Mercredi 5 novembre 2025

- Présidence de M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, et de Mme Muriel Jourda, présidente de la commission des lois -

La réunion est ouverte à 10 h 00.

Risques de manipulations numériques en période électorale - Audition de M. Laurent Cordonier, directeur de la recherche de la Fondation Descartes, Mme Anne-Sophie Dhiver, cheffe adjointe du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), M. Benoît Loutrel, membre du collège de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), M. Hugues Moutouh, secrétaire général du ministère de l'intérieur, et M. Paul Hébert, directeur adjoint de l'accompagnement juridique de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil)

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. - Nous sommes réunis ce matin, dans le cadre d'une table ronde conjointe de la commission des lois et de la commission de la culture, pour évoquer les risques qui pèsent sur les futures échéances électorales en raison des manipulations rendues possibles par les plateformes numériques et les réseaux sociaux.

Pour évoquer ce sujet, nous avons le plaisir d'accueillir M. Hugues Moutouh, secrétaire général du ministère de l'intérieur, Mme Anne-Sophie Dhiver, cheffe de service adjointe du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), M. Benoît Loutrel, membre du collège de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), M. Paul Hébert, directeur adjoint de l'accompagnement juridique de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) et M. Laurent Cordonier, directeur de la recherche de la Fondation Descartes.

L'utilisation massive des nouveaux moyens de communication numérique permet aux acteurs politiques, partis ou candidats isolés, de renouveler profondément leurs méthodes de campagne et de mieux cibler leurs électeurs potentiels. Cela peut être fait en toute légalité, mais un certain nombre de dérives sont également à craindre, l'exemple le plus célèbre dans ce domaine étant l'affaire « Cambridge Analytica ».

Ces mêmes outils numériques rendent également possibles des agissements plus occultes, via des intermédiaires non toujours identifiables ni rattachables à des acteurs politiques connus, mettant en oeuvre des manipulations algorithmiques ou instrumentalisant des influenceurs. On pense à l'affaire de l'élection présidentielle roumaine de 2024, lors de laquelle une campagne d'influenceurs rémunérés sur TikTok a fortement contribué à l'élection d'un « candidat surprise ».

Si des opérations d'influence ayant une origine étrangère sont particulièrement redoutées dans le contexte géopolitique actuel, des acteurs nationaux dotés d'un agenda politique ou social quelconque et disposant éventuellement d'importants moyens financiers sont également susceptibles de tels agissements. Vous pourrez nous dire à quel degré notre pays est d'ores et déjà menacé par ces phénomènes, qui peuvent porter atteinte à des valeurs démocratiques essentielles comme le pluralisme ou la sincérité des élections.

Plusieurs textes permettent sans doute de lutter contre certains aspects de cette menace : c'est en particulier le cas de la loi du 11 mars 1988 relative à la transparence financière de la vie politique, de la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information, de la loi du 9 juin 2023 visant à encadrer l'influence commerciale et à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux, de l'article L. 52-1 du code électoral, ou encore du règlement européen sur les services numériques (RSN), ou Digital Services Act (DSA). Il faut également citer le nouveau règlement européen relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique, entré en vigueur il y a seulement quelques jours.

Le cadre juridique semble donc à première vue pléthorique, mais nous nous interrogeons sur sa cohérence et sa pertinence, sur l'organisation mise en place par les pouvoirs publics pour l'appliquer, sur la coordination des acteurs, sur les moyens dont ceux-ci disposent, sur leur degré de préparation en vue des prochaines échéances électorales, locales ou nationales.

En particulier, le nouveau règlement sur la publicité politique est-il susceptible de colmater les éventuelles brèches qui auraient subsisté jusqu'à présent ? J'observe que son entrée en vigueur a conduit les principales plateformes, qui jugeaient sa mise en oeuvre trop délicate, à interdire purement et simplement des publicités politiques. Cette interdiction ne concerne toutefois que celles qui auront été identifiées comme telles par les plateformes, ce qui ne représente sans doute qu'une petite partie des contenus qui nous préoccupent.

Mme Muriel Jourda, présidente de la commission des lois. - Le président Lafon a bien exposé les enjeux liés à la numérisation du débat public et de la communication politique, ainsi que leur incidence sur la qualité et la neutralité de l'information électorale. La manipulation d'algorithmes et le recours à l'intelligence artificielle permettent en effet de promouvoir certains contenus en particulier, dans des volumes bien supérieurs à ce qu'autorisaient les techniques plus « classiques » de déstabilisation du processus électoral.

Citons ainsi, parmi les modalités d'ingérence numérique les plus récentes, l'utilisation de comptes inauthentiques, le recours à des influenceurs numériques, l'usurpation de l'identité de médias, ou encore la falsification de l'identité de partis ou de candidats. Nos intervenants pourront vraisemblablement préciser et compléter cette esquisse de typologie.

Comme l'a également souligné le président Lafon, les exemples d'opérations d'ingérence étrangère visant à influencer le résultat d'élections nationales ne manquent pas au cours de la période récente.

L'exemple roumain est sans conteste le plus marquant, dans la mesure où il s'agit du premier scrutin démocratique majeur en Europe à avoir fait l'objet d'une décision d'annulation pour des soupçons d'ingérence étrangère, la Cour constitutionnelle roumaine ayant invalidé le 6 décembre 2024 les résultats du premier tour de l'élection présidentielle. Peut-être pourrez-vous nous indiquer quelles répercussions cet événement a eues en France en matière de compréhension de l'impact des réseaux sociaux sur la manipulation de l'information ? Vous nous direz un mot également des modalités d'adaptation à cette nouvelle donne et des réponses qui sont en cours d'élaboration.

Il est vrai que, face à cette menace, nous disposons d'ores et déjà d'un cadre juridico-institutionnel important, qui a été renforcé ces dernières années. Le président Lafon a cité les principales dispositions en vigueur, qu'elles soient nationales ou européennes.

La logique générale de ce cadre est celle de la responsabilisation des plateformes numériques, auxquelles il revient de prendre des mesures afin de détecter et d'atténuer les phénomènes « inauthentiques ». La surveillance par les différentes autorités de contrôle s'exerce, elle, principalement a posteriori ; en dernier ressort, il appartient au juge électoral, saisi d'une contestation des résultats d'un scrutin, d'annuler celui-ci, s'il estime que sa sincérité a été altérée. D'après vous, est-il possible de renforcer les actions de contrôle menées en amont de l'élection ?

Par ailleurs - et votre simple présence l'atteste -, de nombreux acteurs institutionnels sont aujourd'hui concernés par la lutte contre les ingérences numériques. Pourriez-vous nous préciser la façon dont les missions et responsabilités de vos services respectifs s'articulent avec celles des autres ? Identifiez-vous un « maillon manquant » dans la chaîne qui va de la prévention à la sanction en passant par la détection ?

La lutte contre les manipulations numériques en période électorale est essentielle : il y va de la confiance des électeurs dans la fiabilité des processus électoraux et, au-delà, dans les institutions. Néanmoins, aucun arsenal juridique ne remplacera la chose qui devrait être la mieux partagée du monde : le sens critique. La surreprésentation d'un candidat dans les médias ne doit pas suffire à expliquer un vote en sa faveur, nous en conviendrons tous. Il s'agit donc non de nier la capacité de chacun de faire preuve de recul par rapport à une information donnée, mais de réunir les conditions permettant aux électeurs de voter de manière éclairée.

Je laisse à présent la parole aux intervenants.

M. Hugues Moutouh, secrétaire général du ministère de l'intérieur. - Le ministère de l'intérieur est naturellement très attentif à la question des ingérences étrangères numériques dans le processus électoral national. Je m'exprimerai ici dans les limites de ce que me permet la loi sur la protection des informations couvertes par le secret défense.

Le contexte actuel - guerre en Ukraine, très fortes tensions géopolitiques, agressivité numérique de puissances hostiles, qui n'est plus à démontrer - nous invite à la vigilance. La France est une cible prioritaire du fait de son histoire et de son activisme sur la scène internationale, et parce qu'elle est une puissance militaire majeure. Nous sommes en première ligne face à ces menaces que nous qualifierons d'hybrides. Ce contexte général a été récemment rappelé à l'occasion des travaux de la revue nationale stratégique (RNS). Le scénario prioritaire, notamment esquissé par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), est celui d'un conflit de haute intensité aux frontières de l'Europe de l'Est associé à des attaques hybrides sur le territoire national.

En substance, on peut distinguer deux types de menaces.

Les premières sont des menaces numériques. Le ministère de l'intérieur est plus largement chargé de la sécurité et de la sincérité des votes. Dans le processus électoral, nous assurons la protection physique des bureaux de vote et, désormais, celle des candidats. Sous le seul aspect du numérique, la menace touche la sécurité des systèmes d'information. Lors de chaque élection nous remontent le taux de participation, les prévisions ainsi que les résultats électoraux. On peut imaginer que des attaques informatiques mettent en péril la remontée de ces informations et, partant, le bon déroulement du scrutin.

Le second risque lié au numérique concerne l'altération de la sincérité et de l'intégrité du vote. Cette dernière notion me paraît des plus importantes. On peut ici, puisqu'il s'agit du processus démocratique, se référer à la théorie des apparences, comme on le ferait au sujet de la justice : il ne suffit pas d'organiser des élections selon les formes démocratiques habituelles ; encore faut-il que le processus se déroule dans de bonnes conditions. Les attaques dont nous parlons, et spécialement la circulation sur les réseaux sociaux d'informations inauthentiques d'origine étrangère, n'ont pas tant pour objet de convaincre la majorité de l'électorat français que d'instiller le doute dans les esprits sur le bon fonctionnement de nos institutions démocratiques. Des attaques hybrides massives ne sont pas nécessaires pour déstabiliser notre système démocratique : seule y suffit une pointe de doute, nourrissant le complotisme.

À titre d'exemples étrangers récents, citons encore les dernières élections parlementaires en Moldavie : l'ingérence étrangère, en l'occurrence celle de la Russie, y a été massive ; le fait est public et avéré.

Pour l'heure, en France, nous n'identifions pas de menace particulière pesant sur les prochaines élections municipales. Cela signifie, non que des ingérences étrangères ne se produiront pas, mais que les puissances hostiles n'ont actuellement pas pour objectif de déstabiliser le déroulement de ces élections. Il en va tout autrement des futures élections présidentielles et législatives dans notre pays, que ces dernières, d'ailleurs, se tiennent à la date prévue ou de façon anticipée. Nous restons extrêmement vigilants à cet égard quant aux risques d'ingérences étrangères.

Comment nous organisons-nous et que prévoit le droit ?

Avant toute chose, le droit nous donne la possibilité d'agir. Issu de la loi de 2018 sur la manipulation de l'information, l'article L. 163-2 du code électoral prévoit une procédure encore peu utilisée à ce jour : le référé contre les fausses informations, ou fake news, qui permet au juge de délivrer, à la demande du ministère public, des injonctions à l'encontre des plateformes numériques.

En outre, un certain nombre d'acteurs interviennent ; peut-être sont-ils en effet trop nombreux - la réflexion est permise - et insuffisamment coordonnés. Nous travaillons actuellement de manière interministérielle sur ce dernier aspect. Nos travaux demeurent cependant en cours et je ne saurais m'exprimer plus avant à ce propos.

Parmi les principaux acteurs en présence, voués à se prononcer, à un moment ou à un autre, sur l'intégrité d'un scrutin et sur les moyens de protection numérique qui entourent le processus démocratique français, le ministère de l'intérieur compte en son sein une direction de la transformation numérique chargée de la protection des systèmes d'information, et aidée dans cette mission par l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi). Les services de renseignement, eux, travaillent à la détection et à la qualification des ingérences étrangères. Citons en outre l'Arcom, régulateur du numérique, ainsi que le SGDSN. Aux côtés de ces acteurs se tiennent des tiers de confiance, la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) et la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale en vue de l'élection présidentielle (CNCCEP). À l'avenir, dans le cadre d'une nouvelle organisation de la lutte française contre les ingérences étrangères, ces tiers de confiance pourraient être appelés à intervenir plus directement.

Par ailleurs, nos voisins européens et l'Union européenne elle-même nous épaulent. L'Union s'attache depuis quelque temps à élaborer un système de protection : un bouclier démocratique européen a ainsi été mis en place, de même qu'un système européen d'alerte fondé sur la transmission d'informations en temps réel entre les différents États membres.

La menace est donc identifiée. Elle fait aujourd'hui l'objet de réunions au plus haut niveau et nous sommes en train de peaufiner notre réponse institutionnelle en vue de protéger la sincérité et l'intégrité du vote dans notre démocratie.

Mme Anne-Sophie Dhiver, cheffe adjointe du service de vigilance et protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum). - Sur la protection du débat public numérique en contexte électoral, et notamment sur la menace spécifique que sont les ingérences numériques étrangères, champ de compétence de Viginum, je souhaite partager avec vous trois messages principaux.

Premier message : nous faisons face à une menace réelle et préoccupante. Depuis le milieu des années 2010, aucun rendez-vous électoral ou référendaire majeur n'a été épargné par une tentative de manipulation de l'information impliquant des acteurs étrangers. Plus largement, nous observons que la menace informationnelle est désormais permanente, omniprésente et croissante. Nous assistons depuis 2022 à l'émergence d'une conflictualité numérique globale, laquelle s'intensifie. Les opérations d'ingérence étrangère y sont un instrument privilégié au service de stratégies de puissance, mobilisé par des acteurs étatiques ou non étatiques qui cherchent à peser sur tous nos débats publics démocratiques en exploitant nos principes d'ouverture et de transparence. Cette menace, quoiqu'elle ne s'y circonscrive pas, s'incarne de manière emblématique lors de nos grands rendez-vous démocratiques que sont les élections.

Pour donner du corps à mon propos, je dresserai un panorama de l'état de la menace informationnelle en contexte électoral, tel que Viginum peut l'observer depuis 2021. Quatre stratégies hostiles principales sont mises en oeuvre par des acteurs étrangers malveillants.

La première vise à polariser l'opinion publique autour de thématiques clivantes, susceptibles d'influencer le comportement des électeurs.

La deuxième tend à décrédibiliser la procédure électorale en elle-même, en insinuant qu'elle est illégitime, défaillante ou frauduleuse.

La troisième consiste à alimenter la défiance à l'égard des médias d'information traditionnels. L'idée est ici de cibler l'un des symboles majeurs de la démocratie, afin d'attirer une partie des audiences de ces médias libres vers des médias « alternatifs » susceptibles d'être manipulés par des acteurs étrangers.

La quatrième stratégie réside dans l'exposition réputationnelle de candidats ou de partis politiques impliqués dans la campagne électorale.

La question cruciale n'est pas de savoir si ou quand nos prochains rendez-vous électoraux seront visés par de telles menaces : elle est de mesurer l'impact de telles opérations sur la sincérité du scrutin.

Mon deuxième message est le suivant : face à ces opérations d'ingérences numériques étrangères, la France s'est dotée, depuis 2021, de moyens d'agir et d'un dispositif national de protection efficace. Viginum est ainsi compétent pour exercer, en réponse à cette menace, trois missions principales, et pour protéger les processus électoraux.

D'une part, le service détecte et caractérise les opérations qui sont à même d'altérer l'information des citoyens pendant la période électorale. D'autre part, il fournit à l'Arcom et à la CNCCEP toute information utile à l'exercice des missions qui leur sont confiées en contexte électoral. Enfin, Viginum assiste le SGDSN dans sa propre mission de coordination et d'animation des travaux interministériels en matière de protection contre ces opérations.

Par ailleurs, avec la prise de conscience, notamment à la suite des « Macron Leaks » de 2017, du risque d'ingérence qui pèse sur nos grands rendez-vous démocratiques, une coordination interministérielle animée par le SGDSN a été mise en place. Elle a été renforcée en 2021 par la création de Viginum et par l'installation d'une gouvernance intégrant plusieurs partenaires, dont le ministère de l'intérieur.

Cette coordination interministérielle se traduit par exemple par l'organisation de sessions de sensibilisation collective, notamment sur les sujets cyber, la manipulation de l'information et les risques d'ingérences plus classiques, à l'attention des équipes de campagne. Elle tend à se renforcer en période électorale.

Viginum édite un guide de sensibilisation à destination de ces mêmes équipes de campagne sur les menaces qui peuvent les cibler. En lien avec l'Arcom, nous sollicitons également les plateformes en amont des élections, afin qu'elles rendent compte du dispositif de protection qu'elles appliquent.

Viginum coopère en outre avec les médias de la presse nationale et régionale pour sensibiliser le grand public et la communauté des journalistes au risque d'ingérences étrangères. Je vous renvoie à une série d'articles publiés en octobre dernier et évoquant la création de faux portails d'information ciblant les élections municipales et impliquant notamment des acteurs prorusses.

À ce jour, Viginum a protégé un total de cinq scrutins, dont un scrutin référendaire. Au cours des campagnes préalables aux élections européennes et législatives de 2024, il a détecté vingt-cinq tentatives d'ingérence numérique étrangère : quatorze pour les premières, onze pour les secondes. Aucune de ces tentatives n'a eu d'effet sur l'information transmise aux citoyens, car leur visibilité est restée extrêmement limitée.

Mon dernier message a trait aux élections à venir. Il est évident que nous devons collectivement nous préparer à un durcissement de la menace informationnelle. Notre résilience démocratique devra notamment reposer sur une vigilance accrue des citoyens.

Les récents exemples internationaux de la Roumanie et de la Moldavie témoignent d'un changement d'échelle et de nature de cette menace. La situation roumaine a en particulier donné l'illustration de nouveaux risques systémiques, dont on ne saurait exclure qu'ils puissent être transposés en France. Le rapport que nous avons publié en février 2025 au sujet de la Roumanie en fait état. Des leviers de deux natures ont été actionnés dans ce pays : d'une part, la mobilisation d'algorithmes de recommandation via des manoeuvres d'astroturfing, autrement dit la publication massive de contenus par des réseaux de faux comptes, et, d'autre part, le recours dissimulé à des influenceurs.

Forts des enseignements de ces scrutins, face à l'évolution structurelle du niveau de la menace informationnelle, et s'agissant de protéger leurs grands rendez-vous électoraux, il nous semble que les démocraties sont confrontées à deux enjeux majeurs : leur action doit être plus préventive et plus transparente à l'égard des citoyens ; et il leur faut renforcer leur vigilance à l'égard des plateformes.

Certains de nos partenaires internationaux, notamment le Canada, mettent en oeuvre de bonnes pratiques dont nous pouvons nous inspirer : l'idée est de disposer d'une structure destinée à apprécier l'ampleur du risque et à communiquer auprès du grand public en amont de la campagne électorale et pendant celle-ci.

M. Benoît Loutrel, membre du collège de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). - Nos élections sont organisées, par définition, dans l'espace informationnel où s'organise la vie politique française, qu'elle soit nationale ou locale. Cet espace connaît trois types de potentiels accélérateurs - ou amplificateurs - de l'information susceptibles d'influencer l'opinion publique.

Le premier est bien connu, ce sont nos médias traditionnels : presse, radio, télévision. Le deuxième commence à être bien identifié, ce sont les médias algorithmiques : moteurs de recherche et réseaux sociaux, auxquels s'ajoutent depuis peu les intelligences artificielles (IA) génératives, qui font une entrée fracassante dans ce grand jeu. On tend souvent à oublier le troisième, dont l'importance, pourtant, ne cesse de croître grâce aux médias algorithmiques : ce sont les citoyens, avec l'enjeu des influenceurs.

La question se pose de savoir comment agir sur ces trois types d'acteurs pour renforcer la résilience informationnelle de nos sociétés, socle de la confiance et, par suite, de l'adhésion au processus démocratique.

Les médias traditionnels jouent un rôle stratégique. Ce sont les seuls acteurs qui font baisser l'entropie, en contribuant à créer une vision commune, partagée et pluraliste de la vie publique. Or leur modèle économique s'érode de plus en plus et toujours plus vite - cette tendance touche en particulier les médias de proximité.

Pour ce qui est des citoyens, il nous faut nous atteler sans tarder, au point où nous en sommes, à la création d'un sentiment de citoyenneté numérique, en inculquant à chacun un sens du devoir et de la responsabilité dans l'espace numérique, de la même manière que dans l'espace physique. Nous observons tous une « conflictualisation » croissante de l'espace numérique, laquelle trouve également sa source dans l'action même des citoyens. Inverser les dynamiques revient à faire disparaître le sentiment qui s'est installé d'un espace numérique équivalant à une zone de non-droit.

