Politique étrangère de la France (Suite)
M. le président. - Nous poursuivons le débat sur la politique étrangère de la France.
M. Robert del Picchia. - Avant de parler plus précisément de la situation des Français de l'étranger, j'aborderai les thèmes de la mondialisation, des menaces, de la défense européenne.
Tout d'abord, j'adhère pleinement aux propos du Président de Rohan et je partage ses inquiétudes quant au financement et moyens de votre politique qu'il est indispensable de moderniser. C'est d'ailleurs tout le sens de la réflexion engagée dans le Livre Blanc. Encore faut-il que votre ministère ait les moyens de sa mission et que son rôle soit reconnu au coeur de notre stratégie nationale. Or les défis sont multiples et les conflits ou les risques de conflits encore plus nombreux et inquiétants. Vous les traitez au jour le jour, crise après crise. Tout le monde reconnaît votre engagement et on ne peut que vous en féliciter.
Pourtant, les trois principaux défis définis par le Président Sarkozy sont difficiles à relever : comment prévenir une confrontation entre l'Islam et l'Occident, comment intégrer dans le nouvel ordre global les géants émergents que sont la Chine, l'Inde ou le Brésil, comment faire face aux risques majeurs que sont les approvisionnements énergétiques et le réchauffement climatique ?
Je suppose que c'est pour éviter un conflit entre l'Islam et l'Occident que nos troupes se trouvent en Afghanistan. Certes, il en va de notre devoir au sein de la communauté internationale mais nous avons pu constater sur place que la situation reste très compliquée. La sécurité dans certaines régions n'est pas encore assurée, loin de là, et même à Kaboul avec le récent attentat contre le Président Karzaï. Je veux rendre un hommage particulier aux militaires français en détachement en Afghanistan qui font un excellent travail dans des conditions difficiles et dangereuses et qui méritent notre respect et nos félicitations. Les officiers formateurs de l'armée afghane sont très appréciés ainsi que les militaires en mission de sécurité qui savent se faire accepter par la population.
Pourtant, nous risquons de rester longtemps dans ce pays car l'armée afghane qui doit gagner le combat contre les Talibans n'est pas au niveau. Et tant que la sécurité ne sera pas assurée, les investissements, déterminants pour le développement du pays, ne seront pas au rendez-vous. Dans ce cas, la lutte contre la drogue ne pourra pas être gagnée. Alors, monsieur le ministre, quelle sera notre politique pour l'Afghanistan ? Et quid du Pakistan, base arrière des Talibans ?
Prévenir une confrontation entre l'Islam et l'Occident, c'est aussi traiter les crises du Moyen-Orient en Irak, au Liban, à Gaza. Certes, elles sont très différentes mais elles sont aussi de plus en plus interdépendantes. On a beaucoup fait pour régler le conflit israélo-palestinien. La paix dans la région, nous disait-on, se négocierait entre Israéliens et Palestiniens avant la fin de l'année. Aujourd'hui, le Premier ministre israélien parle à la fois d'avancées mais relativise les chances d'aboutir rapidement à la création d'un État palestinien. Si tel est le cas, nous sommes donc revenus avant Annapolis.
Avec le Liban, nous sommes confrontés à une autre crise brûlante. Le Hezbollah semble dorénavant dicter sa loi à Beyrouth. Cette victoire chiite humilie les sunnites et menace de nouveau le gouvernement de Fouad Siniora. Que faire, monsieur le ministre ? Baisser les bras ? Le Hezbollah veut-il mettre à bas les accords de Taef, risquant par là même de bousculer les équilibres ?
Second défi : comment intégrer dans le nouvel ordre global les géants émergents que sont la Chine, l'Inde ou le Brésil ? La France s'adapte à chacune des futures grandes puissances en formation et elle veut accélérer le développement de l'Afrique qui reste encore à l'écart de la prospérité mondiale. Mais, à elle seule, elle ne peut pas tout : l'Afrique reste bien une priorité de notre politique étrangère mais c'est aussi un axe central de la politique de coopération de l'Union européenne. Pour une intégration en douceur dans la mondialisation des trois géants et de l'Afrique, ne faut-il pas souhaiter une Europe plus forte, afin qu'elle devienne un acteur majeur sur la scène internationale ?
La présidence française de l'Union relancera les politiques européennes de l'environnement, de l'énergie et de l'immigration. L'Europe de la défense fera aussi partie de ses priorités. Ce qui a été accompli ces dernières années est loin d'être négligeable puisque l'Union a conduit une quinzaine d'opérations sur notre continent, en Afrique, au Proche-Orient et en Asie. Il ne peut y avoir de développement ni de prospérité sans sécurité. Ces interventions démontrent le rôle que peut jouer cette défense européenne. Il n'y a pas compétition mais bien complémentarité entre l'Otan et l'Union mais il faut que chacun, en Europe, prenne sa part de la sécurité commune. Pour l'instant, nous sommes quatre à financer la sécurité des Vingt-sept. C'est anormal et il faudra trouver une solution. Ne pourrait-on pas soustraire de la fameuse barre des 3 % de déficit les budgets défense ? Au-delà de ces questions, nous avons besoin d'une vision commune. Quelles sont les menaces qui pèsent sur l'Europe et avec quels moyens y répondrons-nous ? Nous devons élaborer ensemble une nouvelle stratégie européenne de sécurité. Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale apporte une importante contribution. Si les progrès sont suffisants, pourrions-nous approuver un nouveau texte sous présidence française ?
J'en viens à un thème cher au Président de la République : l'Union méditerranéenne, qui reposerait sur quatre piliers : l'environnement, le dialogue des cultures, la croissance économique et la sécurité. Les choses ont avancé, grâce à l'accord passé avec Angela Merkel. Le processus de Barcelone, le Forum Méditerranéen et l'Union européenne avec toutes ses institutions doivent y participer. Lors du sommet du 13 juillet, que proposera-t-on à ces pays et aux autres partenaires de la France dans l'Union ?
Il est rarement demandé aux élus représentants les Français de l'étranger leur point de vue sur tel ou tel sujet. Ne serait-il pas opportun de faire appel à eux car ils sont souvent très au courant de ce qui se passe dans leur pays d'accueil et ils ont une approche distincte de celles de nos diplomates. Il y a quelques années, des débats avaient eu lieu entre des élus d'un pays ou d'une région et de hauts responsables de régions géographiques du ministère des affaires étrangères : ces débats s'étaient révélés très enrichissants pour tous.
M. Jean-Louis Carrère. - C'est vrai !
M. Robert del Picchia. - Peut-être pourriez-vous renouveler l'expérience monsieur le ministre, et mettre de telles discussions à l'ordre du jour de l'Assemblée des Français de l'étranger ?
Concernant le fonctionnement des services de votre ministère, ne serait-il pas opportun de réunir l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger et la Direction des Français à l'étranger afin de regrouper tout ce qui concerne les Français de l'étranger sous un même chapitre budgétaire ?
A propos d'économies, je reviens sur cette mauvaise idée de réduire les frais lors des réceptions du 14 juillet dans les ambassades. Si j'ai bien compris, une circulaire demande aux chefs de postes de diminuer le nombre de leurs invités et de les limiter aux personnalités représentatives de la communauté françaises.
M. Jean-Louis Carrère. - Seuls seront invités les UMP !
M. Robert del Picchia. - Le choix de la réception du 14 juillet pour faire des économies est tout à fait inopportun. La réception donnée ce jour-là est, pour la plupart de nos ressortissants, l'un des rares moments qui permet un contact direct avec les agents diplomatiques et consulaires. Comment expliquer à ces compatriotes leur exclusion par les ambassadeurs et les consuls généraux de la plus grande fête républicaine de l'année ? Et comment désigner les personnes les plus représentatives ? C'est à coup sûr mécontenter 90 % de nos ressortissants vivant à l'étranger ! Peut être serait-il possible d'économiser sur d'autres réceptions.
A titre personnel, je ne suis pas d'accord avec les économies sur le budget des affaires étrangères.
Mme Nathalie Goulet. - Très bien !
M. Robert del Picchia. - Votre budget est de plus en plus mal doté et cela suffit.
M. André Rouvière. - Je suis tout à fait d'accord !
M. Robert del Picchia. - Il vous faut les moyens de votre politique et nous sommes prêts à voter en conséquence. (Applaudissements à droite. MM. Hue, Carrère et Rouvière approuvent également)
présidence de M. Roland du Luart,vice-président
M. le président. - Je crois qu'il y a unanimité sur ce qui vient d'être dit, monsieur le ministre !
Mme Nathalie Goulet. - Je suis abonnée aux cinq minutes. Je n'aurai donc pas le temps de revenir sur la question de la formation et de l'affectation de nos diplomates dont la procédure échappe parfois à la logique la plus élémentaire s'agissant notamment de la pratique de la langue du pays d'accueil.
