Mardi 8 juillet 2025

- Présidence de M. Claude Raynal, président -

La réunion est ouverte à 15 h 00.

Rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques - Audition de M. Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes

M. Claude Raynal, président. - Nous sommes heureux de vous retrouver, monsieur le Premier président, pour une présentation du rapport de la Cour des comptes sur la situation et les perspectives des finances publiques.

Votre rapport dresse un constat particulièrement sombre : alors que vous qualifiez 2023 et 2024 d'« années noires en matière de finances publiques », vous rappelez les risques importants qui pèsent sur 2025 et les années suivantes.

Pour l'année en cours, vous rappelez que l'atteinte de la cible de déficit, fixée à 5,4 points de PIB, est notamment menacée par le ralentissement de l'activité économique.

Vous pointez aussi qu'une grande partie des mesures en recettes pour 2025 sont censées être temporaires, et que leur retrait pour les années à venir devra se traduire par un surcroît d'effort de 10 milliards d'euros.

En vous fondant sur cette analyse et sur la réalisation de scénarios alternatifs à celui du Gouvernement, vous défendez la nécessité de nous orienter vers un solde primaire fortement positif, dépassant durablement 1 point de PIB. Tandis que la diminution de notre ratio d'endettement n'est envisagée qu'en 2028 par le Gouvernement, l'ensemble des scénarios alternatifs que vous présentez suggèrent que l'endettement public devrait augmenter au moins jusqu'en 2029, la charge de la dette dépassant alors significativement la prévision retenue dans le plan budgétaire et structurel de moyen terme (PSMT) pour 2029, qui s'établit à environ 100 milliards d'euros.

Pour tenir le cap et éviter tout emballement, vous insistez sur la nécessaire crédibilité de notre trajectoire en matière de finances publiques et sur l'effort considérable à engager dès 2026. Alors qu'aucune piste significative n'est avancée à ce stade, vous estimez à 105 milliards d'euros l'effort qu'il faudra consentir entre 2025 et 2029 pour respecter nos engagements.

Le 15 juillet prochain, le Premier ministre, qui prévoit un plan « sur quatre ans », devrait annoncer ses orientations de finances publiques. Cette date se trouve également être la date butoir prévue par la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances (Lolf) pour la présentation, par le Gouvernement, du rapport indiquant les plafonds de crédits envisagés en 2026 pour chaque mission du budget général.

Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle que cette audition est retransmise en direct sur le site internet du Sénat.

M. Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes. - Le rapport que je vous présente aujourd'hui sur la situation et les perspectives des finances publiques, réalisé par la première chambre sous la houlette de sa présidente, Carine Camby, approfondit celui que je vous avais présenté en février dernier. Il prolonge et complète une série d'autres travaux de la Cour publiés en application de la loi organique relative aux lois de finances.

Le rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques (RSPFP) traite de l'ensemble des administrations publiques : État, collectivités locales, administrations de sécurité sociale et autres organismes publics. Chaque année, il examine dans une approche synthétique les résultats de l'année écoulée et les perspectives pour les années suivantes. C'est notre rapport annuel le plus complet sur les finances publiques.

Cette publication, qui intervient toujours à la même période, indépendamment donc de la présentation des arbitrages du Gouvernement par le Premier ministre, s'inscrit cette année dans un contexte très préoccupant. La France vient de traverser deux années noires en matière de finances publiques, alors même que notre pays n'a connu aucun choc économique, social, sanitaire ou énergétique.

Or les trois trajectoires pluriannuelles présentées par le Gouvernement depuis l'automne 2023 ont, à chaque fois, vu leur première marche se dérober. La loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027 du 18 décembre 2023 - ce n'est pas si vieux - tablait sur un déficit public de 4,9 points de PIB en 2023 ; celui-ci s'est établi à 5,4 points. Le programme de stabilité pour la période 2024-2027, publié en avril 2024, prévoyait un déficit de 5,1 points en 2024, contre 5,8 points en réalité. Enfin, le PSMT, publié en octobre 2024, prévoyait un déficit de 5 points de PIB en 2025. Or, dès la loi du 14 février 2025 de finances pour 2025, cette prévision a été revue à 5,4 points de PIB.

Nous avons donc un problème de méthode. Alors que le pilotage des finances publiques devrait s'ajuster pour respecter les objectifs nationaux de recettes, de dépenses et de déficits, les objectifs sont constamment modifiés, revus et repoussés, au regard d'un résultat moins bon qu'escompté. Il n'est plus possible de procéder de la sorte, car cela mine la confiance en nos engagements, notre crédibilité et amoindrit notre capacité à agir.

Le rapport que je vous présente aujourd'hui est structuré en trois chapitres que j'exposerai successivement.

Le premier message est le suivant : en 2024, la France n'a pas su contenir ses dépenses publiques, ce qui nous conduit à avoir le déficit le plus élevé de la zone euro.

En 2024, le déficit public s'est donc établi à 5,8 points de PIB, en hausse de 0,4 point par rapport à 2023, et 1,4 point au-dessus de la prévision de la programmation initiale de l'automne 2023, soit environ 50 milliards d'euros. Après une année 2023 déjà très mauvaise, 2024 a donc été marquée par une dérive encore plus sérieuse.

Or ce dérapage budgétaire n'est nullement dû à des circonstances extérieures : il est la conséquence d'une incapacité à maîtriser la dynamique de la dépense et à engager des efforts d'économie pérennes, mais aussi d'hypothèses de croissance et de recettes trop favorables.

De plus, alors qu'en 2023, le creusement de 0,6 point du déficit tenait en très grande partie à la faiblesse des prélèvements obligatoires, en 2024, il est principalement la conséquence de la dynamique de la dépense primaire hors mesures exceptionnelles. Si le manque de recettes explique l'écart entre ce qui a été voté et ce qui s'est réalisé, la dérive elle-même tient à cette dynamique.

En 2024, la dépense publique totale s'est établie à 1 650 milliards d'euros, en augmentation de 61 milliards d'euros par rapport à 2023. En conséquence, le ratio de dépense publique a augmenté par rapport à 2023, ce qui constitue une première depuis 2020, année du covid, pour s'établir à 56,5 points de PIB.

L'analyse de 2024 révèle surtout que la dépense publique hors charge de la dette et hors mesures exceptionnelles, que nous appelons le « coeur » de la dépense publique, a progressé de 2,7 %, c'est-à-dire beaucoup plus vite que la croissance. C'est la progression la plus importante des quinze dernières années, alors que nous sommes supposés être engagés dans une trajectoire de réduction des déficits. Quand j'entends qu'une politique d'austérité est menée dans notre pays, j'ai envie de me pincer ! Cette progression du coeur de la dépense publique a été le principal facteur de creusement du déficit en 2024, à hauteur de 0,8 point de PIB.

Si l'évolution des dépenses a été particulièrement hétérogène au sein des administrations publiques, la perte de contrôle du coeur de la dépense est essentiellement imputable aux sphères locale et sociale.

Les dépenses des administrations locales ont progressé de 2,7 % en volume, tirées vers le haut par les investissements en lien avec le cycle communal. Il est vrai qu'à l'approche des élections municipales de 2026, on aurait pu les prévoir, ou du moins les programmer.

Quant aux dépenses des administrations de sécurité sociale, elles ont augmenté encore davantage, à hauteur de 3,3 % en volume. Cette augmentation est due en particulier à la hausse des dépenses de prestations sociales due à la revalorisation décalée des pensions sur l'inflation de 2023.

Les dépenses de l'État ont quant à elles reculé de 0,5 point. L'État a bénéficié du repli des dépenses exceptionnelles, mais il a aussi réalisé de véritables efforts de gestion, malgré des dépenses conjoncturelles liées à la situation en Nouvelle-Calédonie et à l'organisation des jeux Olympiques. Le satisfecit doit toutefois être modéré, car plusieurs de ces mesures de gestion constituent des one shot ou des one-off qui repoussent à 2025, et surtout à 2026 les économies structurelles.

Ainsi, alors même que la quasi-extinction des mesures de soutien aurait dû conduire à une réduction du déficit, l'absence de maîtrise du coeur de la dépense a au contraire emporté un creusement du déficit, et ce dans des proportions deux fois supérieures à la faible dynamique spontanée des prélèvements obligatoires.

La charge de la dette continue d'augmenter du fait du déficit de l'année 2023, d'une part, et en raison de l'émission de nouveaux titres de dette publique à des taux nettement supérieurs à ceux qu'ils remplacent, d'autre part. Notre dette étant plus coûteuse, les nouveaux titres sont en effet plus chers que les anciens. Si rien n'est fait, nous serons confrontés à un véritable effet « boule de neige ». En réalité, la boule a déjà commencé de rouler, puisqu'au cours de la seule année 2024, la charge de la dette publique a augmenté de 7,3 milliards d'euros, soit de 14 %, passant de 52,9 milliards d'euros à 60,2 milliards d'euros.

Le coût du service de la dette, lui, a plus que doublé depuis 2020. Cette augmentation a un effet direct sur notre déficit, qu'elle a creusé de 0,2 point de PIB en 2024. Or cet emballement n'en est qu'à ses débuts, car le refinancement progressif du stock de dette à des taux plus élevés montera en puissance au cours des prochaines années ; plus notre ratio de dette publique augmentera, plus nous consacrerons de moyens à cette dépense stérile, inutile et paralysante pour le reste de l'action publique qu'est la dette publique.

Aujourd'hui, gauche et droite devraient avoir un même ennemi : la dette publique. Quelles que soient vos préférences de politiques publiques, vous ne les financerez pas sans une réduction de la dette, car la dette finira par étrangler nos marges de manoeuvre.

En parallèle de ces dépenses en forte hausse, les prélèvements obligatoires n'ont progressé que modestement puisqu'en 2024, comme en 2023, leur évolution s'est établie en deçà de celle du PIB, ce qui dégrade le déficit de 0,4 point de PIB. Cette atonie s'explique notamment par une diminution des recettes de TVA, d'impôt sur les sociétés (IS), d'impôt sur le revenu (IR), ainsi que par la baisse des droits de mutation à titre onéreux (DMTO), laquelle pèse sur les finances locales, en particulier sur celles des départements.

Par ailleurs, pour la deuxième année consécutive, les prélèvements obligatoires sont inférieurs de plus de 40 milliards d'euros aux prévisions de la loi de finances initiale. Nous avons déjà analysé en détail cet écart très important dans notre rapport de février et nous en avons tiré une conclusion nette : ce dérapage est en partie imputable à des hypothèses de départ trop optimistes. Je ne dis pas que tout était prévisible, loin de là ! Je constate toutefois qu'en dépit des alertes de la Cour comme du Haut Conseil des finances publiques (HCFP) dès l'automne 2023, les prévisions ont été trop volontaristes.

La faiblesse des recettes a été partiellement atténuée en 2024 par des hausses d'impôts, notamment le retour de la taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité (TICFE). Ces hausses d'impôts, en rupture avec les baisses mises en oeuvre depuis 2018, ont freiné la dégradation du solde public, mais seulement de 6,5 milliards d'euros. Si j'estime que l'on doit pouvoir débattre d'éventuelles hausses d'impôts, des hausses massives ne sauraient remplacer de nécessaires économies de dépenses, car notre ratio de prélèvements obligatoires est encore parmi les plus élevés de l'Union européenne. En 2023, celui-ci s'établissait à 43,9 points de PIB, contre 39,2 points en Allemagne, 36,6 en Espagne et 41,5 en Italie. Nos marges de manoeuvre sont donc limitées.

La conséquence d'une dépense publique hors de contrôle et de l'atonie des prélèvements obligatoires est bien connue : en 2024, le déficit public s'est encore creusé, pour atteindre près de 170 milliards d'euros.

Le déficit de l'État est toutefois quasiment stable en euros courants, et il a diminué si on le rapporte au PIB, grâce notamment aux efforts d'économies de gestion que j'évoquais.

Les administrations publiques locales ont quant à elles vu leur déficit se creuser en 2024, pour atteindre près de 17 milliards d'euros, soit 0,6 point de PIB, tandis que les administrations de sécurité sociale ont enregistré une dégradation encore plus importante de leur situation financière, puisque leur excédent, qui atteignait 11,5 milliards d'euros en 2023, s'est quasiment évaporé, réduit à zéro en 2024.

Avec le déficit le plus élevé de la zone euro, nous sommes désormais sur la première marche d'un triste podium. Alors que tous les autres pays européens très endettés, comme la Grèce, le Portugal, l'Espagne ou l'Italie, ont tiré parti des années d'inflation pour réduire leur ratio de dette publique, pour la première fois depuis 2020, le nôtre a augmenté, pour atteindre 113,2 points de PIB, en hausse de plus de 3 points. Nous nous éloignons progressivement du Portugal, de l'Espagne et de la Belgique, qui sont parvenus à maintenir ou à ramener leur endettement nettement au-dessous de 110 points de PIB, alors qu'il y a cinq ans, nous étions dans une situation bien plus favorable que ces pays. Or plus nous attendons avant d'agir, plus il sera difficile de stabiliser, puis de diminuer notre endettement.

Ces deux années ont conduit à doubler les efforts d'ajustement nécessaires au retour du déficit sous 3 points de PIB d'ici à 2029, conformément à nos obligations européennes. Ces efforts représentent désormais un montant de près de 105 milliards d'euros à l'horizon 2029, alors qu'ils étaient d'environ 50 milliards il y a moins de deux ans. Ils ont plus que doublé ! Il est impératif, pour ne pas dire vital, de redresser la barre dès cette année, en respectant notre trajectoire pour 2025 et pour les années suivantes. Il faudra franchir une marche chaque année pour nous rapprocher progressivement de l'indispensable stabilisation de notre endettement.

Si en revanche nous laissons notre endettement filer et que nous consacrons toutes nos ressources au paiement des intérêts, nous ne pourrons plus financer la transition écologique, l'effort de défense, l'investissement dans la recherche et dans l'innovation. L'année prochaine, le service de la dette sera probablement le premier budget de la Nation, devant l'éducation nationale, ce qui ne s'est jamais produit sous la Ve République.

Ceci me mène au deuxième message de notre rapport : il est impératif de rendre crédible dès 2025 l'objectif de retour du déficit sous 3 % du PIB. Le scénario macroéconomique pour 2025 est encore légèrement optimiste, dans un contexte de forte incertitude sur le plan commercial et géopolitique. La prévision de croissance pour 2025 est en effet loin d'être acquise : de 1,1 % dans le projet de loi de finances, elle est passée à 0,9 % lors de la loi de finances initiale, et elle s'établissait à 0,7 % en avril. Elle devrait finalement se situer entre 0,6 % et 0,5 %. Le Gouvernement anticipe ensuite une croissance de 1,2 % en 2026, de 1,4 % en 2028 et de 1,2 % en 2029.

Au-delà de ces prévisions macroéconomiques sans doute optimistes, notre scénario de finances publiques, c'est-à-dire notre prévision de recettes et notre cible de dépenses, s'il demeure atteignable, doit impérativement être respecté.

En matière de recettes, d'abord, il n'y a aucune marge de prudence dans la prévision pour l'année 2025. Or une partie des 24 milliards d'euros de hausses d'impôts et de cotisations sont temporaires et ont un rendement assez incertain. Je songe notamment à la contribution exceptionnelle sur les grandes entreprises et à la contribution différentielle sur les revenus.

En ce qui concerne la progression spontanée des recettes fiscales, après deux années décevantes, le Gouvernement prévoit une dynamique en ligne avec la croissance du PIB. Cela est cohérent avec le scénario macroéconomique, lui-même quelque peu optimiste. Or ces prévisions de recettes sont maintenues, voire relevées, par rapport à celles de la loi de finances, alors que la prévision de croissance pour 2025 a depuis été revue à la baisse.

Si nous ne sommes pas du tout dans la même situation que l'été dernier, il est à craindre que l'objectif d'un déficit à 5,4 points du PIB soit donc difficile à atteindre. Je ne dis pas que c'est impossible, mais ce n'est pas fait !

La cible de dépenses est, elle aussi, un peu fragile. Selon le rapport annuel d'avancement sur le PSMT, les dépenses publiques ont augmenté de 1,1 % en volume en 2025, soit plus rapidement que le PIB, ce qui signifie que le ratio de dépenses publiques pourrait être porté de 56,5 à 56,8 points de PIB.

Cette progression de la dépense publique serait, cette année encore, très hétérogène. Les dépenses de l'État diminueraient en effet de 0,8 point en volume : c'est une cible ambitieuse, d'autant que les dépenses exceptionnelles sont presque toutes éteintes et que les mesures de réduction des dépenses de l'État sont pour l'essentiel des mesures de gestion des crédits, par des financements non pérennes.

Par ailleurs, comme l'État porte la quasi-totalité des efforts de maîtrise des dépenses, cela lui laisse assez peu de marge de manoeuvre pour répondre aux aléas ou pour augmenter ses crédits d'investissement, par exemple dans la défense.

Les dépenses des administrations locales progresseraient à nouveau en volume de 1,6 %, après 2,7 % en 2024. Les collectivités locales ne sont toutefois pas concernées par cette inflexion. Notre rapport relatif aux collectivités montre d'ailleurs qu'elles ne sont pas responsables de la dérive des finances publiques, et que l'endettement de la plupart d'entre elles ne s'inscrit pas dans les ratios d'alerte. La situation est toutefois très inégale selon les collectivités : si le bloc communal et le bloc régional se portent relativement bien, le bloc départemental est en souffrance, même s'il existe au sein de chacun des blocs de fortes disparités. En tout état de cause, les collectivités locales devront être associées à l'effort.