Travailler à l'émergence d'une citoyenneté numérique, c'est aussi développer un sens critique qui contribuera à la résilience informationnelle de nos sociétés devant les tentatives d'ingérence. Il faut construire ce sens critique, et notamment enseigner l'utilisation à bon escient des IA génératives, en gardant à l'esprit que les plus jeunes générations sont nées dans ce monde et s'informent déjà, par rapport à leurs aînés, de manière totalement nouvelle. Les IA génératives ne sont pas neutres, comme nous avons pu l'observer avec Grok de Twitter-X. La modification de son paramétrage, au mois de septembre dernier, a d'ailleurs montré qu'une telle opération pouvait induire un changement de vision du monde chez les utilisateurs de l'outil.

La responsabilité de l'Arcom est plus forte à l'endroit des plateformes. Celles-ci sont en effet soumises, en application du règlement sur les services numériques, à de nouvelles obligations de diligence et de transparence visant, en substance, à nous garantir que, face aux menaces qui pèsent sur notre espace informationnel, les plateformes feront partie non du problème, comme nous pouvions auparavant le craindre, mais de la solution.

Avec l'ensemble des régulateurs européens, l'Arcom veille à la mise en oeuvre du règlement sur les services numériques. Elle fait également office de coordinateur des services numériques pour la France, dans le nouveau cadre instauré par ce règlement, quand la Commission européenne dispose, elle, de pouvoirs marqués à l'égard des très grandes plateformes. Nous travaillons de concert avec la Commission pour préparer les échéances électorales et mettre les différentes plateformes en ordre de bataille : nous demandons par exemple à ces dernières de se rapprocher des différentes autorités publiques nationales, et notamment des tiers de confiance que sont la CNCCEP, compétente pour intervenir dans le cadre des campagnes présidentielles, ou la commission des sondages, qui joue un rôle important dans la lutte contre les faux sondages.

Fondés sur le règlement européen sur les services numériques et sur le nouveau règlement européen sur la publicité politique, d'autres instruments plus puissants requièrent une mobilisation dans la durée. Les prochaines élections municipales seront l'occasion d'ouvrir ce chantier destiné à mieux comprendre notre espace informationnel.

Ces deux règlements comprennent une série d'obligations qui permettront notamment d'observer, sur le fondement du premier, toutes les publicités diffusées par un certain nombre de très grands acteurs, et, sur le fondement du second, toutes les publicités politiques, avec un champ d'application très large.

Le rôle des régulateurs consiste à obtenir que les plateformes créent des bases de données accessibles à tous. Mais nous arrêter là reviendrait à ne rien obtenir. Une deuxième phase doit s'organiser dans chaque pays européen, afin de mobiliser nos écosystèmes pour qu'ils utilisent ces nouvelles sources d'information et caractérisent ce qui se passe dans l'espace informationnel. Qui a recours à la publicité politique là où elle est autorisée ? Qui finance les travaux des chercheurs de nos universités sur la vie politique ? La société civile, en particulier les fondations, pourra ici jouer un rôle ; comment la mobiliser pour utiliser durablement les nouveaux instruments dont nous disposons, au-delà même des élections ? L'exemple roumain nous a appris qu'une certaine utilisation ciblée de la publicité permet de créer une audience artificielle dans l'espoir qu'elle se convertisse en viralité naturelle.

M. Paul Hébert, directeur adjoint de l'accompagnement juridique de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil). - Les manipulations numériques en période électorale constituent un enjeu majeur. Le ciblage personnalisé a rendu possible, avec le traitement massif des données à caractère personnel, comme dans l'affaire « Cambridge Analytica », l'envoi aux citoyens de messages en quelque sorte « sur mesure », adaptés à leurs goûts et à leurs comportements. Un tel ciblage, quand il est opaque et excessif, pose à la Cnil un problème tant sous l'angle de la vie privée que sous celui de la sincérité des débats. S'y ajoute l'IA, qui accentue encore ces problèmes. L'IA générative, en particulier, permet de produire des contenus d'une qualité hors norme de manière extrêmement rapide.

Sur l'IA et ses effets sur les élections, je vous renvoie aux travaux menés par le laboratoire d'innovation et de prospective de la Cnil (Linc), dont l'approche est davantage scientifique et sociologique que juridique.

En matière de lutte contre les ingérences, la Cnil joue un rôle certes central, mais circonscrit à ses missions, à savoir la protection des données à caractère personnel et de la vie privée des citoyens.

Le cadre juridique a beaucoup évolué au cours des dernières années, avec la multiplication des textes tendant à renforcer la responsabilisation des acteurs. Outre le règlement général sur la protection des données (RGPD), qui constitue l'ADN de la Cnil, je citerai le règlement sur les services numériques, déjà évoqué, le très récent règlement européen relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique, ainsi que le règlement européen sur l'IA. La Cnil contribue, auprès des autres autorités compétentes, dont l'Arcom, à l'application de ces textes assez complexes ; elle est animée, dans cette tâche, par le souci d'une mise en oeuvre cohérente. La difficulté tient à ce que ce cadre juridique n'est pas complètement stabilisé, la loi devant encore préciser un certain nombre d'éléments - je pense à la répartition fine des compétences.

Le règlement européen relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique crée de nouvelles obligations à l'endroit de l'ensemble des acteurs, y compris les partis politiques et les candidats. Le champ de compétences de la Cnil correspond aux articles 18 et 19 de ce texte, qui prévoient que l'utilisation des techniques de ciblage est autorisée seulement à certaines conditions. La collecte des données doit ainsi être réalisée auprès de la personne concernée, après avoir obtenu son consentement. C'est nouveau, puisque le mécanisme qui prévalait auparavant était fondé sur le droit d'opposition. De plus, le profilage fondé sur des données à caractère sensible - par exemple celles qui feraient apparaître la prétendue appartenance raciale, ou encore l'appartenance religieuse ou l'état de santé - est interdit. Le texte prévoit également un mécanisme d'information via la tenue de registres relatifs aux campagnes de ciblage, auxquels les autorités pourront accéder.

Il importe aussi de sensibiliser les acteurs. À cet égard, la Cnil a engagé un plan d'action qui s'articule autour de deux axes.

Il s'agit, d'une part, d'informer et d'accompagner les différents acteurs concernés, en particulier les candidats aux élections et les partis politiques. La Cnil a notamment publié à leur attention, le 21 octobre dernier, et après avoir consulté les partis politiques ainsi que l'Arcom, six fiches pratiques. Celles-ci clarifient les règles applicables aux termes du nouveau règlement européen ; elles seront présentées lors du prochain Salon des maires. Nous mènerons d'ailleurs des actions de sensibilisation sur ces sujets en partenariat avec l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF) ainsi qu'avec la revue Maires de France.

L'effort de sensibilisation de la Cnil porte aussi sur la cybersécurité : elle édite un guide sur les risques et les obligations « cyber » des collectivités territoriales.

Il s'agit, d'autre part, de contrôler et, lorsque c'est nécessaire, de prononcer des sanctions. Depuis près de dix ans, la Cnil déploie et anime un observatoire des élections à chaque nouveau scrutin. Cet observatoire permet de recueillir des signalements, que les citoyens lui transmettent via un formulaire, d'identifier rapidement les pratiques non conformes et, le cas échéant, de mener des contrôles ciblés. À titre d'illustration, lors des élections européennes de 2024, la Cnil a reçu 167 signalements, dont 146 étaient relatifs à des opérations de prospection par SMS ; elle a enregistré douze plaintes et prononcé quatre rappels à la loi. À l'occasion des élections législatives de la même année, et en dépit d'une période électorale beaucoup plus brève, nous avons recueilli 462 signalements et 42 plaintes ayant donné lieu à quatre contrôles. Ces chiffres traduisent à la fois la mobilisation croissante des électeurs et la vigilance de la Cnil qui, dans le contexte de l'essor de l'IA et des nouvelles formes de manipulations, entend assumer le rôle qui est le sien.

M. Laurent Cordonier, directeur de la recherche de la Fondation Descartes. - Les réseaux sociaux sont devenus un lieu d'information et d'expression pour une partie de nos concitoyens, ainsi qu'un des lieux du débat public. Ils permettent à tout un chacun d'exposer publiquement et librement ses propres opinions et idées tout en étant exposé à des opinions et idées différentes. En cela, ils auraient dû constituer un formidable outil démocratique.

Pourtant, en raison de leur logique d'éditorialisation algorithmique de l'actualité et des opinions, fondée sur la seule captation de l'attention, ils se transforment bien souvent en machines de mésinformation et de polarisation. Sur quantité de sujets d'actualité, leurs utilisateurs sont surexposés aux points de vue les plus excessifs et à des informations erronées, partielles ou trompeuses, ainsi qu'à des fils d'actualité « hyperpartisans ».

En l'état actuel de leur fonctionnement, ils offrent également un canal idéal pour des tentatives de manipulation des opinions, d'origine tant interne qu'extérieure. Cela a été abondamment démontré sur des sujets tels que le dérèglement climatique : des armées de faux comptes plus ou moins automatisés et robotisés sont utilisées pour diffuser très massivement des informations fausses et entretenir le doute sur la réalité du changement climatique. Plus généralement, Viginum met régulièrement au jour des campagnes d'ingérence informationnelle étrangère dans les espaces numériques français.

Cela étant, la nature et l'ampleur exactes des effets réels de telles menaces demeurent relativement méconnues. Dans l'affaire « Cambridge Analytica » comme dans l'élection présidentielle en Roumanie, il reste très difficile de mesurer l'impact de ces campagnes sur les votes. Sur le premier des deux cas, le plus ancien, la littérature est pléthorique, mais aucun consensus ne prévaut au sein de la communauté scientifique. La difficulté tient d'abord au comportement électoral, dont les paramètres sont multiples, sans que l'on puisse aisément déterminer lequel influe de manière prépondérante sur la décision finale d'une personne. En outre, la recherche a montré qu'il n'existe fort heureusement pas de lien mécanique entre l'exposition à un message trompeur et l'adhésion audit message. De nombreux facteurs sociocognitifs peuvent rendre les individus plus ou moins perméables aux informations trompeuses ou manipulatoires.

Un facteur important est celui des connaissances préalables qu'ont les individus sur le sujet concerné. Dans leur ensemble, les Français, y compris les plus jeunes, s'informent encore très majoritairement hors des réseaux sociaux, via les médias traditionnels. Le Centre pour l'éducation aux médias et à l'information (Clemi) a publié l'année dernière une étude montrant que le premier canal d'information des lycéens sur l'actualité demeurait le journal de 20 heures, sans doute sous l'influence de leurs parents, dont ils partagent le toit. En France, les trois principaux journaux de 20 heures réunissent près de 10 millions de téléspectateurs tous les soirs ; s'y ajoutent les matinales des chaînes radio.

Les Français sont donc, sur bien des sujets, davantage exposés à des informations globalement fiables qu'à de la mésinformation. Les campagnes d'ingérence informationnelle ou de manipulation gagnent en dangerosité lorsqu'elles parviennent à s'infiltrer dans les médias traditionnels, les Français accordant bien plus volontiers leur confiance, sur les questions d'actualité, à ces médias qu'aux réseaux sociaux, ce que les études montrent. On peut évoquer l'affaire des punaises de lit, survenue à la veille des jeux Olympiques : c'est son exposition dans les médias traditionnels qui lui a conféré un effet véritablement massif dans la population.

Il importe donc d'aider les médias à ne pas devenir les relais involontaires de campagnes de manipulation. Des initiatives de la société civile peuvent y contribuer utilement, et sans doute plus aisément que des programmes émanant de structures étatiques. Au sein de la Fondation Descartes que je représente, nous développons un projet d'observation au quotidien des nouveaux récits émergeant sur les réseaux sociaux et de détection très rapide de ceux qui sont « poussés » de manière artificielle. C'est cette valorisation artificielle qui les rend problématiques, en perturbant le libre jeu du débat démocratique. L'idée est, le cas échéant, d'éclairer les médias en leur adressant une alerte.

Lutter contre les menaces informationnelles, particulièrement en période électorale, suppose également de mesurer l'impact des ingérences. Face aux campagnes de déstabilisation, nous naviguons entre deux écueils, la sous-réaction et la surréaction. La surréaction est en effet elle aussi un danger : en réduisant par trop la liberté d'expression de nos concitoyens sur les réseaux sociaux, on altérerait la démocratie au moment même où l'on cherche à la protéger. Il s'agit donc non pas de nier la menace que représentent ces campagnes, mais d'insister sur la nécessité de mieux estimer leurs effets réels.

Mme Muriel Jourda, présidente. - En Roumanie, un candidat que les sondages estimaient à 1 % des voix quatre semaines avant l'élection a finalement recueilli 23 % des suffrages, sans avoir déclaré de compte de campagne et en faisant uniquement campagne sur le réseau TikTok. La Cour constitutionnelle de cet État a jugé que l'intégrité du scrutin avait été atteinte.

Cependant, il est certain que le lien de causalité n'est pas toujours simple à établir. Par ailleurs, vous avez raison de souligner que nous ne devons pas verser dans l'excès, la liberté d'expression étant l'une de nos libertés fondamentales. Le seul fait d'exprimer un désaccord ou même une idée stupide ne doit pas tomber sous le coup de la loi, à moins qu'il ne s'agisse d'une loi abusive.

Je cède la parole à nos collègues des deux commissions.

Mme Agnès Canayer. - Je m'adresserai principalement au représentant du ministère de l'intérieur.

La loi du 25 juillet 2024 visant à prévenir les ingérences étrangères en France, dont j'étais le rapporteur au Sénat, ne fait encore l'objet d'aucun décret d'application. De surcroît, le débat qui devait avoir lieu avant le 25 juin dernier au sein du Parlement sur l'état de la menace ne s'est pas tenu. Or nous voyons bien qu'il est nécessaire de nous acculturer à ces risques d'ingérence et d'organiser une prise de conscience concernant l'état réel de la menace en France.

Par ailleurs, la ville du Havre, où je suis chargée de l'organisation des élections, est la principale utilisatrice, depuis vingt ans, de machines à voter. Je rappelle qu'il s'agit non de machines informatiques, mais de machines électroniques autonomes. Le sentiment d'insincérité dont on fait état à leur égard semble infondé : jamais l'Anssi n'a démontré qu'elles présentaient un quelconque risque. Nous pensions avoir avancé sur cette question, mais un nouveau gouvernement est désormais en place. Une levée du moratoire interdisant le renouvellement de ces machines est-elle prévue ?

Mme Catherine Morin-Desailly. - Ma première question s'adresse au secrétaire général du ministère de l'intérieur : vos propos ne sont guère rassurants.

Le traitement des ingérences étrangères mobilise un grand nombre d'intervenants - vous en avez conscience -, donc nécessite une coordination qui, pour l'instant, semble faire défaut. Permettez-moi de m'en étonner, car cela fait une quinzaine d'années que, dans cette assemblée, nous donnons l'alerte quant à la nécessité d'un traitement coordonné de la question cyber, s'agissant d'attaques hybrides. Nous plaidons pour la désignation d'un chief technical officer - vous me pardonnerez cet anglicisme - coordonnant cette politique sous ses multiples formes : information, formation, politique industrielle, protection de nos données les plus sensibles, mise en application de la régulation européenne.

Débat après débat - projet de loi visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique, projet de loi relatif à la résilience des infrastructures critiques et au renforcement de la cybersécurité, commissions d'enquête sénatoriales sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères ou sur les coûts et les modalités effectifs de la commande publique -, le constat est toujours le même, celui d'un retard important dans la lutte contre les ingérences étrangères. Pourquoi un tel retard ?

Par ailleurs, où en sont la migration des données ultrasensibles du ministère de l'intérieur et la mise en place de l'outil de traitement des données hétérogènes qui doit remplacer Palantir ? Palantir étant une entreprise américaine, des lois extraterritoriales s'appliquent aux données sensibles concernées, lesquelles, dès lors, ne sont pas du tout sécurisées.

Ma deuxième question s'adresse à Mme la représentante de Viginum, dont je salue le travail extraordinaire depuis sa création en 2021. L'action de ce service est d'ailleurs soulignée par la Commission européenne, qui veut en faire un modèle en vue de l'installation d'un Viginum européen, dans le cadre de la mise en place du bouclier démocratique européen. J'ajoute qu'il arrive souvent que les États membres fassent appel à Viginum pour préparer la création de leur propre service dédié à la lutte contre les ingérences. Comment, à terme, la mise en réseau des divers services européens pourrait-elle s'effectuer ?

Ma dernière question s'adresse à l'Arcom : l'essor des plateformes emporte des risques sociétaux systémiques, aggravés par l'émergence de l'intelligence artificielle. L'actuelle application du règlement sur les services numériques va-t-elle assez loin ? Une fois les « signaleurs de confiance » désignés et, le cas échéant, l'alerte donnée à la Commission européenne à propos d'un sujet ou d'un réseau, êtes-vous suffisamment associés au travail réalisé en aval ? Les enquêtes sont-elles déclenchées ? Combien de temps cela prend-il ?

Florence Blatrix Contat et moi-même avons mené, au nom de la commission des affaires européennes, un travail d'évaluation sur ce thème ; et l'association de l'Arcom aux enquêtes de la Commission européenne paraît insuffisante.

Mme Audrey Linkenheld. - Ma première question s'inscrit dans le droit fil de ce qui vient d'être dit par Catherine Morin-Desailly. Il se trouve qu'hier et avant-hier je représentais le Sénat à Bruxelles au sein du groupe de contrôle parlementaire conjoint d'Europol. La question des cybermenaces a été largement évoquée. Il a été redit à Europol que la coopération était évidemment indispensable entre États membres. Et il a été annoncé que, pour faire face à toutes les menaces, y compris les risques d'ingérences étrangères sur les systèmes électoraux, les moyens d'Europol allaient être doublés, ce qui est assez exceptionnel dans le contexte budgétaire européen que nous connaissons.

Je m'adresse tant au ministère de l'intérieur qu'à l'Arcom et à Viginum : considérez-vous que les moyens dont vous disposez sont aujourd'hui suffisants pour faire face à ces menaces qui pèsent lourdement sur notre système démocratique ?

Ma deuxième question porte plus spécifiquement sur les élections municipales : j'ai été assez étonnée de la différence d'approche entre le ministère de l'intérieur et Viginum.

Viginum nous dit qu'aucun rendez-vous électoral n'a été épargné et que, du reste, les rendez-vous électoraux sont particulièrement vulnérables dès lors qu'ils touchent à des sujets clivants et soulèvent des enjeux réputationnels : la question est de savoir non pas s'il y aura un impact, mais de quelle nature il sera.

Le ministère de l'intérieur, quant à lui, nous dit qu'il n'est pas très inquiet pour les élections municipales.

Pour ma part, je suis très inquiète : au nom de quoi ce scrutin échapperait-il aux ingérences étrangères ? Il remplit tous les critères listés par Viginum...

Par ailleurs, nous ne devrions peut-être pas nous focaliser sur les seules ingérences dites « étrangères », car la menace peut venir d'ingérences nationales. Nous connaissons tous des organisations qui cherchent à peser sur notre démocratie en se servant des fake news et des réseaux sociaux.

M. Hugues Moutouh. - Sur les décrets d'application, je réponds immédiatement : nous y travaillons. La direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère est devenue un secrétariat général du Gouvernement « bis », vu la masse énorme de textes de loi qu'elle a à traiter. Cet embouteillage, nous essayons d'y faire face : soyez assurée, madame la sénatrice Canayer, que les ministres de l'intérieur successifs oeuvrent à une publication aussi rapide que possible de ces décrets d'application. Je précise que beaucoup de ces textes nécessitent un travail interministériel ; or, ces derniers mois, le contexte politique n'y a pas été propice... Mais nous espérons pouvoir les publier très vite.

À propos des machines à voter, aucune modification n'est prévue à ce stade.

Si beaucoup d'acteurs interviennent sur la thématique des ingérences étrangères, ces acteurs sont spécialisés. La France n'est donc pas du tout en retard en la matière. La mise en place de Viginum donne lieu à un travail très coordonné entre les différents ministères, et notamment les ministères régaliens. Non seulement nous ne sommes pas en retard, mais nous souhaitons même prendre de l'avance en anticipant les nouvelles formes de menaces numériques susceptibles de peser sur la sincérité et l'intégrité des scrutins.

Voilà pourquoi nous voulons renforcer encore la coopération interministérielle. Il y a là un travail d'évolution et d'adaptation continues, car nous ne voulons pas avoir une guerre de retard. C'est la raison pour laquelle nous travaillons, tous services confondus, sous la férule du SGDSN, pour nous montrer plus performants encore. Le système dont il est question est très hiérarchisé : les décisions doivent être prises au sommet de l'État et elles le seront, incessamment sous peu.

