l'entendait le général de Gaulle, c'est-à-dire au-delà du seul prisme militaire, la défense nationale étant l'affaire de l'ensemble des ministères et, en miroir, de l'ensemble des commissions de la Haute Assemblée.
S'agissant des sujets proprement militaires, je commencerai par dire que les conflits actuels et l'alternance de l'administration américaine - laquelle a un impact sur l'espace euro-atlantique -, ne remettent pas en cause les orientations stratégiques de la LPM.
Il y a deux ans, lors de l'élaboration de la LPM, nous parlions déjà des relations entre l'Inde et le Pakistan, du défi de sécurité posé par la Chine en Indopacifique, ou du terrorisme au Sahel ; il s'est passé bien des événements depuis, en Syrie par exemple, sans même parler de l'Iran et de la guerre entre Israël et l'Iran. Les crises se sont clairement accentuées depuis deux ans, mais les grandes orientations de notre programmation militaire - l'épaulement du nucléaire par le conventionnel, le maintien de nos capacités expéditionnaires, la capacité à avoir une industrie de défense qui se branche sur différents contrats opérationnels -, restent les bonnes. Cette programmation, cependant, est vivante, nous intégrons l'évolution des technologies - je pense au quantique, à l'intelligence artificielle (IA), il faudrait être fou pour ne pas prendre dès maintenant les décisions qui s'imposent en la matière.
Pour résumer la situation, je dirais que les menaces sont de plus en plus précises, grandes, ingénieuses et qu'elles utilisent davantage des technologies civiles, détournées à des fins militaires. Dans le même temps, l'architecture de sécurité fondée sur l'OTAN et la contribution américaine, est mise en question, sinon en doute, dans différentes capitales européennes. Cependant, cette inflexion n'a pas d'impact sur le fond de notre défense, car notre modèle de défense a été imaginé par les gaullistes comme souverain et autonome, et pas seulement par la dissuasion. Y a-t-il quand même un impact sur notre situation ? Oui, puisque nos voisins sont impactés et, n'en déplaise à certains, nous ne vivons pas sur une île. La contribution que les États-Unis apportent à la défense du continent européen, dans les airs et en mer notamment, est singulière ; si demain, il y a moins de bateaux ou moins d'avions de chasse américains en Europe, il faudra sans doute plus d'avions français pour exécuter les plans de défense. C'est un des premiers éléments de pivot qu'il faut commencer à nourrir.
Ces dernières années, nous avons travaillé collégialement avec vous sur la réparation, le renforcement, puis des éléments de transformation de notre modèle d'armée. Pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, cette question se pose : faut-il augmenter le format de nos armées ? Il y a deux ans, nous ne nous posions pas la question, nous n'en parlions pas - je prends à témoin chacun d'entre vous, en particulier les commissaires qui ont contribué directement aux travaux de la programmation militaire. Notre sujet, c'était surtout d'assurer que notre matériel fonctionne bien, nous parlions pour l'armée de Terre d'une capacité de déployer deux brigades puis une division en 2027, avant de passer à un corps d'armée, et pour l'armée de l'Air nous en étions à basculer vers le « tout Rafale », en sortant progressivement nos Mirage des effectifs et en intégrant les nouvelles capacités des standards F4, puis F5.
La question se pose du tuilage entre notre propre protection et notre capacité à protéger les autres dans le cadre de nos engagements internationaux. C'est un point important, votre commission est aussi celle des affaires étrangères ; il y a un sujet de cohérence entre la diplomatie et la capacité militaire, notamment pour les missions que nous menons en Indopacifique. Nous travaillons à des scénarios pour améliorer notre programmation militaire, au-delà des mises à jour que les circonstances nous imposent - et je parlerai d'un ajustement de notre programmation militaire, autour de plusieurs points d'importance.
Le premier point, c'est la reconstitution de nos stocks de munitions. Pour des raisons budgétaires mais aussi capacitaires de certaines entreprises, comme MBDA, nous devons trouver des effets de seuil - il faut que les entreprises en prennent conscience rapidement : il n'y a pas seulement un problème de commande, mais bien de construction, d'organisation de la chaîne d'approvisionnement, des stocks et des sous-traitants. Les nombreux clients à l'export seront de plus en plus exigeants sur les délais de livraison. Plus Naval Group et Dassault vendent de plateformes - Rafale, frégates -, plus les clients du Golfe, de l'Indopacifique, d'Indonésie, d'Inde ou de Singapour seront soucieux d'avoir des stocks importants, ou des délais de livraison très courts pour leurs munitions. On a entendu beaucoup d'idioties à propos du Rafale dans les opérations militaires qui ont opposé l'Inde et le Pakistan ; le vrai retour d'expérience que nous avons d'État à État et d'armée de l'air à armée de l'air, c'est la demande de pouvoir reconstituer très vite des stocks de munitions, notamment de missiles complexes, c'est un enjeu décisif pour certains industriels.
Deuxième point, nous savons que certaines capacités de projection arriveront trop tard au regard des circonstances. Des échéances fixées pour 2035 ou 2030 paraissent trop lointaines, il faut regarder comment les atteindre plus tôt ; c'est un sujet d'exécution, une question parfois budgétaire, parfois d'organisation, parfois aussi de saut technologique. Les deux grands théâtres que sont le Moyen-Orient et l'Ukraine nous ont appris des choses contradictoires. Il y a deux ans, certains affirmaient qu'il n'y avait plus besoin de missiles complexes, qu'il ne fallait que des drones, de la masse ; aujourd'hui, on constate qu'il faut une combinatoire de drones peu coûteux pour saturer les défenses adverses, et d'armes de décision, de capacités de frappe très précises et très complexes : Israël et l'Iran l'ont démontré, aussi bien dans le volet offensif que défensif, avec le « Dôme de fer » israélien, mais aussi le système anti-missiles de haute altitude THAAD - pour Terminal High Altitude Area Defense - déployé par les Américains. La question de la défense sol-air et celle des frappes à longue portée, dans leurs différentes déclinaisons, nécessiteront une réflexion beaucoup plus fine, sur laquelle les états-majors travaillent actuellement.
Il y a aussi un sujet de doctrine : les drones remplacent-ils les missiles ? Je ne le crois pas. En revanche, les deux grands théâtres de guerre actuels nous montrent cette combinatoire nouvelle ; elle ne remet pas en cause notre programmation militaire, mais nous conduit à l'adapter : ce n'est pas un pivot, mais une adaptation.
Troisièmement, nous avons des fragilités qu'il faut très vite corriger - je l'assume ici pour l'avoir déjà dit publiquement. Je pense d'abord à la guerre électronique. L'Ukraine est l'endroit le plus brouillé au monde, c'est un facteur décisif pour les opérations. Neuf drones Shahed iraniens sur dix ont été abattus avant d'atteindre leur cible, faute de résister au brouillage. Nous avons engagé de nombreux programmes sur la guerre électronique, il faut les accélérer pour protéger mieux nos capacités offensives. Cela ne demande pas forcément des sommes colossales, mais elles sont décisives tant pour certaines munitions que pour certaines plateformes.
Un mot sur le format de nos armées. Les coupes budgétaires des années 2000 ont été tellement brutales - on peut parler d'amputation - que dans certains domaines, on en vient non plus à des questions de format, mais de situation critique. C'est particulièrement vrai de la défense sol-air. Nous attendons beaucoup du système sol-air de moyenne portée terrestre (SAMP/T) de nouvelle génération, il sera meilleur que le missile Patriot, avec une capacité à réaliser des interceptions tant hypersoniques que supersoniques. Il faut bien voir que le nombre de missiles détermine la capacité à protéger nos forces, y compris en opérations extérieures, et à le vendre à l'export. C'est pourquoi je proposerai des évolutions dans ce sens.
Dernier point, quelques éléments d'ouverture, encore sur le contexte et ses défis. En deux ans, l'accélération de nos compétiteurs et de nos alliés, peut nous conduire à décrocher sur certains segments si nous n'y prenons pas garde. C'est le cas du spatial ; nous étions pionniers sur le spatial militaire, mais les choses ne vont plus comme nous le souhaitons, pour des raisons qui tiennent aussi au civil. Il y a eu de grandes initiatives sur Telsat ou encore sur le New Space, il faut réfléchir à ce qu'elles impliquent sur notre programmation militaire. Les programmations sont faites pour inscrire l'action dans une dimension pluriannuelle, elles ne concernaient initialement que des grands équipements - uniquement les programmes nucléaires dans les années 1960 et 1970, puis quelques grands programmes conventionnels. Avec le temps, nos programmations militaires sont devenues bavardes, avec des cibles diverses et variées : pourquoi pas, mais à condition de respecter les engagements pluriannuels, ou bien nous allons créer un doute dans les écosystèmes. Nous avons adopté une nouvelle programmation miliaire il y a deux ans, en abrogeant la précédente ; je suggère que nous fassions désormais plutôt des mises à jour, car il faut garder la profondeur sur le temps long. Je sais que le temps long n'est pas à la mode, mais c'est pourtant seulement à cette échelle qu'on peut obtenir des succès technologiques et industriels.
Je traiterai avec une grande liberté de ton l'objectif otanien des 3,5 % du PIB de dépenses pour la défense, aussi bien que des sujets d'étranglement de la production et de la manière dont la gestion s'opère. Nous avons connu une succession de fragilités durant les premiers mois de cette année. La première cause en est la censure du Gouvernement, qui est venue perturber un système rodé pour engager des dépenses dès le 2 janvier - c'est la règle au ministère des Armées, qui fonctionne avec la précision de l'horlogerie suisse...-, le fait d'engager les dépenses seulement à partir du 2 mars a eu beaucoup de conséquences, d'autant plus fortes pour les ministères dont les budgets étaient en croissance, c'est le cas pour la Défense : les douzièmes provisionnels de janvier et de février ne pouvaient pas intégrer cette augmentation. Les commandes déjà passées ont été honorées, mais les nouvelles ne pouvaient pas être engagées et notre année budgétaire a démarré le 2 mars seulement. De surcroît, la réserve de précaution, ou « gel », a été appliquée de manière massive au ministère des Armées en mars et en avril. J'ai donc demandé, dans le cadre d'un dialogue de qualité avec la ministre Amélie de Montchalin et le ministre Éric Lombard, qu'on évite d'ajouter à ce démarrage tardif une gestion qui freinerait l'engagement des nouvelles commandes, ou bien l'onde de choc du retard allait s'amplifier davantage ; un premier dégel de plus de 600 millions d'euros a donc été opéré il y a deux mois, et un nouveau dégel devrait intervenir dans les tout prochains jours.
Dans son rapport, Dominique de Legge a eu raison de s'inquiéter de la ponction du programme capacitaire pour abonder les Opex, décision prise par le gouvernement démissionnaire de M. Barnier ; j'ai accepté cette décision mais à une seule condition : que l'on ne touche pas aux commandes effectives de la LPM. Ce qui compte dans un régiment, une base aérienne ou un navire, c'est la livraison de ce qui a été programmé, c'est cela qui a des effets militaires réels. La ligne rouge de mon ministère a été de ne pas déprogrammer de commandes et c'est ce qui explique la dégradation du report de charges ; l'ensemble des retards du premier semestre a été rattrapé et à la fin du mois de juin, la DGA a engagé pour près de 4 milliards d'euros de commandes nouvelles. Cela représente un rythme important : les commandes passées en LPM ont déjà donné lieu à près de 12 milliards d'euros de paiements en 2025, contre 10,3 milliards d'euros en 2024 à la même date. C'est important et il faut le dire. Pour faire mieux comprendre la situation, je peux comparer avec ce qui se passe dans nos communes lorsqu'en conseil municipal, on décale le tableau des subventions pour les associations alors qu'on avait l'habitude de verser les subventions à la même date : d'un coup, les associations se disent qu'elles ne sont plus soutenues - c'est un peu ce qui s'est passé avec le décalage de deux mois qui a fait suite à la censure du Gouvernement Barnier.
Notre BITD a fait ce qu'elle a pu pour s'organiser pendant la baisse des crédits budgétaires des années 2000 et nous réalisons aujourd'hui que la « supply chain » - les sous-traitants, en bon français - est largement désorganisée. En réalité, même si telle ou telle grande entreprise est visible et se présente comme un fleuron de notre BITD, cette visibilité ne rejaillit pas en cascade sur l'ensemble des sous-traitants. J'ai commencé à mener un travail avec les neuf grandes entreprises de la BITD pour apporter de la clarté, cela me paraît préférable à un système où la DGA, comme si elle gérait un kolkhoze, s'adresserait directement à tous les sous-traitants - il faut clarifier les circuits, ou bien nous allons arriver à y voir moins clair alors même que les crédits augmentent... Un rapport récent a mis en lumière les fragilités structurelles et industrielles de notre BITD : la main-d'oeuvre, la formation, les sous-traitants, les stocks. Ces questions purement industrielles sont l'un des grands sujets de réflexion pour les temps à venir.
Vous connaissez mes options très gaulliennes sur l'OTAN. Notre modèle de défense doit être national et c'est en repartant de nos ambitions, de nos faiblesses vis-à-vis des menaces auxquelles nous faisons face, mais aussi de notre capacité à maintenir notre autonomie stratégique et notre souveraineté industrielle, que nous devons construire notre agrégat de dépenses publiques militaires. Si nous acceptons d'acheter des instruments de défense plus chers parce qu'ils sont français, c'est parce que nous voulons ne dépendre de personne en la matière ; c'est un choix politique au sens noble du terme, nous considérons que nous n'avons à recevoir d'injonction de personne - et il faut regarder les choses dans leur détail, certains membres de l'OTAN veulent inclure des dépenses qui ne concernent que très indirectement la défense, nous devrons être très vigilants.
Faut-il continuer d'augmenter le budget de la défense ? La réponse est oui, au moins parce que les sauts technologiques coûteront de plus en plus cher. Défendre une autonomie stratégique sur le quantique, cela demandera autant d'efforts que ce que les gaullistes ont dû faire dans les années 1960 pour l'atome. La question est authentiquement politique : sommes-nous dépendants, décrochons-nous dans la compétition, ou bien nous accrochons-nous en essayant de faire les choses par nous-mêmes, ou à plusieurs avec d'autres pays européens ? Certains sujets sont mutualisables, comme l'aventure Ariane dans le spatial ; d'autres, au contraire, ne doivent pas l'être, car ils relèvent de la souveraineté. Il faut poser ces questions, elles sont déterminantes pour que nos concitoyens acceptent la dépense publique. Chacun, ici au Sénat, défend l'autonomie stratégique et la souveraineté, personne n'a envie que notre pays dépende de Pékin, de Moscou ou de Washington pour sa défense nationale. Cela doit nous permettre de nous organiser pour prendre quelques grandes décisions sur notre armement.