Sur la sphère sociale, il est prévu que l'évolution des dépenses en volume soit divisée par deux en 2025, ce qui ne va pas sans aléas.

Pour résumer, la réduction prévisionnelle du déficit en 2025 nous paraît reposer quasi exclusivement sur des hausses d'impôts très significatives, dont près de la moitié sont annoncées comme temporaires, et sur des prévisions de recettes sous-tendues par des hypothèses moins prudentes que dans la loi de finances initiale. Parallèlement, les objectifs d'évolution de la dépense publique, déjà insuffisants pour permettre à eux seuls une réduction du déficit, sont particulièrement incertains en l'absence de réforme structurelle. Même si les prévisions de recettes se réalisaient et même si l'objectif de réduction des dépenses était tenu dans toutes les administrations - ce n'est pas inatteignable, mais ce n'est pas fait -, cela ne suffirait pas, tant s'en faut.

Il ne faut pas nous bercer d'illusions. Les objectifs que nous avons tant de peine à atteindre sont un minimum. Selon le rapport d'avancement annuel sur le PSMT, la dette publique augmenterait à nouveau de 3 points en 2025, pour atteindre 116,4 points de PIB, soit près de 3 500 milliards d'euros à la fin de l'année 2025. Compte tenu de la faible croissance du PIB, il aurait fallu viser un déficit public de 2,4 points de PIB pour seulement espérer stabiliser le ratio. C'est évidemment absurde, car une telle politique serait totalement récessive. C'est dire l'ampleur de l'écart que nous avons à réduire.

Pour conjurer cette dérive, des efforts structurels doivent être consentis sur l'ensemble des dépenses de l'administration publique - État, opérateurs, collectivités, sécurité sociale.

La suite de la trajectoire esquissée dans le rapport d'avancement annuel du PSMT, publié en avril 2025, est tout aussi incertaine, puisqu'il nous faudra avoir trouvé 105 milliards d'euros à l'horizon 2029. Il nous faut crédibiliser cette trajectoire.

La Cour a simulé cinq scénarios en modifiant certaines hypothèses de cette trajectoire pour les rendre conformes à des tendances passées ou tenir compte de risques identifiés. Or tous ces scénarios emportent une hausse continue du ratio de dette publique jusqu'en 2029. Ils montrent les périls auxquels notre pays est exposé.

Réduire la dette publique est donc non pas une option, mais un impératif. Nous avons le choix entre l'effort maintenant - volontaire, maîtrisé, raisonnable, intelligent - et l'austérité demain - subie, imposée et stupide. Nous sommes au pied du mur de la dette. Je ne suis pas du tout en train de pronostiquer une tutelle du FMI ou la mise en place de programmes, car nous ne sommes pas dans la même situation que la Grèce il y a quelques années. Toutefois, le renchérissement constant du coût de notre dette emportera indéniablement un effet d'étranglement de notre capacité à faire face à nos obligations, mais aussi à nos ambitions.

J'en viens au troisième chapitre de notre rapport, qui porte chaque année sur une thématique différente. Cette année, nous avons choisi la soutenabilité de la dette, c'est-à-dire la capacité, pour la puissance publique, d'honorer les obligations liées à son endettement à tout moment dans le futur.

Depuis plus de deux décennies, à la différence notamment de l'Allemagne et de l'Italie, la dynamique de l'endettement en France a été principalement nourrie par l'accumulation de déficits primaires, c'est-à-dire hors charge de la dette. Dans le même temps, la croissance s'érodait progressivement. Le rôle des taux d'intérêt et des phénomènes de marché n'a été que secondaire dans ces dynamiques.

Ce déficit et cette dette croissante n'ont pas eu comme principale contrepartie des investissements ou des dépenses d'avenir, de nature à augmenter le potentiel de croissance future. Ils ont surtout financé la hausse des dépenses courantes, liées notamment à notre modèle social et au vieillissement de la population. J'estime qu'une telle évolution n'est pas soutenable. La stratégie des finances publiques doit permettre de reprendre le contrôle de la dynamique de la dette, dans un contexte où nous ne pouvons plus compter sur un retour de la croissance des décennies passées ni sur des taux d'intérêt très bas qui diminueraient drastiquement la charge de la dette.

La dette française trouve toujours des acquéreurs sans difficulté, car nous avons un marché liquide apprécié par les investisseurs, que notre dette est bien gérée par l'Agence France Trésor, que nos impôts rentrent malgré tout, que nous faisons partie de la zone euro et que l'on fait grosso modo confiance à notre système politique. Mais les taux étant de plus en plus élevés, d'autre pays, comme l'Allemagne, qui est sur le point de s'endetter, pourraient devenir plus attirants pour les créanciers. L'appréciation de notre gestion pourrait de plus être amenée à évoluer. À cet égard, le rendez-vous du budget 2026 sera très suivi par les agences de notation, la Commission européenne et les marchés.

Dans ce contexte, la seule manière de garantir la soutenabilité de la dette française est de revenir à un solde primaire excédentaire, alors qu'il s'établit aujourd'hui en déficit, à - 3,7 points de PIB. L'Italie et la Grèce sont certes plus endettés que nous, mais ils ont un excédent primaire.

Il est temps de reprendre le contrôle de nos finances publiques. Nous n'avons pas le choix, sans quoi nous perdrons toute capacité à faire face aux défis climatiques et géopolitiques, dans un monde de plus en plus trouble et incertain.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous avez indiqué que nous avions le choix entre l'effort maintenant ou l'austérité demain. Cela m'évoque les slogans « Le changement, c'est maintenant » et « Vivement demain ! ».

Je partage votre diagnostic. Quelles conclusions tirez-vous du non-respect des différents documents de programmation des finances publiques ? Ne servent-ils donc à rien ?

Lors de votre dernière audition devant notre commission, vous avez indiqué qu'il serait utile que le Gouvernement présente une nouvelle loi de programmation des finances publiques (LPFP), conforme à la trajectoire du PSMT. Mais faut-il vraiment réviser la LPFP, à peine un an et demi après sa promulgation, sans rien changer quant à sa forme ? Ou bien faut-il revoir la méthode même de définition de la trajectoire pluriannuelle, par exemple en articulant mieux la loi de programmation des finances publiques nationale et les plans européens, ce qui supposerait de réviser la Lolf afin d'intégrer la trajectoire des dépenses nettes dans la LPFP ? En ce cas, ne conviendrait-il pas d'examiner la LPFP en amont du PSMT ?

Que pensez-vous des débats autour d'une « année blanche » en 2026 ? Vous avez fait part dans la presse de vos réticences à cet égard et appelé à des réformes structurelles. Une année blanche ne serait-elle pas une manière de faire comprendre aux citoyens comme aux forces économiques que le « quoi qu'il en coûte » est terminé ? De plus, la situation politique actuelle ne constitue-t-elle pas un frein aux réformes structurelles ?

Une section importante du rapport est consacrée à la soutenabilité de la dette. À cet égard, comment réagissez-vous aux déclarations de la ministre des comptes publics, qui indiquait à la presse il y a un mois que si nous ne faisons pas des choix forts dès maintenant, « ce seront nos créanciers ou le FMI qui nous les imposeront » ?

Dans un contexte où l'Italie emprunte désormais dans des conditions similaires à celles de la France, estimez-vous enfin que ce pays pourrait rapidement prendre la place de la France dans les portefeuilles des investisseurs ? Cela pourrait-il conduire à une dégradation franche des conditions d'emprunt de la France ?

M. Pierre Moscovici. - Les slogans politiques sont pour moi de vieux souvenirs, mais je maintiens ma formule ! Nous avons le choix entre agir de manière volontaire, maîtrisée, sérieuse et solide, ou subir l'austérité lorsque nous serons rappelés à l'ordre par les agences de notation et les marchés.

Deux agences de notation sur trois ont revu à la baisse la note de la France. Il est évident qu'elles suivront de près le débat budgétaire de l'automne. J'estime toutefois que nous sommes davantage menacés par un renchérissement du coût de notre dette que par l'éventualité d'une mise sous tutelle du FMI. Nous pouvons encore éviter l'effet « boule de neige » si nous ralentissons la boule qui a commencé de rouler.

Je constate que depuis la dissolution de l'Assemblée nationale l'année dernière, l'évolution de nos taux d'intérêt est la plus négative de l'ensemble de la zone euro. Notre spread s'est creusé, que ce soit avec l'Allemagne, l'Espagne, la Belgique ou la Grèce. Notre spread avec l'Italie est en train de se réduire, et au rythme où vont les choses, les courbes de nos taux respectifs pourraient se croiser. Nous pourrions toutefois également être évincés par l'Allemagne, qui est sur le point de s'endetter, alors que son taux d'endettement est pour l'heure très faible et son déficit, quasi nul.

Je constate comme vous que nos trois derniers documents de programmation sont devenus obsolètes au bout de quelques mois. Il serait préférable de maintenir nos objectifs et d'agir en conséquence plutôt que d'adapter sans cesse nos objectifs à nos résultats. Cela doit-il prendre la forme d'une nouvelle loi de programmation des finances publiques ? Je ne suis pas certain que la situation politique y soit propice. En tout état de cause, il importe de fixer un cap de manière lucide, de l'expliquer avec pédagogie et de le tenir de manière volontaire.

Quant à l'année blanche, plutôt que des réserves, j'ai exprimé des interrogations. Il n'appartient pas à la Cour des comptes, ni à moi en particulier, de suggérer quoi que ce soit sur l'élaboration du projet de loi de finances. C'est au Gouvernement et au Parlement qu'il appartient d'en décider.

Trois éléments sont toutefois à mon sens à prendre en considération. Premièrement, quel sera le rendement de l'année blanche ? Les estimations se situent entre 20 milliards d'euros et 6 milliards d'euros. Deuxièmement, l'année blanche n'est pas l'arme magique, et même si elle était décidée, une grande partie du chemin resterait à parcourir. Troisièmement, l'année blanche risque de peser davantage sur les bas revenus que sur les hauts revenus, puisque les prestations ne seront pas indexées sur l'inflation. Il faudra donc sans doute engager des dépenses ou réaliser des transferts pour éviter ces effets d'inégalités.

En tout état de cause, il ne faudrait pas que l'année blanche nous conduise à esquiver la question des économies structurelles. Contrairement à une idée répandue, en 2023 et 2024, nous ne nous sommes pas attaqués au coeur de la dépense. Si l'État a fait quelques efforts relevant davantage de la gestion que du structurel, les collectivités et la sphère sociale n'en ont pas fait.

M. Thierry Cozic. - Je ne reviendrai pas sur la situation des finances publiques, que vous avez longuement évoquée. Après huit ans de pouvoir vertical, le « Mozart de la finance » nous laisse des comptes publics dans un état désastreux et des déficits hors de contrôle qui entravent tout investissement d'avenir.

Le rapport indique que la part des investisseurs non-résidents parmi les détenteurs de titres de la dette française est passée de 48,8 % fin 2023 à 54,6 % au quatrième trimestre 2024. L'attractivité de la dette française reste donc très forte. Nous sommes loin du dépôt de bilan !

L'augmentation du déficit de l'État est due non pas à une forte hausse des dépenses, mais à une importante diminution des recettes. De plus, les aides aux entreprises - que la commission d'enquête sénatoriale sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants estime à 211 milliards d'euros - figurent en tête des dépenses publiques hors sécurité sociale.

Le choix français de socialisation de la dépense publique permet par ailleurs à lui seul de rendre compte d'un écart de 5 % de dépense publique rapportée au PIB entre la France et l'Allemagne. Il s'agit donc davantage d'un choix de société que d'un gouffre à combler.

Le président Macron ayant détruit 66 milliards d'euros de recettes annuelles, et nos entreprises ayant reversé l'année dernière un montant historique de dividendes, ne vous paraît-il pas légitime, en sus du travail de rigueur qu'il nous faudra nécessairement mener sur nos dépenses, d'activer le levier fiscal ?

M. Pascal Savoldelli. - Je ne suis pas certain que la gauche et la droite puissent s'accorder pour faire de la dette un ennemi commun...

Nous savons désormais qu'en 2023, 211 milliards d'euros d'aides ont été consentis aux entreprises. Compte tenu des faibles contreparties qu'emporte une telle perfusion, ne conviendrait-il pas d'envisager une révolution des recettes ?

Le président des États-Unis demande que la France contribue au financement de l'Otan à hauteur de 3,5 % de son PIB. Une telle contribution vous paraît-elle soutenable ?

M. Grégory Blanc. - Nous sommes au pied du mur, avec 105 milliards d'euros à trouver. Or ce montant n'intègre pas le coût des transitions écologique et démographique. Il nous faudra donc sans doute plutôt trouver entre 140 et 150 milliards d'euros. Pour nécessaire qu'elle soit, la seule amélioration de la gestion de la dépense n'y suffira pas.

J'émettrai deux réserves concernant le rapport de la Cour.

La première tient aux comparaisons internationales. Notre impôt sur les sociétés s'établit par exemple à 25 %, ce qui est en ligne avec la recommandation de l'OCDE. Or dans la quasi-totalité des grands pays européens, si l'on prend en compte le taux régional qui s'ajoute au taux national, le taux de cet impôt est plutôt de l'ordre de 27 % à 30 %, même s'il est vrai que nos voisins n'ont pas l'équivalent de notre cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE).

Ma seconde réserve concerne le possible décrochage d'un certain nombre d'impôts que pointe le rapport. Nous avions alerté le Gouvernement au sujet de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE), dont la baisse du rendement était tout à fait prévisible. J'estime qu'il nous faut donc réfléchir à l'infrastructure même de nos impôts. Quelle est la position de la Cour à ce sujet ?

Le rapport indique par ailleurs que l'épargne des départements et des communes est en berne, et il pointe l'endettement des collectivités locales. Or la Cour elle-même, tout comme Bercy, n'a eu de cesse, depuis deux ans, d'indiquer que les collectivités locales disposaient de marge de manoeuvre, via l'endettement, pour financer la transition écologique. Il me paraît à ce titre nécessaire de clarifier ce que l'on demande aux collectivités sur une base pluriannuelle, notamment à la veille des élections.

Pour les départements, c'est l'aide sociale à l'enfance qui constitue la dépense la plus dynamique. Le nombre d'enfants placés a augmenté de manière significative depuis le covid, contribuant à l'effet ciseaux.

M. Marc Laménie. - Votre intervention ne nous rassure pas tout à fait. Une évolution de la composition des recettes est-elle envisageable ?

Concernant les emplois, sur le terrain, nous sommes tous attachés à nos trois fonctions publiques. Envisagez-vous des économies en matière d'emploi ? Cela me semble très compliqué.

Il est difficile d'évaluer la fraude sociale et fiscale : avez-vous des pistes pour faire mieux ?

La suppression de la taxe d'habitation, compensée à l'euro près par l'État, pèse sur le budget de ce dernier. Que pouvez-vous nous en dire ?

M. Christian Bilhac. - Vous êtes un homme mesuré. Or, même si vous avez dit ne pas vouloir charger la barque, je vous trouve de moins en moins mesuré. Ou bien c'est que la situation s'aggrave à grands pas.

Notre mode d'élaboration des projets de loi de finances (PLF) n'entraînerait-il pas immanquablement des erreurs de prévisions de recettes ? Quand j'étais jeune, dans mes premiers cours de finances locales, on nous expliquait qu'il fallait évaluer les dépenses, puis équilibrer le budget en fixant les impôts. Nous avons abandonné cette logique, qui impliquait une hausse de la fiscalité. Cependant, en votant d'abord les recettes puis les dépenses, chaque coup de rabot dans les dépenses entraîne ipso facto un effet sur les recettes. Voyez le cas des départements. À force de les saigner, ils ont dû limiter drastiquement leurs dépenses, notamment d'investissement, ce qui crée un manque à gagner pour l'État. Lorsque nous votons le budget, ne devrions-nous pas envisager une révision du volet recettes après avoir voté les dépenses ?

Vous dites qu'il faut payer un peu aujourd'hui pour éviter de payer beaucoup plus demain. Or, entre payer et mourir, on a toujours le temps, comme on dit chez moi. Cela fait des années que l'on demande des efforts aux gens, or ils ne voient pas les résultats. Pierre Mendès France disait qu'il fallait réorganiser économiquement la France dans la justice sociale, et que, sans justice fiscale, les Français n'accepteraient pas de contribuer.

Cette année, on a bien vu le tour de passe-passe sur la contribution exceptionnelle sur des revenus de plus 200 000 euros par an, transformée en contribution exceptionnelle sur les mêmes revenus, mais après optimisation fiscale - cela change tout -, puis les montages CumCum, avec là aussi un tour de passe-passe de Bercy, puis l'opposition du Gouvernement et de la majorité sénatoriale à la taxe Zucman. Les ménages modestes se posent des questions.

Vous avez beaucoup parlé de nos voisins européens. Les normes françaises seraient deux fois plus élevées, et représenteraient un coût entre 50 et 60 milliards d'euros. Avez-vous des chiffres ? Est-ce vrai ou faux ?

