Mercredi 9 juillet 2025

- Présidence de Mme Catherine Dumas, vice-présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Les enjeux stratégiques du Nord de l'Europe - Examen du rapport d'information

Mme Catherine Dumas, présidente. - Nous examinons ce matin les rapports de deux missions d'information créées par le bureau de notre commission en début d'année.

Le second sera relatif à certains de nos partenariats dans l'hémisphère Sud, et nous entendrons à ce propos nos collègues Jean-Luc Ruelle, Edouard Courtial et Mickaël Vallet, qui reviennent du Brésil et du Pérou.

Mais avant cela, je laisse la parole à Philippe Paul, Vivette Lopez, Jean-Pierre Grand, Akli Mellouli et Michelle Gréaume, rapporteurs de la mission d'information sur les enjeux stratégiques du Nord de l'Europe, qui les a conduits en Norvège, puis en Suède, en avril et mai dernier.

M. Philippe Paul, corapporteur. - Le « flanc nord » de l'Europe est une dénomination commode pour désigner un objet complexe. Les problèmes posés, respectivement, en mer Baltique, dans l'Atlantique nord, et dans l'Arctique, sont assez différents. Les contraintes de la géographie, ou nos intérêts à défendre n'y sont pas les mêmes, non plus que les États riverains. Ceux-ci sont même perçus, à tort, comme formant un tout homogène.

Notre sujet nous imposait des choix. La question groenlandaise aurait sans doute justifié que nous allions au Danemark ; le système de défense totale le plus sophistiqué est peut-être le finlandais ; il est difficile de parler des enjeux de la Baltique sans évoquer la Pologne et les trois États baltes. Mais en nous rendant en Norvège puis en Suède au printemps dernier, nous avons eu un bon aperçu d'un grand nombre des enjeux de la zone, conformément au souhait du Bureau de notre commission.

Un mot de contexte historique d'abord, car cette partie de l'Europe est souvent mal connue.

Le Nord de l'Europe a d'abord vu s'affronter les ambitions de puissance des États de la zone, avant de devenir un théâtre pour les rivalités des puissances extérieures à la zone, ce qui est encore le cas aujourd'hui.

La Suède, en particulier, a prétendu au premier plan des puissances européennes entre le début du XVIIe et la fin du XVIIIe siècle, en s'affrontant notamment à la Russie. Il est à cet égard intéressant d'observer que c'est dans les plaines d'Ukraine, à Poltava, que les ambitions impériales suédoises ont été arrêtées, en 1709, par la Russie, qui devient alors un acteur européen de premier plan.

Au XIXe siècle et au XXe siècle, l'importance économique de la Baltique diminuant relativement, les tensions régionales s'apaisent. La zone ne fait alors plus que refléter les rivalités qui lui sont extérieures : russo-britannique au XIXe siècle, germano-soviétiques jusqu'en 1945, américano-soviétique après la guerre.

L'Europe du nord devient alors un laboratoire de paix. Ces États acceptent leur passage au second plan et revendiquent leur neutralité dans les conflits européens : la Suède dès 1814, puis le Danemark en 1864, la Norvège indépendante en 1905, la Finlande en 1917. Les régimes juridiques de neutralisation et de démilitarisation gagnent en efficacité : les plus connus sont ceux des îles Åland (prononciation : Oland), au milieu de la Baltique, en 1856 puis en 1921 ; celui des détroits danois de 1857 ; et celui de l'archipel du Svalbard en vertu d'un traité de 1920.

Les destins des pays nordiques ont divergé après la seconde guerre mondiale, qui révéla la désunion de leurs vues stratégiques. La Finlande pacifia ses relations avec son grand voisin soviétique en 1948, en sacrifiant son autonomie de politique étrangère, mais en préservant une relative liberté. La Suède, protégée de l'URSS par la Finlande et la Baltique, et qui était sortie épargnée du conflit, a poursuivi sa politique de neutralité, non sans garder des liens secrets avec les pays occidentaux.

La Norvège et le Danemark ont quant à eux rejoint l'Otan, mais d'une manière prudente : en refusant d'accueillir des troupes étrangères et des armes nucléaires sur leur sol, en y limitant les manoeuvres alliées, et en tempérant certaines ardeurs de l'alliance.

L' « équilibre nordique », selon le mot d'un politologue norvégien, a été original par cette combinaison de solutions de non-alignement, mais aussi par la promotion active de la paix, du désarmement, de la désescalade nucléaire au moyen d'actions diplomatiques et d'initiatives scientifiques. Le prix Nobel de la paix, invention suédoise, est toujours remis chaque année à Oslo, et ces deux nations ont aussi fourni les deux premiers secrétaires généraux des Nations unies.

Contrairement à la notion répandue par l'actualité, la fissure de cet équilibre est en réalité perceptible depuis assez longtemps. Dès avant la chute du Mur, le « flanc nord de l'Otan » redevient un sujet de préoccupation pour les stratèges de l'Otan en raison de l'évolution du droit de la mer et de l'importance du pétrole off-shore, de la perception négative par les pays nordiques des exercices navals aussi bien soviétiques qu'américains, et de la réévaluation de l'importance de l'Arctique.

L'effondrement du bloc soviétique bouleverse l'équation stratégique du nord de l'Europe. Les pays scandinaves renoncent progressivement à leur neutralité au moment où ne subsiste plus que la seule hyperpuissance américaine et où la présence russe en Baltique est réduite à la petite lucarne de Saint-Pétersbourg et à Kaliningrad.

La Suède et la Finlande ont ainsi rejoint le partenariat pour la paix de l'Otan en mai 1994, et le conseil de partenariat euro-atlantique en 1997. Qu'ils fussent membres ou non de l'Otan, leur participation opérationnelle à ses missions remonte à 1995, en Bosnie-Herzégovine. Suède et Finlande ont encore composé, avec la Norvège, une brigade au Kosovo, puis participé à la force internationale en Afghanistan et, plus tard, aux opérations en Libye.

Le début des années 2000 est marqué par l'irritation russe causée par le déploiement du bouclier antimissile américain, lequel implique l'installation de radars avancés au Danemark et en Norvège. L'atlantisme danois se transforme, selon certains politologues danois, en « super-atlantisme » avec sa participation à la guerre en Irak, et la Norvège commence à accueillir des exercices de l'Otan réguliers sur son sol à compter de 2006.

Tous, enfin, sauf la Norvège, sont membres de l'Union européenne depuis 1995 au plus tard, et sont, sauf le Danemark, tenus par le mécanisme de solidarité collective inspiré de l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord, qui s'applique depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, en 2009. Au fond, voilà une bonne quinzaine d'années que la neutralité scandinave n'existe plus.

Mme Michelle Gréaume, corapporteure. - Les ambitions russes spécifiques au nord de l'Europe sont plus visibles seulement à partir de 2007-2008, période où les survols stratégiques reprennent, où des scientifiques russes plantent un drapeau sous le pôle Nord, et où une première stratégie nationale pour l'Arctique est adoptée, sous la présidence de Dmitri Medvedev. La coopération régionale n'en est toutefois pas affectée puisque Russie et Norvège parviennent à résoudre en 2010 un différend territorial vieux de quarante ans.

Les pays nordiques renforcent alors leur coopération régionale de défense à partir de 2009, et les exercices militaires se multiplient, plus massifs en hommes côté russe, mais plus réguliers côté européen. Ils donnent lieu à des provocations russes très mal vécues, notamment par les Suédois en avril 2013.

Les événements ukrainiens de 2014 marquent assurément une date importante. L'annexion de la Crimée convainc sans doute en premier les Norvégiens que, pour reprendre les termes d'un rapport commandé alors par leur gouvernement, « la crise en Ukraine marque la fin d'une paix profonde en Europe ». C'est alors de la défense collective de l'Otan en Arctique que s'inquiète Oslo.