M. Cédric Perrin, président. - L'acceptabilité du budget de la défense dépend aussi du budget général et de ce qu'il sera possible de faire pour la santé et l'éducation. Il n'est pas simple de faire comprendre que si la défense n'est pas à la hauteur de nos ambitions, il sera vain de parler de santé, d'éducation ou de retraite...
Je voudrais revenir sur deux points de votre propos. D'abord, les changements géopolitiques depuis février 2022, qui imposent de réfléchir à un changement de modèle. Or, au Sénat, lors des débats sur la loi de programmation militaire pour 2024-2030, nous avions défendu la massification - on nous opposait alors que ce n'était pas nécessaire, puisque nous disposons de la dissuasion. L'an dernier, nous avons conduit une mission d'information sur les commandes de munitions ; les industriels nous y ont expliqué qu'ils n'avaient pas de commandes, tandis que le ministère nous a parlé d'un problème de capacité de l'industrie à assumer la montée en cadence. Je suis donc très heureux que cette question soit aujourd'hui à l'ordre du jour, nous y avons réfléchi depuis un certain temps au Sénat. Nous nous sommes d'ailleurs interrogés sur le devenir des 16 milliards d'euros qui avaient été prévus par la LPM pour les acquisitions de munitions.
M. Dominique de Legge, rapporteur spécial de la commission des finances. - Depuis que j'examine le budget sur la partie programmation militaire, on m'explique que la masse n'est pas importante parce qu'on la compense avec de la technologie. Je vois, en vous écoutant, qu'on remet en cause ce qui avait été théorisé pour justifier une baisse du budget - et je salue cette évolution, qui est celle de la lucidité, car quand on passe de 1 300 chars à 200 chars, on n'est pas dans la même position, surtout pour faire la guerre.
Sur les aspects plus budgétaires, vous avez évoqué rapidement la question du report de charges ; il représente tout de même 24 % du budget hors dépenses de personnel. Dès lors que 90 % du budget financent des opérations déjà engagées les années antérieures, comment voyez-vous l'évolution du report de charges - surtout si, comme vous le dites, vous allez continuer à commander ce qui est prévu ? À un moment donné, le décalage va se voir, et un problème va se poser, de sincérité du budget et de cohérence de la gouvernance.
Sur les stocks et la BITD, les retards liés à la dissolution représentent deux mois, vous allez les rattraper. Cependant, la ministre des comptes publics prévoit à nouveau de réduire la dépense publique de 3 milliards d'euros à compter du 1er juillet. Pensez-vous que le ministère de la défense sera épargné ? Cela pose la question de la sincérité du budget et de la cohérence entre ce que nous votons et l'exécution.
Sur les commandes, je veux bien croire qu'il n'y ait plus de blocages, mais ce n'est pas ce que j'ai entendu la semaine dernière au Salon du Bourget ; alors soit on nous raconte des carabistouilles, soit c'est vous qui n'avez pas la bonne vision de ce qui se passe, il faut de la clarté.
Enfin, je partage l'idée que le volume de 3,5% du PIB est un indicateur et que ce qui doit nous guider, c'est la menace et les besoins pour y faire face. Cela dit, il y a un engagement politique du Président de la République, donc de la France. Ce volume de 3,5 %, c'est ce que la France consacrait à sa défense en 1960 ; en 2035, cela représentera 138 milliards d'euros : il faudrait donc en moyenne 6 milliards d'euros supplémentaires chaque année. Allons-nous tenir cet objectif - et comment ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Le problème n'est pas tant celui de la masse contre la technologie, que celui de la masse sans la cohérence. J'ai beaucoup insisté sur ce point pendant la programmation militaire et je continuerai à le faire. Acheter plus de plateformes, comme des avions de chasse ou des frégates, sans le maintien en condition opérationnelle (MCO), sans les munitions, voire sans la formation des équipages, cela n'a pas de sens. Chez certains de nos voisins européens, il y a de grandes polémiques parce que des acquisitions massives de matériel ont conduit à des échecs industriels ou militaires en raison de défauts d'entretien et de soutenabilité.
Pendant des années, des chefs de l'État et des ministres de la Défense avant moi ont accepté que le Charles-de-Gaulle ou que certaines frégates partent en mission avec des soutes à munitions qui étaient loin d'être pleines. Cela, je ne le tolère pas - en particulier parce que je sais combien de missiles Aster l'une de nos frégates a dû tirer en mer Rouge dans le cadre de la mission Aspides, et que je connais le temps qu'il faut pour produire ces missiles. C'est bien pourquoi il faut progresser à la fois sur la masse et sur la cohérence, les deux vont de pair, et il en va de même pour les heures d'entraînement. Les grands retours d'expérience, notamment d'Ukraine, montrent que le degré d'entraînement, la cohérence et l'articulation précise entre les soutiens et les forces combattantes sont des facteurs clés.
Il y a deux ans, devant le rapporteur Christian Cambon, j'ai assumé la priorité donnée à la réparation des services de soutien. Envoyer plus de forces sans être capable de les soutenir, c'est mettre nos soldats en danger. Plus on augmentera la masse, plus la question du poids de forme du budget annuel de l'armée française se posera. Quel est le bon format ? Nous raisonnons en pourcentage du PIB, mais la vraie question, qui porte bien au-delà du quinquennat, c'est de savoir quel est le budget cible pour nos armées - puisqu'il faudra bien, un jour, arrêter de raisonner seulement en pourcentage d'augmentation ? À quel moment serons-nous au bon niveau ? Un modèle purement défensif n'est pas un modèle agressif, nous ne cherchons à agresser personne, nous avons une armée pour notre paix et notre défense, mais nous devons répondre à des questions de fond : la France a-t-elle encore une vocation mondiale et des capacités d'élongation pour intervenir sur tel ou tel théâtre ? Ou, au contraire, faut-il se concentrer sur l'espace euro-atlantique et l'Afrique, car le reste coûte trop cher ? Pour ma part, je crois qu'il faut rester universel - mais aussi qu'il faut débattre de notre modèle, un débat serait plus franc.
Ceux qui opposent le modèle social au modèle de défense méconnaissent notre histoire, car la IVème République et le Conseil national de la Résistance ont réussi à la fois le modèle social et l'effort de défense. De surcroît, la dépense publique militaire est fixée sur le territoire national et se retrouve dans toutes nos industries. Le vrai sujet est donc le suivant : que voulons-nous être ? Pierre Messmer, dans ses mémoires, écrit qu'il n'y a rien de pire qu'un décalage entre un modèle de défense et un modèle diplomatique. L'année 1940 en est l'illustration parfaite : une diplomatie offensive allant soutenir la Pologne face à une agression, avec un système militaire purement défensif, la ligne Maginot. Quand on a une diplomatie offensive avec un système militaire qui n'a que des capacités statiques, positionnelles et défensives, cela ne fonctionne pas. Je crois que ce débat sur le modèle de défense est nécessaire et que le Sénat est le bon endroit pour dépasser les cercles des think tanks et les « sachants », pour conduire une réflexion d'une nature un peu différente.
La question n'est donc pas tant de savoir s'il faut plus de navires de guerre - personne ne dira qu'il en faut moins, encore que certains l'aient dit et fait. La révision générale des politiques publiques (RGPP) a sorti trois frégates du format de la Marine ; les mers et les océans ont-ils changé ? Non, pas plus que la zone économique exclusive maritime française ; dès lors, il ne faut pas être grand clerc pour comprendre qu'il nous manque trois frégates. C'est moins vrai sur d'autres capacités expéditionnaires, où il peut y avoir débat. Un corps d'armée pour l'armée de terre, cela signifie que l'on veut faire quelque chose de très lourd, parfois très loin, et surtout seul ; il y a, bien sûr, l'articulation entre le conventionnel et le nucléaire - on dit souvent que le premier parapluie américain en Europe, ce ne sont pas les bombes nucléaires, mais le stationnement de troupes américaines, nous avons besoin d'élargir notre réflexion à tous ces aspects.
Le ministère des Armées sera-t-il épargné par les restrictions budgétaires ? Oui, au sens où la programmation militaire, dans sa capacité à délivrer les moyens physiques qu'elle contient, est conforme à l'instruction du Président de la République et à l'engagement que j'ai pris devant vous. On ne peut pas, après les constats que nous avons faits, considérer que la défense n'est pas une priorité. Par conséquent, la réalisation physique de cette programmation est essentielle.
Un mot sur la sincérité budgétaire. Qu'est-ce qui est insincère ? C'est ce qui est contraire à ce qui est écrit dans la loi. La loi de programmation est devenue trop bavarde ; en même temps, grâce à vous, elle est précise. Le Sénat a tenu à ce qu'un certain nombre de jalons y soient inscrits, comme la chronique des recettes exceptionnelles ; j'ai pensé alors que vous preniez des précautions superflues mais je fais mon mea culpa : je pense aujourd'hui que vous aviez raison, ma longévité ministérielle me permet d'en témoigner.
Pour répondre précisément à votre question, si la LPM est respectée, il n'y a pas de problème de sincérité. Il faut regarder comment fonctionnent les Opex ; elles sont provisionnées en loi de finances, et quand nous l'avions fait, nous étions loin de nous douter qu'il y aurait la crise au Sahel ou que les Jeux olympiques coûteraient plus cher que prévu ; ensuite, quand la provision ne suffit pas, la loi dispose qu'il y a un financement soit interministériel, soit en gestion. Et je veux me faire un peu le gardien du temple : rien ne doit entraver la capacité du Président de la République à engager les forces, c'est le principe même de la Vème République, quel que soit le chef de l'État. Par conséquent, demander au ministère des armées de sanctuariser les Opex, cela reviendrait à créer une situation inédite sous la Vème République, en capant la capacité du Président à engager les forces - ce que nous devons refuser. C'est donc ce qui me fait dire que si l'on respecte la LPM, il n'y a pas de problème de sincérité.
Un taux de 24% de reports de charges est trop élevé, il faut revenir aux 20 % sur lesquels nous nous sommes engagés, ce qui est déjà très élevé. J'avais annoncé que les reports de charges augmenteraient, je tiens à clarifier ce point car beaucoup confondent « reste à payer », « report de charges » et « impayé ». À entendre les commentaires, on a parfois l'impression que l'État laisserait des ardoises chez les industriels. Or, je n'ai jamais vu un industriel se plaindre d'un report de charges, et pour cause : l'État paie des intérêts moratoires. Il ne faut donc pas raconter d'histoires... La vraie question, c'est de savoir jusqu'à quel point cette augmentation est soutenable - je pense que 24 % c'est trop et qu'il faut revenir aux 20 %, c'est le plafond à ne pas dépasser.
J'assume ces reports de charges, parce qu'ils sont le signe que le budget augmente, c'était la même chose dans les années 1960-1970, car plus vous engagez de commandes, plus vous avez de reports. Cependant, je ne veux retarder aucune commande et je vous rejoins quand vous écrivez, dans votre rapport, préférer des crédits supplémentaires à un ralentissement des commandes. En effet, ralentir les commandes en ce moment, ce serait diminuer la programmation militaire, à contresens des défis auxquels nous faisons face.
Concernant les 3,5 %, il ne faut pas abandonner la méthode que nous avons adoptée collectivement en 2022-2023. Repartons de ce que nous voulons faire et nous aurons un résultat ; la dissuasion nucléaire est incluse dans les 2 % d'aujourd'hui, des pays dépassent les 2 % et sont moins bien protégés que nous, faute de dissuasion. Il faut aussi tenir compte des réalités géographiques : la menace n'est pas la même à l'est et à l'ouest de l'Europe, par exemple. Comme grand contributeur de sécurité pour l'Alliance atlantique, il faut surtout que nous repartions de nos propres enjeux. Cela ne veut pas dire être égoïste, mais prolonger notre modèle militaire, qui a été fait sur-mesure, tout en étant compatible avec l'OTAN.
Sur les commandes, je me méfie de ce qui peut être dit ici ou là et je prends cet engagement devant vous : nous allons faire la transparence totale sur ce que les entreprises touchent. Je suis arrivé au ministère des Armées avec un budget annuel de 40 milliards d'euros ; cette année, il est de 50,5 milliards d'euros ; on entend dire qu'il n'y a pas de commandes, mais notre budget est de 10 milliards d'euros supérieur à ce qu'il était quand je suis arrivé, et je rappelle que mes prédécesseurs fermaient des bases aériennes et des régiments. Je fais cette recommandation à mes équipes : quand un parlementaire nous dira qu'une entreprise a un problème de visibilité sur des commandes, nous vérifierons immédiatement ce qu'il en est et nous le dirons, en toute transparence. Je rappelle que l'État n'est pas le client direct de toutes les entreprises, mon ministère n'achète pas des joints pour les Rafale - mais l'avion entier. J'ai fait cet exercice de transparence et souvent, lorsque l'on creuse un peu, l'entreprise répond qu'elle n'a pas reçu de nouvelle commande ; or, on ne commande que ce qui est prévu dans la programmation, ce n'est pas parce que l'on parle partout de réarmement que de nouveaux programmes suivent automatiquement, il faut pour cela un ajustement de la programmation. Il faut donc distinguer les entreprises qui ne voient pas venir une commande attendue et les autres, et il faut être très vigilant aussi parce qu'il y a des enjeux sociaux, il y a du chômage partiel qu'il faut résorber, c'est pour moi une priorité absolue. Il faut comprendre aussi que des entrepreneurs font avancer leurs intérêts et il faut bien distinguer les situations, nous parlons d'argent public, il faut de la transparence - je m'y engage devant vous.
M. Cédric Perrin, président. - Il serait intéressant aussi de faire la transparence sur la question des munitions, et que nous disposions d'éléments précis. Il y a quelques années, une polémique nous a opposés sur les commandes de missiles de moyenne portée (MMP) ; nous avons montré qu'il s'agissait de commandes datant de 2014, nous étions sur une queue de comète de crédits, non sur une commande nouvelle. Il est très compliqué pour nous de comprendre la situation lorsque nous ne disposons pas, comme vous, des éléments concrets que vous donnent vos services.