Je limiterai mon propos à l'Iran. Le pire n'étant jamais certain, ne serait-il pas préférable de nous préparer au meilleur avec cet important pays ? Pour quelles raisons la France prend-elle des positions de plus en plus dures à son égard, surtout depuis l'élection du président Sarkozy ? Pourtant, la plupart des grandes entreprises françaises présentes en Iran depuis des années sont opposées à cette évolution et personne n'a évalué les répercutions sur notre commerce extérieur de la politique de sanctions unilatérales. L'importance géostratégique de l'Iran n'échappe pas à ses voisins : ainsi, le Président iranien a été l'invité d'honneur du Conseil de coopération des Pays du Golfe en décembre à Doha. Rappelons-nous aussi le voyage totalement raté du Président Bush dans la région pour tenter de liguer les Pays du Golfe contre l'Iran. Les journaux émiratis n'ont-ils pas titré qu'il était rentré chez lui les mains vides ? En outre, Son Altesse le cheikh Mohammed Bin Rached Al Maktoum, Vice-président, Premier ministre et ministre de la Défense des Émirats-Arabes-Unis et Émir de Dubaï, accompagné d'une très imposante délégation, a effectué un voyage triomphal en Iran il y a quelques semaines. Le Khaleej Times a publié à cette occasion une série d'articles insistant sur le fait que l'Iran est un partenaire essentiel de stabilité pour Dubaï et les Émirats, du fait des quelque 200 milliards de dollars qui y sont investis et des nombreux Iraniens possédant un passeport émirati. L'Émir de Dubaï venant en France la semaine prochaine, il sera loisible à tous de l'interroger sur cet important sujet.
Je rentre des États-Unis et j'ai écouté avec beaucoup d'attention l'intervention de John McCain la semaine dernière. Il a promis, s'il était élu, de mettre en place une politique énergétique indépendante afin d'éviter de nouveaux morts liés à des conflits, comme celui en Irak, dont le seul objectif était de sécuriser l'approvisionnement énergétique de l'Amérique. C'est bien la preuve que cette guerre n'était pas justifiée par une volonté d'étendre la démocratie dans la région !
Pour masquer leur échec, les États-Unis recherchent un bouc émissaire. L'Iran en est un idéal car, comme Cyrano, il n'abdique pas facilement l'honneur d'être une cible, ajoutant parfois la provocation à la provocation.
L'Iran est-il une puissance militaire dont il faille avoir peur ? L'Iran n'a jamais débuté aucun conflit armé. Les chiffres de la CIA, vénérable établissement crédible, sont éloquents quant à la militarisation de la zone en pourcentage du PNB : Iran : 2,5 % ; Émirats arabes unis : 3,1 % ; Arabie Séoudite : 10 % ; Qatar : 10 % ; Koweït : 5,3 % ; Bahreïn : 2,5 % ; Oman : 11,2 %. Notre commerce extérieur est d'ailleurs fort reconnaissant aux pays du Golfe pour leur politique de surarmement !
Rétablissons le dialogue, des relations économiques et cessons d'isoler l'Iran alors que les entreprises américaines y reprennent pied : faites ce que je dis, pas ce que je fais ! L'Iran, c'est soixante dix-huit millions d'habitants, le plus haut taux de scolarisation et de réussite des étudiants, la plus grosse communauté étrangère aux États-Unis. C'est un pays qui a une histoire. C'est le seul État-nation de la région, ce qui explique certaines réactions nationalistes.
Notre politique actuelle interdit tout espoir pour les réformateurs lors des prochains scrutins. L'isolement renforce les extrêmes et le patriotisme. Il est vrai que les dirigeants iraniens n'aident pas leurs amis et que toutes les provocations font reculer le dialogue. Les Iraniens sont sous embargo depuis si longtemps qu'ils ont appris à se passer de tout et de tout le monde.
L'Iran a des amis, ni naïfs, ni dupes. Ce poker menteur risque de coûter très cher. La stabilité de toute la région dépend aussi d'accords économiques et culturels. J'ai fait un rêve : l'ouverture d'une Alliance française à Ispahan... (Applaudissements sur certains bancs au centre)
M. Jean-Louis Carrère. - Ce débat sur la politique étrangère de la France est une première. La commission des affaires étrangères et de la défense, son président, son bureau ont eu raison de le proposer. Ce n'est qu'un petit pas, mais un pas important dans le chemin de la valorisation de nos travaux et surtout d'un exercice plus efficace du contrôle par le Parlement de l'action du Gouvernement. Il ne faudrait pas s'arrêter en si bon chemin : le Parlement doit pouvoir donner son avis sur les grands sujets de politique internationale, sur la participation de nos troupes à des conflits extérieurs. Surtout avec ce Président vibrionnant qui tend à tout accaparer.
Puisque la politique étrangère se fait à l'Élysée, M. Sarkozy devrait convenir que le bilan de sa première année n'est pas fameux et reconnaître les erreurs d'une politique brouillonne. Fallait-il qu'il félicite Vladimir Poutine d'avoir remporté des élections législatives, sans que l'usage protocolaire l'y oblige ?
M. Jacques Blanc. - Oui !
M. Josselin de Rohan, président de la commission. - Cela se fait.
M. Jean-Louis Carrère. - Fallait-il qu'il complimente le dictateur Ben Ali parce que, selon lui, et contre toute réalité « l'espace des libertés progresse » en Tunisie ?
M. Jacques Blanc. - Oui !
M. Jean-Louis Carrère. - Fallait-il adhérer à la politique de « guerre contre le terrorisme » du président Bush au moment même où celle-ci est si clairement en faillite que les néoconservateurs français, qui avaient soutenu les différentes aventures guerrières de Bush tendent à s'en démarquer ?
Cette fois, personne ne répond oui !
M. Jacques Blanc. - Si, moi, j'ai dit oui !
M. Jean-Louis Carrère. - Nous sommes donc à l'heure d'un premier bilan, certes provisoire, mais d'un bilan d'étape, il est encore temps de rectifier le tir. Hélas, sous la conduite du Président de la République, la France fait preuve d'immobilisme.
Dans le conflit entre Israël et la Palestine, la voix de la France semble s'être tarie. Vous vous êtes rendu à maintes reprises au Liban, monsieur le ministre des affaires étrangères, mais pour quel résultat ? Y a-t-il encore des positions françaises originales ? Un récent article du Monde déplorait la dégradation de l'image de la France. On peut même parler d'un divorce flagrant avec l'Afrique. Comment ne pas s'inquiéter de notre effacement dans des régions qui nous sont chères ?
Face au très complexe et potentiellement dangereux dossier iranien : la France calque ses positions sur le modèle américain : est-ce qu'il y a des propositions françaises originales, quel est le bilan de la politique des sanctions ? Par ailleurs, et malgré les changements intempestifs des ministres, il y a un divorce flagrant entre notre pays et le continent africain. Le journal Le Monde s'est fait l'écho, le 26 avril, de la remarque des ambassadeurs français en poste en Afrique qui soulignaient « la dégradation de l'image de la France sur le continent ». Ainsi se dessine petit à petit, depuis douze mois, l'effacement diplomatique de la France dans des régions qui nous sont chères. La poussive relance d'une « Union méditerranéenne » mal acceptée par nos partenaires européens ne suffira pas à changer cette impression.
Quand quelque chose bouge, c'est dans la mauvaise direction En mettant ses pas dans ceux du président finissant George Bush, M. Sarkozy a fait un mauvais calcul. II aurait été plus avisé de réfléchir à l'après-Bush et de poser les jalons d'une politique autonome de la France, au lieu de s'embarquer dans un suivisme, au sein de l'Otan, en Afghanistan, au Proche et au Moyen-Orient, qui ne peut pas servir à préparer l'avenir. Ce suivisme nous fait rentrer dans le rang, on s'aligne au sein d'un fantasmagorique « bloc occidental » ; du coup, la France n'a plus le crédit international accordé par un positionnement original, autonome.
La seule rupture vérifiée concerne le progressif alignement de la France. Je reviens d'une mission en Afghanistan, dont je rendrai compte en priorité à la commission des affaires étrangères ; je puis tout de même vous livrer quelques analyses. Nicolas Sarkozy confirme, lors de son émission télévisée du 24 avril, l'envoi de sept cents soldats français en renfort, portant l'effectif total à trois mille hommes. Trois jours plus tard, son argumentaire vole en éclats, lorsque le président Karzaï échappe à un attentat dans le stade de Kaboul, pourtant sous protection des forces spéciales américaines et des forces de l'Otan. Depuis des mois, les responsables de l'Alliance assuraient que l'armée afghane allait pouvoir prendre le relais et contrôler le centre du pays : ils sont démentis. Dans les jours qui suivent, de nouvelles attaques talibanes menacent Kaboul malgré les cinquante mille soldats occidentaux dans le pays. Washington parle d'envoyer plusieurs dizaines de milliers d'hommes supplémentaires, qui seraient transférés d'Irak. Le processus politique est en panne, la corruption gangrène l'armée comme l'administration, même si Nicolas Sarkozy a préféré parler des horreurs talibanes. Depuis bientôt sept ans en Afghanistan, les États-Unis, relayés par l'Otan, n'ont construit ni solution politique ni armée afghane, pas plus qu'ils n'ont libéré la population de la misère, du terrorisme et des milices. À quoi sert l'engagement français ? L'Alliance atlantique dit avoir une réponse ; la réalité de tous les jours vient la démentir.