Pour ce qui est d'Europol, nous sommes très attentifs à l'évolution de cette agence, qui va voir son budget doubler. La position de la France est très claire : nous ne souhaitons pas qu'Europol devienne une agence opérationnelle. Sa vocation est d'apporter un soutien logistique et technologique aux forces de police des différents États membres, sans s'y substituer. En outre, l'inflation de fonctionnaires au sein d'Europol ne nous paraît pas un gage d'efficacité.

Sur Palantir, je ne répondrai pas, conformément aux dispositions du code pénal.

M. Benoît Loutrel. - Sommes-nous satisfaits de la mise en oeuvre du règlement sur les services numériques, notamment dans sa dimension de prévention des risques systémiques par les très grandes plateformes ? Il s'agit de la disposition la plus puissante de ce règlement : les très grandes plateformes, celles dont le nom vient immédiatement à l'esprit - TikTok, X, Meta, Google - doivent évaluer les risques qu'elles induisent dans nos sociétés, les réduire par des mesures de prévention, mais aussi se soumettre à des audits afin d'attester la réalité de leur action.

Ont-elles commencé de mettre en oeuvre ces dispositions ? Pour le moment, nous sommes collectivement insatisfaits : les plateformes nous expliquent que ce qu'elles ont toujours fait volontairement est suffisant.

Il faut donc maintenant nous doter d'une capacité à les critiquer et à étayer cette critique : les risques sont insuffisamment identifiés ; les mesures prises pour les réduire ne sont pas satisfaisantes. Cette démarche doit être fondée sur la science : comme le dit Laurent Cordonier, il faut trouver le socle scientifique qui permettra d'asseoir un rapport de forces respectueux de nos principes démocratiques. Ce socle devra de surcroît se montrer robuste pour les cas où la Commission se retrouvera devant les juridictions européennes, car, on le sait, ces très grands acteurs ont d'ores et déjà mobilisé une armée d'avocats pour réagir dès que la Commission agira.

Telle est la démarche qui est en train d'être construite. Nous partageons le sentiment d'impatience qui s'exprime, mais nous nous préparons à une bataille de grande ampleur. Un événement essentiel a eu lieu la semaine dernière : la Commission européenne a publié l'acte délégué qui va permettre d'organiser l'accès des chercheurs agréés aux données non publiques des plateformes. Ainsi un travail de contre-expertise va-t-il pouvoir être réalisé. Un chercheur pourra dire désormais, et ce de façon probante, si, oui ou non, par exemple, le travail de prévention qui est fait par Meta n'est pas satisfaisant et sous-estime l'impact d'Instagram sur les problèmes d'anorexie des plus jeunes...

Il faut donc armer nos chercheurs et nos administrations en leur donnant accès à ces informations : c'est ce que nous sommes en train de faire, et cela prend un peu de temps. Nous insistons pour que la Commission européenne travaille pleinement à cet égard avec les régulateurs nationaux, car il reste des gisements de coopération non exploités. Un dialogue se noue : en retour, la Commission nous dit que la réponse sera juridique, mais aussi politique, et demande si les États membres sont réellement prêts à soutenir l'action collective qui se prépare.

Vu le contexte géopolitique, il y aura bel et bien matière à organiser une réponse politique, car il est certain qu'une contre-offensive aura lieu. Le rôle des coordinateurs des services numériques sera de faire partager cette dynamique politique de soutien au règlement européen en construisant une compréhension du sujet, en vue d'un rapport de forces qui s'annonce violent.

En conséquence, il est important de financer les régulateurs - et je remercie le Sénat du soutien qu'il apporte depuis longtemps à l'Arcom -, d'autant que le règlement européen relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique nous confère une nouvelle mission, qui est complexe : nous allons devoir travailler avec une famille d'acteurs que nous ne connaissions pas, ceux de la publicité numérique, et en particulier avec les émetteurs de publicité politique - lobbies, partis, candidats.

Ce règlement vise à rendre visibles et accessibles toutes les publicités politiques. Mais le rôle du régulateur s'arrête là ; or il reste à organiser le financement des acteurs - chercheurs, associations - qui vont se saisir de ces données pour en tirer des conclusions. À défaut, la valeur de la politique publique est inexistante : vous aurez beau construire une base de données intégrant l'ensemble des publicités politiques, vous n'aurez pas pour autant construit un observatoire du ciblage géographique permettant de comprendre qui essaie d'influencer la dynamique politique à tel endroit précis ou sur telle thématique précise. Tel pourrait être aussi le rôle des médias, mais l'équation, de ce côté, est toujours la même : il faut financer les médias de service public et en même temps veiller au modèle économique des médias privés, qui s'érode.

En tout état de cause, de nouvelles politiques sont aujourd'hui nécessaires pour accompagner l'évolution de notre écosystème informationnel et entrer pleinement dans l'ère numérique.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. - Le ciblage de Viginum semble porter essentiellement sur les ingérences étrangères. Quid d'un angle d'attaque par les influences « nationales » ?

Mme Anne-Sophie Dhiver. - Différentes menaces pèsent sur les scrutins. Le mandat et le champ de compétences du SGDSN et de Viginum, c'est la lutte contre l'ingérence numérique étrangère. Celle-ci est définie de manière techniquement très précise dans l'avis du Conseil constitutionnel sur la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information : un contenu manifestement inexact ou trompeur est diffusé par des moyens artificiels et automatisés que l'on peut qualifier d'inauthentiques, implique directement ou indirectement un acteur étranger, étatique ou non, et vise à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation.

Face à cette menace, qui est précise et objective, une gouvernance existe, notamment en contexte électoral. Vu les enjeux, elle a vocation à se renforcer.

Cela dit, d'autres menaces existent qui ne relèvent pas du champ de compétences du SGDSN ou de Viginum et peuvent exiger elles aussi davantage de coopération entre les structures.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. - N'existe-t-il donc aucune coordination interministérielle portant sur les menaces intérieures ?

Mme Anne-Sophie Dhiver. - Cette compétence relève du ministère de l'intérieur et de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

M. Hugues Moutouh. - Lorsque le ministère de l'intérieur parle de l'« état de la menace », il fait référence à l'existence d'éléments matériels permettant très clairement de repérer des menaces et d'identifier leurs auteurs. Je ne dis pas qu'il n'y a pas de risque d'intrusion ou de dénaturation du débat public sur les réseaux sociaux au moment des élections municipales : je dis que l'état de la menace, tel qu'il est identifié aujourd'hui par les services de renseignement, laisse penser que ce risque est faible.

Pour le reste, on ne parle pas d'« ingérence » lorsque la menace n'est pas d'origine étrangère. Il y a en effet des associations, des partis politiques, des groupements de fait qui, sur les réseaux sociaux, se livrent à la publication de fake news, et nous les traitons par le biais de la loi pénale, qui punit les infractions : il n'y a pas de contrôle systématique des publications, et c'est heureux.

Mme Anne-Sophie Dhiver. - La menace se porte tout particulièrement sur les grands rendez-vous démocratiques, bien qu'elle soit en vérité permanente. Du reste, les prochaines élections municipales font d'ores et déjà l'objet de tentatives de déstabilisation d'origine étrangère. J'évoquais tout à l'heure des portails d'information créés par intelligence artificielle : cette opération émane d'acteurs que nous connaissons bien, affiliés au dispositif prorusse Storm-1516 ainsi qu'au réseau CopyCop, lui aussi prorusse. Plusieurs centaines de sites ont été générées, dont plus d'un tiers usurpent l'identité de médias régionaux pour diffuser des récits alternatifs dans l'opinion. Vous voyez qu'avec nos partenaires administratifs et interministériels, nationaux et locaux, nous préparons d'ores et déjà ce scrutin municipal.

Il a été question de construire un arsenal législatif ; l'enjeu, selon nous, est d'activer les leviers existants plutôt que de créer de nouveaux instruments.

J'en viens à la question de la collaboration européenne et internationale. Viginum et la France sont aujourd'hui les fers de lance de la lutte contre les ingérences numériques étrangères à l'échelle européenne. Nous travaillons main dans la main avec notre homologue suédois, l'Agence de défense psychologique, qui fait lui aussi figure de modèle dans le cadre des réflexions sur le bouclier démocratique européen.

Nous agissons à deux niveaux. D'une part, au niveau multilatéral, nous faisons partie du RAS, le Rapid Alert System, et travaillons dans ce cadre à l'élaboration d'une grammaire commune de détection et d'alerte, car l'interopérabilité est le sujet clé : nous devons partager nos méthodes, nos approches conceptuelles, nos outils. D'autre part, deuxième niveau d'action, nous contribuons, avec l'Arcom, aux enquêtes de la Commission européenne visant les différentes plateformes, en documentant les manquements de ces dernières.

J'ajoute que nous entretenons des relations bilatérales avec d'autres pays, européens ou non, pour les aider à développer des capacités similaires à celles de Viginum : ces échanges techniques et opérationnels favorisent la montée en compétence collective.

En réaction à la mise en oeuvre du règlement relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique, certains acteurs, Google et Meta en tête, ont annoncé interdire purement et simplement la publicité politique sur leurs services dans l'Union européenne. Or cette annonce a entraîné une opacité accrue, d'autant qu'elle s'est accompagnée du retrait de l'ensemble de l'historique des publicités politiques sur les ads libraries, ou bibliothèques publicitaires, que ces plateformes ont l'obligation de publier.

Par ailleurs, nous avons déjà identifié, depuis le 10 octobre, des acteurs étrangers qui contournent cette interdiction en labellisant leurs publicités comme non politiques - ainsi peuvent-elles être diffusées sans être modérées par les fournisseurs.

En définitive, donc, cette évolution se traduit par davantage d'opacité et de vulnérabilité.

Concernant les médias, enfin, j'appuie ce qu'a dit Benoît Loutrel : les médias d'information sont un pilier de notre souveraineté et de notre résilience démocratique. Le fait que jusqu'à présent nous ayons plutôt mieux résisté que d'autres pays, comme la Roumanie, tient probablement à la force de nos acteurs de l'information de qualité, dont le modèle économique est néanmoins sous pression depuis des années. L'un des défis du moment est d'assurer la visibilité de leurs contenus sur les plateformes, à l'heure où celles-ci accroissent encore leur mainmise sur les flux d'information et deviennent des portes d'entrée vers les outils d'intelligence artificielle générative.

M. Laurent Cordonier. - La frontière entre manipulation intérieure et manipulation extérieure est souvent très poreuse. Dans les faits, certains acteurs intérieurs sont des relais de visibilité pour des campagnes d'ingérence extérieure. D'autres acteurs intérieurs recherchent eux-mêmes activement des récits à l'étranger pour les importer, car tel est leur fonds de commerce. Ainsi troquent-ils de la visibilité contre la diffusion d'un message pour une puissance étrangère. Il n'est pas exclu que, dans un certain nombre de cas, ils soient rémunérés pour le faire, mais il nous est impossible de l'affirmer.

Mme Olivia Richard. - Sénatrice des Français établis hors de France, je regrette que le ministère de l'Europe et des affaires étrangères ne soit pas présent, car son engagement contre les ingérences étrangères est réel, via la cellule de riposte du Quai d'Orsay.

J'ai également noté avec beaucoup d'intérêt l'initiative lancée par Jean-Noël Barrot sous le nom de « réserve diplomatique citoyenne » : cette nouvelle forme d'engagement permet d'opposer aux messages mensongers la réponse la plus proche possible du terrain.

Les Français établis hors de France sont les précurseurs de plusieurs chantiers de dématérialisation, en matière de vote notamment. Depuis 2003, ils peuvent élire leurs élus locaux par internet ; depuis une ordonnance de 2009, leurs députés peuvent également être élus par ce biais.

Comment assure-t-on la sincérité des scrutins français organisés à l'étranger et par internet ?

Mme Sylvie Robert. - Cette table ronde me renvoie aux travaux de la commission d'enquête sur les influences étrangères malveillantes, qui dessinait il y a un an le constat d'une menace grandissante. Nous pointions l'absence de coordination entre les services ministériels et l'absence de stratégie globale ; ces problèmes demeurent. Nous disions également que les médias traditionnels et de proximité étaient appelés à jouer un rôle capital dans cette affaire.

L'un des piliers de la stratégie que nous esquissions, c'est la résilience citoyenne, qui passe par un chantier que nous continuons de défendre, celui de l'éducation aux médias et à l'information. Nous ne cessons de dire, depuis des années, que cette question est mal traitée, voire malmenée, car elle ne fait pas l'objet d'une stratégie offensive de politique publique - nous aurions d'ailleurs pu inviter aussi le ministre de l'éducation nationale à cette table ronde.

Il y va d'un investissement de long terme, et non d'une réponse immédiate, l'objectif étant de créer de petites vigies démocratiques pour résister aux tentatives de déstabilisation, à l'instar de ce que fait la Finlande, qui a musclé sa politique en matière d'éducation à l'information. C'est la question du sens critique, au fond, qui est posée.

Ce chantier d'une importance majeure n'est pas suffisamment pris en compte ; or il n'est pas très difficile d'en poser les pierres, comme on le voit en Finlande avec l'engagement transversal de l'ensemble des enseignants - je pense aux professeurs de mathématiques, qui ont vocation à intervenir auprès des élèves dès leur plus jeune âge sur la question de la manipulation des statistiques.

Je conclurai en évoquant une recommandation que nous avions émise dans le rapport d'enquête que j'ai mentionné : renforcer Viginum dans sa mission de sensibilisation et de formation des acteurs, y compris privés, destinés à devenir les vigies démocratiques que j'ai évoquées.

Avez-vous les moyens de jouer ce rôle ? Ces missions peuvent-elles être exercées par d'autres opérateurs de l'État ? En tout cas, il y a urgence.

M. Michel Masset. - Je m'adresse au représentant de la Fondation Descartes : quels outils permettraient de mesurer précisément, au-delà du ressenti, les impacts de ces tentatives d'ingérences sur l'opinion publique ?

Une deuxième question, à l'intention de Viginum : quels sont les premiers signaux, si faibles soient-ils, qui vous permettent d'identifier une campagne de désinformation avant qu'elle ne prenne de l'ampleur ?

Mme Sonia de La Provôté. - Où en est-on de l'organisation des programmes scolaires sur le sujet de l'éducation aux médias et à l'information ? Est-il prévu une éducation sur ces thèmes avant le collège ? On a ciblé la classe de quatrième, mais l'accès aux réseaux sociaux commence bien avant...

Je veux dire un mot également du risque de « surréaction » : en la matière, la ligne est ténue entre bien faire et mal faire, et on risque toujours d'abîmer la démocratie. Par exemple, les avatars, dans certains pays, protègent la démocratie plutôt qu'ils ne la menacent - ils permettent l'émergence de voix alternatives. Pourrait-on, sur ces sujets de manipulation de l'information, structurer des équipes collégiales et interministérielles capables d'émettre des avis circonstanciés, au lieu de faire reposer l'expertise sur une sorte de Pravda d'un nouveau genre, par nature sujette à caution ?

Mme Anne-Sophie Dhiver. - L'impératif de sensibilisation et d'éducation concerne l'ensemble des publics, et non seulement les jeunes. Nous avons été dotés récemment de moyens supplémentaires afin de lancer, fin 2025, une académie de la lutte contre les manipulations de l'information. Si notre rôle, depuis la création de Viginum, est bien l'investigation opérationnelle et la coordination interministérielle sous l'autorité du SGDSN, nous jouons, dans les faits, un rôle de sensibilisation actif à l'égard de différents publics - administrations, acteurs privés, société civile.

L'académie aura trois missions.

Première mission : informer plus largement l'ensemble des publics sur les risques associés aux opérations d'ingérence numérique, en rappelant les bonnes pratiques de navigation sur internet. L'enjeu va être de vulgariser nos rapports techniques pour sensibiliser à ces questions des audiences non expertes.

Deuxième mission : éduquer. Cela fait un an que nous travaillons, avec le ministère de l'éducation nationale, au développement de ressources pédagogiques à destination des élèves et des professeurs. Depuis la rentrée de septembre, un module sur les ingérences numériques étrangères et le risque cyber a été intégré dans les programmes des classes de quatrième et de première.

Troisième mission : former. Laurent Cordonier évoquait à juste titre l'impératif de coopération avec la société civile, laquelle était d'ailleurs experte en la matière bien avant l'administration. L'enjeu est de faire circuler les savoir-faire, les pratiques et les expertises ; nous créons des modules de formation à destination des journalistes, afin de partager nos méthodes d'investigation en sources ouvertes, et nous codéveloppons avec des chercheurs des outils numériques de détection et d'analyse.

Cette académie sera lancée à la fin de l'année.

Au sujet de l'impact, les travaux de la Fondation Descartes sont particulièrement intéressants. Tout le risque est justement de donner de la visibilité à une manoeuvre en la dévoilant. L'appréciation du risque d'impact est donc très importante pour décider s'il est ou non pertinent de communiquer, afin de ne pas créer une empreinte dans l'opinion publique que ces manoeuvres n'auraient pas été capables d'obtenir par elles-mêmes. Par ailleurs, l'exposition publique et la publication d'articles sur les opérations d'ingérence numérique peuvent être considérées, nous le savons, comme un indicateur de succès pour les « proxys » de ces opérations, leur permettant d'obtenir davantage de fonds de la part de leurs commanditaires.

Il n'y a pas de consensus académique ou scientifique sur l'existence d'un indicateur d'impact d'une opération d'ingérence numérique étrangère. Par ailleurs, il est difficile d'apprécier l'impact combiné sur le temps long de telles opérations. Bien souvent, on confond impact et visibilité quantitative sur les plateformes en ligne - likes, partages, commentaires, etc. Vu la tendance à la création de faux comptes, on peut en effet douter de ces derniers indicateurs.

En vérité, Viginum détecte et caractérise ces opérations très tôt, bien souvent avant tout impact. Par exemple, au moment des élections législatives, nous avions détecté, avant même sa promotion sur les réseaux, la création d'un faux site qui usurpait l'identité d'Ensemble pour la République.

Nous avons développé une méthodologie - un index - qui nous est propre pour apprécier, dès la détection, le risque d'impact, c'est-à-dire la probabilité qu'une opération puisse pénétrer une audience réelle. Nous nous appuyons pour ce faire sur des outils développés par divers chercheurs et organisations internationales, que nous combinons avec notre connaissance des modes opératoires utilisés, des acteurs, de la sensibilité des sujets.

M. Laurent Cordonier. - En 2021, le Président de la République a créé une commission intitulée « Les Lumières à l'ère numérique », dont je fus membre. Nous avons rendu un rapport au mois de janvier 2022 ; je vous invite à vous y rapporter. Depuis lors, beaucoup de dossiers ont continué d'avancer. Ainsi, le groupe de travail n° 8 du conseil scientifique de l'éducation nationale, « Développer l'esprit critique », travaille à formaliser une définition de cet esprit critique. Quant à la décision d'implémenter les recommandations de ce rapport à large échelle, il ne m'appartient pas de la commenter.

Comment éviter de se retrouver dans une situation comparable à la Pravda ? En travaillant sur la nature inauthentique de la circulation des récits, plus que sur les contenus des récits eux-mêmes. Tout le monde peut s'accorder sur le fait qu'une personne qui vote trois fois ne respecte pas le jeu démocratique ; sur les réseaux sociaux, si l'on exprime son idée trois fois, dont deux fois via des robots, on ne respecte pas davantage ledit jeu. Dès lors que le message est promu par des moyens artificiels et gagne une visibilité qui est décorrélée de la distribution des points de vue dans la société, un problème démocratique se pose bel et bien.

Pour ce qui est de la question délicate de la mesure des impacts, des études corrélationnelles sont possibles : nous mesurons la croyance dans un récit qui a été promu de façon artificielle par une puissance étrangère ; une fois cette mesure effectuée, nous comparons le niveau de croyance dans ce récit au sein de la population avec le comportement d'information de cette population. Si l'on observe que les personnes qui s'informent davantage sur les réseaux sociaux que par d'autres canaux adhèrent davantage à cette croyance, on peut considérer que l'impact est établi. C'est certes une preuve indirecte et assez insatisfaisante...

Il existe d'autres méthodes d'enquête plus directes, mais elles sont lourdes et coûteuses, plus difficiles à mettre en place, et la recherche est rarement dotée de tels moyens. Il arrive que nous puissions, en travaillant avec des consortiums internationaux, mener de telles recherches expérimentales, en demandant par exemple à la moitié d'un échantillon de participants de se priver de réseaux sociaux pendant une période donnée et en mesurant l'évolution des croyances.

Une autre manière de procéder consiste à travailler via des expérimentations en laboratoire, en évaluant l'efficacité des théories du complot sur les représentations.