Nous avons besoin de plus d'informations pour juger si les crédits que nous votons sont utilisés conformément à notre vote - par exemple les 16 milliards d'euros pour les munitions, qui sont déjà ventilés en partie.
M. Hugues Saury. - En 2024, le financement des Opex a été opéré largement sur le programme 146 « Équipement des forces », comme l'a indiqué la commission des finances du Sénat. Lors d'une audition devant cette même commission, en octobre dernier, vous aviez dit avoir demandé à l'état-major des armées, au contrôleur général des armées et au secrétaire général pour l'administration, de rédiger un rapport sur ce sujet, et que vous entendiez le transmettre au Parlement. Quelles sont les conclusions de ce rapport qui, d'après mes informations, n'a pas été transmis au Parlement ? Je ne comprends pas pourquoi le financement des Opex a pu être opéré dans de telles proportions sans débat parlementaire...
Ensuite, envisagez-vous de réviser la LPM avant 2027 et, si oui, selon quelles modalités et quel calendrier ?
Des députés expérimentés viennent de publier un rapport proposant de mettre entre parenthèses, voire d'abandonner, le programme du porte-avions de nouvelle génération (PANG) : qu'en pensez-vous ?
Le récent rapport du Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (Gicat) relève que les entreprises de notre BITD tournent déjà à 91 % de leur capacité. Le nouvel objectif de 3,5 % du PIB annonce un flot de commandes supplémentaires. Comment comptez-vous dégager d'ici à 2028 les marges industrielles nécessaires - sachant les problèmes de foncier, de machines-outils, de main-d'oeuvre - pour passer d'une logique d'optimisation à une véritable économie de guerre ?
Selon ce même rapport, 31 % des entreprises de défense françaises sont en état de rupture d'approvisionnement, soit le double de la moyenne industrielle, c'est considérable. Les tensions portent surtout sur les poudres, les métaux critiques et les composants électroniques, alors que les volumes de munitions exigés par l'Ukraine et l'OTAN s'envolent. Quelles mesures immédiates - stocks stratégiques, contrats pluriannuels, diversification hors Union européenne - entendez-vous mettre en place pour sécuriser ces flux, tout en respectant les nouvelles exigences imposées en matière de marchés publics ?
Mme Hélène Conway-Mouret. - La France entend-elle s'appuyer sur les mécanismes mis en place par la Commission européenne pour aider les pays membres à accroître leurs dépenses militaires ? Quand et à quelle hauteur pourrons-nous bénéficier de l'enveloppe de 150 milliards d'euros du programme Security for action for Europe (SAFE) ?
Vous avez indiqué qu'une réflexion commune était nécessaire. Sur le plan européen, quelle priorité capacitaire et organisationnelle allez-vous définir, ou avez-vous déjà défini avec nos alliés, en particulier dans les domaines de l'artillerie, du balistique, du maritime, de l'aérien et du spatial ? On sait que les Allemands et les Polonais se concentrent sur le conventionnel terrestre. Les priorités de nos alliés peuvent-elles faire évoluer notre propre modèle d'armée pour qu'il soit complémentaire de leurs choix, devons-nous nous caler sur leurs priorités pour assurer ensemble la défense du continent ?
Quelle gouvernance, ensuite, pour harmoniser les efforts sur les enjeux de défense ou de résilience, qui relèvent principalement du ministère des Armées, mais aussi de celui de l'Intérieur ? Prévoyons-nous, comme le font les Suédois, d'évoluer vers un concept de défense totale, avec une plus grande association du peuple français à la défense nationale, en lien avec la réserve ? Cela nous aiderait à faire comprendre à l'opinion publique que nous avons un véritable effort de défense à fournir, avec des priorités budgétaires qui ne sont peut-être pas celles que les Français attendent au quotidien : qu'en pensez-vous ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Le rapport du contrôleur général des armées peut être communiqué au Sénat sans aucune difficulté. C'est un enjeu important pour moi de bien clarifier et de réaligner le régime juridique des Opex, leur imputation budgétaire et leur base constitutionnelle, y compris sur les sujets concernant la protection et la réparation des forces. Nous avons redécouvert ces sujets otaniens récemment avec la mission de réassurance en Roumanie - c'est un nouveau type d'opération et nous devrons d'ailleurs réfléchir à la notion même d'état de paix et d'état de guerre, sur ce que cela signifie sur le plan juridique, c'est un débat plus large.
Deuxièmement, le débat a eu lieu sur les bascules de programme à programme, car, par définition, elles ne peuvent pas se faire sans le Parlement, on passe toujours par un projet de loi de gestion et un projet la loi de finances, c'est la procédure de la Lolf, je ne fais que la constater...
Comment va-t-on ajuster, ou réviser la LPM ? Les modalités ne sont pas arrêtées. Elles vont dépendre du volume du nouvel effort budgétaire - on ne dérange pas le Parlement pour quelques ajustements mais si le changement est significatif, il faut passer par la délibération parlementaire, et il faudra voir également si d'autres éléments législatifs sont en jeu, nous examinons ces aspects en interne.
Tous les débats sont possibles sur le PANG, mais j'ai deux certitudes sincères et réelles. La première, c'est que je ne vois pas bien comment il pourrait y avoir un conflit demain dans lequel, en mer, la protection aérienne ne sera pas nécessaire, c'est vrai pour la défense mer-air et pour l'air-air en mer. Ceux qui pensent que les porte-avions deviennent inutiles occultent souvent cet élément et ne démontrent en rien que cette protection sera assurée sans porte-avions. Reste à savoir quel type de porte-avions sera utile, avec quels avions, le débat est ouvert pour cibler ce qu'emportera un porte-avions en 2070. Il faut compter, ensuite, avec l'enjeu technologique et industriel : maîtriser la propulsion nucléaire de A à Z, ce n'est pas un sport de masse. On a beaucoup parlé de la perte de savoir dans la filière nucléaire civile, mais on n'a jamais perdu de savoir-faire dans le nucléaire militaire, tant sur la dissuasion pure que sur la propulsion. Quatre réacteurs pour quatre sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) et six réacteurs pour six sous-marins nucléaires d'attaque (SNA), c'est déjà très juste ; l'entretien des deux chaufferies nucléaires et le développement des futures chaufferies pour le PANG, c'est tout juste ce qu'il faut pour conserver cette compétence. Ma deuxième conviction, c'est donc que la propulsion du PANG doit être nucléaire, car c'est ce qui permet des capacités d'élongation.
Il y a donc un consensus, dans les états-majors, pour bâtir un porte-avion lourd et qui aille loin, à propulsion nucléaire et qui permette la maîtrise du ciel, c'est la base. Le décalage dans le temps poserait un gros problème de ressources humaines : un tel programme se prépare longtemps à l'avance, on ne peut pas dire à des milliers de personnes qui sont prévues pour y participer, d'attendre quelques années que les crédits arrivent - dans la Marine, aujourd'hui, des gens préparent déjà l'équipage qui devra être prêt dans dix ou quinze ans. Il faut dire la vérité : si on reporte le programme du PANG, il s'arrêtera complètement. On ne maintient pas virtuellement 1 400 marins et les pilotes qui vont avec, à ne rien faire pendant quatre ans, cela n'a pas de sens. Ceux qui refusent le débat ont tort, et ceux qui l'expédient trop rapidement ont tort également.
La chaîne industrielle de notre BITP est un énorme enjeu, un sujet d'audition en tant que tel. Il est plus large que les commandes des armées françaises, la pression à l'export va monter fortement pour beaucoup de nos équipements, je le vois dans mes échanges bilatéraux avec mes homologues. La question des délais, des compensations, de la production sous licence dans des pays auxquels nous avons déjà vendu beaucoup d'armes : tous ces sujets vont émerger, la BITD relève d'un domaine hybride et dual, autant civil que militaire.
L'outil européen Safe ouvre une ligne de prêts, dans des conditions intéressantes ; Bercy a la main, nous lui indiquons ce qui peut être fléché et le ministère des finances négocie avec la Commission européenne. Le travail est en cours pour examiner ce qui peut être éligible soit dans la programmation actuelle, soit dans une mise à jour. Attention, Safe n'accorde pas de subvention, mais des prêts, c'est bien de la dette. Par ailleurs, les choses avancent avec la Banque européenne d'investissement (BEI) : il s'agit là aussi de prêts, qui peuvent être bonifiés, ce qui est intéressant - et les discussions sur le programme européen pour l'industrie de la défense (EDIP) se poursuivent.
Des mutualisations européennes sont possibles, en particulier dans le domaine spatial : il serait contre-productif de ne pas se regrouper pour des programmes de satellites de renseignement ou d'observation. La défense sol-air, avec le SAMP/T de nouvelle génération, est déjà un programme franco-italien - je suis disposé à voir comment ce SAMP/T de nouvelle génération peut devenir un outil de défense sol-air pour la plupart des pays européens, y compris les pays limitrophes, mais c'est un sujet qui prendra du temps.
La difficulté, avec ces mutualisations, c'est le décalage entre nos propres calendriers, nos annualités budgétaires, notre programmation, et la manière dont les autres pays fonctionnent. Il faut donc garder de la souplesse dans nos procédures, car si nous voulons des coopérations, il faut être capable de pouvoir les ouvrir ; il faudra aussi accélérer les coopérations qui fonctionnent bien, comme le programme que nous avons avec la Belgique et les Pays-Bas sur les mines maritimes, Replacement Mine CounterMeasure (rMCM).
Concernant la résilience et la défense totale, nous ne sommes pas la Suède, et encore moins la Finlande. Faut-il mobiliser davantage le corps civil français ? La réponse est oui, y compris sur le terrain industriel. L'industrie civile peut nous apporter de bons réflexes, et nous ne ferons pas l'économie d'un débat sur l'organisation du système de production. La défense a été organisée pour produire des petites séries de haute qualité ; or, l'industrie automobile nous a appris que l'on pouvait aussi faire des grandes séries de haute qualité, il faut y réfléchir. Je pense également à la mobilisation de la jeunesse, notamment en outre-mer, où nous avons des crises climatiques de plus en plus violentes. Sur ces sujets, la concomitance de crises militaires, qui nécessitent une armée professionnalisée, et de crises plus hybrides, des crises naturelles, climatiques, ou encore des attentats, peut conduire à une congestion des services intérieurs et des forces armées. Il n'est donc pas inutile de réfléchir à d'autres scénarios.
M. Cédric Perrin, président. - Nos collègues Olivier Cigolotti et Gilbert Roger ont publié, en juin 2020, un rapport sur le PANG et je peux dire en notre nom à tous, que l'abandon du porte-avions serait une absurdité. Nous soulignions dans ce rapport que la propulsion nucléaire présentait un avantage considérable en termes de maintien des compétences industrielles, le maintien des compétences des salariés qui travaillent dans le nucléaire civil et militaire est un enjeu très important. Aussi avons-nous eu quelques frayeurs en lisant certains rapports publiés récemment à l'Assemblée nationale, émanant de députés qui sont pourtant bien informés sur ces sujets - votre propos nous rassure donc.
M. Olivier Cigolotti. - Dans un document stratégique publié en début d'année, le chef d'état-major de l'armée de l'air et de l'espace estime nécessaire de sortir d'une logique de contrat, en parlant du MCO, pour tendre vers une logique de combat stratégique, afin de pouvoir faire face à un conflit de haute intensité. Ma question est simple : comment sortir de la logique normative qui encadre aujourd'hui nos contrats, notamment dans le domaine de l'aéronautique, pour tendre vers une logique d'efficacité ? Comment définir une nouvelle gouvernance qui associe la DGA, la Direction de la maintenance aéronautique (DMAé) et les industriels, auxquels nous allons demander de prendre une part de risque complémentaire ?
En début d'année, la Structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres (SIMMT) a signé avec Thales un contrat pour l'adaptation de bout en bout du soutien opérationnel et de la logistique uniformisée des systèmes terrestres - qui porte l'acronyme « Absolu », lequel évoque plus un parfum qu'un contrat de MCO... Ce contrat en remplace trente autres et concerne l'ensemble des matériels terrestres : n'y a-t-il pas un risque de dépendance à un seul industriel, même si l'on en connaît les capacités ? N'y a-t-il pas un risque de défaillance si cet industriel ne remplit pas les conditions que l'on peut en attendre ?
Mme Michelle Gréaume. - Près de 170 élèves médecins, pharmaciens et infirmiers, dont 11 stagiaires étrangers, viennent de participer à l'exercice opérationnel Santé sur le camp de Valdahon. Cet exercice représente une mobilisation massive pour le service de santé des armées (SSA), avec deux fois plus de stagiaires que les années précédentes. Le scénario de guerre de tranchées, inspiré du conflit en Ukraine, comportait des blessés sans possibilité d'évacuation, de la chirurgie en urgence et des exercices de prise en charge en combat urbain, le tout dans une recherche de réalisme par rapport à la haute intensité.
Lors de l'exercice Orion 23, le chef de la division emploi des forces à l'état-major des armées avait déploré des tensions majeures en matière de ressources humaines pour le SSA, indiquant avoir pu déployer un dispositif d'une capacité d'accueil de seulement douze blessés en urgence absolue par jour. Or, en haute intensité, il faut s'attendre à des chiffres sans commune mesure, de plusieurs dizaines, voire centaines par jour.
Quel nombre de blessés le SSA a-t-il démontré être en mesure de prendre en charge pendant cet exercice à Valdahon ? Ce genre d'exercice n'est-il pas, de toute façon, d'une portée limitée, compte tenu du format actuel du SSA, où il manque plusieurs dizaines de médecins et de soignants ? Le service ne devrait-il pas avant tout se concentrer sur sa remontée en puissance ? Quelles sont les améliorations déjà permises par la mise en oeuvre de la dernière loi de finances à mi-exercice ?
À titre personnel, je souhaite vous poser une question complémentaire sur la situation de Gaza. En dépit de la déclassification récente des documents, que nous saluons, des interrogations persistent dans l'opinion. Selon plusieurs ONG, dont Amnesty International, des composants provenant des États-Unis, en transit par l'aéroport Charles-de-Gaulle, sont transférés à destination d'Israël et seraient utilisés dans des frappes aériennes à Gaza. De plus, selon les dockers de Fos-sur-Mer, des composants pour fusils-mitrailleurs provenant d'une usine marseillaise sont exportés vers le port d'Haïfa en Israël.