On peut continuer à accumuler indéfiniment des moyens militaires pour tenter de sécuriser l'Afghanistan, il faut aussi avoir une vision régionale, notamment vis-à-vis du Pakistan. La frontière entre ces deux pays est longue de 2 500 km et traverse des zones très accidentées et difficiles à contrôler. Il est de notoriété publique que des bases des insurgés afghans existent dans les zones tribales du nord-ouest du Pakistan, limitrophes de l'Afghanistan. Ces bases arrière leur permettent de poursuivre les hostilités. Quelles sont les mesures susceptibles d'améliorer la situation sur cette frontière ? Quel est l'état d'esprit des nouvelles autorités pakistanaises ? Sont-elles disposées à coopérer ?
Certaines évolutions régionales nous interpellent : le nouveau gouvernement pakistanais se montre plus ouvert au dialogue avec les insurgés d'Al-Qaïda, et les États-Unis seraient disposés à encourager les négociations menées par Islamabad avec certains éléments extrémistes. Est-ce que la décision d'envoyer des nouvelles troupes françaises en Afghanistan prend en compte ces différents éléments ? De quelle manière notre diplomatie est-elle associée à ces évolutions ? Nous avons rencontré à Kaboul le président de la commission de la défense du Sénat afghan, que nous a-t-il dit ? Que si nous n'avions pas de position originale ni d'influence sur nos alliés, il valait mieux nous retirer ! (M. le ministre des affaires étrangères s'étonne vivement) Je pourrai vous rapporter ses propos exacts, ils ont été encore plus cinglants !
L'Afghanistan ne peut pas être isolé d'un contexte stratégique fort compliqué : avec deux grands voisins instables et imprévisibles, l'Iran et le Pakistan, lequel possède déjà l'arme nucléaire. L'Inde, puissance émergente, cherche aussi à jouer un rôle propre au niveau régional...
Alors, de quelle façon la France, l'Union européenne, peuvent-elles faire en sorte que ces différents acteurs régionaux s'inscrivent dans une dynamique de paix ? Ce ne sera pas possible si l'on continue à suivre aveuglement des politiques qui ont failli. L'évolution en Afghanistan est en rapport étroit avec l'environnement régional. La très forte présence des États-Unis en Asie centrale ne doit pas nous empêcher de développer une politique dans cette région ; la prochaine présidence française de l'Union européenne devrait être l'occasion de déployer des initiatives originales ; sans développement économique et social, sans libertés, il n'y a pas de sécurité possible. Est-ce qu'à cette occasion la France ne pourrait pas être le moteur d'une initiative régionale de paix ?
En conclusion, ce premier débat du quinquennat, qui devra être suivi d'autres actes parlementaires, nous aura donné l'occasion de faire entendre nos propositions et nos critiques. Si je devais synthétiser ma pensée, je dirais que le problème à l'heure actuelle est qu'on ne voit pas quelle est la colonne vertébrale de l'action extérieure de la France. Je le dis avec gravité, la carence est des plus préoccupantes. (Applaudissements à gauche)
M. Adrien Gouteyron. - Je salue l'initiative du président de la commission des affaires étrangères, d'organiser au Sénat un débat sur la politique étrangère de la France. Au moment où l'on prépare une révision constitutionnelle visant à renforcer les pouvoirs du Parlement, c'est bien le moins pour les sénateurs de débattre de politique étrangère avec le Gouvernement. Je prends aujourd'hui la parole en ma qualité de rapporteur spécial de la mission « Action extérieure de l'État ».
Je veux à ce titre insister sur le lien entre les ambitions politiques de la diplomatie voulue par le Président de la République et les instruments de la politique extérieure de l'État, mis en oeuvre par une pluralité de ministères et d'agences. De ces instruments, le ministère des affaires étrangères n'a pas le monopole, même s'il doit être un chef de file respecté.
Être l'animateur d'une politique par nature interministérielle demande de faire fructifier la diversité des ressources humaines dont dispose notre État, qu'il s'agisse de nos diplomates politiques, de nos diplomates culturels, de nos diplomates économiques, pour les mettre au service de notre action à l'étranger.
Le poids de notre parole à l'étranger est inséparable de ce que nous sommes à l'intérieur de nos frontières et la portée de notre politique étrangère dépend autant de l'imagination de notre diplomatie que du dynamisme de notre économie et du fonctionnement de notre armée, autant de notre réseau d'ambassades que du rayonnement de nos universités, autant de notre gestion des crises que de la maîtrise de nos finances publiques et du respect de nos engagements européens. Aujourd'hui, l'influence réside moins dans une politique que dans la vitalité de notre culture et de notre langue. Le ministre pourrait nous dire : « Faites-moi de la bonne politique économique, budgétaire, éducative, culturelle, préservez un outil de défense crédible, et je vous ferai de la bonne politique étrangère ». A l'heure de la mondialisation, l'influence se mesure à notre capacité à être considérés comme une référence ou un exemple. Le sommes-nous aujourd'hui ?
En matière de politique étrangère, le succès se résume en trois mots : crédibilité, constance et indépendance. La crédibilité, c'est de ne jamais se payer de mots et de toujours confronter ses discours à la possibilité de ses actes -l'approche de la diplomatie et de la défense vont souvent de pair. La constance, c'est d'approfondir le sillon laissé par nos prédécesseurs, un écart pouvant être compris par nos amis, mais aussi par nos ennemis, comme un changement de cap, au risque de faire dérailler notre politique. L'indépendance, c'est évidemment la clé de notre souveraineté et la clé de nos positions.
M. Roger Romani. - Très bien !
M. Adrien Gouteyron. - A l'aune de ces trois mots, vous pouvez comprendre quelle serait ma position si une évolution sur certains sujets majeurs comme l'Otan venait à être évoquée. Et on comprend bien aussi comment l'idée nouvelle d'Union de la Méditerranée, idée forte et belle du Président de la République, ne prendra toute sa force que si elle est en mesure d'amener la paix sur l'autre rive de la Méditerranée, en Palestine et en Israël, et aujourd'hui au Liban ....
Mme Nathalie Goulet. - Très bien !
M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes. - Bonne chance !
M. Adrien Gouteyron. - .... au Liban où l'autorité de l'État et du Gouvernement est défiée. La souveraineté de ce pays reste visiblement insupportable pour certains. Face aux troubles actuels, vous avez choisi la discrétion et je ne vous critiquerai pas. Nous avons privilégié l'attente, celle des résultats de la médiation de la Ligue arabe. Mais notre politique se mesurera à nos succès, et à notre contribution à la concorde civile, alors que dix huit mille Français vivent au Liban, que notre armée y est déployée. La prudence passée, il ne faudra pas hésiter, s'il le faut, à mobiliser au sujet du Liban la communauté internationale tout entière, car la paix du Liban, ce n'est pas un enjeu de politique intérieure pour ce pays, c'est un enjeu régional, pour la Méditerranée, pour le monde arabe, et un enjeu international pour le dialogue des civilisations.
Dans cette perspective, face à l'urgence des crises que le monde traverse, le Livre blanc, exercice terre à terre nécessaire, ne peut être un contrefeu à la revue générale des politiques publiques voulue par le Président de la République. Cet exercice de prospective doit éviter deux écueils.
Le premier serait de réduire la voilure pour faire de l'action extérieure de l'État une variable d'ajustement budgétaire, en faisant supporter aux dix milliards d'euros consacrés annuellement à cette mission essentielle, les coupes que d'autres ministères s'ingénient à éviter en s'abstenant de réformes ou en pratiquant des réformes en trompe l'oeil. Il y a bien entendu des évolutions à accepter mais sans transiger sur l'essentiel : un réseau diplomatique universel et qui doit le rester.
MM. Roger Romani et Robert Del Picchia. - Très bien !
M. Adrien Gouteyron. - Il y a aussi des choix à faire, celui, sans cesse différé, entre multilatéralisme et bilatéralisme. Nos contributions internationales dépassent largement les crédits affectés à notre action bilatérale et c'est la croissance des crédits mis à disposition des organisations internationales qui compromet, au fil des années, nos moyens d'actions à l'étranger. Dans une enveloppe budgétaire contrainte, le bilatéral paye pour le multilatéral. Il est temps de rationaliser nos contributions internationales et de demander aux organisations multilatérales les mêmes efforts de gestion que ceux que nous demandons à notre propre administration. Dans ce domaine, il ne doit pas y avoir de tabou : le Président sénégalais Wade s'est bien publiquement interrogé sur l'efficacité de la FAO ; nous pouvons, nous aussi, nous interroger sur celle de certains instruments multilatéraux. Dans le budget de l'action extérieure de l'État, il nous faut maîtriser tout risque d'inflation pour éviter de sacrifier l'essentiel : les ressources humaines nécessaires à une diplomatie politique, économique et culturelle d'excellence.
Le second écueil du Livre blanc serait de résumer notre diplomatie à une pure logique de moyens, alors qu'elle est fondamentalement une politique de puissance. Globalement et par rapport à nos voisins, nous n'avons aucunement à rougir du budget de notre action extérieure. Il me semble par ailleurs artificiel de distinguer défense et action extérieure de l'État. Par exemple, comment faire des propositions pertinentes en matière de gestion des crises, sans lier l'une à l'autre ?