Les dispositifs juridiques spécifiques de neutralité sont, depuis, fragilisés. Les Suédois remilitarisent l'île de Gotland, les Finlandais exploitent les ressources de la convention de 1921 pour organiser des exercices dans les îles Åland, et les Norvégiens anticipent dès cette époque l'invasion russe de l'archipel du Svalbard, où le droit international ménage une délicate coprésence à des fins d'exploitation des ressources.

Avec l'invasion de l'Ukraine de 2022, la menace russe franchit un seuil. Elle pousse les pays nordiques à mettre de la cohérence dans leurs politiques extérieures. Le rôle pacificateur de naguère entre les deux blocs devient un engagement plein et entier au sein de l'Otan. La Finlande et la Suède rejoignent l'organisation, respectivement, en avril 2023 et en mars 2024, et se hâtent de concrétiser leur intégration dans les structures de l'alliance.

La Suède, par exemple, compte devenir le pays-cadre d'une présence terrestre avancée en Finlande. Et les Premiers ministres danois et suédois ont déclaré au printemps 2024 qu'ils n'excluaient pas l'hébergement d'armes nucléaires sur leurs sols respectifs. Quel chemin parcouru depuis la guerre froide...

Le retrait des conflits continentaux avait en partie désarmé ces pays ; la participation active à l'alliance implique une remise à niveau capacitaire. Tous les pays de la zone présentent un consensus partisan pour dépasser rapidement les 3 % consacrés à la défense. La Suède vient de fixer l'objectif de porter ses dépenses militaires à 3,5 % du PIB en 2032, entièrement financé par l'emprunt ; la Norvège poursuit l'objectif fixé au dernier sommet de l'Otan et dit avoir déjà dépassé les 3 % en incluant l'aide à l'Ukraine ; la Finlande vise les 3 % en 2029.

Que craignent-ils exactement ? Les relations entre la Norvège et la Russie se sont fortement dégradées, mais l'objectif partagé de maintenir la stabilité dans le Grand Nord limite pour l'instant les tensions. Les contacts n'ont pas disparu : par exemple sur la pêche en mer de Barents, sur les visas Schengen, ou entre le FSB et les garde-côtes norvégiens. Les Norvégiens ne craignent pas une invasion, du fait de l'article 5 du traité de l'atlantique nord, et car ils se savent trop petits pour constituer une cible. Mais en surveillant les mouvements de sous-marins russes, qui passent nécessairement au large de leurs côtes en quittant la péninsule de Kola, la Norvège accepte de se faire les yeux et les oreilles de l'Otan dans la région.

Les Suédois sont unanimes à reconnaître que la situation sécuritaire du pays se dégrade, en raison des actions hybrides en mer Baltique. La Russie s'entraîne à brouiller les signaux GPS, viole les espaces aériens estonien ou finlandais, et a déjà menacé l'un de nos avions de surveillance en plein vol. Même si, à ce jour, aucun incident concernant des infrastructures critiques n'a pu être imputé avec certitude à la Russie, les riverains sont particulièrement soucieux de circonvenir la « flotte fantôme » qui finance l'effort de guerre russe en dépit des sanctions. Il y a dix jours, des navires de guerre russes ont, pour la première fois, escorté des navires fantômes russes dans la Manche. Cela préfigure l'ambiance, demain, dans la Baltique.

Les Finlandais ont peut-être été les plus inquiets ces derniers temps. Outre qu'ils doivent faire face à l'instrumentalisation des migrations par Moscou, ils voient grossir les troupes russes de l'autre côté de leur frontière depuis qu'ils sont entrés dans l'Otan, et depuis qu'y ont été repositionnées les forces auparavant situées à la portée des tirs en profondeur ukrainiens. Leurs services estiment qu'il pourrait s'agir de préparatifs à une menace qui pourrait prendre forme dans cinq ans.

Certains stratèges estimaient, en 2020, que les facteurs de conflits internes à la zone étaient faibles, et que le principal risque était celui d'une escalade horizontale, c'est-à-dire la propagation au flanc Nord d'une crise extérieure à cette zone. Il semblerait que le Nord de l'Europe soit devenu une zone de conflit direct potentiel, selon un arc de crises qui va du Svalbard à la mer Baltique.

M. Jean-Pierre Grand, corapporteur. - Dans quelle mesure ces évolutions nous concernent-elles, peuvent-elles nous inspirer, servent-elles nos intérêts, ou sont-elles au service de la résilience européenne ?

Les conceptions stratégiques de ces États peuvent-elles seulement être qualifiées d'européennes ? Dans un sens, on peut dire que Norvège, Suède, et Finlande pratiquent une forme de multi-alignement. Le coeur de leur défense est constitué par l'Otan, et ces États entretiennent une relation très étroite avec les Etats-Unis. En dépit des foucades trumpistes, tous sont pour l'instant sceptiques sur un retrait américain du continent et aucun n'imagine sa sécurité sans Washington.

Norvège, Suède, Danemark et Finlande ont même signé, en 2021 et 2023, des accords bilatéraux de défense avec les Etats-Unis qui donneront à ces derniers un large accès à 47 sites militaires sur leurs territoires. Ces accords autorisent les États-Unis à y déployer des forces, y mener des exercices, à y stocker du matériel, prévoient un droit d'utilisation exclusif à certaines parties de ces sites, et donnent même aux militaires américains une autorité sur les citoyens des pays hôtes. Certaines hautes juridictions norvégiennes s'en sont émues.

La relation de ces États est également très privilégiée avec le Royaume-Uni, autre puissance extra-européenne. En mai 2022, le Royaume-Uni a signé un accord de défense mutuelle avec la Suède et la Finlande. Boris Johnson n'excluait alors pas l'assistance de la dissuasion nucléaire. La Norvège est aujourd'hui désireuse de s'impliquer dans la force expéditionnaire britannique dite « JEF » (Joint Expeditionary Force), que la Suède et la Finlande avaient rejointe avant même de rejoindre l'Otan. Le Royaume-Uni a ouvert une base militaire dans le nord de la Norvège en 2023, où un millier de Royal Marines s'entraînent en condition polaire.

Depuis les années 2000, et de manière croissante depuis 2022, la coopération régionale prend davantage d'importance. Le forum dit « Nordefco » permet aux pays du Nord de mutualiser leurs efforts de défense en matière d'équipements et d'entraînements. La coopération régionale élargie au sein du NB8, c'est-à-dire du Nordefco et des pays baltes, a également le vent en poupe. Un accord d'achat conjoint d'un millier de véhicules blindés de combat d'infanterie suédois vient d'être conclu entre la Suède, la Norvège, la Finlande et la Lituanie.

La régionalisation des questions de sécurité prend encore la forme du Conseil des États de la mer Baltique, enceinte germano-danoise à sa création en 1989, et progressivement élargie. Alors que ses objectifs étaient initialement sociaux et environnementaux, la déclaration du dernier sommet de mai 2025 affiche l'ambition d'en faire l'enceinte d'intervention de premier plan en cas de menace pour la sécurité régionale.

Entre parenthèses, cette régionalisation des coopérations européennes laisse songeur sur les conceptions stratégiques françaises. Les pays du Nord, après tout, ont la politique de leur géographie. La France, elle, quand elle fait de la géopolitique, ne peut s'empêcher de créer une Communauté politique européenne étirée jusqu'à la Caspienne, tout en négligeant d'autres coopérations nécessaires - avec la rive sud de la Méditerranée par exemple.

Mais reprenons. Dans cette stratégie de multi-alignement des États du Nord, quelle place y a-t-il pour le reste de l'Europe ? Les perspectives ouvertes par la défense européenne séduisent bien sûr les Scandinaves dans la mesure où ils y trouveraient leur compte. La Norvège reste à l'égard de l'Union dans une position très acrobatique : elle a refusé deux fois l'adhésion mais participe à un grand nombre de programmes, s'est beaucoup enrichie par la hausse des hydrocarbures pendant la guerre en Ukraine et ne compte pas partager en rejoignant l'Union, tout en sollicitant des exemptions aux contre-mesures tarifaires de la Commission contre les Etats-Unis...

