Jeudi 11 décembre 2025

- Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente -

La réunion est ouverte à 08 h 30.

Table ronde de chercheuses et chercheur sur les mouvements masculinistes

Mme Dominique Vérien, présidente. - Mesdames les rapporteures, chers collègues, mesdames, monsieur, je suis très heureuse de lancer officiellement ce matin, avec cette table ronde composée de chercheuses et chercheurs, notre rapport consacré à la montée des mouvements et réseaux masculinistes en France, pour lequel nous avons nommé trois rapporteures transpartisanes : Béatrice Gosselin, Olivia Richard et Laurence Rossignol.

Cette audition intervient deux semaines après notre colloque sur la montée des mouvements masculinistes dans le monde, organisé le 27 novembre dernier, à l'occasion de la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes.

Ce fut un colloque riche et passionnant qui nous a permis d'avoir un premier aperçu de l'ampleur et de la diversité des mouvements masculinistes, qui s'inscrivent dans une tendance de fond au niveau mondial.

Pour la première audition de notre rapport, il nous a semblé essentiel de bien comprendre et de mesurer ce phénomène de montée du masculinisme. Le colloque nous a déjà permis d'en tracer les grandes lignes, mais la table ronde d'aujourd'hui vise à aller plus loin : il s'agit de revenir sur l'origine de cette recrudescence, d'en analyser les dynamiques et de comprendre pourquoi certains discours deviennent aujourd'hui si présents, si viraux et, disons-le, si préoccupants.

En effet, les mouvements masculinistes connaissent ces dernières années une visibilité et une influence croissantes, notamment sur les plateformes et espaces numériques. Ils prennent des formes multiples - qu'il s'agisse des MGTOW (« Men Going Their Own Way »), des Incels (célibataires involontaires), ou encore des « tradwives » - et s'inscrivent dans un contexte plus large de polarisation sociale entre les femmes et les hommes autour des enjeux d'égalité de genre et de lutte contre les violences et le harcèlement sexistes et sexuels.

Et il est important de le rappeler : ces mouvements ne sont pas seulement porteurs d'un discours idéologique. Ils s'appuient aussi sur un modèle économique puissant. Pour certains de leurs promoteurs, le masculinisme est devenu un véritable business, parfois même avec des mécanismes qui peuvent rappeler le fonctionnement de groupes sectaires.

Face à ce constat, la délégation aux droits des femmes a souhaité analyser les ressorts et les conséquences sociales de ces mouvements, tout en identifiant leurs vecteurs d'expression et de diffusion. Une attention particulière sera portée aux espaces fréquentés par la jeunesse (réseaux sociaux, jeux vidéo, musique, sport...) mais aussi aux espaces médiatiques et politiques.

Notre travail s'inscrit dans un double objectif :

- d'abord, établir un diagnostic précis et documenté d'un phénomène en pleine expansion, qui concerne particulièrement - mais pas uniquement - les jeunes générations ;

- ensuite, formuler des propositions d'action concrètes pour mieux comprendre, encadrer et contrer la propagation de ces discours, que ce soit dans les espaces physiques ou numériques, et plus largement renforcer la lutte contre le sexisme, le harcèlement et les violences subies par les femmes.

Tout au long de ces travaux, nous chercherons notamment à répondre à plusieurs questions clés :

• Quelles sont les origines et les dynamiques de structuration des mouvements masculinistes, et comment sont-ils devenus un phénomène sociétal d'ampleur ?

• Quel sont les moyens financiers dont ils disposent, leurs stratégies d'infiltration et leur influence dans les champs politiques et médiatiques ?

• Quel rôle massif jouent les réseaux sociaux - et leurs algorithmes - et d'autres plateformes numériques dans la diffusion et la banalisation des idéologies masculinistes, notamment auprès des jeunes ?

• Quels effets ces mouvements ont-ils sur la perception des rapports de genre, et dans quelle mesure participent-ils à la banalisation du sexisme, à la remise en cause du principe d'égalité entre les femmes et les hommes, voire, dans leurs formes extrêmes, à des actions violentes ?

• Enfin, quelles pistes de régulation et de prévention pourraient être mises en oeuvre, au niveau national et européen, pour mieux encadrer et contrer la diffusion de ces discours ?

Afin de réfléchir ensemble à ces différentes questions, je souhaite la bienvenue à :

ï Mme Laura Verquere : vous êtes chercheuse en sciences de l'information et de la communication au Centre d'études littéraires et scientifiques appliquées (CELSA) - Sorbonne Université et vos travaux portent sur le féminisme, le genre, la parentalité et les masculinités ;

ï Mme Céline Morin, Maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris Nanterre et M. Julien Mésangeau, Maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'Université de Lille : vous avez mené ensemble un travail de cartographie de la manosphère que vous pourrez nous présenter.

Je vous remercie pour votre présence parmi nous ce matin.

Avant de vous laisser la parole, je précise que cette audition fait l'objet d'une captation audiovisuelle en vue de sa retransmission en direct sur le site et les réseaux sociaux du Sénat.

Je vais laisser, dans un premier temps, la parole à Mme Laura Verquere.

Mme Laura Verquere, maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'université de Lille. -  Je précise que je suis maîtresse de conférences à l'université de Lille (laboratoire GERiiCO), et rattachée au laboratoire GRIPIC (Celsa, Sorbonne Université).

Je prends la parole aujourd'hui en tant que spécialiste du genre, des mouvements féministes et des masculinités. Pour ouvrir cette table ronde, je propose de situer, contextualiser et définir les masculinismes et les formes qu'ils prennent dans l'espace public, afin de mieux les connaître et les appréhender.

De quoi parle-t-on lorsque l'on parle de masculinisme ? C'est une forme d'antiféminisme qui cible les femmes, mais en priorité celles qui défendent leurs droits et leur émancipation, c'est-à-dire les féministes. On retrouve d'ailleurs un phénomène de reprise et de détournement régulier de leurs arguments, de leurs slogans et de leurs modes de communication.

Le masculinisme se nourrit de la misogynie dans les relations interpersonnelles - la haine et le mépris des femmes -, mais aussi du sexisme qui, à un niveau plus structurel, définit l'idée d'une supériorité du groupe social des hommes par rapport aux femmes dans les domaines social, politique et économique.

Il faut distinguer le masculinisme des masculinités qui, au pluriel, désignent les normes, les pratiques et les représentations du masculin se construisant en relation avec le féminin. Il faut aussi le distinguer de la virilité, qui se réfère plutôt à un ensemble de qualités et de valeurs masculines perçues comme immuables, telles que la force, le courage ou la vigueur. La virilité constitue en revanche un idéal régulièrement mobilisé par les discours masculinistes pour réaffirmer leur hégémonie par rapport aux femmes.

Le masculinisme est autant une idéologie qu'un mouvement qui se déploie en ligne et hors ligne ; on peut aussi dire qu'il constitue une industrie, notamment liée à l'essor de la culture des influenceurs. Si ces mouvements et idées gagnent aujourd'hui en visibilité, cela est notamment lié à la conjoncture de plusieurs phénomènes : nous sommes dans une période post-MeToo et nous observons la montée des extrêmes droites en Europe et au-delà. La croissance des réseaux sociaux numériques, les logiques algorithmiques et les repositionnements des géants de la tech contribuent à l'essor des mouvements masculinistes.

Néanmoins, ces mouvements ne sont pas nouveaux. L'historienne Christine Bard note que les mouvements antiféministes ont une histoire aussi ancienne que celle des mouvements féministes, se construisant en miroir. Le masculinisme est une résistance, une réaction à l'avancée des mouvements féministes. C'est à partir des années 1980 que ces groupes ont commencé à se structurer en mouvements sociaux, en réponse à la deuxième vague féministe des années 1970. On assiste alors à une institutionnalisation du masculinisme autour d'une « cause des hommes », visant à défendre explicitement leurs droits par rapport aux femmes. Ces mouvements formeront les Men's Rights Movement ou Men's Rights Activism aux États-Unis, étudiés par l'historien Michael Kimmel. En France, les mouvements masculinistes historiques sont plutôt ceux des droits des pères, qui dénoncent une inégalité judiciaire subie par les hommes lors des séparations et des demandes de garde alternée. Ces mouvements, qui concernent principalement des hommes de classe moyenne supérieure, ont été analysés par Édouard Leport et Aurélie Fillod-Chabaud.

Bien qu'ils ne soient pas récents, ces mouvements se recomposent aujourd'hui et connaissent un regain. Ils se radicalisent par rapport au mouvement historique et se diffusent plus intensément via les réseaux sociaux numériques, qui fonctionnent comme une caisse de résonance et d'amplification. Pour bien identifier les masculinismes, il faut savoir identifier leur discours et leur substrat idéologique.