Le futur lecteur du Livre blanc que je suis aspire à y trouver des objectifs clairs, un chemin vers des résultats à atteindre tangibles, un renouveau profond de certains instruments -je pense en particulier à la diffusion culturelle à l'étranger- et un recentrage sur des priorités essentielles. Laissons par exemple les questions d'immigration et de visas au ministère qui en a la charge ! C'est seulement ensuite qu'il conviendra de dessiner une organisation plus efficace, non pas du seul Quai d'Orsay, mais de l'ensemble de l'action extérieure de l'État, et d'en présenter les conséquences budgétaires. Dans tout domaine de l'action de l'État, les objectifs sont premiers : dès lors qu'ils sont clairement exprimés, le budget n'en est qu'une conséquence. Pour réussir dans cette démarche, il nous faut absolument entrer dans une culture d'évaluation des résultats de nos actions : les diplomates ont une sainte horreur des indicateurs de performance, mais sans évaluation et sans contrôle de gestion performant, nous ne réformerons pas l'action extérieure de l'État. Or, la diplomatie n'est pas une nostalgie, où nous cultiverions à Washington le souvenir de Lafayette, la mémoire de l'Entente cordiale à Londres et celle de la Pologne d'avant-guerre à Varsovie, elle exprime ce qui fait, aujourd'hui, la force et le talent de notre pays. (Applaudissements à droite et au centre)
M. Jacques Blanc. - Je remercie moi aussi M. de Rohan d'avoir suscité ce débat où je vais faire entendre une tonalité un peu différente.... Je m'étonne en effet que l'on n'insiste pas sur les succès de notre politique étrangère remportés depuis un an grâce au Président de la République, au Gouvernement et à vous-même, monsieur le ministre. Rappelez-vous où nous en étions alors, lorsque l'Europe était en panne : il a fallu l'opiniâtreté et le courage de Nicolas Sarkozy pour convaincre la présidence portugaise, puis allemande, de réactiver le traité de Lisbonne, lequel permettra l'indispensable politique étrangère et de défense commune à toute l'Union. Il faut prendre acte de ce succès.
De même pour cette magnifique idée de l'Europe méditerranéenne. J'ai assisté à Barcelone, présidant à l'époque le comité des régions d'Europe : force est de reconnaître que ce processus était en panne et que nous en sommes sortis grâce au projet ambitieux de Nicolas Sarkozy ; il ne faut pas l'oublier, au moment où les affrontements au Liban nous inquiètent. On a enclenché un processus que j'espère irréversible et susceptible d'aboutir à la paix.
De même, il serait difficile d'oublier les initiatives de la France au Darfour, au Soudan et au Tchad avec l'Eurofor.
En Afghanistan aussi, la France a pris des initiatives -autres que militaires -et ce n'est pas la faute de Nicolas Sarkozy si ce pays n'est pas encore sorti de ses épouvantables difficultés. En tout cas, nous y avons montré notre détermination à lutter contre le terrorisme et à rechercher une solution politique.
Et est-ce la faute de la France s'il n'y a pas encore la paix en Palestine ? La conférence de Paris a eu des effets positifs.
Les évènements du Liban sont-ils de la faute de la France ? Non ! Monsieur le ministre, vous avez tenté d'y activer les chances de paix entre les forces antagonistes, internes comme externes, et les conclusions de La-Celle-Saint-Cloud ont été reprises par la Ligue arabe !
Nous aspirons tous à des résultats tangibles mais personne ne peut demander à la France de changer la face du monde à elle seule et en une seule année. Il est également injuste de lui reprocher de changer de stratégie alors qu'elle ne vise qu'à donner des chances supplémentaires à l'Europe de la défense.
La France doit mesurer la chance qui est la sienne de pouvoir porter des messages dans le monde. Je suis inquiet de voir que certains de nos amis députés veulent introduire, dans la suppression du référendum pour l'élargissement européen, une clause spéciale concernant la Turquie. Or, la question de l'adhésion de la Turquie ne sera pas réglée avant dix ou quinze ans. Nous devons respecter les négociations en cours ! Ce peuple, qui fait de si grands progrès, a droit à notre respect. C'est un pays musulman laïc : il n'y en a pas tant dans le monde ! Ne lui faisons pas croire que nous ignorons la chance que la Turquie représente pour l'équilibre du monde.
Je ne suis pas idolâtre de la politique menée, mais je sais reconnaître que l'action du Président de la République depuis un an a sauvé l'Europe ! (Applaudissements sur les bancs UMP)
M. Jean-Guy Branger. - Je remercie chaleureusement M. de Rohan, qui a pris l'heureuse initiative de ce débat majeur pour l'avenir de la France et sa capacité à jouer un rôle dans la gestion des affaires du monde. Monsieur le ministre, je sais que vous ne ménagez pas votre peine !
Les études d'opinion et les sondages montrent que les Français ont peur du monde, et qu'ils placent non dans l'exception française, mais dans l'Europe leurs espoirs de maîtriser les évolutions globales. Seul levier pour équilibrer l'influence des États-Unis et les amener à prendre en compte le point de vue de leurs alliés historiques, l'Union est investie par les Français d'un mandat redoutable : restaurer une ambition que la grandeur perdue n'a pas permis de réinvestir.
Toute politique exige courage et volonté...
M. André Rouvière. - Et des moyens !
M. Jean-Guy Branger. - ...particulièrement en diplomatie. Une politique étrangère rationnelle suppose à la fois une vision du monde et une vision de la France. Dans beaucoup de cas, une prime échoit à celui qui voit clair et ose dire ce que d'autres n'osent exprimer. Qu'on aime ou non le personnage -et pour ma part, je l'aime- le Général de Gaulle avait une politique étrangère.
Le monde actuel a davantage besoin que chacun assume ses choix. Depuis que je suis parlementaire -et cela fait quelques années !- j'ai pu noter que, dans les déclarations de politique générale la politique étrangère était réduite à la portion congrue. Certes, j'ai à chaque fois entendu le coup de clairon rituel sur « le rôle mondial de la France », mais je n'ai trouvé ni vue d'ensemble, ni projet. Par ailleurs, nos dirigeants, comme les médias, ne replacent que rarement les sujets d'actualité dans un ensemble. Ce débat nous offre la rare occasion de nous éclairer sur la politique étrangère de notre pays.
Nous avons la chance d'avoir élu un Président de la République ayant la volonté politique de prendre les décisions qui s'imposent et le courage d'en assumer les conséquences politiques. Nous sommes certains que la France fera entendre sa voix à l'extérieur avec force et courage. L'activisme diplomatique est légitime seulement s'il correspond à une stratégie d'influence, et qu'il est l'expression d'une ambition.
Des limites à notre politique étrangère existent. Elle se heurte ainsi à des contraintes budgétaires. Pour autant, il faut rompre avec l'isolement, non seulement au niveau européen, mais aussi au plan international.
Au niveau national, notre réseau diplomatique et consulaire rencontre des difficultés financières. Une réforme doit être menée, et nous disposons à cet effet des excellents rapports budgétaires de notre collègue Adrien Gouteyron.
Sur le plan européen, et grâce à l'action du Président de la République, les choses se sont améliorées depuis l'échec du référendum de 2005. Je me félicite que le couple franco-allemand, axe majeur de notre diplomatie, ait retrouvé sa vitalité.
M. Jean-Louis Carrère. - C'est plutôt un axe franco-italien !
M. Jean-Guy Branger. - Sans l'Allemagne, la France ne peut espérer rallier ses partenaires ou d'autres États à ses initiatives diplomatiques. Or, notre capacité d'entraînement est un élément fondamental de notre politique étrangère comme nous venons d'en faire l'expérience avec le dossier de l'Union pour la Méditerranée. Le couple franco-allemand est plus que jamais au coeur de l'Europe : sans lui, rien n'est possible.
Sur le plan international, le remplacement de la bipolarité par un système marqué par la suprématie américaine et la position de force de la langue anglaise, alors que la francophonie s'affaiblit, ne sont pas un contexte favorable. Comment construire une nouvelle capacité d'entraînement de la diplomatie française, et ne pas tomber dans la rhétorique américaine ? Le volontarisme politique doit nous permettre de trouver de nouvelles marges de manoeuvre, grâce à une véritable politique étrangère européenne. Celle-ci est insuffisante. Car, si elle n'a plus de raison d'être en Europe, hors d'Europe elle est plus que jamais nécessaire. La diplomatie européenne se contente de discours non suivis d'action, de financements jamais assortis de conditions. Depuis la chute du mur de Berlin, en matière de guerre et de paix, de démocratie, de développement, rien n'aurait été différent sans le « club de gentils membres » de l'Union. Il est temps que l'Union prenne en charge sa défense et sa sécurité en affirmant avec force une politique étrangère commune, qu'elle revoie sa définition des menaces et en finisse avec l'illusion de vivre dans un monde où les conflits ne concernent que les autres ! Elle doit mener les réformes institutionnelles qui s'imposent, séparer le diplomatique du communautaire, réviser et harmoniser les politiques étrangères nationales, enfin repenser ce qui fait l'unité de son destin.
En 2009, vingt ans se seront écoulés depuis la chute du mur de Berlin, l'Europe de l'Ouest aura trente ans d'expérience en matière de coopération politique, la Communauté européenne aura dépassé son demi-siècle d'existence et la génération née après la guerre passera le flambeau à celle qui est née après mai 1968 ! Pendant cette période où l'Europe, comme absorbée par sa propre gestation, s'est mise en parenthèse du monde, la population mondiale a triplé, de même que le nombre d'États représentés aux Nations Unies. Nous devons prendre en compte ces évolutions et nous tourner vers l'avenir pour exister face aux États-Unis sans se brouiller avec eux, et exister en Europe sans sacrifier au plus petit dénominateur commun. Le retour de la Russie sur la scène internationale suscite en Europe et aux États-Unis interrogations et inquiétudes : il faut aussi prendre en compte cette réalité.