Idem sur les frais généraux - frais de gestion, frais administratifs -, qui seraient 50 % plus élevés que chez nos voisins. Ne doit-on pas engager une véritable révolution administrative ?

Mme Christine Lavarde. - Je ne pense pas que les recettes soient la solution pour notre pays. Vu leur niveau et leur taux, il vaudrait mieux les diminuer.

Je veux vous interroger sur la qualité de la dépense. Les lois de programmation préemptent une grande partie des dépenses du budget. Les ministres remettent donc en cause ces lois. Faut-il mettre fin à de tels exercices ? Faut-il revenir à un budget année par année ? Comment assurer ainsi une vision stratégique ?

J'en viens donc aux projets pluriannuels. En matière d'investissement, Pierre Barros et moi-même avons travaillé sur les agences, dont le rôle est d'assurer la pluriannualité des dépenses, chose que ne peut faire le budget de l'État tel que prévu par la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances (Lolf). Dans un monde un peu fou, ne faudrait-il pas revoir complètement le budget de l'État pour le calquer sur le modèle des collectivités : élaborer une section fonctionnement où sont équilibrées toutes les charges incompressibles, puis déterminer des projets pluriannuels finançables. Est-ce une idée complètement folle ?

Qu'est-ce que la Cour propose comme modalités de gestion pour penser le temps court sans préempter le temps long ?

Mme Florence Blatrix Contat. - L'économiste Anne-Laure Delatte a montré que les niches fiscales sont passées de 1 % à 4 % du PIB entre 1979 et aujourd'hui, alors que les subventions aux entreprises sont restées stables, à 2 % du PIB. L'intervention de l'État a basculé vers des exonérations fiscales et sociales, plutôt que d'assurer un soutien direct et contrôlé. La Cour relève que la dépense fiscale s'élève à 85 milliards d'euros, ce qui fragile notre base fiscale. Comment mieux évaluer les niches fiscales et comment les plafonner afin de réduire notre déficit ?

Le G7 a renoncé à l'accord sur l'imposition minimale des multinationales à 15 %, excluant les États-Unis. Quel est le manque à gagner pour les prochaines années ?

Mme Ghislaine Senée. - Je reviens sur les recettes. La majorité sénatoriale a fait des propositions, notamment celle d'une année blanche. Si celle-ci était renouvelée d'année en année, cela reviendrait à une non-indexation à terme, avec un impact très fort sur les retraites. Nous devons aussi traiter la question des surcoûts liés à la longue maladie ou aux transports. Vous voulez diminuer les dépenses liées aux malades et aux personnes âgées.

Que pensez-vous d'un impôt plancher de 2 %, salué dans une tribune signée par sept Prix Nobel d'économie ?

M. Pierre Moscovici. - Je suis d'autant plus mesuré que la situation est grave. Dire que la dette publique est un ennemi commun n'est pas un slogan. Droite comme gauche, du moment qu'elles pensent les politiques publiques, doivent considérer la dette comme un ennemi. Pierre Mendès France disait que les comptes en désordre sont le signe des nations qui s'abandonnent. Il disait aussi qu'il fallait une justice fiscale. Il disait enfin qu'il ne savait pas comment faire de bonnes politiques publiques sans de bonnes finances publiques. Je ne voulais pas dire plus.

Qui peut présenter devant les Français un programme crédible s'il ne s'attaque pas à la question de la dette ? Je ne vois pas comment échapper à cette question. Sinon, nous taperons dans le mur. Nous devons impérativement réduire nos déficits, limiter la vitesse de croissance de notre dette et enfin infléchir sa trajectoire. Sinon, ce sera l'appauvrissement, ou des accidents, voire les deux. Voilà le sens de mes propos.

Si la Cour des comptes sert à quelque chose, c'est bien à établir ce constat, et à informer les citoyens sur la réalité des choses. La situation est très sérieuse.

Monsieur Cozic, un des indicateurs de l'attractivité de la dette française est le profil différencié des acheteurs. La part des investisseurs non-résidents au 4e semestre 2024 s'établissait à 54,6 %, contre 48,8 % fin 2023. Cela confirme que notre dette est attractive, ce qui encourage une diversification des profils et donc un financement de l'État à moindre coût. D'autres pays comme l'Italie ou le Japon ont une dette plus domestique : l'avantage est celui de la stabilité, l'inconvénient est celui de coûts de financement plus importants.

Cela étant dit, on ne peut pas dire que le taux auquel emprunte la France soit particulièrement bas : 3,2 % en juin 2025, contre 2,54 % pour l'Allemagne, 2,28 % pour la Suède, 2,67 % pour les Pays-Bas, 2,95 % pour l'Irlande, 3,08 % pour l'Espagne, 3,13 % pour la Belgique, et 3,38 % pour l'Italie.

Notre notation est bonne, mais pas si bonne que cela.

Il existe un écart entre la situation des finances publiques françaises, le niveau de nos taux à l'émission et le degré de notation ; nous sommes sur un fil cependant. La situation peut sembler favorable, mais cela n'est pas durable.

Nombre de vos questions ont trait aux recettes ; or la Cour est peu ou pas compétente en la matière. La Cour traite essentiellement de la dépense, de sa quantité comme de sa qualité. Le Conseil des prélèvements obligatoires (CPO) existe, et nous ne valorisons pas assez ses travaux, qui sont extrêmement intéressants.

Monsieur Bilhac, vous avez dit que, dans votre jeunesse, l'on évaluait la dépense, puis que l'on ajustait la fiscalité. En va-t-il différemment aujourd'hui ? Ne poser que des questions sur l'impôt, sans dire quoi faire de la dépense, c'est dire de manière implicite que seul l'impôt est la solution.

Vos questions portent peu sur la dépense. Cela souligne un trait de notre mentalité collective : la fiscalité a beaucoup d'attrait, on y voit une ressource dans laquelle puiser indéfiniment. Cela étant dit, oui, le débat sur la fiscalité est légitime, tout comme le débat sur sa composition ou sur la justice fiscale.

Concernant la composition de la fiscalité, la TVA représentait 35 % des recettes en 2017, contre 21 % en 2024, tandis que l'impôt sur les sociétés (IS) représentait 8 % en 2017 et 13 % en 2024. Chacun en tirera les conclusions qu'il veut.

Les marges de manoeuvre sont limitées, étant donné le niveau de nos prélèvements obligatoires. Au nom de la Cour des comptes, je fais régulièrement passer le message suivant : nous trouverons des solutions plus du côté des économies en dépenses que du côté de la fiscalité ; sinon, nous créerons des problèmes de compétitivité et nous risquons de brider l'économie.

Je ne plaide pas pour des baisses d'impôts illimitées, mais je ne pense pas qu'il soit simple d'augmenter les impôts de 60 milliards d'euros parce qu'ils ont baissé auparavant de 60 milliards. Je sors à l'instant de mon rôle, je m'arrête donc là...

Concernant la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE), si nous voulons respecter nos objectifs climatiques, nous devrons trouver 13 milliards d'euros de recettes ailleurs.

Sur la dette écologique, je vous renvoie au chapitre sur les investissements climatiques de notre rapport de l'année dernière. Les investissements climatiques ou écologiques à financer sont considérables. L'échelle de temps n'est pas la même cependant. Nous devons trouver 105 milliards d'euros d'ici à 2029 pour revenir sous la barre des 3 %. Mais toute dépense autre en faveur de la défense ou de l'écologie doit venir d'ailleurs. Certaines dépenses peuvent aussi être européennes. La question est complexe.

Concernant les emplois de l'État, on dénombre 6 719 équivalents temps plein (ETP) de plus en 2024.

Le coût de la complexité administrative, selon une ancienne étude de la Commission européenne réalisée en 2005, s'élèverait à 3,5 % du PIB. Cependant, nous ne disposons d'aucune actualisation depuis. Ce travail serait intéressant.

Madame Lavarde, la qualité de la dépense reste bien un de nos prismes essentiels. De la qualité découle la quantité. Un exemple : ce matin je présentais un rapport sur le diabète, qui concerne 3,7 millions de Français, et encore 1,2 million de personnes non diagnostiquées - je parle du diabète de type II. Trois facteurs sont essentiels : la qualité de l'alimentation, la sédentarité, la pédagogie. Si l'on réalise un peu de prévention, nous réduirons les dépenses de diabète assez vite. J'ai récemment présenté un rapport au Sénat sur l'assurance maladie qui explique comment faire rapidement 20 milliards d'euros d'économie, en luttant contre la fraude à l'assurance maladie, en agissant en matière de transport, et en repensant notre approche médicale - nous ne consommons que 20 % de génériques et biosimilaires, contre 58 % en Europe.

La prévention est un levier considérable. Elle permettrait de faire des économies en dépenses qui ne seraient pas austéritaires et qui amélioreraient considérablement la qualité des soins. C'est bien de la qualité de la dépense que découle la quantité.

La qualité de la dépense doit être définie dès la conception des politiques publiques. Il faut définir les objectifs, les indicateurs d'efficacité et d'efficience et les suivre de près.

Sur les suggestions des uns et des autres, je n'ai pas à faire de commentaires ; à vous d'en débattre en tant que parlementaires. Lors de l'examen du PLF pour 2026 le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) rendra son avis et la Cour des comptes vous présentera ses rapports.

Nous avons du pain sur la planche. S'attaquer à la dette avant qu'elle ne s'attaque à nous est un impératif catégorique. Or cela a déjà commencé.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Contrôle budgétaire - La transformation du Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Céréma), un modèle de mutualisation en devenir ? - Communication

M. Claude Raynal, président. - Nous poursuivons nos travaux par un contrôle budgétaire sur la transformation du Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema).

M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur spécial. - Chers collègues, j'ai pensé qu'il serait intéressant que la commission des finances se penche sur le Cerema, et ce à plusieurs titres.

D'abord, c'est un opérateur plutôt méconnu. Il a 27 représentations en province, et est peu représenté à Paris. Rares sont ceux qui ont une vision claire de son rôle, de son positionnement ainsi que de ses missions.

Ensuite, il a été soumis à des réductions de moyens substantielles depuis sa création en 2014 et il a mené à bien une réforme structurelle remarquable dont l'État pourrait s'inspirer.

Enfin, depuis deux ans maintenant, la loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale, dite loi 3DS, a fait du Cerema un outil unique, partagé entre l'État et les collectivités, autour d'un statut de quasi-régie conjointe.

Un peu plus de dix ans après la création du Cerema, j'ai considéré qu'il était nécessaire de mesurer les incidences des transformations récentes qu'il a connues et de se pencher sur ses perspectives, notamment financières.

Le Cerema est aujourd'hui l'outil d'expertise technique de référence de l'État dans les domaines de l'aménagement du territoire et des infrastructures. Dans ces domaines, il dispose de compétences de pointe uniques en France et reconnues à l'international. Dans une perspective d'efficacité, mais aussi d'efficience des finances publiques, il apparaît pertinent de concentrer ces compétences pointues au sein d'un opérateur national unique plutôt que de les saupoudrer sur le territoire.

Le Cerema est également indispensable à l'État du fait de sa capacité à projeter très rapidement son expertise après une catastrophe naturelle ou un événement climatique exceptionnel. Les conséquences du réchauffement climatique vont accentuer ces phénomènes et leur fréquence.

Depuis qu'il a développé son offre à destination des collectivités, le Cerema leur est devenu indispensable, notamment dans les phases amont de leurs projets d'aménagement ou lorsqu'une autorité locale amorce ses réflexions à propos d'un sujet complexe et pluridisciplinaire. C'est un lieu d'expertise pour les grands projets d'aménagement. Les enjeux de l'adaptation au changement climatique, qui pourraient devenir l'élément central de l'aménagement du territoire, en sont le meilleur exemple.

Par ailleurs, ses interventions permettent bien souvent de mieux maîtriser la dépense publique et d'éviter des dépenses inutiles ou résultant de défauts d'entretien d'infrastructures, grâce à des diagnostics techniques précoces.

Le Cerema a mené à bien, entre 2018 et 2022, une profonde restructuration de son organisation pour atteindre en cinq ans l'objectif d'une réduction de 20 % de sa subvention et de ses effectifs, objectif qui lui avait été fixé par l'État. Cette réforme a notamment amené l'opérateur à se questionner sur son périmètre d'intervention. À l'issue de ce processus, il a abandonné plusieurs de ses domaines d'action. Il a fait là ce que l'État ne sait pas faire ; il a réalisé la réforme que l'État n'a jamais su mener à bien.

En parallèle de cette réforme, le Cerema a aussi décidé de clarifier son positionnement stratégique en recentrant son rôle sur le conseil et l'expertise de haut niveau. Il dispose de bureaux techniques de très haut niveau, d'une expertise très pointue. De ce fait, il s'adresse plus naturellement aux collectivités de 50 000 habitants ou plus qui disposent d'un véritable service technique, sans pour autant abandonner les petites communes trop souvent dépourvues d'offre d'ingénierie de proximité.

Le virage du Cerema vers les collectivités constitue une évolution importante de son rôle et de son activité. Afin de poursuivre plus avant cette orientation, la loi 3DS a fait du Cerema un établissement partagé entre l'État et les collectivités et permis à ces dernières de recourir à ses services en quasi-régie, c'est-à-dire sans mise en concurrence. Ce nouveau statut a suscité un intérêt important de la part des collectivités. Plus de 1 000 d'entre elles ont déjà adhéré au Cerema. Désormais, le défi sera d'entretenir à long terme la confiance placée par les collectivités dans le Cerema.

Si personne ne remet en cause officiellement le nouveau statut du Cerema, j'ai néanmoins pu constater qu'il suscitait des réserves au sein de certaines administrations de l'État. Certains regrettent la perte d'influence des représentants de l'État dans les instances de gouvernance, quand bien même le budget de l'État reste largement le premier financeur du Cerema. En parallèle, des services de l'État regrettent que le développement des activités du Cerema vers les collectivités se fasse parfois au détriment des prestations qui leur sont délivrées.

S'il est encore trop tôt pour dresser un bilan exhaustif du nouveau statut, il faudra nécessairement en faire une évaluation complète après quatre à cinq années de mise en oeuvre, à l'horizon 2027.

J'en viens désormais à la situation et aux perspectives financières du Cerema.

À l'heure où je vous parle, le Cerema est financièrement en sursis. Depuis cette année, il ne peut assurer ses charges courantes qu'en puisant dans la trésorerie fléchée de programmes dont il doit reverser les fonds aux collectivités, notamment le programme Ponts. Ce n'est pas caché, le conseil d'administration le déplore, mais il n'a pas d'autres solutions. Cette méthode n'aura qu'un temps. Cette forme de « cavalerie budgétaire » n'est bien évidemment pas viable. Dès 2027, si rien n'est fait, le Cerema se retrouverait en situation de faillite virtuelle puisque son niveau de trésorerie deviendrait négatif. Lorsque l'on évoque le sujet avec les directions de Bercy, inutile de vous dire qu'elles « regardent un peu leurs chaussures », mais elles conviennent qu'elles en ont été informées et qu'il n'y avait pas d'autres solutions à court terme.

Comment a-t-on pu en arriver à pareille situation ? Depuis sa création, le Cerema a été confronté à une diminution continue de sa subvention pour charges de service public. Pour compenser cette baisse de recettes, ses tutelles l'ont incité à accroître ses ressources propres, notamment en se tournant vers les collectivités. Toutefois, « les arbres ne montent pas au ciel », et cette logique a ses limites. Nous les avons peut-être déjà atteintes, notamment car les collectivités se trouvent elles-mêmes confrontées à de fortes contraintes budgétaires.

Malgré la baisse sensible de ses effectifs, la masse salariale du Cerema, qui représente 80 % du total de ses dépenses - c'est normal, l'expertise demande des cadres de bon niveau -, est très dynamique, et ce pour deux raisons : d'une part, un phénomène exogène résultant des mesures salariales décidées par le Gouvernement ou par le ministère de la transition écologique et le plus souvent non compensées et, d'autre part, un phénomène, endogène celui-ci, qui a pour origine le repyramidage des effectifs du Cerema lié à son recentrage sur le conseil et l'expertise de pointe ; les recrutements se font principalement en catégorie A.

Depuis 2021 et la mise en place du plan de relance, s'est ajouté un autre élément qui a contribué à brouiller la lisibilité des équilibres financiers du Cerema. Celui-ci a été mobilisé pour mettre en oeuvre des programmes nationaux d'intervention à destination des collectivités pour lesquels il perçoit des financements qu'il doit redistribuer aux bénéficiaires finaux après instruction de leurs projets. Ce phénomène a conduit, momentanément et artificiellement, à gonfler la trésorerie globale de l'établissement, le rendant ainsi vulnérable aux mesures transversales d'économies budgétaires.

Le résultat est qu'aujourd'hui le Cerema affiche un déficit structurel de près de 20 millions d'euros ; il survit à la faveur d'un système de « cavalerie budgétaire » et, toute chose égale par ailleurs, il ne pourrait plus assurer ses charges courantes, c'est-à-dire la paie de ses agents, à l'horizon 2027. Cette situation regrettable résulte largement des injonctions contradictoires de l'État au Cerema et de son incapacité à lui fixer un cadre stratégique au sein duquel il pourrait déployer un modèle économique soutenable.