Je n'entends aucunement polémiquer, mais j'exerce mes prérogatives de contrôle parlementaire. Pour rappel, le traité sur le commerce des armes interdit les transits dès lors que le matériel peut servir à être utilisé contre des civils. Il en va de notre responsabilité collective de nous en assurer.
Quelles sont les mesures douanières et diplomatiques pour éviter que la France ne soit complice d'une violation du droit international, voire d'un possible génocide ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Le MCO devient un sujet à l'export, pas uniquement pour nous. Nous arrivons à un moment asymptotique où, après avoir eu beaucoup de succès à l'export, nous voyons des armées partenaires qui, ayant bien utilisé les matériels, entrent dans le concret du renouvellement des stocks de munitions. Dans la réalité, il n'y a pas une ligne de production pour l'export et une autre pour l'armée française - ce qui compte, c'est une disponibilité d'ensemble, avec une pression croissante de nos partenaires. On observe la même chose aux États-Unis, la pression est énorme sur la BITD pour assumer le service après-vente, en particulier les munitions et le MCO.
La gouvernance du MCO progresse, il faut veiller à ne pas diluer la responsabilité ; la verticalisation des contrats sur le MCO, souhaitée par Florence Parly, a permis de modifier les choses sur certains équipements, de manière parfois spectaculaire. La disponibilité du Rafale, par exemple, est aujourd'hui très bonne, c'est un avantage dans la négociation de vente. De plus en plus les pays comparent non seulement le prix d'acquisition d'un Rafale par rapport à un F-16 ou un F-35, mais aussi le coût de l'entretien. Les parlements des pays acheteurs se demandent au bout de combien d'années ils auront payé plusieurs fois le prix initial de l'avion. Sur ce point, Dassault fait beaucoup d'efforts et montre une grande transparence dans sa manière d'aborder les clients à l'export, c'est une bonne chose.
Ensuite, le MCO au combat est un sujet en soi, nous le voyons bien avec l'Ukraine. Les schémas de MCO ont été écrits en temps de paix, autre chose est le contexte de guerre. Cela pose des questions de méthode et de communication, le MCO au contact n'est pas le MCO en ligne arrière et nous savons bien que, dans une situation très dégradée, nos militaires devront faire le MCO eux-mêmes. C'est un énorme chantier, j'y suis prêt, il est essentiel car il est partie intégrante de ce que j'appelle la cohérence. On parle de masse, mais il faut aussi de la cohérence, donc maitriser le sujet de la disponibilité, de l'entraînement, de tout ce qui rend les armes effectives.
Une dépendance vis-à-vis de l'industriel ne me choque pas quand il est français. C'est une affaire de confiance dans la relation commerciale, quelle qu'elle soit. Les missiles qui emportent les têtes sont produits par des entreprises privées, dans lesquelles l'État n'est d'ailleurs pas toujours présent à l'actionnariat.
S'agissant de Gaza, je vous remercie, Madame la Sénatrice, pour la tonalité de votre question, qui tranche avec celle des députés de La France insoumise à l'Assemblée nationale, lesquels ont hystérisé ce sujet. S'il y a des doutes dans l'opinion publique, c'est aussi qu'une année de contre-vérités assénées par La France insoumise, ce n'est pas facile à corriger.
La France ne vend pas d'armes à Israël. Je le dis et je le répète, Israël est un grand concurrent des industries françaises de la défense. Cependant, il y a quelques exportations de pièces détachées pour deux raisons : d'abord pour le « Dôme de fer », et nous assumons de participer à la vente de composants qui font partie intégrante de la défense sol-air protégeant les civils israéliens : comme je l'ai dit à des députés de La France insoumise qui s'en offusquaient, un civil est un civil, on ne peut pas défendre les civils à Gaza et ne pas défendre les civils à Tel-Aviv ; la deuxième raison, ce sont les dépendances à la réexportation : des pièces partent en Israël parce que l'entreprise française qui les fabrique, ne sait pas réaliser certaines opérations d'assemblage - il s'agit de chaines de munitions. Pourquoi n'a-t-elle pas cette compétence ? Mais parce que dans les années 2000, nous avons abandonné la filière du petit calibre et nous nous sommes mis entre les mains des autres, en massacrant nos propres capacités industrielles. Nous conservons donc encore quelques traces de dépendance étrangère. On nous demande de prouver qu'Israël ne se sert pas des maillons de chaines de munitions que cette entreprise française y envoie ; mais l'armée israélienne n'a pas besoin de cette entreprise pour ses approvisionnements et il s'agit de réexportation : on voit ce qui part en Israël et ce qui ressort vers les pays de réexportation finaux, dont la France ; nous parvenons donc à compter ce que nous avons envoyé et ce qui revient. J'ai déclassifié ces informations, vous vous en félicitez, mais je ne suis pas sûr que ce soit une bonne chose pour la sécurité de nos exportations, car cela revient à traiter les mensonges sur le même plan que la parole publique d'un ministre dans le cadre d'un contrôle parlementaire. J'ai dit peut-être soixante fois que la France ne vendait pas d'armes à Israël, mais cela n'empêche pas les contre-vérités. Je vous remercie de la tonalité et de la manière élégante et précise avec laquelle vous me posez la question, car elle est légitime. Dans l'autre assemblée, cela se passe dans une ambiance différente et préjudiciable. À force de répéter une contre-vérité, y compris avec la force de frappe que représentent désormais les réseaux sociaux, de nombreux Français pensent que la France vend des armes à Israël, alors que ce n'est pas vrai. Nous n'en vendons pas. On ne peut le dire plus clairement.
Le service de santé des armées doit poursuivre sa remontée en puissance. En 2024, pour la première fois, ses effectifs ont augmenté, il faut continuer sur cette trajectoire. C'est un enjeu d'attractivité : il ne s'agit pas seulement d'embaucher, mais aussi de garder les personnels. La situation s'améliore nettement, des systèmes de primes sont prévus, sur lesquels des discussions sont encore en cours, notamment avec Bercy. La fidélisation des filières et des carrières du service de santé mérite que l'on fasse du sur-mesure. Je poursuivrai cet effort, il est essentiel. Par ailleurs, nous devons continuer à résorber les problèmes immobiliers, à Paris comme en région. On ne peut pas augmenter le format de nos armées ni assumer plusieurs crises simultanément si nous ne disposons pas d'un service de soutien sanitaire bien dimensionné - pas uniquement pour les blessés, mais aussi pour la prévention et parfois pour le suivi des familles. C'est un sujet fondamental. Enfin, pour répondre à votre question sur Orion et la capacité à affronter potentiellement des pertes en masse, il y a un enjeu concernant les réserves du service de santé. Nous devons être capables de poursuivre la montée en puissance des réservistes dans ce cadre.
M. Cédric Perrin, président. - Nous pourrions recruter davantage de réservistes dans la fonction publique hospitalière si nous améliorions l'information en direction des soignants. Il y a un véritable déficit d'informations.
M. Jean-Pierre Grand. - Depuis le 1er janvier 2023, la gestion des logements domaniaux de votre ministère est confiée à la société Nové dans le cadre du contrat « ambition logement ». Lors de l'examen du budget pour 2025, nous avions constaté que la remise à niveau du parc se poursuivait lentement et que des mesures nouvelles étaient déployées. Or, sur un parc utile d'environ 34 000 logements, le taux de réalisation des demandes pour le personnel militaire est passé de 58,1 % en 2022 à 52,9 % en 2023. Le nouveau contrat Ambition logement a-t-il pu redresser le niveau de réalisation des demandes de logement pour 2024 et quelles sont ses objectifs d'amélioration ?
Mme Marie-Arlette Carlotti. - Nous avions salué la poursuite, pour le budget 2025, des efforts en matière de rémunération, qui devaient permettre de consolider ce qui semblait être, en 2024, un redressement des chiffres du recrutement et de la fidélisation du personnel. Nous confirmez-vous cette trajectoire pour l'armée d'active ? En revanche, il semblerait que votre objectif de doubler les effectifs de la réserve pour atteindre 80.000 réservistes en 2030, rencontre des difficultés de financement, d'organisation et d'équipement. Fin mars 2025, plus de 12 000 nouvelles candidatures auraient été enregistrées mais cet engouement ne semble pas pouvoir être satisfait. Qu'en est-il, quelle place allez-vous faire à la réserve dès cette année et dans le prochain budget ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Le contrat « Ambition Logement » en est à ses débuts, nous tirons les leçons de ce qui n'a pas fonctionné auparavant. Nous sortons de cette logique où le ministère des Armées prétend tout faire, en se déconnectant parfois de l'intelligence locale et territoriale. Pour avoir été maire d'une ville militaire dans un département militaire, j'avoue qu'il me semblait bien curieux de voir mon ministère avoir une stratégie en matière de logement déconnectée des stratégies territoriales, des bailleurs sociaux ou de ce qui peut être fait avec le ministère de l'intérieur, car nous avons les mêmes sujets pour les policiers. J'essaie d'apporter ma culture d'élu local dans la manière de faire, avec cette nouvelle méthode qui consiste à se dire que, dans les territoires militaires, c'est une bonne nouvelle d'avoir un régiment, une base aérienne ou une base navale chez soi ; nous devrions voir les premiers résultats d'« Ambition Logement » cette année, l'effort est réel, mais je mesure pleinement qu'il ne va pas aussi vite que l'urgence le nécessite. Il faut considérer aussi la répartition des effectifs du ministère sur le territoire, il y a de plus en plus de demandes de mutation pour quitter Paris et aller en région.
Le logement des militaires est un sujet clé, on ne peut pas traiter la sujétion militaire sans considérer des sujets aussi essentiels que la mobilité - par définition, les militaires déménagent beaucoup - et l'obligation de logement à proximité des emprises militaires est une nécessité, c'est une dimension de la sujétion militaire. Je suis donc tout disposé à examiner les choses avec le point de vue territorial.
S'agissant des salaires, la LPM prévoit des trajectoires, il faut toujours privilégier la fidélisation sur le nombre - c'est très consensuel parmi les organisations syndicales et les civils de la défense. En deux ans, nous avons obtenu de vrais résultats en matière de fidélisation, cela a un coût. La fin de la grille officier pour le volet indiciaire est dans la programmation militaire et j'y suis très attaché. Il y a des sujets par filière professionnelle, notamment le service de santé, qui nécessitent des améliorations. Mon équipe travaille également sur des sujets nouveaux, comme les articulations primes pensions. Tout ce qui a été établi dans le cadre de la programmation militaire doit trouver son exécution.
Concernant la réserve, les crédits augmentent, mais nous sommes devant un problème de gouvernance. Nous avons un problème d'organisation avec les quelque 12 000 candidats à la réserve, beaucoup de réservistes ne sont pas suffisamment employés, les armées peuvent être trop prudentes sur le plan budgétaire - et l'on se trouve avec des décalages, par exemple la convocation d'un grand nombre de réservistes... seulement à partir de décembre, j'ai connu cela en tant que réserviste de la gendarmerie. Le comportement gestionnaire varie cependant selon les territoires, j'attends beaucoup des outils numériques que nous développons. Le major général des armées a été missionné sur les réserves. Sur le plan quantitatif, nous sommes sur la bonne voie, avec 3 800 réservistes l'année dernière - nous visons le même chiffre cette année. Mais ce qui compte, c'est que les gens soient employés, bien formés et bien équipés - il nous reste encore du travail à faire, notamment sur l'entraînement, pour avoir une réserve bien professionnalisée et bien préparée.
M. Philippe Folliot. - La défense ne se résume pas à des moyens militaires, il faut compter aussi avec la volonté de se battre et avec des éléments de doctrine et de stratégie.
Je souhaite vous interroger sur le dernier sommet de l'OTAN et sur l'interprétation de l'article 5 de la Charte par le président Trump, qui affaiblit singulièrement l'alliance atlantique en instillant un doute sur la solidarité entre ses membres. Quelle est la position française en la matière ? Il y a des risques importants et durables en particulier pour les pays de l'est de l'Europe, comme les pays baltes ou la Pologne, qui sont en première ligne face à la Russie : qu'en pensez-vous ?
M. Olivier Cadic. - Lors du sommet de sécurité de Shangri-La il y a un mois, le Président de la République a mis en garde contre les répercussions potentielles de l'agression russe en Ukraine sur la situation à Taïwan. Il a déclaré : « si nous considérons que la Russie peut s'emparer d'une partie du territoire ukrainien sans restrictions, sans contraintes, sans réaction de l'ordre mondial, que pourrait-il se passer à Taïwan ? » Votre collègue australien de la défense a souligné que la Chine augmente sa capacité militaire plus que n'importe quel pays depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Votre collègue des Philippines a qualifié la Chine « d'absolument irresponsable et téméraire » dans ses actions en mer de Chine méridionale. Le secrétaire américain de la défense a également évoqué une date limite de 2027 que le président Xi Jinping aurait donnée pour que l'armée chinoise soit capable d'envahir Taïwan. Après votre passage dans l'Indopacifique, partagez-vous les déclarations de vos collègues ? Comment y qualifiez-vous la menace ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Aucun pays de l'Europe de l'Est ne peut douter de l'engagement militaire français dans le cadre de l'alliance atlantique, y compris dans nos efforts de défense. Nous sommes déjà déployés dans ces pays, ils voient bien ce que nous faisons en Roumanie, en Pologne et en Estonie, sur un plan très concret.
Sur le volet budgétaire, je ne dis pas que nous n'atteindrons pas 3,5 % du PIB. Au sommet de Newport, au pays de Galles, nous nous étions engagés à atteindre 2%, nous avons atteint l'objectif au début de cette année. Ce qui compte, c'est d'être véritablement pourvoyeurs de sécurité et d'avoir une efficacité militaire réelle. Ce que je peux reprocher à l'agrégat otanien, c'est qu'il intègre par exemple des hangars qui ne feraient pas partie des moyens de déploiement le jour venu, il faut parler efficacité - cela passe aussi, vous avez raison, par le contrat moral et le contrat social de la Nation avec ses militaires. Beaucoup de pays promettent des moyens à l'OTAN, mais il faut voir ce qu'il en sera concrètement le jour venu. La France tient ses engagements - à Newport, par exemple, on s'est entendus sur 2 % de PIB de dépenses, mais aussi sur le fait que 20 % de ces dépenses iraient à l'investissement, nous l'avons fait. Je sais que l'administration américaine suit cette affaire de près, nous prenons des engagements très concrets, avec un nombre de jours de mer, un nombre d'heures de vol, tout ceci pour exécuter les plans de défense. La question budgétaire ne doit pas occulter les effets militaires que nous devons produire.