Globalement, ces discours reposent sur trois constats. Le premier est le mythe de « l'égalité déjà là », pour reprendre l'expression de la sociologue Christine Delphy, selon lequel l'égalité entre les sexes serait déjà atteinte, rendant les revendications féministes obsolètes. Le deuxième est la théorie de l'effet pervers, qui soutient que le féminisme serait allé trop loin, inversant l'ordre du genre et instaurant une guerre des sexes au détriment des hommes. La société serait devenue « gynocentrée », pensée par et pour les femmes, avec des institutions fonctionnant à leur bénéfice, comme le système scolaire qui favoriserait la réussite des filles ou les institutions judiciaires qui seraient en faveur des femmes.

Le troisième pilier est le discours sur la crise de la masculinité, qui a notamment été étudié par le politologue Francis Dupuy-Déri et qui dénonce une mise en péril supposée des hommes et de l'identité masculine, nourissant un récit de malaise et de mal-être masculin, cette fois à un niveau plus subjectif, qui s'articule à une posture victimaire. Les masculinistes se présentent comme des victimes de l'avancée des droits des femmes, ce qui leur permet de légitimer leur revendication des droits des hommes et la recherche d'un bien-être spécifiquement masculin.

Il est important de noter que ces trois piliers que je viens de citer ne restent pas confinés aux discours masculinistes ; ils circulent au-delà et on peut les entendre dans d'autres sphères politiques, professionnelles ou médiatiques.

Ces constats débouchent sur deux discours et promesses que l'on retrouve au sein des communautés masculinistes.

D'une part, l'idée qu'il faudrait se transformer : reprendre possession de sa virilité, devenir un homme meilleur via un travail sur soi, orienté par des experts ou des influenceurs qui proposent des formations, des stages ou des coachings payants.

D'autre part, une approche plus fataliste et nihiliste d'un épanouissement masculin empêché par les femmes. Les difficultés économiques, sociales, affectives et sexuelles rencontrées par les hommes leur seraient imputables, et il n'y aurait plus qu'à se résigner. Cette forme de déterminisme se retrouve davantage chez les « incels » et explique parfois l'appel au suicide.

Les influenceurs masculinistes capitalisent sur ce sentiment d'insécurité et de ressentiment profond qu'il s'agit paradoxalement d'entretenir pour proposer des solutions rémunérées. Certains auteurs parlent de « technologie de l'insécurité ».

Ces arguments s'enracinent dans une idéologie qui offre une matrice explicative au malaise des hommes, censée donner du sens à leur souffrance. On y distingue deux voies principales. La première est une vision fonctionnaliste du monde et de la différence des sexes, perçue comme naturelle, qui justifierait une division sexuée des rôles et une supériorité masculine. La seconde est une conception évolutionniste qui vient naturaliser les rapports de compétition entre hommes sur le marché de la sexualité.

Le masculinisme reposerait sur une forme de sélection naturelle avec des gagnants et des perdants, selon des éléments biologiques et physiques déterminés, mais aussi déterminants. Par exemple, des critères physiques comme la taille, la musculature ou la forme de la mâchoire justifieraient une hiérarchie entre les hommes. Le masculinisme prône donc la domination des hommes sur les femmes, mais aussi une hiérarchisation des hommes entre eux, avec des rapports de domination. On parle souvent des alphas et des bêtas, ce qui charrie d'autres rapports sociaux de domination de classe, de race ou de sexualité.

Ces idéologies sont généralement « prouvées » par des détournements de sources scientifiques, par un usage de vocabulaire pseudo-scientifique ou par des propositions d'outils de mesure de la valeur de la sexualité. On peut qualifier cela de fabrique de l'ignorance autour des questions de genre, ce qui est un enjeu important. Ce sont des logiques analogues à celles que l'on retrouve dans les sphères complotistes.

Après avoir vu leurs arguments, je propose de revenir sur leur forme de présence et d'existence collective, notamment en ligne. Une « manosphère » se structure sur internet. Ce terme désigne l'ensemble des réseaux de communautés présents sur différents espaces numériques - sites, forums, plateformes, messageries, podcasts - qui structurent ces discours de haine des femmes et des féminismes. Alors que les causes masculinistes se sont initialement structurées en hors-ligne autour des droits des femmes, on observe, dans les espaces numériques, davantage un tournant individualiste, centré sur le bien-être des hommes et les effets subjectifs du féminisme dans les domaines de la sexualité et de l'amour. Cela se traduit par des prises de parole individuelles sur les réseaux sociaux et des réponses apportées sur le volet du coaching et du développement personnel. Parmi les différentes catégories présentes, on trouve les « hoministes ». Le mot vise à se créer en symétrie avec le féminisme pour suggérer l'existence d'un sexisme inversé à l'égard des hommes. Nous avons aussi les « pick-up artists », coachs en séduction dont les mouvements ont été étudiés notamment par Mélanie Gourarier, où l'idée est de reprendre le contrôle sur la séduction et donc, sur les femmes.Mais l'idée, en filigrane, est de se comparer et de se hiérarchiser entre hommes. Les MGTOW, que nous avons évoqués, défendent le retrait de la vie amoureuse au profit d'une sociabilité exclusivement masculine. Les incels, qui prônent le célibat involontaire, désignent des hommes frustrés sexuellement, ce qui devient la clé de leur identité et justifie une haine envers les femmes. Ces deux mouvances prennent une ampleur et une visibilité croissantes, notamment via le croisement de plusieurs facteurs : l'essor de la culture des influenceurs sur de nouvelles plateformes moins modérées, comme Reddit, Rumble ou Kik, dont les contenus circulent aussi sur des plateformes plus traditionnelles ; la convergence des causes masculinistes avec d'autres revendications d'extrême droite, comme le racisme, le nationalisme ou les discours transphobes. Il existe des formes ordinaires, mais aussi plus politisées, avec des influenceurs explicitement politiques, tel Nick Fuentes. S'y ajoutent un fort enjeu de monétisation et une diversification des profils, notamment sur les questions raciales et de sexualité, sans pour autant évacuer le racisme au sein de ces communautés.

Au sein de ces communautés, le spectre de la violence doit être considéré comme un continuum, allant de violences extrêmes - attentats et appels au meurtre - à des formes plus ordinaires liées au coaching pour reprendre en main sa virilité, en passant par le cyberharcèlement.

Enfin, il faut souligner que, derrière ces communautés identifiables, il existe une circulation plus poreuse et insidieuse de ces discours. Ils se diffusent dans des espaces qui ne sont pas estampillés comme masculinistes, mais où ces idées circulent de façon plus subtile, autour de thématiques comme la santé, le bien-être, le développement personnel ou le sport. On y retrouve des idées de culte hygiéniste et de virilité du corps. Je citerai par exemple la communauté des NoFap, étudiée par Florian Vörös et Mélanie Gourarier, qui encourage les hommes à s'abstenir de se masturber et de regarder de la pornographie pour améliorer leur énergie et leur confiance en soi.

L'idée est donc de se reviriliser et de se revitaliser par l'abstinence. On peut ainsi retrouver, dans d'autres espaces qui ne sont a priori pas dédiés à la circulation de discours masculinistes - autour de la santé, du sport, des jeux vidéo, mais aussi de l'environnement -, une grille de lecture masculiniste du monde qui y est adossée. Pour conclure, il me semble important d'insister sur la façon dont le problème des masculinistes tend maintenant à être cadré dans l'espace public. Le masculinisme ne concerne pas seulement les jeunes et les réseaux sociaux numériques. Il n'est pas né en ligne et il continue de s'exprimer depuis les plus hauts sommets de l'État, notamment dans les domaines politiques qui viennent le légitimer à travers le monde. Si les masculinismes attirent l'attention en tant que menace forte, il est important de ne pas exempter les autres masculinités d'un examen et de ne pas considérer le masculinisme comme le seul endroit où s'exprime le sexisme. Près de cent-cinquante femmes sont tuées chaque année sous les coups de leur conjoint parce qu'elles sont des femmes ; il s'agit donc de féminicides. Il faut mettre en parallèle toutes ces formes de violences masculines. Deuxièmement, les influenceurs masculinistes capitalisent sur une solitude et une précarité, notamment affective, qui sont aussi le résultat de dynamiques plus larges, notamment liées à des logiques néolibérales sur les plateformes en ligne. En parallèle, je tiens à attirer l'attention sur le fait que les idées masculinistes gagnent aussi du terrain par d'autres biais et par l'intermédiaire des femmes. Des mouvements de femmes d'extrême droite se structurent. L'idée de penser le genre comme une construction relationnelle a été évoquée. Des figures masculinistes se construisent relationnellement, et des figures et des idéaux féminins se construisent en parallèle. Il y a aussi des mouvements d'extrême droite, notamment étudiés par Magali Della Sudda, qui reprennent à leur compte certaines idées masculinistes, mais qui viennent aussi injecter de la conflictualité dans ces espaces. Ces espaces ne sont pas homogènes ; ils peuvent aussi être conflictuels les uns avec les autres.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci pour votre intervention. Je me tourne vers Mme Céline Morin et M. Julien Mésangeau, connecté à distance, qui vont nous présenter leurs travaux de cartographie de la manosphère et des réseaux masculinistes. Je vous laisse organiser vos prises de parole comme vous le souhaitez.