Pour l'avenir du Cerema, l'heure est grave et ce que j'appelle le pilotage budgétaire à vue, sans cap ni boussole, n'est plus envisageable puisqu'il conduit l'établissement dans une impasse. C'est à l'État de prendre pleinement ses responsabilités et de donner enfin au Cerema un cap stratégique clair et la visibilité financière qui lui manque.

Pour y parvenir, il faudra nécessairement renforcer la tutelle métier du Cerema. Cette tutelle est assurée par le commissariat général au développement durable (CGDD), dont ce n'est pas le coeur d'activité, et qui dispose, me semble-t-il, de moyens et d'un poids dans les arbitrages trop limité. De façon plus générale, l'exercice de la tutelle de l'État sur ses grands opérateurs se pose, notamment dans le domaine de l'écologie. La commission d'enquête sur les missions des agences, opérateurs et organismes consultatifs de l'État présidée par M. Barros et rapportée par Mme Lavarde a également dressé ce constat et recommandé que l'État exerce une véritable tutelle sur ses opérateurs.

Cette tutelle renforcée devra d'abord déterminer le rôle qu'entend donner l'État au Cerema en définissant ses missions socles, c'est-à-dire celles qui doivent être couvertes par sa subvention. Étonnamment, ce travail n'avait jamais été réalisé et l'identification des activités essentielles de l'opérateur est aujourd'hui le résultat de négociations entre le Cerema et les directions d'administrations centrales.

Ensuite, au plus tard l'année prochaine, l'État doit fixer clairement au Cerema une stratégie de long terme assortie d'un modèle économique soutenable.

Trois scénarios pourraient être envisagés.

Le premier serait celui du statu quo organisationnel et d'une augmentation de la subvention de l'établissement pour compenser son déficit structurel. Le contexte budgétaire actuel rend cette hypothèse improbable.

Le deuxième serait au contraire celui du statu quo financier, à savoir une stabilisation en volume de la subvention de l'établissement. Ce scénario supposerait une nouvelle réforme très substantielle de l'organisation du Cerema et l'abandon de nouvelles missions. C'est alors à l'État qu'il reviendrait de lui signifier les missions auxquelles il devrait renoncer. À ce stade, je n'ai constaté aucune réflexion sérieuse de l'État à ce sujet. Aussi, cette hypothèse me paraît peu réaliste.

Le troisième scénario, hybride, consisterait à augmenter légèrement la subvention du Cerema tout en exigeant qu'il réalise des gains de performance ; des pistes ont été identifiées. Ce scénario me semble le plus prometteur. Je ne vois pas comment passer le cap de 2027 autrement.

Dans le cadre de mes travaux, je me suis aussi intéressé à la cohérence et à la lisibilité de l'offre d'ingénierie publique territoriale. Dire qu'elle est perfectible est un euphémisme. J'en veux notamment pour preuve l'articulation entre les grands opérateurs de l'État qui interviennent dans ce domaine, au premier rang desquels le Cerema, l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) et l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT). Si une fusion entre ces opérateurs ne me paraît pas pertinente à court terme, je suis convaincu que des mutualisations de services, notamment dans le domaine des fonctions supports, sont souhaitables.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Le rapporteur spécial a réalisé une analyse minutieuse, tout en exposant plus largement les principaux enjeux. Dans mon département, sur un certain nombre de chantiers, dans lesquels le Cerema intervient aux côtés des collectivités territoriales, je constate que la première des préoccupations concerne la réduction de la capacité d'ingénierie et d'expertise publique dans les territoires. En raison d'un problème d'attractivité des métiers, un certain nombre d'agents ne font plus toute leur carrière dans l'expertise publique. Ainsi, alors que nous aurions besoin de plus de compétences, nous faisons face à une carence.

Aussi, ne pourrions-nous pas mieux partager les missions entre le personnel ? Des personnels très compétents et qualifiés sur certains sujets, mais qui ne peuvent entièrement les exploiter dans leur collectivité, pourraient les mettre au service d'une autre selon des modalités à définir.

Mme Christine Lavarde. - Les réflexions du rapporteur spécial s'inscrivent dans la continuité des travaux de la commission d'enquête sur les missions des agences, opérateurs et organismes consultatifs de l'État. Le Cerema, que nous avons auditionné, résulte de la fusion de onze structures. Lorsqu'il a été créé, l'État avait une vision assez claire de ses attentes à l'égard de cet organisme : il s'agissait notamment de réduire assez significativement les effectifs, en suivant une trajectoire sur cinq ans. Cette visibilité a permis au directeur du Cerema de remplir les objectifs assignés par l'État. Cependant, dix ans ont été nécessaires à la nouvelle entité pour recréer un esprit unique et à se penser comme Cerema, et non comme ancien Service d'études sur les transports, les routes et leurs aménagements (Sétra) ou ancien Centre d'études sur les réseaux, les transports, l'urbanisme et les constructions publiques (Certu).

Il est désormais urgent que l'État se ressaisisse de son véritable rôle de tutelle. Je pense également que ça ne devrait pas être au CGDD, qui assure, entre autres, la tutelle de l'Institut national de l'information géographique et forestière (IGN), de Météo France et du Cerema, de remplir cette mission.

Je veux enfin revenir sur la recommandation n° 9. Je ne jette pas la pierre au rapporteur spécial : alors que je suis moi-même rapporteur spécial du programme 217, il a fallu que je sois chargée du rapport de cette commission d'enquête pour que je découvre que, depuis octobre 2023, le ministère de l'écologie a créé un service à compétence nationale chargé de la gestion administrative et du versement des salaires de l'ensemble des agents du ministère affecté en administration centrale ou déconcentrée ! Vingt-deux services de gestion ont ainsi été agglomérés. Or il me semble que la gestion des fonctions support devrait se faire au sein de l'administration centrale plutôt qu'entre opérateurs.

C'est le troisième ministère à se doter d'un tel service. Nous pourrions en étendre les missions.

Je signale enfin que les agents publics du Cerema, en outre, sont en position normale d'activité et non en détachement. C'est un cas à part, parmi les agences que nous avons étudiées avec le président de la commission d'enquête Pierre Barros.

M. Stéphane Sautarel. - Je remercie le rapporteur spécial pour son travail. Néanmoins, à l'entendre, je m'interroge sur notre capacité à réformer le Cerema. Aucune des trois hypothèses présentées ne m'a séduit : je préfère réfléchir à une quatrième. L'État, qui a abandonné l'ingénierie aux collectivités, a voulu ensuite recréer des structures telles que le Cerema et l'ANCT, alors que des structures publiques et le secteur privé offraient déjà des solutions. Nous devrions nous questionner sur le fondement même d'une telle structure dans la sphère publique et des financements qui y sont rattachés.

En outre, on insiste souvent sur la nécessité d'offrir de l'ingénierie à nos collectivités sur nos territoires. Cependant, si nous allions réellement dans le sens de la simplification, nous aurions peut-être besoin de moins d'ingénierie. Or j'ai l'impression que nous avons souvent tendance à complexifier précisément pour justifier les besoins !

M. Claude Raynal, président. - Je pense que le système de regroupement d'agences se traduit le plus souvent par un affaiblissement : on regroupe, on fait des économies, on s'en occupe moins, le système doit trouver ses propres ressources, cela fonctionne un temps, puis finalement on observe qu'il est nécessaire que l'État affecte à l'agence des programmes permanents, tels que le programme « Ponts » pour le Cerema... En l'absence de ce type de grands programmes, l'équation se complique. Je pense que c'est un processus difficile à vivre pour les personnels de ces agences. Je ne tire donc pas tout-à-fait les mêmes conclusions que vous, mais il me semble que le mécanisme de fusion donne souvent lieu à ce résultat. Même si l'organisme fait des efforts, ceux-ci ne sont pas payés en retour.

M. Thierry Cozic. - L'utilisation de crédits fléchés pour des dépenses courantes aura-t-elle une incidence sur le programme national « Ponts » et sur les collectivités devant réaliser des travaux sur ces ouvrages ?

M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur spécial. - Le Cerema est un peu le mouton à cinq pattes : il est doté de compétences très différentes, allant de la réflexion sur l'adaptation du bâti et des techniques de construction aux enjeux relatifs à la qualité de l'air et au confort thermique. Si la sphère publique ne dispose pas de bureaux d'études et de centres de recherche pour penser ces questions, nous risquons de rater un certain nombre de révolutions dans le domaine de la construction à l'avenir.

Le Cerema dispose d'une infinie compétence dans beaucoup de domaines, qui ont été très largement recentrés sur les sujets sur lesquels la puissance publique doit conserver une position dominante. À ce titre, on pourrait qualifier de régaliennes les activités qu'exerce le Cerema.

Le Cerema doit également garder la main sur la certification et la normalisation. Ainsi, son activité entretient des liens importants avec la compétitivité du pays et de certaines de nos industries dans les domaines qu'il couvre.

On pourrait finalement comparer le Cerema à un couteau suisse : on estime parfois qu'il n'en fait pas assez, mais à la moindre crise, on sollicite son expertise : inondations, effondrements, dommages sur des infrastructures, notamment des ponts, et les risques qui en découlent...

Pour bien calibrer un projet d'infrastructure, notamment ses fondations au regard des caractéristiques géotechniques du sol, le rôle de tiers de confiance du Cerema, qui délivre une expertise indépendante, est important. En effet, les entreprises privées ont souvent tendance, par prudence, à prendre des marges de sécurité qui peuvent être excessives et renchérir le coût de l'investissement, au risque qu'il ne soit finalement pas réalisé...

Le Cerema représente donc une expertise très importante en matière d'ingénierie publique, d'infrastructures et d'adaptation au changement climatique. Cette expertise est parfois assez mal monétisée - j'ignore, d'ailleurs, si elle est monétisable. Peut-être est-ce le cas pour son activité de normalisation, mais cela ne suffira pas à modifier la donne en matière budgétaire. La subvention a été réduite de 20 % : cela finit par produire des effets.

Par ailleurs, le Cerema s'est beaucoup réformé. Il est l'exemple d'un organisme qui a fait des choix - difficiles - pour identifier les sujets sur lesquels l'État devait garder sa compétence et qui n'étaient pas déjà traités ailleurs au sein de la sphère publique. Le Cerema a tout de même divisé par trois ses domaines d'intervention. Faut-il réduire encore aujourd'hui son périmètre d'activité ? C'est la question.

N'oublions pas, toutefois, que la fusion n'a pas été simple. Au risque de paraître provocateur, je dois souligner que la crise du covid a permis de réduire les tensions internes. Jusqu'en 2019, la période est restée difficile. Lorsque l'activité a pleinement repris après 2020, la réforme était bouclée. Mais il me paraît un peu cynique de dire que, puisque le Cerema a su s'adapter, malgré la diminution de sa subvention, nous pouvons poursuivre la dynamique. Cela ne fonctionnera pas - c'est d'ailleurs ce que disait le président Raynal.

L'attractivité des métiers est une autre problématique. Alors que l'on faisait auparavant carrière dans les directions départementales de l'équipement (DDE), puis sur le terrain, avant de devenir expert, nous devons désormais nous demander comment développer et conserver cette expertise.

Des allers-retours s'effectuent parfois, dans le respect des règles déontologiques qui prévalent : certains agents sont issus des collectivités, notamment des départements pour ce qui concerne les routes, d'autres du secteur privé, ou bien ils y poursuivent leur carrière. Pour préserver l'ingénierie, les modalités d'échanges avec le privé me semblent plutôt pertinentes.

Il existe un réseau de partage de l'expertise, notamment sur les routes, avec les départements. Faut-il aller plus loin ? Je reste assez prudent. Il est en tout cas crucial de conserver ce vivier d'expertise. Il est aussi utile que des experts nationaux ou internationaux puissent être mobilisés sur les équipements en difficulté. L'expertise, c'est aussi de la recherche, de la collaboration, des échanges, des colloques.

Madame Lavarde, un cap pluriannuel avait été donné dans le cadre de la fusion : il convient d'en fixer un nouveau, qui ne pourra se résumer en une réduction budgétaire.

Par ailleurs, nous avons hésité à intégrer la recommandation n° 9. Plutôt que le versement des salaires que vous mentionniez, nous visions principalement la mutualisation de fonctions support telles que la diffusion d'information, les publications, la communication avec la mise en place d'outils communs qui rendront les productions de ces établissements plus accessibles aux collectivités notamment.

Nous pourrions donc modifier la recommandation n° 9 pour préciser les services visés.

Monsieur Sautarel, je défends la capacité de la structure à se réformer, mais il y a une limite à tout. Le corps social risque de se heurter trop brutalement à un problème de sens. Comme l'a souligné Christine Lavarde, en outre, cette adaptation a finalement pris dix ans.

Il ne faut pas abandonner l'appui territorial. Je n'appliquerais pas la politique de la coupe à la hache sur le sujet. La réponse aux collectivités dans les domaines de l'aménagement du territoire, des risques, de l'accompagnement au changement climatique, de la mer et des littoraux, des bâtiments ou encore des infrastructures réside dans les territoires. Si nous la supprimons, il ne restera plus grand-chose. Et si les agences techniques départementales ont parfois pris le relais, elles se situent plutôt sur le premier niveau, pour les opérations d'accompagnement simple de la collectivité dans la rédaction d'un cahier des charges, par exemple. Dès lors qu'une expertise plus technique est nécessaire, le Cerema représente l'outil de très haut niveau auquel il faut faire appel.

Le président Raynal a raison : si nous ne faisons rien, la suite du scénario est prévisible. Était-ce l'intention de départ ? Je ne le crois pas. À l'occasion de mes déplacements, j'ai observé des agents mobilisés sur le terrain, au service des collectivités, experts dans de nombreux domaines difficiles à appréhender à l'échelle nationale. La tutelle doit en prendre conscience : ce rapport vise aussi à tirer le signal d'alarme. Cependant, l'obstacle est très proche de nous. Nous pourrons passer l'année 2026, à condition de ne pas sabrer les crédits. Mais pour 2027, nous devrons soit réinjecter des crédits, soit trouver un scénario mixte...

Monsieur Cozic, le programme national « Ponts » ne sera pas affecté. Le Cerema a obtenu les crédits y afférents et les décaisse sur plusieurs années. Ces crédits ont entraîné un effet d'aubaine en matière de trésorerie, mais également un effet pervers : lors de l'élaboration du budget, le Cerema semble disposer d'une trésorerie suffisante, alors qu'il s'agit seulement de crédits destinés à ce programme. Mais l'argent qui lui est alloué sera bien versé - c'est d'ailleurs à ce moment-là que la trésorerie du Cerema deviendra négative.

M. Claude Raynal, président. - Je vous propose donc de modifier la recommandation n° 9 pour tenir compte des échanges.

Il en est ainsi décidé.

La commission adopte les recommandations du rapporteur spécial, ainsi modifiées, et autorise la publication de sa communication sous la forme d'un rapport d'information.

La réunion est close à 17 h 20.

Mercredi 9 juillet 2025

- Présidence de M. Claude Raynal, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Contrôle budgétaire - L'aide médicale de l'État - Communication

M. Claude Raynal, président. - Nous entendons la communication de notre collègue Vincent Delahaye, rapporteur spécial de la mission « Santé », sur l'aide médicale de l'État (AME).

M. Vincent Delahaye, rapporteur spécial. - En tant que rapporteur spécial de la mission « Santé », je n'avais pas tellement le choix du sujet, cette mission n'étant composée que de l'aide médicale de l'État, ou presque.

En premier lieu, je souhaiterais préciser que l'appellation d'aide médicale de l'État recoupe en réalité quatre dispositifs différents.

L'aide médicale de l'État de droit commun, créée en 1999, constitue le principal système existant en termes budgétaires. Il est destiné aux étrangers présents irrégulièrement sur le sol français depuis plus de trois mois d'affilée, et dont les ressources ne dépassent pas un plafond défini annuellement, qui s'élève en 2025 à 862 euros mensuels. Les enfants mineurs et majeurs à charge, les conjoints, ainsi qu'une personne à charge pendant un an du bénéficiaire de l'AME sont également pris en charge au titre de cette protection santé. L'AME s'applique dans l'ensemble de la France hexagonale et dans les départements et collectivités d'outre-mer, à l'exception de Mayotte, de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie.

Le dispositif d'aide médicale de l'État est complété par l'AME dite pour « soins urgents », qui permet la prise en charge sanitaire des étrangers en situation irrégulière, sans condition de résidence, dès lors que leur pronostic vital est engagé ou qu'ils sont victimes d'une altération grave et durable de leur état de santé. À l'inverse de l'AME de droit commun, financée intégralement par le budget de l'État, seule une dotation forfaitaire, d'un montant de 70 millions d'euros en 2025, est versée par l'État à la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam) au titre des soins urgents, le reliquat étant financé par la sécurité sociale.

Enfin, une AME humanitaire permet la prise en charge sanitaire ponctuelle de soins hospitaliers de personnes françaises ou étrangères ne résidant pas sur le territoire national, sur décision du ministère chargé de l'action sociale. Une aide médicale est également accordée aux personnes qui sont en garde à vue. Ces deux derniers dispositifs représentent un montant de 1 million d'euros.