La France, certes, est observatrice dans la plupart de ces enceintes. Jean-Noël Barrot et Benjamin Haddad ont ainsi participé au dernier sommet du NB8 au Danemark, en avril 2025, et le conseil des États de la Baltique a ouvert ses portes à l'Union européenne.

Notre armée a également renforcé sa participation à la posture défensive de l'Otan. La Marine nationale est devenue la principale contributrice navale de l'Alliance, en particulier sur son flanc nord, en prenant part à des missions de surveillance et de protection dans l'Atlantique nord et en Baltique. Elle participe également depuis le début de l'année à l'opération « Baltic Sentry », qui vise à protéger les infrastructures sous-marines critiques des menaces hybrides et à traquer la flotte fantôme russe. Notre armée de l'air mène également de nombreuses missions dans le Nord de l'Europe. L'accroissement de notre niveau d'intervention pourrait finir par poser des questions de légitimité démocratique, et soulève la question, connexe, de l'éventuelle extension de notre parapluie nucléaire. C'est en effet en réponse à un officier de marine suédois qui l'interrogeait sur la protection par l'arme nucléaire française, que le président Macron, en janvier 2024, avait réaffirmé la dimension européenne de notre dissuasion.

Les perspectives de coopération en matière d'armement avec ces États sont intéressantes. Des accords bilatéraux nous ont rapproché de la Suède en janvier 2024 et de la Norvège en janvier 2025. La Suède a conservé une industrie de l'armement complète et performante. Le remplacement de nos Awacs par les GlobalEye de Saab a été officialisé lors du dernier salon du Bourget. Faisons confiance à notre nouvel ambassadeur à Stockholm, ancien numéro deux de la DGA, pour multiplier les achats croisés. En Norvège, le plus gros prospect en cours est celui des frégates de défense et d'intervention (FDI) de Naval Group. Le produit français est, sur le papier, celui qui convient le mieux à la demande norvégienne, mais la recherche d'un partenariat de long terme entre industries, marines et États rend la question bien plus politique que technique.

Mme Vivette Lopez, corapporteur. - Sans doute pouvons-nous appuyer davantage ce type de prospects. Comme l'observait Bruno Tertrais il y a 25 ans, le Nord est traditionnellement et implicitement considéré comme un « territoire anglo-saxon ». Et pour de bonnes raisons. Combien de fois n'a-t-on pas entendu, en Norvège, que les Britanniques déployaient des efforts bien supérieurs aux Français pour vendre leurs frégates, alors même qu'ils sont déjà culturellement plus proches ?

Les États nordiques voient parfois la France avec méfiance dans la mesure où elle se montre anti-américaine, ou la considèrent comme une gêne dans leur relation privilégiée avec le Royaume-Uni, ou bien encore s'alarment des velléités des États extérieurs à l'Arctique d'interférer dans la zone. Les Norvégiens ont ainsi très mal perçu la proposition de la France de célébrer au Quai d'Orsay le centenaire de l'entrée en vigueur du traité de Paris démilitarisant le Svalbard.

À nous cependant de les détromper et, pour commencer, de nous faire connaître d'eux, et de les faire connaître chez nous. Nous avons des pages d'histoire commune remarquables. La dynastie régnante en Suède est d'origine française, puisqu'elle remonte au maréchal Bernadotte. Le grand public n'ignore pas les missions du commandant Charcot ou de Paul-Émile Victor dans l'Arctique. Moins connues sont la très brillante expédition de La Recherche en 1838-1840, ou le destin du général Antoine Béthouart, qui commanda à la bataille de Narvik au printemps 1940, et termina sa carrière... sénateur des Français de l'étranger et membre de notre commission, chers collègues !

Les systèmes scandinaves de défense totale, surtout le suédois, sont un autre objet d'étude intéressant.

En Suède, la conscription a été rétablie en 2017, afin d'aider les forces armées à atteindre leurs objectifs de recrutement. Sur environ 100 000 jeunes d'une classe d'âge, 8 000 sont convoqués à partir des réponses qu'ils font à un questionnaire obligatoire en ligne puis de leurs résultats à des tests d'aptitudes et de motivation. Le caractère désirable sur le CV du service militaire produit des recalés. La Suède se fixe l'objectif d'arriver à 12 000 conscrits d'ici 2032.

Le volet civil de la défense totale est plus original. Elle vise à protéger la population en cas de crise, assurer les fonctions critiques de la société, fournir des biens et services, soutenir la défense militaire, susciter la « volonté de se défendre » et assurer la résilience des Suédois face aux influences. Un ministre de plein exercice s'y consacre depuis octobre 2022.

Cette politique s'appuie sur un écosystème d'agences spécialisées. L'Agence pour la protection civile gère notamment le recrutement des conscrits civils. Le service civil, réinstauré en 2024, devrait recruter 3 000 personnes d'ici 2030, afin d'assurer les fonctions critiques de la société : pompiers, producteurs d'énergie, etc.

L'Agence de défense psychologique, créée en 1954, avait été démantelée en 2008. Elle a été recréée en 2022 afin d'analyser les « influences inappropriées et autres informations trompeuses dirigées contre la Suède ou les intérêts suédois », mais elle va plus loin que notre Viginum puisqu'elle communique au grand public, réalise des formations et prend des mesures pour contrer les menaces.

Les acteurs privés sont étroitement intégrés à ces réflexions. L'adaptation du droit du travail, le placement de guerre pour les agents publics, la continuité des paiements électroniques en cas de panne, tous ces aspects font l'objet de dispositifs spécifiques assez intéressants, et les acteurs associatifs ne sont pas oubliés. Les enfants non plus : à partir de cet automne, tous les élèves de seconde suivront un cours sur la défense totale.

Pour dire d'un mot notre conclusion sur ce chapitre, l'inspiration que l'on peut y puiser n'est pas évidente. D'abord car ces systèmes conçoivent la défense totale comme une forme de dissuasion, tandis que notre dissuasion procède d'une autre logique. Ensuite, sur le plan organisationnel : la population est là-bas vue comme un soutien à l'armée en cas d'urgence, or c'est l'inverse chez nous. Enfin, on ne sait trop dire si la défense totale est rendue possible par la cohésion sociale de ces petites sociétés relativement homogènes, ou si elle contribue à produire cette cohésion sociale. Quoi qu'il en soit, la réflexion sur la résistance aux crises est poussée très loin, beaucoup plus qu'en France, et mérite à cet égard l'attention.

M. Akli Mellouli, corapporteur. - La dernière partie de notre rapport traite de l'Arctique, où nous voyons une dimension sous-exploitée par notre action extérieure.

En premier lieu, il faut sans doute se garder de dramatiser l'état des tensions entre puissances riveraines, car il se pourrait que la rivalité sino-américaine soit plus inquiétante.

Comme nous l'a montré le Pr Hervé Baudu en audition plénière, l'Arctique reste un espace réglementé, où les différends juridiques sont peu nombreux. Les routes maritimes du Nord ne sont pas appelées à se substituer aux routes commerciales ; il n'y a pas de ruée vers des ressources puisque 80 % d'entre elles sont déjà propriété des États riverains ; enfin, il n'y a guère de raisons, pour l'instant, que les tensions se transforment en conflit. Ce qui est perçu comme une volonté de domination par la Russie résulte du fait que sa géographie lui donne déjà la moitié de l'Arctique, et qu'elle en retire 15 % de son PIB. L'inquiétude de la Norvège, on l'a vu, est assez nuancée.

Mais, comme la Baltique depuis le XIXe siècle, la zone Arctique pourrait recueillir l'écho des rivalités des États qui lui sont extérieurs. D'abord, la Russie multiplie les initiatives pour y attirer les États non-arctiques, afin de briser son isolement. Elle a modifié sa stratégie dans ce sens en février 2023. Le corridor maritime entre Chennai et Vladivostok, annoncé par la signature d'une lettre d'intention en 2019, est devenu opérationnel en novembre 2024, et une ligne ferroviaire entre Mourmansk et Bandar-Abbas a été annoncée en octobre 2023.