Il ne s'agit pas de mesurer au cas par cas si telle ingérence a eu ou non une influence : l'objectif est de déterminer des facteurs de sensibilité accrue. On sait par exemple que le premier facteur expliquant en général la sensibilité d'une population aux théories du complot est le niveau de corruption du secteur public du pays concerné : les personnes deviennent « surméfiantes » à l'égard du fonctionnement du monde social, car on leur donne de bonnes raisons de l'être. C'est plutôt rassurant pour la France, où le niveau de corruption du secteur public est bas. De fait, la population française croit en moyenne beaucoup moins aux théories du complot que les populations d'autres pays - quand on se regarde, on se désole ; quand on se compare, on se console...

L'identification de ce genre de facteurs environnementaux peut être faite en laboratoire ; il est possible, ensuite, d'extrapoler, mais cela suppose du temps et des moyens, choses dont la recherche ne dispose pas toujours.

M. Paul Hébert. - La Cnil mène des actions de sensibilisation destinées aux adultes comme aux plus jeunes : nous mettons en ligne beaucoup de contenus pédagogiques, y compris des vidéos et même, récemment, un manga.

Nous intervenons aussi auprès des établissements scolaires : 85 interventions en 2025, sur l'intelligence artificielle notamment.

M. Benoît Loutrel. - Nous sommes tous conscients de l'enjeu phénoménal que représente l'éducation aux médias et à l'information. D'ailleurs, toutes les institutions que nous représentons ont des partenariats avec le Clemi.

Cela étant, il est important de ne pas réduire la citoyenneté numérique au seul ciblage des jeunes : il faut toucher aussi les adultes, ainsi que les jeunes en dehors du temps scolaire.

La clé est de donner aux collectivités territoriales les moyens d'agir. La territorialisation de ces politiques passe en effet par les collectivités, qui constituent pour l'Arcom un terrain nouveau. La plus belle dynamique est celle du dispositif « Numérique en commun[s] » et de ses déclinaisons locales - l'édition nationale 2025, animée comme chaque année par l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), a eu lieu la semaine dernière à Strasbourg.

Comment amplifier cette dynamique ? Comment toucher les élus, qui peuvent faire beaucoup ? Comment accroître notre compréhension du monde numérique, afin d'aider chacun à sortir d'un certain sentiment de sidération ? Il y a un nouvel horizon à ouvrir.

Nous avons su, dans le passé, construire un partenariat entre l'État et les territoires pour déployer l'innovation numérique - réseaux mobiles, fibre optique ; il faut maintenant payer la rançon du succès. C'est avec les territoires que nous y arriverons, mais il faut trouver de nouveaux outils, par exemple pour mieux protéger nos élus, nos journalistes, nos juges, contre la violence et le harcèlement numériques. Nous disposons de mécanismes de réponse - dispositifs d'alerte rapide, signaleurs de confiance, comme l'association e-Enfance pour ce qui est de la protection de l'enfance. Mais il reste à construire, par exemple, un signaleur de confiance chargé de la protection des élus.

Il nous faut « faire société numérique » pour affronter ces désordres, qui ne sont que de nouvelles formes de sujets anciens - les ingérences comme les agressions contre les élus, il y en a toujours eu.

Mme Muriel Jourda, présidente de la commission des lois. - La forme numérique crée un phénomène de mise à distance : on tient sur les réseaux sociaux, monde peu civil, des propos que l'on ne tiendrait pas en tête-à-tête. Dans la vraie vie, lorsqu'on est en désaccord, on ne s'insulte pas.

Mme Lauriane Josende. - Je m'adresse à Viginum : la place de TikTok est en France relativement limitée dans le débat public numérique, par comparaison avec d'autres pays européens : 8 % seulement des internautes français s'informeraient de manière hebdomadaire via cette plateforme. Cette situation protège-t-elle la France d'une menace d'ingérence analogue à celle qu'a connue la Roumanie récemment ? Ou les ingérences étrangères en matière électorale s'adaptent-elles aisément à nos modes de consommation de l'information ?

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. - Comment concilier la nécessité de vérification - ne pas surréagir - et le temps court d'une campagne électorale - je pense à l'entre-deux-tours d'une élection présidentielle ?

Mme Anne-Sophie Dhiver. - En effet, la pénétration de TikTok en France est moindre qu'en Roumanie, pays qui compte 18 millions d'habitants, dont 9 millions d'utilisateurs actifs de cette plateforme. Cela dit, TikTok est loin d'être absent de notre pays : plus de la moitié des internautes français y sont inscrits.

Voici quel est le véritable enjeu : nous avons confié nos flux d'information et notre débat public numérique à des plateformes qui ne sont pas européennes. Cette concentration sans précédent est génératrice d'externalités négatives importantes, qui peuvent mettre directement en danger la défense et la sécurité nationales, comme on l'a vu en Roumanie. L'architecture algorithmique et les modèles économiques de ces plateformes façonnent non seulement la diffusion, mais surtout la hiérarchisation des contenus dans l'espace public numérique, ce qui engendre un risque accru de polarisation et de manipulation de l'information, transnationale comme nationale.

Il existe plusieurs leviers d'action, à commencer par la coopération avec les plateformes : Viginum et l'Arcom collaborent avec la plupart d'entre elles.

Je veux préciser que Viginum s'intéresse non pas aux contenus en tant que tels, mais à l'amplification artificielle de ces contenus par des moyens inauthentiques. À cet égard, notre action trouve bien souvent un écho auprès des plateformes, car une telle amplification contrevient à leurs conditions d'utilisation : elles coopèrent donc la plupart du temps, voire agissent, bien que nous n'ayons pas de pouvoir d'injonction.

Dans certains cas, cependant, cette coopération est bien inférieure à ce qu'un service de l'État est en droit d'attendre. Le cas échéant, nous disposons d'autres outils : régulation européenne, réponse judiciaire. Nous coopérons ainsi tant avec la Commission européenne qu'avec le parquet de Paris pour documenter les manquements des plateformes à leur obligation d'atténuer les risques systémiques.

Concernant le RSN/DSA, nous faisons face depuis quelques mois à une offensive probablement coordonnée de la part de plusieurs plateformes américaines. Il est donc important de maintenir, sur ces questions, une position extrêmement ferme.

M. Benoît Loutrel. - Dans un cas comme celui de l'« entre-deux-tours », la réponse réside dans la détection et dans la réaction. L'important sera non seulement de détecter la menace - c'est le rôle de Viginum -, mais aussi de savoir expliquer qu'une ingérence a eu lieu et d'être convaincant sans provoquer la défiance.

Il faut donc, de la part de l'État, un effort équilibré : d'une part, construire la capacité de Viginum à remplir sa mission ; d'autre part, renforcer la capacité de l'espace médiatique, le moment venu, à porter le message, via un réseau d'experts. Le jour où une menace est détectée, tout notre écosystème républicain doit pouvoir se mobiliser ; alors nous serons capables de résister à pareil événement.

Ce qui importe, donc, c'est le travail dans la durée. De ce point de vue, nous considérons les élections municipales comme un premier test, avant l'élection présidentielle, de notre faculté à accroître, par un maillage territorial, la résilience informationnelle de la République.

M. Hugues Moutouh. - Le droit français ne prévoit pas d'intervention a priori. Il existe une différence essentielle entre la France et la Roumanie : la Cour constitutionnelle roumaine avait la compétence d'annuler les résultats du premier tour de l'élection avant même la tenue du second tour et la proclamation des résultats définitifs. En France, la question ne se pose pas : le juge électoral intervient a posteriori.

Aujourd'hui, à droit constant, le seul acteur habilité à intervenir est le fameux tiers de confiance, c'est-à-dire la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale en vue de l'élection présidentielle. Or je rappelle que celle-ci n'a aucun pouvoir juridique de sanction : elle dispose d'un simple pouvoir de saisine du Conseil constitutionnel, lequel ne peut lui-même intervenir avant que l'élection ne soit achevée. Les menaces actuelles sont d'une ampleur que n'avait pas anticipée le législateur constitutionnel de 1958...

Mme Muriel Jourda, présidente de la commission des lois. - Nous avons compris que, s'il peut y avoir des élections sous influence, nous sommes relativement armés pour agir, même s'il nous manque à la fois quelques décrets d'application et une doctrine que nous connaîtrons néanmoins bientôt.

Il restera sans doute à armer la société civile et à veiller, au pays de la liberté d'expression, à ne pas confondre les fausses nouvelles avec des nouvelles qui nous dérangent !

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 00.

- Présidence de M. Laurent Lafon, président -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Projet de loi de finances pour 2026 - Audition de M. Édouard Geffray, ministre de l'éducation nationale

M. Laurent Lafon, président. - Dans le cadre de nos auditions budgétaires, nous accueillons cet après-midi M. Édouard Geffray. Au nom de tous les membres de cette commission, permettez-moi, monsieur le ministre, de vous féliciter pour votre nomination.

Vous connaissez très bien ce ministère puisque vous en avez été le directeur général des ressources humaines, puis le directeur général de l'enseignement scolaire (DGESCO), entre 2019 et 2024, sous cinq ministres différents, dont vous étiez chargé de mettre en oeuvre les orientations. Pendant ces quelques années, vous avez eu l'occasion d'être entendu à plusieurs reprises par notre commission et nos rapporteurs budgétaires.

Vous prenez vos fonctions dans un contexte budgétaire, politique et scolaire que nous connaissons tous. Les attentes des enseignants, des élèves et de leurs familles sont nombreuses. Il y a quelques jours, vous avez même déclaré : « Si on parle de l'état de l'école en général, évidemment que la situation est extrêmement inquiétante. » Face à ce constat, quelles seront vos actions prioritaires ?

Pour en venir au projet de loi de finances (PLF) pour 2026, les crédits des programmes relevant de votre ministère s'élèvent, hors compte d'affectation spéciale (CAS) « Pensions », à 63 milliards d'euros, soit un montant quasiment stable, puisqu'en augmentation d'à peine 0,3 %.

La question principale que pose ce budget est celle des équivalents temps plein (ETP). D'un côté, leur nombre augmente en raison de la réforme initiale de la formation des enseignants. Où en est cette réforme ? Reste-t-il des étapes importantes à franchir, pour lesquelles il existerait encore des points qui font débat entre les acteurs ? Si oui, lesquels ?

De l'autre côté, le nombre de postes de titulaires diminue d'environ 4 000 ETP dans le premier et le second degrés, ce qui répond en partie à la baisse du nombre d'élèves. Pouvez-vous revenir sur les ordres de grandeur des changements démographiques auxquels notre système scolaire est confronté ? Il y a quelques mois, notre commission a rendu un rapport sur le maillage territorial des établissements scolaires. Nous partageons tous un constat : il faut sortir d'une élaboration annuelle de la carte scolaire. Quelles sont vos orientations en la matière ?

Enfin, il y a quelques mois, le Sénat a adopté une proposition de loi visant à protéger l'école de la République et les personnels qui y travaillent, qui prévoit notamment l'octroi automatique de la protection fonctionnelle. Quelle est votre position sur ce point ?

Voilà, monsieur le ministre, quelques-uns des sujets sur lesquels nous attendons des précisions. Après votre intervention liminaire, vous serez interrogé par notre rapporteur pour avis, Jacques Grosperrin, puis par ceux qui le souhaiteront. Je rappelle que cette audition est retransmise en direct sur le site internet du Sénat.

M. Édouard Geffray, ministre de l'éducation nationale. - Je suis très heureux de vous retrouver en audition, même si je me présente aujourd'hui avec un positionnement différent, avec des convictions et une méthode qui sont les miennes, et sur lesquelles je reviendrai.

Je commencerai par vous remercier, ainsi que l'ensemble de la représentation nationale, car les parlementaires se sont très fortement mobilisés pour obtenir la libération de Cécile Kohler et Jacques Paris, que nous avons apprise hier soir. Pour tous les Français, ce sont des compatriotes, pour la maison éducation nationale, ce sont aussi des collègues que j'ai rencontrés dans le cadre du dialogue social, et je suis intensément soulagé de savoir qu'ils sont désormais dans les murs de notre ambassade.

Pour en venir à l'objet de cette audition, nous faisons face collectivement à deux types d'enjeux. D'abord, nous sommes confrontés à des enjeux de long terme, liés à l'immense défi que pose l'évolution de notre démographie pour les vingt prochaines années. Entre 2019 et 2029, nous aurons perdu 1 million d'élèves dans le premier degré. Un enfant qui naît aujourd'hui et entrera à l'école en 2028 passera son baccalauréat en 2043, alors que le système scolaire comptera deux millions d'élèves de moins qu'en 2015. Nous aurons donc perdu 20 % de la population scolaire au cours des dix ou quinze prochaines années.

Cette chute très importante a déjà commencé et s'accélère d'année en année. Ainsi, nous avons perdu 100 000 élèves à cette rentrée et en perdrons 150 000 à la rentrée prochaine. La démographie chute quasiment partout, mais plus vite encore dans certaines zones rurales. Dans certains départements ruraux, le taux de naissance a baissé de 30 % en dix ans.

Deux options s'offrent à nous : soit la démographie nous dicte notre avenir et nous la subissons année après année, soit nous essayons d'anticiper et de nous adapter. Je souhaite promouvoir la seconde option, en généralisant notamment les observatoires des dynamiques rurales, y compris au-delà du monde rural puisque tous les départements sont désormais touchés.

Il est aussi nécessaire d'avoir une vision pluriannuelle des risques démographiques et des risques de fermetures de classes, même si cette vision restera prévisionnelle, car subordonnée à l'adoption des PLF.

Les autres enjeux auxquels nous sommes confrontés sont plus immédiats, car nous travaillons à la fois pour les élèves qui quitteront le système éducatif dans vingt ans, mais aussi pour ceux qui y sont actuellement. Sur ce point, je suis animé par la préoccupation de stabiliser le système. Stabilité ne signifie pas immobilisme et il faut avancer, notamment sur plusieurs sujets, sur lesquels je reviendrai. Cependant, il est nécessaire de ne pas engager de nouvelles réformes organisationnelles, qui auraient pour effet d'ajouter des transformations à celles qui ont déjà été engagées.

En gardant cette idée à l'esprit, je me consacre à trois priorités.

La première concerne le niveau général des élèves, ce qui suppose que nous ayons des professeurs compétents, formés, accompagnés et soutenus. La compétence passe notamment par le modèle de recrutement et la formation initiale.

Nous avons engagé une réforme de la formation initiale, qu'il s'agit à présent de faire « atterrir », puisque les premiers concours auront lieu au mois de mars. Nous avons augmenté de 46 % le nombre de postes ouverts au concours, afin de relancer l'attractivité du métier et de préparer l'avenir. Nous devons aussi travailler sur la suite du parcours, notamment sur le contenu du master, pour qu'il soit de qualité.

Ma deuxième priorité concerne la très grande difficulté scolaire. Dans 15 % des collèges, plus d'un élève sur deux n'obtient pas le brevet ; nous ne pouvons pas l'accepter. En changeant la donne dans ces collèges, nous répondrons à 40 % de la très grande difficulté scolaire du pays. Il s'agit donc d'investir massivement dans ces établissements, en termes de pédagogie, d'accompagnement social et de santé, et éventuellement de moyens d'enseignement. Il s'agit aussi de faire en sorte que les recteurs définissent, établissement par établissement, avec les équipes éducatives et les collectivités, un plan d'action pour redresser la barre.

Je poursuivrai aussi le travail sur d'autres enjeux d'inégalité scolaire, tels que l'inégalité entre les filles et les garçons, ou les inégalités culturelles, déterminantes pour la suite des parcours.

La troisième priorité concerne la santé physique et psychique de nos élèves. D'après le rapport d'étape de l'étude Mentalo, menée par l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et l'Université Paris Cité, un tiers des jeunes de 11 à 24 ans présentent ou ont présenté des troubles anxieux ou dépressifs. Je ne peux me satisfaire d'une telle situation, d'autant que ce phénomène est deux fois plus important chez les filles que chez les garçons et que la proportion s'élève à 45 % à l'entrée en seconde. Ces chiffres sont en grande partie corrélés à la consommation d'écrans.

Nous avons un devoir collectif à cet égard et devons travailler autour de la santé de nos élèves, de leur prise en charge et de leur orientation vers la médecine de ville quand un problème est détecté. Nous devons aussi oeuvrer contre les violences, notamment contre le harcèlement scolaire.

J'en viens à l'état d'esprit qui m'anime et à la façon dont le PLF permet d'y répondre. Je ne conçois pas que l'on puisse travailler sur la vie dans l'école sans associer les parties prenantes : les organisations syndicales et les collectivités territoriales. Pour avancer, tout le monde doit être à bord et nous devons construire ensemble les trajectoires.

Je songe notamment aux territoires ruraux marqués par une forte baisse démographique et par des fermetures de classes ou d'écoles. Dès la rentrée 2026, je voudrais travailler, à titre expérimental pour l'instant, avec des territoires volontaires ou pilotes, départements ou intercommunalités, pour réfléchir à l'offre scolaire. Il ne s'agit pas de se contenter de fermer une classe quand il n'y a plus assez d'élèves ; il faut s'interroger sur la façon de transformer la contrainte démographique en aubaine, pour repenser l'offre scolaire, avec des moyens qui seront peut-être légèrement en baisse, mais resteront plus élevés en proportion que ce que le nombre d'enfants exige. Dans ces territoires, nous pourrions par exemple allouer un peu plus de moyens pour que les élèves puissent rester à l'école jusqu'à 17 h 30 et bénéficier de cours de soutien. Il existe des pistes de travail au niveau territorial et j'accompagnerai ce mouvement, afin que nous ne fassions pas face à des fermetures sèches, année après année, au gré de la démographie.

Par ailleurs, s'il ne faut pas taire les difficultés de l'école, il faut aussi en reconnaître le potentiel et les forces considérables. Je suis fier de savoir qu'un actif sur trente travaille actuellement à faire progresser les enfants des autres. La figure symbolique du professeur et des personnels de l'éducation nationale, leur rôle, leur place sociale et leur inviolabilité constituent des éléments absolus. Les professeurs sont à la fois notre fierté et notre espoir, et nous avons collectivement intérêt à le percevoir comme un intérêt général.

Notre école est capable de faire progresser les élèves. Nous avons beaucoup fait dans le premier degré et, ces dernières années, les résultats s'y sont sensiblement améliorés. Le second degré représente un sujet d'inquiétude, notamment au niveau du collège, comme le montrent les résultats des évaluations internationales, telles que celle menée par le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa). Cependant, année après année, nous avons réussi à grappiller des points de maîtrise supplémentaires dans le premier degré, qui démontrent une amélioration du niveau des élèves, due à l'investissement des professeurs.

Le PLF qui vous est soumis essaie de répondre à ces enjeux. Comme vous l'avez dit, monsieur le président, le budget de l'éducation nationale s'élève à 63 milliards d'euros, ce qui représente une augmentation de plus de 30 % depuis 2017. Pour ce PLF, nous avons un système de va-et-vient entre les postes, à la marge bien sûr, si l'on considère les 1,2 million d'agents publics que compte le ministère. Ce système nous permet d'amorcer certaines évolutions.

Je me suis permis d'apporter quelques graphiques sur la situation démographique, afin que chacun mesure bien de quoi nous parlons lorsque nous évoquons 4 000 suppressions d'emplois. Le premier degré, qui passera d'environ 6,7 millions d'élèves à la rentrée 2019 à 5,7 millions d'élèves à la rentrée 2029, connaît une chute démographique.

Or, ces dernières années, nous observons une stabilité, voire une progression, du nombre de professeurs. Nous n'avons donc pas suivi l'hémorragie du nombre d'élèves et ne proposons pas de la suivre. En effet, si nous le faisions, nous ferions peser une contrainte très forte sur l'ensemble du système. Il s'agirait d'appliquer une règle de trois bête et méchante, alors que la réalité territoriale est infiniment diverse. De plus, l'enjeu comporte quatre dimensions.

La première dimension consiste à admettre la chute démographique et à en tirer en partie les conséquences. Nous procédons donc à 4 000 suppressions d'emplois, qui correspondent approximativement à la moitié de la baisse démographique. Comme il ne s'agit que de la moitié, nous profitons de la triste aubaine offerte par l'évolution démographique pour améliorer les conditions d'intervention ailleurs, notamment pour diminuer progressivement le nombre moyen d'élèves par classe. En 2017, nous comptions 23,5 élèves par classe en moyenne. En 2026, ce chiffre ne sera plus que de 21, ce qui constitue un record historique dans l'histoire du système éducatif français et dans celle de la République.