Mme Céline Morin, maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'université Paris-Nanterre. - Je suis sociologue, spécialiste de la communication et des médias. Mes recherches portent sur les controverses de l'intime dans la sphère publique, sur les reconfigurations de l'amour et, depuis presque dix ans, sur les mouvements masculinistes.

J'ai commencé à travailler sur ces questions avec mon collègue Julien Mésangeau, alors que ces réseaux étaient encore confidentiels et que l'on nous demandait parfois si nous n'étions pas en train de produire un effet de loupe sur des individus finalement marginaux et donc relativement inoffensifs. Pourtant, il nous a semblé assez rapidement évident que se jouaient ici de nouvelles alliances de la part de mouvements contre-démocratiques, qui initiaient une percée politique non seulement importante, mais aussi élaborée depuis très longtemps.

Ce dont nous sommes témoins aujourd'hui n'est pas un surgissement soudain, mais l'aboutissement de soixante ans de contre-offensive réactionnaire. On a souvent tendance à envisager les extrêmes droites au prisme de thématiques publiques comme l'immigration, le souverainisme ou l'identité nationale. Or, ces mouvements ont toujours avancé un projet de sphère privée qui comporte deux fronts : la défense de la famille traditionnelle et la reprivatisation de thématiques jugées exclusivement personnelles, alors qu'elles engagent tout le corps social.

C'est un point de convergence majeur, et sous-estimé, entre le néo-conservatisme et le néo-libéralisme : l'idée que l'État et les corps intermédiaires n'auraient pas de légitimité à intervenir dans la régulation de la sécurité matérielle et affective des individus. Ce serait à la famille, noyau de base de la société, de subvenir à ses besoins fondamentaux. D'où la focalisation de ces mouvements sur des thématiques comme la dislocation de la famille, la fin de l'autorité paternelle ou la féminisation des hommes.

Le coeur de la bataille masculiniste, c'est la sphère privée. Quiconque parcourt la manosphère le voit immédiatement : sous le vernis viriliste, elle déborde de conseils conjugaux, de stratégies de séduction, de mesures de la valeur amoureuse des individus. Ce qui, vu de loin, semble n'être qu'une obsession de performance masculine a en fait une cause cachée : un profond sentiment de vide affectif.

Face à un sentiment d'incompétence relationnelle, l'amour est perçu comme brutal, compétitif, humiliant, et la famille traditionnelle apparaît alors comme une oasis de sécurité. Les utilisateurs en ligne témoignent de leur sentiment d'être dévalorisés, rejetés, de ne pas être désirables. Ils partagent leur peur de ne pas trouver chaussure à leur pied, de rester sans enfants. De nombreux adolescents s'inquiètent de ne jamais perdre leur virginité. Devant la montée de ces mouvements, il faut être ferme dans la défense de nos droits, mais la démocratie est aussi forte quand elle est à l'écoute et il faut entendre ces diverses souffrances. Sans naïveté ni mièvrerie, beaucoup de personnes qui se tournent vers ces milieux sont très souvent en manque d'amour, et même de romantisme. Les extrêmes droites prospèrent sur le déclassement économique et sur des crispations identitaires, mais elles se consolident aussi quand elles proposent de répondre à l'insécurité affective de nos concitoyens.

Or, nos intimités ont changé. Selon l'INSEE, 45 % des mariages finissent par un divorce et la nuptialité recule. Les séparations sont initiées aux trois quarts par des femmes, alors même qu'elles entraînent pour elles une baisse de niveau de vie de 27 %, contre 2 % pour les hommes. Cette liberté accrue, cette décontractualisation du couple conduit mécaniquement à des exigences relationnelles accrues : partage des tâches, implication affective, lourd travail communicationnel. Ainsi, le cadrage amoureux dominant en Occident depuis le XVIIIe siècle, le romantisme du « toi seulement pour toujours », ne tient plus ses promesses. Il ne fonctionne plus que comme ce que le sociologue Ulrich Beck appelle une « catégorie zombie » : très présent dans nos imaginaires, comme au cinéma ou dans les séries, mais largement épuisé dans nos pratiques.

La liberté qui tisse nos relations amoureuses est plus riche et épanouissante, mais la liberté est aussi très fatigante, et il est facile de l'accuser de tous les maux. Les leaders misogynes apprennent alors à combler ce vide et à « réparer » les hommes par la discipline, l'hyper-indépendance et le rejet de l'empathie, afin de restaurer un ordre conjugal hiérarchique. Ils recentrent ce que l'on appelle le care - l'attention, le soin, le soutien émotionnel - sur les besoins masculins, en réassignant aux femmes les responsabilités domestiques et affectives dans lesquelles on leur promet l'épanouissement. Il s'agit d'une réparation par la polarisation : on soigne non pas en développant des compétences relationnelles, mais en construisant un autre à conquérir dans un rapport de force.

Quels sont les registres communicationnels de ces milieux ? Historiquement, les premières mobilisations masculinistes se sont inspirées des formes d'engagement féministe : associations, revendications juridiques, saisines institutionnelles, récits personnels ou groupes de parole. Leur mode d'action en reprenait les codes. Ce mimétisme revendiqué permettait de proposer une lecture concurrente du système d'oppression, où les hommes étaient présentés comme un groupe discriminé.

Ce renversement s'inscrit désormais dans l'écosystème communicationnel des espaces numériques, souvent décrits au prisme des concepts de « chambres d'écho » ou de « bulles de filtre ». Toutefois, le terme désigne peut-être moins un problème technique qu'un problème moral et politique, qui se jouerait à trois niveaux.

Au niveau du pouvoir, les espaces numériques fonctionnent selon des logiques de hiérarchie autoritaire. La parole la plus radicale ou la plus virilement affirmée gagne en légitimité. Par conséquent, un adolescent qui doute de lui reçoit des réponses du type : « si tu souffres, c'est parce que tu n'es pas assez dominant ». C'est une incitation à la surenchère disciplinaire et à une lecture du monde en termes de compétition permanente. L'homogénéité des expériences - déclassement, rejet, solitude - produit un entre-soi renforcé dans lequel la critique féministe n'est jamais vraiment discutée, mais plutôt reconvertie en preuve d'oppression. Ainsi, une critique du sexisme devient une nouvelle injonction visant à humilier les hommes. Enfin, la conflictualité se durcit : l'altérité n'est plus pensée comme une interlocution, mais comme une menace. On remplace l'agonisme sain d'une démocratie, la confrontation d'idées, par l'antagonisme, comme le dit Chantal Mouffe, c'est-à-dire la désignation d'ennemis à abattre. Dans ce contexte, la manosphère ne fonctionne pas en vase clos, mais comme une zone de convergence avec d'autres espaces réactionnaires. Pour comprendre cette agrégation, le concept de « signifiant flottant » du politologue Ernesto Laclau est éclairant. Il s'agit de termes vagues que différents groupes s'approprient en leur donnant un contenu variable, mais qui permettent de faire converger les revendications. Des expressions historiquement utilisées contre des minorités ethniques, comme « lobby », « communautarisme » ou « racisme anti-blanc », sont genrées pour devenir « lobby féministe », « lobby LGBT » ou « racisme anti-homme ». Ces termes servent de pont pour faire alliance entre la manosphère et les sphères réactionnaires élargies, en gommant les différences internes pour désigner un ennemi commun, voire nourrir le complotisme.

Une fois le diagnostic posé, que faire ? J'ai étudié ces dernières années les espaces en ligne de soutien à la déradicalisation, qui sont riches d'informations sur les causes de la radicalisation. La sortie des spirales masculinistes, comme pour les univers sectaires ou la désinformation, ne se fait pas par l'argumentation idéologique. C'est un fait communicationnel bien établi : le registre démonstratif ne fonctionne pas et peut même avoir des effets paradoxaux de renforcement des opinions préexistantes : « si l'on déploie tant d'efforts pour me convaincre, c'est bien qu'au fond, je dois avoir raison ». Les témoignages abondent. La sortie se fait par des expériences relationnelles qui resocialisent. À cet égard, les corps intermédiaires, notamment associatifs, ont un rôle fondamental à jouer : un club de sport, un engagement associatif, une troupe de théâtre. Le principe est assez simple : on n'abandonne pas une idéologie qui comble un vide tant que ce vide n'est pas comblé autrement. Il faut donc renforcer les accompagnements psychologiques pour éviter que le développement personnel masculiniste ne cannibalise ce besoin. Il faut identifier les moments propices à la déradicalisation, qui sont souvent, paradoxalement, en dehors des périodes intenses de la politique, car l'entre-soi se referme sur les moments charnières. Il faut souligner la fatigue et la lassitude qu'engendre très fréquemment le mode de vie radicalisé et pointer du doigt l'hypocrisie morale des leaders sur les questions d'argent et d'abus. En définitive, il s'agit d'encourager d'autres manières d'exister, d'être reconnu et d'appartenir.