Un rôle particulier est concédé à la Chine qui, elle aussi, se considère comme une puissance polaire et présente l'Arctique, dans sa littérature spécialisée, comme une « frontière stratégique ». En 2013, elle a été reconnue comme État observateur au sein du Conseil de l'Arctique. Depuis, elle ne cesse de jouer un rôle actif en tant qu'investisseur en Russie. La flotte chinoise de pêche lointaine sera probablement l'une des premières à explorer le potentiel de pêche dans l'océan Arctique central. Son infrastructure polaire comprend désormais trois brise-glaces pleinement opérationnels, et un quatrième sera dévoilé en 2025 ou 2026.

En juillet 2024, Russie et Chine ont mené des exercices aériens conjoints dans la zone d'identification de la défense aérienne de l'Alaska. En octobre 2024, la Chine a annoncé que ses garde-côtes avaient pénétré pour la première fois dans l'océan Arctique. La montée en puissance de la coopération militaire russo-chinoise a conduit le Département de la Défense des États-Unis à effectuer une mise à jour de sa stratégie. La Chine n'a cependant pas, à ce stade, de présence militaire en Arctique, mais la proposition russe, faite en 2019, de l'aider à créer un système d'alerte anti-missile pourrait être un pas en direction de l'adoption d'une architecture de sécurité eurasienne.

C'est sans doute dans ce contexte que l'offre d'achat du Groenland par le président Trump doit se comprendre. Selon certains observateurs, elle révèle la crainte que les États-Unis ne soient pas en mesure de contenir la Chine et ses projets d'accroître sa domination en Asie de l'Est.

Les sas de décompression des tensions entre la Russie et les Occidentaux jouent moins leur rôle qu'auparavant. Les États membres du conseil de l'Arctique ont mis l'organisation en pause, alors qu'elle n'est pas compétente sur les questions de sécurité et qu'il n'y avait pas de différend en suspens avant 2022. Les Russes ont dénoncé les prétentions de l'Otan à se mêler, par le cheval de Troie norvégien, de la gouvernance de la zone arctique.

Dans ce contexte de défiance mutuelle, il est probable que la Russie cherchera à intensifier ses relations avec les partenaires des BRICS+, notamment sur le plan scientifique. La coopération scientifique se poursuit en effet avec la Chine et l'Inde, par des canaux alternatifs, et la Russie poursuit toujours l'objectif de créer un complexe scientifique pour les partenaires Brics+ au Svalbard.

Entre la Russie et les pays européens en revanche, les événements ukrainiens ont mis un terme à toute coopération scientifique. Nous avons rencontré à Oslo un jeune chercheur français qui s'alarme de la situation. Les chercheurs des pays asiatiques ont toujours accès aux terrains russes comme aux terrains occidentaux, tandis que les chercheurs occidentaux n'ont plus accès aux données russes, par exemple sur la connaissance du pergélisol, dont l'état pourrait être l'une des principales menaces pour la stabilité du régime climatique terrestre.

M. Mickaël Vallet. - Votre rapport aborde-t-il la situation au Canada ? Ce pays n'est pas le moins concerné par la guerre en cours, non seulement du fait de sa diaspora ukrainienne, mais aussi parce que sa situation géographique le rend voisin de la Russie en Arctique. Les pays nordiques manifestent-ils un intérêt particulier pour la coopération avec le Canada, sous ce rapport ?

M. Akli Mellouli. - Ce n'est pas un motif de préoccupation qui nous a été rapporté lors de nos déplacements à Oslo ou à Stockholm. Les États nordiques s'inquiètent surtout des menées russes et de la relation entre les Etats-Unis et la Chine.

M. Jean-Luc Ruelle. - Pourriez-vous en dire davantage sur la candidature des frégates de défense et d'intervention de Naval Group en Norvège ?

M. Jean-Pierre Grand. - Les frégates françaises semblent les plus adaptées à la géographie norvégienne, car leur taille les rend maniables dans les fjords mais, sur ce type de dossiers, la décision est davantage politique que technique, et il semble que la décision n'ait pas encore été prise.

M. Philippe Paul. - Ce dossier a naturellement retenu toute notre attention ; ces frégates sont fabriquées à Lorient, à côté de chez moi. Comme l'a dit Jean-Pierre Grand, la proximité des Norvégiens avec les Etats-Unis ou avec le Royaume-Uni rend l'issue très incertaine. Or ce marché à plusieurs milliards d'euros, armement inclus, est déterminant pour le carnet de commandes et le plan de charges de Naval Group. D'après les récents échanges que j'ai pu avoir avec Naval Group, les discussions suivent leur cours.

Mme Catherine Dumas, présidente. - Merci pour ce rapport, qui montre bien que depuis 2014 et 2022, la menace russe s'intensifie et que la zone conflictuelle risque de s'étendre.

Le rapport d'information est adopté à l'unanimité.

« Brésil et Pérou : des partenariats nécessaires dans l'hémisphère Sud » - Examen du rapport d'information

Mme Catherine Dumas, présidente. - Je vous propose de passer à l'examen du deuxième rapport, cette fois consacré au Brésil et au Pérou. Je donne tout de suite la parole à Jean-Luc Ruelle.

M. Jean-Luc Ruelle. - Notre commission a effectué une mission en Amérique latine du 18 au 26 juin. Nous nous sommes d'abord rendus à Lima, au Pérou, pendant deux jours. Nous y avons mené des entretiens officiels de très bon niveau. Nous nous sommes ensuite rendus au Brésil, d'abord à Rio pour visiter le site du chantier naval d'Itaguaí où sont construits les sous-marins Scorpène par un consortium administré par Naval Group. Ensuite, à Brasília, nous avons participé à une série d'entretiens avec des ministres, des parlementaires et des membres de l'administration brésilienne. Nos ambassades dans les deux pays nous ont très bien accueillis, et ont confirmé l'intérêt de cette mission.

Je note que nous sommes intervenus après une mission de notre commission en 2023 concernant le Brésil, le Suriname et le Guyana.

Au Brésil, nous avons visité le chantier d'Itaguaí pour évaluer la progression du programme ProSub. Ce programme de coopération pour le développement de la force sous-marine brésilienne initié en 2008, d'un montant de 6,7 milliards d'euros environ, prévoit la construction d'un chantier naval, de quatre sous-marins conventionnels de type Scorpène et d'un programme de sous-marin à propulsion nucléaire, mis en oeuvre par une joint-venture du Groupe Naval à 45 % et l'industriel brésilien Novonor.

Deux sous-marins ont été livrés, un autre le sera cette année, et le dernier l'an prochain. C'est un vrai succès, même si le programme n'a pas l'ampleur de celui des sous-marins australiens abandonnés il y a quatre ans. Les effets de ce programme dépassent largement la question des sous-marins. Aujourd'hui, cette coopération constitue ainsi un puissant levier de coopération et d'influence pour nos idées.

Cependant, l'admiration pour les efforts accomplis ne doit pas occulter certains points de vigilance. D'abord, le programme accuse de nombreuses années de retard. Des restrictions budgétaires parfois massives une année sur l'autre, le choix de décaler la livraison des complexes de maintenance, les effets indirects de l'affaire de corruption d'Odebrecht et la crise du Covid ont joué un rôle important dans ces retards. La complexité de l'élaboration du réacteur nucléaire compact par le Brésil, processus en cours depuis 45 ans, n'est également pas à négliger. Enfin, les institutions et les procédures brésiliennes ne permettent pas de gérer correctement un programme pluriannuel. Il n'y a pas de loi de programmation militaire, ni d'équivalent de la DGA.

La situation n'est pas meilleure sur ce plan aujourd'hui, d'autant que le troisième mandat du président Lula, qui défend fortement le projet, se déroule dans une situation budgétaire dégradée et qu'il ne dispose pas de la majorité parlementaire. Ce dernier point est d'ailleurs l'un des enseignements plus généraux de notre déplacement. La situation du Brésil paraît un peu bloquée, avec une économie moins dynamique et une société profondément fracturée entre les partisans de Lula et les bolsonaristes.