Le ministre de la Défense chinois est venu à Paris il y a quelques semaines, une première depuis plus de deux décennies. Je l'ai reçu et nous avons discuté de liberté de circulation maritime, de l'avenir des missions de maintien de la paix de l'ONU, de militarisation de l'espace, de prolifération nucléaire, la Chine a un rôle à jouer dans les crises avec l'Iran ou la Corée du Nord. La question de la circulation maritime est préoccupante, comme en témoigne la tension entre les flottilles des Philippines et l'armée ou les garde-côtes chinois. Notre diplomatie est la bonne, la Chine représente un défi, nous devons continuer à parler franchement aux Chinois.
Mme Catherine Dumas. - La défense ne doit pas être regardée par le seul prisme militaire, vous le soulignez, et vous avez lancé un appel pour accélérer l'adoption des technologies quantiques en France. Des puissances hostiles à nos intérêts telles que la Corée du Nord, l'Iran et la Russie, développent des programmes quantiques en secret. Certains de ces pays ont cessé la publication de leurs brevets technologiques en la matière, cela doit nous alerter et nous conduire à renforcer notre innovation dans ces technologies.
Comment votre ministère compte-t-il accélérer l'adoption des technologies quantiques en France ? Avez-vous un calendrier, des mesures concrètes ? La LPM prévoit 10 milliards d'euros pour l'innovation, est-ce suffisant ? Dans quelle mesure la société civile sera-t-elle associée à ce processus ?
M. Akli Mellouli. - Notre vision politique et notre modèle de défense coïncident-ils toujours avec ce que nous avons construit depuis 1948 avec le droit international comme boussole et la paix comme finalité ? Ou bien, avons-nous changé de paradigme ?
Quels intérêts la France défend-t-elle dans les rencontres bilatérales en Argentine, en Inde, avec l'OTAN sur la défense européenne et sur les questions liées à l'espace en matière de défense en Ukraine ? Quel bénéfice pouvons-nous en tirer ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Le quantique est un sujet majeur, je suis frappé qu'on en parle peu dans le débat public, car je suis convaincu que la révolution quantique va rebattre beaucoup de cartes.
Le monde civil s'intéresse beaucoup à l'ordinateur quantique, tandis que l'urgence militaire concerne plutôt la cryptographie et les capteurs. Sans investissement militaire, le monde civil ne développera pas ces technologies. Certains pays ne publient plus les brevets, non pas parce qu'ils ont arrêté leurs recherches, mais parce qu'ils sont passés à une vitesse supérieure dans une militarisation complète du sujet.
J'ai pris des initiatives pour développer des programmes particuliers sur l'innovation. Thalès mène des recherches sur fonds propres. Le Fonds Européen de Défense permet de financer des briques technologiques sur un certain nombre de sujets. Nous développons une communauté avec un campus de quantique de défense, un peu comme on l'a fait pour l'Agence pour l'Innovation en Défense. Un laboratoire quantique adossé à l'École polytechnique, sur le plateau de Saclay, nous permettra d'avancer sur ces sujets - en particulier sur la cryptographie et les capteurs, pour dire les choses simplement.
Concernant l'Amérique du Sud, nous avons tort de ne pas investir davantage dans les pays limitrophes de la Guyane, c'est une question de bon sens. Nous avons fini par l'oublier, mais les pays d'Amérique du Sud, historiquement, ont été de grands clients de la France, en particulier l'Argentine et le Brésil ; ils possèdent beaucoup de matériel de la génération précédente, comme des Alpha Jet ou d'anciens modèles d'hélicoptères, et ils ont une attente assez forte. La visite d'État du président Lula a permis d'enclencher des discussions avec Naval Group.
De plus, ce continent souhaite diversifier ses approvisionnements, il ne veut pas être dans une dépendance de la Chine, de la Russie ou de la seule politique menée par Washington. Les enjeux de sécurité y sont souvent liés au narcotrafic, on parle moins, en Amérique latine, de se défendre contre la pression territoriale d'un autre État ; un bémol cependant : la piraterie maritime et la capacité à assurer la souveraineté sur les eaux territoriales et dans les zones économiques exclusives sont des sujets sur lesquels il y a une attente, qui concerne souvent les segments aérien et maritime.
M. Guillaume Gontard. - Il n'y a ni polémique ni hystérie de notre part à propos de Gaza, nous sommes face à une guerre qui va à l'encontre de tous les droits humains élémentaires, nous assistons à des actes qui violent le droit de la guerre, et qui prennent la forme d'un génocide. Il est donc légitime et essentiel que nous posions des questions et que nous soyons très vigilants, il en va de notre en responsabilité - et de notre complicité éventuelle. Face aux bombardements très récents sur Gaza qui touchent des civils, nous faisons notre travail de parlementaire en posant des questions, et celle des ventes d'armes à Israël est essentielle. Je vous remercie de nous avoir fourni des éléments, même s'il reste des points à éclaircir sur le ré-export d'équipements et son contrôle. Vous dites être très attaché à la transparence, nous avons besoin de plus d'éléments sur le ré-export.
Le soutien à l'Ukraine est aussi un sujet majeur. Où en sommes-nous après trois ans de guerre et de soutien de la France à l'Ukraine ? Une aide de deux milliards d'euros a été annoncée au mois de mars, incluant, me semble-t-il, 195 millions d'euros provenant d'avoirs russes. Où en est l'aide de la France à l'Ukraine ?
M. Claude Malhuret. - Chaque jour apporte les signaux de l'arrêt progressif de l'aide américaine à l'Ukraine. Pis, nous apprenons l'abandon de certaines sanctions vis-à-vis de banques russes, signe de ce que les Américains sont désormais prêts à reprendre les relations économiques avec la Russie - et qu'ils ont visiblement choisi le camp de la Russie. Or, en trois ans, l'aide conjointe de l'Europe et des États-Unis a tout juste permis à l'Ukraine de surnager dans des conditions effroyables, et maintenant nous sommes seuls. Poutine l'a compris et multiplie les attaques pour saturer la défense aérienne de l'Ukraine : les attaques ne cessent de croître et c'est un miracle que les Ukrainiens tiennent encore. Sans cette défense, ils ne pourront pas tenir éternellement.
Les Européens sont seuls. Comment la France contribue-t-elle au remplacement par les Européens de l'aide américaine en matière de communication, de renseignement par satellite et, surtout, de défense antiaérienne ? Quelle traduction dans le budget 2026 sur le sujet et pour quel montant ?
Le passage à 3,5 % du PIB, ensuite, signifie qu'on atteindrait environ 100 milliards d'euros par an. Vous avez répondu que cela se ferait sur la durée, mais sans donner de précision : avez-vous échéancier prévisionnel, par année ?
Enfin, le Président de la République a déclaré, le 7 juin 2022, que nous entrions en économie de guerre. Nous sommes trois ans plus tard : sommes-nous en économie de guerre et, si oui, par quoi se caractérise-t-elle ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - Je ne reviens pas sur la situation à Gaza, m'étant déjà exprimé. Je vous remercie cependant pour la tonalité de votre question, qui est une véritable question - et je tiens à souligner que cela n'a pas été le cas dans l'autre assemblée, où il y a eu instrumentalisation et volonté de créer une polémique. Je pense qu'il y a suffisamment de raisons pour combattre la politique d'un gouvernement, pour qu'il n'y ait pas besoin de recourir à des contre-vérités - c'est important aussi pour la lisibilité de ce que fait la France, pour nos concitoyens et pour le reste du monde.
Sur l'Ukraine, la position américaine est fluctuante, imprévisible et peu lisible. Heureusement, il y a eu les groupes de contact de l'OTAN et la coalition des volontaires. On voit bien qu'une partie de l'administration américaine croyait de bonne foi que la paix serait possible par une négociation rapide, mais que ce n'est absolument pas la volonté du président russe. Cela peut sembler évident pour nous, mais il fallait sans doute faire cette expérience pour un certain nombre de nouveaux acteurs du dossier dans l'administration américaine. Les initiatives qui viennent du Congrès, par exemple les sanctions, existent et prospèrent. Ce qu'il faut, c'est être endurants dans l'aide à l'Ukraine, nous nous y efforçons depuis trois ans et on a vu des évolutions en particulier dans l'armée ukrainienne et le système industriel ukrainien.
Les intérêts des avoirs gelés russes produisent leurs effets, ils nous permettent de fournir à l'Ukraine des instruments de long terme pour des acquisitions, par exemple des canons Caesar. J'ai récemment annoncé la production de drones, qui nécessite une proximité avec les forces ukrainiennes, car elles sont les plus efficaces dans l'appropriation tactique sur le champ de bataille. Les drones évoluent rapidement, avec de nouvelles générations et doctrines d'utilisation plusieurs fois par an - il est impossible de demander à nos industriels d'être à jour dans un système en constante évolution. Les contrats du ministère de la défense ukrainien sont généralement de courte durée, par exemple de six mois, et si les résultats ne suivent pas, les contrats sont résiliés et d'autres prennent le relais. Un pays en guerre fonctionne différemment qu'en temps de paix, c'est une réalité. Je ne dis pas qu'il faille changer de partenaires tous les six mois sur les programmes de sous-marins nucléaires, c'est évident, mais notre capacité à être agiles et rapides est essentielle, en particulier pour les drones - notre aide à l'Ukraine doit s'adapter et se synchroniser avec ces évolutions, ou bien ne pourrons pas continuer à fournir l'aide que nous avons apportée jusqu'à présent. Les joint ventures et co-investissements industriels en Ukraine sont décisifs, et il faut aussi essayer de défaire certaines dépendances des Ukrainiens à certains équipements, je pense à Starlink par exemple, nous y travaillons avec OneWeb et Telsat, la connectivité est cruciale.
Enfin, il est essentiel de régénérer l'armée ukrainienne. Certains paraissent vouloir débattre de la demande russe d'une démilitarisation de l'Ukraine, mais si nous cédions, je ne donnerais pas cher de la sécurité européenne et je crois plutôt que la régénération des armées ukrainiennes est la plus grande garantie de sécurité pour l'Europe. Cela permet de participer à la défense du pays à court terme, mais aussi de donner une perspective de long terme. Nous réfléchissons à ce que sera l'armée ukrainienne dans 10 ou 15 ans, pour en débattre avec la coalition des volontaires. Nous continuons notre rôle au sein des coalitions, sur la défense solaire, l'artillerie, la lutte anti-drone et la guerre électronique.
M. Cédric Perrin, président. - J'ai encore une question sur le feu dans la profondeur terrestre, un sujet que vous connaissez bien et pour lequel vous vous êtes engagé.
Lors d'une audition récente à l'Assemblée nationale, les responsables de certains services placés sous votre responsabilité ont évoqué la possibilité de ne pas renouveler des lance-roquettes unitaires (LRU) et de les remplacer par des munitions téléopérées (MTO) ou par d'autres objets, comme des drones. Quelle est votre position sur le sujet ? Nous avons inscrit 600 millions d'euros dans la LPM et, en visitant le premier régiment d'artillerie, vous aviez souligné l'importance d'une solution souveraine. La DGA a lancé un partenariat d'innovation qui, à mon avis, nous a fait perdre du temps et le trou capacitaire me semble de plus en plus évident. Une réflexion est en cours sur le renouvellement des LRU ; les MTO n'ont pas les mêmes objectifs que les missiles M31 lancés par les LRU - quelle est votre position sur ce dossier ?
M. Sébastien Lecornu, ministre. - La réponse est liée à ce que je vous disais dans mon propos introductif sur l'articulation entre les armes de saturation et les armes de précision ou de décision. Les armes de précision ou de décision me semblent les plus pertinentes, les LRU se situent à la frontière entre les deux, notamment dans le combat terrestre. Les fonds prévus dans la programmation militaire sont toujours disponibles pour traiter ce sujet, il n'y a pas eu d'éviction. Un comité ministériel d'investissement devait se tenir en juillet, mais je n'ai pas encore vu le dossier. Je ne peux donc pas vous donner les dernières réflexions sur le sujet.
L'armée de Terre doit me présenter les conclusions de l'opération Orion, avec en particulier le retour d'expérience ukrainien sur la conjugaison entre les frappes en profondeur et l'utilisation de ces munitions de saturation. Il y a également des questions industrielles que vous connaissez bien, sur lesquelles nos industriels doivent répondre.
M. Cédric Perrin, président. - Merci pour votre disponibilité.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo en ligne sur le site internet du Sénat.
L'avenir du partenariat stratégique entre la France et l'Inde - Examen du rapport d'information (sera publié ultérieurement)
Le compte rendu sera publié ultérieurement.
La réunion est close à 19 h 30.
Mercredi 2 juillet 2025
- Présidence de M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, et de Mme Muriel Jourda, présidente de la commission des lois -
La réunion est ouverte à 9 h 00.
Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) - Rapport d'activité 2024 - Audition de M. Vincent Mazauric, Président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR)
Mme Muriel Jourda, présidente de la commission des lois. - Nous entendons aujourd'hui, en commun avec la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, M. Vincent Mazauric, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), sur son rapport d'activité 2024.
La CNCTR, créée en 2015, est une autorité collégiale indépendante chargée du contrôle des techniques de renseignement utilisées sur le territoire national. Elle intervient à deux niveaux : d'une part, elle émet un avis préalable sur chaque demande formulée par les services de renseignement ; d'autre part, elle exerce un contrôle a posteriori sur l'usage effectif des techniques autorisées. Ses avis préalables sont transmis au Premier ministre, qui, en pratique, les suit systématiquement.
La commission compte notamment parmi ses membres deux de nos collègues sénateurs, Chantal Deseyne et Jérôme Darras. Elle exerce, dans des délais contraints, une mission exigeante, qui porte sur les enjeux majeurs de garantie de la sécurité nationale et de protection des libertés fondamentales.
Cette double exigence place la CNCTR au coeur de l'équilibre entre l'efficacité du renseignement et le respect de l'État de droit. Elle joue un rôle de régulateur, qui nécessite à la fois une solide expertise technique et un dialogue permanent avec les services de renseignement.