Je conclurai en disant ceci : si le masculinisme prospère, c'est parce qu'il a une grille de lecture séduisante - la virilité restaurée -, des causalités simples et des alliances avec certaines théories du complot. C'est parce qu'il est adossé à un système médiatique algorithmique d'enfermement et de redondance, comme Julien Mésangeau va vous l'expliquer. Mais c'est aussi parce que nous avons sous-estimé dans le débat politique la portée des projets qui concernent la famille, le couple et la parentalité de la part de mouvements politiques qui ne se conforment pas à notre pacte démocratique. Nous ne faisons donc pas seulement face à des tensions de genre ou à une polarisation politique. Nous sommes devant l'épineuse question des structures affectives de notre société et de leur rôle dans le vivre-ensemble. Nos démocraties libérales n'ont pas assez pensé à intégrer ces questions. Par conséquent, elles sont régulièrement refoulées aux marges et, ce faisant, récupérées par des mouvements contre-démocratiques. Alors même que, comme le disait Cornel West - et vous me pardonnerez, en bonne universitaire, je vais terminer sur une citation - : « la justice est le visage public de l'amour ».

M. Julien Mésangeau, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'université de Lille. - Je suis maître de conférences à l'Université de Lille, dans le laboratoire Gériico, ainsi qu'au laboratoire IRMÉCCEN de l'Université Sorbonne-Nouvelle, et je suis spécialiste des usages du numérique et des réseaux en ligne.

Comme cela a été rappelé, ces mouvements s'inscrivent dans une histoire longue de contre-offensives idéologiques successives. Leurs formes actuelles sur Instagram, TikTok ou YouTube ne sont que des reconfigurations récentes de dynamiques bien plus anciennes. Cependant, si ces discours sont aujourd'hui aussi massivement présents, notamment chez les plus jeunes, c'est en grande partie le résultat de près de dix-sept années d'une plateformisation progressive de notre espace public et médiatique. Les plateformes ne sont pas à l'origine de ces mouvements, mais elles sont devenues un espace central pour leur déploiement, leur circulation et surtout leur transformation. Il est donc essentiel d'analyser ce qui rend cet univers masculiniste si compatible avec les recommandations algorithmiques de type YouTube ou Instagram.

Lors de nos premières recherches, nous avons employé le terme de « manosphère » pour désigner un ensemble composite comprenant des groupes comme les MGTOW, les communautés incels, les pick-up artists ou des franges radicalisées du mouvement des pères célibataires. Ces espaces se présentent souvent comme distincts et parfois concurrents. Par exemple, les discours d'un pick-up artist seront à l'opposé de ceux des incels, qui seront eux-mêmes à l'opposé de ceux des MGTOW.

Bien que ces espaces soient différents, nos observations montrent qu'ils partagent largement des référents communs, des diagnostics convergents sur les rapports hommes-femmes et des manières de parler très proches. Les publics circulent d'un univers à l'autre, recomposent leur appartenance et agrègent des fragments de discours issus de tous ces espaces. Ce qui se stabilise chez ces utilisateurs, ce sont moins des idéologies cohérentes que des expressions clés, des signifiants flottants.

Ces dynamiques sont associées à certains registres de participation et de prise de parole. Ce que nous nommons « registre de participation » correspond à une modalité très antagoniste et brutale de prise de parole publique, mêlant des façons spécifiques de disqualifier, de provoquer, de désigner des ennemis et de mettre en scène une forme de transgression. C'est plus que de la rhétorique, cela touche à l'éthique même de la communication et de la façon d'interagir. Les dynamiques structurantes de la manosphère ne passent pas seulement par les créateurs qui oeuvrent stratégiquement en exploitant les moyens financiers pour orienter leur communauté. Elles passent aussi et surtout par les publics qui regardent, commentent, migrent d'une chaîne à l'autre, font communauté et, ce faisant, diffusent des éléments de langage, des convictions, des blagues qui deviennent de nouveaux référents. Ces communautés ne sont pas des groupes stabilisés, mais des ensembles à la composition changeante, qui reposent sur des univers de référence denses et sur une forme d'homophilie de valeur. Ainsi, même lorsque des frontières symboliques, idéologiques ou éditoriales semblent séparer ces univers, les pratiques montrent que leurs discours circulent et que les publics tendent à se recouper. C'est dans ce cas que s'installe l'un des accélérateurs de l'engagement des masculinistes. Leur participation prend place dans un contexte de transformation du sens même donné à la notion de liberté d'expression. Il n'y a pas si longtemps, un homme politique de premier plan disait des choses qui font fortement écho à ce que l'on entend dans les milieux les plus radicaux des conspirationnistes de l'extrême droite et dans les franges les plus antiféministes de la manosphère. Je le cite : « Moi, je suis pour abolir les lois qui enrégimentent la liberté d'expression. J'estime qu'en France, on a trop corseté la liberté d'expression sous prétexte « du discours de haine », ce qui ne veut rien dire, on a, et j'en suis l'une des principales victimes, judiciarisé le débat idéologique et politique ». Cet homme politique s'adapte très efficacement à l'électorat de demain, en s'alignant totalement sur ce que revendiquent ces communautés les plus radicales des masculinistes, de l'extrême droite et autres. Ce qui est présenté ici comme une revendication pour une vraie liberté d'expression renvoie en réalité moins à un débat juridique ou philosophique qu'à une demande de reconnaissance d'un registre de participation spécifique où le « hate speech » est désormais accepté, qui permet également de refuser le débat pour affirmer une outrance et une déshumanisation extrêmes à l'égard des personnes ne faisant pas partie du groupe. Ce registre est le produit de deux choses. D'abord, des stratégies de captation de l'attention des plateformes, dont le modèle économique repose sur ce rouage important. Plus le débat est brutal, plus il y a d'intensité, plus l'utilisateur est capté et reste connecté pour visionner du contenu publicitaire. Ensuite, ce registre est le produit des logiques de socialisation de certaines marges, où la violence verbale envers ceux qui sont en dehors demeure un signe d'appartenance forte. Plus un énoncé transgresse, plus il est valorisé comme une preuve d'authenticité et de loyauté au groupe. L'alt-right américaine a beaucoup utilisé une expression pour désigner les progressistes : le « virtue signaling ». L'idée est que, lorsqu'on aborde une cause féministe ou que l'on défend une valeur progressiste, on signale en fait sa vertu, mais sans y croire. Il s'agit surtout d'une forme de sollicitation de reconnaissance sociale. Nous retrouvons ici la même logique : plus l'on est brutal, méprisant et extrême, plus l'on fait partie du groupe. Cette brutalité est d'ailleurs très orientée.

En étudiant les interactions entre masculinistes et anti-masculinistes avec Céline Morin, nous avons observé une dissymétrie peu surprenante. À l'intérieur du groupe, les logiques de participation sont très agonistes, avec des débats structurés et un jeu classique de prise de parole - écoute, remise en question de sa propre opinion etc. En dehors du groupe, en revanche, on observe des formes d'antagonisme radical, où l'autre est disqualifié par défaut, expulsé symboliquement et parfois déshumanisé. La violence n'est donc pas un accident du débat, mais l'un de ses principes organisateurs.

Toutes ces transformations engagent directement la responsabilité des plateformes, dont le modèle économique repose sur la maximisation de l'engagement. Ce modèle favorise mécaniquement les formes de participation les plus polarisantes, émotionnellement chargées et agressives, ce qui produit des effets délétères sur l'espace public numérique et sur la redéfinition des normes de la parole publique.

Dès lors, la régulation des contenus masculinistes ne peut être pensée uniquement en termes d'amélioration de l'information des jeunes hommes. Comme l'évoquait Céline Morin, il ne suffit pas d'aller à leur contact pour leur présenter des études scientifiques ou une parole différente. Les raisons de l'adhésion ne résident pas seulement dans le contenu de l'information, mais dans les registres de participation eux-mêmes, dans la manière dont ils structurent l'engagement, l'expression d'une appartenance et la gestion de la contradiction.

Cela permet de comprendre que l'inadéquation profonde des dispositifs actuels de régulation ne peut être réellement corrigée. De plus, dans ces espaces, les catégories problématiques sont presque toujours déplacées, euphémisées. Par exemple, si je veux réguler les contenus masculinistes, je serai très vite confronté à des contenus éminemment violents, mais où au final l'on parle non pas de femmes ou d'hommes, mais de « Tchad », de « Staceys », de « féminazis », et parfois aussi, dans ces milieux, de « wokistes ». Pris isolément, ces propos ne font pas sens ; c'est uniquement dans le récit et la dynamique des interactions qu'ils prennent leur charge politique et discriminatoire. Sans analyse de la circulation de ces éléments, il n'y a rien à réguler.

Un second obstacle tient à la conception même de la liberté d'expression qui s'est imposée dans ces espaces : une liberté d'expression américaine, où une parole totalement libérée entre en conflit frontal avec le cadre juridique français.