Ma conviction est que l'avenir de notre diplomatie est européen. Les pays européens ont conquis le privilège historique d'être vaccinés contre la guerre. Ils sont tous devenus pacifiques, voire pacifistes, et considèrent que la guerre, désormais, c'est pour les autres. Le chaos africain ne nuit qu'aux populations locales, les puissances émergentes d'Asie sont trop absorbées par leurs rivalités régionales pour s'intéresser à nous, et les « États voyous » sont loin !
Comme l'Amérique joue pleinement son rôle de gendarme mondial et de bouc émissaire universel, laissons aux États-Unis l'ivresse de la puissance et le sale boulot d'user de la violence contre les violents, concentrons-nous sur nos intérêts économiques et sur l'image de vieux sages donneurs de leçons ! Cette philosophie du lion devenu vieux et ce cynisme de l'irresponsable peuvent se défendre si nous sommes à l'abri. Si nous avons tout notre temps, nous pouvons nous émerveiller de ne mettre que cinq ou six ans pour concrétiser la modeste déclaration de Saint-Malo sur la sécurité de l'Europe, et seulement dix à douze ans pour extrader systématiquement les terroristes entre nos États, nous pouvons nous extasier devant l'audace de confier la présidence du conseil des affaires étrangères et l'une des vice-présidences de la Commission au Haut représentant de l'Union pour la politique étrangère et de sécurité commune. Mais si la menace terroriste était une réalité ? S'il était vrai qu'une demi-douzaine de pays haïssant l'Occident détenait des armes très dangereuses ? Si des fanatismes inédits jaillissaient des mégalopoles monstrueuses d'Afrique, d'Amérique latine ou d'Asie, tournant contre les privilégiés de l'Ouest le désespoir de la jeunesse ? Si les Américains se lassaient de payer pour nous en argent, hommes et réputation ? Si nous étions finalement les seuls vraiment vaccinés contre la guerre, comme le suggèrent les combats qui ensanglantent le tiers de l'Afrique, l'embrasement permanent du Proche-Orient, les affrontements en Afghanistan et l'augmentation régulière des budgets militaires sur les continents autres que le nôtre ?
Qui était réaliste en 1930 ? Les vieilles gloires qui se préparaient à un nouvel été 1914 ou l'officier qui écrivait Le fil de l'épée -sous les sarcasmes ? En 2008, où est le réalisme ? Shimon Peres a dit : « Quand vous perdez votre ennemi, vous perdez votre politique étrangère. » Il est temps que les pays européens portent en terre les fantômes du XXème siècle et regardent les nouveaux défis ! (Applaudissements à droite)
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - La politique étrangère de la France repose sur des principes essentiels énoncés dès la deuxième moitié du XXème siècle : le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, le respect des droits de l'homme, l'État de droit, la coopération internationale pour la paix. Bien que ces principes restent intangibles, la fracture internationale toujours plus profonde, la fragmentation de l'espace en affrontements interethniques sur fond de cataclysmes naturels ou de crise alimentaire et l'inquiétude croissante de nos concitoyens nous obligent à redéfinir les grands axes de notre politique étrangère. Je remercie donc M. le ministre pour avoir accepté le débat d'aujourd'hui.
Dynamique, courageuse et ambitieuse, notre politique étrangère doit s'articuler avec les institutions européennes et internationales, mais aussi avec un cadre national marqué par les restrictions budgétaires et les craintes des Français. Un de nos illustres prédécesseurs devenu Président du Conseil, Georges Clemenceau, ne martelait-il pas avec clairvoyance que la politique étrangère et la politique intérieure forment un tout ?
Notre pays est tout petit à l'échelle du monde, mais nourrit de grandes ambitions. Nous devons donc nous concentrer sur quelques objectifs essentiels. Nous serons jugés sur notre aptitude à développer une communauté d'influence à travers le monde. Cette stratégie doit avoir deux pôles principaux : une mise en synergie de notre présence à l'étranger ; l'appui à la démocratie et au progrès dans un monde globalisé. Alors que le travail quotidien de nos chancelleries à travers le monde n'est plus à démontrer, notre capacité à déployer une stratégie d'influence s'affaiblit chaque année malgré un besoin universel de France et de ce que notre pays représente pour la démocratie, la tolérance et la liberté. Nous devons préserver cette image qui fait notre force, mais nous échouons souvent. Pourquoi ? Parfois, par simple incohérence. Ainsi, nous envoyons beaucoup de jeunes en Afghanistan, mais nous ne pouvons enseigner le français aux soldats afghans qui le réclament !
Pour mieux incarner nos valeurs, nous devons les diffuser. J'applaudis donc à la création de France 24, mais nous ne pouvons agir seuls et devons absolument le faire au niveau de la francophonie et de TV5.
Pour gagner la bataille de la francophonie, nous devons ne pas nous tromper de cible : notre priorité devrait être constituée par les jeunes et les enfants. Certes, notre merveilleux réseau d'établissements scolaires aux quatre coins du monde permet de former l'élite de nombreux pays, mais nous devons aussi apporter des programmes éducatifs en français destinés aux jeunes, via une banque de programmes, par des heures d'antenne réservées sur TV5 ou France 24, voire par une télévision spécifique ou par Internet. Monsieur le ministre, je vous exhorte à vous rendre au Qatar pour y visiter Al Jazeera children's channel, une chaîne spécialement destinée aux enfants, créée avec l'aide de la France. Nous pourrions l'utiliser comme modèle pour la francophonie et mettre en place un partenariat pour des programmes en français.
Partout, nous avons besoin de cohérence et de rationalisation. Nous devrions sans doute nous interroger sur la pertinence d'une présence diplomatique, économique et culturelle qui change tous les trois ans. Les réussites économiques sont souvent la conséquence d'un travail de fourmi poursuivi au fil des ans. Il est affligeant de constater le décalage dramatique entre notre commerce extérieur et celui de l'Allemagne, dont le réseau diplomatique est pourtant moins ample. Ne pourrions-nous accepter de maintenir en poste nos diplomates, lorsqu'ils le souhaitent après avoir fait leurs preuves ? (Mme Goulet approuve) A ce propos, je regrette que nombre de nos diplomates recrutés pour leur connaissance de langues rares ne soient guère affectés dans leur zone de compétence. Ne vaudrait-il pas mieux, à l'instar de la Grande-Bretagne, recruter les meilleurs pour les former intensivement à la langue, à la culture et aux enjeux du pays d'affectation ?
Beaucoup d'améliorations ne coûteraient pas très cher. Nous avons besoin de bon sens et d'analyser nos forces et nos faiblesses. Lorsqu'il était Premier ministre, M. Raffarin avait créé le Comité pour l'image de la France à l'étranger. Cette structure pourrait être réactivée. Nous pourrions y trouver des enseignements sur ce qu'il faut changer, par exemple dès l'accueil des étrangers à Roissy.
L'élue des Français de l'étranger que je suis ne peut s'empêcher d'évoquer l'amertume de nos compatriotes établis hors de France. Alors qu'ils constituent le meilleur atout de notre pays à l'extérieur de ses frontières, ils se sentent parfois méprisés. Ils s'inquiètent de la disparition de nombreux consulats et des menaces sur les Alliances françaises au profit d'une coopération universitaire dont le budget est inférieur à celui de l'Opéra de Paris ! L'annonce officielle que la plupart d'entre eux ne seraient plus invités, faute de moyens, aux réceptions du 14 juillet dans nos ambassades a créé un véritable choc pour nos compatriotes. Comment ne pas comprendre leur amertume face à un événement aussi symbolique pour les valeurs qui leur sont chères ?
Par ailleurs, lorsqu'un rapatriement leur est imposé pour leur propre sécurité, nos concitoyens de l'étranger devraient bénéficier d'un fonds public permanent de solidarité. Tel est le sens d'une proposition de loi que j'ai signée avec les autres sénateurs représentant les Français établis hors de France et que j'ai récemment déposée sur le bureau du Sénat.
Enfin, je souhaite une réflexion sur les autres moyens de renforcer notre présence à l'étranger. Je pense notamment à l'élaboration d'un statut d'élu des Français de l'étranger, à la refonte des journées d'appel et de préparation à la défense (JAPD), à la revalorisation du rôle des consuls honoraires -entièrement bénévoles, qui devraient au moins une fois au cours de leur mandat rencontrer les autorités françaises à Paris. La création d'une collectivité d'outre-frontières constituerait un progrès décisif.