À ce titre, le rapport annuel de la CNCTR revêt une importance toute particulière. Il nous offre un regard concret sur l'encadrement des techniques de renseignement, mais aussi un exercice salutaire de transparence démocratique. Ce rapport invite également à dépasser les imaginaires anxiogènes d'une surveillance de masse pour revenir à la réalité des faits. Si des personnes font l'objet de techniques de renseignement, cela se fait dans des conditions encadrées et pour des motifs précis. C'est bien ce cadre qui garantit la légitimité et la crédibilité de l'action de nos services.
Nous avons souhaité cette audition commune pour vous permettre, monsieur le président, d'exposer ces constats à un public parlementaire élargi. Votre arrivée récente à la présidence de la CNCTR, il y a trois mois, donne une dimension particulière à cette audition. Elle nous permet de prendre connaissance de vos premières analyses, dans un contexte où les menaces évoluent rapidement, tout comme les techniques mises en oeuvre pour y répondre.
Je vous poserai, à cet égard, deux questions.
La première concerne l'essor du recueil des données informatiques. Il s'agit d'une technique particulièrement intrusive, dont le contrôle est d'autant plus complexe qu'elle ne fait pas l'objet d'une centralisation par le groupement interministériel de contrôle (GIC) : la pratique du recueil de données informatiques peut ainsi différer selon le service qui y a recours. La CNCTR a déjà exprimé ses préoccupations sur ce sujet dans ses précédents rapports. Vous soulignez à nouveau cette année que la montée en puissance de ces techniques ne s'accompagne pas d'un recul proportionnel du recours aux méthodes classiques, comme les interceptions de sécurité. Quelles sont, selon vous, les raisons de cette tendance ? Quels risques en résultent et quelles actions menez-vous pour éviter une « déconnexion » entre les techniques employées et les capacités de contrôle effectives ?
J'aborderai également la question du séparatisme. À ce jour, cet enjeu ne constitue pas, en tant que tel, un fondement légal autorisant le recours aux techniques de renseignement. Pourtant, face à des stratégies d'entrisme parfois particulièrement élaborées, cette limite peut légitimement soulever des interrogations. Dès lors, comment ce phénomène peut-il, selon vous, être appréhendé dans le cadre juridique actuel ? Existe-t-il, à vos yeux, des marges d'interprétation ou des perspectives d'évolution du droit en la matière ?
M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères. - Monsieur le président, je vous remercie de venir présenter devant nos deux commissions le rapport d'activité pour l'année 2024 de la CNCTR. Il y a tout lieu de se féliciter de ce format, dans la mesure où vos missions concernent aussi bien la sécurité intérieure que la sécurité extérieure de notre pays.
Or, peu de publications officielles rendent compte au grand public des conditions juridiques et matérielles d'emploi des techniques de renseignement que mettent en oeuvre nos services, notamment la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), pour protéger les intérêts fondamentaux de la Nation.
Je forme également le voeu que cette audition contribue à l'acculturation plus générale de nos collègues parlementaires sur l'encadrement de l'usage des techniques de renseignement. Il faut en effet battre en brèche les fantasmes ou idées reçues que véhiculent la presse et certains débats parlementaires. La discussion de la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic est un exemple de la difficulté de concilier l'information légitime de tous les parlementaires avec le nécessaire respect du secret de la défense nationale sur certaines données et certains modes opératoires.
Pour avoir présidé la délégation parlementaire au renseignement (DPR) pendant la période 2023-2024, je dois bien dire ici qu'il n'est pas aisé de concilier ces deux impératifs. Néanmoins, c'est ce que je me suis efforcé de faire, d'une part en conduisant les travaux de la DPR, d'autre part en proposant certaines dispositions pour lutter contre le narcotrafic, comme l'extension des finalités de la technique des algorithmes et la demande de communication aux plateformes de messages cryptés. Ces mesures n'ont pas rencontré à l'Assemblée nationale le succès escompté, et je serais très intéressé par votre analyse pour savoir comment remettre sur le métier ce type de propositions.
En effet, l'un des principaux constats effectués par le rapport de la DPR, publié au mois d'avril, est que les services de renseignements intérieurs et extérieurs ont très largement contribué au succès des jeux Olympiques de Paris en 2024, ce grâce à l'usage des techniques de renseignement.
Enfin, je remarque que nos points d'attention convergent, puisque votre rapport consacre un dossier particulier aux matériels, aux algorithmes et aux conditions très strictes de leur usage. C'est l'occasion pour vous, monsieur le président, de faire oeuvre de pédagogie et, le cas échéant, de faire des propositions d'évolution du dispositif actuel pour faire face aux nouvelles menaces, qu'elles émanent de notre territoire ou de l'étranger.
Avant de vous donner la parole, je voudrais d'une part saluer nos collègues parlementaires membres de la CNCTR, notamment Jérôme Darras, qui siège au sein de notre commission, d'autre part exprimer une pensée à votre prédécesseur, Serge Lasvignes, qui a toujours été un interlocuteur précieux de la DPR et à qui vous rendez très justement hommage dans votre rapport.
M. Vincent Mazauric, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). - Je suis accompagné de Mme Magali Ingall-Montagnier, conseillère doyenne à la Cour de cassation, de Mme Airelle Niepce, maître des requêtes au Conseil d'État et secrétaire générale de la CNCTR, et de Mme Juliette Emard-Lacroix, conseillère chargée des relations institutionnelles.
Il est très important pour nous de présenter devant vos deux commissions réunies les principaux constats que nous avons établis dans notre rapport d'activité pour 2024. Bien entendu, j'insisterai plus particulièrement aujourd'hui sur un certain nombre de sujets, d'interrogations ou de perspectives de nature législative.
En 2024, nous avons examiné 98 000 demandes de techniques de renseignement, un chiffre impressionnant, mais qui ne dépasse que de quelques milliers celui de 2023. Plus frappant encore, le nombre de personnes faisant l'objet d'une technique de surveillance, que nous estimons avec une marge d'erreur de 10 %, était de 24 308, soit moins de 100 personnes de plus qu'en 2023. C'est incontestablement un signe de maîtrise, comme l'a été, de manière plus générale, la sécurisation des jeux Olympiques et Paralympiques de 2024.
Nous avons en revanche assisté à une recomposition des sept finalités déterminées par la loi au titre desquelles les services de renseignement peuvent demander la mise en oeuvre d'une technique de surveillance. Sans surprise, c'est la prévention du terrorisme qui arrive en tête des motifs en 2024, en lieu et place de la prévention de la criminalité en bande organisée en 2023.
Concernant les techniques employées, les plus intrusives sont utilisées de manière croissante, et aussi de façon plus précoce que les années précédentes. La plus intrusive est le recueil de données informatiques, qui consiste à capter le contenu d'un appareil téléphonique ou d'un ordinateur. Elle ne fonctionne pas dans 100 % des cas, à la différence des interceptions de sécurité - autrement dit les écoutes . Il est frappant de constater que ce recueil de données informatiques a progressé de 27 % en 2024 par rapport à 2023. Sur cinq ans, de 2020 à 2024, elle progresse de 136 %, soit plus qu'un doublement. Il ne faut pas pour autant négliger la progression d'autres techniques intrusives, en particulier la captation d'images ou de sons dans des lieux privés ou des véhicules. Si la progression de cette technique en 2024 reste modérée par rapport à 2023, elle est de 150 % sur la période 2020-2024.
Deux explications peuvent permettre de comprendre, au moins partiellement, cette évolution. Tout d'abord, les personnes faisant l'objet d'une surveillance pour de bonnes raisons montrent une compréhensible prudence, ce qui oblige à chercher d'autres moyens d'accéder à leurs communications. Ensuite, la seule manière de contourner le mur que représente le cryptage de certains services de messagerie est d'accéder à l'appareil pour prendre connaissance des consultations, conversations ou communications.
Cette évolution soulève pour nous deux principaux défis. Nous devons d'abord nous demander dans quelle mesure l'utilisation croissante de cette technique est proportionnée à son efficacité, au regard de son caractère très intrusif. Ensuite, contrairement aux écoutes téléphoniques, qui sont centralisées depuis les années 1960 par le GIC, directement rattaché au Premier ministre, le recueil des données informatiques est mis en oeuvre directement par les différents services de renseignement. Cela rend le travail de contrôle de la Commission plus compliqué, plus long et moins normalisé, puisqu'il faut s'adapter aux manières de faire de chaque service.
C'est pourquoi je prête une très grande attention au projet de centralisation des renseignements recueillis par ce moyen, que mon prédécesseur a convaincu le Président de la République de mettre en oeuvre, et qui doit aboutir au mitan de l'année 2027. Nous souhaiterions aussi que les innovations techniques apportées par ce projet permettent aux services de renseignement de travailler dans de meilleures conditions.
Sur les questions juridiques soulevées par cette évolution des techniques de surveillance, la réflexion doit se poursuivre entre les différents acteurs pour trouver le bon équilibre entre efficacité et protection des libertés publiques. Le crescendo classique, qui part de la fadette pour aller jusqu'à la technique la plus intrusive, ne répond plus exactement ni à l'état de la technologie ni aux nécessités de la politique publique de renseignement. Le 22 septembre prochain, lors du colloque marquant le dixième anniversaire de notre commission et de la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, nous consacrerons d'ailleurs une partie de nos débats à la mise en oeuvre, dans le contexte actuel, du principe de proportionnalité.
Cette évolution rend d'autant plus nécessaire notre travail de contrôle a posteriori, qui représente environ la moitié de notre activité. Cela représente chaque année 120 à 130 contrôles sur pièces et sur place des services de renseignement. Ils nous permettent d'apprécier la bonne mise en oeuvre des avis que nous rendons et des autorisations données par le Premier ministre. Ils nous permettent aussi de nous faire comprendre. Car si la loi est claire, elle mérite parfois des explications et une contextualisation. C'est le rôle de notre doctrine, que nous élaborons au cas par cas, comme celle relative au phénomène de violences collectives, afin que les services sachent comment s'orienter. Nous l'avons rendue publique, sous forme d'extraits, en 2022. Cette démarche de contrôle n'est pas un piège. Nous cherchons à guider les services ; nous leur montrons les limites de la loi et nous les aidons à améliorer leurs pratiques, dans un souci constant de dialogue et de pédagogie.
Cela nous oblige à être à la fois rigoureux sur le plan juridique et compétents sur le plan technique. Nous devons comprendre le fonctionnement des dispositifs et savoir les expertiser. Nous pouvons nous appuyer pour cela sur une personnalité qualifiée, membre de notre collège, mais aussi sur des personnes disposant de compétences spécifiques au sein de nos équipes.
Nous devons également faire preuve d'exigence dans notre manière d'agir et de rendre compte. Nous cherchons à être aussi complets, ouverts et transparents que le secret de la défense nationale nous l'autorise. Pour y parvenir, la Commission déploie un effort soutenu. Elle fonctionne actuellement à la limite de ses capacités, et c'est d'ailleurs un sujet de dialogue entre notre autorité indépendante et les pouvoirs publics, dans un contexte marqué par des tensions bien réelles sur les ressources disponibles.
J'aborderai à présent trois questions de nature législative, dont deux au moins ont fait l'objet de débats récents et, pour l'une d'elles, d'une décision constitutionnelle.
La première, spontanément soulevée par ce rapport, est celle de l'absence de cadre légal à l'échange entre les services de renseignement français et leurs partenaires étrangers, dans un sens comme dans l'autre, alors même que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme le juge nécessaire. Il serait donc opportun de réfléchir assez rapidement à l'insertion d'un tel cadre dans la loi, sans pour autant entraver l'action des services, car ces échanges avec nos partenaires étrangers restent indispensables.
La deuxième question est celle du cryptage des données, qui a notamment fait l'objet de débats lors de l'examen de la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic. Au nom de la CNCTR, je serai extrêmement prudent sur ce point. On comprend le besoin des services de renseignement de franchir l'obstacle du cryptage pour l'accomplissement légal de leur mission. Nous n'avons pas de problème avec le principe de nécessité, mais il subsiste une difficulté juridique liée au respect de la vie privée, un principe consacré par le premier article du livre VIII du code de la sécurité intérieure, consacré au renseignement, qui englobe également la correspondance. Quelle atteinte porte-t-on à la vie privée de tous en cherchant à franchir l'obstacle du cryptage ?
Ma prudence s'explique aussi par le fait que la CNCTR n'est pas la seule autorité administrative indépendante compétente pour donner un avis sur cette question : il y a aussi l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) et la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil). C'est un sujet très technique. Si le cryptage est déverrouillé, la tranquillité de toutes et tous peut être mise en péril. Est-il proportionné d'aller jusque-là ? Le rôle de la CNCTR est de mettre en garde contre d'éventuels débordements.
La troisième question législative est relative aux algorithmes. Dans sa décision sur la loi dite « Narcotrafic », le Conseil constitutionnel a censuré l'article 15, dont l'objet était d'étendre à la finalité relative à la prévention de la criminalité et de la délinquance organisées l'usage de la technique dite de l'algorithme, prévue depuis 2015 par l'article L. 851-3 du code de la sécurité intérieure. Le Conseil constitutionnel n'a pas remis en cause la conformité à la Constitution de cette extension. La CNCTR, consultée par le Gouvernement sur un projet d'amendement, s'est efforcée, dans une délibération de mars 2025, de préciser la définition du narcotrafic en bande organisée, en recherchant le référentiel juridique dans le code pénal et dans le code des douanes, afin que le champ d'application soit approprié - et cela n'a pas été remis en cause.
Le Conseil constitutionnel a, dans les faits, censuré une disposition de la loi Pacte de 2021 - qu'il n'avait pas examinée à l'époque - et qui permet de faire entrer dans l'algorithme des adresses URL en tant qu'indices. Consultée, la CNCTR avait rendu, dans une délibération publique d'avril 2021, un avis favorable à l'utilisation des adresses URL dans les algorithmes, au motif qu'elles ne constituaient pas le contenu de la page internet. Mais cela n'a pas paru suffisant pour le Conseil constitutionnel, au regard du caractère précis de l'adresse URL : il a donc considéré que le législateur n'avait pas encadré suffisamment l'usage de tels traitements algorithmiques. S'il a considéré que des garanties faisaient défaut, il reste donc à les concevoir.