À partir de ce diagnostic, plusieurs axes d'action peuvent être dégagés. Le premier serait une forme de désenclavement, non pas dans un conflit frontal, mais dans une logique consistant à amener ces personnes dans des espaces où les modalités de prise de parole sont différentes, comme une agora, un espace de débat public. Le deuxième axe concerne une véritable régulation des contenus. Les plateformes prétendent modérer au mieux de leur capacité technique, alors même qu'elles favorisent structurellement ce qu'elles devraient modérer : la polarisation, la conflictualité, la violence. Nous ne pouvons donc pas compter sur elles. L'acteur qui peut véritablement prendre le relais, ce sont les pouvoirs publics. L'ARCOM, par exemple, si elle joue efficacement son rôle, peut empêcher que ces contenus ne débordent des plateformes pour circuler dans l'espace médiatique français. Il ne s'agit pas d'assurer un « cancelling » ou d'affirmer une censure, mais de veiller à ce que les médias français respectent de façon totale et systématique notre définition légale de la liberté d'expression. L'appel à l'humiliation des femmes, la haine des juifs ou des musulmans ne constitue pas une opinion que l'on peut promouvoir. Enfin, il en va de même pour certains acteurs politiques. Ils voient leurs collègues mobiliser ces registres et leurs éléments de discours les plus emblématiques, comme la défense de la liberté d'expression maximaliste. En termes de stratégie électorale, cela correspond à ce que ces jeunes électeurs veulent entendre, mais c'est aussi la toute dernière validation dont ces publics ont besoin pour comprendre que ce qu'ils disent entre masculinistes, antisémites ou pourfendeurs de « l'arabisation » de la France est acceptable.

Ce ne sont plus seulement des idées et des expressions radicales que l'on publie sur internet. Ce sont désormais des idées qui peuvent redéfinir notre société, où il ne sera plus si inconcevable de remettre en question le droit à l'avortement, le droit de vote des femmes, leur droit à une autonomie financière ou leur droit à se refuser aux hommes. Je vous remercie.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci pour vos explications. Nous avions déjà compris, avec par exemple les complotistes, qu'un discours construit et des arguments scientifiques ne servaient à rien. C'est d'ailleurs ce qui nous fait nous sentir totalement démunis et rend la lutte compliquée. Vous ne me rassurez donc pas.

Je laisse maintenant la parole à nos rapporteures, Béatrice Gosselin, Olivia Richard et Laurence Rossignol, puis j'inviterai mes collègues qui le souhaitent à vous poser des questions.

Mme Olivia Richard, rapporteure. -  J'ai noté la citation : « la justice est le visage public de l'amour ». Nous examinons demain les crédits de la justice. Je ne suis pas universitaire et je déteste conclure par des citations, mais je vais changer d'avis : celle-ci est excellente.

J'ai noté quelques éléments qui m'ont fait réagir, ce qui ne m'empêche pas, je l'espère, de bien comprendre l'essentiel de ce que vous nous avez dit.

Laura Verquere, vous avez évoqué d'autres sphères dans lesquelles s'exprime le sexisme. Ma question est naïve : lorsque l'on entend des discours sexistes, ne sont-ils pas déjà des discours masculinistes ? Qu'est-ce qui les distingue ? Dans la mesure où il existe toute une sphère différente de mouvements, à quel moment se dit-on que c'est du masculinisme ?

Vous avez parlé de convergences entre des mouvements politiques d'extrême droite et des mouvements complotistes. Avez-vous identifié des figures politiques françaises que l'on pourrait qualifier de masculinistes ?

Nous avons entendu le journaliste Pierre Gault, qui a réalisé un reportage sur les mouvements masculinistes après avoir été en immersion. Il conclut son reportage par le cas d'un homme condamné pour avoir massacré son ex-compagne. Alors que l'on constate des tentatives d'assassinats, de terrorisme masculiniste en France, quel lien peut-on établir ? Cela rejoint ma première question : où commence le masculinisme et où s'arrête le féminicide ? Si l'on considère le féminicide comme un « meurtre de propriétaire », où l'on considère que sa compagne est son objet, je ne vois pas très bien la différence entre un féminicide et un acte masculiniste.

Madame Morin, vous avez évoqué la souffrance, et je vous rejoins sur ce point. Ce n'est pas comme si les femmes s'en sortaient très bien non plus. Vous avez évoqué leur perte de niveau de vie. Une mission d'information sur les familles monoparentales a été menée au sein de notre délégation l'année dernière - Béatrice Gosselin en était la co-rapporteure aux côtés de notre collègue Colombe Brossel, je la laisserai donc en parler. Cette liberté a un prix, celui de voir des femmes se retrouver dans une misère profonde alors que les hommes refont leur vie avec une compagne plus jeune.

Monsieur Mésangeau, vous avez évoqué la frange radicalisée des droits des pères. Comment reconnaître la place légitime que les pères doivent assumer en termes de droit de garde des enfants ? Nous avons besoin que les hommes prennent leur part, que ce soit dans les tâches domestiques ou en matière de garde d'enfants. Comment distinguer les deux ? C'est toujours un peu trouble, difficile à identifier. Par ailleurs, nous avons bien compris en regardant le reportage de Pierre Gault que les influenceurs « mascus » étaient poussés à être de plus en plus trash pour faire du buzz. Pouvez-vous nous reparler un peu plus des algorithmes ?

Mme Béatrice Gosselin, rapporteure. - Pour reprendre les propos d'Olivia Richard concernant les familles monoparentales, et notamment les mères qui se retrouvent seules avec leurs enfants, nous savons que leurs capacités financières chutent énormément. Les hommes ne mesurent peut-être pas toujours l'ampleur de ce problème. Parfois, lors de conflits dans une séparation, ils peuvent avoir le sentiment d'être dépossédés de leurs enfants et peut-être de leur capacité à gérer, voire à « maîtriser », le cadre familial, tandis que les femmes doivent souvent faire face à d'importantes difficultés financières.

Je souhaitais revenir sur un autre sujet. Vous avez parlé très souvent d'extrême droite. N'y a-t-il pas aussi d'autres extrêmes qui favorisent ce genre de propos et de comportement ?

Enfin, vous avez parlé de la famille traditionnelle. Parlez-vous de la famille traditionnelle catholique ? D'autres mouvements religieux peuvent-ils aussi entraîner ce genre de propos ou de comportements masculinistes ?

Mme Laurence Rossignol, rapporteure. - Je suis absolument passionnée par vos propos. Pourriez-vous nous aider à affiner la différence explicite entre antiféminisme et masculinisme ? Je la connais, mais il serait utile que vous nous aidiez à la préciser.

Je trouve passionnant ce que vous nous avez expliqué sur le déclassement amoureux. Nous avons bien identifié le déclassement social, celui lié à l'identité sociale - la classe ouvrière -, mais aussi l'action du déclassement et de la solitude amoureuse. La difficulté réside dans la manière d'aborder cet aspect essentiel sans pour autant légitimer le discours victimaire. Où se situe le point d'équilibre ? Chaque fois que j'aborde ce sujet, je sens que je ne suis pas loin de renforcer ce type de discours.

Par ailleurs, vous avez raison : il n'y a pas de travail sérieux sur la famille et le couple dans les politiques publiques.

Pourtant les conséquences de ce sujet relèvent également des politiques publiques, puisque nous légiférons sur le divorce, les pensions alimentaires et les politiques familiales. C'est un sujet intéressant, que je ne demande qu'à approfondir avec vous.

Enfin, Julien Mésangeau, quand nous avons rédigé le rapport sur l'industrie pornographique, il y a trois ans, nous avons été confrontées à la supercherie de l'instrumentalisation de la liberté d'expression, qui est devenue pour nous un seuil. C'est comparable à ce qui se joue autour des discours masculinistes et de la solitude affective : ce sujet est devenu difficile à traiter d'autant que, historiquement, je suis issue d'un courant attaché aux libertés individuelles et à la liberté d'expression. Or, j'observe qu'aujourd'hui, cette liberté d'expression est devenue l'outil de la liberté d'entreprendre dans les industries pornographiques, au point que cette liberté du commerce ou liberté de l'industrie, se retourne contre ses propres principes. À chaque fois que nous tentons d'en discuter, on nous renvoie l'argument selon lequel nous serions prêts à sacrifier la liberté d'expression sur l'autel de nos convictions supposément moralistes. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point également ?

Mme Dominique Vérien, présidente. - Je souhaite compléter votre propos, puisque j'ai aussi une question. Vous disiez, madame Verquere, que la montée des discours masculinistes avait touché d'autres sphères, y compris les sphères professionnelles. Or, ces derniers temps, nous avons beaucoup légiféré sur l'égalité au sein de l'entreprise ou au niveau des postes, y compris dans la fonction publique.

J'ai des retours d'hommes qui se disent : « J'aurais eu cette place si on ne la donnait pas à une femme à cause des quotas. » Avez-vous constaté que de tels mouvements peuvent exister dans la sphère professionnelle ?