Je voudrais évoquer ici le cas particulier des demandeurs d'asile. Ceux-ci sont affiliés à la protection universelle maladie (PUMa), lorsqu'ils font une demande d'asile à laquelle ils n'ont plus le droit si leur demande est déboutée. En cas de refus de demande d'asile, les anciens demandeurs relèvent alors de l'aide médicale de l'État. Or, en 2024, ce sont 54 % des demandes qui ont été déboutées. Il me paraîtrait donc plus logique et cohérent d'affilier les demandeurs d'asile à l'aide médicale de l'État, comme c'est le cas en Allemagne. Cela représenterait une hausse d'un tiers des bénéficiaires de l'AME. Il ne s'agirait que d'un transfert de dépenses entre l'État et la sécurité sociale et cela permettrait une plus grande transparence.

Des réformes de l'AME ont été évoquées à de multiples reprises. En 2023, lors de l'examen du projet de loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration, le Sénat avait adopté un amendement visant à transformer l'aide médicale de l'État en aide médicale d'urgence (AMU), en réduisant le panier de soins pris en charge pour les bénéficiaires de l'AME. Dans le même temps, le Gouvernement avait confié à MM. Évin et Stefanini une mission, réalisée en un temps record de moins de trois mois, sur l'AME, à la suite de quoi Mme Borne, puis M. Attal avaient successivement promis une réforme de l'AME. Cette réforme n'a jamais été mise en oeuvre, ce qui n'est pas acceptable, d'autant qu'une partie des mesures qu'il faudrait prendre passe par la voie réglementaire. J'espère que le Gouvernement reprendra en main ce sujet.

Afin de vous éclairer sur les dépenses de l'AME, je voudrais évoquer les systèmes en vigueur dans les pays voisins. Au Danemark par exemple, comme en Suisse, seuls les soins urgents, engageant le pronostic vital, sont pris en charge pour les étrangers en situation irrégulière. Les soins liés aux grossesses ou à la vaccination, par exemple, ne peuvent être administrés sans demander une compensation financière. Il s'agit des systèmes de prise en charge des soins des étrangers en situation irrégulière les plus restreints, parmi ceux que j'ai étudiés.

En Allemagne, au Royaume-Uni, en Suède et en Italie, la prise en charge des soins des étrangers en situation irrégulière est plus large qu'au Danemark et en Suède, mais plus restreinte qu'en France. En Allemagne, notamment, les soins liés à l'accouchement, par exemple, sont pris en charge intégralement. En revanche, les programmes de soins programmés des maladies chroniques ne peuvent être pris en charge par la collectivité, sauf lorsque leur défaut engagerait le pronostic vital du patient. Les traitements hospitaliers non urgents, la rééducation physique ou encore la psychothérapie ne peuvent être effectués que sur autorisation préalable de la sécurité sociale.

Enfin, certains pays, comme l'Espagne et la Belgique, ne font pratiquement pas de distinction dans la prise en charge des soins entre les étrangers en situation irrégulière et les assurés sociaux. Il faut toutefois noter que, en Espagne, les étrangers en situation irrégulière doivent s'acquitter de 40 % du prix des médicaments qui leur sont prescrits.

J'en viens maintenant aux dépenses d'aide médicale de l'État. Celles-ci représentaient un total de 1,387 milliard d'euros en 2024, en hausse de 15,5 % par rapport à 2023.

Ce total de dépenses est toutefois sous-estimé dans le budget de l'État, où il représentait seulement 1,16 milliard d'euros en 2024, dont 1,088 milliard d'euros pour l'AME de droit commun, en hausse de 40 % en dix ans.

D'une part, l'État ne prend pas en charge l'intégralité de la dépense d'AME pour soins urgents, puisqu'il ne verse que 70 millions d'euros à la sécurité sociale sur un coût total de 132 millions d'euros, le reste étant pris en charge par la Cnam.

D'autre part, le montant budgétisé de dépenses d'AME de droit commun dans les dépenses de l'État a été bien inférieur aux dépenses réelles en 2024. En effet, le Gouvernement avait sous-estimé la dépense d'AME dans son budget initial. De plus, le décret d'annulation du 21 février 2024 a entraîné la suppression de 50 millions d'euros de dépenses d'AME, sans aucune réforme du dispositif qui aurait permis de justifier cette économie. En conséquence, les dépenses d'AME étant des dépenses de guichet forcément décaissées, une dette de l'État à l'encontre de la Cnam a été générée, d'un montant de 185 millions d'euros. Une telle situation n'est pas acceptable : il est indispensable que le Gouvernement budgète un montant d'AME conforme aux dépenses exécutées et prévoie de combler sa dette à l'égard de la sécurité sociale.

Je relève par ailleurs, globalement, le manque de connaissances sur le dispositif d'AME, particulièrement regrettable, que ce soit sur l'origine des bénéficiaires ou même, plus simplement, sur leur nombre en temps réel. Je recommanderai d'ailleurs d'actualiser tous les mois les remontées de dépenses et de nombre de bénéficiaires de l'AME, au lieu de tous les trois mois.

Au-delà de la problématique de la prévision des dépenses d'AME, la hausse massive des dépenses est claire et avérée.

Pour la comprendre, je veux évoquer les bénéficiaires de l'AME. Ceux-ci sont en majorité des hommes, âgés de 20 à 39 ans, dont l'origine n'est pas connue. Ils sont présents majoritairement dans les départements très urbains d'Île-de-France, dans les Bouches-du-Rhône et dans le Rhône, ainsi qu'en Guyane pour 8 % d'entre eux.

Or la progression des dépenses d'AME s'explique principalement par la hausse du nombre de ces bénéficiaires, qui a été multiplié par deux entre 2011 et 2024. En 2024, 465 744 personnes ont bénéficié de l'AME. Même si l'estimation n'est pas exacte, environ 900 000 personnes sont en situation irrégulière sur le territoire français.

Ainsi, il est possible d'estimer qu'entre 2020 et 2024, sur une progression des dépenses de 426 millions d'euros, près de 243 millions d'euros de hausse sont liés à l'augmentation du nombre de bénéficiaires. Le reliquat de l'augmentation est lié à l'inflation et aux coûts des soins.

Au vu de ces constats assez frappants, je souhaite d'abord insister sur la nécessité de lutter contre les flux d'immigration illégale en France. Plusieurs indicateurs, qu'il s'agisse du nombre de bénéficiaires de l'AME, d'interpellations d'étrangers en situation irrégulière ou de demandes d'asile, indiquent qu'un nombre croissant d'étrangers parviennent irrégulièrement à entrer sur le sol français. Ces flux doivent être maîtrisés, c'est là la première condition pour maîtriser les dépenses d'AME. À cette occasion, je souhaiterais rappeler que les étrangers à qui un titre de séjour a été refusé ou retiré pour un motif d'ordre public demeurent éligibles à l'AME, s'ils remplissent les conditions de résidence et de ressources. Une telle situation ne me paraît pas acceptable : il est souhaitable que les personnes à qui un titre de séjour a été refusé parce qu'ils étaient jugés constituer un trouble à l'ordre public soient retirées de la liste des bénéficiaires de l'AME.

D'autres sources d'économies sont possibles.

En premier lieu, je pense qu'il est indispensable de redéfinir les droits ouverts au titre de l'AME. En effet, comme l'avaient déjà relevé MM. Évin et Stefanini, il est très étonnant de constater que les enfants majeurs à charge d'un bénéficiaire de l'AME font partie de ses ayants droit. Par ailleurs, les revenus du conjoint d'un bénéficiaire de l'AME ne sont pas pris en compte dans le calcul des ressources, ce qui n'est pas pertinent.

Ensuite, il faudrait revoir la définition du panier de soins, en s'inspirant du modèle allemand. Il s'agit d'une voie médiane entre les systèmes danois et suisse, très restreints, et le système français actuel. Ainsi, aujourd'hui, dans le système français, ce sont seulement les cures thermales, l'assistance médicale à la procréation (PMA), les médicaments dont le service médical rendu est faible ou encore les frais relatifs aux examens de prévention buccodentaire qui sont exclus du panier de soins pris en charge au titre de l'AME. Il serait pertinent d'y ajouter notamment les programmes de soins programmés pour maladies chroniques, comme c'est le cas en Allemagne.

Par ailleurs, il existe actuellement un panier de soins dits « non urgents », qui doivent être autorisés par la Cnam pour pouvoir être administrés. Ce panier de soins est très restreint : il n'a représenté que 6 millions d'euros de coûts en 2024. En s'inspirant du modèle allemand, ce panier de soins « non urgents » pourrait être élargi, par voie réglementaire, notamment à la rééducation, à la psychiatrie et aux traitements hospitaliers non urgents.

Ce système d'accord préalable des soins hospitaliers n'est de plus réservé qu'aux personnes bénéficiant de l'AME depuis moins de neuf mois, ce qui n'est pas justifié. Il serait souhaitable d'étendre le régime de l'accord préalable à l'ensemble des bénéficiaires de l'AME, conformément à l'amendement adopté par le Sénat lors du vote du projet de loi de finances 2025, sur l'initiative de notre commission et de celle des affaires sociales. Je regrette qu'un tel ajout n'ait pu être conservé dans le texte final.

Au total, le montant des économies est difficile à estimer, mais le coût des hospitalisations à domicile, des soins de suite et de réadaptation, et de la psychiatrie, activités qui seraient concernées par le dispositif d'accord préalable, était de 338 millions d'euros en 2024.

Enfin, quelques améliorations du système de gestion de l'AME sont possibles en vue de lutter contre la fraude : il s'agirait notamment d'exclure l'extrait d'acte de naissance de la liste des documents d'identité valables pour délivrer une carte AME, puisqu'il n'y a pas de photo. Une puce pourrait aussi être introduite dans les cartes AME afin de faciliter les remboursements des professionnels de santé et de mieux suivre les dépenses des bénéficiaires de l'AME.

Si nous voulons pouvoir maîtriser l'évolution des dépenses de l'AME et, le cas échéant, faire des économies, il est indispensable de réformer certains éléments du dispositif. Sans supprimer l'AME, car elle est nécessaire, des efforts de rigueur doivent être poursuivis. Le montant budgété pour 2025, qui a été décidé en commission mixte paritaire, risque d'être dépassé. C'est la raison pour laquelle je souhaite que l'assurance maladie nous fournisse des données mensuelles plutôt que trimestrielles. Je n'ai d'ailleurs toujours pas reçu le relevé du premier trimestre 2025. Il faudrait que les informations soient transmises de façon plus régulière.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - À défaut de pouvoir travailler de manière précise sur des données qui devraient être fournies par la Cnam, nous naviguons dans l'incertitude, ce qui permet une latitude d'interprétations de la part des uns et des autres. Il n'y a là rien de satisfaisant et nous devons obtenir de l'État un suivi de bien meilleure qualité.

La recommandation n° 11 vise à introduire une carte à puce pour les bénéficiaires de l'AME. À quel coût est estimée cette mesure ?

Le panier de soins non urgents avait fait débat lors de la commission mixte paritaire, certains considérant que la dérive des dépenses est inévitable. Comment garantir un suivi précis dans le temps ? Est-ce un manque de volonté politique qui l'empêche, ou bien des difficultés pratiques ? Pour dépassionner le débat, il faudrait objectiver le sujet en renforçant la précision des données.

M. Jean-Raymond Hugonet. - Dans ces temps budgétaires incertains, ce rapport est très utile. Il révèle ce que notre commission est capable de produire sur un sujet qu'il faudrait dépassionner.

Je connais bien mon collègue Vincent Delahaye, sénateur de l'Essonne - tout comme moi -, et longtemps maire d'une ville de taille conséquente, mais aussi son humanisme. Je ne déplacerai pas une virgule dans son discours. Il a su faire preuve tout autant d'humanisme que de responsabilité. Je suis curieux de voir ce que donnera le débat qui va suivre et j'espère que nous parviendrons à des conclusions justes, humaines et équilibrées.

M. Bruno Belin. - Le rapporteur spécial a eu des mots justes. Je me retrouve également dans les propos du rapporteur général, au sujet des crispations qui existent.

J'aimerais vous partager mon expérience de trente-cinq ans d'exercice officinal. Je pratique toujours mes gardes, dans une ville, chef-lieu de canton, qui compte un certain nombre de foyers de migrants. Lorsque nous délivrons un formulaire Cerfa, nous le faisons à l'aveugle sans pouvoir vérifier l'identité de la personne concernée. Nous ne savons même pas si le document a été envoyé ou pas, car nous sommes payés un ou deux ans après, ce qui rend le suivi difficile.

De plus, quand le sujet est évoqué dans les communautés professionnelles des territoires de santé (CPTS) ou bien auprès des médecins concernés, la conclusion est toujours la même : on ne refusera jamais de soigner. La recommandation n° 6 qui vise à exclure du bénéfice de l'AME les personnes qui n'ont pas de titre de séjour est donc limitée dans son application.

Quant à la recommandation n° 11 sur les cartes à puce, elle est inapplicable, car nous n'avons aucun moyen de vérifier l'état civil de ces personnes.

Ma pratique de terrain m'incite à vous rappeler que, en face du dispositif, il y a des êtres humains et qu'un professionnel de santé ne refusera jamais de les soigner.

Mme Ghislaine Senée. - Sans refaire le débat sur l'AME, le rapport Évin-Stefanini a rappelé que le dispositif ne créait pas d'appel d'air. Il faut bien dissocier le sujet de l'AME et celui de l'immigration illégale. Les ministres de la santé successifs ont souligné que l'AME permettait de faire face à un danger triple : pour la santé publique, pour l'organisation des soins et pour le budget de l'État, car si l'on ne traite pas suffisamment tôt certaines maladies, les conséquences risquent d'être très graves, alors que nos hôpitaux sont déjà mis à mal.

Nous ne voterons pas en faveur de ce rapport, mais je voudrais poser deux questions. Tout d'abord, pourriez-vous détailler le chiffre de 60,8 % de prestations hospitalières ? Ensuite, vous avez mentionné la progression des dépenses réelles d'AME de 60,6 % en dix ans : il serait intéressant d'avoir un comparatif avec l'évolution des dépenses de la branche maladie de la sécurité sociale.

M. Michel Canévet. - Je tiens à remercier le rapporteur spécial de la qualité de son travail et du bon sens des recommandations formulées.

Comment expliquer l'accélération des dépenses qui semble être à l'oeuvre depuis deux ans ? Par ailleurs, le recours à l'AME est-il significatif dans les territoires ultramarins, qui sont confrontés à une certaine pression migratoire ?

M. Thomas Dossus. - Cette hausse des dépenses n'est-elle pas liée à une politique migratoire de plus en plus restrictive ? La multiplication des obligations de quitter le territoire français (OQTF), en empêchant un certain nombre de personnes de travailler, les conduit vers le régime de l'AME plutôt que vers le régime général. Ladite politique est à l'origine d'absurdités administratives puisque nous recevons dans nos permanences des personnes privées de leur titre de séjour pour un simple rendez-vous raté, ce qui nourrit le bataillon des demandeurs de l'AME.

J'ajoute que ces dépenses doivent être mises en perspective avec les dépenses globales de santé, puisqu'elles ne représentent guère que 0,5 % du total, soit une proportion extrêmement faible.

Enfin, la recommandation n° 6 justifie à elle seule un vote défavorable sur ce rapport tant elle va à l'encontre des valeurs de notre République.

M. Thierry Cozic. - Nous voterons également contre ce rapport, même si je remercie le rapporteur spécial pour son travail. Nous retrouvons là un débat que porte, assez classiquement, la majorité sénatoriale.

Le rapport remis en 2023 par Claude Évin et Patrick Stefanini au sujet de l'AME évoquait « un dispositif sanitaire utile », « globalement maîtrisé », « correctement cadré sur le plan réglementaire et largement opérationnel », ce qui résume bien la situation.

Nous parlons bien d'un budget qui ne représente que 0,44 % des dépenses globales, et ce débat n'a donc pas lieu d'être, car réduire ces dépenses entraînerait davantage de coûts indirects à l'avenir. D'autres thèmes budgétaires me semblent bien plus importants.

M. Vincent Delahaye, rapporteur spécial. - Je n'ai pas dit que le dispositif était inutile et ne contredis donc pas le rapport de MM. Évin et Stefanini, qui n'ont d'ailleurs eu que peu de temps pour mener ce travail, comme ils me l'ont indiqué au cours de leur audition.

S'ils ont indiqué que l'AME était utile, son caractère « globalement maîtrisé » est discutable ; surtout, je réfute l'affirmation selon laquelle le sujet ne mérite pas d'être débattu, car nous devons aborder l'ensemble des sujets, qu'ils soient majeurs ou non, de la façon la plus dépassionnée possible.

M. Dossus a critiqué la recommandation n° 6, qui prévoit d'exclure du bénéfice de l'AME les personnes à qui un titre de séjour n'a pas été accordé ou a été retiré pour un motif d'ordre public. Je précise que les intéressés pourront toujours recevoir des soins urgents, et j'estime qu'il ne serait guère pertinent de ne prévoir aucune conséquence en cas de retrait du titre de séjour.

Sur un autre point, j'ai hésité à introduire la recommandation n° 11 - relative à l'introduction d'une carte à puce pour les bénéficiaires de l'AME - en raison de son coût, la fabrication de ce nouveau support représentant une dépense de 2 millions d'euros à 3 millions d'euros, à laquelle s'ajouteraient des modifications des systèmes de facturation des professionnels de santé.