La CNCTR a consacré un dossier à la technique de l'algorithme dans son rapport de cette année. L'algorithme est, pour l'essentiel, une technique anonyme. Il ne recherche que des signaux faibles, qui justifieront le cas échéant, sous notre contrôle, une demande de levée d'anonymat, puis in fine la mise en oeuvre de techniques de renseignement sur les personnes ainsi identifiées. Ce n'est pas un dispositif de surveillance de masse. L'algorithme ne fait jamais de croisements entre deux catégories générales de données. Il ne s'agit pas de cribler toutes les consultations sur internet de toutes les personnes résidant en France, car cela ne répondrait ni au principe de nécessité ni à celui de proportionnalité. Il y a toujours au moins un paramètre très ciblé. Nous assurons ce contrôle sur les algorithmes existants.
M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères. - Cette technique est moins intrusive que d'autres, son objet étant de réaliser une présélection.
M. Vincent Mazauric. - Madame Jourda, le séparatisme, qui, bien entendu, n'a pas été analysé par la Commission d'un point de vue social et politique, n'est pas en tant que tel une des finalités définies à l'article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure. Cette liste est logique - il s'agit de déclinaisons de l'intérêt supérieur de la nation -, précise et finie - elle n'est pas sujette à interprétation. La première mission de la CNCTR est de vérifier la justification de la demande au regard d'une de ces finalités.
Certains phénomènes que l'on peut ranger sous le vocable de séparatisme sont susceptibles de se rattacher à l'une de ces finalités. C'est le cas notamment quand une puissance étrangère en est à l'origine : la finalité relative aux intérêts majeurs de la politique étrangère et à la prévention de toute forme d'ingérence étrangère peut alors trouver à s'appliquer. Mais cela n'est pas le seul axe possible.
Les techniques de renseignement, telles que contrôlées par la CNCTR, ne peuvent répondre qu'aux finalités prévues par la loi. Il ne serait pas si aisé de prévoir de nouvelles finalités, car, dans sa décision fondatrice de 2015 sur la loi relative au renseignement, le Conseil constitutionnel impose qu'elles trouvent leurs fondements juridiques dans des infractions, délictuelles ou criminelles, prévues par le code pénal. Cette logique doit être respectée.
Enfin, la technique de renseignement n'est pas le seul outil de la politique publique de renseignement. Il y a aussi la source ouverte, la source humaine, l'analyse, le partage d'informations entre services. Se focaliser sur les seules techniques de renseignement serait une erreur.
M. Jérôme Darras. - Quand on siège au sein de la commission des affaires étrangères, on est au coeur du fonctionnement d'une grande démocratie, dans l'exercice délicat de la conciliation entre l'indispensable efficacité des services et l'application de l'État de droit. Le contrôle de proportionnalité est extrêmement précis et est toujours à refaire. C'est la vieille histoire du glaive et du bouclier que vous avez décrite en référence à la loi dite « Narcotrafic » et en esquissant un chemin pour atteindre cet objectif.
Vous avez rappelé le caractère intrusif du recueil de données informatiques (RDI). Notre rapport a souligné que le caractère inéluctable de l'usage de l'intelligence artificielle (IA) devait s'exercer dans le respect du principe de la primauté humaine. Comment, selon vous, le cadre et les modalités d'action de la CNCTR vont-ils évoluer ?
Le nombre de demandes qui vous est adressé est proche de 100 000. Vous devez y répondre avec un effectif très limité, dans des temps de réaction nécessairement très courts. Quelle serait la configuration idéale pour que la CNCTR remplisse au mieux ses missions ?
Mme Lauriane Josende. - Vous l'avez dit avec une grande prudence : les défis techniques et juridiques sont nombreux. En 2024, le terrorisme est devenu le premier motif de recours aux techniques de renseignement : au-delà du contexte spécifique des jeux Olympiques et Paralympiques, cette tendance va-t-elle se prolonger ? Comment analysez-vous, en parallèle, la stabilité du nombre de personnes surveillées au titre de la prévention de la criminalité organisée ? La loi dite « Narcotrafic » va-t-elle modifier cet équilibre ou ses effets seront-ils limités ?
Mme Michelle Gréaume. - Merci pour votre rapport très détaillé.
Les échanges de données sensibles entre États soulèvent des questions de confidentialité et de souveraineté numérique. Comment sont-ils encadrés pour garantir la protection des droits fondamentaux ? Quelle est l'évolution récente des partenariats d'échanges de données avec nos homologues étrangers ? Quelles sont les garanties juridiques et techniques destinées à encadrer ces échanges et à éviter que les règles nationales de protection de données soient contournées ?
M. Vincent Mazauric. - Madame Gréaume, les échanges entre les services français et les services étrangers ne sont pas encadrés juridiquement : la CNCTR est aveugle à ce sujet - ce qui n'est pas un problème en tant que tel au regard de nos prérogatives.
Mais nous partageons votre objectif : nous considérons que ces échanges doivent être couverts par les mêmes garanties. Bien sûr, il ne faut pas entraver des échanges qui peuvent être décisifs pour prévenir un risque majeur ; mais il y a un vide juridique à combler. Cela nécessite des réflexions, auxquelles nous sommes disposés à contribuer.
S'agissant de la surveillance internationale, une des techniques de renseignement permet aux services français, dans des circonstances déterminées par le Premier ministre, de mener des enquêtes de police administrative dans des communications internationales. Nous veillons au respect de la loi : ces communications ne doivent pas toucher le territoire français. Si par accident, le territoire français est touché, la donnée est repérée, puis détruite.
Pourquoi une telle étanchéité ? Parce que toute technique de renseignement appliquée sur le territoire doit être individualisée - on vise une personne, même inconnue -, alors que les autorisations données au titre de la surveillance internationale peuvent concerner une zone géographique. Cela justifie qu'il n'y ait pas de mélange avec le territoire national.
Madame Josende, le fait que la prévention du terrorisme soit devenue en 2024 la première finalité est très étroitement lié aux jeux Olympiques et Paralympiques. La tendance longue, manifeste en 2023, concernant le recours croissant aux techniques de renseignement aux fins de prévention de la criminalité organisée se poursuivra - et la loi dite « Narcotrafic » ne sera pas sans effet. La CNCTR le constatait dès son rapport de 2023 : le narcotrafic en bande organisée est devenu « un enjeu pour le fonctionnement normal de nos institutions ». Il est logique que la police administrative s'y intéresse davantage. Nous allons probablement assister en 2025 à un rééquilibrage.
Nous constatons aussi le recul des enquêtes déclenchées au titre de la finalité sur la prévention des violences collectives : on peut s'en réjouir, parce que c'est la plus délicate de toutes , étant à la limite de la liberté d'opinion, d'expression et de réunion. Le risque de passage à l'acte est ainsi délicat à caractériser. La CNCTR a fait l'effort d'affiner sa doctrine à ce sujet.
Monsieur Darras, compte tenu des tendances inéluctables de l'IA, de l'augmentation des volumes et de l'exigence des délais, nous devons nous maintenir à niveau. Cela suppose de favoriser sans relâche des progrès techniques : je pense à la centralisation du RDI, ou encore à la collaboration avec les services de renseignement pour être capables de nous servir de leurs propres outils - sinon le contrôleur est peu efficace. Nous devons inciter, par l'exemple et par le dialogue, en dosant notre activité de contrôle, à un meilleur respect spontané de la loi.
Mme Magali Ingall-Montagnier, membre du collège de la CNCTR. - Nos échanges avec les parlementaires sont une grande richesse.
Monsieur Darras, la question des effectifs est importante. La Commission fonctionne comme en 2015 ; mais depuis, le paysage informatique a beaucoup changé et cela va se poursuivre avec l'IA. Nous employons des chargés de mission d'horizons très divers. Il peut s'agir de techniciens de pointe, mais aussi de juristes - magistrats judiciaires et administratifs, commissaires de police, colonels de gendarmerie.
Le plus difficile n'est pas de répondre aux 98 000 demandes, car il s'agit le plus souvent de questions légales assez simples pour les membres du collège et les chargés de mission. En revanche, le contrôle suppose un dialogue permanent avec les services pour faire de la pédagogie et comprendre leurs besoins : cela prend de plus en plus de temps, notamment à nos juristes.
La loi de 2015, dont nous allons fêter les dix ans, a évolué ; les techniques aussi. Le contexte budgétaire est contraint. Nous devons nous poser la question de l'IA et des algorithmes. Nous faisons intervenir les services dans nos réunions mensuelles, afin qu'ils nous éclairent sur les grandes tendances, car la pédagogie se fait dans les deux sens, et cela prend du temps. Nous ne devons pas négliger les contrôles. La question des effectifs se pose, compte tenu de l'ancienneté de la loi et de l'évolution des techniques.
Mme Nadine Bellurot. - Vous avez déjà répondu en grande partie à ma question sur les effectifs : j'ai compris que vous avez besoin de moyens humains compte tenu des évolutions technologiques.
Diriez-vous que, avant la centralisation de la mise en oeuvre des techniques de renseignement, leur déploiement auparavant dispersé au sein des différents services a été préjudiciable à l'efficacité du renseignement?
M. François Bonneau. - L'utilisation de logiciels étrangers peut être source de fuites. Quelles actions la CNCTR mène-t-elle pour sécuriser les données de nos entreprises stratégiques ?
Mme Catherine Di Folco. - Les finalités qui encadrent le recours aux techniques de renseignement sont-elles de nos jours adaptées aux menaces et aux besoins des services ?
M. Vincent Mazauric. - Madame Bellurot, ce qui est clair, c'est que les services ne pâtissent pas de la centralisation des demandes de mise en oeuvre de techniques de renseignement par le groupement interministériel de contrôle, système en vigueur depuis 1960. Le GIC dispose des moyens technologiques avancés, ce qui permet aux services d'accomplir efficacement leurs missions.
Parmi nos 130 contrôles annuels, une douzaine prend la forme de visites dans les territoires. Cela nous permet de discuter avec tous les services territoriaux : renseignements territoriaux, sécurité intérieure, douanes, gendarmerie, police judiciaire, renseignement pénitentiaire.
Spontanément, un service préférera une mise en oeuvre des techniques de renseignement décentralisée, puisque plus proche de lui. Toutefois le bon ordre prime, car il sert l'intérêt du service. Cette exigence est d'autant plus cruciale quand il s'agit des données aussi sensibles, soumises à un cadre légal particulièrement strict concernant leurs délais de conservation, leurs exploitations et la traçabilité des mises en oeuvre. La pluralité des services de renseignement ne saurait être synonyme de dissémination des données et de désordre. Tous les services font des efforts, et les plus petits font des progrès.
Monsieur Bonneau, la Commission n'est pas en lien direct avec les entreprises - ce n'est pas son rôle. Mais sensibiliser les entreprises, notamment celles qui sont les plus stratégiques, à la nécessité de se protéger, constitue une mission croissante des services de renseignement, de sécurité intérieure, de sécurité extérieure, ainsi que de la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), qui y sont très attentifs.
Nous contrôlons le travail des services au regard de la finalité relative à la protection des intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs de la France. Vous trouverez les chiffres dans notre rapport : cette activité, qui vise à protéger les entreprises stratégiques françaises des risques d'ingérence ou d'influence, est en légère croissance.
Madame Di Folco, pour que la loi soit fidèle aux principes constitutionnels, nous devons nous concentrer sur les menaces - même s'il ne faut pas négliger les besoins. On peut se poser la question de l'adaptation de la liste des finalités aux menaces séparatistes. Mais il ne faut toucher à la loi qu'avec une extrême prudence. Nous devons d'abord caractériser juridiquement le phénomène observé. C'est le travail - très bien fait - des états-majors des services de renseignement qui disposent de services juridiques. C'est aussi notre travail de pédagogie.
Sur des sujets aussi délicats, ne nous précipitons pas pour adopter une finalité supplémentaire : regardons d'abord ce qui pose vraiment problème, ce qui peut être abordé via un autre outil du renseignement, ou ce qui est plus proche de l'action judiciaire que de l'action de police administrative - c'est une de nos lignes de crête, car les grands équilibres constitutionnels sur l'autonomie et l'indépendance de l'autorité judiciaire doivent être respectés. N'oublions pas que certains actes doivent être assez rapidement soumis au contrôle du juge. La police administrative n'est pas un état permanent : soit la personne ne présente finalement pas de risque et la mesure prend fin ; soit le risque persiste et elle est prolongée ; soit la situation justifie un recours au juge - ce qui constitue également l'un de nos axes de contrôle.
Je précise que nous sommes une équipe de 22 personnes, dont 14 chargés de mission qui examinent les demandes et réalisent les contrôles, lesquels s'effectuent toujours en présence d'un membre du collège.
M. Étienne Blanc. - Dans la discussion de la loi dite « Narcotrafic », j'ai pointé l'usage des messageries cryptées par les narcotrafiquants. Nous avons proposé, dans notre rapport, qu'elles soient plus accessibles, au moyen de « backdoors », pour être ensuite traitées avec de l'IA. J'entends les réserves, mais quel est le risque ? Que nous n'ayons pas suffisamment de moyens de contrôle ? Que nous ne sachions pas faire techniquement ? Pourquoi ne réussissons-nous pas à lever cet interdit ? C'est pourtant indispensable pour lutter contre le narcotrafic.
M. Henri Leroy. - Vous avez rendu hommage à l'efficacité de votre prédécesseur, qui a convaincu le Président de la République sur la nécessité d'une centralisation du recueil des données informatiques, . Pouvez-vous nous en dire plus sur cette nécessité de centralisation, désormais maître-mot dans le domaine, pour l'exploitation judicieuse des renseignements ?
Mme Marie Mercier. - Je suis troublée : toutes nos lois ne nous brident-elles pas ?
Dans le cadre de l'activité des groupes interparlementaires d'amitié comment mieux nous protéger ?
M. Vincent Mazauric. - Madame Mercier, les préoccupations de sécurité concernent effectivement tous les acteurs de notre société, les parlementaires mais également les entreprises et les particuliers.
Monsieur Leroy, la centralisation ne vise pas à compliquer le travail des services. Le diagnostic établi par le président Lasvignes est désormais partagé par tous : plus une technique est puissante et utilisée, plus son recours doit être rigoureusement organisé. La Commission a des moyens limités, mais de lourdes missions, qu'elle souhaite remplir sincèrement. Elle a ainsi mis en évidence la nécessité d'une relation proportionnelle entre le niveau de sécurité, d'une part, et la puissance et le caractère intrusif des techniques employées, d'autre part.