Il faut donc tirer les conséquences de cette évolution démographique tout en limitant ses effets, notamment en termes de fermetures de classes. Si nous en profitons pour réduire progressivement le nombre d'élèves par classe, nous le faisons sans nous précipiter. En effet, si nous voulions atteindre trop vite la moyenne de l'OCDE, qui est de 19, nous créerions une crise du recrutement dans quinze ou vingt ans. Il nous faut aussi anticiper cette trajectoire.

En parallèle, il faut renforcer l'accompagnement des élèves dans des dimensions qui ne sont pas celles de l'enseignement, en augmentant notamment les emplois liés à la santé et à la prise en charge sociale. Nous proposons donc de créer 300 postes d'infirmières, de psychologues de l'éducation nationale et d'assistants sociaux, ainsi que 1 200 postes d'accompagnants d'élèves en situation de handicap (AESH), pour continuer de suivre la trajectoire d'inclusion scolaire. Il s'agira aussi de créer 300 unités localisées pour l'inclusion scolaire (Ulis) supplémentaires. Enfin, nous continuerons d'augmenter le nombre de contrôles dans les différents établissements, notamment dans les établissements privés, sous contrat ou hors contrat.

Enfin, il s'agit aussi de préparer l'avenir en créant 8 000 postes supplémentaires grâce à la réforme du recrutement. Ainsi, le ministère de l'éducation nationale présentera un solde positif de 5 200 postes.

La trajectoire se dessine : nous tempérons les effets de la démographie, nous améliorons les conditions d'emploi, nous amorçons la pompe de l'attractivité et nous accompagnons nos jeunes dans les différentes dimensions de leur vie, notamment en termes de santé physique et psychique.

M. Jacques Grosperrin, rapporteur pour avis sur les crédits relatifs à l'enseignement scolaire. - Monsieur le ministre, vous avez toujours été à l'écoute du Sénat dans vos fonctions antérieures, ce dont je tenais à vous remercier.

Pap Ndiaye est resté un an, Gabriel Attal six mois, Amélie Oudéa-Castéra trois mois, Nicole Belloubet sept mois, Anne Genetet deux mois, Élisabeth Borne dix mois ; combien de temps allez-vous rester en poste ? Je sais que cela ne dépendra pas de vous, mais il faut mettre fin au tournis terrible qui a saisi les enseignants, les chefs d'établissement, les familles, les politiques et nous-mêmes. La stabilité est primordiale pour ce ministère, qui assure l'avenir de la Nation.

Mes premières questions porteront sur la réforme de la formation initiale, qui constitue l'une de vos priorités. Selon les informations qui m'ont été transmises lors des auditions, en licence professorat des écoles (LPE) et en master mention métiers de l'enseignement, de l'éducation et de la formation (MEEF), l'enseignement sera assuré par des personnels de terrain de l'éducation nationale pour 50 % du volume horaire. Cette disposition reprend d'ailleurs une recommandation formulée par notre commission, dans le rapport de nos collègues Max Brisson et Annick Billon. Or certains rectorats ont déjà des difficultés pour atteindre 30 % du volume horaire ; comment parvenir à 50 % ?

Ensuite, la durée d'engagement demandée aux élèves stagiaires est-elle déjà fixée ? On entend dire qu'il s'agirait de quatre années ; à compter de la réussite du concours ou de la titularisation ? Par ailleurs, comment justifier une durée d'engagement moindre que dans d'autres situations semblables ? À titre d'exemple, les élèves de l'École normale supérieure (ENS) s'engagent pour dix ans.

Enfin, pensez-vous que tout sera prêt pour le concours du printemps 2026 et pour les nouvelles LPE ? Concernant ces licences, le maillage territorial doit être connu très rapidement, afin que les informations soient diffusées sur Parcoursup, qui doit dévoiler le 17 décembre la carte des formations pour la rentrée 2026. Si une dissolution ou une démission du Gouvernement devaient advenir, quelles incidences seraient à prévoir en la matière ?

J'en viens à l'avenir de la carte scolaire. L'année dernière, j'avais déposé un amendement pour revenir partiellement sur la suppression de 4 000 ETP que prévoyait le projet de loi de finances initial. Le texte final est allé au-delà, puisqu'il n'y a eu quasiment aucune suppression d'ETP au niveau national. Cependant, dans nos territoires, la carte scolaire pour la rentrée 2025 a fait l'objet d'une forte incompréhension, en raison des nombreuses suppressions de classes. Beaucoup d'élus locaux s'attendaient à sa quasi-stabilité en raison du maintien des postes. Comment ces 4 000 postes ont-ils été utilisés ?

Par ailleurs, les travaux que nous avons menés sur le maillage scolaire, avec Annick Billon et Colombe Brossel, ont montré la défiance qui existe désormais entre les élus locaux et les personnels du rectorat quant à l'élaboration de la carte scolaire. L'opacité des critères choisis en est l'une des causes. Un dialogue renforcé sur ce point est-il envisageable ?

Enfin, j'évoquerai rapidement deux sujets importants. Qu'en est-il de la revalorisation du milieu de carrière pour les enseignants ?

Vous avez dit vouloir « changer de braquet » sur la formation continue au niveau du ministère ; nous serons vigilants sur ce point, prêts à critiquer ou à soutenir.

M. Édouard Geffray, ministre. - Je vais me permettre de ne pas répondre sur la question de ma durée de vie à ce poste, qui est tout à fait indépendante de ma volonté.

Concernant la réforme de la formation initiale, j'ai été amené à prendre un certain nombre de décisions cette semaine, afin de clarifier les choses.

L'engagement est bien quadriennal, à compter de la titularisation, mais il ne vaut pas pour tous les lauréats du concours, seulement pour ceux qui le passent en L3. Ils sont rémunérés pendant leur formation, 1 400 euros par mois pendant la première année et 1 800 euros la deuxième année. La Nation fait donc un investissement, qui justifie cet engagement. En pratique, la vocation va généralement bien au-delà de quatre ans.

Pour la préparation de la rentrée scolaire 2026, je suis confronté à deux enjeux. Le premier est de faire « atterrir » le concours 2026, qui se déroulera au mois de mars. Les inscriptions sont ouvertes. Je n'ai pas encore de chiffres consolidés, mais elles interviennent à un rythme relativement soutenu.

Le deuxième enjeu est celui du contenu du master qui suit la réussite du concours. La formation doit répondre à plusieurs considérations : elle doit dispenser une formation disciplinaire solide, comprendre une dimension didactique et prendre en compte l'environnement global de l'élève, notamment sa psychologie.

Nous travaillons sur le contenu exact du master et ses maquettes, avec mon homologue de l'enseignement supérieur et la conférence des universités. Les choses sont en bonne voie et s'inscrivent dans un cadre de dialogue social assez soutenu.

Les LPE seront mises en place à la rentrée. L'objectif, partagé par l'enseignement supérieur et l'éducation nationale, est qu'elles puissent apparaître dans Parcoursup dès son ouverture. La maquette pédagogique détaillée sera développée ensuite, université par université, ce qui est normal. En revanche, le descriptif global, le contenu et la localisation seront connus.

Je dois voir les recteurs jeudi prochain au sujet des heures devant être assurées à 50 % par des enseignants. Dans l'ensemble de cette réforme, ce n'est pas le point qui me préoccupe le plus. L'institution sait faire, à condition que le portage politique soit fort, ce qui est le cas, et qu'un travail fin soit mené, ce qui sera le cas aussi.

J'en viens à l'avenir de la carte scolaire. Je voudrais d'abord préciser qu'une fermeture de classe est toujours douloureuse. Depuis 2017, le taux d'encadrement a augmenté et s'est amélioré dans tous les départements, de façon constante.

En ce qui concerne les 4 000 postes qui n'ont pas été supprimés l'année dernière, il faudrait que je me penche sur les archives du ministère pour savoir comment ils ont été utilisés à l'unité près. Cependant, connaissant l'institution, je pense qu'ils ont dû être massivement utilisés pour renforcer les besoins de remplacement, davantage que pour être directement implantés dans les écoles sur le territoire. Si toutes les suppressions de postes envisagées avaient eu lieu, beaucoup plus de classes auraient été fermées en milieu rural.

Enfin, l'élaboration de la carte scolaire doit se faire avec les élus locaux et les collectivités territoriales, dans le cadre d'un « dialogue renforcé », mots que j'ai employés il y a deux jours quand j'ai réuni en visioconférence les recteurs et les directeurs académiques des services de l'éducation nationale (Dasen), pour parler avec eux de la carte rurale. Je leur ai bien dit que les collectivités territoriales et les élus locaux devaient être au coeur du processus.

La revalorisation du milieu de carrière constitue un enjeu. Nous avons beaucoup revalorisé les débuts de carrière, et le salaire mensuel des professeurs néo-titulaires est passé de 1 600 euros à 2 100 euros en sept ans. Cette progression a eu pour effet mécanique d'aplatir la progression et de générer un effet de plateau au niveau du milieu de carrière.

Il faudra travailler sur ce sujet. Cependant, le contexte budgétaire contraint ne me permet pas de l'envisager à très court terme. Dès que des marges de manoeuvre apparaîtront, j'examinerai la question.

Enfin, j'ai effectivement employé l'expression « changer de braquet » au sujet de la formation continue. Il s'agit d'une conviction assez profonde. D'abord, quand toutes les formations viennent d'en haut, elles ne correspondent pas toujours aux besoins du terrain. Je suis favorable aux formations d'initiative locale, qui émanent d'un collectif pédagogique, dans une école ou dans un collège, ayant identifié ce dont il a besoin. Aujourd'hui, un chef d'établissement et son équipe disposent de tous les outils d'évaluation nécessaires. Ils connaissent les difficultés de leurs élèves de façon précise et savent les évaluer par rapport au reste de leur académie ou aux écoles comparables.

Il faudra probablement revoir l'équilibre entre les formations d'initiative locale et les formations nationales. Je mènerai ce travail avec les organisations syndicales au cours des prochaines semaines et ne veux pas m'engager sur l'issue de ce dialogue.

Ensuite, il faut adopter une approche qualitative de la formation proposée. À cet égard, je poursuivrai le combat déjà engagé afin qu'on ne demande plus aux professeurs de traverser leur rectorat pour aller en formation, mais pour que la formation se passe au plus près de chez eux. Quand on commence à travailler en ce sens, on parvient à obtenir des modifications de contenu, mais aussi à développer une façon de prendre soin de nos collègues à laquelle je tiens, qui envoie un message un peu différent de celui que l'institution a tendance à envoyer parfois, à son corps défendant.

Mme Marie-Pierre Monier. - Vous avez communiqué avec force sur le chiffre de 21 élèves en moyenne par classe, alors qu'il était déjà atteint en 2024. Par ailleurs, dans de nombreuses écoles du pays, les classes comptent plus de 25 élèves. Il serait peut-être plus judicieux d'utiliser la médiane que la moyenne. Cet écart peut notamment s'expliquer par l'intégration dans la moyenne des classes dédoublées des réseaux d'éducation prioritaire (REP) et des REP+, qui peut fausser le résultat. La baisse démographique permettrait de corriger ce déséquilibre caché derrière la moyenne ; pourquoi ne pas en profiter ?

Par ailleurs, j'ai été récemment confrontée de près au cas d'une enseignante menacée verbalement et intimidée physiquement par un parent. La première réaction de l'inspecteur de l'éducation nationale a été de remettre en cause le comportement de l'enseignante ; il n'y a eu ni déplacement ni appel. Peut-on vraiment dire que le « pas de vagues » n'a plus cours au sein de la hiérarchie de l'éducation nationale ?

La protection de nos personnels enseignants continue d'être un sujet de préoccupation. Une note des services statistiques du ministère de l'éducation nationale, parue en juillet dernier, pointe que 57 % des enseignants du second degré ont vécu une atteinte à leur personne ou à leurs biens et que 15 % ont subi des moqueries ou des insultes, pendant l'année scolaire 2023-2024. Plusieurs mesures visant à mieux protéger les personnels enseignants font consensus dans nos rangs, comme l'octroi automatique de la protection fonctionnelle, voté par le Sénat en 2025. Le Gouvernement a-t-il enfin prévu d'avancer sur ce sujet ?

J'ai été alertée en cette rentrée sur l'injonction faite à des AESH de signer des avenants à leur contrat, qui leur imposent une extension de leur secteur d'intervention géographique pouvant aller jusqu'à plusieurs dizaines de kilomètres, sous peine de sanctions pouvant aller jusqu'au licenciement. En Ille-et-Vilaine, 24 AESH ont vu leur licenciement validé en raison de leur refus de signer le document. Comment justifier de telles méthodes, dans un contexte où les AESH manquent déjà à l'appel ?

Je terminerai par un sujet qui me tient à coeur : l'éducation à la vie affective et relationnelle, et à la sexualité (Evars). Au sein de notre commission, mais aussi de la délégation aux droits des femmes, les attentes sont très fortes quant à la mise en oeuvre de ce programme. La loi rend cette formation obligatoire depuis 2001, mais un rapport pointe que moins de 15 % des élèves bénéficient des trois séances prévues. Où en est-on de la mise en oeuvre de ce programme en cette rentrée ? L'ensemble des formations prévues pour les enseignants ont-elles pu se déployer de façon efficace ?

Enfin, Mme Borne avait fixé à 30 % la proportion de jeunes filles dans les classes préparatoires scientifiques à l'horizon 2030 ; maintenez-vous cet objectif ?

M. Bernard Fialaire. - Dans le contexte démographique, l'enseignement agricole est en passe de gagner son pari, puisque la barre symbolique des 200 000 élèves et étudiants a été dépassée pour la première fois depuis dix ans. Si cette dynamique se maintient, les cibles fixées par la loi d'orientation pour la souveraineté alimentaire et le renouvellement des générations en agriculture semblent atteignables. Les indicateurs de réussite aux examens et d'insertion professionnelle à court terme sont au vert.

Toutefois, j'attire votre attention sur la spécificité du programme 143, « Enseignement technique agricole », sur lequel je suis rapporteur pour avis. En effet, 95 % des dépenses sont contraintes et la diminution des crédits de 18 millions d'euros l'an dernier au cours de la navette parlementaire a été difficilement absorbable. Des investissements, pourtant essentiels, ont dû être repoussés. Je rappelle que si nous avons sauvé 4 000 emplois dans l'enseignement, 45 postes ont été supprimés en 2025 dans l'enseignement technique agricole, qui connaît pourtant chaque année une hausse de 1 % de ses effectifs.

Depuis la rentrée 2023, le pacte enseignant permet aux professeurs qui le souhaitent de remplir des missions complémentaires rémunérées. Le dispositif est largement plébiscité dans l'enseignement agricole, puisque l'enveloppe consacrée au pacte est consommée à 97,7 %. En plus de permettre une revalorisation du salaire de base, on note un meilleur accompagnement des élèves et une amélioration du taux de remplacement.

Le PLF pour 2026 propose une baisse des crédits de personnels de 22 millions d'euros pour l'enseignement technique agricole. Cette baisse de 1,92 % s'explique largement par la réduction du volume du pacte enseignant, qui atteint 20 millions d'euros. Comment préserver ce dispositif qui fonctionne bien ? En 2024, un transfert avait été opéré depuis le programme 141, « Enseignement scolaire public du second degré », vers le programme 143 ; ce choix sera-t-il réitéré ?

Enfin, je voudrais revenir sur une façon de dégraisser le mammouth. Quand conviendra-t-on que l'éducation nationale doit se concentrer sur l'enseignement et qu'on doit laisser le médico-social aux départements, l'orientation aux régions et l'accompagnement des élèves aux communes ou aux intercommunalités ? Les AESH, qui ne sont pas des personnels enseignants et sont prescrits par les départements, doivent être assumés par les départements.

M. Max Brisson. - Monsieur le ministre, j'ai lu l'interview que vous avez donnée au Figaro avec beaucoup d'enthousiasme et j'attendais que vous nous fassiez part ce soir de votre vision de l'école.

Nous ne parlons que des réductions des effectifs de professeurs, mais n'y a-t-il pas une administration administrante à l'éducation nationale ? Ne doit-elle pas aussi faire un effort en matière de réduction des effectifs ?

La suppression de 4 000 ETP permet-elle de respecter les objectifs en matière de déficit budgétaire ? L'éducation nationale participe-t-elle à l'effort attendu ?

Vous avez évoqué les cartes scolaires pluriannuelles, mais on nous en parle depuis cinq ans ! Est-ce si compliqué d'entrer dans une démarche pluriannuelle, partenariale et conventionnelle avec les collectivités locales ? Faut-il encore une commission Théodule sur ce sujet, sur lequel nous avons interpellé vos éphémères prédécesseurs pendant cinq ans ?

Vous avez été DGESCO et vous avez servi cinq ministres différents. Comment expliquez-vous que nous en restions toujours à un débat sur les moyens et que nous soyons dans l'incapacité de conduire une réforme structurelle de fond et durable ?

Vous m'avez fait rêver dans votre très belle interview du Figaro. Vous avez parlé de mettre fin à une organisation universelle, vous avez expliqué que l'école n'est pas un « jardin à la française » et qu'elle doit s'adapter aux réalités territoriales. La différenciation pilotée par le haut ne marche pas ; nous sommes le seul pays d'Europe à penser le contraire. Le seul remède à cette organisation universelle que vous dénoncez n'est-il pas l'autonomie des établissements ?

Sur cette question de la différenciation et de la réalité territoriale, je voudrais revenir sur le rapport d'information sur l'enseignement des langues régionales e j'ai présenté avec Karine Daniel devant notre commission, qui comportait vingt-trois recommandations ; envisagez-vous de les reprendre à votre compte ? Le moment n'est-il pas venu de demander à chaque recteur et à chaque directeur académique d'assurer dans leur académie, avec les collectivités, la mise en oeuvre de ces recommandations, formulées pour apporter des réponses en matière de vivier et de formation des professeurs en langue régionale, de poursuite des parcours, de réduction de l'érosion entre le primaire et le secondaire ?

Enfin, les langues régionales constituent un beau sujet pour édifier le jardin à l'anglaise que vous semblez appeler de vos voeux pour notre école.

Mme Evelyne Corbière Naminzo. - Concernant la reconnaissance des enseignants, quelles garanties apportez-vous, dans ce PLF, pour l'amélioration du déroulement de la carrière des enseignants ? Je songe notamment à la réduction de la durée de certains échelons, à une progression plus fluide et à une augmentation progressive des promotions à la hors classe.

Pour 2026, votre ministère a confirmé la non-ouverture du concours national d'agrégation de langue vivante régionale, option créole, ce qui a provoqué indignation et incompréhension. En Guadeloupe, en Martinique, en Guyane et à La Réunion, une majorité de la population parle le créole, sans compter ceux qui vivent dans l'Hexagone et le parlent. L'article 75-1 de la Constitution protège la langue créole, qui fait partie du patrimoine de la France. L'agrégation était un signe de reconnaissance et de valorisation de notre langue maternelle, et la disparition de l'option créole est ressentie comme un mépris. Les syndicats dénoncent un grave recul de la reconnaissance institutionnelle de la langue créole, arrachée de haute lutte dans chaque territoire. Comptez-vous réviser votre position ? La reconnaissance des langues régionales participe à la réussite scolaire des élèves ultramarins.

J'en viens aux discriminations engendrées par Parcoursup pour les lycéens ultramarins. En effet, ces derniers ne peuvent pas se rendre aux journées portes ouvertes des écoles se trouvant dans l'Hexagone. De plus, de nombreux oraux ont lieu en présentiel dans l'Hexagone. Est-il envisageable d'imposer aux écoles de proposer à ces publics éloignés de passer les entretiens en visioconférence ou d'octroyer une bourse pour couvrir les frais de déplacement ? En tant que ministre de l'éducation nationale, comment pouvez-vous agir pour plus de justice et d'égalité ?

Enfin, dans le cadre de l'examen de la proposition de loi visant à renforcer le parcours inclusif des enfants à besoins éducatifs particuliers, mon groupe avait fait adopter un amendement visant à appliquer un barème de notation différencié pour les épreuves orales du diplôme national du brevet et du baccalauréat, en fonction de la situation des élèves porteurs du trouble autistique. Les difficultés de communication sociale d'un élève porteur du trouble autistique ont un impact sur le déroulement d'une épreuve orale et doivent être prises en compte dans les barèmes.

Le texte a été renvoyé à l'Assemblée nationale et doit achever son parcours législatif. Cet aménagement peut être opéré par voie réglementaire ; envisagez-vous d'intervenir à ce niveau ?

M. Aymeric Durox. - Ma question porte sur la nouvelle mutuelle à laquelle les personnels de l'éducation nationale seront obligés d'adhérer à partir d'avril 2026, pour leur protection sociale complémentaire (PSC).