Enfin, nous ne pouvons rester impassibles devant le drame birman. Je viens à l'instant d'une conférence de presse à l'Assemblée nationale, avec des moines birmans. Il faut faire pression sur les pays de l'Asean afin que, dépassant le principe sacro-saint de la souveraineté, ils prennent en considération la souffrance d'un peuple. J'ai suggéré qu'un appel des parlementaires européens demande un largage de vivres, et d'aliments dans le delta de l'Irrawady. Ce serait une violation de l'espace aérien, mais nous devons y arriver. Monsieur le ministre, je vous fais confiance pour défendre un droit, ou plutôt un devoir, d'ingérence, car la politique étrangère doit prendre en compte le plus important : le respect des hommes ! (Applaudissements à droite et au centre)
M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes. - Je remercie tous les orateurs, ainsi que Mme Garriaud-Maylam, qui a parlé de l'actualité. Je me suis prêté à cet exercice avec beaucoup de bonheur. Je félicite le président de la commission pour cette initiative, ainsi que vous tous, mais je vous rappelle que, le Gouvernement étant maître de l'ordre du jour, j'y suis aussi pour quelque chose... (Sourires) J'espère que ce débat se renouvellera deux fois par an, comme le souhaite le président de la commission, et plus souvent si vous le voulez. Je pensais sombrer parfois dans la torpeur, il n'en a rien été. (Sourires) Chaque orateur m'a apporté beaucoup, par ses critiques comme par l'aspect positif de son intervention. Face à l'abondance des propos, je ne pourrai répondre directement à chacun. J'évoquerai les sujets communs, qui me mèneront au-delà.
Monsieur de Rohan, je vous remercie une nouvelle fois d'avoir suscité ce débat. J'ai tenté de multiplier les échanges avec les deux assemblées, et je continuerai de le faire. Vous avez indiqué, avec raison, que la mondialisation est parvenue à un moment délicat avec l'expansion des pays émergents. Vous y incluez la Russie, qui émerge depuis un moment déjà, voire moins qu'avant... Il faut de toute façon conforter le dialogue avec elle.
La mondialisation a remis en cause l'universalité des valeurs occidentales. Elles ne sont pas périmées, mais le trouble provient de ce que, durant un certain temps, les pays riches vont y perdre face aux pays pauvres. Les valeurs, la richesse se partageront, s'interpénétreront, et cela ne se fera pas, au début, aux dépens des pays pauvres. Ce n'est que justice. Ce qui nous inquiète, ce sont les délocalisations, les modes de travail de pays où l'armature sociale est peu développée. La réflexion générale est moins facile que lorsque le monde était partagé en deux blocs, elle a même un parfum inquiétant car la mondialisation nous place en concurrence avec tous les pays du monde. Durant plusieurs années, nos certitudes, voire notre confort seront remis en cause, alors même que les richesses sont mal partagées à l'intérieur de notre pays. Nous n'en parlons pas assez.
Deux Livres blancs auxquels vous participez, monsieur de Rohan, analysent cette tendance : le premier pour la politique extérieure, le second pour la sécurité et la défense. Ces domaines étant liés, nous aurons intérêt à les lire ensemble. Vous avez évoqué un certain nombre d'objectifs, également définis par le Livre blanc élaboré par Alain Juppé, Louis Schweitzer et une importante commission.
Je commencerai par la construction européenne, en me réjouissant de sa relance. Où serions-nous, nous qui avons voté non -j'ai pour ma part voté oui-, si certains grands pays, dont l'Espagne, ayant approuvé la Constitution par référendum, n'avaient pas accepté d'aller de l'avant sur une idée du Président de la République acceptée par la présidence allemande et mise en oeuvre par la présidence portugaise ? L'attitude des Espagnols a été une bonne surprise. La situation a évolué grâce à l'efficacité de la diplomatie française, bien qu'elle ne soit qu'au deuxième rang mondial. J'ai bien entendu les propos de Mme Garriaud-Maylam : avec un réseau diplomatique moins étendu, l'Allemagne aboutit à de meilleurs résultats que nous dans le domaine industriel. Il faudrait y réfléchir.
Parallèlement, des projets concrets sont mis en oeuvre, telle l'Union pour la Méditerranée, quelles que soient les petites péripéties franco-allemandes qui l'émaillent. Rappelez-vous les trois grands couples précédents : tous se sont insultés, et sur un ton plus violent que les échanges entre Nicolas Sarkozy et Angela Merkel. Consultez les journaux au sujet des relations entre François Mitterrand et Helmut Kohl, Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt, Jacques Chirac et Gerhard Schröder...
M. Jean-Louis Carrère. - Cela avait une autre allure !
M. Bernard Kouchner, ministre. - Je ne le crois pas. Tous se sont disputés avant de se réconcilier. Cette fois, la réconciliation est intervenue plus rapidement autour du projet d'Union pour la Méditerranée.
Monsieur de Rohan, vous avez évoqué les combats pour les droits de l'homme, qu'ils soient localisés et réussis, comme la libération des infirmières bulgares et du médecin palestinien, ou à venir, comme celle des otages en Colombie, et également à l'échelle de la planète. Nous ne devons pas seulement intervenir pour défendre un prisonnier mais pour les droits de l'homme en général, et c'est ce que nous avons fait. Ainsi, pour la population tchadienne déplacée -il ne s'agit pas des réfugiés du Darfour-, nous avons mis en place la plus grande force européenne jamais déployée. Il s'agit d'une action pour les droits de l'homme, pas pour ceux de M. Déby. Et je pourrais citer beaucoup d'autres exemples, tels les chrétiens d'Irak que nous allons accueillir. J'ai rencontré ces chaldéens, passés de 1,2 million de personnes à 400 000 et qui croupissent dans des camps, en Jordanie ou ailleurs. En concertation avec Brice Hortefeux, nous leur avons accordé des visas particuliers.
Vous avez également évoqué de nouvelles règles pour la mondialisation, la proposition de réforme du comité de sécurité des Nations Unies et les plans pour la paix au Moyen-Orient lorsque la présidence américaine sera aux mains d'une nouvelle administration. On ne peut dire que la France est absente des tentatives de règlement des conflits : il n'y en a jamais eu autant, et nous avons la confiance des Israéliens comme des Palestiniens et de tous les pays arabes. J'ai passé la journée d'avant-hier en Algérie avec le président Bouteflika : nous nouons avec ce pays des rapports qui auraient été impossibles auparavant et ne sommes nullement accusés d'être des suppôts des Américains. Nous avons avec les pays du Golfe, notamment avec le Qatar, qui dirige actuellement la mission de la Ligue arabe au Liban, des rapports très fraternels. Ils ne nous reprochent rien, et surtout pas de nous ingérer dans le processus de paix. Après Annapolis, nous avons organisé la conférence de Paris, qui a accueilli une représentation exceptionnelle, comprenant bien sûr des pays du Proche-Orient mais allant aussi du secrétaire général des Nations Unies au plus petit pays. Les fonds rassemblés ont dépassé les prévisions : 7,7 milliards de dollars au lieu de 5. L'important était davantage l'élan politique ainsi exprimé plutôt que la contribution financière : celle qui m'a le plus émue est celle du Sénégal, un des pays les plus pauvres du monde, qui a versé 200 000 euros. Chypre, petite île partagée, a versé 2 millions -presque son budget.
Notre présence est peut-être discutée par les Français, mais elle est saluée par le reste du monde. Sans prétention, se manifeste, non un souffle, un grand air, mais un petit mouvement.
M. Jean-Louis Carrère. - Un zéphyr ! (Sourires)
M. Bernard Kouchner, ministre. - Vous avez raison de souligner qu'il n'y a pas assez d'argent pour le rayonnement culturel, parce que l'argent manque en France : la dette est fantastique -64 % du PIB-, sans compter le service de la dette ! Les gouvernements successifs ont fait des promesses...
M. Jean-Louis Carrère. - Vous aussi !
M. Bernard Kouchner, ministre. - ...qu'il faut ensuite tenir.
Oui, cela concerne la droite comme la gauche.
Pour commencer, j'ai été heureux de pouvoir maintenir le budget du quai d'Orsay, qui avait baissé de 11 % en dix ans. (M. Gouteyron approuve) On ne peut le réduire sans cesse et conserver un système universel. Certaines demandes sont d'ailleurs contradictoires. On ne peut multiplier les consulats alors qu'il y en a trop en Europe. A Berlin et au Sénégal, est menée une expérience de réduction coordonnée des représentants des diverses administrations, pas seulement des diplomates. Nous réalisons des ajustements très difficiles pour déplacer les personnels.
A Calcutta, à Karachi, il n'y a pas de consulat ! Dans les pays émergents, il faut faire montre de plus de réalisme pour répondre aux besoins des populations.
M. Hue juge notre politique étrangère terne. Je ne le pense pas (sourires) -mais sans doute ne suis-je pas objectif ! Certes, l'action internationale du Président de la République a été critiquée, mais elle a aussi été tant louangée que j'en avais parfois honte ! The Economist, dont chacun connaît le sérieux, dresse un bilan éloquent !
Concernant l'Afrique, je m'attendais à vous entendre citer le discours de Dakar plutôt que celui du Cap !
M. Robert Hue. - J'ai dit que le discours du Cap n'effaçait pas celui de Dakar !
M. Bernard Kouchner, ministre. - Ce qui compte, ce n'est pas le changement d'affectation d'un secrétaire d'État -qui en est d'ailleurs très content !- mais que notre politique en Afrique ait changé. Le Quai d'Orsay a demandé aux ambassadeurs en poste en Afrique leurs impressions ; le résultat est mitigé, mais l'Afrique a changé, nous avons changé !
Au Cap, le Président de la République a annoncé que tous nos accords de défense allaient être révisés : l'armée française n'est pas là pour maintenir des dictateurs au pouvoir. Toutes les bases françaises en territoire africain seront revues : il n'en restera pas beaucoup. Notre position devrait être comparable à celle du Royaume-Uni.