Pour en revenir à ProSub, la livraison du sous-marin à propulsion nucléaire accuse à présent un retard important. Elle a été reportée progressivement de 2025 à 2039. En outre, il y a parfois des difficultés sur la maintenance des sous-marins conventionnels.

Le deuxième point d'évidence concerne l'aspect industriel et l'emploi, à savoir le trou d'activité entre la fin des Scorpène et la montée en charge du sous-marin à propulsion nucléaire. En plein régime, environ 2000 personnes composent les effectifs du consortium, qui diminuent naturellement au fil des livraisons. Or, si l'on passe en dessous de 600 personnes, le risque de perte de compétences est réel.

Le meilleur remède serait de produire à Itaguaí pour l'export, au niveau régional, idéalement des Scorpène, sinon d'autres sous-marins, voire d'autres navires. C'est ce que tentent le consortium et les Brésiliens, mais sans assurance de succès pour le moment, même si l'Argentine, le Pérou et le Chili sont intéressés par les Scorpène. On regrette déjà une occasion manquée. En effet, le Brésil a acheté en 2019 quatre corvettes allemandes à ThyssenKrupp qui seront construites à Rio en association avec Embraer, une société brésilienne. Naval Group était en lice. Cette opération générera environ 2000 emplois directs. Le soutien français à notre offre a sans doute été trop tardif dans le contexte des relations très dégradées avec Bolsonaro.

Au moins, ces corvettes allemandes auraient pu être construites à Itaguaí, mais cela ne sera pas le cas. Par ailleurs, les éventuelles exportations de Scorpène par ICN supposent de construire le cadre réglementaire, fiscal et organisationnel adéquat. Nous devrons donc conduire une réflexion aidant à commercialiser les Scorpène au niveau régional.

Le secteur de la défense brésilienne est ambitieux dans ses discours, mais fragile dans les faits. L'objectif pourtant fixé de 2 % du PIB pour la défense n'est pas atteint - on parle plutôt de 1,2 à 1,3 %. Il n'est pas perçu comme un enjeu pour un pays habitué à ne pas avoir d'ennemis depuis 150 ans. Celui-ci est plutôt organisé sur la lutte contre le trafic de drogue, ce qui ne se combat pas avec des chars et des sous-marins.

En conséquence, le budget de la défense, dont les dépenses de personnel représentent plus de 70 % du total, aurait déjà subi une réduction de 30 % cette année. La question des Scorpène s'inscrit dans une coopération plus vaste. Celle-ci comprend une fourniture de 50 hélicoptères construits par Helibras, filiale à 100 % d'Airbus, prévue dans l'accord de 2008. En raison des coupes budgétaires brutales imposées à partir de la récession de 2014, la dernière livraison a été repoussée de 2017 à 2026, et la cible a été réduite à 47 appareils.

En contrepartie, les crédits libérés ont permis de financer l'acquisition de 27 hélicoptères d'entraînement H125 pour la Marine et l'armée de l'Air. Le nouvel enjeu est la construction éventuelle de H145 par Helibras avec une ligne de montage au Brésil. Des discussions préliminaires sont engagées entre les différents acteurs.

Par ailleurs, la coopération est confiante et efficace avec la frontière guyanaise et dans l'Atlantique Sud, même si les capacités limitées du Brésil ne lui permettent sans doute pas, pour le moment, d'effectuer des opérations antidrogue dans le golfe de Guinée.

Le ministre de la Défense s'est également montré ouvert à approfondir la coopération en matière de protection des câbles sous-marins. En revanche, s'agissant des ventes d'armements, les autorités brésiliennes et l'ambassadeur du Brésil en France estiment que la relation est déséquilibrée. C'est sans doute le cas du point de vue de la seule balance commerciale, malgré quelques achats français. Cependant, cette affirmation ne prend pas en compte le fait que les ventes françaises, tant pour les sous-marins que pour les hélicoptères, sont liées à des programmes stratégiques et à des transferts de technologies qui bénéficient à long terme à l'industrie de défense brésilienne.

S'agissant à présent du Pérou, un enjeu clé relève du développement de la coopération dans l'Indopacifique Sud avec les pays riverains, qui font partie intégrante de notre stratégie Indo-Pacifique. Le Pérou figure parmi les dix plus grands producteurs de pêche de capture au monde. La pêche illicite prive les pays d'Amérique du Sud de plus de 15 % de leurs captures annuelles. La flotte chinoise représente les trois quarts des navires étrangers présents dans les zones économiques exclusives qui s'étendent à partir des côtes de ces États jusqu'à 200 milles marins. On y trouve en permanence plus de 500 bateaux battant pavillon chinois, alors que les ressources halieutiques y sont gravement surexploitées.

En outre, il s'agit souvent de véritables bateaux-prisons, où la main-d'oeuvre est exploitée pendant des mois sans escale à terre. Sur cet enjeu, la France coopère avec le centre de fusion d'informations maritimes pour l'Amérique latine (IFC), équivalent régional du MICA Center de Brest. Il est le premier en son genre en Amérique du Sud, doté d'une plate-forme de surveillance en temps réel de la sécurité maritime en Pacifique Sud. Nous y avons également un réserviste de la Marine. Il serait souhaitable de pérenniser la présence d'un officier de liaison afin de poursuivre et de contribuer à la constitution d'un réseau des pays jouant un rôle en matière de fusion des informations maritimes aux bénéfices de l'influence française. De plus, des patrouilles communes pourraient être organisées lors d'escales, et des accords de « shipriding » pourraient potentiellement être négociés.

Par ailleurs, le Pérou souhaite remplacer ses 11 Mirage 2000P et acquérir 24 avions plus récents. Dassault est en concurrence avec Saab, qui propose le Gripen, et Lockheed Martin pour le F-16. La décision était encore récemment en suspens. Toutefois le Gripen semble finalement devoir être choisi. Lors de notre entretien avec le ministre des Relations extérieures péruvien, celui-ci a remercié la France d'avoir inclus son offre dans l'enveloppe prévue par le Pérou, soit 3,5 milliards d'euros.

Cela nous amène à une réflexion plus générale sur notre partenariat stratégique et militaire en Amérique du Sud. Plusieurs pays du continent doivent moderniser leurs équipements. Notre image positive, contrastant avec l'attitude parfois imprévisible des États-Unis, crée des opportunités. La France doit davantage cultiver des relations bilatérales avec les pays sud-américains au service de notre diplomatie économique et de notre industrie de défense. Des opportunités existent déjà, dont certaines ont été manquées, comme les corvettes au Brésil. Il faut saisir les autres.

M. Édouard Courtial. - J'aborderai, pour ma part, les enjeux de coopération avec les deux pays en matière de criminalité organisée, de trafic de drogues, mais aussi d'exploitation minière illégale.

Bien qu'il ne soit pas producteur, contrairement à ses voisins, le Brésil s'est imposé depuis les années 2010 comme l'une des principales plateformes mondiales d'exportation de cocaïne. Selon l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime, il représente à lui seul 25 à 30 % des flux vers l'Europe, transitant notamment par les ports d'Anvers, de Rotterdam et du Havre, ou par voie aérienne. Les organisations criminelles qui gèrent ce trafic sont nombreuses et parfois tentaculaires, comme le PCC (Primeiro Comando da Capital), qui possède des extensions en Guyane. Cette situation contribue à la grande insécurité qui règne au Brésil, où se produirait un quart des homicides mondiaux.

L'orpaillage illégal connaît également une forte expansion en Amazonie, la surface concernée ayant été multipliée par 6 entre 2010 et 2022. L'or alimente une chaîne logistique mondiale dont la traçabilité est défaillante. Les factions criminelles contrôlent l'accès aux sites, la logistique et le blanchiment. La pollution au mercure est massive et contamine les populations locales, tandis que l'orpaillage contribue de manière significative à la déforestation.