Une comparaison fine entre l'option 2 de ce futur contrat PSC de la mutuelle générale de l'éducation nationale (MGEN) pour les agents du ministère et l'option 2 du contrat proposé à leurs collègues d'autres ministères, comme celui de la défense, démontre une inégalité sur la quasi-intégralité des tarifs. J'ai relevé quelques chiffres. Pour les honoraires d'hospitalisation, la base de remboursement est couverte à 200 % chez les enseignants et à 220 % pour les personnels du ministère de la défense. De la même manière, les courts séjours et les nuitées en maternité sont couverts à hauteur de 60 euros par nuit pour les enseignants, contre 100 euros pour les armées. Les prises en charge dans les établissements conventionnés s'élèvent à 38,50 euros par jour pour les premiers, contre 45 euros pour les seconds. Enfin, les consultations chez un médecin généraliste sont prises en charge à hauteur de 100 % de la base de remboursement pour les enseignants, contre 220 % pour les agents de la défense. Il en va de même pour les spécialistes, les actes techniques ou les prothèses médicales.

Si nous comparons les coûts des mutuelles obligatoires pour chaque ministère, les enseignants sont également perdants : ils doivent cotiser à hauteur de 30,33 euros par mois, alors que ce montant s'élève à 26,50 euros au ministère de la défense, à 24,41 euros au ministère de l'agriculture et à 21,73 euros pour les magistrats.

Par ailleurs, les enseignants n'auront plus de liberté de choix à partir d'avril 2026. L'État a-t-il encore une fois mal négocié ou s'est-il fait avoir ? La MGEN a obtenu une augmentation des cotisations de 5 % par an. Pourtant, l'État est en position de force avec 1,4 million d'agents concernés ; il devrait le faire valoir.

Je m'interroge sur une telle iniquité entre différents fonctionnaires de l'État alors que le métier de professeur souffre d'un grave déficit d'attractivité, dû notamment à des conditions matérielles qui sont parmi les plus faibles de tous les pays de l'OCDE.

Cette question de la mutuelle constitue un véritable sujet de préoccupation parmi les enseignants ; quelles mesures prendrez-vous afin de remédier à cette injustice ?

Mme Annick Billon. - Nous devons à la fois préserver l'école et la réussite des élèves, en métropole comme dans les territoires ultramarins, sans nous inscrire dans une logique purement comptable.

La baisse de la natalité appelle une réflexion à moyen et long terme, comme nous l'avions soulignée dans nos travaux avec Colombe Brossel et Jacques Grosperrin. Cependant, la succession des ministres empêche de développer une vision et d'assurer la stabilité nécessaire. Avez-vous la capacité et la vision nécessaires pour assurer cette stabilité ?

À la rentrée 2025, sur 352 102 élèves notifiés pour bénéficier d'un AESH, 48 000 restaient en attente d'un accompagnement. Ils étaient encore 42 000 en octobre. Les conséquences pour les élèves et leurs familles sont très lourdes.

Après leur expérimentation, les pôles d'appui à la scolarité (PAS) sont en cours de généralisation. À ce jour, 500 pôles ont déjà été mis en place et l'objectif est d'atteindre les 3 000 en 2026. Quels moyens seront déployés pour y parvenir ?

La Cour des comptes a souligné l'effet très positif du pacte enseignant, notamment sur les remplacements de courte durée. Le PLF pour 2026 propose des économies en la matière ; comment seront-elles réparties ?

Concernant le projet de revalorisation des rémunérations des enseignants en milieu de carrière, le décret attendu n'a jamais été publié, faute de ressources budgétaires en 2025 ; qu'en est-il à présent ?

D'après les derniers chiffres, seuls 15 % des élèves bénéficient des trois séances par an et par niveau prévues dans le cadre du programme Evars par la loi de 2001. Combien d'enseignants sont-ils formés à cet effet ? L'autoformation en ligne sur la plateforme M@gistère constitue-t-elle une réponse efficace à ce besoin de formation ?

A priori, les séances d'Evars ne bénéficient d'aucune heure fléchée et il incombe donc aux enseignants de se concerter et de s'organiser, pour libérer du temps dans des plannings déjà très chargés. Quels sont les moyens alloués à la mise en oeuvre de ce nouveau programme ?

Enfin, nous avons débattu de la proposition de loi du président Lafon visant à protéger l'école de la République et les personnels qui y travaillent. Que comptez-vous faire sur ce sujet important ?

Mme Laure Darcos. - En juin dernier, lors de l'examen de la proposition de loi visant à renforcer le parcours inclusif des enfants à besoins éducatifs particuliers, j'avais déposé un amendement relatif à la prise en compte des enfants sourds communiquant en langue française parlée complétée (LfPC). À ce jour, le code de l'éducation garantit aux enfants sourds un accès à un enseignement en communication bilingue, en langue des signes française et en langue française. Cependant, cette rédaction a pour effet d'exclure la LfPC, privant ainsi certaines familles du libre choix du mode de communication le mieux adapté à leur enfant. Cette situation engendre une inégalité de traitement pour les familles concernées, souvent contraintes de mobiliser des ressources associatives ou de recourir à un financement personnel afin d'assurer à leur enfant un parcours éducatif véritablement inclusif.

Mon amendement avait été déclaré irrecevable au titre de l'article 40 de la Constitution. Le Gouvernement pourrait-il le reprendre dans le cadre de l'examen du PLF pour 2026 ?

Par ailleurs, vous avez beaucoup parlé des enjeux liés à la démographie scolaire, notamment dans les milieux ruraux. Dans mon département, trois classes qui devaient fermer ont été épargnées, grâce à une directrice générale très attentive. En contrepartie, elle a demandé aux communes concernées de réfléchir à des regroupements pédagogiques intercommunaux (RPI). Cependant, ces derniers peuvent créer des problèmes pour les communes rurales, notamment des problèmes de financement, quand les RPI concernent des communes qui ne sont pas dans la même intercommunalité, ou des problèmes de transport scolaire. Je suis d'accord pour continuer à travailler sur ce sujet d'avenir, mais nous devons faire attention aux dégâts collatéraux.

J'en viens aux manuels scolaires. Nous observons partout un recul du numérique, au profit des manuels papier. Qu'en est-il du financement de ces manuels classiques dans ce PLF ? Par ailleurs, quand vous étiez DGESCO, l'introduction de la labellisation des manuels a été décidée. Où en est-on en la matière ? Ce processus a-t-il conduit à exclure des maisons d'édition ? Un tel phénomène serait dramatique au regard de la situation économique du monde de l'édition scolaire.

Mme Monique de Marco. - Le PLF pour 2026 prévoit la suppression de 142 emplois au sein des opérateurs de l'éducation nationale, dont 111 pour le réseau Canopé, qui a déjà perdu 17 % de ses postes depuis 2016. Comment justifier de telles coupes budgétaires pour un opérateur dont la présence territoriale est essentielle à l'accompagnement pédagogique des enseignants ?

Ensuite, les révélations concernant certains établissements privés sous contrat, comme Bétharram ou Stanislas, ont mis en lumière de graves dysfonctionnements. Or les contrôles pédagogiques et financiers restent insuffisants. En outre, le cadre légal ne prévoit aucun contrôle du personnel non enseignant, pourtant au centre de la plupart des plaintes. De plus, les décisions des inspections varient également selon les territoires et manquent de transparence.

Monsieur le ministre, vous annoncez le recrutement de 30 ETP pour l'inspection et de 60 ETP en appui administratif. Comment ces moyens, qui paraissent dérisoires, permettront-ils de renforcer le contrôle des établissements privés sous contrat, d'assurer la protection des élèves et de garantir la transparence des inspections ?

Par ailleurs, Mme Borne avait annoncé la création d'une mission d'appui au sein de l'inspection générale de l'éducation, appelée à intervenir dans les situations particulièrement problématiques ; qu'en est-il ?

Elle avait également prévu l'inspection de 40 % des établissements privés sous contrat en deux ans, dont la moitié par des visites sur place. Compte tenu de la faiblesse des effectifs annoncés, comment comptez-vous atteindre cet objectif ? De quel type d'inspection s'agira-t-il : administrative, pédagogique ou financière ?

Enfin, la rénovation des bâtiments scolaires est la grande perdante du budget 2026. Les crédits du fonds vert connaissent une nouvelle contraction et cette réduction intervient alors que près de 10 millions d'élèves seront exposés à des épisodes de forte chaleur, d'ici à 2030. Les collectivités locales ne peuvent plus financer seules ces travaux nécessaires. Il s'agit également d'un enjeu sanitaire, alors que de nombreux bâtiments scolaires sont vétustes et que certains contiennent des matières dangereuses, comme l'amiante. Quelles mesures le ministère entend-il prendre pour garantir la sécurité, la santé et la performance énergétique des établissements scolaires dans ce contexte de coupe budgétaire ?

M. Édouard Geffray, ministre. - Concernant l'état d'esprit des enseignants et leur nécessaire protection, j'évoquerai un principe, des modalités d'adaptation et une culture.

Le principe est clair : on ne touche pas à un professeur, on ne remet pas en cause ses enseignements et on n'est pas juge de l'enseignement des professeurs. Je suis catégorique sur ce point. Nos professeurs ne peuvent pas être les réceptacles ou les cibles des tensions de notre société, des visions idéologiques des uns ou des autres et des théories complotistes les plus folles.

S'agissant des modalités d'adaptation, depuis plusieurs années déjà, la protection fonctionnelle est quasiment automatique en pratique. Ainsi, dès qu'un agent est menacé ou se trouve en situation de conflit, on lui propose immédiatement cette protection, on l'accompagne pour les dépôts de plainte et on prend éventuellement des mesures de protection. L'an dernier, le nombre de protections fonctionnelles accordées a augmenté de 26 % et s'élevait à plus de 5 000.

Faut-il aller jusqu'à l'adoption d'une proposition de loi prévoyant automaticité et présomption ? Je suis convaincu par le caractère automatique, mais j'ai une interrogation juridique sur l'inversion complète de la présomption. En effet, dans certains cas rares, l'agent a pu commettre une faute personnelle. Il ne faudrait pas qu'une forme d'une présomption presque irréfragable aboutisse à devoir faire des efforts démesurés face à une situation où l'e personnel serait manifestement lui-même fautif. Cette réserve est de l'ordre du réglage. Je partage en revanche votre position sur l'ordre du principe.

J'en viens au paramètre culturel, qui est le plus difficile à modifier. Plusieurs de mes prédécesseurs ont dit : « Le “pas de vagues”, c'est fini. » Comme moi, ils en étaient convaincus. Cependant, dans une structure qui accueille 20 % de la population française tous les jours, qui compte 1 million de personnes dans 60 000 implantations, il est difficile de garantir que tout responsable, tout cadre et toute personne aura le courage de franchir le cap nécessaire et de parler.

En tout cas, ma ligne est claire : on ne met pas les choses sous le tapis et, si l'on touche à un professeur, toute l'institution doit réagir, par tous les moyens qui sont à sa disposition.

J'en viens à l'Evars, qui est devenu un programme. Or un programme, ça s'applique partout, ce n'est ni négociable ni amendable. En revanche, un enjeu de formation demeure. Nous avons engagé 119 millions d'euros au cours de la dernière année et de cette année. Plus de 15 000 professeurs ont déjà été formés en présentiel, d'autres sont formés à distance. Il s'agit d'un plan de formation assez massif, mais il existe toujours un délai entre le moment où l'on forme des formateurs et le moment où ces formateurs peuvent former leurs collègues.

À ce stade, les remontées du terrain indiquent que nous ne rencontrons pas de difficulté majeure, malgré quelques instrumentalisations du contenu du programme. Il suffit de rappeler qu'au moins un enfant par classe est victime de violences sexuelles intrafamiliales pour être convaincu qu'il est important de conduire ce travail, autour du respect de la personne et de son corps, et de la notion de consentement. Deux enquêtes complètes seront menées sur la mise en oeuvre du programme, en décembre et en juin.

Concernant les femmes et les sciences, je m'inscris dans les pas d'Élisabeth Borne, qui a pensé un plan ambitieux auquel j'ajouterai ma patte. Il faut appréhender cette question dès le départ, puisque c'est dès le CP que les résultats en mathématiques des filles deviennent moins bons que ceux des garçons. En fin de CM2, on constate un écart de quasiment dix points entre les filles et les garçons, en termes de maîtrise. Ce n'est pas acceptable.

Quant au nombre moyen d'élèves par classe, madame Monier, il n'a pas cessé de baisser. Il faut regarder le chiffre au-delà de la virgule et c'est la moyenne 21,0 par classe qui sera atteinte pour la première fois cette année.

Monsieur Fialaire, je ne suis pas le mieux placé pour évoquer l'enseignement agricole. Cependant, je me réjouis de l'inversion de la tendance observée, notamment pour notre souveraineté alimentaire. Nous y avons notamment travaillé en améliorant la visibilité de cet enseignement sur la plateforme Affelnet. Il faudrait aussi permettre aux jeunes de faire des stages dans ces écoles, de passer quelques jours dans les internats et sur les plateaux techniques, pour qu'ils puissent observer ce que sont les métiers du vivant.

Les crédits alloués au pacte enseignant connaissent une baisse dans le PLF. Il ne s'agit pas de baisser drastiquement les financements dédiés à ce dispositif très largement apprécié, mais de les recentrer sur certaines missions. Les missions fléchées sont majoritairement plébiscitées, comme le remplacement de courte durée et le dispositif « Devoirs faits », auxquels sont respectivement dédiés 34 % et 16 % des crédits. Nous voulons porter l'effort sur d'autres missions, moins prédéfinies.

Monsieur Fialaire, vous avez également évoqué la question des personnels non enseignants. Je ne reprendrai pas l'expression que vous avez employée à leur sujet, que je ne parviendrai jamais à faire mienne. Le ministère de l'éducation nationale est probablement le ministère le moins administratif en termes de personnel. Je vous invite à comparer les ratios « gérants-gérés » des différents ministères et vous verrez que celui de l'éducation nationale est le plus faible, de très loin.

Par ailleurs, je considère que l'école a deux missions : instruire et protéger. Nous devons avoir la vision la plus intégrée possible de l'élève et de ses besoins.

Monsieur Brisson, il me faudrait un peu plus de temps pour développer ma vision de l'école, tant ce sujet m'anime profondément, d'abord en termes de contrat social. J'associe l'école à ce qu'est la République, seul régime qui repousse l'horizon chaque fois qu'elle l'atteint : l'horizon des droits, l'horizon du progrès de l'esprit humain, l'horizon de l'intégration sociale et celui de la maturité politique. La condition pour que la République vive et demeure, pour qu'elle puisse continuer de repousser l'horizon, c'est que l'école tienne sa double promesse.

Sa première promesse est d'emmener chacun au bout de ses potentialités, quelles que soient ses origines géographiques, sociales, familiales, territoriales et financières, quelles que soient ses convictions politiques, philosophiques et religieuses ou celles de ses parents. La seconde promesse est de faire de chaque élève un futur citoyen libre, éclairé, doué des mêmes droits et des mêmes devoirs que les autres, conscient de partager une destinée commune avec ses congénères.

Si nous sommes dans une démocratie et si le peuple exerce sa souveraineté par le biais de ses représentants, c'est parce que nous le construisons depuis 150 ans. Il nous faut continuer de le faire, sur tout le territoire national, ce qui a un certain nombre de conséquences.

D'abord, le niveau d'exigence doit être commun et ne peut être adapté en fonction des territoires. Ensuite, si le cadre national doit être garanti à tous, il doit aussi y avoir des déclinaisons et une autonomie, car on ne peut penser depuis la rue de Grenelle que telle organisation pédagogique ou telle réforme aura vocation à s'appliquer partout avec le même degré de réussite. Il faut donc articuler une exigence partagée et une respiration locale, qui doit tenir compte des difficultés scolaires et sociales, et des particularités propres à certains territoires. C'est la raison pour laquelle l'éducation nationale ne peut pas être un « jardin à la française ».

En ce qui concerne les langues vivantes régionales, nous allons nous voir bientôt et nous aurons l'occasion de parler de vos vingt-trois recommandations dans le détail. J'ai déjà eu l'occasion d'être clair sur le sujet, lors des questions au Gouvernement, à l'Assemblée et au Sénat. D'abord, on connaît bien une langue quand on en connaît une deuxième. Les langues régionales constituent donc un élément de progression des élèves. Il s'agit aussi d'une question de patrimoine culturel commun. Nous sommes confrontés à l'enjeu de former de nouvelles générations de locuteurs complets.

De ce point de vue, nous sommes plutôt bons dans le premier degré, mais on observe un tassement assez net dans le second. C'est sur cette articulation que j'ai envie de travailler. Cette ambition renvoie notamment à la formation initiale des enseignants. Cette dimension a été intégrée dans le parcours préparatoire au professorat des écoles (PPPE) et il faudra que ce soit le cas aussi dans les LPE.

J'en viens à la question du créole. Nous n'avons pas supprimé l'agrégation option créole. Les concours de l'agrégation et du certificat d'aptitude au professorat de l'enseignement du second degré (Capes) sont créés de manière permanente, mais sont ouverts ou non selon les années. Le principe de rotation tient compte de deux éléments : du nombre de professeurs dans la discipline et de la perspective d'offrir des admissions dans les différents concours ouverts. En effet, les agrégés constituent un petit corps par rapport aux certifiés ; ils ne sont que 48 000 professeurs sur un peu plus de 800 000. Nous n'ouvrons donc pas toutes les agrégations chaque année.

L'agrégation de créole a été ouverte ces dernières années, généralement pour un poste, mais deux postes ont été pourvus l'an dernier. Elle n'est donc pas ouverte cette année, mais le sera l'an prochain. Je voudrais rassurer tout le monde : le nombre d'enseignants en créole augmente. Entre 2020 et 2024, ce nombre est passé de 71 à 86, ce qui représente une progression de 20 % en quatre ans.

En ce qui concerne les difficultés rencontrées par des lycéens ultramarins avec Parcoursup, ma compétence s'arrêtant à l'éducation nationale, je ne peux pas imposer de mesures aux écoles du supérieur. Cependant, je suis nécessairement touché quand des lycéens n'ont pas la même facilité que les autres pour accéder aux formations du supérieur. J'examinerai donc ce point avec mon homologue de l'enseignement supérieur, notamment sur l'éventuelle organisation d'oraux à distance. Une piste pourrait consister à organiser ces oraux en visioconférence depuis nos établissements scolaires, pour offrir un accès à un canal sécurisé et assurer que l'élève ne soit pas aidé.

J'en viens à la prise en compte des troubles du spectre autistique dans les barèmes de notation pour les épreuves orales. Ce point n'a jamais été porté à ma connaissance et je ne peux vous répondre immédiatement. Je vais examiner le sujet avec attention.

Monsieur Durox, je vous remercie d'avoir partagé ces éléments de comparaison, que je ne connaissais pas. La PSC a été rendue obligatoire dans le cadre d'accords collectifs conclus après l'adoption de la loi de 2019 de transformation de la fonction publique. Il s'agit d'un progrès collectif, puisque nous prenons dorénavant en charge une partie de la protection sociale qui restait avant aux seuls frais de l'agent.

Ensuite, des marchés publics ont été passés par chaque ministère ou groupe de ministères. Pour l'éducation nationale, la MGEN l'a remporté. J'imagine que les paramètres propres à chaque population concernée ont pu avoir des conséquences sur la prise en charge offerte, mais je vais me pencher sur cette question, que vous avez raison de soulever.

Madame Billon, je ne peux répondre à votre question sur ma capacité à assurer la stabilité, qui ne dépend pas de moi. En tout cas, je n'adopterai pas de nouvelle grande réforme pour demander aux professeurs de préparer une rentrée 2026 différente de la rentrée 2025 ; ils n'en ont pas besoin. Il faut les laisser faire leur métier et consolider ce qui a déjà été mis en place.

Nous devons mettre l'accent sur ce qui constitue notre coeur de métier, la pédagogie et le traitement des inégalités scolaires, corriger certains éléments, mais certainement pas bouleverser le système.

J'en viens aux AESH et à l'école inclusive. Nous avons créé un service public de l'école inclusive en l'espace de quelques années, qui a permis d'obtenir des résultats remarquables. En conséquence, nous courons après la croissance du nombre de notifications, qui augmente de 10 % chaque année. Même avec la meilleure volonté du monde, on ne peut pas répondre à tous les besoins, le vivier étant très variable d'un point de vue territorial.

De plus, les prescriptions connaissent de fortes variations calendaires. On peut penser au mois de juillet que la rentrée sera à peu près stable, pour découvrir au mois de septembre 10 000 ou 20 000 prescriptions supplémentaires d'AESH.