Mme Laurence Rossignol. - J'ai les mêmes questions dans le domaine du sport. J'écoutais ce matin un reportage sur une nouvelle pratique sportive, qui valorisait beaucoup la convivialité et la communauté qu'elle générait. Ce qui compte, c'est le sport, mais aussi l'après-sport : on refait une communauté après le sport. J'aurais aimé que la journaliste qui a réalisé le reportage pose la question suivante : quelle est la répartition sexuée des pratiquants de ce sport ? Si elle est à dominante masculine, j'ai une petite réserve, une légère suspicion quant à la nature de la communauté que cela peut créer.

Vous êtes-vous également intéressé à ce qui se passe dans ces communautés, à l'instar de celles créées autour des jeux vidéo ? Tout le monde connaît désormais les forums de JVC. Voit-on se développer autour des activités sportives, la musculation par exemple, l'émergence de réseaux de cette fameuse nébuleuse dont vous avez parlé, rassemblant des gens qui sont issus de différentes sphères ?

Mme Laura Verquere. - Je répondrai à deux questions qui se font écho : celle sur les liens, les continuums et les perméabilités entre sexisme, masculinisme et féminicide, et celle sur les extensions possibles des idées masculinistes en dehors des sphères a priori identifiées.

Du point de vue de la recherche sur les masculinités, je les pense de façon relationnelle. Je suis toujours attentive lorsque l'on veut typologiser ou tracer des frontières entre des types d'hommes, avec certains qui seraient sexistes et d'autres non. Ces frontières tendent souvent à retracer des légitimités entre des comportements et des morales, comme si chaque position pouvait être entièrement étanche. Nous vivons dans une même société qui reste patriarcale où même les femmes ne sont pas à l'abri de pouvoir reproduire du sexisme. Nous sommes dans un même espace collectif et devons composer avec cela.

Par conséquent, nous avons plutôt tendance à penser en termes de continuum et de gradation. Le féminicide, dans les travaux féministes, est considéré comme l'expression extrême de la violence, qui se nourrit et prend sa source dans des formes de sexisme plus ordinaires.

Le féminicide est le continuum d'une conception d'un rapport de sujet à objet envers les femmes, des remarques sexistes sur leur corps ou leur façon d'être habillées. Ce sont là les expressions les plus ordinaires et les plus euphémisées des formes les plus violentes. Le féminicide est l'expression violente et corporelle de ce rapport de sujet à objet.

Le masculinisme et les idées masculinistes se nourrissent de tout cela. La différence, qui permet de les identifier, est qu'il y a un projet activiste derrière ces mouvements. Je ne parle pas forcément de tous ceux qui y adhèrent ; il faut distinguer les deux. Il y a les influenceurs, les leaders d'opinion, qui structurent réellement ces mouvements, et ceux qui adhèrent ou sont confrontés à ces idées. C'est un phénomène collectif. Le masculinisme concerne des activistes qui se positionnent dans l'espace public pour fédérer des communautés et créer un contre-mouvement au mouvement féministe. C'est son versant le plus politisé, mais les idées promues dans ces espaces se diffusent bien au-delà.

Tout ce que j'ai évoqué sur le renversement des rapports de genre ou le culte de la virilité se retrouve dans d'autres contextes, ce qui me permet de faire le lien avec la sphère professionnelle. J'interviens régulièrement dans des entreprises sur les questions d'égalité, notamment dans celles où les métiers sont très masculins et où je n'ai parfois que des groupes d'hommes. Cela faisait environ un an que je ne l'avais pas fait et je craignais le changement de contexte. Je me demandais si j'allais identifier des différences dans la manière d'accueillir ces ateliers de sensibilisation par rapport à l'époque post-#metoo. Effectivement, je sens un climat général où prévaut l'idée que « l'on en a marre », que « l'on nous a assez bassinés » avec ces concepts, climat qui reflète le mythe, très commun, de « l'égalité déjà acquise ». On considère que l'on en a assez parlé. Par conséquent, toutes ces idées masculinistes de reprise de pouvoir par les femmes dans les institutions judiciaires ou au travail sont devenues communes, plus que l'on ne le pense.

C'est pourquoi la question du masculinisme est importante : elle ne doit pas servir uniquement à visualiser ce problème en tant que tel, mais à montrer que les questions de sexisme et de violences faites aux femmes demeurent un sujet d'actualité et reviennent avec force. Ce n'est pas étonnant. Au cours de l'histoire, lorsque les mouvements féministes avancent, des résistances apparaissent. Cela se manifeste à chaque fois par des discours de crise : en l'occurrence, la crise des hommes et leur mal-être. Il faut prendre ces discours au sérieux ; on peut articuler des visions subjectives avec des visions plus structurelles et critiques. Mais, historiquement, les discours sur la crise et le malaise des hommes dans leur intimité ne sont pas nouveaux.

S'agissant de l'avancée des mouvements féministes, il en va de même : elle est cyclique. Même si la crise donne l'idée de quelque chose d'exceptionnel, d'unique, de nouveau, elle est récurrente, y compris dans la façon de vivre sa masculinité de manière intime.

Mme Céline Morin. - Je voudrais rebondir sur un point qui ne figure pas dans les questions posées. Au mythe de « l'égalité déjà là », identifié dès les années 1970-1980 par Christine Delphy, s'est ajouté récemment dans les milieux masculinistes celui de « l'égalité arrivée trop vite et trop fort ». Selon cette idée, la révolution sexuelle aurait été trop rapide et trop brutale. Cela constitue une sorte de tour de passe-passe pour imputer aux minorités qui ont revendiqué des droits les problèmes d'inégalités toujours présents. Ce mythe d'une propulsion trop rapide, selon lequel les droits devraient arriver beaucoup plus lentement pour que chacun puisse s'y habituer, est une idée très présente qui capitalise sur le mythe de « l'égalité déjà là ».

Pour répondre à vos questions, qui se croisent, sur le fait que les femmes ne s'en sortent pas bien non plus et sur la manière de parler de la souffrance sans la cautionner, il faut distinguer les différents acteurs sociaux : les leaders politiques, les entrepreneurs culturels et les publics. La plongée dans les univers masculinistes, et en particulier dans la « manosphère », crée un effet paradoxal. On est confronté à beaucoup de violence - j'ai d'ailleurs limité cette immersion à une matinée par semaine, car c'était psychologiquement douloureux - mais aussi à beaucoup d'empathie.

Objectivement, une souffrance est exprimée. Si nous nous arrêtons à la violence, je crains que nous nous limitions à des mesures punitives ou correctives au lieu d'engager des mesures préventives. Comment parler de la souffrance sans la cautionner ? Ne laissons pas ce terrain aux entrepreneurs culturels et aux leaders politiques. Ne les laissons pas monopoliser la souffrance de nos concitoyens. Parler de cette souffrance, l'entendre, ce n'est pas la cautionner, car cautionner n'est pas la même chose que prendre en charge. Un psychologue qui reçoit une personne aux tendances très agressives va la prendre en charge sans évidemment cautionner l'expression de cette violence.

Là où il faut être éminemment critique, c'est sur la politisation de la souffrance et la capitalisation qui en est faite. Sur la question de la famille traditionnelle, je la définis d'un point de vue plus sociologique que religieux. C'est le modèle familial mis en place après-guerre dans une vision de réhabilitation du lien social, pour des sociétés dont on devine combien elles ont été fracturées. Il s'agit d'une famille nucléaire, constituée d'un père, d'une mère et de quelques enfants, généralement deux. Cette famille est structurée autour de deux axes : un premier axe qui est celui du genre, où l'époux exerce un pouvoir coercitif sur l'épouse, et l'axe de la génération, puisque les parents exercent un pouvoir coercitif sur les enfants. Cette structure de la famille nucléaire a donc été un cadre fort pour ces sociétés. Elle existe toujours, elle ne disparaît absolument pas ; mais elle est devenue un modèle parmi d'autres. Mais il est vrai que sa fragilisation a également besoin d'être prise en charge par les pouvoirs publics et les institutions.

M. Julien Mésangeau. - Je rebondis sur les questions qui touchent à la dimension numérique. Une question a été posée notamment sur les algorithmes, qui traverse certaines des problématiques que nous avons pu discuter. Dans de nombreuses circonstances, l'algorithme semble être la pièce centrale qui crée des difficultés et sur laquelle on ne peut rien. En effet, les algorithmes sont la pièce maîtresse des plateformes, le secret le plus gardé, sur lequel nous-mêmes, en sciences, nous ne pouvons pas trouver grand-chose. Une publication scientifique sur YouTube, faite en 2017, évoquait un vrai changement dans le fonctionnement des systèmes de recommandation de contenu au milieu de la décennie 2010. Mais au-delà de cette publication, nous n'avons pas grand-chose.

Ces algorithmes entraînent une transformation très forte de la façon dont les gens sont confrontés à des contenus diversifiés. Pour vous donner une analogie, depuis le milieu des années 2010, quel que soit votre point d'entrée sur ces plateformes - prenons YouTube -, que vous soyez fan de Star Wars, d'une équipe de football, militant politique de gauche ou de droite, ou que vous apparteniez à un mouvement en marge comme les masculinistes, vous vous retrouvez très rapidement captif d'un périmètre de visibilité relativement restreint.