La frontière entre la Guyane française et le Brésil constitue une zone de transit importante pour l'or et la drogue. La coopération transfrontalière est déjà bien établie entre nos deux pays. Par exemple, le Centre de coopération policière et douanière (CCP) de Saint-Georges, rattaché au Commandement de la gendarmerie de la Guyane, héberge 2 agents de la police fédérale brésilienne. Des « opérations miroir » sont menées avec les forces brésiliennes pour rechercher les individus impliqués dans l'orpaillage illégal et lutter contre le trafic de marchandises, notamment via l'Oyapock. Le CCP a ainsi permis de systématiser les échanges entre les forces de l'ordre et les institutions judiciaires.

Trois évolutions positives récentes peuvent être signalées dans ce domaine, en réponse aux recommandations formulées par nos collègues dans leur rapport sur le Brésil il y a 2 ans. D'abord, la commission mixte transfrontalière, réunissant les institutions fédérales brésiliennes, celles de l'État de l'Amapá et de la France, a récemment prévu d'accroître les effectifs du CCP en intégrant de nouveaux agents militaires et civils brésiliens. Ensuite, la nouvelle convention d'entraide judiciaire, présentée par notre collègue Guillaume Gontard il y a 2 semaines, est en voie d'adoption définitive. Elle autorise les formes les plus modernes d'entraide judiciaire, comme les investigations bancaires, les saisies et confiscations des avoirs criminels, les interceptions téléphoniques, les livraisons surveillées, les poursuites transfrontalières et la formation d'équipes communes d'enquête. Enfin, la signature imminente d'un accord de transfert pénitentiaire pour les détenus brésiliens condamnés vers le Brésil pourrait se concrétiser, le président de la République l'ayant conditionnée à la suppression des visas entre le Brésil et la Guyane. Ceci éliminerait au passage l'un des principaux irritants de notre relation bilatérale.

Concernant la lutte contre le narcotrafic en mer, la coopération existe. Toutefois, la marine brésilienne n'a sans doute pas encore les moyens nécessaires pour arraisonner des bateaux suspects en dehors de sa Zone économique exclusive (ZEE), notamment dans le golfe de Guinée. De nombreux navires suspects en provenance du Brésil y transitent. Il est important de rappeler que ce type d'interventions représente une charge croissante pour la Marine française, qui est engagée dans la région depuis 35 ans, à travers l'opération Corymbe.

Notre attaché douanier a confirmé que le trafic de drogues par voie aérienne utilisant des mules guyanaises a été largement entravé depuis 2 ans et demi, grâce aux arrêtés d'interdiction d'embarquement émis par le Préfet de Guyane dans le cadre du dispositif « 100 % contrôle ». Cette mesure administrative préventive aide à protéger la chaîne pénale française de la saturation totale orchestrée par les narcotrafiquants. Elle a toutefois conduit à un déplacement du trafic vers les Antilles ; on constate ainsi une augmentation de 80 % des saisies de cocaïne transportée par des voyageurs en provenance de ces îles en 2023, et de 40 % en 2024. De nouveaux contrôles ont commencé à réduire ce trafic, mais au profit des liaisons directes entre le Brésil et la France.

Du fait de ce nouveau report du trafic, la coopération avec le Brésil devient essentielle. Cependant, les autorités brésiliennes expriment parfois leur agacement face aux demandes françaises, affirmant que ce sont les Européens qui sont les consommateurs. Nous recommandons donc d'améliorer notre communication pour mieux informer les autorités brésiliennes sur les efforts déployés par la France, notamment au travers de la loi adoptée en avril dernier, visant à sortir le pays du piège du narcotrafic. Il convient par ailleurs de noter que le Brésil a réalisé des progrès notables concernant le contrôle des flux routiers en amont et l'installation d'équipements dans les ports pour scanner systématiquement les containers.

Les narcotrafiquants demeurent toutefois inventifs et réussissent à contourner ces mesures en transportant les produits sous coque ou à bord de bateaux de plaisance. On estime ainsi que seulement 10 % de la cocaïne est saisie, ce qui souligne la nécessité d'une politique multidimensionnelle qui commence dès le pays producteur.

Le Pérou est le deuxième producteur mondial de cocaïne. L'Office anti-stupéfiants (OFAST) considère que « Le Pérou est l'un des pays d'intérêt prioritaire dans la stratégie de coopération internationale pour entraver les trafics en amont du territoire national ». En 2024, plus de 900 tonnes de cocaïne auraient ainsi été produites, et 109 tonnes auraient été saisies au Pérou, chiffre en hausse de 72 % par rapport à 2023. Bien que les premières destinations restent l'Espagne et les Pays-Bas, la France semble depuis quelques mois devenir une cible majeure.

Le Pérou est actuellement confronté à une offensive sans précédent de la criminalité organisée, ainsi qu'à une montée de l'insécurité et de la corruption, le tout dans un contexte de crise politique prolongée. Depuis la destitution du président Castillo, la présidente Dina Boluarte tente de s'appuyer sur un Congrès majoritairement opposé au sien, composé de représentants de la droite dure. L'instabilité ministérielle est endémique, et la corruption à un niveau élevé.

La quasi-totalité des groupes criminels et des mafias mondiaux se sont installés au Pérou, tirant profit du narcotrafic ainsi que de l'exploitation illégale de l'or, aujourd'hui encore plus rentable que la cocaïne en raison de son prix élevé.

En 2024, le nombre d'homicides a augmenté de 35 %. Des sicarios sont recrutés parmi les nombreux réfugiés vénézuéliens. La police, la justice et le système pénitentiaire souffrent d'un taux élevé de corruption, ce qui entrave la coopération judiciaire. À noter que la Drug Enforcement Administration (DEA) américaine compte 300 employés dans le pays, mais les États-Unis pourraient réduire leur engagement, car seulement 4 % de la cocaïne destinée à leur territoire en émane.

Au niveau européen, Europol travaille sur un projet d'accord de partage de données. La Commission européenne souhaite former une équipe d'enquêteurs péruviens et de policiers de chaque pays européen. De plus, l'UE a lancé en janvier 2024 une « Alliance portuaire européenne » pour collaborer avec les ports sud-américains. Cependant, le port du Havre, très concerné par le trafic, n'y participerait pas pour le moment, contrairement aux ports belges et néerlandais.

Par ailleurs, le Pérou a mis en place une politique multidimensionnelle de lutte contre la drogue, au travers d'un organisme interministériel, la DEVIDA. Nous avons assisté à un exposé marquant du chef de cette entité, qui a ravivé notre espoir face à ce défi titanesque. Sa stratégie montre qu'une approche globale est impérative pour lutter efficacement contre le phénomène. Elle ne cible pas uniquement les groupes criminels, mais s'attaque au modèle économique et à la chaîne de valeur. Il s'agit d'améliorer la situation économique et institutionnelle des paysans dans les zones de production, de réduire la superficie cultivée et de diminuer la consommation parmi les populations vulnérables. La DEVIDA met en avant une statistique encourageante : alors que la superficie cultivée pour la coca avait augmenté de 70 % entre 2018 et 2022, elle a commencé à diminuer récemment, suggérant que la dynamique de croissance est désormais cassée.

Quel est notre niveau de coopération avec le Pérou sur ces sujets ? Parmi les éléments positifs, la France disposera prochainement d'un officier de liaison auprès du ministère de l'Intérieur péruvien. La Direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD) du ministère des Affaires étrangères a détaché un officier de police auprès de la DEVIDA, et 4 chiens entraînés à la recherche de stupéfiants ont été offerts à la police péruvienne. La France a également fourni des drones, des GPS et des kits de détection. La MILDECA produit une assistance technique pour la certification bio et équitable du café dans les zones de production de coca.