Il ne s'agit donc pas de la recommandation à laquelle je suis le plus attaché. Rappelons que les cartes d'AME sont renouvelées chaque année, ce qui donne lieu à un contrôle déjà strict de la part des caisses primaires d'assurance maladie (CPAM), comme j'ai pu le constater au cours de visites dans l'Essonne et en Seine-Saint-Denis. J'émets une réserve, cependant, concernant l'acceptation d'extraits d'acte de naissance comme pièce d'identité valable pour délivrer une carte d'AME.

J'en profite pour faire le lien avec votre interrogation relative aux territoires ultramarins, monsieur Canévet : outre la Martinique et la Guadeloupe, seule la Guyane est réellement concernée par l'AME, et pas Mayotte, la Nouvelle-Calédonie ou la Polynésie. En Guyane, 40 % des demandeurs présentent des extraits d'acte de naissance comme pièce d'identité, ce qui semble élevé. De manière générale, les titulaires de la carte d'AME sont censés disposer d'un passeport ou d'une carte d'identité.

M. Bruno Belin. - Les confrères des Antilles sont submergés par les demandes en provenance d'Haïti.

M. Vincent Delahaye, rapporteur spécial. - J'en prends note. Par ailleurs, les délais de règlement sont sans doute liés aux difficultés de trésorerie que nous rencontrons, les dépenses excédant souvent les budgets alloués.

Je remercie également M. Hugonet pour ses propos, qui m'ont touché ; une fois encore, ce sujet mérite un débat dépassionné, et je rappelle que nous ne pourrons pas proposer d'évolution des crédits de la mission AME sans apporter des modifications au dispositif. Tout en rappelant l'utilité de ce dernier, le rapport Évin-Stefanini contenait une série de propositions qui n'ont pas été mises en oeuvre pour l'instant.

Madame Senée, les soins de ville englobent les consultations hospitalières externes, même si cela peut sembler surprenant. Dans le détail, les coûts des séjours hospitaliers, des accouchements et des actes de chirurgie s'élèvent respectivement à 328 millions d'euros, 78 millions d'euros et 85 millions d'euros. Il reste très difficile d'obtenir les données, qui sont parfois inexistantes, ou qui ne sont tout simplement pas exploitées, alors que l'intelligence artificielle (IA) pourrait être utilisée pour interroger les bases de données de l'assurance maladie.

Enfin, M. Canévet a soulevé la question de l'augmentation des dépenses. Depuis 2020, la hausse du nombre de bénéficiaires a été assez forte, mais, alors qu'elle a ralenti entre 2023 et 2024, les dépenses ont pourtant augmenté de 15 %. Cela pourrait signifier que les dépenses moyennes d'un bénéficiaire de l'AME, inférieures à celles d'un assuré social « classique », ont progressé en 2024, mais nous aurions besoin d'une analyse plus fine pour comprendre ce phénomène.

M. Claude Raynal, président. - Vous proposez donc de retirer la recommandation n° 11 ?

M. Vincent Delahaye, rapporteur spécial. - Tout à fait.

La recommandation n° 11 est retirée.

La commission adopte les recommandations du rapporteur spécial et autorise la publication de sa communication sous la forme d'un rapport d'information.

Contrôle budgétaire -- Le contrôle de légalité et budgétaire des actes des collectivités territoriales - Communication

M. Claude Raynal, président. - Nous passons à la communication de notre collègue Florence Blatrix Contat, rapporteure spéciale de la mission « Administration générale et territoriale de l'État », sur le contrôle de légalité et budgétaire des actes des collectivités territoriales.

Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure spéciale. - Dans le cadre de la nouvelle réforme de l'administration territoriale de l'État présentée hier à Chartres, le Premier ministre a annoncé vouloir confier aux préfets de nouvelles missions : leurs prérogatives « managériales » devraient être accrues ; ils auraient vocation à devenir les délégués territoriaux de tous les opérateurs et ils pourraient aussi donner un avis préalable sur toutes les implantations de nouveaux services au public sur leur territoire.

Dans ce contexte de renouveau, qu'en est-il des missions traditionnelles des préfets, et en particulier de la mission constitutionnelle de contrôle de la légalité des actes et des budgets des collectivités territoriales, prévue à l'article 72 de la Constitution et visant à garantir le caractère unitaire de notre République et l'égalité des citoyens devant la loi ?

J'ai souhaité conduire un contrôle budgétaire cette année sur ce sujet à partir du constat d'un paradoxe et d'une nécessité, à la suite de déplacements dans les préfectures.

Une nécessité, tout d'abord. Si la transformation partenariale du contrôle de légalité et la valorisation de la fonction de conseil des préfectures aux collectivités résultent d'une décentralisation heureuse, des contrôles, au moins ciblés sur les actes les plus importants, doivent être préservés. Ils constituent des outils de sécurisation de l'action des collectivités et de gestion saine des finances publiques.

Un paradoxe, ensuite. Alors que les contrôles de légalité et budgétaire sont sans cesse affichés comme prioritaires par le ministère de l'intérieur - ils devaient d'ailleurs être modernisés par le recours à l'intelligence artificielle (IA) dans le cadre du plan Missions prioritaires des préfectures 2022-2025 -, force est de constater une attrition constante des moyens dédiés au contrôle de légalité.

En effet, les effectifs dédiés aux contrôles de légalité et budgétaires ont connu une évolution antagonique avec le nombre d'actes transmis aux préfectures.

De 2012 à 2020, les effectifs des préfectures ont été réduits de 14 %, ce qui a eu des effets sur les services en charge du contrôle de légalité et du contrôle budgétaire. Les effectifs sont passés de 1 019 équivalents temps plein (ETP) en 2010 à 868 ETP en 2024 s'agissant du seul contrôle de légalité, ce qui représente une baisse de l'ordre de 15 % des emplois sur la période. Pour le contrôle budgétaire, la contraction des effectifs est encore plus intense, de l'ordre de -26,5 %. En près de quinze ans, ces services ont perdu en moyenne 1,1 % de leurs effectifs tous les ans, et n'ont pas été renforcés malgré les créations de postes intervenues à partir de 2023 dans le cadre de la loi du 24 janvier 2023 d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi).

En parallèle sur la même période, le nombre d'actes transmis annuellement au niveau national, quant à lui, est passé de 5,15 millions d'actes à 7,72 millions d'actes, dont plus de la moitié concerne les trois domaines prioritaires que sont la commande publique, l'urbanisme et la fonction publique territoriale. Cela représente une augmentation de l'ordre de 50 % du nombre d'actes reçus, et ce malgré la réduction de la liste des actes devant être obligatoirement transmis.

Avec une baisse de 15 % à 26 % des emplois pour une augmentation de 50 % des actes, le contrôle s'est nécessairement affaibli, au point même que la Cour des comptes a évoqué en 2022 une qualité du contrôle de légalité qui « n'est plus suffisante au regard des obligations constitutionnelles de l'État ». Alors que le taux de contrôle des actes était de 20,6 % en 2015, il n'est plus que de 17,8 % en 2023. Même le taux de contrôle des actes prioritaires a diminué : alors qu'il était de 89 % en 2015, il n'est plus que de l'ordre de 83 % en 2024, pour une cible à 90 % dans le projet annuel de performances (PAP).

Des disparités territoriales sont également observées, avec un taux de contrôle qui peut varier de 33 % à 99 % en fonction des départements du territoire métropolitain. Plusieurs départements, comme le Jura, le Rhône, la Sarthe ou encore la Lozère, affichent des taux de contrôle des actes prioritaires particulièrement faibles - de l'ordre de 30 % -, si bien que l'expression de « passoire à géométrie variable », utilisée par notre collègue Jacques Mézard pour caractériser le contrôle de légalité dans son rapport d'information de 2012 fait au nom de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation, est malheureusement encore d'actualité. Par ailleurs, plus de 35 % des actes irréguliers détectés par le contrôle de légalité et signalés par un recours gracieux ne sont ni retirés ni déférés pour autant.

Si ces disparités territoriales s'expliquent par des causes profondes et multifactorielles, les effectifs peuvent toutefois avoir une incidence sur le taux de contrôle et le nombre de déférés : les départements les mieux dotés en effectifs sont souvent ceux où le nombre de déférés est le plus dynamique.

Je tiens également à évoquer une zone grise du contrôle de légalité, c'est-à-dire celle des entreprises publiques « satellites » des collectivités territoriales, telles que les sociétés d'économie mixte (SEM) ou les sociétés publiques locales (SPL). À raison de leur soumission aux règles du code de commerce, elles sont très peu contrôlées par les préfectures, mais n'en demeurent pas moins constitutives de risques financiers croissants pour les collectivités et de risques pénaux pour les élus, comme le révèlent les contrôles effectués par les chambres régionales des comptes.

Considérable, la contraction des effectifs préfectoraux a été insuffisamment compensée par une professionnalisation des services et par l'adaptation des logiciels de contrôle, qui restent datés.

Un repyramidage des effectifs chargés des contrôles a été progressivement opéré, si bien que les services sont aujourd'hui composés à 23 % d'agents de catégorie A. Si ce pyramidage peut être adapté à l'échelle de l'ensemble des missions des préfectures, il demeure peu adapté à la complexité du droit à appliquer.

Les formations, qui se sont intensifiées seulement à partir de 2024, demeurent largement tributaires de la bonne volonté des agents à leur prise de poste, dès lors qu'ils ne bénéficient que de formations distancielles au départ. Les formations présentielles interviennent en général jusqu'à un an et demi après la prise de poste, ce qui est tardif. Par ailleurs, les agents rencontrés lors de mes déplacements ont unanimement reconnu le manque de caractère opérationnel des formations, en particulier en matière d'urbanisme.

Les outils numériques, qui datent de 2005 pour le contrôle de légalité et de 2011 pour le contrôle budgétaire, ont peu évolué depuis lors. Ils accusent aujourd'hui une dette technique bloquant l'intégration de l'IA et sont une source de crispation quotidienne pour les agents, du fait d'un manque d'ergonomie et de fiabilité. De nombreuses préfectures ont signalé devoir faire des statistiques des actes reçus et contrôlés sur des fichiers Excel, en parallèle du logiciel. Le coût de ces logiciels est également grandissant, notamment du fait du recours à l'assistance à maîtrise d'ouvrage par la direction générale des collectivités locales (DGCL), assistance confiée à un prestataire extérieur privé, en l'absence même de refonte d'ampleur de ces logiciels.

Afin de pallier les lacunes des contrôles en préfecture, ceux-ci ont été réorganisés en ayant recours à d'autres institutions, afin de délocaliser les contrôles là où se situe l'expertise.

Ainsi, le contrôle des actes de légalité des actes d'urbanisme est confié dans la moitié des départements aux directions départementales des territoires (DDT), avec un partenariat plus ou moins poussé, principalement en fonction des effectifs disponibles. Les DDT ont d'ailleurs, elles aussi, connu une contraction de leurs effectifs à la suite de la révision générale des politiques publiques (RGPP).

Sur le même modèle, les préfectures peuvent également développer des partenariats avec les directions départementales et régionales des finances publiques pour le contrôle budgétaire, en vertu d'une convention entre la direction générale des finances publiques (DGFiP) et la DGCL qui s'étend même parfois au contrôle de légalité des délibérations fiscales dans certains territoires, au-delà donc de ce qui est prévu par la convention nationale.

En effet, un certain nombre de contrôles réalisés par les comptables sur les documents budgétaires permettent d'identifier et de corriger des anomalies. La DGFiP - plutôt en avance par rapport aux préfectures - développe actuellement des contrôles automatisés via l'IA, dont les apports pourraient être très utiles aux services préfectoraux.

Il apparaît toutefois que seulement treize préfectures ont formalisé un tel partenariat par une convention ou un protocole d'accord, selon les données de la DGCL pour la période 2019-2021.

Enfin, les préfectures peuvent saisir le pôle interrégional d'appui au contrôle de légalité (Piacl), basé à Lyon et rattaché à la DGCL depuis 2006. Composé d'une vingtaine d'experts juridiques répartis en cinq chambres spécialisées, il transmet des avis très étoffés aux préfectures, qui reconnaissent unanimement son utilité.

Au regard de ces éléments, je souhaite faire un certain nombre de propositions. Mes recommandations sont au nombre de huit et concernent les effectifs, les partenariats et l'environnement numérique.

En ce qui concerne les effectifs, ils doivent être consolidés au niveau central. Seulement six ETP suivent actuellement, au sein de la DGCL, l'aspect numérique et l'animation du réseau du contrôle de légalité et budgétaire : c'est trop peu. Pour les préfectures, les effectifs doivent être adaptés au regard des besoins selon les territoires, avec des services davantage professionnalisés. Le Piacl pourrait à ce titre avoir un rôle accru en matière de formation. C'est le sens de mes recommandations nos 1 à 3.

Mes recommandations nos 4 et 5 portent sur les partenariats, qui pourraient être mieux exploités et développés sur le territoire, en particulier celui qui a été noué avec la DGFiP dans le cadre de la refonte en cours de la convention nationale avec la DGCL, et au regard des avancées numériques prometteuses portées par la DGFiP.

Enfin, l'environnement numérique des contrôles doit impérativement être adapté à l'inflation du nombre d'actes transmis. C'est le sens de mes recommandations nos 6 à 8. Pour cela, l'IA doit être intégrée dans la refonte des logiciels @CTES et @CTES budgétaires afin d'améliorer le traitement quantitatif des actes, en permettant aux agents de se concentrer sur les questions afférentes à la légalité interne des actes, c'est-à-dire au fond.

Ces logiciels devraient également permettre de quantifier la part de conseil aux collectivités, qui peut représenter près de 50 % de l'activité de ces services s'agissant du contrôle de légalité. Les agents ont également besoin d'une plateforme numérique pilotée au niveau national afin de favoriser la coopération départementale, objectif qui était d'ailleurs porté par le plan Missions prioritaires des préfectures 2022-2025, mais qui n'a pas été véritablement atteint.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. -Il me semble avoir compris que certains envisageaient une suppression du contrôle de légalité dans les préfectures au regard du taux relativement faible de réalisation des contrôles, mais je pense que cette perspective n'est guère souhaitable.

Un exemple cité par la rapporteure spéciale a particulièrement retenu mon attention, à savoir celui des organismes nouveaux rattachés aux collectivités territoriales : brassant des sommes considérables, ces derniers sont en quelque sorte une extension des collectivités, tout en modifiant les conditions des contrôles. Il convient donc de maintenir les vérifications, même s'il faut sans doute supprimer les contrôles de faible portée qui nuisent à la qualité de la démarche. Plusieurs leviers - tri, mutualisation ou encore recours à l'IA - pourraient être actionnés à cet effet.

Les services de l'État ont-ils conscience de la situation ? Portent-ils des recommandations particulières ?

M. Vincent Delahaye. - L'échelon local s'interroge souvent sur la pertinence du contrôle de légalité, qui est parfois incomplet ou insuffisant. Un problème de formation des agents semble être en cause, et il conviendrait de prioriser les contrôles, de manière à en améliorer l'efficacité.

Qu'entendez-vous par la formule « consolider le niveau des effectifs » ? S'il est question de les renforcer, je ne voterai pas en faveur du rapport, car la situation des finances publiques est trop grave.

M. Michel Canévet. - Je félicite également la rapporteure spéciale pour avoir attiré notre attention sur cette activité importante pour le bon fonctionnement des institutions. À l'instar du rapporteur général, je pense que l'État doit continuer à assumer ce contrôle de légalité.

J'ai été surpris par le fonctionnement en silos de l'État décrit par le rapport : en particulier, le fait que les directions départementales des territoires et de la mer (DDTM) ne soient pas organisées afin de favoriser la mutualisation des moyens m'étonne. De la même manière, le faible nombre de départements ayant mis en place une organisation fluide interpelle et montre bien que les annonces faites hier par le Premier ministre sont absolument nécessaires : il faut que le préfet soit le véritable représentant de l'ensemble des services de l'État et mette en oeuvre une mutualisation des moyens.

Enfin, des expérimentations impliquant le recours à l'IA ont-elles d'ores et déjà été lancées ? S'il est question de placer la France à la pointe de la tech, l'État se doit d'être exemplaire.

M. Jean-Raymond Hugonet. - Je remercie à mon tour la rapporteure spéciale, dont le travail nous est présenté fort à propos, au lendemain de la visite de François Bayrou à Chartres, au cours de laquelle il a annoncé son intention de replacer les préfets au centre du dispositif.

L'autre élément de contexte a un caractère plus tragique, puisqu'il s'agit de l'article du Monde publié le 8 juillet et qui décrit la vague de suicides qui secoue la DGFiP : en l'espace de six mois, douze agents de cette administration du ministère de l'économie et des finances se sont donné la mort et huit agents ont tenté de le faire. Ces chiffres très élevés préoccupent Bercy, qui organise une réunion spéciale aujourd'hui.

Une critique récurrente a consisté à rappeler que les services locaux de l'État ont été déstabilisés par la réduction des effectifs dans les départements, alors que l'administration centrale était restée pléthorique. Dans la mesure où les limites sont désormais atteintes de tous les côtés, comment peut-on consolider les effectifs dédiés au contrôle de légalité sans augmenter la part des fonctionnaires ?