Nous sommes aussi confrontés à un enjeu d'organisation. Depuis quelques années, nous avons construit l'école inclusive sur le principe de compensation, notamment sur le principe de l'aide humaine. En cas de handicap, cette aide est devenue la première attente des parents, celle des enseignants aussi parfois, et elle devient la première réponse institutionnelle.

Cependant, nous devrions d'abord nous poser la question de l'accessibilité et de l'adaptation pédagogique. Si nous constatons que ce qui est mis en oeuvre n'est pas suffisant pour permettre un apprentissage autonome de l'élève, alors il faut mettre en place un accompagnement humain. Il nous faut encore travailler collectivement sur cette dimension. En effet, dans bien des cas, un AESH ne suffit pas à résoudre la question.

De ce point de vue, les PAS apportent une partie de la réponse puisqu'ils permettent de faire travailler ensemble l'éducation nationale et le secteur médico-social. Pour prendre en charge certains troubles sur toute la durée du temps scolaire, nous avons besoin de compétences qui ne sont pas nos compétences historiques. À titre d'exemple, nous n'avions jamais eu d'éducateurs spécialisés à l'école, mais les PAS permettent de mettre en place cette coopération. Ces pôles vont continuer à se déployer et je vais aller à la rencontre des équipes sur le terrain, pour voir comment les choses se passent, pour prendre la mesure d'éventuelles difficultés et identifier comment les résoudre.

En ce qui concerne le milieu de carrière, un projet de décret a été travaillé au printemps dernier, dont le contenu est intéressant. Dès que j'aurai les marges de manoeuvre suffisantes, il aura vocation à connaître une suite.

Madame Darcos, je prends note de votre point concernant la langue française parlée complétée.

S'agissant des manuels scolaires, la généralisation du manuel numérique à laquelle nous avons assisté en l'espace de quelques années soulève une réelle interrogation : un manuel papier présente le grand avantage de pouvoir être feuilleté et de pouvoir remonter de la leçon à l'exercice, par exemple. Je ne suis pas en mesure de dire aujourd'hui si la version numérique présente une plus-value par rapport à la version papier, et j'ai sollicité de nouveau mes équipes sur le sujet, en leur demandant si des études permettent ou non de qualifier la situation, afin de retravailler le sujet avec les collectivités territoriales. La documentation sur le sujet est assez lacunaire à ce stade.

Le projet de labellisation des manuels, quant à lui, n'a pas été mis en oeuvre. Je ne pense pas qu'il s'agisse d'une priorité, même si l'idée était intéressante : nous devons choisir nos combats.

Madame de Marco, vous avez relevé une diminution du plafond d'emplois du réseau Canopé à hauteur d'une centaine de postes. L'opérateur a effectivement connu d'importantes évolutions ces dernières années, puisqu'il a quasiment mis un terme à sa mission d'édition et qu'il est devenu un opérateur de la formation. De plus, il s'articule désormais avec les écoles académiques de la formation continue (EAFC) sur lesquelles je souhaite miser. Ces mutations aboutissent donc au nouveau schéma qui vous est soumis.

Pour ce qui est des contrôles des établissements privés et du plan « Brisons le silence, agissons ensemble », je rappelle tout d'abord que ce plan - et, de manière générale, la lutte contre les violences scolaires - est commun à l'ensemble du système éducatif. Nous devons donc porter le même niveau d'exigence partout, avec des personnels qui sont animés par la même volonté d'instruire et de protéger.

Néanmoins, il convient de continuer à contrôler les établissements privés sous contrat et de poursuivre les actions engagées avec le même volontarisme. D'ici à la fin de l'année, nous aurons contrôlé 1 000 établissements et nous tiendrons bien le cap consistant à contrôler 40 % des établissements privés sous contrat d'ici à 2027. Quelles que soient les situations, le travail d'inspection a vocation à être exhaustif, en examinant à la fois les aspects pédagogiques, administratifs et financiers. Sur le plan pédagogique, je rappelle que les professeurs du privé sous contrat sont régulièrement évalués par les inspecteurs de l'éducation nationale, dans les mêmes conditions que leurs collègues de l'enseignement public.

Concernant l'enjeu sanitaire, qui me tient particulièrement à coeur, je propose de créer 300 postes d'infirmières scolaires, de psychologues et d'assistantes sociales. Si cette création est actée dans le PLF, il faudra ensuite éviter tout « saupoudrage » et concentrer nos efforts sur les établissements les plus en difficulté en termes d'accompagnement, en y implantant directement un trinôme infirmière scolaire-psychologue-assistante sociale, afin que la donne change à la rentrée 2026.

M. Jean-Gérard Paumier. - De nombreuses communes, particulièrement en zone rurale, sont ou seront confrontées à court terme à la baisse des effectifs scolaires, d'où des fermetures de classes, d'écoles, ainsi que la fragilisation de certains RPI et de certains collèges. Cette situation appelle, comme vous l'avez souligné, un dialogue renouvelé de l'État avec les élus locaux pour décloisonner et mutualiser les forces.

En mars 2023, le ministère de l'éducation nationale annonçait le lancement « de la nouvelle école des territoires » visant « à garantir l'amélioration durable de la qualité du service public de l'éducation » au sein de ces territoires.

Quelle qu'en soit la forme - agrandissement d'une école existante, construction d'une école neuve ou installation d'une école au sein d'un collège en baisse d'effectifs -, cette « école des territoires » ne pourra voir le jour qu'à deux conditions.

En matière d'investissement, l'effort financier de l'État doit être à la hauteur des enjeux pour accompagner les collectivités locales. L'État doit aussi garantir le fonctionnement de cette structure pendant une période minimale, y compris en cas de baisse d'effectifs durant cette période.

Pour ce qui est du fonctionnement, pourquoi ne pas envisager, au lieu de continuer à effectuer un recrutement via le mouvement, un recrutement sur des postes à profil, avec des primes et des points importants, afin de fidéliser les enseignants sur le long terme en milieu rural ?

En résumé, votre budget pour 2026 porte-t-il l'ambition d'un maillage scolaire garant de l'égalité des chances dans les territoires, en lien avec les élus locaux ?

Mme Colombe Brossel. - Monsieur le ministre, vous avez déclaré : « On essaie de tempérer au maximum les fermetures de classes et on réinvestit les moyens où les classes sont chargées. » Élue à Paris, j'ai interrogé nombre de vos prédécesseurs sur les fermetures de classes massives dans la capitale et ai systématiquement obtenu la même réponse, à savoir que le nombre d'élèves s'établit en moyenne à 20 élèves et qu'il convient de s'en féliciter.

Néanmoins, nos enfants ne sont pas des moyennes : dans le XIXarrondissement, le fait que les trois quarts des écoles soient placés en REP permet en effet de disposer d'effectifs adaptés, avec des résultats tangibles sur les résultats des enfants ; en revanche, des représentants de la communauté éducative d'une école du XVarrondissement ont évoqué des classes de maternelle comptant pas moins de 28 élèves.

Quel est donc, dans l'ensemble de notre pays, le nombre et la proportion de classes dans lesquelles l'effectif est supérieur à 25 élèves ?

Pour en revenir au rapport d'information évoqué par Jacques Grosperrin et Annick Billon, nous portions notamment trois propositions précises : la mise en place d'observatoires des dynamiques scolaires partout sur les territoires ; l'adoption d'une stratégie éducative territoriale sur six ans, en précisant les critères qui permettent l'ouverture et la fermeture de classes ; enfin, l'élaboration d'une carte scolaire pluriannuelle. Pouvez-vous vous engager, monsieur le ministre, sur ces trois propositions, et non pas sur des propos généraux ?

Vous avez également qualifié la situation de l'école d' « extrêmement inquiétante », notamment en termes d'inégalités sociales et scolaires. Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain avait déposé une proposition de loi visant à assurer la mixité sociale et scolaire dans les établissements d'enseignement publics et privés sous contrat du premier et du second degrés : si elle n'avait pas été adoptée par le Sénat, tous les élus présents s'étaient accordés sur le fait qu'il n'était plus possible de nier les difficultés en la matière compte tenu des disparités entre établissements publics et de la ségrégation croissante des établissements privés sous contrat.

Qu'allez-vous entreprendre dans ce domaine, au-delà d'un protocole non obligatoire qui ne s'est jamais concrétisé, malgré moult promesses de vos prédécesseurs ?

Mme Catherine Morin-Desailly. - Monsieur le ministre, vous avez été à la tête de l'enseignement scolaire et n'êtes donc pas sans savoir que la loi pour une école de la confiance, adoptée en 2019, avait été amendée par notre commission afin de fixer, à l'ère du numérique, un certain nombre d'obligations en matière de formation des formateurs. L'ambition que nous portions pour ces derniers - d'ailleurs soutenue par Jean-Michel Blanquer -était la suivante : « Ils forment des étudiants et des enseignants à la maîtrise des outils et ressources numériques, à leur usage pédagogique, ainsi qu'à la connaissance et la compréhension des enjeux liés à l'écosystème numérique et à la sobriété numérique. »

Par conséquent, la maquette des instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation- (Inspé) devait être revue, un nombre d'heures devait y être dédié et des budgets devaient y être consacrés. Depuis lors, année après année, j'interroge avec patience et ténacité chacun des ministres de l'éducation nationale pour obtenir des renseignements sur la ligne budgétaire dédiée et sur l'effectivité de cette mesure adoptée à l'unanimité.

Peut-être pourrez-vous m'apporter une réponse sur ce sujet important, à l'heure où la santé mentale des jeunes est souvent évoquée et où les enseignants et les parents peuvent se retrouver démunis face à ces enjeux d'éducation et de sensibilisation aux dangers des réseaux sociaux.

Sur un autre sujet, notre commission a aussi tâché de sensibiliser vos prédécesseurs aux conséquences de la réforme du remplacement de courte durée sur le dispositif « Ma classe au cinéma ». Mme Borne vous avait confié la rédaction d'un rapport - d'ailleurs excellent - qui vise justement à établir une ambition renouvelée en matière d'éducation à l'image, notamment via le développement de ce dispositif.

Comment comptez-vous associer la ministre de la culture et le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) pour faire en sorte que ce type de dispositifs puisse être pleinement déployé ?

M. Cédric Vial. - La proposition de loi visant à renforcer le parcours inclusif des enfants à besoins éducatifs particuliers a été mentionnée précédemment : celle-ci a vu son parcours s'interrompre en commission mixte paritaire et devait être renvoyée en deuxième lecture à l'Assemblée nationale et au Sénat. Pensez-vous qu'elle sera réinscrite à l'ordre du jour et allez-vous militer en ce sens ? Ce texte comporte en effet une série d'outils qui permettront de mieux prendre en charge l'école inclusive, après les importantes modifications portées par le Sénat.

La même proposition de loi évoque également les pôles d'appui à la scolarité au sujet desquels je serai moins enthousiaste que vous, car ils ne me paraissent guère de nature à régler les problèmes de compensation et d'accessibilité que vous évoquiez. Certes, les PAS peuvent éventuellement y contribuer, mais les pôles inclusifs d'accompagnement localisés (Pial) auraient très bien pu constituer une réponse adéquate si les moyens nécessaires leur avaient été consacrés.

De plus, je rappelle que les PAS ne concernent pas uniquement les enfants en situation de handicap, mais qu'ils élargissent le périmètre à tous les enfants ayant des besoins particuliers. Outre les 520 000 enfants en situation de handicap comptabilisés à l'heure actuelle, dont le nombre progresse d'environ 10 % par an, combien d'enfants à besoins particuliers recensons-nous ? Nous n'avons jamais réussi à obtenir ce chiffre, et nous ne pouvons que nous interroger quant à notre capacité à prendre correctement en charge un public à ce point élargi : disposez-vous de ces éléments chiffrés ?

L'école inclusive coûte actuellement environ 4 milliards d'euros, mais ne fonctionne toujours pas de manière satisfaisante, malgré les moyens considérables qui y ont été alloués par les gouvernements successifs. Pire encore, la situation se dégrade : au moment du vote de la loi visant la prise en charge par l'État de l'accompagnement humain des élèves en situation de handicap durant le temps de pause méridienne, environ 70 % des enfants avaient trouvé une solution, proportion qui a chuté à 40 % ou à 50 % en début d'année 2025 : ce n'est pas acceptable alors que nous avons voté un budget de 32 millions d'euros pour la prise en charge de ces enfants.

Un déficit de pilotage semble l'expliquer et il faut désormais mettre les mains dans le cambouis afin que le dispositif fonctionne. Comment allez-vous faire en sorte d'y parvenir, notamment afin que la prise en charge sur le temps méridien ne se fasse pas au détriment de la prise en charge sur le temps scolaire ?

Mme Pauline Martin. - Je porte une proposition depuis deux ans en matière de recrutement d'AESH : ne faudrait-il pas déployer des modules de formation permettant de décloisonner les métiers d'animateurs de centres de loisirs et d'AESH ? Il convient de renforcer l'attractivité de ces métiers alors que les communes font face à des problèmes notoires de recrutement pour ces deux professions.

Mme Karine Daniel. - Je souhaitais porter deux points à votre attention, monsieur le ministre.

Le premier concerne le développement de l'offre du passeport du civisme et les propositions de l'entreprise Lift, financée notamment par le Fonds du bien commun, qui a été créé par Pierre-Édouard Stérin. Les prises de position de celui-ci suscitent de légitimes inquiétudes qui m'ont conduite, aux côtés de plusieurs collègues, à vous interpeller.

Il semble que ces initiatives se revendiquent d'un soutien du ministère de l'éducation nationale, point sur lequel nous souhaitions avoir votre éclairage. Selon la presse, des maires se sont sentis abusés et se retirent de cette offre de passeport du civisme, notamment dans le Finistère.

Je souhaite également attirer votre attention sur un cas particulièrement alarmant, à savoir le projet d'école primaire hors contrat à Abbaretz, en Loire-Atlantique. Porté par une association sédévacantiste qui revendique une vision rigoriste de la morale catholique et qui s'oppose à l'avortement, au divorce et à l'homosexualité, ce projet repose sur un financement du fonds de dotation Pierre Favre, sans que les sources ni les montants soient clairement identifiés à ce stade.

Avant même que le rectorat ne soit saisi de cette demande, et alors que les locaux sont en cours de finition, la maire d'Abbaretz subit de fortes pressions, bien qu'elle ait déjà alerté les autorités préfectorales et exigé des porteurs du projet qu'ils communiquent précisément sur sa teneur.

Ces projets se développent à la faveur d'un manque d'encadrement, d'un flou juridique et de délais de réponse assez serrés. Pouvons-nous nous contenter de ces dispositifs et, surtout, pouvons-nous laisser les élus locaux en première ligne sur ces sujets qui posent des problèmes d'ordre public ?

Plus globalement, cet exemple nous interpelle sur l'augmentation du nombre d'établissements privés hors contrat : alors que vous avez présenté des chiffres reflétant une démographie à la baisse, nous constatons que ces établissements accueillent un nombre grandissant d'élèves, ce qui doit nous interroger.

Nous confions en effet à l'école la mission de faire partager aux élèves les valeurs républicaines, la France étant une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Comment ne pas craindre pour notre pacte républicain et pour le principe de laïcité, qui est le fondement du système éducatif français ?

Quelles mesures comptez-vous prendre pour garantir une instruction rigoureuse des demandes d'ouverture d'écoles privées hors contrat, afin d'éviter que des structures ne se développent en marge des valeurs républicaines ?

Mme Marie-Jeanne Bellamy. - Je souhaite tout d'abord évoquer le fonds de soutien au développement des activités périscolaires (FDSAP). En dépit des promesses de M. Gabriel Attal et de Mme Élisabeth Borne, ce fonds, qui était doté de 15 millions d'euros, s'est éteint le 1er septembre 2025. Les conséquences de sa disparition sont importantes pour nos petites communes rurales, mais aussi pour les communes comptant des zones en REP, les cités éducatives n'ayant pas pris le relais.

Parallèlement, un fonds de soutien similaire a toutefois été créé par la loi du 11 août 2025 de programmation pour la refondation de Mayotte, avec une dotation d'environ 4,5 millions d'euros. Comme l'avait promis M. Attal, ne pourrions-nous pas réfléchir à la mise en place, en métropole, d'un fonds de soutien ciblé sur les communes ayant les plus forts besoins ?

S'agissant ensuite de la suppression de classes en milieu rural, j'ai écouté attentivement votre audition à l'Assemblée nationale et me réjouis de votre souhait de mettre en place une modélisation de la carte scolaire à trois ans. Sera-t-elle réalisée dès cette année ?

Cependant, vivre en ruralité ne doit pas constituer une perte de chance éducative et les suppressions de postes annoncées risquent, une fois de plus, de fragiliser nos territoires ruraux. Afin de préserver l'attractivité de ces derniers, il est essentiel d'adopter une vision prospective tenant compte des distances à parcourir, des investissements engagés par les communes, des perspectives d'implantation de nouvelles familles, de la dynamique territoriale, mais aussi des conditions d'enseignement.

Ne faudrait-il pas réfléchir à mettre en place, comme cela a pu être fait dans les zones de montagne et les REP, un dispositif tenant compte des spécificités du monde rural et de la nécessité d'y maintenir un service public de l'éducation de qualité ?

Enfin, j'ai pris bonne note de votre souhait de mettre en place des expérimentations permettant de travailler, à l'échelle de l'intercommunalité, sur l'offre scolaire en milieu rural et je vous propose d'y associer le département de la Vienne.

M. David Ros. - À défaut de garantir la stabilité à l'avenir, nous pouvons déjà, au regard de la précision de vos réponses, nous féliciter de la stabilité que vous incarnez, d'autant plus que votre collègue de l'enseignement supérieur a été reconduit dans ses fonctions.

Vous nous avez montré des courbes très intéressantes sur l'évolution du nombre d'élèves et d'enseignants, ce qui permet d'anticiper les évolutions démographiques et, comme vous l'avez dit, de « préparer l'avenir ».

Disposez-vous de courbes identiques pour les compétences visées et les évaluations à venir, afin de comparer ces données avec nos voisins européens, en lien avec le Conseil supérieur des programmes ? Ne convient-il pas de planifier le renforcement des compétences scientifiques dont nous aurons fort besoin à l'avenir ? Je songe notamment à l'usage de l'intelligence artificielle, mais aussi aux mathématiques.

Vous avez d'ailleurs évoqué le premier concours de mathématiques qui se tiendra cette année en classe de première : ne faudrait-il pas poursuivre l'enseignement des mathématiques jusqu'en terminale, quelles que soient les options choisies, de manière à laisser des passerelles pour rejoindre des filières scientifiques ?

Par ailleurs, vous êtes sans doute trop modeste lorsque vous affirmez que vos compétences s'arrêtent aux portes d'entrée de l'enseignement supérieur. Ne pourrions-nous pas envisager un plan pluriannuel visant à renforcer les liens entre l'enseignement secondaire et l'enseignement supérieur, à l'aide de Parcoursup ? Votre collègue Philippe Baptiste nous a en effet fait part des difficultés que rencontrent les universités à accueillir des élèves qui n'avaient pas validé l'ensemble des connaissances nécessaires pour réussir dans les filières choisies.

S'agissant enfin des rythmes scolaires, la ville d'Orsay, que j'ai eu l'honneur de diriger pendant seize ans, est la dernière commune - hors Paris - en Île-de-France qui continue à appliquer les cinq matinées travaillées. Sans relancer le débat sur la valeur pédagogique des différents rythmes - la liberté de choix ayant été laissée aux villes -, il faudrait néanmoins s'interroger dès lors que l'exception devient la règle : l'éducation nationale a, me semble-t-il, un rôle à jouer afin de veiller à l'homogénéité des règles sur l'ensemble du territoire.

Mme Agnès Evren. - Je rebondis sur l'interrogation de Colombe Brossel relative aux fermetures de classes à Paris. Pourquoi le programme 139 « Enseignement privé du premier et du second degrés » perd-il 43,75 millions d'euros dans le PLF pour 2026 ? Quelles sont les justifications pédagogiques et budgétaires de cette diminution ?

Dans une réponse du 30 octobre dernier à l'une de mes questions écrites portant sur la fermeture de classes dans l'enseignement privé parisien, vous assumiez le fait que la fermeture de dix d'entre elles était liée non pas à l'évolution des effectifs, mais à une volonté d'améliorer la mixité sociale. Quels sont, dès lors, les indicateurs que vous avez mis en place pour mesurer l'efficacité de ces fermetures dans l'atteinte de cet objectif ?

Plus largement, comment évaluez-vous l'impact des baisses des moyens alloués à l'enseignement privé sous contrat ?