Mme Paulette Brisepierre. - Dommage...
M. Bernard Kouchner, ministre. - S'agissant de l'entente franco-allemande, tant malmenée, le dernier document sur l'Union méditerranéenne résume le nouvel élan. A Bucarest, la France et l'Allemagne étaient en première ligne, avec les quatre autres pays fondateurs de l'Union européenne, pour s'opposer à l'adhésion de la Géorgie et de l'Ukraine à l'Otan. Parce que nous sommes voisins de la Russie, il faut ouvrir le dialogue, adopter un nouveau ton envers elle.
M. Aymeri de Montesquiou. - Très bien !
M. Jean-Guy Branger. - Tout à fait !
M. Bernard Kouchner, ministre. - Il y a vingt ans, la Russie était le coeur du communisme ! Elle a changé, reconnaissons-le ! (M. Branger approuve)
L'alignement sur les États-Unis ? C'est un fantasme ! Je ne suis pas pro-américain par système, au contraire ! Sur le Kosovo, sur le changement climatique, nous ne sommes pas en accord ; sur l'Afghanistan, nous n'avons pas la même politique (M. Carrère se montre dubitatif)... Sur le Liban non plus -notre politique n'a pas marché, malheureusement, mais nous n'en sommes pas responsables ! Nous avons pris des risques, nous avons essayé, nous étions à un cheveu de la réussite. Les Chiites et les Sunnites s'étaient retrouvés sur trois points, mais la Ligue arabe est revenue sur sa position et, curieusement, on ne lui reproche pas ! Il y aurait un échange après le cessez-le-feu, une table ronde au Qatar... Celle que nous avions tenue à la Celle-Saint-Cloud, avec le Hezbollah, avait pourtant été un succès, mais qui s'est dilué... Peut-être avions-nous mis trop d'espoir dans ces conférences ?
Je me rendrai prochainement à Bethléem pour une conférence sur le rôle que peut jouer le secteur privé palestinien et israélien. Nous sommes présents en permanence ! En ce moment, le président Bush est sur place ; j'espère qu'il réussira, mais j'en doute. Nous voulons que la vie quotidienne des Palestiniens change, qu'ils adoptent les projets financés par la Conférence de Paris, mais les blocages israéliens demeurent, les colonies se développent... Ce n'est pas acceptable. Le Président de la République l'a dit, il le répétera en juin lorsqu'il se rendra en Israël et en Cisjordanie.
Quant à l'Union européenne, elle est membre du Quartet ; son représentant, Tony Blair, a fait lever quatre barrages...sur 540. La France a poussé pour que la nouvelle station d'épuration de Gaza reçoive cinquante à soixante tonnes de ciment par jour ; c'est un petit succès, certes insuffisant.
S'agissant de l'aide au développement, nous devons changer de méthode, trouver des financements innovants pour respecter les objectifs du millénaire. Nous sommes loin des 0,7 %. Personne ne s'en satisfait. J'espère que le redressement des comptes de la Nation permettra un effort supplémentaire. La semaine dernière s'est tenue une conférence sur l'assurance maladie, à travers le microcrédit et avec un financement public. Nous sommes pleins d'espoir : c'est une forme d'aide au développement.
Vous avez critiqué les dépenses faites dans un cadre multilatéral plutôt que bilatéral. Mais retirer l'argent du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, c'est priver les malades de traitement !
S'agissant de la Tunisie, la nuance est de mise : il y a des progrès concernant les droits des femmes, le respect des minorités religieuses, et sur le plan économique et social, mais aussi de nombreuses atteintes à la liberté de la presse, des prisonniers politiques, -sont-ils tous islamistes ? La critique est de mise.
L'Union méditerranéenne progresse. Le rendez-vous du 13 juillet réunira à Paris tous les pays méditerranéens et les membres de l'Union européenne. J'ai été agréablement surpris de l'accueil du président Bouteflika.
Oui, monsieur de Montesquiou, il faut développer les relations avec les organisations régionales, notamment en Afghanistan, pays que je connais bien. Le Président de la République n'a accepté d'envoyer sept cents hommes supplémentaires qu'à condition que la méthode change, que l'on favorise l'afghanisation. Si l'on se contente de survoler le pays avec nos avions, la population va nous percevoir comme une troupe d'occupation, et les paysans travaillant dur le jour, se feront talibans la nuit... Il faut coordonner les agences, les bataillons, les nations. Nous travaillons avec le représentant des Nations Unies, M. Kai Eide, pour préparer la conférence du 12 juin qui se tiendra à Paris.
A l'ouverture de cette importante conférence à laquelle participeront sans doute le secrétaire général de l'ONU et plusieurs chefs d'État, nous pourrons annoncer des mesures précises, issues de propositions de la société civile et des ONG, avec lesquelles nous préparons cette conférence de donateurs. Oui, nous progressons en Afghanistan, six millions d'enfants vont à l'école !
M. Jean-Louis Carrère. - Cessez de répéter ce chiffre ! Il est faux !
M. Bernard Kouchner, ministre. - Je connais l'Afghanistan par coeur, chaque village a son école !
M. Jean-Louis Carrère. - On ne fait qu'y garder les enfants !
M. Bernard Kouchner, ministre. - Formons les maîtres, c'est cela « l'afghanisation » ! L'état des routes s'améliore...
M. Jean-Louis Carrère. - Il n'y a pas de routes !
M. Bernard Kouchner, ministre. - Pas assez, mais davantage qu'avant ! Les femmes ont enfin le droit de vote, depuis 2004 !
M. Jean-Louis Carrère. - C'est une bonne chose !
M. Bernard Kouchner, ministre. - Voyez que nous sommes d'accord... Ce n'est pas parce que le Gouvernement fait quelque chose, que c'est nécessairement mauvais ! Il faut certes se rapprocher davantage de la population, mais ne dites pas que tout est perdu d'avance, sinon l'extrémisme aura gagné, et avec lui le terrorisme !
Certes, la police est corrompue, mais il y a aussi l'armée : elle compte 75 000 hommes, ce qui n'est pas négligeable ! Elle prendra le commandement de la région de Kaboul dans quelques semaines, c'est une bonne façon de passer la main.
Monsieur de Montesquiou, vous avez raison, il faut mutualiser les moyens de nos consulats. Nous avons connu des expériences peu probantes en Amérique centrale, mais cela ne doit pas nous empêcher d'aller plus loin dans ce sens, ces consulats n'ayant en fait pas grand chose à mutualiser.
Je vous signale en passant que nous avons remonté le rang français pour la transcription du droit européen.
M. Aymeri de Montesquiou. - Nous sommes à la seizième place...
M. Bernard Kouchner, ministre. - Au Liban, je crois que la solution ne saurait provenir du seul soutien au gouvernement Siniora, mais qu'elle passe aussi -je peux me tromper, mais je vous dis ce que je pense-, par la prise en compte de l'armée, qui compte 70 000 hommes dont près des trois-quarts sont chiites. Le général en chef de l'armée libanaise m'a dit que l'armée n'aurait pas pu intervenir davantage contre les milices, sans provoquer de guerre civile ; nous devons en tenir compte ! En tout cas, je crois que la Ligue arabe va aller dans ce sens.
Que s'est-il passé au Liban ? Rien moins qu'un basculement. Les Chiites étaient pauvres, on ne les voyait pas, ils s'en trouvaient négligés : c'est fini ! Le général Aoud l'a compris, puisqu'il est allé jusqu'à soutenir M. Nasrallah, ce que je ne fais pas... Oui, il y a eu un basculement vers les Chiites, qui n'étaient pas pris en compte alors qu'ils font partie intégrante de la population libanaise.
Si nous pouvons faire quelque chose de plus, nous le ferons ! Si le Président de la République, chef de notre diplomatie, en décide -je ne suis, moi, que le responsable local de la politique étrangère de la France-, nous reprendrons des opérations comme celles que nous avons déjà conduites avec les Espagnols et les Italiens, par exemple.
Monsieur Pozzo di Borgo, je peux d'emblée vous répondre qu'une politique extérieure de l'Europe, pour susciter de l'espoir, sera une tâche très difficile. Il y aura le président de l'Union, celui de la Commission, celui du Parlement, celui du pays qui assumera la présidence de l'Union... Nous nous sommes vus hier soir entre ministres des affaires étrangères, sans formalité aucune ni prise de notes, il ressort très clairement que chacun se préoccupe des services extérieurs : si d'aventure les services extérieurs devaient relever de la Commission, nous pourrions dire adieu aux politiques extérieures des États ! C'est un point essentiel, et nous aurons fait un grand pas si nous parvenons à mettre d'accord les Vint-sept sur la nomination des présidences, ainsi que sur les services extérieurs.
Sur la Russie, nous sommes favorables au renforcement des contacts avec la société civile et avec les institutions. Je rencontrerai pour la première fois M. Medvedev, dans quelques jours. On a reproché à M. Sarkozy d'avoir téléphoné à M. Poutine, mais tous les chefs d'État ont fait pareil : le seul tort du Président de la République serait d'avoir été plus rapide que les autres ! De mon côté, je n'ai pas téléphoné...
M. Jean-Louis Carrère. - C'est bien !
M. Bernard Kouchner, ministre. - Si le Président de la République avait téléphoné une heure plus tard, personne n'en aurait parlé...