Mme Ghislaine Senée. - Le sujet est effectivement d'actualité, le récent vote d'une proposition de loi visant à renforcer et sécuriser le pouvoir préfectoral de dérogation afin d'adapter les normes aux territoires n'ayant rien d'anodin. Le contrôle de légalité doit être assuré, et un suivi des dérogations devrait pouvoir être effectué.

Les territoires ont pâti de la réduction du nombre d'agents opérée à partir de 2008, les maires élus à cette période ayant pu constater les conséquences du laminage des effectifs préfectoraux, en termes tant de contrôle de légalité que de présence des DDT.

Selon moi, la consolidation des effectifs s'impose d'autant plus que les attributions des préfets s'apprêtent à être renforcées, avec, en parallèle, la mise en place d'un guichet unique. Une présence accrue sur les territoires est nécessaire et l'IA n'est pas suffisamment fiable pour remplacer les humains. Il importe d'accorder des moyens à la hauteur des engagements et des choix qui sont faits.

M. Thomas Dossus. - Ce rapport très utile montre le caractère « hors sol » de certaines propositions budgétaires, certaines fonctions régaliennes très concrètes étant mises en péril par le dogme de la réduction du nombre d'emplois publics.

Par conséquent, la recommandation n° 1 est-elle compatible avec les propositions portées à l'heure actuelle par la majorité sénatoriale, qu'il s'agisse de l'« année blanche » ou du non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux ? Faudra-t-il renoncer à assurer cette fonction régalienne du contrôle de légalité au regard de nos difficultés budgétaires et de la politique souhaitée par le « bloc central » ?

M. Laurent Somon. - J'ai été surpris, pour ma part, par le nombre d'actes irréguliers gracieux qui ne sont ni retirés ni déférés. La rapporteure spéciale a mentionné une corrélation avec les effectifs, ce qui n'est pas tout à fait exact si j'en crois la carte jointe au rapport : en Corse, en Gironde et dans le Nord, le nombre de déférés est élevé, mais avec des effectifs qui peuvent être plus ou moins fournis.

Par ailleurs, l'évocation de « la frilosité du corps préfectoral à déférer, en particulier lorsqu'il s'agit de grosses collectivités », appelle des précisions.

Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure spéciale. - J'estime que nous devons maintenir le contrôle de légalité. J'ai été surprise de constater que certaines régions disposaient d'une quarantaine d'agents pour s'assurer de la légalité de leurs actes et qu'elles recouraient aussi, assez fréquemment, à des cabinets d'avocats à cet effet. Il est donc crucial de garder cette compétence au niveau des préfectures afin que toutes les collectivités aient accès à des conseils juridiques, et en particulier les plus petites communes qui n'ont pas les moyens de se doter de directions juridiques pour rédiger leurs actes. Malheureusement, des disparités territoriales sont constatées entre départements. C'est d'ailleurs l'une des raisons qui a motivé ce contrôle budgétaire. J'ai effectué un déplacement à l'automne au sein d'une préfecture qui avait complètement abandonné le contrôle de légalité en matière de commande publique, faute d'effectifs suffisamment formés, et alors même qu'il s'agit d'un domaine prioritaire du contrôle de légalité.

Sur le terme « consolider les effectifs », j'ai bien conscience du contexte budgétaire auquel nous sommes confrontés et qu'il sera délicat de renforcer les effectifs. Toutefois, la Lopmi prévoit 350 créations de postes pour les préfectures jusqu'en 2027 : il faudrait donc qu'une partie d'entre eux soient affectés au contrôle de légalité, car il est tout à fait regrettable que des pans entiers de cette mission soient abandonnés. Par ailleurs, 20% des effectifs sont aujourd'hui dédiés au tri des actes. À moyen terme, et grâce aux progrès permis par l'IA, il est possible d'imaginer que ces effectifs pourront être rebasculés vers le contrôle stricto sensu et le conseil aux collectivités.

Les SPL, quant à elles, sont trop peu concernées par le contrôle de légalité, une vérification a posteriori étant néanmoins effectuée par les chambres régionales des comptes.

S'agissant du nombre important d'actes irréguliers qui ne sont pas déférés, des disparités existent là encore entre préfectures. Même s'il n'existe pas de causalité certaine entre les déférés et le niveau des effectifs, je maintiens qu'il existe toutefois des corrélations. En ce qui concerne « la frilosité » du corps préfectoral, il s'agit d'une expression de la Cour des comptes utilisée dans un rapport de 2022 sur le contrôle de légalité. Il est vrai que certains préfets sont plus allants à déférer tandis que d'autres préfèrent des lettres d'observation valant pour l'avenir en cas d'irrégularités. Ne pas déférer, c'est aussi prendre le risque de recours croissant des oppositions, qui agissent en lieu et place du préfet. Toutefois, elles ne sont pas présentes dans toutes les communes et il est indispensable de maintenir un contrôle de légalité en préfectures.

Monsieur Canévet, je souscris à votre critique du fonctionnement en silos, les conventionnements restant peu nombreux et disparates. Dans les Bouches-du-Rhône par exemple, la DDT se charge de l'intégralité du contrôle de légalité ; dans d'autres départements, un ou deux agents de cette direction sont détachés auprès de la préfecture. Je pense donc qu'une meilleure coopération entre services est nécessaire afin de gagner en efficience.

M. Hugonet a évoqué les drames survenus au sein de la DGFiP, administration qui a perdu près de 30 000 agents tout en remplissant - avec efficacité, comme nous le relevons régulièrement - des missions de plus en plus nombreuses. Qu'il s'agisse de cette entité ou des préfectures, les contractions d'effectifs ont bien leurs limites, et les outils informatiques ne les compensent que partiellement.

Le logiciel @CTES date ainsi de 2005 et n'est pas du tout conçu pour intégrer un recours à l'IA. Une première expérimentation basée sur l'IA a été lancée en 2020, mais a complètement échoué, et la DGCL s'est fixé l'échéance de 2027 pour faire évoluer le logiciel, ce qui ne permet d'envisager une utilisation de l'IA qu'à l'horizon 2029 : nous avons perdu beaucoup de temps dans ce domaine, alors que de meilleurs outils permettraient aux services de se concentrer sur la légalité interne des actes plutôt que sur la légalité externe.

Je partage, enfin, le souhait de Mme Senée de renforcer les effectifs. La consolidation paraît a priori difficilement compatible avec le principe d'une année blanche, mais, une fois encore, il est possible d'allouer une partie des moyens prévus par la Lopmi au contrôle de légalité.

La commission adopte les recommandations de la rapporteure spéciale et autorise la publication de sa communication sous la forme d'un rapport d'information.

Contrôle budgétaire - Le financement public de la recherche aéronautique civile - Communication

M. Claude Raynal, président. - Nous terminons nos travaux par la communication de M. Thomas Dossus et de M. Laurent Somon, rapporteurs spéciaux du programme « Investir pour la France de 2030 », sur le financement public de la recherche aéronautique civile. M. Jean-François Rapin, rapporteur spécial des crédits de la mission « Recherche et enseignement supérieur », a également participé à ce contrôle budgétaire mais n'a malheureusement pas pu être présent aujourd'hui.

M. Thomas Dossus, rapporteur spécial. - Nous vous présentons, aux côtés de Laurent Somon, les résultats du contrôle conjoint que nous avons mené avec notre collègue Jean-François Rapin sur les aides publiques à la recherche aéronautique civile.

La politique de soutien à la recherche industrielle dans ce secteur est financée à la fois par un programme budgétaire de la mission « Investir pour la France de 2030 » et par un programme budgétaire de la mission « Recherche et enseignement supérieur ».

Au-delà des questions d'opportunité soulevées par ce double financement, qui seront détaillées par mon collègue, il nous a semblé souhaitable de pouvoir mener un contrôle budgétaire conjoint pour être en mesure de porter une appréciation sur cette politique publique dans son ensemble.

Je commencerai par rappeler les enjeux essentiels représentés par la décarbonation du secteur aérien d'un point de vue environnemental - en insistant sur la dimension énergétique de cette décarbonation - avant de laisser mon co-rapporteur présenter les voies que nous avons identifiées pour consolider et diversifier le soutien public dans ce domaine de recherche appliquée.

En premier lieu, il faut rappeler les ordres de grandeur d'émissions de gaz à effet de serre (GES) représentées par le transport aérien. À l'échelle mondiale, il existe un consensus pour estimer que le transport aérien représente entre 2 et 3,5 % des émissions de GES.

Pour autant, ces émissions sont très inégalement réparties selon les régions du monde et les populations concernées : rappelons que seulement 10 % de la population mondiale prend l'avion chaque année et que, en 2018, 1 % de la population mondiale était responsable de 50 % des émissions de l'aviation.

En se restreignant aux émissions sur le territoire français et en adoptant les conventions de calcul de l'administration française, les émissions du secteur ont atteint 27,4 millions de tonnes d'équivalent CO2 en 2024, soit environ 7 % des émissions sur le territoire national.

Il est également à relever que ces émissions sont concentrées dans les vols internationaux qui représentent 81 % des émissions du secteur, dont 50 % pour les vols internationaux long-courriers, c'est-à-dire couvrant une distance supérieure à 3 500 kilomètres.

Ce bref rappel des ordres de grandeur en jeu ne signifie pas pour autant que le secteur aéronautique ne tient pas compte des enjeux de transition pour lutter contre le changement climatique.

Il faut rappeler ici que le secteur du transport aérien fait partie des secteurs dans lesquels, en application de la loi « Climat et Résilience » du 22 août 2021, une feuille de route de décarbonation a été établie conjointement par les acteurs de la filière et les administrations compétentes.

À l'occasion de l'établissement de cette feuille de route, publiée en mars 2023, l'État et l'administration ont établi une trajectoire de décarbonation du secteur par le progrès technologique qui prévoit de réduire les émissions du secteur de 88 % sur le périmètre des vols internationaux au départ de la France.

Cette feuille de route de décarbonation de l'aérien identifie quatre leviers technologiques qui constituent le cadre méthodologique des différents projets de recherche et technologie (R&T) soutenus par la puissance publique dans le secteur.

Les deux premiers leviers technologiques concernent l'efficacité énergétique des vols. Il s'agit, d'une part, de produire des avions plus sophistiqués qui consomment moins de carburant en étant plus légers ou en disposant d'un moteur plus efficace. D'autre part, les émissions peuvent être réduites en améliorant les instruments de gestion du trafic aérien.

Les deux autres leviers technologiques concernent la transition énergétique des aéronefs. En effet, les avions actuels utilisent le kérosène, c'est-à-dire une énergie primaire intense en émissions de GES.

La transition vers une autre source d'énergie primaire constitue donc une voie majeure de décarbonation du secteur. Le premier levier énergétique de décarbonation concerne le développement d'un avion à hydrogène, ce qui suppose néanmoins de répondre à des défis technologiques et logistiques encore très difficiles à surmonter.

Le second levier énergétique de décarbonation concerne la diffusion des carburants d'aviation durables, ou SAF (Sustainable Aviation Fuel) selon leur acronyme anglophone, qui sont des carburants compatibles avec la motorisation actuelle, mais qui présentent des émissions de GES très faibles lors de leur utilisation.

Ce dernier levier a particulièrement retenu notre attention dans la mesure où il représente, selon le périmètre retenu, entre 49 % et 58 % du chemin à parcourir dans les trajectoires de décarbonation construites par la filière.

Le règlement européen « Refuel EU aviation », adopté en 2023, constitue un dispositif central dans la stratégie de décarbonation du secteur aérien : son objectif consiste à accélérer le déploiement des SAF en fixant des objectifs d'incorporation croissants pour les fournisseurs de kérosène et les aéroports européens. À partir de 2025, le taux d'incorporation de SAF exigé est de 2 % ; cette proportion augmentera régulièrement pour atteindre 6 % en 2030, 20 % en 2035, 34 % en 2040, 42 % en 2045, puis 70 % en 2050.

L'Union européenne a également défini un sous-mandat d'incorporation spécifique pour ce que l'on appelle les « e-SAF », de 0,7 % en 2030 jusqu'à 35 % en 2050, soit la moitié des carburants d'aviation durables requis. Pour comprendre le chemin à parcourir, voici quelques ordres de grandeur. Sur la base d'une consommation énergétique de 30 mégawattheures (MWh) d'électricité par tonne d'e-SAF produite, la substitution complète du kérosène fossile utilisé aujourd'hui à l'échelle mondiale demanderait près de 10 000 térawattheures (TWh) d'électricité, soit l'équivalent de près de vingt fois le parc nucléaire français actuel. Si l'on se concentre sur la France, il faudrait, pour remplacer l'ensemble du kérosène consommé dans notre pays, 200 TWh d'électricité, soit 40 % de la production électrique nationale : l'équivalent de vingt réacteurs nucléaires serait donc exclusivement dédié au remplacement du kérosène.

Pour autant, les nombreux interlocuteurs industriels que nous avons interrogés nous ont répondu que leurs travaux se concentraient exclusivement sur la compatibilité des futurs avions avec les SAF.

Il est légitime que les avionneurs et motoristes se concentrent sur cet objectif. Pour autant, au regard de l'importance desdits SAF dans les trajectoires de décarbonation du secteur, il nous a semblé important d'insister sur la nécessité, pour l'ensemble de la filière, de s'approprier les défis liés au développement d'une filière de production de SAF en France et à la sécurisation de l'approvisionnement en SAF.

Les ordres de grandeur - qu'il s'agisse de la hausse du trafic aérien, des besoins induits par la trajectoire des mandats d'incorporation de carburants alternatifs du règlement européen ou de la faiblesse actuelle de la filière de production des SAF - fragilisent la crédibilité de la trajectoire de décarbonation de l'aviation civile. C'est pourquoi nous avons intégré au rapport les recommandations nos 3 et 4, qui prévoient de compléter la politique de recherche aéronautique civile par un exercice de planification mené au sein de la filière, pour établir une feuille de route de sécurisation de l'approvisionnement en carburants d'aviation durables.

M. Laurent Somon, rapporteur spécial. - Monsieur le président, mes chers collègues, je vous prie tout d'abord de bien vouloir excuser l'absence de notre collègue Jean-François Rapin. Nous avons souhaité mener ce contrôle et rédiger un rapport en commun, puisqu'il s'agissait de la recherche et du soutien à l'investissement en aéronautique civile.

Je reprends la présentation en insistant sur le niveau élevé de structuration de la filière industrielle de la construction aéronautique, et en livrant notre appréciation sur les aides à la recherche actuellement déployées.

En premier lieu, il faut insister sur la qualité du dialogue qui existe actuellement entre les acteurs industriels de la filière aéronautique et l'administration chargée de mener notre politique industrielle, qui est en l'espèce la direction générale de l'aviation civile (DGAC).

La qualité de ce dialogue est largement liée à une instance spécifique, créée en 2008 dans le sillage du Grenelle de l'environnement : le Conseil pour la recherche aéronautique civile (Corac). Cette instance de dialogue État-filière, sans réel équivalent dans les autres secteurs industriels, est un lieu d'échange et de concertation qui permet de réunir régulièrement, en présence de l'administration, les principales parties prenantes du secteur, dont notamment les grands intégrateurs - Airbus, Dassault, Safran, Thalès -, mais aussi les représentants des petites et moyennes entreprises (PME) du secteur, des équipementiers, des opérateurs aéroportuaires et des compagnies aériennes.

Cette capacité de réunir l'ensemble des acteurs de la filière représente un avantage stratégique majeur pour l'État dans le cadre de sa politique industrielle, puisqu'il permet d'orienter cette stratégie vers des priorités partagées par l'ensemble de la filière.

Par conséquent, si le principal guichet d'aide publique à la recherche de la filière, appelé « guichet Corac », est bien géré de manière souveraine et autonome par la DGAC, l'administration peut tenir compte, dans le processus d'attribution des aides aux projets de recherche, de l'alignement de ces projets avec les priorités de la filière.

Ce mécanisme d'alignement et de synchronisation des projets de recherche entre les différents acteurs du Corac est un levier majeur d'efficacité des aides publiques qui a été salué par tous nos interlocuteurs, qu'ils représentent des acteurs industriels ou administratifs.

Cette brève présentation m'amène aux deux remarques principales que nous avons formulées sur les aides du « guichet Corac ».

En premier lieu, sur la forme, la procédure actuelle de financement des aides du guichet Corac est une anomalie budgétaire qui n'est pas justifiée par la nature de ces aides. En effet, depuis 2021, le guichet Corac a été financé par trois programmes budgétaires différents : le programme 190, rattaché à la mission « Recherche et enseignement supérieur » ; le programme 362, rattaché à la mission « Plan de relance » ; et le programme 424, rattaché à la mission « Investir pour la France de 2030 ».

Pour autant, ces aides sont gérées comme un tout par l'administration, qui emploie les crédits indépendamment de leur programme de financement. Ce schéma de financement multicanal, qui constitue un écart avec les règles applicables au budget de l'État, méconnaît à la fois le principe de spécialité budgétaire applicable aux dépenses du budget général et le principe de non-substitution applicable aux aides du plan France 2030.

Cette anomalie budgétaire a deux conséquences néfastes qui pourraient être évitées. D'une part, elle impose à l'administration, de manière complètement artificielle, de catégoriser les aides selon leur mode de financement - soit par le programme 190, soit par le programme 424 -, ce qui représente un coût de gestion entièrement évitable. Elle impose également à l'administration de superposer deux strates administratives non coordonnées en appliquant la comitologie du plan France 2030 à une partie des aides, alors même que le secrétariat général pour l'investissement (SGPI) n'intervient pas dans leur déploiement.