Nous saluons une prise de conscience de notre administration concernant l'enjeu majeur que représente le Pérou en matière de trafic de drogue à destination de notre pays. Le ministère des Affaires étrangères, le ministère de l'Intérieur et la MILDECA ont lancé des initiatives significatives, bien que les ressources financières demeurent limitées. À cet égard, le retrait potentiel de la DEA américaine incite à envisager une substitution par l'Union européenne, ce qui souligne l'importance de mobiliser impérativement nos partenaires sur ce sujet.

M. Mickaël Vallet. - J'aborderai pour ma part les enjeux géopolitiques transversaux relatifs aux deux pays ainsi que leurs relations culturelles et économiques avec la France.

Je précise que nous avons été précédés de peu dans nos visites par un collègue, dont la présence a été appréciée à tous les niveaux.

Le Brésil, membre fondateur des BRICS, accueille actuellement le sommet, et Lula en assurera la présidence en 2025. Parmi les priorités brésiliennes, la dédollarisation a été mises au second plan en raison des menaces explicites de Trump. En revanche, Lula promeut activement le multilatéralisme, la multipolarité, la réforme des institutions internationales et la lutte contre le changement climatique.

Les BRICS font face à 2 défis majeurs, à commencer par le rapprochement entre les États-Unis sous Trump et la Russie. La potentielle réintégration de celle-ci dans les flux économiques et monétaires mondiaux remet en question la pertinence des BRICS comme pôle alternatif à l'Occident - si tant est qu'il souhaite être un tel pôle alternatif, ce qui n'est pas forcément le cas comme nous le verrons. Ensuite, l'élargissement à des pays très divers (Iran, Égypte, Émirats, Indonésie, Éthiopie) et la création en 2025 d'une catégorie « États partenaires » comprenant 9 pays mettent en jeu la cohésion du groupe.

Les BRICS contestent la domination du G7, ce qui pourrait engendrer une certaine méfiance vis-à-vis de la France. À Hiroshima, en 2023, Lula critiquait le directoire mondial occidental et appelait à un G20 plus politique et à une relance de la relation stratégique franco-brésilienne, mais au-delà de l'écologie et de la défense, en incluant des grands contentieux internationaux tels que la situation en Ukraine.

Lors de la présentation du précédent rapport de notre commission sur le Brésil, André Vallini déplorait l'absence d'initiative française après le retour de Lula : ni visite présidentielle, ni investissements majeurs. Il avait appelé à une visite officielle du Président Macron en 2023, qui n'a pas eu lieu celle année-là. La France, mobilisée par la guerre en Ukraine et l'Indopacifique, a un peu négligé l'Amérique du Sud, malgré son soutien à l'entrée du Brésil au Conseil de sécurité.

La visite officielle du président de la République au Brésil en mars 2024 a marqué un tournant avec l'adoption d'un plan stratégique et plus de 20 accords sectoriels. Un programme de finance verte devrait mobiliser 1 milliard d'euros pour l'Amazonie. En matière culturelle, l'objectif est d'accueillir 8 000 étudiants en France d'ici 2026 (contre 5 000 actuellement). L'année 2025 est déclarée « année croisée France-Brésil », est marquée par des centaines d'événements organisés dans les deux pays, avec un succès unanimement reconnu.

Cependant, les résultats concrets demeurent encore limités. Malgré des relations amicales entre Lula et la France, ainsi qu'une francophilie manifeste au sein de la société brésilienne, la question demeure : cette volonté de rapprochement est-elle compatible avec les orientations géopolitiques des BRICS ? L'axe franco-brésilien peut-il servir de pont entre le Nord et le Sud, ou est-ce une idée chimérique ?

C'est sur ce sujet que nous avons testé nos interlocuteurs, d'une manière assez libre et franche, lors d'entretiens de haut niveau. Le temps qui nous a été consacré a d'ailleurs été très appréciable dans les deux pays.

Maria Laura Da Rocha, secrétaire générale du ministère des Affaires étrangères, a salué l'attachement de la France au multilatéralisme et sa « créativité politique », tout en critiquant l'alignement européen sur les États-Unis et les augmentations des budgets de défense. Elle considère l'OTAN comme ayant une part de responsabilité dans la situation qui a mené à la guerre en Ukraine et déplore la position française concernant le traité UE-Mercosur.

A ce sujet, les autorités brésiliennes ont adopté un discours consistant à dire qu'il ne fallait plus le voir comme un traité uniquement nécessaire sur le plan commercial, mais aussi un traité stratégique entre nos deux pays compte tenu de la situation créée par l'attitude agressive de Trump. Ce narratif est aussi repris par les autres ambassadeurs européens que nous avons pu voir lors d'un dîner à la Résidence, et en premier lieu par le représentant de l'Union européenne.

Concernant la Chine, le Brésil adopte une lecture bienveillante. Pour les officiels Brésiliens, les intentions chinoises sont pacifiques, et les ingérences seraient le fait d'acteurs individuels non pilotés par Pékin. Les universitaires que nous avons rencontrés à Brasília nous ont confié que les responsables brésiliens ne veulent pas critiquer ouvertement la Chine.

Lula valorise le partenariat sino-brésilien et utilise même des expressions chinoises telles que « futur commun et partagé », sans toutefois adhérer aux « Routes de la soie », à propos desquelles il évoque plutôt une « synergie » avec l'initiative chinoise. Il prône ainsi une position d'équilibre, plaidant pour un monde qui ne soit ni américain, ni chinois. Celso Amorim, son Sherpa, parle aussi de « synergie» avec la Chine.

Lors de notre entretien, celui-ci a par ailleurs salué le multilatéralisme de la France, célébrant le « non » français de 2003. Pour lui, les BRICS sont un moyen de faire admettre au G7 que seul le G20 est représentatif et doit assurer la gouvernance mondiale. Dans la même veine, l'un des chercheurs brésiliens que nous avons rencontrés a qualifié les BRICS de « légitimateur réformiste de l'ordre existant ».

Il est donc difficile d'échapper au poncif selon lequel les relations franco-brésiliennes se situent « au milieu du gué » : elles présentent un potentiel réel, mais sont freinées par des divergences géopolitiques.

Sur le plan commercial, les échanges restent modestes, car l'économie brésilienne, relativement fermée, est centrée sur le marché intérieur - ce qui apparaît un peu contradictoire avec le plaidoyer pour le traité UE-Mercosur. En revanche, la France est le deuxième investisseur étranger au Brésil, avec près de 1 300 filiales d'entreprises françaises employant 554 000 personnes, dont notamment Carrefour. Le potentiel de développement est important dans le domaine des énergies renouvelables, grâce à des partenariats technologiques et industriels envisagés entre entreprises françaises (EDF, TotalEnergies) et brésiliennes.

Notre coopération universitaire est également très développée. La question de la protection du climat et de la biodiversité est au coeur des dynamiques relancées l'année dernière. L'Institut de recherche pour le développement (IRD), présent depuis 60 ans, soutient l'observatoire d'hydrologie du bassin amazonien avec une aide de 12 millions d'euros. Des programmes entre le CNRS, l'IRD, l'INRAE et des institutions brésiliennes telles que l'INPA ou l'EMBRAPA visent à développer des systèmes agricoles durables et à cartographier et préserver la biodiversité. Ces institutions françaises, et notamment l'IRD, sont très appréciées au Brésil.

Cependant, malgré la présence de 600 000 locuteurs francophones et de 130 000 apprenants au Brésil, la francophonie y est en difficulté. Il n'existe que 3 lycées français dans le pays, et le Brésil n'apparaît même pas dans le catalogue de la francophonie. Des propositions de loi visant à faire de l'Espagnol la deuxième langue obligatoire au Brésil ont récemment été repoussées, grâce à une forte intervention de l'ambassade de France. Consciente de l'enjeu, l'AEFE a décidé de faire du Brésil l'une de ses 10 priorités, en étendant les filières bilingues françaises dans les lycées brésiliens. Toutefois, les effets des coupes budgétaires s'annoncent majeurs, notamment pour l'AEFE et l'AUF.