La proposition sur la liberté de circulation et sur les visas est constructive, nous l'avons déjà faite à la Serbie et elle n'est pas pour rien dans la victoire électorale des démocrates, ce dont je suis très fier ! Nous avons voté pour l'indépendance du Kosovo, tout simplement parce que nous n'avions pas d'autre choix : nous n'allions pas reproduire la situation de Chypre, vingt-cinq ans plus tard, avec des troupes incapables de séparer les belligérants autrement qu'en restant au milieu, sans pouvoir rien faire ! Mais en votant pour l'indépendance, nous avons ouvert la porte de l'Europe aux Serbes, et je me félicite du résultat des dernières élections.
M. Jean-Louis Carrère. - Nous aussi !
M. Bernard Kouchner, ministre. - Les sociaux-démocrates ont très bien travaillé !
M. Boulaud sait que je connais très bien la Macédoine et il doit également savoir que tout membre de l'Union européenne est d'abord solidaire avec les autres membres de l'Union : la Grèce en est, alors que la Macédoine est candidate. J'espère que le problème se règlera dans les meilleurs délais et je serai au premier rang pour accueillir nos amis macédoniens dans l'Union ! Je ne suis pas responsable de différends qui remontent à Alexandre le Grand, chaque partie doit faire un effort et la France est amie avec chacune d'entre elles ! Mais l'une d'elle dispose d'un droit de veto, le problème prendra un peu de temps pour se régler, mais je crois qu'il se règlera.
M. Pozzo di Borgo nous demande d'éviter un conflit entre l'islam et l'Occident : bien sûr..., mais je ne souhaite pas l'échec de la conférence d'Annapolis ! Abou Ala - les Palestiniens qui viennent nous voir ne nous considèrent pas comme les valets des Américains ! - a suggéré que les discussions se prolongent au-delà de la fin d'année ; le terme leur a été donné par l'administration américaine qui recherche un succès diplomatique, car elle en manque ! Cependant, il restera encore aux Palestiniens à discuter entre eux, l'Autorité palestinienne avec Gaza, avec le Hezbollah : c'est dans leur intérêt comme, du reste, dans celui d'Israël.
Vous voulez une Europe plus forte, pour mieux répondre au défi de la mondialisation ; c'est effectivement la seule façon d'y faire face !
Sur l'Otan, enfin, il faut ramener les choses à leur juste mesure. Qui a voulu du rapprochement ? Le Président François Mitterrand, en envoyant nos avions en Bosnie, puis le Président Jacques Chirac, avec le commandement sud. Nous allons plus loin, pour cet avantage certain et direct, que nos officiers seront informés des plans stratégiques.
En Irak, nous ouvrons un consulat et nous voulons construire une chaîne de dispensaires avec les Irakiens eux-mêmes. Mais il faut compter avec la lutte entre Chiites et Sunnites, entre les forces du Gouvernement et l'armée du Mahdi.
Certes, il va y avoir des candidats du nord et du sud qui vont se présenter contre le président Karzaï et c'est bien normal. Il y a des personnes qui ne sont pas d'accord avec la politique actuellement menée dans ce pays : c'est ça, la démocratie ! Quant à nous, si nous ne sommes là que pour apporter nos forces militaires, je ne vois pas l'intérêt. Notre objectif est de changer la donne et, ensuite, ce sera aux Afghans de prendre le relais.
Merci, monsieur Gouteyron, pour votre réflexion sur l'influence. Nous verrons si nous pourrons améliorer la nôtre, mais cela dépendra des réformes que nous menons. En nous appuyant sur le Livre blanc, nous allons moderniser notre réseau. L'expérimentation menée à Berlin et au Sénégal est un beau succès.
Je remercie M. Jacques Blanc pour ses louanges. Comme on a plutôt tendance à me critiquer, j'y ai été très sensible (sourires) même si elles étaient excessives.
M. Jean-Louis Carrère. - C'est un provocateur ! (Sourires)
M. Paul Blanc. - Comme Georges Frêche !
M. Bernard Kouchner, ministre. - Monsieur Branger, je n'ai pas trop compris l'expression « activisme en politique extérieure ». Était-ce positif ou négatif ? Je n'ai jamais cru que tout dépendait de la volonté politique, mais je revendique cette forme de diplomatie en espérant qu'elle donnera de bons résultats. Et puis j'entends dire que tout va trop lentement, ou que l'on va trop vite ! Il faut savoir ce que l'on veut ! C'est pour cela que je suis favorable aux réformes.
On m'a dit que les moyens du ministère s'essoufflaient. C'est vrai, nous n'avons pour l'instant pas les moyens de notre politique extérieure. J'ai parfois besoin de quelques dizaines de milliers d'euros pour mieux faire sentir l'influence de la France, et je ne les trouve pas... C'est affligeant. Il faut que nos ambassadeurs aient les moyens d'agir !
Mme Paulette Brisepierre. - Tout à fait !
M. Bernard Kouchner, ministre. - Merci pour ce qui a été dit sur la formation de nos diplomates. J'en tiendrai compte.
Je suis entièrement d'accord avec la remarque qui a été faite sur l'accueil des étrangers à Roissy. Mais ne trouvez-vous pas que l'accueil des Français y est tout aussi scandaleux ? (Marques d'approbation sur divers bancs) Dans tous les aéroports du monde, et même dans les pays les plus pauvres, on y est mieux accueilli qu'à Roissy, surtout au petit matin... (Mêmes mouvements)
Concernant l'Afghanistan, nous ne menons pas une guerre contre les Afghans, mais avec eux, contre le terrorisme, contre l'islamisme extrême, contre les Talibans. Si cette politique n'est pas visible, il faudra la changer, et si elle n'est toujours pas comprise, il faudra s'en aller.
M. Jean-Louis Carrère. - Très bien !
M. Bernard Kouchner, ministre. - Mais rappelons-nous bien que nous ne faisons qu'appliquer les décisions du Conseil de Sécurité. En France, on a le sentiment qu'il s'agit d'une guerre américaine, mais si nous sommes là-bas, c'est du fait du Conseil de Sécurité. Cela n'a rien à voir avec l'Irak. Mais si nous ne réussissons pas, nous devrons en tirer les conséquences. Je vous invite tous à suivre la conférence de Paris.
La défense européenne est une priorité de notre présidence et je trouve qu'elle ne fonctionne pas si mal que cela. D'ailleurs, cela a frappé les esprits lorsque le président Bush a reconnu que l'Europe avait le droit d'avoir sa propre défense.
M. Jean-Louis Carrère. - Et l'Iran ?
M. Bernard Kouchner, ministre. - D'abord, nous en sommes à la troisième résolution assortie de sanctions. Dans les prochains jours, une lettre des six -Allemagne, Grande-Bretagne, France, Russie, Chine et États-Unis- sera adressée à Téhéran pour faire des propositions de dialogue extrêmement précises. La France estime que sanctions et dialogue doivent être étroitement liés. D'éminents émissaires d'Iran sont venus en France mais rien n'en a résulté. La seule chose qu'ils voulaient, c'était que nous nous rendions à Téhéran pour rencontrer le président Ahmadinejad, ce qui, vous en conviendrez, n'est pour l'instant pas très simple. Il y a dix jours, j'ai rencontré au Koweït d'autres émissaires qui ne m'ont rien dit d'autre. Ce n'est pas pour autant que nous allons cesser le dialogue. Il y a également une dizaine de jours, les six sont parvenus à une position commune, la Chine et la Russie ressentant comme nous une menace iranienne. Le texte que nous avons écrit à Téhéran est fort mais je ne puis vous en révéler la teneur avant que ses destinataires ne l'aient reçu ; il sera rendu public aussitôt après. Nous n'avons jamais réussi à faire comprendre aux Iraniens que nous n'étions pas opposés au fait qu'ils se dotent du nucléaire civil, mais qu'en revanche, nous sommes très inquiets sur le développement de leur nucléaire militaire. En tout cas, sur ce dernier, le Président de la République et le Premier ministre ont démontré leur volonté de dialogue.
M. Jacques Blanc. - Et la Turquie ?
M. Bernard Kouchner, ministre. - Je suis opposé à toute discrimination. Demain, nous devrons faire entrer dans l'Europe la Serbie et la Macédoine. Ensuite, nous devrons nous pencher sur la Turquie. Vous savez bien que sur ce dossier, je n'ai pas tout à fait la même approche que le Président de la République ; c'est même l'un de nos rares points de désaccord. Il faut examiner les chapitres les uns après les autres ; il en reste trente sur trente-cinq et il nous faudra encore une dizaine d'années. Nous entretenons avec ce pays des rapports fréquents et M. Jouyet y était encore la semaine dernière pour parler de l'Union de la Méditerranée. Je crois que l'atmosphère des discussions que nous avons pourrait encore s'améliorer.
Je vous remercie infiniment pour ce débat qui m'a beaucoup apporté. (Applaudissements à droite)
M. Robert del Picchia. - Et pour les cérémonies du 14 juillet ?
M. Bernard Kouchner, ministre. - Hélas, nous n'avons pas assez d'argent.
M. Robert del Picchia. - Quel dommage !
La séance est suspendue à 19 h 25.
présidence de M. Philippe Richert,vice-président
La séance reprend à 21 h 30.