Vous avez déjà entendu parler de l'expression « bulle de filtre », qui correspond à la personnalisation des contenus basée sur le parcours des utilisateurs et de ceux qui leur ressemblent. À cela s'ajoute ce qui se construit socialement dans cette bulle : à mesure que nous fréquentons un même ensemble de contenus, nous commençons à nous reconnaître et à employer les mêmes termes. Nous nous répondons indirectement les uns aux autres et, petit à petit, nous formons un patrimoine commun, un ensemble de référents, de convictions, voire de figures leaders, comme des commentateurs jugés pertinents et plébiscités. Tout cela donne le contexte dans lequel nous sommes aujourd'hui, où nous allons avoir des publics qui tendent à devenir très extrêmes.

La situation est à la fois le problème et la solution, car le mécanisme qui permet à la manosphère de se structurer est aussi celui qui permet à d'autres marges, comme les marges anti-masculinistes, de produire des argumentaires et de monter au front. Ces contre-discours se forment par les mêmes biais, bien qu'ils soient beaucoup moins performants en termes de captation de l'attention, de visibilité et d'engagement.

Aucun État ne pourra obtenir d'une de ces plateformes qu'elle corrige son algorithme, du moins pas en l'état actuel des choses.

Derrière cela, un problème plus important se pose : celui des plateformes elles-mêmes, au-delà de leur seul algorithme. Vous évoquiez la supercherie de l'instrumentalisation de la liberté d'expression pour excuser des comportements qui relèvent de la déviance la plus marquée en matière de pornographie à la négation des droits des minorités ou à l'appel au meurtre. En réalité, le véritable problème est une transformation sociotechnique qui se produit du fait de cette « plateformisation ». Vous avez tous constaté comment Facebook a transformé, pour une certaine génération, l'idée que l'on se faisait de l'amitié, nous faisant passer d'un cercle de cinq ou six amis à des trentaines d'individus auxquels il fallait rendre compte. Vous avez peut-être aussi observé comment Tinder a transformé le principe même de la rencontre amoureuse pour les plus jeunes, ou comment LinkedIn a reconfiguré les logiques de promotion personnelle dans le monde professionnel. Youtube, Instagram et TikTok relèvent du même phénomène, mais appliqué à la prise de parole dans l'espace public. Tous ces outils sont venus avec leurs propres normes. Tinder a imposé une acception du « date » très américaine, moins exclusive et moins engageante. LinkedIn a imposé le principe du « networking » à l'américaine.

YouTube et ses plateformes promeuvent une idée quasi libertarienne de la liberté d'expression, ce qui crée un blocage avec notre cadre juridique, nos normes et parfois notre morale. C'est un phénomène substantiel qui transforme progressivement la perception des utilisateurs et qui est déjà profondément ancré. Contrairement à Céline Morin, je passe probablement beaucoup trop de temps connecté aux contenus d'extrême droite et masculinistes, et je peux vous assurer que cette idée y est omniprésente : ne pas pouvoir dire des choses qui pourraient choquer ici relèverait d'une interdiction pure et simple de la liberté d'expression. C'est réellement devenu un lieu commun.

Des acteurs politiques créent ainsi des rentes en relayant ces catégories. En validant le principe même qui explique cette virulence en ligne, on autorise ces communautés à devenir virulentes ailleurs. Nous sommes à ce point de bascule. La plupart d'entre vous ont entendu parler de Nick Fuentes, qui double par la droite le mouvement MAGA de Donald Trump en ajoutant à la xénophobie et à la misogynie, l'antisémitisme le plus radical. Il est aujourd'hui le streamer américain qui engage le plus les jeunes générations, les 15-30 ans. Nous ne sommes pas très loin d'avoir notre propre Nick Fuentes, compte tenu de notre tendance à copier, avec quelques années d'écart, ce qui fonctionne aux États-Unis. L'extrême droite française, devenue très populaire ces sept dernières années, a d'ailleurs copié sa stratégie sur l'alt-right américaine sur ces mêmes médias sociaux. Nous y venons donc. Le vrai danger n'est pas l'algorithme, sur lequel nous n'avons pas vraiment de contrôle, mais plutôt la jugulation de ce qui émane de ces plateformes et se met à circuler en dehors.

Mme Marie-Pierre Monier. - Je vous remercie pour vos propos. Ils ne sont pas réjouissants, mais ils nous confortent dans l'idée que cette mission est utile et qu'elle porte le débat, car l'on sent bien cette montée en puissance.

J'ai une question concernant les États-Unis, que nous avons en effet tendance à copier avec un certain décalage. Vous avez dit que ces mouvements y sont nés dans les années 1980. Avez-vous pu, à travers vos travaux, savoir combien de personnes sont concernées ? Vous parlez d'une montée en puissance, mais où en sommes-nous aujourd'hui ? Qu'en est-il de la tranche d'âge ? Y a-t-il beaucoup de jeunes ?

Lorsque l'on rédige un rapport dans le cadre d'une mission, il y a toujours un état des lieux, puis des recommandations. J'ai bien entendu que la tendance à contrer leurs arguments par des éléments prouvant qu'ils sont faux ne portera pas ses fruits. Au contraire, il faut essayer de recréer du lien, de favoriser ce vivre-ensemble que nous avons perdu, d'autant que les réseaux sociaux isolent et que nous n'avons plus la même façon de vivre dans nos villages.

Par conséquent, comment arriver à juguler ce phénomène et à déconstruire ces idées ?

Mme Annick Billon. -Votre propos était extrêmement clair, et, au fil des discussions, quelques interrogations me sont venues.

Quels outils proposez-vous de mettre en place pour combattre les réseaux masculinistes ? Ces outils doivent-ils être adaptés à l'âge des publics, puisque les consommateurs d'idées masculinistes sont d'âges différents ? Le masculinisme n'étant pas nouveau, des pays ont-ils réussi à mettre en place des outils pour les contrer et quelle a été leur efficacité ?

Par ailleurs, les missions de l'ARCOM et son cahier des charges vous semblent-ils adaptés aujourd'hui pour s'attaquer aux publications masculinistes ?

Vous avez évoqué le lien entre politique et masculinisme. Avec la montée de ce dernier, peut-on déterminer qui alimente qui ? Le fait de porter des idées masculinistes facilite-t-il, pour certains partis politiques, des adhésions ou du militantisme ? Existe-t-il des données sur ce sujet ?

Enfin, je rebondis sur la question de Béatrice Gosselin concernant la religion. Des régimes, notamment en Afghanistan, sont extrêmement durs pour les femmes et tentent de les invisibiliser. Or, il n'a jamais été question de cela dans votre présentation, ce qui m'interroge. Pouvez-vous nous en dire plus sur le lien entre religion et masculinisme ?

Mme Laure Darcos. -Je vous remercie d'avoir choisi cette thématique, qui est un sujet important, et je remercie également nos intervenants d'avoir planté le décor.

Je rebondis sur ce que disait notre collègue Béatrice Gosselin. Voyez-vous un lien entre le masculinisme et islamisme, notamment la façon, parfois très violente, dont les femmes peuvent être traitées dans certains pays ? J'ai eu connaissance dans mon département du cas d'un jeune homme assassiné par le frère de sa petite amie, au motif que celui-ci ne supportait pas qu'il puisse sortir avec sa soeur, qu'il considérait comme sa propriété.

Par conséquent, faites-vous un rapprochement entre religion et masculinisme, au-delà du fait que l'extrême droite, notamment américaine, est complètement imprégnée de ce phénomène ?

Enfin, avez-vous identifié des réseaux sociaux particulièrement symptomatiques de cette montée en puissance des mouvements masculinistes ?

Ce masculinisme se diffuse-t-il un peu partout ou est-il très focalisé sur certains groupes, qui se donnent rendez-vous d'une certaine manière ? Dans ce cas, il devrait être assez facile pour l'ARCOM ou d'autres modérateurs de les identifier.

Mme Céline Morin. - Sur la question des chiffres. Je suis au regret de vous dire que, effectivement, nous en manquons. Il faudrait financer des études publiques sur le sujet.

Je ferai une petite digression, en évoquant les solutions, pour comparer la France et les États-Unis. Si nous avons de nombreuses lectures pessimistes de la situation, et c'est nécessaire, nous pouvons peut-être nous féliciter en France d'avoir un accompagnement particulièrement solide du harcèlement scolaire. Sur les forums anglo-saxons, et plus particulièrement américains, un tiers des parcours de vie évoqués par les utilisateurs identifient le harcèlement scolaire comme leur première fissure sociale, la première blessure à leur estime personnelle et, finalement, le premier élan vers ce qu'ils qualifient eux-mêmes de radicalisation masculiniste.

Les enseignements à la vie affective, relationnelle et sexuelle (EVARS) qui ont été mis en place sont absolument essentiels et je ne les remets pas en cause. Toutefois, la prévention du mouvement masculiniste ne se joue pas exclusivement dans ces cours, car un élève aura beaucoup de mal à recevoir un enseignement sur l'intime s'il n'est pas lui-même protégé dans la cour de récréation.