Comme proposé par le président Lasvignes, nous devons être capables de contrôler à distance, depuis nos locaux, toutes ces techniques. Il ne s'agit pas de le faire à l'insu du service, le contrôle reposant avant tout sur un échange constructif. Néanmoins, plutôt que de patienter plusieurs heures sur place pour accéder aux données, il est plus efficace de pouvoir les consulter en amont depuis nos locaux. Cela permet de consacrer davantage de temps au dialogue une fois sur le terrain.
Monsieur Blanc, la question est la suivante : est-on capable de déverrouiller le cryptage, via une backdoor ou une obligation pesant sur l'opérateur de messagerie, de façon parfaitement ciblée, justifiée et contrôlée ? Ne risque-t-on pas, au passage, de priver de protection la vie privée d'un nombre indéterminé de citoyens ? Tant que nous n'aurons pas trouvé de réponse technique et juridique - notamment constitutionnelle - à cette question, il n'y aura pas de solution. D'où ma prudence. La CNCTR n'est pas la seule experte en la matière et le débat n'a pas encore abouti.
M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères. - Merci de vos réponses exhaustives. Nous créerons d'autres occasions d'informer davantage nos collègues sur la question du renseignement, notamment à l'occasion d'une prochaine proposition de loi à laquelle nous réfléchissons avec la présidente Muriel Jourda, sur le sujet.
- Présidence de M. Cédric Perrin, président -
Audition de Mme Hala Abou Hassira, cheffe de la mission de Palestine en France (sera publié ultérieurement)
Le compte rendu sera publié ultérieurement.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo en ligne sur le site internet du Sénat.
Projet de loi autorisant l'approbation de la convention d'entraide judiciaire en matière pénale entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Panama et de la convention d'extradition entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Panama - Examen du rapport et du texte de la commission
M. Cédric Perrin, président. - Nous examinons maintenant le rapport de M. Hugues Saury sur le projet de loi autorisant l'approbation de la convention d'entraide judiciaire en matière pénale entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Panama et de la convention d'extradition entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Panama.
M. Hugues Saury, rapporteur. - Ce projet de loi vise à autoriser l'approbation de deux conventions, qui ont toutes les deux été signées le 11 juillet 2023 entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Panama : la première concerne l'entraide judiciaire en matière pénale ; la seconde est relative aux procédures d'extradition.
Ce texte, qui a été déposé au Sénat le 22 mai dernier, après avoir été adopté à l'Assemblée nationale, est pour nous le troisième de ce type en quinze jours concernant l'Amérique du Sud. Notre commission a en effet adopté le 18 juin dernier une convention relative à l'entraide judiciaire avec le Suriname, dont le rapporteur était Ludovic Haye, et un avenant à la convention d'entraide judiciaire en matière pénale du 28 mai 1996 entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République fédérative du Brésil, dont le rapporteur était Guillaume Gontard. Enfin, une convention d'extradition avec la Colombie sera prochainement à notre ordre du jour.
Une telle série est tout sauf un hasard. Elle témoigne d'une stratégie globale de renforcement de notre coopération judiciaire avec la région latino-américaine, dans un contexte de montée en puissance de la criminalité organisée transnationale.
Avant d'aborder la relation bilatérale puis le contenu de ces conventions, permettez-moi d'insister sur l'importance stratégique du Panama, à la fois dans sa dimension géopolitique et sur le plan sécuritaire.
Le Panama est un petit pays par sa taille, mais il occupe une position centrale dans les équilibres régionaux et globaux, notamment en raison de l'existence du canal de Panama, qui représente, sans solution de substitution, au moins à moyen terme, une voie de passage essentielle pour le commerce maritime mondial, mais aussi, le cas échéant, pour les bâtiments militaires. En cas de conflit, sa maîtrise revêtirait une importance opérationnelle majeure.
La rétrocession du canal au Panama, intervenue en 1999 à la suite des traités Torrijos-Carter, a attiré les convoitises des investisseurs chinois et hong-kongais. De plus, Pékin a mis à profit le relatif isolement international du pays après l'affaire des Panama papers, en 2016, pour y asseoir son influence. C'est ainsi que le conglomérat CK Hutchison a acquis les ports de Cristobal et Balboa, situés très stratégiquement de part et d'autre du canal, et que le Panama a été le premier pays d'Amérique latine à intégrer les nouvelles routes de la soie.
Cependant, récemment, en raison du progressif assèchement du canal, l'autorité indépendante qui le gère a dû prendre des mesures de régulation de trafic et de hausse tarifaire. Le Panama est devenu alors le théâtre d'un épisode critique de la rivalité sino-américaine, marqué par un retour en force du compétiteur états-unien. C'est ainsi que le président Donald Trump a fait part de son intention de « récupérer le canal ». Il semblerait que, dans ce contexte géopolitique délicat et à la suite d'importantes pressions américaines, le président José Raúl Mulino, élu en mai 2024, ait clairement choisi son camp. L'annulation du mémorandum des nouvelles routes de la soie, le rapprochement assumé avec les États-Unis et leurs alliés, ainsi que l'autorisation donnée aux forces armées américaines de se déployer autour du canal, témoignent de cette réorientation de la diplomatie panaméenne vers Washington. Enfin, s'agissant des ports de Cristobal et Balboa, le président Mulino soutient le projet de leur acquisition par les fonds d'investissement américains BlackRock pour 22 milliards de dollars - opération qui suscite une vive opposition de Pékin, qui cherche à repousser sa conclusion.
Le Panama fait également face à deux défis sécuritaires majeurs, dont la gestion réclame des coopérations internationales. En effet, sa situation géographique, en tant qu'étape incontournable sur l'axe terrestre nord-sud et interface maritime entre l'océan Pacifique et la mer des Caraïbes, fait de ce pays un point de passage obligé pour le narcotrafic comme pour les flux migratoires.
Notre collègue Étienne Blanc, dans son excellent rapport au nom de la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier, a récemment dressé un état des lieux particulièrement préoccupant et mis en lumière la redoutable organisation logistique des criminels.
Porte d'entrée de la cocaïne en provenance d'Amérique du Sud et à destination des marchés de consommation d'Amérique du Nord et d'Europe, le Panama abrite une cinquantaine de cartels mexicains et colombiens qui y orchestrent une armée silencieuse de passeurs, tirant profit des atouts logistiques du pays. S'il est difficile d'estimer le volume effectif de ce flux de stupéfiants, on peut en juger par celui des saisies, qui ont atteint en 2024 un volume de 117 tonnes dans le pays. Le Panama est aujourd'hui l'un des cinq premiers pays exportateurs de la cocaïne saisie en Europe.
Le second défi sécuritaire majeur auquel est confronté le pays est constitué par les tensions suscitées par le flux de migrants - ils étaient 500 000 en 2024 - venus principalement du Venezuela et d'Haïti, cherchant à rejoindre les États-Unis via l'incontournable isthme panaméen. À cette fin, ils empruntent, à la frontière entre le Panama et la Colombie, la jungle du Darién, particulièrement inhospitalière et difficile d'accès, qui constitue l'un des corridors migratoires les plus dangereux au monde. Or ce flux, stoppé net depuis l'arrivée au pouvoir de Donald Trump, s'est maintenant inversé, les mêmes réseaux monnayant à présent le trajet de retour, tout aussi dangereux.
Enfin, les États-Unis font pression sur le Panama pour qu'il joue le rôle de pont pour l'expulsion des migrants, non sans mettre le président Mulino en difficulté sur le plan intérieur. Plusieurs centaines d'émigrés se trouvent ainsi actuellement piégés au Panama, dans l'attente de leur expulsion définitive. D'autres migrants ont été envoyés dans des camps en bordure de la forêt tropicale, avec un statut encore mal défini.
Sur le plan bilatéral, nos relations avec le Panama sont solides et se renforcent. Le 21 octobre dernier, le Président Mulino a rendu visite au Président Macron. Les deux pays partagent plusieurs priorités communes, notamment en matière de lutte contre le narcotrafic. Ils affichent tous les deux leurs préoccupations climatiques et environnementales - le Panama est très engagé sur ces questions.
Surtout, le Panama ambitionne de tourner au plus vite la page de l'affaire des Panama papers, qui l'a mis au ban de la communauté internationale pendant plusieurs années. Le pays a ainsi réalisé d'importantes avancées en matière de transparence et de lutte contre le blanchiment, grâce auxquelles il sort, peu à peu, des différentes listes de pays non coopératifs en matière fiscale. La France accompagne le Panama dans ses progrès en la matière, dans le cadre notamment, depuis 2019, d'un groupe de travail bilatéral.
Dans le domaine judiciaire, nos échanges sont prêts à monter en puissance, à la suite de l'arrivée d'un magistrat de liaison français basé en Colombie, qui est compétent pour le Panama. Il serait d'ailleurs intéressant que notre commission auditionne l'un des dix-neuf magistrats de liaison en exercice français.
Actuellement, en l'absence de cadre conventionnel, l'entraide judiciaire et l'extradition s'effectuent au cas par cas, sur la base du principe de réciprocité. Cette approche a montré ses limites. Depuis 2014, les autorités françaises, en particulier le parquet national financier (PNF), n'ont adressé que 49 demandes d'entraide, 3 demandes d'extradition et une demande d'extension. Les délais de traitement, souvent excessifs, compromettent la bonne exécution des procédures ainsi que leur sécurisation juridique, et se révèlent bien souvent rédhibitoires.
Ces deux conventions, dont la négociation a débuté dès 2012, sont donc très attendues par les autorités judiciaires des deux pays. Elles visent à instaurer le cadre juridique solide indispensable à une coopération fluide et efficace.
Elles comptent respectivement 36 et 27 articles, tous conformes aux standards juridiques internationaux et aux principes du droit pénal français, qu'ils soient constitutionnels, législatifs ou jurisprudentiels. Leurs clauses sont toutes classiques au regard des conventions de même type soumises à notre commission.
La convention d'entraide judiciaire en matière pénale prévoit, dès son article 1er, une coopération aussi large que possible dans toutes les procédures visant des infractions relevant de la compétence des autorités judiciaires. Cette coopération inclut le domaine fiscal, enjeu majeur de l'entraide franco-panaméenne qui concerne pour l'essentiel des faits de blanchiment et de fraude fiscale. Classiquement, elle exclut en revanche les infractions politiques, militaires, ou de discrimination.
L'article 9 prévoit que l'exécution des demandes s'effectue conformément à la législation de l'État requis, tandis que l'article 19 encadre la restitution des biens saisis ou confisqués. L'article 20 permet les auditions par vidéoconférence, ce qui représente une facilité appréciable s'agissant d'une coopération transcontinentale. Enfin, les articles 22, 23 et 26 autorisent les techniques d'enquête modernes - interceptions, livraisons surveillées, infiltrations -, qui sont indispensables dans la lutte contre les réseaux organisés et les flux financiers illicites.
La convention d'extradition, quant à elle, précise, aux articles 1 et 3, que toute personne recherchée ou condamnée pour des infractions passibles d'au moins deux ans d'emprisonnement pourra être livrée à l'État requérant.
Elle comporte les clauses dites « garde-fous » habituelles, excluant les ressortissants français ou binationaux, les infractions politiques, militaires, ou soupçonnées de discrimination, ainsi que les procédures devant des tribunaux d'exception. Elle prévoit la clause dite « humanitaire », permettant de refuser l'extradition d'une personne en raison de son âge ou de son état de santé. Elle interdit enfin la prononciation de la peine capitale, ce qui constitue une précaution assez théorique, la peine de mort n'ayant jamais existé au Panama.
Mes chers collègues, compte tenu de ces éléments, je vous propose d'approuver ces deux textes. Ils s'inscrivent dans une dynamique de coopération bilatérale renforcée, dans un contexte régional en pleine évolution, et permettront d'apporter une réponse judiciaire plus efficace à la criminalité transnationale, sous toutes ses formes - narcotrafic, homicides, blanchiment de capitaux, fraude fiscale...
Le Parlement panaméen a d'ores et déjà ratifié ces accords dès 2024. Leur entrée en vigueur est donc désormais entre nos mains. L'examen de ce projet de loi en séance publique est prévu le 10 juillet 2025, selon la procédure simplifiée, ce à quoi la conférence des Présidents, ainsi que votre rapporteur, a souscrit.
M. Cédric Perrin, président. - Ce texte est l'occasion pour notre commission de s'intéresser à la situation d'un pays stratégique que l'on évoque trop rarement dans le cadre de nos travaux.
M. Olivier Cadic. - Je remercie notre rapporteur pour cette excellente description de la situation. J'ai rencontré voilà trois mois le vice-ministre des affaires étrangères du Panama. Il connaît très bien la France.
Le Panama fait preuve de beaucoup de pragmatisme et de résilience face à la pression américaine pour mettre la main sur les ports du canal. Ils ont su être adroits. N'oublions pas que le Panama a été créé grâce au soutien des États-Unis d'Amérique. Cela explique beaucoup de choses.
Nous pouvons saluer les résultats du Panama dans la lutte contre le narcotrafic. Le pays se classe ainsi quatrième dans le monde en termes de saisies de cocaïne. J'ai pu constater sur place, il y a trois ans, le volontarisme des autorités en matière de lutte contre le crime organisé. Il faut soutenir ces pays qui sont dans une situation géographique très complexe et qui s'efforcent d'oeuvrer au renforcement du droit.
EXAMEN DES ARTICLES
Article 1er
L'article 1er est adopté sans modification.
Article 2
L'article 2 est adopté sans modification.
Le projet de loi est adopté sans modification.
Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord sous forme d'échange de notes verbales entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Moldavie relatif à l'échange de permis de conduire - Désignation de rapporteur
La commission désigne M. André Guiol, rapporteur sur le projet de loi n° 764 (2024-2025) autorisant l'approbation de l'accord sous forme d'échange de notes verbales entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Moldavie relatif à l'échange de permis de conduire.
Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord de coopération dans le domaine de la défense entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Macédoine du Nord - Désignation d'une rapporteure
La commission désigne Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure sur le projet de loi n° 788 (2024-2025) autorisant l'approbation de l'accord de coopération dans le domaine de la défense entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Macédoine
La réunion est close à 12 h 00.
Jeudi 3 juillet 2025
- Présidence de M. Pascal Allizard, vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, et de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes -
La réunion est ouverte à 11 h 10.
Audition de M. François-Xavier Bellamy, député européen (sera publié ultérieurement)
Le compte rendu sera publié ultérieurement.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo en ligne sur le site internet du Sénat.
La réunion est close à 12 h 10.