Concernant le Pérou, les relations franco-péruviennes sont traditionnellement bonnes, l'image de la France étant très positive dans ce pays. Ce dernier, attaché aux valeurs démocratiques, a condamné l'agression russe en Ukraine sans prendre de sanctions.

Concernant l'environnement, l'enjeu actuel est la ratification du traité « BBNJ » sur la haute mer, signé par le Pérou à Nice. Les parlementaires péruviens redoutent une ratification implicite de la Convention de Montego Bay, que le Pérou n'a pas signée, et des restrictions pour la pêche péruvienne. Cependant, ce traité permettrait de mieux lutter contre le pillage halieutique sans nuire à la pêche locale. Nous avons plaidé en ce sens auprès des parlementaires.

En tant que pays du Pacifique, membre de l'Alliance du Pacifique et de l'APEC, le Pérou a pour principaux partenaires les États-Unis et la Chine, cette dernière y ayant accru sa présence, avec en particulier l'inauguration du méga-port de Chancay par Xi Jinping. Les PME locales sont évincées par la concurrence chinoise. 75 % du cuivre péruvien est désormais exporté vers la Chine.

Conscient des risques de dépendance, le Pérou attend des pays comme la France un rééquilibrage de ses relations commerciales. Le Pérou apprécie ainsi le soutien français à sa candidature à l'OCDE. Bien que les bons fondamentaux macroéconomiques justifient cette ambition, ils sont en réalité l'envers d'un déficit majeur en infrastructures (routes, hôpitaux, écoles, etc.). La France répond par des contrats de gouvernement à gouvernement, permettant de contourner les blocages de l'investissement public, comme avec Egis pour la construction d'une route, d'un pont et de quatre hôpitaux. L'État péruvien bénéficie ainsi d'une forme d'assistance à maîtrise d'ouvrage, impliquant fortement l'ambassade.

Bien que le Pérou soit un pays minier majeur, il n'accueille pas d'exploitants français, mais ceux-ci sont présents dans les services associés, comme Sodexo et Veritas. Les mines illégales détruisent l'environnement et freinent le développement des exploitations légales, faute de permis délivrés. Néanmoins, le ministère des Mines a assuré avoir approuvé 7 milliards d'euros d'investissements en 2 ans. Le pays développe également les énergies renouvelables tout en misant sur le gaz et le pétrole.

Au total, le potentiel d'investissement pour notre pays est significatif. En mars 2025, Laurent Saint-Martin a relancé la relation, mais on peut regretter la suppression d'un poste prévue au service économique de l'ambassade. L'AFD, pénalisée par les taux d'intérêt bas au Pérou, se révèle peu compétitive.

Cependant, la coopération culturelle est riche, grâce à une forte présence de l'IRD et de l'Institut français d'études andines (IFEA). Le ministre péruvien des Relations extérieures, très amical, a même déclaré que « la France avait créé l'archéologie au Pérou ». Le réseau des Alliances françaises compte plus de 40 000 apprenants, dont 11 000 uniquement pour l'Alliance de Lima, la première au monde.

En somme, la relation franco-péruvienne est traditionnellement positive, fondée sur les valeurs démocratiques et une coopération active au sein du multilatéralisme. La France est un partenaire apprécié, notamment dans les domaines des infrastructures et de la culture. Néanmoins, le Pérou attend davantage face à l'influence croissante de la Chine. Les opportunités d'investissement existent, mais elles sont freinées par la corruption et un certain manque d'engagement économique français, auquel il est impératif de remédier.

Mme Catherine Dumas. - Merci pour ce rapport traité en trois parties : défense, criminalité et enjeux politiques, culturels et économiques. Il fait écho à la précédente mission au Brésil, à laquelle j'ai pris part.

M. Étienne Blanc. - Dans les travaux de la commission d'enquête sur le narcotrafic, nous avons examiné comment les ports français ou européens contrôlent les conteneurs provenant du Sud. Nous contrôlons 10 % de ceux-ci, alors que nous ne contrôlons que 2 % de ceux qui voyagent dans le monde. La commission s'est-elle intéressée à la façon dont les Péruviens contrôlent, en partenariat avec les États-Unis et le Brésil, les conteneurs qui quittent leurs ports ? Ont-ils un système de scanner ou un dispositif particulier de contrôle en coopération avec leur douane ?

M. Édouard Courtial. - Le Pérou étant le deuxième pays producteur de cocaïne, cet enjeu est déterminant. Ceci étant dit, le transit depuis le Pérou se fait essentiellement par voie terrestre, avec le Brésil comme plateforme de transit. Au Pérou, les risques portuaires à venir toucheront le nouveau port de Chancay. Des dispositifs de protection y ont été prévus.

Pour l'heure, les produits entrent au Brésil via l'Amazonie avant d'être dispatchés vers l'Europe.

M. Philippe Folliot. - Nous nous sommes rendus en Amérique latine il y a un peu plus d'un an. Notre mission était plutôt orientée sur les enjeux relatifs au plateau de la Guyane. En effet, la plus longue frontière terrestre entre la France et un autre pays est celle qui la sépare du Brésil via la Guyane.

Jadis, il existait un fonds de contrevaleur créé lors de la tournée du Général de Gaulle en Amérique du Sud, à la fin des années 60. La France donnait du blé au Pérou, qui le vendait pour alimenter un fonds permettant de financer des actions de co-développement choisies par l'ambassade et les autorités péruviennes. Ce dispositif fonctionnait encore il y a une dizaine d'années. Il permettait de mener des projets, notamment sur l'Altiplano, région très défavorisée par rapport à la zone côtière. Avez-vous parlé de ce fonds à l'ambassade ? Existe-t-il toujours, ou l'AFD a-t-elle pris le relais ?

M. Édouard Courtial. - Ce fonds n'a pas été évoqué lors de notre mission.

Mme Catherine Dumas. - On constate que la France doit être plus présente dans ces zones, notamment face à la Chine.

Lors d'une mission en Asie avec mes collègues, nous avons constaté les mêmes problèmes relatifs à la maintenance qu'en Amérique du Sud. Pouvez-vous nous en dire plus ?

M. Jean-Luc Ruelle. -Nous devons faire en sorte que les pays à qui nous faisons des transferts de technologie s'approprient les compétences en matière de maintenance. C'est important pour la réputation ultérieure des matériels et des entreprises qui les produisent.

M. Mickaël Vallet. - J'aimerais savoir ce qu'a ressenti notre collègue Ronan Le Gleut lors de sa visite d'Itaguai. Nous en avons été très impressionnés, mais nous aimerions avoir un éclairage supplémentaire sur la poursuite du chantier jusqu'à son terme.

M. Ronan Le Gleut. - La mission de la session nationale « Politique de défense »de l'Institut des Hautes Études de la Défense Nationale (IHEDN) a choisi le Brésil comme destination en 2025. Le séjour était construit autour de ce chantier naval. C'est une immense réussite pour la France. Les Français y travaillant font l'aller-retour quotidiennement depuis Rio, en bus. On ressent une vraie satisfaction dans le travail réalisé en commun. Tout est centralisé sur un même lieu : production, maintenance et opérationnel. En France, nous avons trois sites distincts pour opérer ces trois missions. Cette organisation ne pose pas de problème particulier, parce que la dernière guerre menée par le Brésil date du 19e siècle. C'est un pays en paix, qui se définit comme tel, mais qui monte en puissance. Il se positionne comme un acteur géostratégique avec une zone d'influence s'étendant jusqu'à la côte ouest de l'Afrique.

L'avis partagé par les auditeurs de l'IHEDN revient à dire qu'il s'agit d'un succès considérable pour la France et d'une excellente décision pour le Brésil, très satisfait de ce partenariat.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - J'aimerais réagir sur la question de la maintenance. En effet, en Inde aussi, la maintenance est un enjeu. Nous devons approfondir cette question.

Mme Catherine Dumas. - Notre commission doit en effet être vigilante sur ce point.

Le rapport d'information est adopté à l'unanimité.

La réunion est close à 11 h 10.