Je trouve moins de traces de témoignages de cette ampleur sur le harcèlement scolaire dans les récits français. Nous avons en France un accompagnement solide, porté par une volonté politique et une volonté sur le terrain. Il faut être pessimiste quand cela s'impose, mais nous pouvons aussi nous féliciter quand les choses fonctionnent. Il est donc essentiel de poursuivre ces efforts.

Mme Laura Verquere. - Pour compléter la question des chiffres, on peut compter les influenceurs : une centaine d'influenceurs en ligne sont identifiés comme étant masculinistes. Le problème est que si nous chiffrons, nous allons, à mon sens, nécessairement minimiser le phénomène, alors même que nous cherchons des arguments politiques pour en montrer l'importance. Nous allons forcément le minimiser, car ce qui compte, c'est la visibilité de ces idées, leur diffusion et leur circulation.

Bien évidemment, nous pouvons quantifier les communautés identifiées, le nombre de commentaires ou le nombre d'influenceurs, mais il est plus difficile de saisir la façon dont ces idées touchent un public beaucoup plus élargi. C'est bien là le problème. Ce n'est pas tant le nombre d'influenceurs masculinistes qui importe, que la portée et la configuration des algorithmes qui leur donnent une sur-visibilité. Il faudra donc utiliser les chiffres avec précaution, car on risque de sous-estimer l'effet réel de ce phénomène.

M. Julien Mésangeau. - Sur les chiffres, je rejoins mes consoeurs. Nous avons des chiffres, parfois conséquents. Nous avons mené de nombreuses études sur des corpus très importants. Sans moyens importants, nous ne sommes pas en mesure de développer une véritable observation scientifique, systématique et très précise de l'ampleur du phénomène et de ses mécanismes.

Concernant la mission de l'ARCOM, son périmètre est-il adapté aux circonstances ? Cela dépendra. Un scénario consisterait à faire évoluer l'ARCOM pour considérer qu'aujourd'hui, les médias ne sont pas seulement ceux qui existent depuis quelques décennies - télévision, radio, presse -, mais qu'ils couvrent aussi les médias sociaux. Ce serait un nouveau cadre qui serait utile, tant les plateformes se refusent à modérer véritablement les contenus les plus abjects et les plus violents. Cela me paraît cependant substantiellement compliqué à faire accepter politiquement.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Je me tourne vers mes collègues. Il me semble que c'est déjà le cas, n'est-ce pas ? L'ARCOM ne s'occupe-t-elle pas déjà des réseaux sociaux ?

Mme Laurence Rossignol. - L'ARCOM est compétente pour vérifier le respect des critères d'âge sur les sites pornographiques, elle a donc une compétence hors médias traditionnels.

En revanche, ce que vous dites est justifié, au moins par le fait que l'ARCOM n'examine pas le respect du pluralisme sur les médias sociaux. Le respect du pluralisme ne relève de sa compétence que pour les médias traditionnels. Elle a donc une compétence pour le respect des critères d'âge, le suicide, la pornographie etc.

M. Julien Mésangeau. - Je songeais surtout aux contenus les plus dégradants, abjects et déshumanisants qui circulent abondamment et qui, malgré de multiples signalements, restent en ligne ou sont « re-plateformés » sous un nouveau nom de compte. En réalité, les contenus et les communautés restent strictement les mêmes. La prise sur ce phénomène est donc faible.

Pour aborder le sujet de la religion, une première remarque explique la réserve dans la prise de parole : les chercheurs sont très isolés pour faire face à d'éventuelles menaces. J'ai moi-même eu des comptes piratés à la suite d'une vidéo d'un influenceur de la sphère masculiniste. Céline Morin a été directement menacée. Certains de nos confrères ont complètement abandonné la recherche sur ces sujets pour éviter ce genre de problème.

Néanmoins, sur ce terrain, les réseaux que nous observons - les MGTOW, les incels, etc. - n'appartiennent pas nécessairement aux mêmes sphères, ni n'utilisent les mêmes langues, que ceux mentionnés lorsque l'on aborde les liens entre l'islamisme et le masculinisme. L'islamisme comporte bien évidemment un masculinisme, repéré dans des discours qui infériorisent les femmes et créent une hiérarchie entre les sexes. Toutefois, en observant les thématiques et les influenceurs masculinistes sur YouTube ou TikTok, on ne tombe pas sur des influenceurs islamistes ou qui invoqueraient la charia comme la meilleure manière de « dresser » les femmes.

En revanche, nous observons des connexions avec certaines franges radicales de l'Église catholique. L'abbé Matthieu Raffray, par exemple, a participé à des émissions sur YouTube avec des influenceurs d'extrême droite et tient des discours on ne peut plus masculinistes ; il n'est pas le seul. Cela reste le fait de quelques acteurs isolés, mais qui préfigurent des connexions que nous pourrons retrouver de plus en plus, en raison de la circulation des publics qui se déplacent d'un espace à l'autre : de l'extrême droite aux masculinistes, en passant par les franges les plus intégristes de l'Église catholique. Encore une fois, cela n'exclut pas qu'il y ait aussi des masculinistes et qui vont poser autant de problèmes dans les milieux musulmans, mais ce ne sont pas les mêmes sphères.

Mme Céline Morin. - Si vous me permettez d'offrir une grille de lecture complémentaire, il faut distinguer le patriarcat du masculinisme. Nous pouvons avoir ces discussions sur les religions, j'en serais absolument ravie. Si l'on parle du masculinisme, on parle d'un activisme politique qui s'exprime dans des subjectivités et des comportements. Cet activisme politique est né contre l'émergence des droits des femmes et prend pour cible principale le féminisme. Ainsi, dans un pays comme l'Afghanistan, « pas de féminisme, pas de masculinisme » j'ai envie de vous dire.

Ce masculinisme en France, et plus largement en Occident, est un activisme politique et un projet de sphère privée qui repose sur une alliance sous-estimée entre le néo-conservatisme et le néolibéralisme. On a tendance à envisager le néolibéralisme sous le seul prisme économique de la dérégulation totale. Or, les textes néolibéraux expliquent très bien que ce système fonctionne s'il y a une famille solide, envisagée comme le noyau de base de la société qui doit subvenir aux besoins fondamentaux des individus. Si vous êtes au chômage ou à la rue, ce n'est pas à l'État de vous aider, mais à vos parents, vos frères et soeurs, vos oncles et tantes ou vos enfants. C'est donc cette alliance entre néoconservatisme et néolibéralisme - travaillée depuis soixante ans, et non depuis une dizaine d'années - que l'on voit aux États-Unis, mais aussi en France, et qui va donner cette émergence masculiniste avec ce projet de sphère privée.

Mme Laura Verquere. - Nous retrouvons en effet ces perméabilités. J'évoquais les « NoFap » tout à l'heure. Les idées néolibérales de compétition, d'optimisation de soi et de rationalisation se retrouvent dans le tournant individualiste que l'on observe chez les masculinistes. Tout y est centré sur l'individu, avec l'idée de se « reviriliser », d'augmenter son capital masculin. Ce sont bien des valeurs néolibérales qui circulent et fonctionnent très bien dans les communautés masculinistes, avec cette idée d'augmentation de son capital humain. Cela passe par le sport, l'hygiénisme ou la rétention de la sexualité, que l'on retrouve chez les « NoFap », mais qui s'expriment aussi ailleurs. Ce sont des points de convergence entre la logique néolibérale, individualiste et la logique conservatrice.

Mme Dominique Vérien, présidente. - Cette table ronde était très intéressante. Puisque nous parlions de l'ARCOM, nous les auditionnerons et pourrons donc approfondir le sujet avec eux.

Cette table ronde était très riche et nous a permis de plonger dans le sujet que nous suivrons jusqu'au mois de juin, date à laquelle nous remettrons notre rapport. Une institution, le Sénat, se saisit de ce sujet. Si nous voulons pouvoir lutter - j'ai bien compris que les arguments ne fonctionnaient pas et que la régulation serait très compliquée -, il faut donc le faire autrement.

Lorsqu'on lutte contre le harcèlement scolaire, il devient plus facile d'empêcher que certains se tournent vers le masculinisme ou d'autres idéologies radicales, puisque le principe est de faire communauté avec des personnes partageant le même mal-être. Moins il y a de mal-être, moins les individus ressentiront le besoin de s'appuyer sur ces types de mouvements. Ce sont donc de véritables choix de société qui s'imposent à nous, et nous sommes dans la bonne institution pour pouvoir les exprimer et tenter de les mettre en oeuvre.

J'espère que nous y parviendrons, car en luttant contre ces mouvements-là, nous combattrons également ceux qui n'ont comme seul objectif que de détruire les choix que nous avons déjà faits en matière d'égalité. La délégation aux droits des femmes est précisément là pour cela et nous nous efforcerons de le faire.