D'autre part, elle prive le Parlement de son droit de regard annuel sur les crédits finançant une politique publique. Pour l'exercice 2025 par exemple, seulement 21 % des crédits du guichet Corac ont fait l'objet d'un vote annuel, le reste des crédits étant reportés depuis des années antérieures dans le cadre du plan France 2030. Il faut d'ailleurs relever que ces reports ont été effectués dans une relative opacité, puisqu'ils excèdent de 33 % le montant qui avait été annoncé au Parlement au moment du vote du budget.

En second lieu, sur le fond, nous constatons que l'État s'est révélé incapable de tenir l'objectif de 300 millions d'euros par an de soutien à la recherche aéronautique civile.

Il faut d'abord souligner que cette cible est dégradée par rapport à l'objectif initial de 450 millions d'euros établi pour suivre la trajectoire technologique de décarbonation à l'horizon 2030, puis à l'horizon 2050.

Il faut ensuite tenir compte du fait que la filière industrielle se situe dans un moment crucial qui correspond à la préparation du programme du futur avion court et moyen-courrier ultra-frugal, qui est un impératif pour maintenir sa compétitivité dans la décennie à venir.

En 2024 et en 2025, les aides du guichet Corac ont été sous-calibrées avec un montant annuel moyen de 283 millions d'euros, soit 17 millions d'euros en dessous de la cible.

Au regard de l'importance du maintien d'une filière aéronautique compétitive et de l'impératif d'accompagner les donneurs d'ordre et les sous-traitants dans leur montée en compétence industrielle et technologique, nous proposons, avec la recommandation n° 1, de réaffirmer notre attachement au respect de la cible annuelle de 300 millions d'euros de soutien public.

Nous serons donc attentifs à ce que cette cible soit atteinte en 2026 à l'occasion des débats budgétaires de l'automne, afin que les efforts nécessaires de redressement de nos comptes publics ne se fassent pas au prix de la fragilisation de nos filières d'excellence industrielle.

Permettez-moi de vous faire part de l'exposé de notre collègue Jean-François Rapin.

Au-delà des différents programmes budgétaires du budget général qui soutiennent la recherche aéronautique civile, nous nous sommes également intéressés aux dispositifs d'aide qui existent à l'échelle de l'Union européenne pour financer la recherche appliquée dans le domaine de l'aéronautique civile.

Nos travaux sur ce point nous ont conduits à formuler dans le rapport à la fois le constat qu'il existe actuellement un dispositif sectoriel efficace et parfaitement complémentaire avec le dispositif national, et un avertissement relatif à la nécessaire vigilance de la France dans ce domaine. En effet, notre pays a vu grandir les entreprises parmi les plus performantes et les plus compétitives au monde dans le domaine de la construction aéronautique : nous devons donc nous battre, au niveau de l'Union européenne, pour que ce secteur reste une priorité dans le prochain cadre financier pluriannuel (CFP) qui entrera en vigueur après 2027.

En premier lieu, il faut rappeler le caractère original et efficace du dispositif actuel. Depuis 2021, les aides à la recherche aéronautique civile à l'échelle de l'Union européenne sont pilotées par une structure ad hoc, le partenariat public-privé « Clean Aviation », qui prend le relais des deux partenariats précédents, « Clean Sky 1 » puis « Clean Sky 2 ».

Ce mécanisme de partenariat public-privé permet de soutenir des projets de recherche et d'innovation de grande ampleur au service de la transformation du secteur aéronautique civile, au premier rang de laquelle l'atteinte de ses objectifs technologiques pour respecter la trajectoire de décarbonation.

Il permet également de combiner les sources de financements avec, pour la période 2021-2027, un montant d'aide total de 4,1 milliards d'euros, dont 59 % sont financés directement par les industriels et 41 % sont financés de manière complémentaire par le budget de l'Union européenne, au travers du programme-cadre pour la recherche et l'innovation (PCRI) « Horizon Europe ».

Comme nous l'ont expliqué les responsables administratifs et industriels, la Commission européenne et les membres du programme Clean Aviation mènent un travail de concertation préalable afin que les projets de recherche soutenus par le programme soient complémentaires des projets soutenus à l'échelle nationale. Par exemple, le fait que le guichet Corac finance peu de projets dans le domaine de la gestion du trafic aérien s'explique par l'existence d'un volet important de financement à l'échelle européenne dans ce domaine.

Il faut également souligner que le programme Clean Aviation présente la particularité d'être un dispositif d'aide européenne pour lequel la France bénéficie d'un bon taux de retour, ce qui est assez rare pour être souligné. En effet, pour la période 2021-2024, la France a réussi à obtenir des aides du programme Clean Aviation pour un montant atteignant 31 % des aides distribuées. Cela fait de la France le premier pays bénéficiaire des aides de ce programme.

Ces résultats encourageants justifient que nous restions mobilisés pour défendre le maintien d'un instrument spécifique de soutien à la recherche aéronautique civile, au-delà de 2027.

Notre attention a été attirée sur plusieurs signaux négatifs dans le cadre de ce contrôle. Tout d'abord, les acteurs de la filière estiment que l'absence de mention du secteur aéronautique dans la « boussole pour la compétitivité » présentée par la Commission européenne en janvier 2025 est de nature à fragiliser la position de ce secteur industriel.

Nous partageons la surprise qu'ont exprimée nos interlocuteurs et il est incompréhensible que le secteur aéronautique civile ne soit pas clairement affiché comme un secteur stratégique par la Commission européenne, alors même qu'il s'agit d'un secteur industriel à haute valeur ajoutée dans lequel figure le premier groupe mondial, Airbus, qui est un groupe européen.

Ensuite, les premiers éléments de communication de la Commission européenne sur le prochain CFP sont relativement flous sur la structuration du prochain budget pluriannuel, et évoquent notamment la fusion de l'ensemble des programmes d'aides économiques au sein d'un « fonds pour la compétitivité ». La commission des affaires européennes a récemment eu l'occasion d'exprimer son scepticisme sur ce projet au travers d'un avis politique relatif à la préparation du CFP, adopté le 12 juin dernier et rapporté par les sénatrices Christine Lavarde et Florence Blatrix Contat.

Pour ces différentes raisons, nous avons souhaité intégrer au rapport une recommandation expresse sur le maintien, au sein du futur CFP post-2027, d'un instrument de soutien sectoriel dédié à la recherche aéronautique civile.

Le maintien d'un tel instrument sera en effet la meilleure preuve du caractère stratégique de la filière, au service de la prospérité et de la compétitivité de l'Union européenne.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. -Ce travail synthétise bien une problématique concrète liée à la transition écologique : comment accompagner la transformation d'un secteur industriel tel que celui de l'aéronautique, à la fois en gérant les problèmes actuels et en s'assurant du respect d'une trajectoire d'avenir ?

Une telle démarche ne paraît envisageable qu'à l'échelle européenne, en tâchant d'articuler le mieux possible les différents niveaux de décision et de responsabilité. À cet effet, il convient tout d'abord de coordonner les efforts ; ensuite, de consolider l'avance historiquement prise par l'Europe - plus précisément par la France et l'Allemagne - en continuant à nous inscrire dans une trajectoire de décarbonation.

Il est profondément regrettable de constater que nous n'arrivons pas à respecter ladite trajectoire, la France créant elle-même de la complexité alors qu'il faudrait disposer d'un outil de pilotage commun.

Vous avez énuméré les difficultés, dont un manque de lisibilité. Quelles sont, selon vous, les chances de pouvoir remédier à ces dysfonctionnements ?

M. Michel Canévet. - Comment la recherche aéronautique militaire pourrait-elle concourir au développement de la recherche civile ? Des synergies sont-elles envisageables ?

M. Vincent Capo-Canellas. - Selon les chiffres de 2023, les émissions de GES du secteur ont été inférieures à celles de 2019 et il faudra accompagner cette nouvelle révolution du transport aérien, après la dernière mutation d'ampleur qu'a été sa démocratisation.

Si l'on en croit la feuille de route, il subsisterait 10 % à 12 % d'émissions résiduelles, un point sur lequel il faudrait questionner les industriels.

Je rejoins par ailleurs le rapporteur général lorsqu'il critique la superposition des normes et des échelons entre le niveau français et l'échelon européen. S'y ajoute une taxation assez lourde qui est perçue par le secteur comme n'alimentant ni la recherche ni la décarbonation.

Concernant les SAF, le Président de la République avait annoncé que 200 millions d'euros y seraient consacrés lors de sa visite au Bourget en 2023, mais seule la moitié de cette somme a été apportée dans les faits.

Enfin, je rappelle que le Sénat avait voté un amendement que j'avais présenté : ce dernier portait sur l'incorporation des SAF et prévoyait un crédit d'impôt plafonné à 50 millions d'euros. J'attire l'attention du rapporteur général quant à la nécessité de faire preuve de vigilance sur ce point, car Bercy entend retirer cette disposition alors même qu'elle n'est pas encore mise en oeuvre.

M. Claude Raynal, président. - Je remercie les rapporteurs pour leur travail et souhaite formuler plusieurs observations et propositions de correction.

Tout d'abord, le maintien d'un objectif de 300 millions d'euros est essentiel, car le Corac est l'un des rares systèmes intégrateurs dont le fonctionnement est satisfaisant : à l'inverse, les deux grandes entreprises industrielles du secteur des satellites ne parviennent pas à établir des programmes communs et à intégrer l'ensemble des prestataires.

Dans le cadre du Corac, la filière détermine les grandes orientations en accord avec l'État et les entreprises de taille moyenne bénéficient en général de fonds pour s'adapter. Ce système est vertueux et considéré comme tel par l'État comme par les entreprises, ce qui est suffisamment rare pour être souligné. Ce soutien public doit donc être maintenu pour une filière dont nous sommes le leader mondial - elles ne sont pas si nombreuses...

Je suis plus perplexe sur la recommandation n° 2 et la simplification des circuits de financement. À l'heure actuelle, l'État, qui ne dispose que de peu de moyens, s'appuie sur l'enveloppe de France 2030 pour compléter son financement. Si ce n'est certes pas glorieux, il faudrait aussi éviter que la simplification préconisée débouche sur une diminution du financement.

Concernant la recommandation n° 4, j'ajouterai, au sujet de la création d'un format « Corac SAF », une précision sur le fait que la création de ce format restera sans effet sur l'enveloppe d'aides publiques distribuées à travers le guichet Corac. J'estime en effet que le soutien à la filière des SAF ne devrait pas s'effectuer au détriment du reste du programme, et qu'il est essentiel de mentionner la recherche de financements complémentaires, notamment alors que parallèlement, les taxes sur l'aviation ne cessent d'augmenter et qu'une partie de leurs recettes pourraient être utilisées à cet effet.

Je m'interroge sur la recommandation n° 5 : vous évoquez une accélération du développement des start-up aéronautiques industrielles en créant un instrument thématique d'investissement en fonds propres « financé par France 2030 ».

Le plan France 2030 est un instrument de décarbonation du tissu économique et de soutien à l'innovation. Pouvez-vous me confirmer qu'il peut financer des aides en fonds propres, c'est-à-dire des prises de participation, à travers ses opérateurs comme Bpifrance ?

M. Thomas Dossus, rapporteur spécial. - Bpifrance est bien un opérateur de France 2030 qui mobilise des fonds du plan France 2030 pour procéder à des prises de participation dans le cadre de fonds thématiques voire, dans certains cas, de « fonds de fonds ».

M. Claude Raynal, président. - Dans ce cas, il me semble nécessaire de faire figurer Bpifrance afin de clarifier la recommandation. Actuellement, dans le domaine de l'aéronautique, les aides en fonds propres poursuivent un objectif de renforcement de la filière, c'est-à-dire des sous-traitants, afin de s'assurer que la supply chain sera capable de suivre la montée en charge du secteur.

M. Thomas Dossus, rapporteur spécial. - Cette filière est structurée d'une manière efficace, avec un partenariat public-privé dont le fonctionnement donne - pour une fois - satisfaction. Contribuant effectivement au budget de l'État au travers d'un certain nombre de taxes, le secteur a besoin de stabilité et d'un appui pour financer la recherche afin de réaliser des économies d'énergie.

Néanmoins, nous avons observé que le volet relatif à l'énergie n'est pas aussi bien structuré que l'ensemble de la filière, d'où la volonté, au travers de la recommandation n° 4, d'associer les énergéticiens au sein de du Corac : ces derniers ne fournissent pas, pour l'instant, les efforts nécessaires au respect de la trajectoire. Pour autant, notre objectif est bien de créer une nouvelle instance de dialogue et non de réorienter les aides à la recherche aéronautique civile. La création d'un format « Corac SAF » n'a ni pour objet ni pour effet de réduire l'enveloppe des aides à la recherche aéronautique civile octroyées par le guichet Corac.

Comme l'a indiqué le rapporteur général, il importe de s'en tenir à la trajectoire fixée, car nous risquons de nous heurter à de fortes contraintes financières si nous nous en éloignons. Il est donc temps de lancer l'alerte quant à la cadence de production des carburants alternatifs et de renforcer la structuration de la filière par le biais de cette recommandation n° 4.

Au rythme actuel, je nourris de sérieux doutes quant à la crédibilité de cette trajectoire, ces carburants alternatifs en étant encore à un stade plus théorique que pratique. Je suis d'ailleurs favorable au fait de rendre plus visible le rapport entre les recettes générées par la fiscalité sectorielle et les aides publiques en faveur de la production de SAF. Selon moi, la fiscalité écologique serait rendue plus acceptable si l'État soutenait clairement la production de SAF.

Rappelons, enfin, que la filière est concurrencée par des pays étrangers qui n'hésitent pas à subventionner très largement la recherche et leurs avionneurs, dont les États-Unis et la Chine, cette dernière montant en puissance. Il importe donc de maintenir un soutien équivalent pour cette filière d'excellence, mais qui est confrontée à de réelles inconnues dans sa trajectoire de décarbonation.

M. Laurent Somon, rapporteur spécial. - Monsieur Canévet, les grands opérateurs industriels tels qu'Airbus n'accordent plus la priorité aux projets de recherche qui ne concernent pas le futur avion court et moyen-courrier ultra-frugal - notamment ceux qui portent sur les hélicoptères - compte tenu de la nécessité de développer ce futur avion programme et de faire face à la concurrence chinoise qui se profile.

Pour autant, l'Office national d'études et de recherches aérospatiales (Onera) remplit la fonction d'opérateur dual en couvrant les domaines militaire et civil : certains aspects, tels que l'acoustique, présentent un intérêt pour les deux secteurs, et les synergies existent.

M. Capo-Canellas a évoqué la question des 10 % à 12 % d'émissions résiduelles, dont le traitement dépendra de l'avancement de la recherche sur le moteur à hydrogène. Une décarbonation totale sera envisageable si nous parvenons à développer, à terme, un moteur de ce type. Comme l'a indiqué le président d'Airbus, le projet n'est pas abandonné, mais les échéances ont été reportées.

Par ailleurs, nous avons été étonnés que les SAF ne soient pas intégrés dans le Corac, la moitié des efforts de décarbonation reposant sur les carburants. Nous ne comprenons donc pas pourquoi les énergéticiens ne participent pas à cette instance, d'où notre recommandation n°4. Il s'agit donc bien d'ouvrir le dialogue en y intégrant les énergéticiens, et non de réduire les aides à la recherche aéronautique civile en ajoutant des objectifs aux aides du guichet Corac.

Les moteurs actuels permettant déjà d'incorporer des SAF, mais la production de carburants ne suit pas, et les compagnies aériennes ne sont pas incitées à les incorporer si cela ne leur permet pas d'être compétitives. Un coup de pouce tel que celui qui a été accordé aux compagnies aériennes pour intégrer davantage de SAF est donc indispensable, les exonérations devant permettre d'engager une production industrielle, puis une baisse de prix garantissant une compétitivité suffisante.

Pour en revenir aux moyens financiers, il faut bien tâcher d'atteindre un montant de 300 millions d'euros de soutien public annuel si l'on entend atteindre les objectifs de décarbonation de l'aéronautique civile.

Je serais en revanche plus dubitatif concernant l'hypothèse d'affectation d'une partie de la fiscalité sectorielle. Comme l'a rappelé M. Capo-Canellas, l'annonce du Président de la République relative à un soutien à l'utilisation des SAF à hauteur de 200 millions d'euros n'a été tenue qu'à moitié : mieux vaudrait respecter les engagements pris, ce qui permettrait d'éviter d'avoir à rechercher des financements supplémentaires en alourdissant la fiscalité.

Je terminerai par un sentiment personnel : ne faudrait-il pas resserrer le périmètre de France 2030 sur des objectifs prioritaires, afin de se concentrer sur des secteurs d'avenir tels que l'aéronautique civile ?

M. Claude Raynal, président. - Je vous propose donc de procéder aux ajustements rédactionnels appelés par nos échanges.

La commission adopte les recommandations des rapporteurs spéciaux ainsi ajustées et autorise la publication de leur communication sous la forme d'un rapport d'information.

La réunion est close à 11 h 40.