Par ailleurs, vous avez soulevé le sujet majeur de la santé physique et psychique de nos jeunes. Vous incluez, parmi les facteurs de dégradation de cette dernière, la surexposition aux écrans, qui dilue aussi bien l'attention que la concentration et qui nuit au sommeil et aux apprentissages. Si les écrans sont à bien des égards porteurs de progrès et d'opportunités, l'hyperconnexion a des effets délétères sur nos jeunes, victimes de la bataille de l'attention que se livrent les plateformes. Autrefois, l'école marquait une rupture dans leur journée ; désormais, la vie scolaire se confond avec la vie à la maison, dans la mesure où ils y partagent, de la même manière, du contenu et des like.

À ce titre, pouvez-vous nous indiquer pourquoi le dispositif « Portable en pause » est mis en place dans si peu de collèges ? Combien d'établissements l'appliquent-ils à ce jour ? La nécessité pour les départements de financer les casiers permettant de stocker les téléphones constitue-t-elle un frein à la pleine mise en oeuvre de cette pause numérique ? Enfin, comment le ministère compte-t-il articuler la politique numérique éducative - espaces numériques de travail (ENT), tablettes - avec cette exigence de déconnexion des enfants ?

Mme Catherine Belrhiti. - La réforme des concours de la formation dispose-t-elle d'un budget suffisant pour garantir le nombre et la qualité des entrants ? Dans ce domaine, quelle est votre projection pour les cinq à dix années à venir ?

Par ailleurs, la baisse démographique est-elle uniquement considérée comme une variable d'ajustement budgétaire ou comme une opportunité de rénover le système, en réduisant les effectifs par classe ou en améliorant l'encadrement ?

Je note, sur un autre point, que la part des contractuels a sensiblement augmenté en l'espace de cinq années, ce qui m'interroge quant au niveau de recrutement alors que l'on évoque une baisse du niveau scolaire.

J'en viens à l'enseignement privé, régulièrement attaqué par des médias orientés et des élus qui le sont tout autant, avec à la clé des enquêtes administratives qui sont très mal vécues sur le terrain. Cette agitation soulève une question qui me semble essentielle : comment garantir la pérennité de la diversité éducative, qui fait la richesse de notre pays ?

Les dérives et les actes qui ont été relevés ne sont pas le seul fait de l'enseignement privé sous contrat et sont malheureusement présents dans toutes les couches de la société, y compris dans l'enseignement public.

Le principe de la liberté de l'enseignement figure au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ; les établissements privés sous contrat assurent un enseignement de qualité, et les fortes demandes d'inscription en témoignent puisque 20 % des élèves y sont scolarisés. Ils contribuent à la mixité sociale et scolaire, renforcent l'accueil des élèves à besoins éducatifs particuliers et la mise en place d'une contribution familiale modulée en fonction des ressources y devient la norme.

En résumé, les établissements privés sous contrat offrent un cadre de vie à nos enfants et permettent à nombre d'entre eux de devenir des citoyens éclairés, parfaitement insérés dans la société : ils sont un maillon essentiel de notre système éducatif.

Pouvez-vous donc nous assurer, monsieur le ministre, que les moyens qui leur sont alloués ne seront pas remis en cause ?

Mme Sonia de La Provôté. - Où en est votre réflexion concernant le redéploiement des enseignants dans les écoles rurales dites « prioritaires », c'est-à-dire celles qui sont confrontées à un contexte social particulièrement difficile et complexe ? Envisagez-vous de déployer des ressources identiques à celles qui ont été mobilisées pour les zones d'éducation prioritaire ?

Les quartiers prioritaires ont d'ailleurs connu une expérimentation portant sur un nouveau zonage et une nouvelle forme d'accompagnement : dans un contexte de difficultés budgétaires et de diminutions du nombre d'emplois dans l'éducation nationale, allez-vous maintenir les renforts d'effectifs tels qu'ils étaient prévus ?

Mme Sabine Drexler. - Le dispositif des PAS a été généralisé à la rentrée de septembre 2025 : comme vous l'avez rappelé, il vise à mieux accompagner les élèves à besoins éducatifs particuliers et les enfants en situation de handicap, en leur apportant des réponses rapides.

Les PAS constituent un progrès en ce qu'ils permettent une évaluation plus précoce des besoins et une meilleure coordination pluridisciplinaire. Je salue notamment le renforcement de la collaboration entre l'éducation nationale et le secteur médico-social, la mutualisation des moyens et des ressources dans les territoires étant une avancée notable.

Toutefois, le rapport de l'inspection générale des affaires sociales (Igas) et de l'inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche (IGÉSR) a relevé une grande disparité entre les territoires, avec des faiblesses particulièrement marquées dans les zones rurales. Ce dispositif ne pourra être efficace que lorsqu'il sera s'appuiera sur des professionnels de santé, des médecins scolaires, des psychologues scolaires et des centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP).

Or, si je prends l'exemple de la circonscription d'Altkirch, nous sommes confrontés à une pénurie de médecins et de psychologues scolaires, tandis que le délai d'attente s'élève à deux ans pour le CMPP. Pourtant, le nombre de demandes d'aide explose, les enfants comme les familles étant en détresse tandis que les enseignants ne savent plus vers qui se tourner.

En permettant le décloisonnement et la coopération entre les acteurs éducatifs, les professionnels de santé et les structures médico-sociales, les PAS sont donc un progrès, mais ils ne peuvent à eux seuls remplacer des professionnels ou des structures dont nous ne disposons plus.

Qu'est-il prévu dans le PLF pour 2026 afin de continuer à développer ce dispositif, aussi bien en termes de moyens humains que de ressources matérielles et pédagogiques ?

Par ailleurs, comment allez-vous procéder pour identifier les écoles et les secteurs prioritaires, et quels indicateurs retiendrez-vous à cette fin ?

M. Edouard Geffray, ministre. - Monsieur Paumier, j'ai indiqué aux recteurs et aux Dasen que les observatoires des dynamiques démographiques, initialement construits autour de la ruralité, doivent couvrir l'ensemble du territoire.

Pour ce qui concerne le processus d'ouverture et de fermeture de classes, je souhaite que nous nous entendions sur les réalités : je demanderai aux recteurs et aux Dasen de documenter le travail mené au niveau local de manière pluriannuelle, en précisant bien que le PLF joue un rôle décisif et que ces responsables ne pourront pas s'engager sur une ouverture ou une fermeture de classe dans trois ans.

En revanche, ils pourront partager, à titre prévisionnel, la perspective de voir telle ou telle ouverture ou fermeture se produire : soyons bien clairs sur ce sujet, car il ne faudrait pas que les uns et les autres se sentent liés par un engagement qui dépend, in fine, de la loi de finances que vous voterez.

En ce qui concerne les postes à profil, mécanisme déjà bien implanté dans le système éducatif, j'estime qu'ils peuvent trouver à s'appliquer dans le cadre d'un projet territorial impliquant une reconfiguration liée à la démographie : l'appréciation des besoins au niveau local doit alors prévaloir, et je ne me vois guère dicter ce genre de décisions depuis le niveau national.

Madame Brossel, la situation à Paris est particulièrement favorable comparé au reste du territoire : pour 100 élèves, le taux d'encadrement est de 6,63 enseignants, contre 6,05 enseignants sur le plan national. Par ailleurs, la capitale a perdu entre 3 000 élèves et 4 000 élèves par an dans le premier degré.

Il ne s'agit effectivement que de moyennes, et je suis le premier à dire que nos enfants ne peuvent pas être réduits à ces chiffres ; pour autant, je note que le chiffre de 19 élèves par classe au niveau des pays de l'OCDE est souvent utilisé dans le débat public, en regrettant la position de la France dans le classement, mais il s'agit là aussi d'une moyenne. J'accepte donc que l'on raisonne en moyenne, mais il faut alors tenir la logique jusqu'au bout et comparer des éléments qui peuvent l'être.

Au demeurant, l'effectif des classes peut varier - en fonction de l'habitat d'un quartier et de la taille de l'école - et atteindre parfois 27 élèves, ce qui est très lourd dans le premier degré, tandis que les classes peuvent compter dix élèves de moins dans d'autres endroits. Je n'ai aucune difficulté à partager les données dont dispose la direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (Depp), mais elles ne seront pertinentes qu'en les analysant par niveaux - petite section, moyenne section, etc. - afin que nous puissions travailler ensemble sur le sujet.

En revanche, la répartition précise, classe par classe et école par école, nécessiterait un important travail de type académique que je n'ai guère le temps de réaliser.

Pour ce qui est des critères retenus afin de décider des ouvertures et des fermetures de classes, nous ne pouvons pas nous limiter à la démographie, mais il faut également prendre en compte l'éloignement. Selon moi, un indice plus fin d'éloignement culturel pourrait aussi être intégré dans nos évaluations. Je précise cependant que l'addition de ces critères ne doit pas déterminer automatiquement nos décisions, et qu'une appréciation humaine et politique - au sens de notre politique publique d'éducation - doit être apportée afin de protéger nos territoires autant que possible.

Toujours sur la mixité sociale et scolaire, je rappelle qu'une analyse de la Depp a déterminé que la mixité sociale à l'école est liée pour deux tiers au logement, situation que je ne suis pas en mesure de corriger seul. Une forme de polarisation est à l'oeuvre et est d'ailleurs confortée par l'évolution démographique actuelle : les deux seuls déciles de population qui ont plus de deux enfants par femme aujourd'hui sont le décile le plus favorisé et le décile le moins favorisé.

Les tendances démographiques actuelles accentuent donc la polarisation sociale, tandis que les classes moyennes « encaissent » la chute démographique. Je tiens à ce que nous conservions ces éléments à l'esprit, car tous les problèmes ne peuvent pas être résolus par des proclamations.

Outre le sujet de la carte scolaire, que nous retravaillons beaucoup, nous avons déployé des dispositifs tels que les secteurs multi-collèges dans la moitié des départements, ce qui suppose de pouvoir s'appuyer sur un tissu de collèges et d'écoles assez dense.

Pour ce qui concerne l'enseignement privé sous contrat, qui ne doit pas être stigmatisé, il existe là aussi une polarisation des CSP+ (catégories socioprofessionnelles), qui privilégient ces établissements. Au-delà du protocole qui a été signé, nous devons mener une action plus fine en appréciant des éléments très concrets tels que le taux de boursiers et son évolution par établissement : nous avons fixé des objectifs et je dois échanger prochainement avec le secrétariat général de l'enseignement catholique (Sgec) à ce sujet.

J'ajoute qu'il existe un sujet spécifique à Paris, les transferts d'élèves depuis la proche banlieue pouvant générer des distorsions, comme l'a très bien analysé Julien Grenet. Nous adopterons donc probablement des réponses différentes pour la capitale.

Madame Morin-Desailly, je ne suis pas sûr que l'on sache aujourd'hui isoler l'effort budgétaire spécifiquement dédié au domaine numérique. En tout état de cause, le fait que les jeunes passent quatre heures et quarante-sept minutes par jour en moyenne sur leur écran est un problème de société. Prenons garde, d'ailleurs, à ne pas reproduire l'affrontement du pot de fer et du pot de terre : une heure d'enseignement moral et civique (EMC) par jour ne suffira pas à contrecarrer près de cinq heures d'exposition à des contenus qui discréditent la science et la raison, par exemple, alors que l'école est justement dédiée au progrès de l'esprit humain et à la culture de la raison.

Nous devons donc identifier les moyens permettant de réduire l'exposition aux écrans, y compris à l'école, et je pense que nous avons besoin d'une doctrine plus claire sur ce point : je considère que tout écran doit être proscrit avant l'âge de 6 ans, sauf dans l'hypothèse très particulière d'un enfant en situation de handicap en difficulté avec le geste scripteur et pour qui une tablette permet de compenser ce geste, mais il s'agit alors d'une logique de substitution, et non pas d'un mode d'apprentissage de droit commun.

Se pose ensuite la question de l'utilisation de l'écran à des fins pédagogiques. Nous avons introduit cette année une coupure de la communication via les ENT durant les week-ends et les vacances, ce qui a d'ailleurs suscité des réactions angoissées.

En tout état de cause, il ne faut pas que nous cultivions, chez nos jeunes, l'idée que l'entrée dans le savoir passe en premier par l'écran : si l'école envoie un tel message, il ne servira plus à rien de mener des combats d'arrière-garde. La clé de l'entrée dans le savoir est au contraire l'apprentissage dans la classe, par l'enseignement du professeur, le numérique pouvant ensuite venir en aide à cet apprentissage.

Enfin, nous reviendrons sur le dispositif « Ma classe au cinéma », et sur l'éducation aux écrans en général, dans le cadre d'une concertation à venir avec le CNC et le ministère de la culture.

J'en viens aux sujets relatifs à l'école inclusive soulevés par le sénateur Vial. L'organisation de la prise en charge sur le temps de la pause méridienne n'est à l'évidence pas satisfaisante, ce qui soulève des enjeux de pilotage national et territorial : il faut le renforcer.

Les PAS, quant à eux, ne résolvent certes pas tous les problèmes, mais peuvent améliorer la situation. Je suis assez convaincu par la démarche qui consiste à croiser les regards et les compétences, car il s'agit, selon moi, d'un levier puissant pour bâtir une culture commune du handicap. Par le passé, ce dernier était quasi absent de l'école ; il pourrait presque paraître omniprésent aujourd'hui dans la mesure où quasiment toutes les classes comptent un enfant en situation de handicap.

L'inclusion scolaire a donc accompli des progrès, mais nous avons encore besoin de renforcer cette culture de l'inclusion scolaire par le biais de formations communes associant les personnels scolaires et les personnels des collectivités.

Pour ce qui est du passeport du civisme et des associations en général, madame Daniel, l'éducation nationale fonctionne avec un système d'agréments qui simplifient les relations avec les établissements, mais qui n'en conditionnent pas l'ouverture : un établissement peut donc faire intervenir une association sans qu'elle soit agréée. Dans ce cadre, certaines associations sont susceptibles de pratiquer l'entrisme et d'effectuer des interventions incompatibles avec le programme de l'éducation nationale.

Il convient donc de faire preuve de prudence ; en tout état de cause, nul ne peut revendiquer le soutien du ministère de l'éducation nationale s'il n'a pas été agréé, et nous disposons d'une série d'outils pour mettre un terme à cet usage, ce qui est régulièrement nécessaire. En général, des mises en demeure suffisent.

Je n'ai pas connaissance du cas de l'école primaire que vous avez évoqué, mais je rappelle que le cadre juridique a été très sensiblement renforcé avec la loi visant à simplifier et mieux encadrer le régime d'ouverture et de contrôle des établissements privés hors contrat, ainsi qu'avec la loi confortant le respect des principes de la République.

Je n'éprouve donc pas le besoin d'un durcissement de la législation, le corpus de mesures actuel étant suffisant. En revanche, une vigilance particulière doit être de mise et vous pouvez compter sur moi pour le rappeler aux recteurs. J'ajoute que les équipes d'inspecteurs affectés aux établissements hors contrat ont été singulièrement renforcées ces dernières années, de manière à prévenir toute forme de séparatisme social, intellectuel ou autre. Cette surveillance s'effectue toujours dans le respect de la liberté d'enseignement, qui est une liberté constitutionnelle, mais qui ne peut s'exercer sans contrôle.

Madame Bellamy, le FSDAP s'est effectivement éteint en dehors de Mayotte et je prends note de la candidature de votre département pour participer à l'expérimentation relative à l'offre scolaire en milieu rural.

Monsieur Ros, je compte m'appuyer une fois encore sur les travaux de la Depp pour ce qui est de la visibilité scientifique des années à venir. Vous avez compris que je suis fortement préoccupé par les enjeux démographiques, qui auront d'importantes répercussions sur le marché du travail, ce qui nécessite de se préparer collectivement afin d'éviter d'être surpris, comme cela a été le cas avec le pic démographique des années 2000, qui a ensuite créé des besoins, notamment en termes d'ouvertures de lycées.

Les données dont nous disposons nous conduisent d'ores et déjà à modifier régulièrement la carte des formations, notamment dans la voie professionnelle. Nous avons ainsi ouvert 51 % de places supplémentaires sur les secteurs industriels d'avenir tels que le nucléaire ou la cybersécurité, tout en réduisant le nombre de places pour les filières du tertiaire moins porteuses.

Pour ce qui est de nos liens avec l'enseignement supérieur, j'évoquais simplement une délimitation de compétences et non pas la nécessaire cohérence que mon collègue Philippe Baptiste et moi-même devons porter. Sur le plan de l'orientation, il nous faut sans doute raisonner sur un horizon non plus « -3/+3 » c'est-à-dire du lycée à la licence, mais « -5/+5 » incluant le collège. Les schémas d'orientation se construisent très tôt, dès la quatrième ou la troisième, même de manière négative : si certaines portes sont fermées à ce moment, elles le restent ensuite définitivement dans l'esprit des jeunes.

Mon idée consiste donc à agir très tôt pour ouvrir ces portes et travailler sur le continuum de ces schémas, ce que permet la réforme du lycée avec le choix des spécialités.

Concernant le rythme scolaire, une homogénéisation dans un sens ou dans l'autre me semble exclue, le système actuel fonctionnant convenablement.

Madame Evren, je ne peux que souscrire à l'idée de mettre le portable en pause et d'installer des casiers de stockage lorsque c'est possible, mais je rappelle que la première pause du portable est l'interdiction, qu'il nous revient de faire respecter. Je ne peux que me réjouir des cas où il est possible de conforter l'interdiction avec des installations spécifiques, mais je ne peux pas imposer aux départements d'acquérir des casiers. Plusieurs centaines d'établissements fonctionnent ainsi, avec des retours qui laissent apparaître une nette satisfaction.

Pour ce qui est des fermetures de classes dans l'enseignement privé, je rappelle qu'une « dérivée budgétaire » s'applique du public vers le privé. À titre personnel, je juge logique de la voir s'appliquer à Paris comme ailleurs : dans le cas contraire, nous nous exposerions à un déséquilibre assez profond entre la capitale et la proche banlieue, ainsi qu'à un déséquilibre entre l'enseignement public et l'enseignement privé sous contrat.

Madame Belrhiti, la réforme de la formation initiale a bien été budgétée en recherchant un équilibre entre l'amorce des recrutements futurs et la réponse aux urgences démographiques. Si la démographie n'est pas une variable d'ajustement, elle représente une sorte de triste aubaine : il est évidemment regrettable d'avoir perdu 15 % à 20 % d'enfants par génération, mais nous devons en même temps adapter au mieux l'éducation nationale en fonction de ces évolutions.

Concernant les effectifs des contractuels, le paysage est en réalité assez diversifié : au nombre de 20 000 en début d'année, ils sont près de 40 000 en fin d'année en raison des remplacements. Par ailleurs, les contractuels sont plus nombreux dans l'engagement professionnel et plus rares dans le premier degré, dans lequel on entre traditionnellement par la voie du concours : de mémoire, on y compte ainsi environ 2 400 contractuels pour 360 000 professeurs du premier degré.

Concernant l'enseignement privé, ma vision est très claire : les principes sont constitutionnellement garantis, les programmes s'appliquent partout de la même façon - je serai intraitable sur ce point - et chaque euro alloué par l'État doit servir à l'enseignement. Pour autant, dans le cadre de leur « caractère propre », les établissements sont libres de développer leurs propres activités à la condition qu'elles ne contredisent pas les programmes. Enfin, le fait qu'ils puissent faire l'objet de contrôles est le corollaire de leur situation : lesdits contrôles doivent être conduits avec à la fois raison, lucidité et fermeté.

Madame de La Provôté, je vous répondrai ultérieurement à propos des secteurs ruraux prioritaires. Pour ce qui concerne l'éducation prioritaire, la refonte du zonage établi en 2014 s'impose, car notre carte est en grande partie périmée.

Cela étant dit, nous devons tenir compte du calendrier : s'atteler à une réforme de la carte de l'éducation prioritaire à la veille des élections municipales n'est pas chose aisée, car nous devrons attendre la constitution des nouvelles équipes municipales au mois d'avril ; ensuite, quinze à dix-huit mois seront nécessaires pour retravailler la carte, alors que les scrutins de 2027 approcheront.

Je ne suis donc pas sûr de pouvoir, compte tenu de cet agenda politique, de mener à bien cette refonte globale ; en revanche, je souhaite que nous nous penchions sur la situation de la vingtaine de réseaux qui ne sont pas catégorisés en éducation prioritaire malgré un indice de position sociale (IPS) extrêmement défavorable.

M. Laurent Lafon, président. - Merci pour ces réponses précises, monsieur le ministre.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 19 h 00.